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Cent mille dollars au soleil d’Henri Verneuil

Un film de mâles, un vrai film des années soixante, avec la femelle qui gagne à la fin. Il faut dire que le duo Belmondo/Ventura ne fait pas dans la dentelle. L’un est fin et gouailleur, l’autre épais et camionneur. Les dialogues d’Audiard font merveille avec Bernard Blier en comique de répétition. C’était bien-sûr au temps béni des colonies, un regard en arrière juste après l’indépendance de l’Algérie, et un hymne à la mécanique des camions Berliet franchisseurs des sables. Le monde a bien changé…

Mais le film demeure et se laisse regarder avec plaisir et non sans une certaine profondeur. Il montre le Maroc du début des années soixante avec ses hommes en burnous, ses ânes bâtés, ses femmes portant d’énormes charges, ses villages sans herbe au bord des routes, ses paysages désertiques vers Ouarzazate, et Marrakech dont la place Djema-el Fna est encombrée de voitures. Le film dénonce aussi les magouilles du trafic d’armes entre l’Afrique du nord et les néo dictateurs des l’Afrique noire ; l’exploitation du petit patron qui se la fait paternaliste avec ses employés ; l’esprit d’aventure des baroudeurs des routes ; leur esprit clanique entre hommes qui rejette à la fois les Arabes (bons comme domestiques) et les femmes (bonnes à baiser) ; les très jeunes filles esseulées dans le bled qui se font tous les mecs virils qui passent sans pour autant être pute (Gisèle). Revoir cette ambiance montre combien le siècle a changé et non, ce n’était pas « mieux avant ». Avant, c’était différent – et « normal » pour les gens qui y vivaient. Accepter la différence est le début de l’intelligence, le point zéro qui permet de mettre en débat et de réfléchir. Pas donné à tout le monde, si j’en juge par les réseaux zoziaux qui pépient à l’unisson sans jamais « penser ».

Hervé dit le Plouc (Lino Ventura) revient d’une course avec son Berliet ancien modèle qui a déjà 100 000 km et « tire à droite ». Il est émerveillé de voir au garage de Castagliano (Gert Fröbe) dit la Betterave – le patron qui fait du diabète – un Berliet nouveau modèle flambant neuf et tout chargé. Il en bave de le conduire. Mais que nenni ! La Betterave le confie à un nouveau venu, engagé la veille, un John Steiner au passé louche (Reginald Kernan) qui ne présente que des papiers manifestement faux. C’est que ladite Betterave a ses raisons. Le chargement est confidentiel, officiellement du ciment, mais…

Le soir, Steiner paye sa tournée, ce qui bourre tous les mâles et les empêche pour une fois d’aller aux putes. Il doit prendre la route à 6 h du matin. Et c’est ce que découvre de sa fenêtre donnant sur le hangar Castagliano : à 6 h pétante, le Berliet et sa semi-remorque qui roulent vers le sud. Sauf que… Steiner se pointe à 10 h : il a reçu un mot signé du patron selon quoi l’horaire a été changé. Fureur de la Betterave qui le licencie illico, ainsi que le graisseur Ali. Et il graisse la patte du Plouc (deux briques) pour que celui-ci aille à la poursuite du camion volé. Grand seigneur (hypocrite), il « ne veut surtout pas mêler la police à des affaires entre chauffeurs ». On règle les choses en famille, surtout lorsqu’elles sont louches.

Le Plouc reprend donc son Berliet Gazelle, modèle favori de la marque, chargé d’une cargaison de patates, pour se lancer à la poursuite du semi-remorque tout neuf TLM 10 M2 qui trace vite mais est plus lourd en montée. Il sait qui est le chauffeur du camion volé : son propre copain Rocco (Jean-Paul Belmondo), qui a griffonné hier soir au bar sur un papier le changement d’horaire qu’il a donné à Steiner comme venant du patron. Rocco qui a dû flairer la bonne affaire avec le chargement sans savoir de quoi il retourne.

Le Plouc part avec son graisseur mais rencontre à l’orée de la ville Steiner, renvoyé, qui aimerait bien avoir le fin mot de l’histoire. Il éjecte le graisseur et prend la place de chauffeur alternatif, ce qui permettra au Berliet de rattraper le temps perdu en se relayant jour et nuit. Ce que Rocco omet de faire et qui le perdra. Il a en effet pris en stop à la porte de la ville arabe une fille, Pepa (Andréa Parisy), assez bien roulée pour lui avoir tapé dans l’œil, et qui lui a proposé l’affaire. Ils doivent conduire le camion dans une ville du sud marocain, aux confins des frontières, afin de se faire payer 100 000 $ (une très grosse somme en 1964).

Dès lors la poursuite commence, un western des sables avec les Berliet en fringuantes cavales et les camionneurs en cow-boys modernes. Tout est bon pour ruser : faire courir la rumeur que c’est le Plouc qui est recherché par la police et qu’il a viré pédé, se cacher à l’abri d’une palmeraie pour dormir un peu, prendre une piste alternative, semer des obstacles sur la route, s’arrêter en plein virage pour que le suiveur vienne se défoncer sur votre arrière, effectuer un hold-up sur le Berliet survivant, une marche dans le désert pour joindre la ville la plus proche. Et Mitch-Mitch (Bernard Blier) en camionneur copain, moqueur jovial, qui suit dans son camion citerne – évidemment Berliet mais TBO 15 – qui délivre plusieurs fois le Plouc et Steiner d’un mauvais pas (ensablement, avant défoncé, camion volé…).

Hervé le Plouc s’aperçoit vite que Steiner est un piètre chauffeur et la scène avec le policier qui les contrôle dans la république voisine où ils passent pour gagner 120 km lui met la puce à l’oreille. John Steiner serait le Peter Froch mercenaire chargé de la sécurité de la république, renversée il y a quelques années avec son aide par un quarteron de généraux, ce qui a occasionné des troubles anti-étrangers et a coûté son entreprise de transport au Plouc. « Eh ben les connards du bled avaient pas lambiné non plus. Ils avaient eu le temps de jouer à la révolution, changer leur dictateur de droite contre un dictateur de gauche, le ministre des affaires étrangères et le chef de la police empalés… » Évidemment, dans le film tous les noms des pays ont été changés pour ne pas déplaire aux nouveaux dirigeants (dictateurs) de l’après-colonisation.

Steiner, blessé à la jambe par une balle de Rocco, se traîne derrière le Plouc dans la marche vers la ville via le désert. Celui-ci le fait avouer et le laisse en plan, mais avec de l’eau, le jugeant minable et désormais décati. Dans le café où il prend un verre de lait, Steiner entend qu’une révolte a lieu plus au sud et décide de s’y rendre pour reprendre du service. Le Plouc entend Rocco, toujours grande gueule, flirter avec des putes du bordel institutionnel qu’il vient fréquenter et le convie à régler leur différend dehors, dans la cour grillée de soleil où fleurit une fontaine. Grosse bagarre, virilité des coups, chemises ouvertes. Tout se termine dans le grand bain par un grand fou-rire. C’est que… le Berliet s’est envolé avec sa cargaison. La Pepa, qui sait conduire, l’a subtilisé tandis qu’elle envoyait Rocco chez le mystérieux commanditaire – qui n’est pas venu. Il ne reste du camion que la carte grise, que Rocco consent à déchirer pour faire part à deux.

Drôle, aventureux, décalé colonial, un grand film qui se regarde avec plaisir aujourd’hui. Idéologues woke et bornés s’abstenir.

DVD Cent mille dollars au soleil, Henri Verneuil, 1964, avec Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Reginald Kernan, Bernard Blier, Andréa Parisy, Gaumont 2012, 1h59, €17.00 blu-ray €15.00

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Le Président d’Henri Verneuil

Tourné d’après le roman de Georges Simenon écrit en 1957, un brin arrangé, ce film tombe en porte-à-faux. Il raconte la politique politicienne de la IVe République, ses combinaisons de couloir, son affairisme, le je-m’en-foutisme général pour l’intérêt général qu’un général, justement, va balayer d’un revers de képi en 1958. Des pratiques « parlementaires » qui sont un nœud d’égoïsmes, dont le parti écologiste français donne d’ailleurs de nos jours la meilleure illustration. Ce ne sont que postures, répliques de théâtre moralisateur, egos surdimensionnés, n’oubliant surtout jamais leurs petits intérêts particuliers.

Sorti en 1961, après trois ans de Ve République, on ne sait pas qui ce film veut convaincre. Malgré ses défauts, l’option présidentialiste de la Ve réduit l’instabilité et les appétits narcissiques des « élus » – qui le sont souvent bien plus par vanité que par souci de servir la nation. Le président (Jean Gabin) cite cette réponse faite par Georges Clémenceau à son petit-fils à propos des politiciens intègres : « Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre ». Le recours à l’autorité d’un seul permet de mettre au pas ces ambitions trop personnelles. Sous la IVe, le « président » n’est que le premier du Conseil des ministres, autrement dit un Premier ministre. Le président de la République est au-dessus de lui même s’il est réduit à inaugurer les chrysanthèmes, selon la formule consacrée.

Émile Beaufort, ancien président du Conseil, dicte ses mémoires à 73 ans, la vieillesse venue (on vieillissait tôt à cette époque, après avoir subi la guerre de 14). Un brin De Gaulle dans son attitude et ses aphorismes bien balancés, il se remémore ses années de pouvoir et les avanies qu’il a dû subir pour défendre l’intérêt de la France contre les requins de la finance et de l’industrie comme du pétrole, tous inféodés au grand large de qui vous savez. Et notamment comment la France a perdu d’un coup de spéculation 3 milliards…

A cette époque de frontières fermées et de règles douanières, le petit monde de l’industrie et de l’agriculture vivait de ses rentes de monopole en clientèle protégée et n’innovait surtout pas. La perte de compétitivité inévitable avec les ans obligeait à des dévaluations régulières du franc afin d’ajuster les prix de ce qu’on exportait avec les prix mondiaux. Cela afin d’éviter le chômage, donc les grèves, donc l’agitation parlementaire et le renversement tout aussi régulier des gouvernements – où les mêmes revenaient sous d’autres fonctions ministérielles. C’est donc à une dévaluation massive du franc que se résous Beaufort, quinze ans auparavant ; il évoque 33 %, il transige à 22 %. Pour éviter les fuites et la spéculation, il s’en entretient comme il se doit – mais dans sa loge de théâtre – avec son ministre des Finances (Henri Crémieux) et avec le gouverneur de la Banque de France (Louis Seigner). Au lieu de procéder dès le lendemain, il attend le lundi suivant. La spéculation commence en Suisse, à Zurich, les ordres passés par une seule banque.

C’est curieusement celle de la famille de l’épouse de son plus proche collaborateur, le jeune et ambitieux chef de cabinet Philippe Chalamont (Bernard Blier), 38 ans (avec encore des cheveux). Ce dernier, convoqué, jure qu’il n’en a parlé à personne – sauf à sa femme. Fatale erreur ! Celle-ci s’est empressée de le répéter à sa famille , qui a spéculé grassement et sans vergogne. Outré, le président fait écrire à Chalamont une lettre où il avoue son erreur ; il la conservera pour en user quand il lui conviendra. Ce procédé était dit-on, celui du président de Gaulle envers ses Premiers ministres, une lettre de démission non datée servait à contrer le Parlement s’il avait soutenu le Premier ministre en cas de désaccord.

Beaufort empêche Chalamont de de venir président du Conseil durant quinze ans. Mais de crise en crise, les gouvernements ne parviennent plus à se former, l’option radicale de chacun, toujours monté sur ses ergots comme au spectacle et déclamant leur intransigeance à la Victor Hugo, empêche tout compromis raisonnable. Gouverner se réduit au plus petit commun dénominateur des médiocrités et des ambitions personnelles, qui ne changent rien au système ni aux intérêts acquis des Deux cents familles de la haute banque et de la grosse industrie qui siègent à l’Assemblée. Lorsque Chalamont, qui sait nager en Jadot et parler en Mélenchon, est pressenti par le président de la République pour former un nouveau gouvernement, il sait que le vieux Beaufort peut ressortir cette fameuse lettre d’aveu et faire un scandale monstre. Aussi va-t-il le voir le soir, incognito, à la veille de donner sa réponse.

Beaufort le reçoit devant sa cheminée et le sonde. Chalamont, toujours retors croit le flatter en reprenant à son programme le projet d’union douanière européenne porté quinze ans auparavant par Beaufort, à laquelle il s’était opposé pour conserver les intérêts des industriels, mais à laquelle il s’est rallié pour préserver les mêmes intérêts des mêmes industriels qui, cette fois, ont changés. Quand on appartient au parti centriste, l’absence complète d’idéologie permet toutes les hypocrisies et toutes les combinaisons avec les autres. Beaufort, en politicien à l’ancienne, mélange de Clémenceau et d’Aristide Briand avec un zeste de De Gaulle, est écœuré de ce serpent qui sait si bien se faire caméléon, affiché de gauche mais faisant une politique de droite. Il l’enjoint de renoncer à se présenter à la présidence du Conseil. Mais, comme il sait que les vrais hommes savent forcer le destin, il brûle la lettre d’aveu. Il ne s’en servira jamais, seulement comme une conscience suspendue au-dessus de la tête de Chalamont. Si celui-ci avait passé outre et franchi le Rubicon, comme le fit De Gaulle en 1940 (et le personnage de Simenon), il serait devenu président et nul n’aurait jamais entendu parler de sa trahison – pas même peut-être dans les Mémoires que Beaufort entreprend de dicter à Mademoiselle Milleran (Renée Faure) avec deux L et pas deux T comme un certain politicien de la IVe trop connu.

Le style « patriarche » du président correspondait à la fois à l’époque (avant mai 68), au désir d’ordre de,la société (après le putsch militaire d’Alger et la chienlit de la IVe République incapable de gouverner), et à la personnalité tant de l’acteur Jean Gabin (né en 1904 comme son personnage) que du dialoguiste Michel Audiard, célèbre par ses aphorisme bien assénés. Aujourd’hui, c’est un morceau de choix, une nostalgie pour les adeptes du « c’était mieux avant » (qui montre combien ça ne l’était pas) et un exemple pour les présidents d’aujourd’hui face aux politiciens portés à la chikaya et aux égoïsmes bien trempés de bonne conscience.

DVD Le Président, Henri Verneuil, 1961, avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure, Alfred Adam, Louis Seigner, Gaumont 2020, 1h43, €12,77 Blu-ray €15,99

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Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola

Durant la guerre, trois jeunes partisans italiens sympathisent. La victoire venue, chacun part vers son destin. Gianni (Vittorio Gassman), sur recommandation et après son doctorat en droit, devient avocat à Rome. Antonio (Nino Manfredi) était et reste brancardier dans la capitale. Nicola (Stefano Satta Flores), prof de latin en province, est viré pour subversion communiste avant d’être rattrapé lorsqu’il devient célèbre dans un jeu télévisé où son érudition ciné passionne les foules.

Mais chacun passe de l’idéalisme du maquis, renverser le vieux monde fasciste et conservateur, au réalisme de l’existence qui ne se change pas par décret. Gianni se trouve obligé de défendre le pourri Romolo Catenacci (Aldo Fabrizi), gros porc enrichi dans les profits de guerre et qui se paye sur la bête des crédits municipaux pour construire des HLM ; il épouse même sa fille, la godiche Elide (Giovanna Ralli), qu’il tente de redresser des dents à la tête en lui faisant porter un appareil et lire des livres. Il devient donc riche – mais seul, la maladie de la fortune. Nicola vomit le système mais y participe par la télé, échouant cependant à la dernière épreuve du quitte ou double ; il n’obtient qu’une Fiat 500 comme prix de consolation au lieu du million six de lires. Sa femme l’a quitté avec leur môme pour retourner chez ses parents car son mari est incapable de composer pour faire vivre sa propre famille. Nicola terminera comme obscur critique de cinéma dans divers magazines. Seul Antonio reste tel qu’en lui-même, seulement brancardier mais empathique et généreux, bien que coléreux.

« Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés ! » C’était d’actualité à la sortie du film en 1974, après le séisme de mai 68. La jeunesse passe, avec son irresponsabilité et son monde en noir et blanc, méchants d’un côté et bons tous de l’autre. Il faut s’adapter à ce qu’on ne peut changer, composer avec les gens qui ne sont jamais tout noir ou tout blanc, naviguer sur la mer de l’existence, calme ou démontée. Ce n’est ni avec des principes rigides, ni avec de bons sentiments, que l’on y parvient.

Antonio rencontre Luciana (Stefania Sandrelli) à l’hôpital ; actrice dans la dèche, elle est tombée d’inanition dans la rue. Ils sympathisent. Toujours extraverti, Antonio lui présente son ami Gianni et le vante tellement qu’elle en tombe amoureuse. Lorsque le couple le lui apprennent, Antonio a une faiblesse, puis surréagit ; sa violence rompt l’amitié, contrecoup de l’amour qui l’a brisée. Mais Gianni est ambitieux et succombe aux charmes (financiers) de la fille de son gros (énorme) client Romolo Catenacci ; il épouse Elide et lui fait deux gosses, un garçon et une fille, qu’il voit peu et qui lui deviennent à peu près indifférents. Il est surchargé de travail car les « affaires » du beau-père et de son idiot congénital de fils l’obligent à des acrobaties juridiques. La rupture avec Luciana est violente et elle tente de se suicider ; Antonio l’alerte ainsi que Nicola, monté à Rome après avoir été viré de son lycée de province, mais Gianni ne viendra pas. Il choisit l’ambition plutôt que l’amour et délaisse l’amitié. Nicola raccompagne Luciana, qui ne sait où aller ; il l’invite dans son grenier pas cher où il compose ses critiques de films en vivotant. Il en tombe amoureux à son tour.

Luciana est celle qui révèle à chacun son être même : l’ambition pour Gianni, le militantisme borné de l’érudit intello Nicola qui se croit l’avant-garde des prolos amener à changer le monde (thème léniniste fort à la mode dans les années 70), la simple générosité d’Antonio. C’est lui qu’elle va épouser, déjà mère d’un petit garçon eu avec on ne sait qui (Gianni ?) ; il lui fera une petite fille. C’est lui aussi qui va imposer son action militante directe, simple elle aussi, en faisant occuper une école où il n’y a que deux cents places pour plus de cinq cents demandes. Les parents qui campent devant toute la nuit vont s’imposer sur le terrain pour se faire entendre et dénoncer le scandale entre principe d’une école obligatoire et ouverte à tous et indigence des crédits et des réalisations. Gianni, retrouvé par hasard dans la ville sur un parking par Antonio qui le croit gardien, va s’éclipser ; cela lui est indifférent, il a d’autres chats à fouetter. Mais c’est en perdant son permis de conduire que les autres vont découvrir son adresse, et qu’il ne leur a pas dit sa richesse acquise. Il en a honte face à eux ; il a choisi une autre voie que la leur.

Malgré sa longueur, le film est traversé de nostalgie et d’humour. Nostalgie que cet hommage (appuyé) aux monuments du cinéma que sont Le Cuirassé Potemkine, que Nicola cherche à reproduire sur les escaliers de la place d’Espagne devant une Luciana peu convaincue ; Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, qui mourra moins de deux semaines après la fin du tournage de Scola et à qui le film est dédié ; Ou encore Partie de campagne de Jean Renoir, La dolce vita de Fellini où Antonio retrouve Luciana en figurante, L’Année dernière à Marienbad et L’Éclipse d’Antonioni. Les monstres du cinéma Federico Fellini, Marcello Mastroianni, Vittorio De Sica, Mike Bongiorno, apparaissent comme acteurs sur le tournage. Ettore Scola a choisi le noir et blanc pour le passé et la couleur pour le présent, ce qui contraste pour l’œil la vision qu’il offre de la jeunesse intransigeante et de la maturité chatoyante.

Quant à l’humour, il apparaît en contrepoint du dramatique, comme pour dire que la vie est mêlée de joie et de douleur et qu’il faut faire avec. La famille de gros qui bâfre du cochon rôti tombé du ciel par une grue de chantier est un grand moment, le bis repetita du beau-père obèse et asthmatique, livré par grue chez lui également, tout comme la noria des véhicules qui quittent la grande villa de Gianni après une discussion cruciale, sa femme en Alfa Roméo, lui en Jaguar, son fils en moto, sa fille en mobylette, les beaux-parents Catenacci en vieille limousine noire, les domestiques en Fiat 500 ou Mini : tous sont seuls et nul ne fait plus famille, pourris de fric et d’égoïsme.

Ce film est un bon moment de retour sur soi si l’on a déjà vécu, et de réflexion utile (si c’est aujourd’hui possible) quand on se lance seulement dans l’existence. L’idéal n’est pas la réalité, la pensée théorique pas le vécu réel, le couple pas une copulation d’égoïsmes, la richesse pas un bonheur. L’amour passe, mais pas l’amitié – sauf si l’on se referme sur soi, solitaire, hors de la vie.

César du Meilleur Film Étranger 1977

DVD Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati), Ettore Scola, 1974, avec Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Stefano Satta Flores, Giovanna Ralli, StudioCanal 2007, 2h04, €7.00

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Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant

Erich Segal écrivait à 40 ans, à la fin des années 70 où n’existaient pas encore les séries télé, des bluettes familiales qui en disent long sur son pays, les États-Unis, et son époque, pré-Reagan. Love Story est la plus célèbre, issue du cinéma et publiée en roman. Aujourd’hui, on ne lit plus chez les Yankees, on regarce la télé. Segal est décédé à 72 ans en 2010, d’une crise du coeur.

Bob, un brillant professeur en statistiques du MIT à Boston est marié à Sheila, une brillante jeune femme éditrice à la Harvard University Press ; ils ont deux filles, Jessica en préadolescence déjà rebelle à 12 ans (classique) et Paula, 9 ans, qui adore sa famille et son père. Un couple idéal, égalitaire, où chacun travaille, et qui s’entend bien depuis vingt ans qu’ils sont mariés. Ce serait évidemment trop beau si cela durait – et ne ferait pas un roman pour Soccer Moms.

Survient donc « la catastrophe » sous les traits d’un garçon français de 10 ans, Jean-Claude, dont Bob apprend par téléphone qu’il est le père ! Il avait en effet « fauté », une seule nuit après s’être fait tabasser par les flics en 68 et dîné arrosé, avec une jeune doctoresse de Montpellier qui habitait Sète. Elle ne voulait que le plaisir, surtout pas le mariage, mais peut-être un enfant avec qui lui plairait ; lui était déjà marié, sa femme enceinte de Paula, il était venu à un colloque où il devait faire une présentation. Tout l’écart entre les nouvelles mœurs induites par mai 68 en France et la rigidité moralisatrice des Yankees restés puritains malgré le mouvement hippie.

Mais la doctoresse est morte, accident de voiture, et le petit garçon issu de leur union se retrouve orphelin et sans famille. Bob ignorait l’enfant, sa mère ne le lui avait pas dit. Lorsque l’ancien maire de Sète l’appelle aux États-Unis, il tombe des nues. C’est tout l’équilibre de son couple qui vacille.

« Le couple » est en effet un idéal yankee, voulu par Dieu et gravé dans la Bible, même si la croyance n’est pas le fort de Bob ni de Sheila. Celle-ci, en épouse « trahie », est très en colère et déteste d’emblée l’enfant qui n’est pas d’elle, surtout « un fils » – que chaque père est censé désirer plus que tout. Nous sommes dans les clichés, les pires, véhiculés à l’envie par le soft power hollywoodien. Le petit garçon est innocent ; son père biologique ignorait jusqu’à son existence. Pourquoi l’épouse fait-elle tout un foin à ce sujet ? Au point de désirer rompre leur famille jusqu’ici unie, dans une radicalité suicidaire. Elle est même tentée par un universitaire qui écrit dans sa maison d’édition et qu’elle aide à corriger les livres pour une réédition actualisée. Elle connaît donc le coup d’un soir, passade du désir sans lendemain pour la relation durable.

Mais c’est que « la vérité » et « le mensonge », la « fidélité éternelle » et « le mariage jusqu’au bout » sont des mythes yankees très vivaces, comme en témoignent encore ces cadenas stupides accrochés au-dessus de la Seine et dont on jette la clé à l’eau pour symboliser le lien éternel… qui ne durera que six mois ou six ans. La vérité fait mal parce qu’elle brise l’illusion. Au point de la dénier pour garder en soi le rêve. C’est ainsi que Sheila n’accepte que du bout des lèvres que Jean-Claude vienne passer son deuil « pour un mois seulement » aux États-Unis ; et que Bob la dénie aussi en n’avouant pas à Jean-Claude qu’il est son père.

Évidemment, le « secret » fait long feu. Bob ne résiste pas à la « libération » d’en parler à son meilleur ami, lequel s’empresse de le balancer à sa femme pour se faire mousser, ce que le fils de 13 ans Davey entend en écoutant aux portes, et s’empresse de raconter à Jessica pour se faire mousser… Ce qui met les filles en rage et leur mère en ébullition, Bob en porte-à-faux. Jean-Claude, à peine arrivé, doit partir, il n’a « pas sa place » dans le couple uni, sa vérité est niée au profit de l’illusion idéaliste.

Il y aura bien-sûr rebondissement, sinon nous ne serions pas en bluette familiale. Jean-Claude à 9 ans mettra en échec Davey, le Tarzan (dixit son père) de 13 ans au foot, habitué depuis l’enfance à taper le ballon dans le sud de la France ; les filles s’attacheront à lui, surtout Paula parce qu’il est de son âge ; Sheila mettra de l’eau dans son vin et considérera qu’il « est mignon » et qu’on ne peut l’abandonner comme un chiot au bord de la route. Jean-Claude apprend qui est son père, l’admire et n’ose l’aimer ; il sent bien qu’il est un intrus dans cette famille et dans ce pays. Après une péritonite grave, il se remet en famille, mais décide de ne pas rester. Pour être fidèle à sa mère qui voulait lui voir intégrer la pension des Roches à la rentrée prochaine. Pour bien marquer qu’il ne demande rien à ce père qui ne le connaît pas, ni à cette famille xénophobe qui l’a d’emblée rejeté. Il a révélé la famille à elle-même et chacun à soi – et ce n’est pas ni très joli, ni vraiment chrétien, mais tellement américain…

Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant (Man, Woman and Child), 1980, J’ai lu 1982, 221 pages, €

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Bellissima de Lucino Visconti

Après-guerre, après fascisme, l’Italie se reconstruit. Les pauvres rêvent, les Romains d’autant plus que Rome est la capitale du pays et le phare du monde chrétien. Mais la nouvelle religion s’appelle cinéma. Il est la modernité, le monde en noir et blanc, les héros de pellicule. L’infirmière Maddalena Cecconi (Anna Magnani) s’échine à piquer les diabétiques et autres malades obèses de la ville pour gagner de l’argent. Elle a péniblement économisé sur son livret d’épargne, tandis que son mari rêve de faire construire sa maison à lui. En attendant, ils habitent un immeuble à bas loyers, empli de matrones grosses comme des baleines et criaillant comme une horde de pies. La Cecconi n’est pas la moindre à couper la parole et à imposer sa plantureuse façon.

Mais elle veut s’en sortir et rêve que sa fille unique de 7 ans, Maria (Tina Apicella) ne soit pas comme elle obligée de trimer pour le ménage et d’être battue par son mari irascible. Cinecittà, dans Rome, demande des figurantes de son âge. Comme plusieurs centaines d’autres mamas, elle se précipite pour proposer sa fille. Elle commence par la perdre dans le dédale, la gamine se moquant de faire du cinéma ; elle est trop petite pour affabuler. Lorsqu’elle la retrouve, elle est abordée par un fringuant jeune homme, Annovazzi, qui fait partie de l’équipe du réalisateur (Walter Chiari). C’est là sa chance, elle n’est plus anonyme mais « connaît quelqu’un ». Tout se passe au piston en Italie.

Sauf que le cinéma est un miroir aux alouettes. N’entre pas qui veut, il faut être élu, comme pour la Terre promise. La fillette doit prendre des leçons de diction car elle articule mal et zozote ; prendre des leçons de danse et de maintien car elle ne sait pas se tenir et une scène du film sera dansée ; changer sa coiffure, les nattes popu n’entrant pas dans le scénario ; se vêtir en petit rat d’opéra et non plus en robe d’été ; faire faire des photos par un professionnel pour le dossier. Il faut tout cela avant même de tourner le bout d’essai, à condition d’y être admise.

Le jeune homme donne le marché : elle sera pistonnée pour le bout d’essai si elle couche ou si elle paye « pour les frais ». La Cecconi donne 50 000 lires, laborieusement accumulées sur son livret, l’équivalent des charges que le couple doit payer prochainement. Elle se fait entuber, même si ce n’est pas au sens physique, car l’argent va direct dans la poche du jeune – qui achète avec une Lambretta, un scooter d’occasion. Son piston n’est que fumée, même si le bout d’essai est tourné. Déjà la scène avec le coiffeur « indispensable » tourne à la farce, le merlan déléguant un sous-fifre pour couper les pointes de la petite et faire un rinçage, lequel sous-fifre délègue à un gamin apprenti le soin de le faire – ce qui aboutit à couper les nattes et à la coiffer en garçon ! Pendant ce temps, Annovazzi entraîne la mère au parc pour la draguer.

Il n’y réussira pas, la Cecconi ayant la tête sur les épaules et les pieds sur terre. Elle rêve d’élever socialement sa fille, mais pas au prix de son honneur. Le bout d’essai tourné, la monteuse indiquée par le jeune homme (qui dit tout cru sa désillusion du cinéma), la parlote affective pour voir le bout de film, font que la mère est derrière le projecteur lorsque les essais sont présentés à l’équipe de réalisation. Maria paraît toute petite face aux autres, plus godiche avec sa frange ; elle ne parvient même pas à souffler les bougies qu’elle doit, ni à réciter son poème pourtant appris par cœur. Elle pleure, comme un bébé. L’aréopage masculin s’esclaffe, sans pitié pour la faiblesse enfantine et femelle.

Cette fois la mère s’insurge. C’en est assez de se moquer du monde ! Son honneur de femme est en jeu, tout comme celui de sa fillette, qui n’est pour rien dans les simagrées qu’on lui demande. Elle déboule dans la salle et dit son fait au célèbre réalisateur Alessandro Blasetti (joué par lui-même) et à ses sbires avant d’être expulsée. Mais le producteur se demande si tous ces essais pour trouver la candidate idéale n’est pas une perte d’argent ; il pense se retirer. Le réalisateur demande alors à revoir les bouts d’essai et… c’est finalement Maria qui est choisie ! Elle est touchante et sincère, pas une chienne de cirque comme beaucoup d’autres. Annovazzi, qui vient d’être viré pour avoir proposé une candidate aussi ridicule, est rappelé. On lui demande de foncer au domicile des Cecconi – sur sa Lambretta – et de faire signer le contrat.

La mère et la fille sont rentrées à pied, Maria s’est endormie, ne comprenant rien à tout ce qu’on lui demande. C’est vrai qu’elle est godiche au fond, l’innocente, le spectateur s’en rend compte ; son père tonitruant et sa mère qui parle tout le temps et s’agite occupent toute la place. Elle n’existe pas par elle-même, seulement comme objet social dans sa famille. Le mari Spartaco (Gastone Renzelli) attend dans la cuisine avec le contrat et les délégués du réalisateur. Arrive enfin Maddalena, portant Maria dans ses bras comme une Vierge de piéta. C’est 250 000 lires tout de suite, puis 250 000 la semaine prochaine, en tout 2 millions si elle signe. Maria fera son cinéma. Toute la bande de grosses mamas de l’immeuble attend le verdict, alléchée et caquetant comme un chœur antique.

Mais la Ceccaldi, qui en a rêvé, a trimé pour cela, s’est fait escroquer et moquer, se rebelle. C’est NON ! Pas de contrat, pas de cinéma, pas de starlette dressée selon les normes. Le couple a fait Maria pour qu’elle soit bien en famille. Ne pétons pas plus haut que notre cul s’il faut faire semblant d’être une autre. Le monde artificiel du cinéma est trop éloigné humainement du monde réaliste des grands ensembles populaires. L’unité de la famille prime sur le succès individualiste, les valeurs traditionnelles sur les paillettes éphémères. Cinecittà met des illusions dans la tête des mères et des filles, faisant croire que l’on peut arriver sans prostituer son corps, ses habitudes, son image. Il n’en est rien : en ces années cinquante, le cinéma reste un monde d’hommes qui réalisent, régi par des financiers qui produisent ; les femmes n’en sont que les ustensiles pour susciter le désir. Autour de lui gravite une industrie parasite de rabatteurs, dialoguistes, monteurs, coiffeurs, modistes, photographes, donneuses de cours d’art dramatique ou de maintien. Les actrices sont prises parce qu’elles conviennent à un moment, comme le révèle la monteuse, puis jetées sans pitié une fois usagées – après avoir laissé son travail, son fiancé, sa famille.

Visconti en fait un mélodrame comique plutôt qu’une tragédie, avec happy end. Mais aussi un révélateur social qui n’a pas fini d’agir, la télé-réalité et les concours de starlettes continuant d’empoisonner les esprits par le rêve d’obtenir son quart d’heure de célébrité.

DVD Bellissima, Lucino Visconti, 1951, avec Avec Anna Magnani, Walter Chiari, Tina Apicella, Alessandro Blasetti, Films sans frontières 2011, 1h50, €15.00

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Les Monstres de Dino Risi

Une série de sketches sur les malversations, les escroqueries, les malveillances des hommes. En tout 19 qui font dans la caricature, non sans humour noir. Le cynisme en noir et blanc se porte bien.

Le père dit à son gamin de frapper le premier plutôt que de défendre ou de se laisser faire ; de ne croire personne ; de profiter de toutes les occasions pour resquiller, arnaquer, voler. Ainsi mange-t-il cinq gâteaux à la pâtisserie et n’en déclare que deux ; ou se fait passer pour un invalide de guerre amputé d’une main et boiteux, pour ne pas faire la queue comme tout le monde. Le fils tuera son père lorsqu’il sera adulte.

Un pauvre de famille nombreuse se lamente de ne pouvoir faire soigner son enfant, payer le docteur, les médicaments ; puis il file à mobylette non pas pour trouver du travail mais pour… assister à un match de foot. Deux orphelins mendient à la sortie d’une église, le plus jeune, un adolescent, joue de la guitare et chante. Il est aveugle. Un médecin spécialiste passe et propose de le soigner gratuitement. Mais le filon est trop juteux et l’aîné s‘empresse de filer avec son aveugle pour garder sa poule aux œufs d’or. Tant pis pour le gamin.

Un président de chambre au Parlement vit à Rome dans un monastère lorsqu’il doit siéger. Loin de sa femme et de ses chiards, il se fait servir par de jeunes moines aux petits soins, soigneusement dressés. Un collègue vient l’enjoindre de faire cesser une enquête d’un fonctionnaire intègre qui a constaté une survalorisation des terrains vendus à l’État pour construire des HLM. Il élude. Lorsque son secrétaire le prévient qu’un général veut le voir sur le même sujet, il le reçoit dans son bureau mais se fait aussitôt appeler pour affaire urgente ; d’obligations en obligations, il sera absent toute la journée et lorsqu’il reviendra tard le soir, le général est encore là. Mais il est trop tard pour invalider le contrat. Pas trop tard au contraire pour que le vieux militaire ait un malaise et parte à l’hôpital. Le parlementaire ne voulait pas prendre partie ; sa vertu n’était que des mots, laisser faire sa règle. Tant pis pour les hommes. Il met le vieux à la retraite d’office.

Même chose pour ce couple de spectateurs, l’homme et la femme, qui regardent un film sur la guerre au cinéma. Lorsque des nazis abattent froidement des civils italiens, dont un enfant qui pleure, l’homme se penche vers son épouse pour lui dire : «  tu vois ce petit mur surmonté de tuiles, ce serait bien pour notre maison, tu ne trouves pas ? » L’indifférence à ce qui n’est pas soi, l’oubli, le monde qui commence ici et maintenant.

Tout fier de s’être enfin payé sa Fiat 500 neuve, un père de famille téléphone à sa femme qu’ils l’attendent avec les enfants pour voir la merveille. Il mettra bien une heure. C’est qu’entre temps, il va parader sur les boulevards avec une jeune pute à ses côtés, qu’il paye cher juste pour la frime. Un autre, marié, rompt avec sa maîtresse, une jeune femme amoureuse de lui qui ne réclame rien. Il se fait victime, dit que c’est pour elle, que lui souffre, avec des trémolos dans la voix. Reparti, il arrive dans un appartement où l’attend une compagne. Mais elle n’est pas sa femme, à qui il téléphone qu’il a dû rester tard au bureau ; il s’agit d’une autre maîtresse…

Égoïste, menteur, queutard, vaniteux : tel est le mâle italien des années 60 vu par Dino Risi. Une vision juste qui ne va pas sans ironie. Tel cet homme qui se fait maquiller, coiffer, manucurer avec soin – alors qu’il va lire à la télé un texte de saint François, le pauvre d’Assise, empli de vanité mais avec des fleurs dans la voix. Tels aussi ces deux plagistes caressant la même jeune femme entre eux sur le sable. Elle se lève, va se baigner, les mains des hommes couchés poursuivent leurs caressent – puis se rejoignent. Au fond, ce n’est pas la femme qui leur importe, mais leur désir. Dans « l’opium du peuple », qui concerne la télé, une jeune femme invite ses amants chez elle pour baiser, alors que son mari est présent. Mais il est tellement absorbé par le programme télé qu’il ne voit rien, n’entend rien, drogué par l’écran, entièrement plongé dans le virtuel. Le jeune amant peut aller derrière lui pieds nus et torse nu chercher un whisky – avec glaçons qui tintent – sans que le mari ne tressaille. Tout au plus dit-il « chut ! » lorsqu’un glaçon tombe à terre. Le désir encore, que cherche à susciter « la muse », une grand snob des lettres qui assure un prix à son poulain, qu’elle voudrait bien baiser mais qui s’avère pédé, un écrivaillon qui écrit comme il cause avec force fautes de grammaire et d’orthographe (pourtant l’italien est simple à écrire !). Au fond, le désir est partout, ni homme ni femme n’en ont le monopole.

Mais le désir de gagner de l’argent est plus fort chez les hommes. Un quadrille en grosse Chrysler noire enlève une petite vieille qui sort de l’église : ils ont besoin d’une vieille pour la jeter dans la piscine pour une scène du film qu’ils tournent ; la petite vieille devra refaire le plan plusieurs fois. Un soldat vient à Rome pour enterrer sa sœur, assassinée. Il a découvert son journal, où elle notait tous ses rendez-vous et « des numéros de téléphone » : 35 000, 25 000… Il se présente dans un grand journal pour dire sa découverte et qu’ils en fassent ce qu’il faut… mais pas sans contrepartie en lires. Sa sœur, il s’en fout, elle était pute et il ne s’en aperçoit pas, elle est morte ; son journal vaut de l’or, il le veut. Désir égoïste encore pour cet ancien boxeur de revenir sur la scène, via un ancien collègue champion qui se la coule douce désormais dans une guinguette de plage avec sa femme. Il l’incite à remonter sur le ring pour un tournoi afin de remporter un gros lot. S’il ne ne couche pas à la première reprise, il permettra à son ami de gagner de l’argent. Le vieux sera tout bonnement démoli par un jeune teigneux et terminera en chaise roulante, mais l’argent est gagné.

Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi se déchaînent, jouant tous les rôles, parfois même féminins. Un égoïsme féroce qui explique combien le vote citoyen mobilise peu en Italie aujourd’hui. Individualisme d’abord, la débrouille, la resquille. Car l’homme qui veut témoigner qu’il a bien vu l’accusé dans un train se voit démonter par l’avocat : il énumère tous ses petits arrangements avec la coiffeuse, la différence de prix entre la classe de première et celle de seconde, et ainsi de suite. Le témoin, citoyen modèle, en est presque accusé de mentir à sa femme, à son employeur, de voler. Quant au père qui initiait son fils à truander, il se lamentait sur les parlementaires véreux et corrompus… Chaque pays a les dirigeants qu’il mérite !

DVD Les Monstres (I Mostri), Dino Risi, 1963, avec Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Michèle Mercier, Marino Masé, Lando Buzzanca, Marisa Merlini, Opening 2009, 1h27, €9,71 blu-ray €14,99

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Le gentleman d’Epson de Gilles Grangier

Revoir ce film montre combien la société française a changé. La bascule a eu lieu en 1968. Avant (ce n’était pas mieux avant…), les petit-bourgeois regardaient les grands bourgeois pour savoir comment se comporter, lesquels singeaient les grands seigneurs aristocrates – désargentés mais portant beau et flambant d’esbroufe. Richard Briand-Charmery (Jean Gabin) est de ceux-là, chef d’escadron des hussards en retraite (depuis 1927 !), d’une famille honorable. Après avoir claqué sa vie dans les bancos et le jeu, il a vieilli. Il singe les nobles du cadre de Saumur pour escroquer sans vergogne les gogos assez niais pour se prendre à son apparence.

De par son ancien métier, il connaît les chevaux ; il sait tout du moins en parler. Il place donc sa belle histoire (un storytelling avant l’invention yankee du mot) à un boucher, à un patron de boite de nuit, au restaurateur Ripeux (Louis de Funès). Auvergnat fils d’auvergnats dont le nom sonne comme ripoux, lui aussi fait son cinéma devant ses clients au restaurant, affectant de renvoyer une béchamel parce que trop liquide ou un steak saignant parce trop cuit. Les client adorent qu’on use d’autorité pour les bien servir, comme s’ils étaient des seigneurs.

C’est cela qui a changé entre les deux époques, celle du film et la nôtre. La belle histoire continue de courir les cartes des menus et les discours des politiciens comme le marketing des marques ou l’esbroufe intello des « artistes », mais il s’agit plus de faire rêver à soi, au bien-être, qu’au paraître social. Il en reste, mais moins qu’auparavant. Les airs d’aristo que prend Gabin ne séduiraient plus autant. Les gens cherchent plutôt des « spécialistes » que des seigneurs. Ils se font autant gruger, sur des placement mirobolants rapportant 18 % par an garantis quand l’inflation est à 2 %, ce qui est hors de tout bon sens, mais pas sur la seule bonne mine de l’escroc.

Chaque matin, le « commandant » se lève à 10 h, tout en affectant de se rendre sur les champs de course dès 7 h. Il épluche Paris-Turf et appelle ses gogos. Il leur vante successivement les chevaux en partance dans la course, le hasard fera que l’un d’eux au moins gagnera la première place, lui faisant empocher un pourcentage. Certains lui confient même du liquide à parier, ce qu’il se garde de faire, sachant pertinemment que le cheval est un tocard. Il empoche la mise alors que le gogo croit avoir joué et perdu sur « les impondérables » des chevaux. Car l’époque est encore au liquide, massif, pour éponger les bénéfices du marché noir durant l’Occupation.

Mais Ripeux a de la chance, le cheval gagnant est le sien. Le commandant, qui a « étouffé » les billets, se voit engagé à rembourser une forte somme dont il n’a pas le premier sou, vivant au jour le jour, allant dîner chez sa sœur les soirs de dèche. Il propose dont à Ripeux de tout miser sur un autre cheval qui, heureusement, perd. Ripeux, à qui il ne fallait aucune émotion forte, n’a pu s‘empêcher de se rendre à Chantilly pour voir la course. Son cheval n’est pas mal placé mais perd d’une courte tête. Le restaurateur est terrassé d’une crise cardiaque – non mortelle puisqu’il délire encore sur sa civière.

Briand-Charmery est sauvé sur le fil, mais pour combien de temps ? Il a rencontré une ancienne amour qu’il a planté là sur un champ de course des années auparavant à Saratoga, ayant été lessivé. Elle ne lui en veut pas et en a épousé un autre, un riche, qui a gagné ce jour-là. Comme quoi « les femmes », au début des années 60, avaient la réputation de chercher l’argent et « la sécurité » avant l’amour. Il l’invite au Shéhérazade, un cabaret russe très onéreux où il fait un chèque énorme pour payer le caviar, le chachlik spécial, l’orchestre tsigane et le sommelier. Un chèque sans provision sur son carnet de chèque qui ne sera pas renouvelé. Heureusement, les banques sont en grève…

Mais cela ne saurait durer car « tout a une fin », philosophe-t-il devant son compère Charly, garçon « de courses » (Jean Lefèbvre). L’essentiel est de se tenir droit et de « ne pas garder les mains dans les poches ». L’apparence, toujours, pour rester sur le fil. Jusqu’à la fin – inévitable.

DVD Le gentleman d’Epson, Gilles Grangier, 1962, avec Jean Gabin, Madeleine Robinson, Louis de Funès, Gaumont remasterisé 2020, 1h22, €12,99 blu-ray €16,93

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Les grandes vacances de Jean Girault

Louis de Funès en directeur d’internat privé à 5 km de Versailles (en fait le château de Gillevoisin dans l’Essonne) et en père en butte aux adolescences de ses fils Philippe et Gérard. Frasques et gag en tous genres et en couleur, dans ces années soixante qui deviennent mythiques tant les « problèmes » et les « crises » que nous nous efforçons de susciter à chaque moment n’étaient alors pas d’actualité. Un optimisme bienveillant était la règle, la population était jeune.

Le fils aîné du directeur Charles Bosquier, Philippe (François Leccia, 18 ans au tournage), a un bulletin minable en anglais : 1/20 seulement (l’époque savait noter de 1 à 20 et pas comme aujourd’hui de 6 à 18 pour ne pas déplaire). Illico presto son père décide de l’envoyer en Angleterre dans le cadre d’un échange avec son ami Mac Farrell (Ferdy Mayne), gros distilleur de whisky. Il recevra en échange sa fille Shirley (Martine Kelly, 22 ans au tournage) dans son château où l’internat fonctionne en rattrapage pendant les vacances.

Mais Philippe a prévu d’autres vacances : une croisière sur la Seine jusqu’au Havre avec ses copains. Il soudoie donc Michonnet (Maurice Risch, 24 ans au tournage), un gros balourd dont les parents se fichent et qui n’a rien de prévu durant tout l’été, pour qu’il parte à sa place et se fasse passer pour lui. Shirley arrive à l’internat en voiture Mini et en jupe mini, toute la mode des sixties. Les élèves en rattrapage en sont tout chamboulés et le directeur se fâche dans un théâtre de comedia del arte comme il sait faire. Shirley boude. Elle soudoie alors Gérard (Olivier de Funès, 16 ans au tournage), le fils cadet du directeur et son favori, pour qu’il l’emmène dans les lieux où l’on s’amuse. Au prétexte de visiter les musées parisiens ou l’église Sainte-Clothilde, ce ne sont que cinémas et boites où l’on danse. Les deux adolescents sont surpris un soir qu’ils rentrent tard de s’être trop amusés, échevelés et débraillés. En suivant son fils si sage jusque dans sa chambre puis dans la salle de bain, le père découvre que le gentil Gérard, qui compose un herbier, s’intéresse aussi à Rock et Folk, Playboy, Lui et autres magazines de son temps.

Lors d’un périple en Mini, Gérard propose d’aller se baigner. Et quoi de mieux que Les Mureaux sur la Seine, à 30 km de Versailles, qu’il connaît bien puisque le voilier familial y est amarré au club nautique. C’est là qu’il découvre Philippe, qui n’est pas en Angleterre, et que Shirley décide de partir en croisière avec les garçons ; elle en a marre du ronchon directeur. Ils font sortir en douce l’élève Bargin (René Bouloc, 23 ans au tournage), en rattrapage constant mais qui sait réparer les moteurs, et les voilà partis dans la brise et sous le soleil, chemises ouvertes ou torse nu. Shirley est ravie ; elle se prend de mamours pour le grand et svelte Philippe.

Et c’est l’imbroglio du théâtre : Bosquier apprend par Mac Farrell que son fils est malade d’avoir trop englouti de bouffe anglaise (huîtres en soupe, rôti à la chantilly parfum menthe, haddock aux cerises et mandarines, immonde jelly tremblotante aux couleurs flashy…) ; il décide d’aller le voir. Il démasque évidemment Michonnet qui a pris la place de Philippe mais il joue le jeu en râlant, pour éviter le scandale. L’ado va bien, il a seulement une indigestion. Lorsqu’il revient au château, il apprend que Shirley est partie avec Philippe, Gérard a vendu la mèche à sa mère (Claude Gensac), et le voilà emporté dans une épopée fantastique pour les rattraper avant que Mac Farrell n’arrive pour récupérer Shirley !

DS noire à fond sur les petites routes, emboutissage d’un poulailler, vol d’un canot à moteur, méprise pour sa seconde fois avec un voilier qui ressemble à celui de son fils après la Mini qui ressemblait à celle de Shirley, pris dans un fil de cerf-volant et entraîné dans les airs par son canot sans maître, recueilli dans la flotte par une péniche de Flamands, déguisé en matelot de la Grosse Lulu à cause d’un pantalon cramé au fer, pris en stop par un livreur de charbon en camion Renault, bagarre dans un rade du Havre où les jeunes sont arrivés, retrouvailles du voilier et de ses deux adolescents échappés des flics occupés à baiser (ou presque) – retour au château pour l’arrivé de Mac. Ouf ! Shirley, déguisée en écolière très sage, repart avec son père.

Michonnet est toujours en Angleterre et supplie d’y rester encore un peu. Mais Shirley ne veut pas entendre parler de lui, éprise de Philippe. Comme il l’agace, elle ne trouve rien de mieux que de diluer un somnifère dans son whisky rituel puis de faire semblant d’avoir couché avec lui lorsque le majordome lui apporte son thé, ses toasts et son jus d’orange du matin. Outré, il va en faire part à son maître qui téléphone aussi sec à Bosquier que c’est un scandale. Celui-ci retourne aussitôt en Angleterre et traîne Philippe avec lui pour dissiper le malentendu. Shirley s’aperçoit alors que le Philippe chez elle est Michonnet alors que le Michonnet du bateau est Philippe. Baiser dans l’escalier, au risque d’un nouveau scandale.

Qui d’ailleurs arrive aussitôt – comique de répétition – par un mot laissé sur l’oreiller à son père : je suis partie avec Philippe, nous allons nous marier. Les deux pères sont atterrés. Une vieille coutume écossaise veut en effet qu’une fois l’an lors de la fête, le village écossais de Gretna Green permette aux jeunes couples de se marier chez le forgeron dès 16 ans sans le consentement de leurs parents (la majorité était à 21 ans). Les cérémonies se font à la chaîne, pressées par les parents qui accourent à cheval, en voiture et par tous les moyens de transport pour les empêcher. Bosquier et Mac Farrel arrivent en avion, l’Écossais ayant été pilote de chasse pendant la guerre. Bosquier le fait se poser sur le toit de l’autocar qui transporte les adolescents.

Le mariage a lieu in extremis, tout étant fait pour retarder les parents qui doivent louer des déguisement d’époque pour entrer, dans une bagarre sans nom pour les frusques. Poursuivis par leurs pères, Philippe et Shirley enfourchent des chevaux et fuient à travers la lande, poursuivis par une carriole attelée que Bosquier emballe en fouettant les chevaux. Celle-ci ne tarde pas à se disloquer dans une pente car un cheval ne peut pas freiner, son sabot n’ayant pas deux doigts comme les bœufs. Les deux pères restant dans la carcasse qui fait traîneau jurent que, s’ils s’en sortent, ils accepteront le mariage de leurs tourtereaux. Ils se fracassent sans dommage corporel dans la distillerie familiale, mais engendrent une inondation de whisky. Un banquet écossais avec danses scelle la réconciliation de tous et la fin des grandes vacances. Philippe aura au moins appris à parler anglais.

DVD Les grandes vacances, Jean Girault, 1967, avec Louis de Funès, Ferdy Mayne, Martine Kelly, François Leccia, Olivier de Funès, StudioCanal 2010, 1h30, €9,99 blu-ray €14,90

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L’ange exterminateur de Luis Buñuel

Le surréaliste subversif qui a travaillé avec Salvador Dali peint l’Espagne franquiste de son temps, en contraste élevé. D’un côté le petit peuple qui subit, de l’autre la haute bourgeoisie qui jouit. C’est la même chose au Mexique, où le réalisateur s’est exilé et où il situe le film. Dans un huis clos de palais rococo, toute une faune se débat, empêchée d’en sortir. Élevé chez les Jésuites jusqu’à l’âge de 15 ans, Luis Buñuel en est ressorti obsédé sexuel et mystique religieux, avec la mort en fond de décor : tout ce qu’il révèle dans le film qui veut ébranler l’optimisme bourgeois de l‘ordre établi. La pièce de théâtre inachevée qui l’a inspiré est du catholique marxiste José Bergamin, un même mélange explosif des contraires.

Tout est symbole : la rue du palais est nommée de la Providence ; la sonate pour piano jouée par une bourgeoise est de Pietro Domenico Paradisi (paradis) ; le souper donné par la soprano Lucia, rôle principal de Lucia di Lammermoor, opéra de Donizetti, connaît un mariage forcé, de la folie, un fantôme, un suicide (un jeune couple dans un placard) – toute la soirée les reprend les uns après les autres ; sur la porte des chiottes : un ange ; un ours déambule dans les couloirs de la maison, symbole de violence brute, tandis que trois moutons errent, symboles des victimes christiques – ils seront d’ailleurs bouffés par les reclus qui cassent les meubles pour improviser un foyer préhistoriques et rôtir les gigots.

Car les invités, après s’être gobergé d’une multitude de plats, sont piégés dans la maison. Inexplicablement, ils répugnent à partir, ce qui fait tout d’abord scandale chez la maîtresse de maison. Un à un les hommes retirent leur veste, l’uniforme des convenances, les femmes s’installent dans les canapés et sur les fauteuils. Après tout, il est tard, pourquoi ne pas passer la nuit au salon ? Mais au matin, une fois le café et les viandes froides servies, ils ne peuvent plus partir ; une force invisible les en empêche, autant psychique que physique. Tous les domestiques, avertis d’une façon instinctive, sont partis la veille au soir, une fois le souper prêt, malgré les menaces d’être immédiatement licenciés ; ne reste que le majordome qui fait ce qu’il peut, observateur et acteur neutre.

Il constate que le vernis de bourgeoisie craque avec le stress. L’uniforme social est ôté comme une armure, les gilets carapace sont enlevés, les chemises ouvertes, dépoitraillées sur la chair velue, les femmes giflées, voire violées, les coups de poing volent. La bête en chacun ressurgit. Le rationalisme vacille avec la sorcellerie aux pattes de poulet et le cri primal maçonnique. Étape ultime, un meurtre émissaire est en préparation avant le miracle : reconstituer le moment où tout est arrivé pour se libérer du maléfice.

Sans les domestiques, les bourgeois ne savent que faire ; sans leurs mâles dominants, les bourgeoises ne savent que faire. Il faut la décision d’une femme pour que tous obéissent au rituel absurde – mais qui fonctionne – se remettre dans leurs positions et tenir les mêmes conversations qu’au moment où le maléfice est survenu. Ce qui suffit à les délivrer après plusieurs jours de clôture. La prière n’a pas suffit, ni l’offre d’un Te Deum. Comme si la religion n’était qu’un rituel superstitieux à suivre à la lettre pour se convaincre et survivre.

D’ailleurs, la messe de remerciement reproduit le huis clos. Une fois la cérémonie terminée, l’évêque se dit qu’il vaut mieux attendre que tout le monde sorte, puis qu’il n’est pas utile de sortir… Et les gens restent, comme dans la maison après le souper. Une force invisible les contraint. Un troupeau de moutons trotte vers l’église dont les portes se ferment une fois qu’ils sont entrés tandis que sonnent les cloches, comme un Jugement dernier. L’ange exterminateur a encore frappé.

La Justice immanente de l’ordre social ? La fin du monde en 1962 avec la crise des missiles de Cuba ? La révolution sans cesse annoncée, sans cesse avortée ? Tout est symbole, rien n’est concret dans le surréalisme, cette révolution pour les artistes, impuissante pour le peuple.

DVD L’ange exterminateur (El ángel exterminador), Luis Buñuel, 1962, avec Silvia Pinal, Enrique Rambal, Claudio Brook, José Baviera, Augusto Benedico, Movinside 2018, espagnol sous-titré français, 1h35, €10,00 blu-ray €15,00

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Pouic Pouic de Jean Girault

Un Louis de Funès à son meilleur en père grand bourgeois boursicoteur, flanqué d’une perruche envolée dont le coq apprivoisé s’appelle Pouic Pouic. L’épouse Cynthia (Jacqueline Maillan) n’a pas plus de cervelle que son volatile, elle se fait fourguer en cadeau d’anniversaire pour son mari Léonard une concession indienne dans le haut Orénoque dont le sous-sol regorgerait de pétrole. L’escroc au nom hispano-italien Pedro Caselli bien connu des milieux boursier (Daniel Ceccaldi) a encore sévi, rejeté au café de la Bourse par les affectionnés de la corbeille.

Tout le sel est dans les tentatives, toutes vouées à l’échec sauf une, de refiler la concession à Antoine (Guy Tréjan) un bellâtre dont la fortune est récente et qui courtise avec une insistance déplacée la fille Patricia (Mireille Darc). Elle renvoie successivement des fleurs, une corbeille de fruits, un gros chien, un collier de perles, un cheval avec son jockey, une Ferrari… mais elle garde à son service le conducteur, Simon (Philippe Nicaud), bel homme qui a bourlingué, champion de judo 1953. Rien de mieux que d’en faire son « mari » pour décourager le prétendant. Un mari acteur, engagé pour la montre devant les autres, mais qui n’a pas le droit de coucher avec elle (nous sommes avant le « droit » des femmes).

D’où les quiproquos avec son père puis sa mère, le prétendant étonné. Mais le père n’a qu’une idée fixe : revendre le cadeau qui le ruine, « ses aciers » ayant été vendus à la bourse par sa péronnelle de femme, qui avait on ne sait comment procuration et a – en outre – imité sa signature ! Il s’agit de faire croire, selon une lumineuse idée, que le faux mari Simon est le frère revenu du Venezuela qui a levé l’affaire des pétroles, et d’arguer d’investissements trop lourds pour céder l’affaire en or. Mais, au moment de signer le chèque, badaboum ! C’est le vrai frère Paul (Roger Dumas) qui revient « d’Amérique du sud » (dont il ne connaît en fait que les boites de Rio).

Nouveaux quiproquos avec la mère, le père ayant la lumineuse idée de déclarer qu’il a deux fils, l’aîné Simon entreprenant, un vrai chef qui a su circonvenir les indiens, et Paul, un fêtard qui a ramené Palma Palma Diamantino de ses fiestas (Maria-Rosa Rodriguez). Laquelle découvre que le fils qu’elle a agrippé n’est que secondaire et que le chef est Simon. Qu’elle va donc draguer impunément sous les yeux de sa soi-disant « femme ». Mais Antoine veut quand même consulter ses experts et tente de joindre un hôtel d’Ajaccio où l’un d’eux réside. Las ! Le téléphone en France en est encore au 22 à Asnières, avec des « mademoiselles » qui enfilent des fiches. De plus, le majordome stylé, depuis plus de vingt ans au service de la famille (Christian Marin) est ami avec l’opératrice du téléphone et la communication n’aboutira jamais. Simon parvient à convaincre qu’il y a du potentiel dans l’Orénoque et le chèque est sur le point d’être signé quand, badaboum ! C’est la péronnelle d’épouse qui interrompt derechef la délicate opération en apparaissant avec tambour et falbala sud-américain avec la belle sud-américaine. Caramba, encore raté !

Le majordome Charles a alors la lumineuse idée de simuler une fausse émission de radio avec un micro branché sur le poste, et d’annoncer « aux informations » qu’un gisement de pétrole vient d’être découvert sur le Haut-Orénoque, dans les territoires indiens tandis que la famille fait un bridge. Cette fois, ça y est ! Le chèque va être signé. Tous les hommes dans le bureau et vieux champagne ! Sauf que le bouchon résiste à la main, à la pince, au tire-bouchon. Le majordome est écarté par un Léonard irascible qui prend la chose en main. Et lorsqu’il saute enfin, patatras ! C’est dans la gueule du prétendant qui n’avait à juste qu’à apposer encore sa signature sur le chèque déjà rédigé. Comique de répétition irrésistible. La sulfureuse plantureuse Diamantino, ayant enfin identifié le véritable « chef » dans la famille (celui qui a les pépettes), se précipite pour aider le riche prétendant à se nettoyer, quitte à le mamourer un peu.

Cette fois, c’est cuit. Sauf que Simon, entreprenant comme il est, a l’idée lumineuse d’utiliser Daimantino, qui n’est pas sud-américaine car elle appelle Paul Paolo (italien) au lieu de Pablo (espagnol), qu’elle croit que les brésiliennes portent un casque colonial, et qu’elle s’appelle en fait Régine, gambilleuse à Pigalle. Il lui propose un marché : emporter la signature contre le prétendant. Elle fait signer et elle peut le suivre, sinon, elle est démasquée. Ce qui est fait derechef. Ouf ! Tout est bien qui finit bien, papa a retrouvé ses billes, l’escroquerie est refilée, le prétendant vaniteux effacé.

Sauf que la radio annonce officiellement aux informations qu’un gisement de pétrole vient d’être découvert sur le Haut-Orénoque, dans les territoires indiens… Le père en a une attaque. La plan suivant montre des fleurs… mais non, ce n’est pas son enterrement mais le mariage entre la fille et Simon, qui a bien mérité du cadeau. Justement, la mère a « acheté » quelque chose…

Du vrai théâtre ! D’autant que le film est tiré de la pièce Sans cérémonie de Jacques Vilfrid et Jean Girault, créée en 1952 et reprise en 2011. Il a lancé Louis de Funès au cinéma comique.

DVD Pouic Pouic, Jean Girault, 1963, avec Louis de Funès, Mireille Darc, Roger Dumas, Jacqueline Maillan, Christian Marin, StudioCanal 2N10, 1h30, €6,45 blu-ray €14,99

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Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Louis, jeune homme de 34 ans (Gaspard Ulliel) revient dans sa famille après douze ans ; il est connu dans les journaux, auteur de pièces de théâtre ; il a régulièrement envoyé des cartes postales. Mais il n’a pas vu grandir sa sœur de 17 ans et son frère aîné Antoine n’est plus complice comme lorsqu’il se lovait contre son torse étant enfant.

La mère, Martine, est foutraque, hyper maquillée, volubile, envolée (Nathalie Baye). Le frère Antoine est taiseux, aigri, jaloux, toujours en colère (Vincent Cassel). La petite sœur Suzanne (Léa Seydoux) est en admiration mais ne sait quoi dire. La belle-sœur, Catherine, c’est encore pire (Marion Cotillard) : elle bafouille, ne comprend pas (le pire moment ennuyeux du film), raconte n’importe quoi, parle des enfants – d’ailleurs, où sont-ils les enfants ? Pas même en photo ; pourtant le fils porte le prénom de Louis. Comme quoi tout le monde se fout de tout le monde dans cette famille. Ce n’est que « moi ! moi ! moi ! » Le petit moi des petites gens qui sont restés au bled et n’ont pas réussi à s’en sortir et qui en veulent au fils prodigue.

Pourquoi revient-il, le jeune homme ? La famille ne le sait pas vraiment et ne le saura pas. Il est marginal, gay, a-normal. Il a quitté la famille, le milieu, la province, tout ce qui est mesquin, replié, traditionnel faute de savoir s’élever et créer. Il a désormais le regard du citadin évolué sur la campagne isolée, les sentiments d’un auteur reconnu pour ceux qui ne sont rien – mais qui sont sa famille. « Famille, je vous hais », disait Gide ; « je vous est », dit Dolan. Car il reste l’un d’eux, le fils de, le frère de ; il s’en sent un peu responsable, juste un peu. Ce n’est pas lui l’aîné, il est seulement celui qui a les dons.

Il revient… pour repartir, aussitôt sa déclaration faite. Déclaration déviée, édulcorée, qui énonce qu’il viendra plus souvent, que chacun peu aller le voir, a le droit. Et c’est le drame, comme à l’arrivée, comme au déjeuner : le drame des petits moi qui ne se sentent rien. Et lui qui n’a rien à leur dire les écoute bafouiller, délirer – en étranger. Il n’a pas dit qu’il était gravement malade, probablement du sida ; il a seulement dit qu’il serait plus présent prochainement – et qu’il ne sortait plus. Comprenne qui peut. Pourtant son ami avec qui il baisait à 15 ans, « ton Pierre » comme dit Antoine, est mort du « cancer ». Ainsi dit-on dans la belle province catholique pour éluder la maladie des invertis.

Adapté de la pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, mort du sida cinq ans après avoir écrit sa pièce en 1990, le film prend des libertés. Les visages filmés en gros plan enferment chacun dans ses mots, dessinant une famille faussement protectrice qui se chamaille, se pique, où nul n’est reconnu pour lui-même mais seulement pour l’image qu’il a, où personne n’écoute les autres, tous dans le trop-plein. Seul Louis parle peu, « trois mots » comme dit sa mère. Il subit, il va mourir, il est effaré de ce chaos. La meilleure scène où l’émotion affleure est celle du dessert en famille, longuement et amoureusement préparé par la mère, où Louis déclare qu’il va revenir fréquemment. Mais il rompt aussitôt pour ne pas en dire trop, incapable de se livrer, et invoque un rendez-vous urgent, peut-être médical, pour aussitôt partir. Suscitant incompréhension, émotions et bagarre. Revoir sa famille, c’est juste la fin du monde.

C’est au dernier moment que le coucou sonne l’heure dans des lueurs de soleil couchant ou d’incendie et un oiseau s’envole, un vrai et pas son idéal sculpté de la pendule. Il se cogne aux parois et aux vitres. Il est enfermé dans le réel, la maison familiale, comme Louis dans les névroses des proches. Il meurt de se heurter aux murs – irrémédiablement seul. Un peu lourdement symbolique mais une métaphore de l’artiste incompris, de l’amoureux déviant, du fils hors des normes.

Grand prix du festival de Cannes 2016 et Trois César en 2017

DVD Juste la fin du monde, Xavier Dolan, 2016, avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Marion Cotillard, Vincent Cassel, Arcadès 2019, 1h35, €66,20 blu-Ray €73,21

Les autres films de Xavier Dolan en français : Tom à la Ferme + Laurence Anyway + Les amours imaginaires + J’ai tué ma mère + Mommy, Potemkine Films, €34,98

Biographie en français du réalisateur québécois : Laurent Beurdeley, Xavier Dolan l’indomptable, chroniquée sur ce blog.

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L’homme tranquille de John Ford

Un conte de fées dans la verte Erin. Tel est le rêve de John Ford le réalisateur, Irlandais émigré devenu « Yank ». Il met en scène un garçon né en Irlande, Sean Thornton (John Wayne), émigré aux États-Unis avec sa mère à la mort de son père, pour survivre. Il est devenu boxeur « hussard » et a acquis une certaine réputation en même temps que l’aisance. Mais il a un jour de match tué son adversaire sans le vouloir et il a juré désormais de ne plus se battre. Il retourne donc au pays de ses ancêtres pour y mener une vie tranquille.

Dès son arrivée – en retard – par le train à vapeur pittoresque aux quatre wagons verts, il assiste à une « irlandade », une polémique entre le chauffeur, le chef de gare, le porteur, le pelleteur de charbon et une commère pour savoir comment rejoindre le village depuis la gare. Un cocher taiseux et malin au nom irlandissime de Michaleen O’Flynn (Barry Fitzgerald), lui prend tout simplement sa valise et son sac de couchage (inconnu en Irlande) pour les porter dans sa carriole à cheval. En chemin, Sean voit courir derrière ses moutons dans les vertes prairies une apparition rousse et robuste en robe rouge et bleue dont Michaleen lui révèle qu’il s’agit de Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara). Mais « pas touche ! » Le terrible frère « Red » Will Danaher (Victor Mc Laglen), esquire et gros propriétaire du coin, veille jalousement sur elle.

Il sait que Sean a « dragué » sa sœur à l’église en lui offrant de l’eau bénite, ce que ne font que les fiancés déclarés ; il devine qu’il l’a déjà embrassée et qu’elle ne s’est rebellée que pour la forme. Il jure qu’il ne l’aura pas. Mais tout le village, jusqu’au curé et au vicaire, se ligue pour favoriser les amours du jeune couple. Ils ont tout aussi mauvais caractère l’un que l’autre mais sont tellement irlandais ! Le gros Red sera mystifié, la fille accordée, le couple marié. Mais lorsque Danaher annoncera son mariage avec Tillane comme si c’était fait, celle-ci s’exclame : elle n’était pas au courant. Non qu’elle ne voudrait pas, l’accouplement est dans l’air depuis un moment, mais elle a sa dignité. Le frère refuse alors de donner sa dot à sa sœur – meubles et somme d’argent hérités de sa mère.

L’histoire rocambolesque se corse. Qu’est-ce que l’argent pour un Yankee qui a réussi ? Il s’en moque de la dot, il préfère la fille. Mais la dot est un statut social pour une Irlandaise et elle ne l’entend pas de cette oreille. Elle se refuse donc à lui bien qu’elle soit prise de passion. Sean agit alors en macho irlandais, au grand aise de son épouse et du village. Il la jette sur le grand lit nuptial, qui s’effondre, avant d’aller coucher dans son sac à côté. Lorsqu’elle part pour Dublin pour le quitter, il la rejoint à la gare et la ramène de force en la tirant par les bras, le col ou les cheveux comme une pouliche rétive devant tout le village – et les employés du train, qui prend encore plus de retard ; une vieille lui tend même un bâton pour la battre, comme il était coutume. Le gros Dahaher l’a provoqué et assommé d’un coup de poing devant tous au pub, et il ne s’est pas rebiffé. Sa femme l’a quitte pour lâcheté à ne pas réclamer son droit. De colère, il se remet donc dans le chemin et se bat avec Danaher.

C’est « homérique », comme dit Michaleen. Une bagarre pour rire, comme dans les dessins animés où les coups formidables n’ont aucun effet autre que d’invraisemblables chutes. L’alcool et la bagarre, voilà ce qui soude les hommes – de vrais gaulois de caricature. La réconciliation et la considération, voilà ce qui convient aux femmes. Mary Kate la rousse se retrouve confortée dans ses droits et son statut, elle est heureuse avec son robuste mari qui la défend. Lui est amoureux et enfin accepté, y compris du frère qu’il invite à dîner. Lequel ne tarde pas à se marier avec la châtelaine veuve. Tout est bien au paradis de la verte Erin, comme dans un conte de fées.

John Ford a adapté un court roman de Maurice Walsh pour tourner le film de sa nostalgie, tout en gommant l’aspect politique du roman. Son héros s’appelle Sean et Ford a prétendu être né sous le nom de Sean Aloysius O’Fearna ; son héroïne Mary-Kate porte les prénoms de son épouse Mary Ford et de son amour déçu Katherine Hepburn. Le retour en Irlande a donc une dimension personnelle et cathartique. Il emmène même ses quatre enfants, qui apparaissent dans le film. Sean et Mary Kate devront surmonter chacun leurs propres préjugés et démons intimes pour s’ouvrir à une relation adulte. Quant au pays, il est complice, autant les habitants que la nature même. Le vent souffle en rafale lorsque Sean embrasse Mary Kate, le tonnerre interrompt leur duo près de l’église, la pluie s’abat à seaux comme pour les ondoyer, le saumon mythique échappe au curé dans la rivière. La nature s’exprime, personnage de l’histoire. Comme au jardin d’Éden, tout est concilié : l’humain en son environnement, un vrai rêve pré-écolo.

Ce pourquoi le film est aussi une comédie. Presque tout est burlesque pour un regard américain dans cette Irlande hors du temps : la verdure émeraude omniprésente, la pluie sempiternelle, l’alcool qui coule à flot bien loin de la prohibition, les curés plus soucieux des apparences que du puritanisme, la bagarre qui reste de cour d’école. Même un vieux (le frère de John Ford) se relève de son lit de moribond lorsqu’il entend la rumeur des boxeurs dans la rue. L’Amérique anticonformiste forgée par le Colt et la Bible rencontre la traditionnelle Irlande catholique et patriarcale des femmes soumises vouées à la cuisine, aux gosses et à la maison et des mâles à grande gueule. John Ford réconcilie ces contraires par un humanisme d’après-guerre (passé de mode aujourd’hui) qui prône le combat juste : celui mené pour l’amour dans le couple, pour la tranquillité sociale.

Un gros succès en son temps ; une découverte aujourd’hui.

DVD L’homme tranquille (The quiet Man), John Ford, 1952, avec John Wayne, Maureen O’Hara, Barry Fitzgerald et Victor McLaglen, Films sans frontières 2018, 2h09, €17.00

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Troie de Wolfgang Petersen

L’histoire est connue, elle a plus de trois mille ans. Hollywood en a fait un gros machin avec des grosses machines, figurants innombrables et décor plantureux, sans se soucier de la vraisemblance historique ni de la psychologie des personnages, ni encore moins de la volonté des dieux. Car ce sont les dieux qui manquent dans le film ; ils ne sont là que comme décors à décapiter ou à faire tomber comme de vulgaires aigles nazies en 45, ou comme vaines superstitions qui induisent en erreur les Troyens et les font perdre par deux fois : l’aigle volant avant la grande bataille, le cheval à Poséidon introduit bêtement dans la ville au lieu de le brûler.

L’histoire est connue, apprise de tous les écoliers grecs comme des collégiens européens jusqu’à récemment. Il faut désormais qu’Hollywood prenne le relai en réactualisant la légende pour que l’inculture de linotte d’aujourd’hui l’adopte. Et nous sommes déjà loin – en 2004, il y a quasi vingt ans. En 1976 je racontais naturellement l’histoire d’Achille et d’Ulysse à Edward, 9 ans, le fils cadet des Lumley, lors de fouilles de son père ; aujourd’hui, sans le film, l’Iliade serait inconnue.

En bref, le bel mais fade éphèbe Orlando Bloom qui joue Pâris, tombeur des Phâmes mais mâle inconsistant, se pâme dans les bras de la belle Hélène, reine de Sparte (la magnifique aryenne Diane Kruger). Elle a sa claque du gros Ménélas (Brendan Gleeson), plus assoiffé de vin et de pouvoir que d’amour ou même des sens et se laisse « enlever » par le jeune homme (elle ne crie pas au viol, ce serait plutôt l’inverse). La main d’un dieu aveugle le presque adolescent, bien que le film traduise plutôt l’égoïsme infantile de gosse de riche yankee qui exige de consommer tout de suite ce qu’il veut sans se soucier de payer. Hector (Eric Bana), prince héritier de Troie et frère aîné de Pâris, résiste mal, par faiblesse, à l’en empêcher. Comme si l’Hâmour (comme disait Flaubert de cette hyperbole d’âme qui est surtout sexuelle) excusait tout, passion moderne du siècle romantique.

Sauf que « l’honneur » (une vertu qui a sévi jusque dans les années cinquante du siècle dernier) réclame la vengeance. Éclatante, évidemment ; et non sans arrières-pensées yankees, c’est-à-dire commerciales : anéantir un concurrent, rafler ses terres, soumettre ses habitants pour leur vendre nos produits et exploiter leurs ressources. Ce n’est guère dans le livre, c’est affirmé dans le film – il faut bien que les terre-à-terre niais comprennent : « la paix c’est pour les femmes et les faibles ; les empires se forgent par la guerre. »

Donc le Gagamemnon roi de Mycènes et rois des rois (le bouffon natté Brian Cox), frère de Ménélas et leader d’empire en mer Égée décide une Grande expédition contre Troie. Une Guerre mondiale zéro en quelque sorte, la matrice des futures Première et Seconde. Achille (Brad Pitt) est allié sans l’être – un brin « français » à cavaler seul comme Chirac en Irak en 2003. Le Débarquement des galères rappelle assez celui de Normandie en 44 avec pluie de flèches mitrailleuses sur les débarqués et pieux de bois enfoncés pour les stopper comme des chevaux de frise, tandis que la forteresse regarde de loin la plage.

Achille et ses Myrmidons (industrieux et guerriers comme des fourmis – d’où est tiré leur nom) sautent en premier, par vanité évidemment, selon les critères yankees sur le coq gaulois. La belle brute blonde Born to kill et qui choisit une existence éphémère mais glorieuse dans les siècles à une vie longue et paisible à la maison prend d’assaut le temple d’Apollon, à l’écart sur le rivage, et fait un grand massacre de bougnoules troyens ; son lieutenant s’empare d’une prêtresse, Briséis (Rose Byrne), qui devient captive d’Achille avant que Gaga ne s’en empare pour le prestige. Comme s‘il avait lui-même gagné la bataille. Bouderie d’Achille, qui se retire dans sa tente avec son cousin (et éromène dans le texte, tenu loin de son corps dans le film) Patrocle. Le cousin dans le livre est un jeune de 16 ou 18 ans, Garrett Hedlund dans le film un peu vieux à 20 ans ; confié par son père, il apprend à se battre avec « le plus grand guerrier des Grecs », rien que ça. Un modèle, un mentor, (un amant mais ça ne se dit pas car tous les coachs sportifs des Amériques bornées, à commencer par les profs de judo, seraient soupçonnés « d’abuser » des sens garçonniers).

Convoqué par le roi comme champion des Grecs pour un combat singulier avec un colosse de Troie, un enfant (Jacob Smith, 14 ans quand même) le seul du film hors le bébé d’Hector, est envoyé le chercher car il dort encore dans sa tente, tout nu avec deux filles ; Prad Bitt n’aime pas les éphèbes, pourtant légion dans l’Iliade. Le puissant mâle envié des dieux dans le livre parce qu’il est mortel et vit donc plus intensément chaque moment, mais rendu star de Fight Clubdans le film, se lève à poil devant le gamin (qui a en vu d’autres chez les Grecs mais doit être scandalisé en Amérique puritaine). Achille se vêt, s’élance, combat et vainc. Facile. Mais l’Agamême veut sa guerre : plus pour le butin et que pour récupérer la femelle de son frère Ménélas, qui veut d’ailleurs la mettre à mort. Ménélas provoque Pâris en combat singulier mais le trop jeune homme, élevé par des bergers, ne sait pas bien se battre ; il se réfugie dans les jambes de son frère Hector, qui tue le roi de Sparte d’un coup d’épée dans le bide.

Aga attaque mais son armée est repoussée pour avoir sous-estimé (à l’Américaine) les indigènes ; elle est menacée par l’incendie des bateaux par une contre-offensive de nuit des rusés Troyens. Achille décide de partir et de laisser le roi des… se dépêtrer dans sa bêtise. Le rusé Ulysse (Sean Bean), diplomate hors pair, s’entremet entre les deux sans convaincre, mais en semant les graines d’un compromis. Achille peut récupérer Briséis dont il est tombé amoureux car elle résiste comme une lionne aux sbires qui veulent « s’amuser » avec elle.

Mais Patrocle, bouillant de combattre enfin comme un homme, endosse l’armure de cuir portée à même la peau et des armes d’Achille pour se porter au combat avec les Grecs. Il se veut lui, son héros, son ami intime, il se met littéralement « dans sa peau ». Malgré son courage et sa fougue, il n’a pas son entraînement ni son invulnérabilité divine (fait occulté dans le film) et il est tué en combat singulier par Hector qui le prend pour Achille. Dans le livre, c’est Euphorbe qui le blesse mortellement après de multiples exploits de l’éphèbe et Hector ne fait que l’achever d’un coup de lance dans le dos… Dans le film, il se bat directement avec lui et regrette cette mort, « il était trop jeune pour mourir ». Mais ce qui est fait ne peut se défaire (encore la main d’un dieu qui a voilé le regard du prince). Achille, désespéré (comme quoi son simple « cousin » était bien plus que cela, « saisi d’Éros »), se venge en allant défier Hector directement sous les murs de Troie. Il le tue en combat singulier mais (nouvelle main d’un dieu qui l’aveugle), il profane le corps de son ennemi en le traînant derrière son char sous les remparts et jusque dans son camp. Même s’il se repend et rend le corps de son fils au roi de Troie Priam (Peter O’Toole), venu le supplier un soir dans sa tente – avec Briséis en prime qu’il a baisée (en profanant Apollon, mais c’était consenti par la belle, puisque le dieu n’a rien fait pour châtier le profanateur).

Nul ne peut, dans la culture grecque, défier ainsi les lois de l’harmonie du cosmos (une vertu qui s’est bien perdue, surtout à Hollywood !). Toute démesure, qu’elle soit amoureuse, impériale ou colérique, est irrémédiablement châtiée. Achille sera tué lors de l’assaut de la citadelle de Troie à son seul point vulnérable, le talon, par un Pâris plus habile à combattre de loin qu’au corps à corps. Il ne veut pas abîmer le sien, qu’il a admirable (le superbe Orlando Bloom) .

En attendant, les Grecs d’Aga sont cloués sur la plage et les Troyens campent fièrement dans leur ville fortifiée. Comment en sortir ? La force brute n’a pas réussi, ni l’affrontement en nombre, ni le combat des chefs, reste la ruse. C’est le moment d’Ulysse, à peine entrevu dans le film alors qu’il prépare l’Odyssée. Lui a déjà convaincu Achille de rejoindre la grande armée des Grecs avant le débarquement ; lui a réussi à refermer tant bien que mal la blessure ouverte par l’accaparement de Briséis. Il convainc cette fois le roi des vaniteux de construire un grand cheval de bois à laisser sur le rivage, avant de faire partir la flotte… jusque dans une baie voisine. Ainsi les Troyens seront bernés ; ils croiront les Grecs partis alors qu’il ne sont qu’à quelques lieues et qu’un contingent a pris place dans le ventre de la bête. Pâris veut qu’on brûle cette idole mais le prêtre superstitieux s’exclame qu’on ne brûle pas une offrande à un dieu (ah bon? Et le gibier sur les autels ? Et les coûteux parfums ? Et le sacrifice d’Iphigénie ? Et les neuf jeunes Troyens sacrifiés sur le bûcher de Patrocle – que le film occulte ?). Hollywood a parfois de ces raccourcis d’inculte saisissants. Le roi Priam se range derrière son curé, par tradition, par faiblesse (toujours la main d’un dieu qui veut le perdre et l’aveugle).

Le cheval est donc traîné dans la ville, la nuit tombée les Grecs s’en extirpent, massacrent les gardes qui dormaient (!) à la porte, l’ouvrent – et livrent la ville aux tueurs, violeurs, incendieurs et pillards – leurs copains. L’Aga veut la cramer jusqu’aux fondations, comme l’autre le fit de Dresde ou de Berlin ; il sera égorgé au poignard par Briséis qu’il voulait reprendre et violer (ah, mais !). Priam est cloué dans son palais d’un javelot dans le bide alors que les statues des dieux s’écroulent, Achille subit trois flèches de Pâris, l’une au talon et deux dans le cœur (ce qui ne l’empêche pas de causer fluide encore de longues minutes avec Briséis avant de s’écrouler). La femme d’Hector, Andromaque (Saffron Burrows), s’échappe avec leur bébé (distorsion de l’histoire) et le lâche Pâris est laissé en vie avec un doute sur son destin. Le spectateur voit même quelques secondes Énée recevoir l’épée de Troie des mains de Pâris pour aller fonder Rome (avant New York, bien entendu).

Vous l’aurez compris, ce film me séduit et m’agace. Il est assez bien construit, grandiose, mené avec de belles brutes tout à fait dans leurs rôles. Mais il reste à ras de terre, sans tenir compte des dieux ni de l’aveuglement de ceux qu’ils veulent perdre ; les acteurs parlent à un rythme de mitraillette au point parfois d’être inaudibles parce qu’ils ne prennent pas le temps d’articuler ; Sparte est présentée comme une satrapie turque avec débauche de femmes et de bijoux alors qu’elle était de mœurs austères et exclusivement masculine ; Ménélas et Agamemnon sont montrés comme des balourds machos. On notera cependant que les couples d’Achille et Patrocle, Hector et Pâris, sont appariés comme il faut : le guerrier absolu en proie à ses propres démons et qui préfère vivre à fond pour une gloire éphémère – et le bon père, bon époux, bon prince de Troie ; le jeune admirateur amoureux de son mentor, courageux au point de mourir – et le jeune fat narcissique et lâche. Ce sont eux qui sauvent le film, par ailleurs outré, sauf les scènes de combats singuliers. A ne voir qu’au premier degré ; les cultivés reliront L’Iliade.

DVD Troie (Troy), Wolfgang Petersen, 2004, avec Brad Pitt, Eric Bana, Orlando Bloom, Diane Kruger, Brian Cox, Sean Bean, Peter O’Toole, Warner Bros. Entertainment France 2004, 2h36, €7.13 blu-ray €11,99

Homère, L’Iliade, Garnier Flammarion 2017, 528 pages, €5,00

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Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim

Un mythe que ce film au mitant des années cinquante. Mythe de la Femelle revendiquant le droit au désir et la liberté de jouir ; mythe de Saint-Tropez comme village hédoniste au bord de la grande bleue ; mythe du nouveau cinéma qui sort des histoires de papa. Dieu a créé la femme on ne sait pourquoi ; l’homme asexué était bien, tout seul, dans la Bible, avec les Lilith pour s’amuser de son corps. Mais il a fallu que Dieu fasse le malin. Il a créé Eve pour que l’homme pèche et que le vrai Malin le tente, ce trop bel ange déchu de se croire l’égal du Créateur et qui se déguise en vil serpent pour faire croquer la pomme du savoir. Dès lors, l’homme vit qu’il était nu et Dieu ordonna qu’il travaille en le chassant du paradis.

Dieu a donc créé le mal, qui vient principalement du sexe avec le désir qui rend fou, la jalousie, le viol, le crime passionnel, l’adultère et tout ce qui s’ensuit. Brigitte Bardot incarne parfaitement cette grâce animale qui allume les regards mâles tandis que son petit visage chafouin, tapis derrière une chevelure de Madeleine, incite au péché, tout en masquant une tête de linotte conduite par le clitoris. Pas encore majeure à 18 ans, à peine sortie du couvent orphelinat, Juliette s’étale nue derrière les draps qui sèchent et roucoule devant l’homme d’affaires Carradine (Curd Jürgens) qui possède la seule boite de nuit du coin. Elle adore y danser au son du juke-box qui éructe les soupes sentimentales de Bécaud et la danse tam-tam mango de la nouvelle dictature cubaine chère au Tartre et à son Castor d’époque. Juliette est « le » sexe qui ne cherche pas son Roméo mais jouit de jouir d’elle-même. Certes orpheline et élevée par des bonnes sœurs frigides, certes sans amour et le désirant plus que tout autre chose, elle reste immature et se joue des toy-boys. Pourrait-elle vraiment obtenir ce « certificat de vraie jeune fille » qu’une enquêtrice de l’évêché aujourd’hui ridicule lui propose de demander ?

Juliette court pieds nus et reste nue sous sa robe qu’elle renfile avec réticence après le passage de Carradine sous les draps (qui sèchent). Une métaphore des draps de lit qu’elle laissera secs pour lui, trop vieux, trop père, trop moral pour elle. Carradine en effet la désire, mais il ne la touchera pas. C’est Antoine (Christian Marquand) qui la convoite et voudra se la faire, comme on se fait une fille ou un pastis, passade au palmarès, comme elle l’apprend dans les toilettes où elle entend les hommes. Juliette, qui était prête à le suivre à Toulon, s’aperçoit qu’elle n’est pour le mâle qu’un objet qu’on jette après usage. Elle veut donc se donner au premier venu, si ce n’est déjà fait. Le sexe la travaille, l’obsède, la domine.

Les trois frères Tardieu ont repris la cale de carénage des bateaux dans le petit port encore assoupi et voué à la pêche de Saint-Tropez. Bardot, qui y achètera une maison dans la vraie vie, achèvera de le détruire, comme elle a détruit dans le film et dans la vie les hommes qui la désirent. Michel (Jean-Louis Trintignant) le second frère, 21 ans et donc majeur, se dévoue. Il est amoureux d’elle, comme Antoine et comme tous, mais le troisième, Christian (Georges Poujouly, 15 ans au tournage) est trop jeune. Il reste d’ailleurs coiffé gamin, à l’inverse des autres, coiffés en hommes qui ont fait le service. Ce mariage est la seule façon légale, avec l’adoption, que Juliette ne soit pas renvoyée à l’orphelinat jusqu’à ses 21 ans. Carradine, qui veut la garder auprès d’elle comme objet de collection et comme objet de désir, n’a trouvé que ce moyen. Cette alliance permettra d’acheter enfin les terrains de la cale, qu’il convoite pour bâtir un hôtel à côté de son casino. Tous disent à Michel qu’il fait une erreur, que Juliette n’est pas une épouse mais une femelle soumise à ses caprices et qu’il sera cocu dès le lendemain, mais rien n’y fait. Il est amoureux et s’en convainc.

Juliette est touchée que quelqu’un l’aime enfin pour elle-même et pas seulement pour son corps ; elle commence à bien l’aimer aussi, mais d’abord pour son corps, lorsqu’elle lui ouvre la chemise : « sais-tu que tu es beau ! » Elle ne voit rien du sacrifice, du dévouement, de la tendresse de Michel. Ou pas grand-chose, encore prise dans les rets de sa passion avortée pour Antoine et fouaillée par les élans de son sexe. D’autant que ce n’est pas l’argent qui intéresse les Tardieu, mais la notoriété. « En possédant quelque-chose, ils ont l’impression de ne pas être pauvre », analyse la femelle maligne. Pour les convaincre, Carradine va donc leur proposer 30 % des actions et la direction du carénage, ce qui ramènera Antoine à Saint-Tropez, lui qui avait dû prendre un second travail à Toulon pour s’en sortir. D’un bien sort donc un mal, la tentation permanente de Juliette et d’Antoine.

Qui se concrétise très vite lorsque Juliette, tête de linotte invétérée, prend un bateau dont le moteur chauffe et brûle en mer. Antoine part en jeep la repérer le long de la côte, saute à l’eau et nage jusqu’au bateau en plein incendie d’où il la ramène. Rien de tel qu’une poigne ferme et une poitrine mâle pour faire se pâmer la belle, éperdue qu’on s’occupe d’elle. A moitié nue, la robe à demi ouverte collée par l’eau qui la moule, elle est irrésistible. Ils baisent à même le sable.

Tout se sait dans la famille et même l’adolescent, surpris au chevet de Juliette à lui tenir les mains et lui caresser les cheveux parce qu’elle se sent seule, sera soupçonné de l’avoir prise lui aussi. La mère la chasse ; Michel la cherche ; elle-même ne sait plus où elle en est. Elle a trahi l’homme qui l’a épousée pour la protéger et parce qu’il l’aime ; elle n’est aux yeux de tous qu’une pute de port qui aime aguicher et danser à s’étourdir, après avoir picolé pour oublier, et qui se livre à qui la désire. Elle erre pieds nus dans les rues avant d’échouer au « bar à putes », dixit Antoine, où un quarteron de musiciens négro-cubains répètent le mambo en sous-sol. Elle s’y précipite après avoir englouti deux double fines et se trémousse, jambes nues, toute soumise aux soubresauts sexuels du rythme. Une bête de sexe sans cœur ni raison.

Carradine, puis Michel, enfin Antoine et même Christian, contemplent sidérés le spectacle de la Femelle en rut, libérée de tout et même de la pudeur. Elle s’éclate. C’en est trop pour Michel qui a pris un pistolet dans le tiroir du frère et tire. Carradine fait dévier la balle au dernier moment et elle l’effleure, suffisamment pour le blesser, mais sans trop de gravité. Tandis qu’Antoine le conduit à Nice se faire réparer, Michel gifle Juliette, réagissant enfin en homme viril, ce qu’elle recherche depuis le début dans les bras des plus forts pour se sentir protégée, dit-elle. Il la ramène à la maison, domptée peut-être (interprétation morale du temps), mûrie probablement (interprétation d’aujourd’hui). Elle a compris que les autres comptent aussi, et pas seulement elle-même, et qu’il faut mettre du sien pour exister sans se laisser aller à tous ses désirs infantiles.

Le lecteur me pardonnera de ne pas apprécier Brigitte Bardot, dont je trouve le visage trop carré et la bouche trop grande. Le corps est superbe, je l’admets bien volontiers, mais les mœurs ciné de l’époque n’en laissent rien voir, seulement deviner. Les curés ont milité pour son interdiction au pays des puritains ricains, ce qui n’étonnera personne, et même la France catho bourgeoise l’a censuré puis « interdit aux moins de 16 ans » (on aurait pu mettre 18 ou 21 mais Poujouly avait déjà 15 ans et Bardot, malgré ses 21 ans, joue une Juliette de 18 ans). Le film reste aujourd’hui un mythe sexuel, et une vue d’un Saint-Tropez encore authentique. L’histoire contée est niaise et les acteurs peu intéressants, même Trintignant fait gnangnan, pas encore affiné par la maturité. Quant à la libération de la femme… mieux vaudrait se libérer d’abord de Dieu.

DVD Et Dieu… créa la femme, Roger Vadim, 1956, avec Brigitte Bardot, Curd Jürgens, Jean-Louis Trintignant, Christian Marquand et Georges Poujouly, TF1 Studios 2017, 1h31, €23,82 blu-ray €31,00

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L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock

Le crime parfait, ou presque, inspiré du premier roman policier de Patricia Highsmith. Deux inconnus se rencontrent par hasard dans un train ; l’un deux propose d’échanger les crimes : lui tuera la femme de l’autre qui refuse de divorcer et s’envoie en l’air avec le premier venu ; l’autre tuera son père, tyran autoritaire qui veut le faire enfermer, à défaut de travailler. Pas de mobile pour chacun, inconnus de l’entourage, sitôt arrivés sitôt parti – des tueurs sans traces.

Sauf que le plan ne se passe pas comme prévu. Bruno Anthony (Robert Walker), fils unique à maman et gosse de riche, n’est pas net mais un brin psychopathe. La trentaine sonnée, il adore encore mystifier les gens en leur racontant des horreurs, joignant parfois le geste à la parole au point que les vieilles dames emperlousées s’en étranglent. Le jeune et beau tennisman Guy Haines (Farley Granger, 25 ans au tournage), célèbre par les revues de sport, le rend presque jaloux. Il a ce que Bruno ne parvient pas à avoir : un travail dans lequel il est bon, la notoriété, une nouvelle fiancée Anne (Ruth Roman, 28 ans au tournage), fille de sénateur, qui lui a offert un briquet gravé à leurs deux initiales – bien que Guy ne fume quasiment pas. Si Bruno le tente par le meurtre prémédité de sa femme Myriam (Laura Elliott) devenue encombrante et enceinte d’un autre, le jeune Guy agit comme le Christ au désert, il refuse. Mais le diable a mille ruses, dont la première est le fait accompli. Et la seconde la malice : prenant une cigarette, il demande du feu et omet de rendre le briquet.

Même si Haines lui a dit non, interloqué de voir que n’importe qui connaît presque tout de sa vie intime par la presse, Anthony va le faire – et réclamer sa réciproque. La première scène du film où ne sont vues que les chaussures, disent tout des bonshommes : la frime bicolore du raté, les richelieus sobres du jeune homme bien dans sa peau. C’est en se faisant du pied que les deux inconnus se rencontrent dans le train et se parlent. Une vraie passe de drague pour le fils raté qui veut être reconnu et aimé. D’où la provocation des meurtres. Ce que le bon sens du champion refuse. L’autre va donc insister, s’obstiner, s’imposer. Jusqu’à la haine, une inversion d’amour.

Mais ce sentiment négatif ne le servira pas, il se prendra à sa propre toile et terminera comme il se doit. Bruno suit Myriam, serpent à lunettes qui s’amuse follement avec deux jeunes avec qui elle va faire la fête avant de coucher. Il profite d’un moment où elle est seule dans la nuit pour l’étrangler, sur l’île d’amour du parc de Metcalf, alors que les deux jeunes sont en train d’amarrer le bateau. Il se voit en miroir dans les lunettes de la fille et jouit de sa terreur progressive. Il la laisse morte et empoche les lunettes pour preuve, ainsi que le briquet de Guy, qui est tombé de sa poche. Cela lui donnera une idée.

Pendant ce temps Guy, en colère parce que Myriam a refusé de divorcer et qu’elle est enceinte, a téléphoné à Anne qu’il voudrait la supprimer – il l’a même répété trois fois, comme le reniement de Pierre dans les Évangiles. A l’heure du meurtre, qui est très vite découvert par les petits amis de Myriam, le tennisman est dans le train pour New York en compagnie d’un vieux prof aviné qui lui explique les intégrales (John Brown). Le problème est qu’il ne se souviendra de rien, trop bourré pour faire un témoin. Guy ne peut donc offrir qu’un demi alibi aux inspecteurs : il a cité un passager effectivement dans le même train, mais a pu monter en route à Baltimore. Les flics le surveillent donc constamment pour voir s’il va se couper.

Bruno le maniaque harcèle Guy pour qu’il accomplisse son meurtre en retour, celui de son père haï. Il lui téléphone, le rencontre « par hasard » au musée, dans la rue, s’incruste même aux invitations du futur beau-père, sénateur, se lie de relations mondaines avec des amis de l’entourage. Il envoie par la poste un plan de la maison avec une clé, puis un pistolet. Excédé, Guy décide d’en finir : il déjoue (facilement) la surveillance des flics sous sa fenêtre et se rend à la maison de Bruno, jusqu’à la chambre du père indiquée sur le plan. Il veut parler avec lui de son fils et lui dévoiler la machination du fou. Mais le vieux n’est pas là et c’est Bruno qui l’attend. Ce qui est curieux est que Guy aurait pu tirer sur la forme dans le lit, pour accomplir sa mission et tuer ainsi le psychopathe net. Bruno joue avec la mort, la donnant sans remord mais désirant aussi qu’on la lui donne pour expier sa mauvaise nature. La devoir au beau jeune homme amoureux et à qui tout réussit serait peut-être une grâce, un geste d’amour peut-être. Il y a une ambiguïté homosexuelle, consciente ou non, dans le film. Peut-être était-ce l’époque, au masculinisme accentué du fait de la guerre toute récente.

Mais Guy repart de la maison sans même que Bruno ne lui tire dessus. Guy a-t-il même pris le soin d’ôter les balles du chargeur, puisqu’il n’avait pas l’intention de tirer ? Il est probable que non, ce qui montre sa légèreté, voire son innocence au sens psychologique. Il a même oublié de débrancher le téléphone chez lui, qui a sonné interminablement la nuit, sans doute Anne toujours inquiète et cherchant le réconfort en vrai femelle du temps, ce qui a intrigué les flics. Ils se sont alors aperçus, mais un peu tard, que l’oiseau s’était envolé. Anne a en effet découvert le pot aux roses en observant Bruno évoluer en intrus parmi les convives d’une soirée organisée par son père le sénateur, où il a parlé crime avec deux épouses qui s’ennuient et a mimé l’étranglement sur l’une d’elle. Hypnotisé par les lunettes de Babette (Patricia Hitchcock), la sœur d’Anne qui le regardait, il en a oublié de ne pas serrer trop fort et s’en est même évanoui. Guy a alors tout avoué à Anne, sa rencontre, la proposition des deux meurtres sans mobile, son refus et le harcèlement. Mais le dire à la police serait devenir coupable aux yeux de la loi, sans témoin fiable pour le corroborer.

Bruno a une autre idée : aller remettre le briquet sur l’île du parc d’attraction pour faire accuser directement Guy et se venger de son refus de tuer son père. Il l’en informe et le jeune tennisman veut alors le rejoindre pour l’en empêcher mais sa fiancée lui fait remarquer qu’il doit tout d’abord subir l’épreuve du championnat de tennis, ce serait louche s’il déclarait forfait. Guy va donc s’efforcer de gagner en trois sets, malgré un adversaire coriace, pour attraper un train vers Metcalf avant la nuit tombée, heure où le meurtrier ira incognito déposer la preuve sur l’île. Ce qui donne une séquence de suspense bien construite où les images du match serré où tout est à l’initiative de Guy et les images du voyage inexorables de Bruno vers Metcalf sont intercalées.

Grâce à Babette, efficace personnage secondaire qui prépare un taxi pour lui, Guy parvient à attraper le train pour Metcalf et arrive au soleil couché. Les flics qui le surveillent préviennent leurs collègues sur place et il est suivi en force dans le parc d’attraction. Bruno est retardé par la foule qui se presse sur l’île, voulant voir « les lieux du crime » ; aucun bateau n’est disponible et la queue est longue. Il est reconnu par son chapeau enfoncé sur les yeux et son air sévère, halluciné plus que fêtard, par le loueur de canots (Murray Alper), qui l’indique aux flics. Mais, voyant Guy, il tente de lui échapper en grimpant sur un manège qu’un con de flic fait tourner en folie lorsqu’il tire un coup de feu en pleine foule qui tue le machiniste, poussant le levier à la vitesse maxi.

Le combat entre Guy et Bruno est un autre moment de suspense, avec le sempiternel gamin innocent des films américains. Juché sur un cheval de bois, il tape avec enthousiasme sur Bruno le méchant qui l’envoie bouler, manquant in extremis d’être éjecté si Guy ne l’avait pas retenu puis sauvegardé dans une baignoire. Lorsque le manège est enfin arrêté par un employé qui passe dessous afin d’accéder au frein d’urgence, tout s’écroule dans un fracas pré-hollywoodien au milieu de la foule hystérique, et Guy s’en sort alors que Bruno y reste. Il mentira jusqu’au bout, sans se repentir une seconde en mauvais larron, niant avoir le briquet et accusant Guy de l’accuser. Alors qu’il l’a dans la main, qui s’ouvre à son dernier soupir devant le flic qui comprend tout.

Le côté destinée, version protestante de la grâce innée ou du mal sans recours, est très fortement souligné dans ce film noir. Guy est la jeunesse championne, énergique et innocente – en bref l’Amérique juste après-guerre ; Bruno est la version décadente d’enfant gâté, pourri de l’intérieur, jaloux et paresseux, voué à détruire. Le pendant féminin est entre Anne, fille de riche mais non gâtée, amoureuse – et Myriam, dont la fêlure intime est révélée par le port de lunettes, qui veut jouir sans payer, égoïste et menée par le vagin.

Un thriller efficace qui n’a rien perdu de son mordant ni de son attrait. Je l’ai vu et revu régulièrement. En connaître la fin n’a aucune importance car ce qui compte est la progression tragique de la prédestination au mal.

DVD L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951, avec Farley Granger, Robert Walker, Ruth Roman, Leo G Caroll, Warner Bros Entertainmenent France 2001, 1h39, €7,40 blu-ray €15,81 – avec version bis britannique, 2 mn de différence.

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Le Prête-nom de Martin Ritt

Nous sommes en 1952, à l’ère McCarthy aux États-Unis, en pleine guerre froide. L’URSS est l’Ennemi et vient d’acquérir la Bombe à cause de la trahison de sympathisants juifs du communisme, les Rosenberg. Ces personnages sont repris dans les actualités en début de film. L’époque est au soupçon, au resserrement des rangs, à la traque idéologique des déviances. Le communisme est une peste pour l’esprit américain et les vrais « patriotes » doivent isoler ceux qui en sont contaminés. Quelques années plus tard, ce sera au tour des Soviétiques de traquer les « dissidents » et de les envoyer se faire « rééduquer » dans des camps de travail. Aux États-Unis, il s’agit seulement d’isoler.

Circulent alors des listes noires (blacklists) élaborées par le FBI du paranoïaque homosexuel avéré ou refoulé Edgar Hoover, qui « conseillent » fortement aux compagnies de divertissement d’éviter d’employer les acteurs et scénaristes qui ont été atteints par le virus communiste à un moment ou à un autre de leur vie. Plus de trois cents artistes (dont Charlie Chaplin) ne pourront plus travailler aux États-Unis. La « transparence » exige « la vérité » et qu’on avoue par écrit ses « tendances » de gauche.

Alfred Miller (Michael Murphy) est l’un de ces écrivains qui ne peuvent plus travailler. Les scénarios qu’il écrit sont très bons mais la pression psychologique du FBI est trop forte sur les producteurs ; notamment ces agents qui font du zèle en se faisant payer pour enquêter officieusement afin d’éviter tout ennui, comme Hennessey (Remak Ramsay) et profiter de la manne financière récoltée par la télé. Celle des patrons aussi, comme ce commerçant aux trois succursales de supermarché qui veut afficher son boycott au cas où la chaîne de télé passerait outre. Un vrai « réseau social » avant la lettre ! Il s’agit de lyncher en bonne conscience, ni de comprendre, ni de pardonner. Ce qui est fort peu chrétien, bien que les Yankees proclament haut et fort leur foi biblique – mais orgueil et égoïsme avant tout.

Un ami de classe (Woody Allen) est alors approché pour faire le prête-nom. Lui n’est pas fiché car il n’est que caissier de bar. Il se laisse convaincre par l’ami de ses 12 ans, juif comme lui, de livrer les scénarios contre un pourcentage des recettes. Puis il y prend goût. Il tombe amoureux d’une productrice de télé qui l’admire et veut en faire plus, Florence Barrett (Andrea Marcovicci). Il engage Miller à contacter des amis dans la même situation pour livrer d’autres scénarios. Ils lui sont livrés selon la vraie méthode des espions, en se croisant dans la rue sans s’arrêter pour échanger une enveloppe. Il acquiert ainsi une certaine aisance qui lui permet de ne plus apparaître comme un raté aux yeux de son frère fourreur comme à ses propres yeux. Il est courtier entre le talent et la production et cela lui suffit.

Sauf que l’amour s’en mêle. La fille est idéaliste et écœurée de la lâcheté des producteurs face à la pression de l’opinion « bien-pensante » officielle. Elle décide de démissionner de son poste lorsqu’elle assiste au licenciement pour motifs hypocrites de l’acteur fétiche de l’émission, Hecky (Zero Mostel – lourdingue), un autre juif nommé Bronstein. Il a tenté d’espionner Howard pour le compte du FBI qui ne le connaît pas (ce qu’il fait dans ses loisirs, qui sont ses amis), mais n’a pas obtenu d’être blanchi. Après une fête en solitaire dans un grand hôtel, il saute par la fenêtre. N’y aurait-il que des Juifs dans les listes de proscription ? L’exemple des Rosenberg fait-il de tout juif un traître car sans-patrie ? C’est ce que disait Hitler, c’est ce que pensera Staline – et Poutine après lui – mais aux États-Unis ? Ce film est aussi une charge contre l’antisémitisme latent.

La fille déclare qu’il suffit de dire « non ». Que pourrait-il arriver ? Ces listes noires ne sont pas officielles et le droit d’expression est garanti par la Constitution – tout comme le 5ème amendement qui permet de ne pas répondre aux questions qui pourraient vous inculper.

Howard Prince resterait bien confortablement dans sa position neutre mais le fait qu’il aime l’oblige à choisir. Il est justement convoqué par le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (dissout seulement en 1975), composé de membres du Congrès. Il peut invoquer le 5ème amendement ou s’y rendre. Dans le premier cas il sera blacklisté, dans le second il devra répondre aux « questions ».

Il décide d’y aller et d’éluder les réponses. Ainsi lorsque le juriste lui pose cette simple question « connaissez-vous Alfred Miller » (dont il connaît déjà la réponse), Prince demande pourquoi, puis quel Alfred Miller parmi les homonymes (il en existe des tas !). Mais la « démocratie » américaine est fondée sur vérité et transparence – mentir est le péché suprême – donc il faut tout avouer en public à la façon protestante (alors que les catholiques se contentent de la confession privée au prêtre). Excédé, Howard Prince décide de suivre le principe de son amoureuse : « Je conteste au comité le droit de me poser de telles questions ». Jusque-là, il aurait pu l’emporter en droit. Mais il ajoute, comme tout juif qui en fait toujours trop : « Et allez tous vous faire foutre ». Il est donc inculpé, au moins d’injure au comité. Il est emmené menotté tandis qu’une manifestation de soutien brandit des pancartes en hurlant autour de lui.

Le générique rappelle pour chaque acteur de 1976 sa position sur liste noire 1952. Le réalisateur Martin Ritt a été lui-même placé sur liste noire durant ces années-là. Il se venge avec ce film juste après la dissolution du Comité.

Ce n’est pas un grand film, même si Woody Allen est drôle. C’est un film engagé, ce qui lasse un peu une fois la cause entendue. La guerre du Vietnam venait, au début des années 1970, rappeler à la fois que le communisme restait un ennemi et que la liberté de s’exprimer restait constamment menacée au nom de la raison d’État.

Aujourd’hui, c’est moins la raison d’État que la pression des réseaux sociaux auto-intoxiqués qui pose question. Ils sont la tyrannie de la majorité – manipulée. Les listes noires existent toujours : elles s’appellent woke et mitou. Peu importe la justesse morale de leur cause, le mouvement même de submerger le droit de s’expliquer et de se défendre par la réprobation publique immédiate et le boycott violent doit être combattu.

Vaste programme !… comme disait De Gaulle de la connerie humaine – qui est sans fin.

DVD Le Prête-nom (The Front), Martin Ritt, 1976, avec Woody Allen, Zero Mostel, Wild Side video, 1h35

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Le procès Paradine d’Alfred Hitchcock

Quand les extrêmes s’attirent et se touchent, c’est l’explosion tragique. Un avocat pénaliste londonien à succès gagne toutes ses affaires lorsque son associé lui en propose une nouvelle : la femme qui a tué son mari ancien colonel fort riche, devenu aveugle pendant la Seconde guerre. Anthony Keane (Gregory Peck) ne peut s’empêcher de tomber amoureux instantanément de la vénéneuse Maddalena Paradine (Alida Valli).

Il veut la sauver ; elle y consent à une condition : que le valet Latour (Louis Jourdan), ancienne ordonnance du colonel demeuré à son service et attaché à sa personne, soit hors de cause. Mais le valet est trop beau et l’avocat trop jaloux. Il ira dans la propriété de la région des lacs où il verra l’immense chambre de l’aragne, son portrait narcissique au-dessus du monumental lit conjugal (que le colonel ne pouvait voir), son narcissisme vampirique. Il comprendra que le valet palefrenier a été son amant, malgré lui peut-être mais qu’elle lui est attaché, elle l’a agrippé et paralysé comme l’araignée le fait de sa proie.

L’avocat n’aura de cesse d’insinuer que lui a versé le poison dans le verre de bourgogne fatal et pas elle, au point d’indisposer la cour et de susciter des aveux imprévus. Il le haïra, elle le haïra ; il se suicidera, elle avouera le meurtre devant le jury et le juge (Charles Laughton) et sera pendue. L’avocat a tout perdu : sa réputation, sa femme, son amour. Car son épouse, la belle Gay Keane (Ann Todd), comprend ce qui l’a saisi : cette passion brutale, ce détachement d’elle, cette impasse de sa défense.

Non sans longueurs et bavardages en raison des interventions brouillonnes du producteur Selznick, ce film tout en psychologie montre les ravages de la passion dans un esprit pourtant rationnel. Tout le précipite à sa perte, il en est conscient mais ne peut rien pour dévier le destin.

Gregory Peck fait un piètre avocat londonien qui doit être autrement plus cultivé et érudit ; Louis Jourdan fait un piètre amant de Lady Paradine, pas assez vulgaire ni bouseux comme celui de Lady Chatterley. Elle est venimeuse, sortie des bas-fonds et avide de sexe ; elle a connu beaucoup d’hommes dans sa puterie avant mariage. Elle a voulu se caser mais l’aveugle a fini par la gêner dans ses désirs pour le beau mâle à sa portée, lui-même trop honnête et trop fidèle à son maître. Lui mort, son beau corps à jamais hors de la portée de ses griffes insatiables, elle n’a plus le goût de vivre et de recommencer, de jouer la comédie sociale. Elle se laisse condamner et pendre comme « il se doit » selon les normes.

DVD Le procès Paradine (The Paradine Case), Alfred Hitchcock, 1947, avec Gregory Peck, Alida Valli, Ann Todd, Charles Laughton, Louis Jourdan, Charles Coburn, Carlotta films 2018, 1h50, €7,81 blu-ray €8,30

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Lord Jim de Richard Brooks

Lord Jim (Peter O’Toole) n’est pas lord mais seulement de bonne famille. Il prétend. Dans lignée de Carlyle (Le culte des héros, paru en 1841), il croit que l’héroïsme vient de l’esprit et qu’il entraîne le corps mais, dans l’action, il s’aperçoit que son corps ne suit pas : il a peur, il hésite, il flanche. Est-il « un lâche » comme la (bonne) société (morale) veut le faire croire ? Ou n’est-il au fond qu’un homme ordinaire confronté parfois à des événements extraordinaires auxquels il réagit en fonction de ce qu’il est : avec ses tripes, ses passions, son idéal ? Le héros et le lâche sont le même humain et le fil est ténu entre l’un et l’autre.

Mais nous sommes en 1900 et la société impériale victorienne britannique n’admet pas que l’on soit métissé. Chacun est ou noir ou blanc et doit choisir son camp. Cela vaut pour la race comme pour la morale. Un officier de marine ne doit pas abandonner son navire, ni ses passagers, même si le bateau doit couler et que la tempête fait rage. Un Blanc ne doit pas se mettre du côté des basanés, même si ceux-ci sont chez eux, dans leur droit et revendiquent la simple liberté. Le devoir, comme la morale, sont exclusifs et impériaux. Ce n’est rien d’autre que ce que prônent aujourd’hui Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Trump ou les Le Pen : ils en reviennent au siècle dernier traditionnel, mâle et blanc, sûr de lui-même et dominateur.

Pour Carlyle, le héros produit l’histoire, il l’accouche en prophète, « une divine forme d’homme » prenant la place des dieux de jadis. Il est le capitaine, le chef, le guide. Jim se veut ainsi, rêvant son idéal. Il commence pilotin avant de passer officier et réussit tout comme il faut. Il sait commander, il sait réfléchir. Il n’y a que l’agir qui soit moins assuré. Il n’a pas l’âme aristocratique qui privilégie l’action à la réflexion mais plutôt l’inverse ; il n’est pas entièrement maître de lui, définissant le bien et le mal. Son imagination en folle du logis lui fait entrevoir le meilleur mais aussi le pire. Ainsi lorsque, engagé sur un vieux vapeur rouillé, le Patna, un débris flottant cogne brutalement la coque dans la tempête. Il va voir dans la cale et aperçoit quelques fissures d’où l’eau sourd, mais sans plus. Son imagination s’enflamme et, amplifiée par la panique du bosco, le submerge de l’idée que le bateau va couler à brève échéance. Le rafiot est rempli de musulmans en route vers La Mecque et seuls deux canots de sauvetage sont prévus. Jim hésite, dernier sur le pont alors que le capitaine, le bosco et un homme d’équipage (tous Blancs) l’exhortent à sauter. Il ne doit pas, il a donné sa parole à l’imam qui l’a questionné, sa morale idéaliste le réprouve, son devoir d’officier aussi – mais sans se l’expliquer, sauf par un trou noir de ses instincts, il se retrouve dans le canot qui s’éloigne du Patna.

Les quatre hommes sauvés des eaux rejoignent un port d’Indonésie et se retrouvent… face au Patna qui n’a pas coulé mais qui a été remorqué par un autre navire. Dérision ! Jim ne s’est pas sauvé mais il a chu. Dès lors, comme le Christ, il va vivre jusqu’au bout sa Passion, finissant par mourir pour une idée. Au lieu de se taire, il va demander une enquête et témoigner ; il sera dégradé et radié, dans la réprobation morale générale – sauf celle du capitaine français qui a porté secours au Patna, qui déclare qu’il ne sait pas comment il aurait réagi lui-même en pareilles circonstances. Car il y a de la marge entre la théorie morale des juges et de la Compagnie sur le courage, la loyauté, l’honneur – et les réalités humaines du terrain en mer, souvent hostile et terrifiantes. Mais il faut faire « un exemple », il faut assurer « la confiance », autrement dit poser un type d’homme rigide qui ne fléchira jamais en toutes circonstances (et en apparence), même si ce n’est que de l’idéalisme, la version petite-bourgeoise de l’Honneur aristocratique.

Dès lors, Jim, qui laisse son nom et son grade pour se fait appeler simplement Jim, va faire tous les petits métiers en Asie du sud-est pour survivre, jusqu’à ce qu’il sauve de l’explosion une barcasse qui débarque dans un comptoir des barils de poudre. Un indigène au simple linge autour des reins a mis le feu exprès, sur ordre, pour faire sauter la cargaison mais Jim refuse cette fois de sauter, préférant agir. Il éteint le feu en éventrant des tonneaux de bière. Dérision ! Jim ne s’est pas sauvé de sa faute précédente mais il a rebondi. Stein le chef du comptoir (Paul Lukas) l’a vu aux jumelles et lui propose une aventure : convoyer ces barils de poudre et des fusils à répétition en remontant une rivière jusqu’au comptoir de Patusan, où il remplacera l’agent Cornelius qui a renoncé (après avoir déchu en épousant une indigène pour lui faire une fille).

Il s’agit d’une aventure car un « général » s’est intronisé seigneur de la guerre pour exploiter les mines d’étain et de pierres précieuses en rendant esclaves les pêcheurs et les villageois. Il a torturé et soudoyé Cornélius pour qu’il l’aide et celui-ci, lâche, a cédé. Jim est chargé de livrer des armes aux villageois pour qu’ils se défendent contre le général et ses hommes de main. Évidemment le petit vapeur qui devait remonter la rivière n’est « pas disponible » selon Marlow, le courtier véreux au rire gras qui sert d’intermédiaire (Jack Hawkins). Jim loue un voilier. Évidemment l’équipage de deux indigènes engagés par le courtier est vérolé par un traître à la solde du général s’est infiltré, le même indigène en pagne qui avait mis le feu à la barcasse transbordant la poudre. Il incite sous la voile son compagnon à aller tuer le Blanc avant que, voyant son hésitation, il ne le poignarde lui-même dans les reins en l’accusant d’avoir voulu tuer le capitaine. Jim n’est pas dupe et arme son fusil à répétition, ce que l’autre n’avait pas prévu. Il lui obéit donc en esclave – mais pour la « bonne » cause, à l’inverse des villageois qui travaillent pour le général – et s’empresse de fuir à la nage lorsque le bateau est échoué près de l’arrivée.

Jim débarque un à un les barils de poudre et les caisses de fusils et les cache, aidé d’un gamin en pagne qui compose des pièges à feuilles pour les cacher dans les arbres. Sauf un baril, qui lui permet de faire sauter le bateau devant les gardes armés du général (Eli Wallach) qui viennent s’en emparer, prévenus par le traître nu. Jim est pris, amené devant le général et devant Cornélius en retrait (Curd Jürgens). Il est enchaîné et sera torturé au fer rouge pour lui faire avouer l’endroit où sont cachés les autres barils car il n’y a eu qu’une seule explosion sur les neuf qu’il aurait dû y avoir, une par baril de poudre.

Pendant ce temps, les villageois organisent la résistance et la fille de Cornélius (Daliah Lavi), restée du côté des villageois, réussit à délivrer Jim en lui faisant prendre la place d’un prisonnier mort dans un linceul blanc. Une scène de suspense est lorsque Cornélius le soupçonne et tire au pistolet sur le linceul, croyant tuer le fuyard : mais ce n’est qu’un cadavre, Jim a sauté le mur une fois les gardes hors de vue. Il va dès lors organiser la résistance, en capitaine et en chef, héros malgré lui (ou peut-être à cause de sa Faute). Ce sont les indigènes qui vont le nommer « lord » pour marquer son essence supérieure de guide d’hommes. C’est que Jim a de grands projets héroïques pour « son » nouveau peuple : délivrer le village de l’esclavage, chasser le général et ses sbires, développer le commerce sur la rivière, négocier l’achat de machines pour rationaliser l’ensemble, construire un pont…

Dans la lutte pour investir le fort et faire sauter la réserve de munitions des exploiteurs, les lances en bambou sont remplies de poudre et d’une mèche, formant ainsi de parfaites armes détonantes ; un vieux canon rouillé est remis en service et parvient à tirer plusieurs fois avant d’exploser ; les fusils à répétition font merveille. Le général est tué dans une explosion après avoir tué le traître nu censé garder Jim, mais Cornélius fuit avec quelques pierres précieuses qu’il cherche à négocier. Il entraîne dans son aventure à lui un capitaine déchu qui se fait appeler « gentleman » Brown (James Mason). Ils remontent le fleuve au vapeur, avec le courtier véreux Marlow, tous résolus à mettre la main sur le trésor amassé dans un souterrain et à revenir à la civilisation riches et respectés : leur héroïsme à eux.

C’est alors la lutte des deux officiers déchus, celui qui veut la rédemption et celui qui persiste et signe. Ni l’un ni l’autre ne gagneront mais la Morale transcendante sera sauvée, non sans dommages collatéraux : le gentil gamin qui a aidé Jim est tué d’une balle tirée par Brown ; le fils du chef du village (Jūzō Itami), devenu ami de Jim est tué d’un lancer de poignard alors que Brown avait « donné sa parole » de quitter les lieux. Les indigènes sont tous presque nus, dans leur vérité immédiate corporelle, passionnelle et morale, tandis que tous les Blancs sont vêtus, certains de restes d’uniformes en guise d’armure sociale, comme pour masquer leur nature profonde pour un idéal affiché, un futur rêvé, ambitionné, à venir. Quoi d’étonnant à ce que le capitaine déchu ait sa propre « vérité » sur ce qu’il jure ? Comme Jim s’était engagé « sur sa vie » à ce que la parole du traître soit respectée – et qu’elle ne l’a pas été – il se livre au chef (Tatsuo Saitō) qui a perdu son fils, qui le tue devant la foule assemblée avec son propre fusil. Jim a accompli son destin et il est incinéré avec le gamin et l’ami.

Le film a été tourné au Cambodge et livre un orient somptueux, un village grouillant de vie, des cérémonies bouddhistes de grand style et une jungle luxuriante. C’est au « paradis » que se livre la lutte des héros, les humains apparaissant bien dérisoires avec leurs volontés, face à la nature puissante et indifférente.

De façon un peu grandiloquente et avec un acteur à l’apparence invertie dont les yeux paraissent maquillés, Richard Brooks signe une seconde adaptation du roman de Joseph Conrad, Lord Jim, après celle (en muet) de Victor Fleming en 1925. Peter O’Toole était parfait dans le rôle ambigu de Lawrence d’Arabie ; il l’est moins à mon avis dans ce Lord Jim.

DVD Lord Jim, Richard Brooks, 1965, avec Peter O’Toole, James Mason, Curd Jürgens, Eli Wallach, Jack Hawkins, Daliah Lavi, Paul Lukas, Akim Tamiroff, Jūzō Itami, Wild Side Video 2016, 2h17, €10.00 blu-ray €16,60

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L’enterré vivant de Roger Corman

Curieuse histoire que celle contée par Edgar Allan Poe et reprise au cinéma par Roger Corman. Une obsession : celle de la mort, mais la pire qui soit, par étouffement lent, dans son propre cercueil, alors que tout le monde vous a cru disparu et vous a enterré. La science du XIXe appelle cela la catalepsie, une vie inerte par hystérie ou hypnose qui a toutes les apparences de la mort.

C’est cela qui a traumatisé Guy Carrell (Ray Milland) lorsqu’il avait 13 ans. Son père mort et enterré dans la crypte familiale sous le manoir, dont il a entendu – ou cru entendre – la voix qui appelait désespérément dans la nuit. Devenu docteur en médecine, une exhumation a ravivé ce traumatisme. Le mort avait griffé le couvercle du cercueil et présentait un visage épouvanté, comme ayant lutté de longues heures avant de périr étouffé.

C’est pourquoi Guy ne veut pas se marier et qu’il repousse les avances de la trop belle rousse qui s’insinue auprès de lui, lascive, comme une démone biblique (Hazel Court). Puis il cède, voulant balayer ses obsessions. Mais elles reviennent, inexplicablement, par la musique jouée par sa chère et tendre qui est celle que sifflait le fossoyeur qui a exhumé l’enterré vivant ; par ce sifflement qu’il entend parfois dans le cimetière brumeux proche du manoir. Sa femme dit ne rien entendre, ne rien voir – lui si. Elle se dit inquiète et se répand auprès d’un docteur ami, le jeune et séduisant Miles (Richard Ney) ; elle l’implore de faire quelque chose. Mais la psychiatrie est encore en ses balbutiements et la médecine ne peut rien, sauf à distraire l’imagination. Or Guy Carrel s’enterre par lui-même dans ses obsessions, dans son manoir qu’il ne veut pas quitter, dans la crypte où sont enterrés ses ancêtres. A force d’être pris par la mort, il devient mort-vivant. Psychotique ? Ou coup monté ?

Car sa femme ambitieuse, sa sœur mortifère et les médecins férus de science s’ingénient à tenter de le sortir de l’ornière, tout en l’y enfonçant. C’est le cas lorsque Guy semble se remettre à la vie et détruit le mausolée qu’il s’était fait construire pour conjurer sa hantise. Son cercueil pouvait s’ouvrir d’une simple mouvement de son index, la porte du caveau être actionnée de l’intérieur, une échelle de corde donnant accès au toit était prévue au cas où, une sortie secrète, des provisions et même – acte ultime, du poison. Mais Guy a trop complaisamment exhibé tous ces gadgets devant sa femme et le docteur, son probable futur amant ; ils l’ont convaincu qu’il fallait détruire tout cela pour enfin revivre. Il a tout fait sauter avec la dynamite du derniers recours.

Mais cela l’obsède et l’épouse comme les docteurs s’ingénient à cette obsession. En parler, c’est la faire renaître à chaque instant, raviver le traumatisme. C’est son chien, assommé par la foudre, qu’il croit mort selon sa sœur et veut enterrer – juste avant qu’il ne se réveille ; un chaton miaulant derrière la cloison, placé là sans doute par sa tendre épouse, qu’il entend pleurer comme la voix de son père jadis et qui serait mort de faim comme lui. Le docteur l’a dit, il lui suffit d’un choc pour qu’il entre à son tour en catalepsie, autosuggestion somatisée. Lorsque tous arrivent à le convaincre d’ouvrir la crypte où son père est enseveli pour voir s’il présente les symptômes d’un enterré vivant qui se serait débattu, la clé a disparu. On apprendra vite que c’est la belle Emily qui la cache entre ses seins. Le squelette qui lui tombe dessus en est trop pour Guy et il entre aussitôt en ce que son esprit troublé a toujours redouté : en catalepsie.

Alors on l’enterre, dans un cercueil mais pas dans la crypte, selon ses vœux dans le cimetière. Ce sont les deux fossoyeurs payés par les docteurs qui vont le déterrer pour servir à leurs études en laboratoire. Réveillé vivant, il en profite pour trucider les ouvriers et pour se venger de tous. Sa trop belle femme, rousse perfide comme il est dit dans la Bible, sera enterrée vivante selon le sort qu’elle lui a réservé ; le docteur qui voulait le disséquer sera électrocuté par la pile qui servait à ses expériences sur les nerfs.

Mais prendre la vie est apanage de Dieu, pas des hommes ; s’ils le font, ils doivent être punis. Même si, lors de la cérémonie du mariage à l’église, un coup de tonnerre est venu opportunément contester au moment où le pasteur prononce la formule rituelle (en mariage anglo-saxon) « si quelqu’un s’oppose à ce mariage qu’il se lève et le dise, ou bien qu’il se taise à jamais ». Guy tue sa belle avide de quelques pelletées de terre mais meurt aussitôt d’un coup de feu tiré par une érinye – qui savait tout mais n’a rien dit, faute de preuves, dit-elle.

L’obsession de mourir à trop petit feu dans son propre cercueil par la conjuration de la famille, des curés et des faux amis a beaux jours devant elle et l’atmosphère pesante, gothique, ténébreuse du film renoue avec les angoisses celtiques omniprésentes par-dessus la Bible dans l’univers anglo-saxon.

DVD L’enterré vivant (The Premature Burial), Roger Corman, 1962, avec Ray Milland, Hazel Court, Richard Ney, Alan Napier, Sidonis Calysta 2010, 1h21, €11,90 blu-ray €39,98

Les autres films de Roger Corman chroniqués sur ce blog

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Un crime dans la tête de John Frankenheimer

Pas facile d’être un héros… Raymond Shaw (Laurence Harvey) est un sergent de l’armée américaine en Corée en 1952. Il combat les communistes chinois et russes qui voudraient envahir le pays. Sous les ordres de son capitaine de compagnie Bennett Marco (Frank Sinatra), sa patrouille s’avance en reconnaissance vers les lignes ennemies mais, selon l’indigène traducteur qui les conduit, un marécage les empêche de marcher selon la procédure et ils doivent s’avancer en colonne. Ce qui leur est fatal : une compagnie les assomme et les enlève.

Elle ne les tue pas mais les conditionne selon les principes de Pavlov, le savant soviétique du réflexe conditionné. Additionné ici d’hypnose et de pas mal de psychologie sur les névroses (pourtant science juive donc « bourgeoise » selon les sbires moscovites), les soldats sont reconditionnés comme on le dit d’un produit de masse. Leurs cerveaux sont « lavés » et leurs souvenirs réimplantés. Une scène désopilante désoriente un temps le spectateur avant qu’il comprenne : une grosse botaniste chiante parle à une assemblée de bourgeoises emperlousées coiffées de chapeaux à fleurs tandis que le groupe de soldats américains, assis derrière elle s’ennuient à mourir. On ne sait pas ce qu’ils font là mais on ne tarde pas à le comprendre. La grosse est un épais communiste de Moscou, membre du Politburo, qui étale sa science devant un parterre de militaires chinois, coréens du nord, castristes et évidemment soviétiques. Il se vante d’avoir lessivé les cerveaux et d’avoir implanté un programme de tueur dans celui de Raymond Shaw. A titre d’exemple, il lui donne l’ordre d’étrangler l’un de ses hommes qu’il déteste le moins – ce qu’il fait – puis de tirer une balle dans la tête du plus jeune, la mascotte du groupe – ce qui est accompli sans un battement de cil.

Mais pour que l’arme fonctionne, il faut que Shaw rentre aux États-Unis, que ses hommes chantent ses louanges et que son capitaine le propose pour une décoration. Ce qui est fait : chacun se voit implanter son rôle et le groupe resurgit indemne trois jours plus tard dans les rangs américains. Le sergent Shaw est crédité d’avoir sauvé neuf hommes malgré la perte de deux autres au combat. Il est accueilli par plusieurs généraux au garde à vous à sa descente d’avion, puis par le président des États-Unis qui lui remet la médaille d’honneur, plus haute distinction militaire du pays. Sa mère ne manque pas de s’ingérer dans ce succès pour vanter les mérites de son sénateur Iselin de second mari, beau-père de Raymond. Celui-ci, un con fini paranoïaque du style MacCarthy dont le rentre-dedans ressemble au style de Trump, brigue la candidature du parti Républicain aux prochaines présidentielles. Pour cela il dénonce les communistes infiltrés dans l’armée et jusqu’au sénat, citant des chiffres fantaisistes, jamais les mêmes, mais qui font impression. Comme quoi les histrions des fake news à la Donald ne sont pas une nouveauté aux États-Unis, déjà les années soixante les connaissaient bien ; ils étaient même élus !

Le machiavélique de la chose est que tout le monde manipule tout le monde dans ce thriller politique. Le sénateur Iselin (James Gregory) est une marionnette aux mains de sa femme (Angela Lansbury), laquelle se révélera agent de Moscou et manipulée comme telle, et qui manipule elle-même son fils Raymond rentré de guerre, lequel est manipulé par son conditionnement pavlovien mais aussi par son ancien béguin d’avant-guerre, la blonde Jocelyn (Leslie Parrish), fille du sénateur de l’État voisin (John McGiver), qui l’a sauvé en slip d’une morsure de serpent. Le complot est d’assassiner le candidat républicain en pleine convention afin qu’Iselin, second de la liste, soit choisi par défaut et devienne le nouveau président des États-Unis. Il instaurera un pouvoir fort, voire dictatorial (comme Trump a tenté de le faire). Une fois le pouvoir bien assuré, les liens avec Moscou permettront au communisme de l’emporter dans le monde, au moins aux deux Grands de gouverner de concert (ce que Trump a été tenté de faire, si l’on en croit ses liens affairistes avec les poutiniens).

La mère Iselin demande donc à Moscou de lui envoyer un tueur. Elle ne sait pas qu’il s’agit de son propre fils et, lorsqu’elle le découvre, jure de se venger. Mais les soviétiques ont déjà fait assassiner à Shaw son patron, un grand journaliste libéral, puis le sénateur Jordan qui savait des secrets sur Iselin, et sa fille Jocelyn dans la foulée parce qu’elle était accourue. Tout cela sans le savoir, conditionné par une réussite au jeu de carte où la dame de carreau sert de déclencheur et un coup de téléphone lui désigne la cible. Sans dévoiler la fin, lui aussi se vengera, à sa façon.

Mais les gens ne sont pas des machines que l’on programme comme des robots. Même implantés, les souvenirs se superposent aux souvenirs gravés en mémoire, qui restent dans l’inconscient. Il suffit de peu de choses pour les faire ressurgir : un cauchemar où la désinhibition du conscient parle, une scène qui déclenche l’ouverture d’un compartiment fermé de la mémoire, un déconditionnement à base des cartes mêmes. C’est ce que va entreprendre le capitaine Marco, devenu commandant, tourmenté par un cauchemar récurrent où il voit Shaw tuer deux hommes du groupe devant une assemblées de gras communistes. Mis en congé maladie pour malaises et manque de sommeil, il se rend à New York pour voir Shaw et lui en parler. Il se croit l’objet de fantasmes culpabilisants avant de s’apercevoir que le soldat Allen Melvin de sa section revenue des lignes nord-coréennes, qui a écrit à Shaw son héros (implanté), fait le même cauchemar. Il trouve en outre engagé comme domestique chez lui le traître nord-coréen qui a fourvoyé volontairement la patrouille dans les bras de l’ennemi. Pour le commandant, il y a donc anguille sous roche.

Aidé du FBI et de la CIA, il va donc examiner la situation, observer le comportement parfois aberrant de Shaw et tenter de le déprogrammer une fois découvert le pouvoir de la dame de carreau sur son cerveau. Il utilise un vieux truc de magicien : le jeu composé d’une seule carte, rien que des dames de carreau. Raymond Shaw est donc « retourné » dans le bon sens et feindra d’obéir aveuglément aux ordres tout en les accomplissant à sa sauce jusqu’au final.

Un bon thriller en noir et blanc tiré d’un roman de Richard Condon, The Manchurian Candidate, sorti en 1959. Certes, Richard Condon n’est pas Truman Capote mais son histoire se tient, tout à fait dans le style scientiste et paranoïaque de ces années de guerre froide qui culmineront avec la crises des missiles de Cuba, l’assassinat du président Kennedy, puis la guerre du Vietnam. Les services secrets tenteront à l’époque des expériences de manipulation psychologique à base de conditionnement et de drogues, infiltrant des espions qui se feront retourner, parfois en agents triples. Tout cela pour pas grand-chose, tant c’est l’économie qui mène la puissance – ce que prouveront l’effondrement du bloc soviétique et son contre-exemple jusqu’ici réussi : l’essor de la puissance chinoise.

DVD Un crime dans la tête (The Manchurian Candidate), John Frankenheimer, 1962, avec Frank Sinatra, Laurence Harvey, Janet Leigh, Angela Lansbury, Henry Silva, Riminiéditions 2018, 2h01, €7.45 blu-Ray €12.00

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La lance brisée d’Edward Dmytryk

C’est un western puisque cela parle de l’Ouest, de ses grands espaces de l’Arizona jadis à prendre (aux Indiens), de ses têtes de bétail à parquer et soigner, de ses hors-la-loi plus prompts à voler qu’à travailler et bâtir. Un hymne au Pionnier, l’homme qui s’est fait tout seul : Matt Devereaux. Une grande gueule d’Irlandais macho et implacable comme un Jéhovah d’Ancien testament (Spencer Tracy), qui a fait crever sous lui nombre de chevaux, une femme et trois gosses, aujourd’hui adultes mais toujours dépendants.

C’est que le vieux ne veut pas lâcher ; il ne veut rien écouter. Il sait mieux que tous ce qui est bon pour tous, comme tous les tyrans. Avec ses milliers d’hectares et ses quelques cinquante mille têtes de bétail dont il vend dix mille chaque année pour nourrir les villes de l’Est, il se croit avisé. Or il décroche de son temps. Il n’a vu que les pâturages et pas les droits miniers ; il croit encore à la loi de l’Ouest et pas aux tribunaux établis ; il pense que sa fortune et ses relations de copinage le préservent de la loi.

Ce n’est évidemment pas le cas, mais il n’écoute pas. Ni le gouverneur qu’il a fait élire, ni son fils ainé (Richard Wydmark) qu’il a fait trimer seize heures par jour depuis ses 10 ans (mais pourquoi est-il donc resté une fois adulte ?), ni même son dernier fils, qu’il a eu avec une Indienne, une « princesse » du lieu (Katy Jurado), la seule qu’il écoute pour les relations humaines parce qu’elle n’a aucun droit de citoyenne. Son petit dernier est son préféré (Robert Wagner), sûrement parce qu’il est né après que sa fortune ait été en bonne voie, certainement parce qu’il est plus intelligent que ses frères, mais peut-être aussi parce qu’il est pour lui inconsciemment l’héritier légitime de la terre de ses ancêtres comanches.

Ce métissage est insupportable à la société américaine chrétienne protestante du temps. Epouser une bougnoulesse est du dernier vulgaire et la « bonne » société de la ville le fait sentir. Curieusement, les épouses des amis invités ont la migraine ou attrapé un refroidissement juste au moment des réceptions au ranch du vieux. Les autres, ceux qui viennent, appellent la dame « señora » pour faire espagnol, un degré de bougnoulité moindre et semble-t-il plus acceptable aux « apparences ». Seul le fils Joe est exempté de l’opprobre parce qu’il est un mâle et fils de – encore que…

La première scène le voit sortir de trois ans de prison pour être convoqué aussitôt devant le gouverneur qui l’a vu grandir. Ses trois demi-frères ont une proposition à lui faire : empocher 10 000 $ cash et s’exiler à jamais en Iowa où de la terre est à prendre. Autrement dit rompre tout lien avec sa famille et son pays car il fait tache dans le paysage social et affairiste des bons Blancs entre eux. Le spectateur apprendra qu’il a servi de bouc émissaire à son père irascible qui a fait détruire par ses hommes une mine de cuivre qu’il avait pourtant autorisée sur ses terres, parce qu’elle pollue l’eau de la rivière et fait crever quelques bêtes. Le vieux ne pouvait socialement pas être condamné, les fils se sont défaussés, seul le dernier l’avait mis en garde et « avoue » s’être énervé parce qu’on le traitait de métis – ce qui est pure invention pour sauver l’honneur de la famille.

S’il n’y avait pas de haine véritable entre Ben et Joe, elle nait à ce moment. Joe avait en effet sauvé du renvoi ses deux demi-frères intermédiaires pris en train de voler du bétail. L’aîné a sacrifié son enfance et une partie de sa vie sans en retirer plus que 40 $ par mois et sans être associé à une quelconque décision par son père. Le benjamin est arrivé après la bataille, choyé plus que les autres parce qu’il était de sang impur. Dans la lutte, chaque race reprend ses affinités. Aux funérailles de son père, terrassé d’une crise cardiaque alors qu’il donnait le fouet à Ben, pourtant adulte), Joe sorti provisoirement du pénitencier où il purge sa peine à charrier des blocs de rocher qui lui font des muscles, plante une lance entre lui et ses frères félons. Selon la coutume comanche, c’est une déclaration de guerre. Ben Caïn veut tuer Joe Abel mais c’est le contremaître indien qui tranche d’une balle bien ajustée la querelle. Ben, qui l’avait attendu dans un guet-apens, allait tuer Joe qui n’était pas armé.

Une fois sorti de taule, une fois refusée avec mépris la proposition des frères, une fois débarrassé de l’aîné qui le poursuivait de sa haine revancharde, Joe peut laisser tout cela derrière lui : le vieux mort et son rêve de grandeur brisé, les deux frères restants qui sont parmi les plus cons, la tribu indienne dans laquelle sa mère s’est réfugiée – et la tombe de son père devant laquelle la lance est plantée. Il la brise sur son genoux, brisant ainsi le destin tracé par le père et prêt à commencer une nouvelle vie par lui-même à partir de rien, avec sa bien-aimée.

Plus que l’action, c’est la psychologie qui compte. Comment un self made man dans l’esprit pionnier a réussi et comment, par orgueil et égoïsme, il a tout détruit. Parodie de la tour de Babel, les frères ne parlent plus la même langue. Le ranch ne se relève pas de ses erreurs : parcelle cédée pour amende, terre vendue à l’encan pour payer la représentation commerciale à la ville, zizanie familiale, crise cardiaque, haine fratricide aboutissant à la mort de l’un et à la fuite de l’autre qui ne veut plus rien avoir à faire avec la terre. Mais l’espoir de renaissance aussi pour une autre famille dans un autre lieu. Joe emporte avec la lui Barbara dont il est amoureux (Jean Peters), la fille du gouverneur un brin raciste (E. G. Marshall), ancien comptable sorti de son trou par le vieux qui n’en peut mais devant la modernité, la majorité légale – et l’amour !

DVD La lance brisée (Broken lance), Edward Dmytryk, 1954, avec Spencer Tracy, Robert Wagner, Jean Peters, Richard Widmark, Katy Jurado, Sidonis Calysta 2010, 1h33, €9.33 blu-ray €9.98

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La grotte des rêves perdus de Werner Herzog

Au début des années 1970, lorsque je passais un mois d’été dans un camp d’Éclaireurs à vivre des aventures en groupe de 11 à 17 ans, parmi l’odeur de menthe et de thym et les scorpions qui nichaient sous le double toit des tentes, j’étais bien loin de me douter qu’à quelques centaines de mètres dormait une grotte inviolée, multimillénaire, recelant des peintures encore vives et de toute beauté. J’ai pagayé sous le pont d’Arc, je suis descendu en rappel sous sa voûte, j’ai fait de la spéléo dans les grottes proches jusqu’à en oublier l’heure – et ne pas retrouver l’entrée puisque la nuit était tombée… Les plus jeunes frissonnaient de peur, nous, plus âgés, tentions de les rassurer. Les gamins d’aujourd’hui ne savent pas ce qu’ils manquent à ne plus participer à ces camps d’été où les relations humaines s’établissent dans l’expérience de l’aventure. Mais il y a 32 000 ans, c’étaient bien les mêmes impressions, les mêmes émotions, les mêmes sensations, qu’avaient les hommes du paléolithiques si semblables à nous.

Aussi, voir ce film documentaire sur la grotte Chauvet en Ardèche, dont les peintures et gravures sont aussi anciennes, ne peut que me faire quelque chose. Son auteur est un cinéaste bavarois romantique, auteur notamment de Nosferatu et d’Aguirre – figures de fous – qui n’hésite pas à comparer le site de Vallon Pont d’Arc aux paysages de Caspar David Friedrich.

Par autorisation exceptionnelle et temporaire à filmer sous étroite surveillance l’intérieur de cet antre paléolithique miraculeusement préservé par l’effondrement de la voûte d’entrée de la grotte, Herzog caresse les peintures, joue avec la lumière, met en scène les archéologues, et digresse sur le sud de l’Allemagne et ses « vénus » sexuelles callipyges. Il donne à voir, à écouter, à renifler et sentir – mais surtout à rêver. Un ancien jongleur de cirque devenu archéologue qui étudie Chauvet, interrogé, fait état de son « émotion » lorsqu’il passe du temps dans la grotte, de son besoin de sortir à la lumière pour « digérer » tout ce qu’il a vu et ressenti comme « un choc ». Tout à fait d’époque… En bref, de la science à l’imaginaire, le pont est tendu.

A l’entendre, l’homme de Chauvet est un pont entre la bête néandertalienne et le surhomme numérique. En ce temps, les bêtes parlaient, la gueule ouverte de la lionne qui proteste contre le mâle trop entreprenant fait pendant au cheval qui hennit. A la lumière des torches, dont on retrouve les charbons de mouchage à terre, conservés par la calcite, les bêtes sur les parois bougeaient. Les peintres – qui n’étaient peut-être que des esprits peignant, pas des individus, comme il est dit un moment – ont représenté plusieurs pattes ou plusieurs cornes, comme dans un dessin animé. Le mouvement des torches donnait l’illusion de les voir vivre. Aujourd’hui encore, un parfumeur « sent » les failles des falaises des environs pour y détecter des grottes internes car les cavernes ont une odeur qui n’est pas celle de l’extérieur. Et dans le silence (laborieusement rétabli par un Jean Clottes impérieux), on « entend » le son de la grotte.

Le climat était plus froid, un gigantesque glacier de 2500 m de hauteur sur le massif alpin avait fait baisser le niveaux des mers de 100 m et les animaux s’ébattaient librement dans les plaines et les vallées : des rennes, des chevaux et des aurochs, que les hommes chassaient au javelot à propulseur, des mammouths et des ours des cavernes, des tigres aux dents de sabre et des loups, des renards, des aigles royaux dans les airs… Et des humains – dont la seule représentation à Chauvet est celle d’une femme au sexe hypertrophié dont le tronc et la tête sont d’un lion. Une trace de pieds nus d’un enfant de 8 ans voisine avec celle d’un loup ; ils vont dans la même direction, de quoi enflammer l’imagination du réalisateur : un loup apprivoisé ? Une traque de l’enfant par la bête ? Deux traces séparées par plus de mille ans ? « On ne saura jamais », dit-il. « Mais nous sommes humains comme eux », dit l’ex-jongleur, « nous pouvons ressentir les mêmes choses qu’eux ».

Le film est un documentaire, mais s’y révèlent quand même les obsessions de l’auteur : le réalisme absolu des scènes qu’il tourne, les relations tendues entre les acteurs poussés à bout, l’imaginaire halluciné wagnérien. La seule façon d’avoir accès aux œuvres et à l’ambiance de la grotte fermée au public était ce film, jusqu’à la réplique Chauvet II ouverte près du site en 2015. Mais ce documentaire jamais ennuyeux est à voir !

DVD La grotte des rêves perdus (Cave of Forgotten Dreams), Werner Herzog, 2010, dit en français par Volker Schlöndorff, avec Dominique Baffier (conservatrice du site), Jean Clottes (premier archéologue à l’avoir étudiée), Metropolitan Video 2012, 1h26, €13.00 blu-ray €17.10

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Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

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Red de Robert Schwentke

Lavez-vous la tête après Covid, élections ou examens et passez une bonne soirée avec un film d’action, satire de la CIA et de tous ceux qui se prennent pour des dieux. Les gens enivrés de pouvoir sont dangereux et doivent être stoppés, tel est le message.

Franck Moses (Bruce Willis à son meilleur pince sans rire) est un retraité de la CIA mais son passé le rattrape car il « sait » des choses sur certains. Lui se tient à carreau, ne rêvant que de lier connaissance avec la voix de sa caisse de retraite, Sarah (Mary-Louise Parker), dont il est tombé amoureux par téléphone. Mais ces coups de fil et les lieux évoqués font tilt dans les bases de données des écoutes et il est repéré. Une sous-fifre ambitieuse de la CIA aux dents qui rayent le parquet est mandatée pour l’éliminer et elle en charge l’agent William Cooper (Karl Urban), jeune et ambitieux lui aussi mais rationnel. De qui viennent les ordres ? Nul ne sait et le spectateur le découvrira en même temps que les protagonistes.

Une insomnie – ou un sixième sens – fait se réveiller Franck à trois heures du matin chez lui pour descendre au rez-de-chaussée alors que des hommes en noir armés s’introduisent silencieusement dans la maison. Entraîné, il les surprend un à un et les met hors d’état de nuire. Comme tout un troupeau s’avance dehors, il fait sauter des balles dans une poêle pour les faire intervenir et quitte sa maison en emportant le nécessaire. Le comique irrésistible du film réside dans la démesure « à l’américaine » : un mitraillage général qui fait s’écrouler les murs en carton-pâte de la maison (pas chère et provisoire, typiquement yankee) et un tapis de douilles fort peu écologique et sans aucune efficacité. Evidemment, tout saute pour l’effet Hollywood.

C’est le début d’une cavale avec cette énigme : qui veut le tuer ? Il rejoint Sarah à Kansas City pour la mettre en garde mais, là encore, un commando survient pour leur faire leur affaire. Sarah, petite dinde désorientée, ne le croit pas et Franck est obligé de la ligoter et de la bâillonner pour l’emporter en voiture comme un vulgaire Creeper. Il la laisse ainsi dans un motel pendant qu’il va rendre visite à son ancien mentor de la CIA Joe (Morgan Freeman). Franck lui a apporté en cadeau les doigts coupés des homes qui se sont introduits chez lui, ce qui permet à Joe, qui a gardé des codes de Langley, de trouver leur identité et leur dernier forfait : l’assassinat d’une journaliste du New York Times qui enquêtait sur une liste de noms. Tous ceux de la liste sont tués les uns après les autres, leur mort déguisée en accident, en suicide ou en règlement de comptes.  

Bien que Sarah se soit libérée de ses liens et ait appelé le FBI, Franck réussit à l’enlever à nouveau et à lui injecter le somnifère qui lui était destiné par un agent. Il réussit à la convaincre de rechercher Marvin (John Malkovich), un autre ancien copain de sa vie active. Ce dernier, les neurones grillés par le LSD expérimenté par la CIA dans les années cinquante (fait authentique), est devenu paranoïaque. Il vit non dans sa maison au bord du bayou en Floride mais en sous-sol, l’accès se faisant de façon désopilante par le capot d’une voiture-épave dans la cour. Il se méfie de tout, des cartes bancaires, des téléphones mobiles, des téléphones fixes, des ordinateurs, de l’Internet, des caméras de surveillance, des satellites, des hélicoptères, des gens qui les suivent. Et avec raison, la technologie multipliant le pouvoir surtout depuis George W. Bush.

Dans les archives (papier) qu’il a conservé, il découvre que la liste correspond à une mission de son groupe du service action de la CIA au Guatemala en 1981 où, avec Franck et Joe entre autres, il a dû « nettoyer » le massacre d’un village qui cachait l’enlèvement d’un personnage important. Le dernier de leur groupe, Singer, travaille dans un aéroport et n’est pas encore descendu ; lorsqu’ils vont le trouver, il est assassiné par un tireur en hélico, repéré par Marvin et par une rousse en tailleur qui les suivait, repérée elle aussi par Marvin, malgré les « mais non » de Sarah et de Franck. Même les paranoïaques ont des ennemis. Marvin avec son petit revolver, réussit à faire exploser le missile tirée par la rousse dans une parodie des duels de westerns chers à la digne Amérique.

Mais quelle était cette mission de la plus haute importance au Guatemala ? Pour le savoir, il faut s’introduire dans les archives secrètes de la CIA à Langley. Et pour cela, quoi de mieux que de contacter l’ancien Adversaire de la guerre froide Ivan (Brian Cox), en poste à l’ambassade de Russie ? Après une tournée de vodka et l’aveu que le cousin « boucher » n’a pas été tué mais a été retourné et vit grassement aux Etats-Unis avec une chaîne d’épiceries, le deal est vite conclu : les codes d’entrée et les identités pour entrer à Langley comme général et savante atomiste – comme quoi toute la technologie et le « secret » sont vite éventés ! Le dossier est sorti des archives mais Franck se collette dans son propre bureau  à Cooper, l’agent chargé de l’éliminer ; il est blessé. 

Tout le groupe va le faire soigner au « nid d’aigle », le repaire très chic de Victoria (Helen Mirren), une ancienne tueuse du MI6 qui a dû démissionner pour être tombée amoureuse, il y a cinquante ans, d’Ivan. Victoria non plus ne peut raccrocher et elle effectue quelques « missions » d’élimination de temps à autre pour garder la main. Le dressage des services secrets est devenu une seconde nature.

Le dossier révèle une chose : seul un nom ne figure pas sur la liste à tuer, celui d’Alexandre Dunning (Richard Dreyfuss), reconverti en marchand d’armes prospère ayant pignon sur rue et ne désirant pas que son passé trouble le rattrape, pas plus que le personnage exfiltré qui n’était autre que… l’actuel vice-président des Etats-Unis (Julian McMahon). Il veut aujourd’hui se présenter à l’élection présidentielle. Tout jeune et lieutenant inexpérimenté à l’époque, il a massacré tout le village, dommage « collatéral » semble-t-il trop habituel de ce genre de mission où la « raison d’Etat » fait bon marché de la vie humaine, surtout celle de « bougnoules ».

Le groupe d’ex va donc rendre visite à Dunning dans sa propre maison sécurisée mais le FBI, prévenu on ne sait par quelle taupe, entoure la demeure. Fusillade : Joe, à 80 ans et avec un cancer en phase terminale pour la consolation, se sacrifie pour faire diversion en se faisant passer pour Franck ; il est descendu sur un ordre d’on ne sait qui alors que Cooper avait expressément ordonné que personne ne tire. Le spectateur connaîtra ce « qui » à la fin lorsque Cooper fera le ménage sans ménagement.

Mais Sarah, la dinde, s’empresse de « tomber » alors qu’elle fuit dans la neige ; elle est prise. Satire du cinéma traditionnel où les femelles sont hystériques, avec un pois chiche dans la tête, courent de travers avec de hauts talons et trébuchent sans arrêt. Sarah n’a rien d’une Victoria. Moyen de pression sur Franck ? c’est mal le connaître : il téléphone directement à Cooper et s’arrange pour faire durer suffisamment la conversation pour que son interlocuteur sache qu’il est dans sa propre maison, près de sa femme et de ses enfants qui jouent (et ne l’ont pas vu). L’agent Cooper s’aperçoit que le combat de l’ombre n’est pas un jeu de pions et qu’obéir aveuglément aux ordres peut mettre en danger ses proches. Il s’engage à ce que Sarah ne soit pas inquiétée – d’ailleurs elle ne sait quasiment rien – mais la garde au frais pour la protéger de tout le monde.

Le vice-président étant la clé, le groupe s’infiltre à son gala de récolte de fonds pour la présidence et finit par l’enlever, après fusillades et courses-poursuites dignes de James Bond. Il s’agit de faire la lumière sur le Guatemala, sur qui a donné les ordres de tuer, et de l’échanger contre Sarah. Tout va se passer non sans tension et les méchants seront tous finis à la fin. Franck pourra vivre paisiblement son happy end avec Sarah – à moins que… Car Ivan réclame un service après celui qu’il a rendu. Ce sera le propos de Red 2.

Un excellent Bruce Willis et une comédie romantique pleine d’actions spectaculaires et d’ironie sur les totems de « l’Amérique » : le pouvoir, la CIA, la surveillance généralisée après le 11-Septembre, l’esprit pionnier, la défense individuelle, l’honneur, le vrai patriotisme et ainsi de suite. Moins superficiel qu’il n’y parait et divertissement assuré.

DVD Red (Retired and Extremely Dangerous), Robert Schwentke, 2010, avec Bruce Willis, Helen Mirren, John Malkovich, Morgan Freeman, Mary-Louise Parker, M6 vidéo 2011, 1h47, €5.45 blu-ray €10.99

Coffret Red 1 et Red 2, M6 vidéo 2013, 3h38, €9.99 blu-ray €22.96

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Le magnifique de Philippe de Broca

Tout commence comme un roman pour ado de la série Bob Morane : un agent secret – reconnaissable à ses lunettes noires et à son costume anglais – se fait enlever dans une cabine téléphonique pour être jeté dans la mer où des plongeurs approchent une double cage contenant un requin. Sophistication raffinée des moyens pour tout simplement éliminer un espion… Nous sommes déjà dans le grand guignol et cela n’est pas près de s’arrêter. Belmondo est à son affaire, carrure bodybuildée, bronzage huilé et sourire en calandre de 404 Peugeot. A 40 ns, il est au plein de sa forme, pas encore ridicule avec la gonflette qui entachera la suite de ses années.

Il est donc le James Bond français, vantard et macho, toujours au théâtre devant les méchants et les belles pépées. Une seule balle descend cinq adversaires, toujours habillés de noir, tandis que le pistolet semble contenir une centaine de balles sans être rechargé. On n’y croit pas. Nous sommes dans la caricature, mais est-ce vraiment de l’ironie ? Car Bob Saint-Clar et François Merlin ne font qu’un (Jean-Paul Belmondo). Le premier est agent secret fringant et sportif, un tombe les filles les plus sexy qui paraissent. Le second est écrivaillon de gare, quarante deux romans à son actif, gros succès populaire avant les séries télé et Tik Tok, harcelé par son éditeur, divorcé et père d’un ado qui a raté son bac (José Paul), gros fumeur essoufflé par trente neuf marches. On n’y croit guère.

C’est Madame Bovary années 70, le pâle mâle enfermé dans Paris sous la pluie qui rêve de plages exotiques au grand soleil des tropiques dans la liberté du sexe. Raillerie des Anglais qui se croient encore un empire ou désillusions de l’impuissance française ? Belmondo fait toc face à Sean Connery ou ses épigones. D’où le parti-pris du film d’allier la romance urbaine à l’action exotique. François Merlin est un pauvre soutier de l’édition, cette machine à illusion où les mieux payés sont encore les éditeurs parisiens. Il crée du fantasme en laissant courir ses doigts sur le clavier, happant au passage sa voisine du dessus Christine (Jacqueline Bisset), étudiante en sociologie, pour en faire une sexy Tatiana au sein quasi nu que le colonel Karpov « albanais » (pour ne pas fâcher les Soviétiques) veut charcuter au couteau. Il donne à ce veule cruel les traits de son propre éditeur (Vittorio Caprioli), qui lui a refusé une avance et attend son tapuscrit pour lundi.

Sa libération – concept très à la mode juste après 68 – interviendra par l’étudiante, encouragée par la femme de ménage (Monique Tarbès). Elle dévore ses bouquins et découvre « un homme, un vrai » dans ce Bob Saint-Clar : la carrosserie impeccable et la sûreté d’action certes, mais aussi la fragilité intérieure, la solitude du métier et l’exigence d’être toujours en représentation. Ce Bob, c’est le François qui écrit, insignifiant d’apparence mais riche à l’intérieur. Ces deux-là se rencontrent mais le spectateur y croit-il vraiment ? Plus qu’il n’a cru à l’agent invincible ? Merlin bâcle son Saint-Clar et lui donne une fin comme Conan Doyle avec son Sherlock. Il jette même ses feuilles manuscrites par la fenêtre à son éditeur qui est venu en bande abuser de Christine qui lui a refusé une soirée. Encore du théâtre, de la représentation, de la frime. Incurable Belmondo. François Merlin change de vie pour devenir lui-même – ou ce qui en reste.

Cette déviation et ce retournement rattrapent le film. Ils lui donnent une certaine profondeur. Le magnifique devient normal. Mais au fond une normalité d’illusion, comme le reste.

DVD Le magnifique, Philippe de Broca, 1973, avec Jean-Paul Belmondo, Jacqueline Bisset, Vittorio Caprioli, Monique Tarbès, StudioCanal 2007, 1h37, €5,99 blu-ray €15,00

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Blue Jasmine de Woody Allen

Une insupportable pétasse (Cate Blanchett) envahit le spectateur dès la première scène en avion – en première classe. La prénommée Jeannette qui se fait appeler Jasmine par snobisme assomme sa voisine de son monologue psychotique sur sa vie passée de riche oisive tête de linotte. En fait, malgré le billet d’avion très cher de New York à San Francisco, ses bijoux, ses sacs Vuitton et son pourboire somptueux au taxi, la poulette est fauchée. Elle vient quémander auprès de sa demi-sœur l’hébergement après sa dépression, « le temps de se retourner ».

Rien de plus antagonistes que les deux sœurs. Autant la new-yorkaise blonde est égocentrée et futile, cachant son angoisse existentielle sous des dehors de grande bourgeoise artiste, autant l’autre, Ginger (Dally Hawkins) est brune, vive et pleine de bon sens. Autant Jeannette est ambitieuse, imitant sans personnalité et adoptant les rôles qui lui semblent requis au risque du boniment, rêvant du prince riche comme feu son mari et ne voulant d’enfants qu’adoptés, autant la san-franciscaine est réaliste, se contentant de ce qui est à sa portée, un emploi de vendeuse en supermarché et un mec dans le bâtiment ou meccano, avec deux garçons un peu gros et pas très beaux. Le snobisme bourgeois impérieux et futile ou la normalité – au risque de la vulgarité – est assumée avec bonne humeur. Le jour et la nuit : la vodka citron pour la blonde, le vin rouge ou la bière pour la brune.

Évidemment, rien ne va plus entre les deux sœurs de hasard. Dans le passé, Jasmine avait épousé un financier de haut vol qui gagnait des millions et envoyait son fils à Harvard, apaisant les éventuels scrupules de sa femme par des bracelets et des colliers, tout en sautant les autres filles qui passaient à sa portée. Devenu amoureux de l’ex baby-sitter, Hal (Alec Baldwin) a voulu divorcer. Crise de panique de la Jeannette larguée qui s’accroche à son mari et à son statut comme une huître à son rocher, incapable d’exister par elle-même. De rage, au lieu de consentir au divorce négocié qui lui aurait assuré une fortune, elle appelle le FBI pour dénoncer les malversations style pyramide de Ponzi qui ont permis à Hal (et à elle-même) de vivre sur un grand pied. Jasmine est coupable d’avoir conseillé à sa sœur Ginger et à son mari de l’époque Augie, qui venaient de gagner 200 000 $ au loto, de confier la somme à Hal pour investir dans des placements juteux « rapportant plus de 20 % par an ». Une démesure qui devrait alerter tout individu doué de raison lorsque l’inflation annuelle est à 2 %, mais la cupidité et l’ignorance sont les deux mamelles que tètent les escrocs à la Madoff. Hal, qui en est l’élève, est arrêté, il se suicide en prison ; son fils Danny (Alden Ehrenreich), qui faisait Harvard, interrompt ses études de finances ; il hait sa belle-mère et rompt tout contact avec elle. Jeannette a tout détruit de son château de cartes fortuné.

Elle ne peut que s’en prendre à elle-même et veut recommencer sa vie. Après avoir vendu des chaussures en boutique à ses anciennes invitées chics de Park Avenue, elle veut se lancer dans la décoration. Chili, l’amoureux de Ginger (Bobby Cannavale), que Jasmine a chassé de la maison alors qu’il devait s’établir en couple, l’aiguille sur le secrétariat médical d’un dentiste mais c’est trop vulgaire pour la fille. Elle finit cependant par consentir à ce poste qui demande de l’organisation et de l’écoute – ce qui est aux antipodes de sa personnalité et lui occasionne des migraines le soir.

Mais gagner de l’argent est indispensable pour prendre des cours de décoration. Ils sont moins chers en ligne mais, pour cela, il faut être à son aise dans le maniement d’un ordinateur. Il ne s’agit pas d’informatique mais de simple usage de bon sens. Jasmine prend donc des cours préalables dont elle ne comprend rien et qui ne lui servent à rien. D’autant que le dentiste lui fait des compliments de plus en plus pressants sur sa classe – les hommes sont toujours attirés par le snobisme des femmes, on ne sait pourquoi – et, après une pression plus physique que les autres, Jasmine quitte son emploi. Ginger est désespérée pour elle.

Dans la dèche mentale et économique, une amie des cours d’informatique propose à Jasmine d’aller avec elle à une fête « pour rencontrer du monde, et peut-être le prince charmant ». Encore un rêve qui débute et Jasmine s’empresse d’y aller, entraînant sa sœur qui veut bien s’amuser. Ginger y rencontre Alan (Louis C.K.), un ingénieur du son qui la fait vibrer et la baise plusieurs fois dans la soirée, insatiable, y compris plus tard sur le siège arrière de sa voiture (aux vitres teintées). Elle croit au grand amour et veut quitter Chili, « pas assez bien pour elle » selon Jeannette, sa demi-sœur qui détruit tout, mais il se révèle qu’Alan est marié et que sa femme Hellen sait tout ; ils ne doivent plus se voir et le rêve à deux s’interrompt.

Jasmine, quant à elle, rencontre Dwight (Peter Sasgaard), un riche diplomate qui va passer quatre ans en poste à Vienne avant de revenir à San Francisco, d’où il est originaire, pour se lancer en politique. Il vient de faire l’acquisition d’une belle villa en bord de mer avec des espaces intérieurs somptueux et une vue époustouflante. Jasmine, qui se présente comme décoratrice d’intérieure, veuve sans enfant d’un chirurgien décédé d’une crise cardiaque (que des mensonges pour mettre des talons aiguilles à son ego), paraît un beau parti pour le diplomate. Elle le séduit par son allure, ses compétences sociales et son tempérament artiste. Mais le rêve s’écroule une fois de plus pour la psychotique parce qu’elle a menti. Dans une rue chic de la ville, devant une vitrine de bagues en diamant pour les fiançailles, Jasmine se retrouve face à Augie (Andrew Dice Clay), l’ex-mari de Ginger ruiné par son mari Hal, qui lui rappelle crûment son passé. Le mari n’était pas chirurgien mais escroc, il n’est pas mort d’une crise cardiaque mais suicidé par pendaison, elle a un fils, même si ce n’est que son beau-fils qui ne veut plus la voir et s’est reconverti en vendeur de musique. Dwight rompt incontinent avec cette femme de carton-pâte. Le diplomate n’aime pas les apparences, il a soif d’authenticité.

Ginger se remet avec Chili, qui l’aime pour ce qu’elle est, alors que personne n’est capable d’aimer Jasmine, pas même ses neveux à qui elle inflige d’interminables monologues sur sa vie. Malgré la proposition finale de fête au champagne de Chili et Ginger, Jasmine retombée en Jeannette préfère la vodka brute et quitte la maison pour errer dans les rues. L’alcool et la folie l’accaparent progressivement, avec les rides et la déchéance qui viennent avec. Elle est seule, à jamais désespérément seule, à cause de son incapacité à s’accepter telle qu’elle est pour préférer le factice social.

Ce film féroce griffe sans pitié le snobisme new-yorkais des bourgeoises psychotique adonnées aux médicaments et à leur psy. Celles qui ne sont rien sans les attelles du social, sans un mari qui les entretient. En ces temps de féminisme radical, Woody Allen se venge des femelles qui voudraient bien mais ne peuvent pas. Des clampines, pas des copines.

DVD Blue Jasmine, Woody Allen, 2013, avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Sally Hawkins, Bobby Cannavale, Andrew Dice Clay, TF1 Studios 2014, 1h32, €6,90 blu-ray €10,14

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Noblesse oblige de Robert Hamer

La fille cadette d’Ascoyne, duc de Chalfond, épouse contre sa famille et les convenances le ténor italien Mazzini dont elle est amoureuse. Cinq ans de bonheur suivent, dans un petit appartement de Londres, bien loin des fastes du château de Chalfont (tourné à Leeds). Las ! Au premier bébé, crise cardiaque du père ; « on comprendra que je n’ai guère de souvenir de lui », dira avec un humour tout britannique le jeune homme dans ses Mémoires.

La mère se retrouve seule et sans ressources. Elle écrit pour renouer avec sa famille mais essuie une fin de non recevoir nette. De même plus tard lorsqu’il s’agit d’éduquer Louis (Dennis Price), quand même de la famille d’Ascoyne. Elle se place donc chez un docteur à qui elle sert de bonne mais a le gîte et le couvert. Louis se lie avec Sibella, la fille du médecin, qui copine avec Lionel, un gosse de riches du quartier. Une fois adulte, Sibella (Joan Greenwood) flirte ouvertement avec Louis mais ne peut l’épouser puisqu’il n’a aucune fortune et n’est donc rien à ses yeux de petite bourgeoise arriviste. Bien qu’il lui ait raconté son histoire, sa famille maternelle, et déclaré qu’il pourrait même devenir duc, elle ne le croit pas et épouse son lourdaud assommant mais qui fait des affaires.

Louis se place grâce au docteur comme calicot à orner des vitrines et vendre du tissu au mètre aux oisives emperlousées des quartiers chics de Londres. Le film dresse un portrait au vitriol de cette aristocratie édouardienne vaniteuse et vaine. Viré parce qu’il avait oser rétorquer à un lord Ascoyne « ne me touchez pas ! » lorsque celui-ci l’avait tapoté de sa canne pour qu’il s’écarte, comme une merde qu’on repousse du chemin, il jure de se venger. Il a perdu son éducation, puis sa mère, puis son amoureuse, enfin son boulot, c’en est trop !

Le roi Charles II avait anobli les d’Ascoyne en les faisant duc pour services rendus à sa personne ; il avait ajouté plus tard la faveur de transmettre le titre par les femmes pour services rendus à la reine – Louis peut donc légitimement revendiquer le titre. Sauf qu’il existe dix prétendants avant lui dans l’ordre de succession, sans parler des enfants à naître.

Il épluche les journaux et raye avec application chaque décès dans la famille et se voit rapprocher peu à peu de la couronne ducale. Mais les survivants sont jeunes ou bien établis, un coup de pouce au destin serait bienvenu. Louis imagine donc à chaque fois un « accident » différent pour éliminer l’un après l’autre tous les d’Ascoyne qui lui font de l’ombre. Une noyade dans les écluses avec sa poule pour le lord qui l’a snobé et fait virer, de l’essence dans une lampe à paraffine pour son jeune cousin féru de photographie, du poison dans le porto du pénible révérend, une flèche qui perce le ballon de la suffragette d’Ascoyne, une bombe russe dans un pot de caviar pour le général, un accident de chasse pour le duc en titre qui voulait épouser une vache normande pour lui faire pondre des fils… Seul l’amiral, en aristo borné plein de morgue, se noie tout seul avec son navire lorsqu’il donne un ordre absurde puis s’obstine jusqu’au bout – scène tirée d’un fait réel, le naufrage en 1893 du HMS Victoria à cause d’une sottise de l’amiral George Tryon.

Voici donc Louis propre à devenir duc. Après le calicot et grâce à l’enterrement du premier décédé, il a trouvé une place chez son oncle d’Ascoyne, le banquier, au bas de l’échelle mais avec perspectives. Il passe de 2 £ par semaine à 5 £ puis à 500 £ par an. Le vieux d’Ascoyne reconnaît sa précision et sa courtoisie de bien éduqué malgré sa pauvreté. A sa mort (naturelle), il lègue tous ses biens à Louis à titre de réparation pour le préjudice qu’il a subi durant toute son enfance.

Louis devient donc le dixième duc de Chalfont. Il est accueilli au château, qu’il avait visité comme touriste pour six pence, acclamé. Mais le soir même, un inspecteur de la police de Londres vient l’arrêter pour le meurtre… du mari de Sibella, qu’il n’a pas commis. La fille est vaniteuse et égoïste comme les aristos, mais des bas-fonds : la société se reproduit en pire à chaque fois qu’on descend une strate sociale. Elle se mord les lèvres de n’avoir pas cru Louis ni épousé ce garçon courtois qui l’a toujours fait rire, au lieu de cet affairiste barbant et grossier, déjà dès l’enfance. Lionel, croit qu’il est copain avec Louis devenu banquier et peut donc l’utiliser comme garant pour ses affaires véreuses. Après un effet douteux quand même escompté par la banque, il se sent assuré. Mais Louis n’a jamais aimé ce gosse de riches qui s’est toujours mis en travers de ses relations naturelles avec Sibella. Ce n’est pas parce qu’on a grillé des châtaignes ensembles à dix ans dans la même cheminée qu’on est copain comme cochons. Lionel, qui a bu, veut le poignarder à l’énoncé de son refus de le soutenir et Louis le repousse. Ruiné, l’affairiste se suicide plutôt que d’affronter sa femme et la société. Il laisse une lettre, mais la rusée Sibella veut s’en servir pour faire chanter Louis et le forcer à l’épouser. Elle l’accuse donc du meurtre puisqu’il est le « dernier » à l’avoir vu vivant.

Devant la cour des pairs, car jusqu’en 1948 justement la Chambre des Lords avait le privilège de juger elle-même les lords, Sibella toute en noir affecte le chagrin et la pudeur offensée ; elle ment effrontément et les lords la croient, plutôt que de croire les invraisemblances – pourtant vraies – de Louis. L’épouse du cousin d’Ascoyne, tué dans son labo photo, a fini par épouser Louis qui lui a déclaré son amour ; elle vient aussi déclarer sa confiance. Mais cela ne suffit pas. Condamné à mort, Louis rédige dans sa cellule ses Mémoires. Sibella vient lui rendre visite, après sa femme. Elle lui met le marché en mains : « s’il y avait une lettre », il pourrait être innocenté ; mais il faudrait alors que l’actuelle et récente épouse disparaisse, comme les autres. Sinon, tout serait dévoilé. Louis a fait en effet la bêtise d’avouer à sa maîtresse qu’il est bien l’auteur de l’hécatombe qui abat les d’Ascoyne les uns après les autres.

Le matin de la pendaison, un ordre arrive in extremis du ministère : une lettre a été retrouvée. Louis est donc libéré. A la porte de prison, deux voitures l’attendent : celle de sa femme, celle de sa maîtresse. Que va-t-il choisir ? Avant qu’il puisse trancher le nœud gordien, un journaliste l’aborde pour lui acheter ses futures Mémoires. Et Louis pense brusquement qu’il a laissé son manuscrit dans sa cellule, là où avoue tout et en détails !

Sur le ton convenable propre aux conversations, le film conte avec un humour très noir les turpitudes de l’aristocratie anglaise et ses conséquences sur les esprits inférieurs. Nul n’est épargné, sauf peut-être la mère qui a fauté socialement – par amour. Pour tous les autres, le cynisme règne et les rôles sont interchangeables. Alec Guinness interprète d’ailleurs tous les rôles d’Ascoyne, huit en tout, dont une femme.

DVD Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets), Robert Hamer, 1949, avec ‎ Alec Guinness, Dennis Price, Valerie Hobson, Joan Greenwood, Audrey Fildes, StudioCanal 2012, 1h46, €13.00 blu-ray €19.30

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Esteros de Papu Curotto

Ce film argentin sensible n’est pas encore englué dans la pruderie quaker qui envahit le monde depuis l’Amérique réactionnaire. Il dit la nature – la sensualité, l’affection et l’attirance. Il dit le passage béni de l’enfance à l’âge adulte et la naissance du désir, focalisé sur « la première fois ».

Deux amis d’enfance argentins, parce que leurs parents sont eux-mêmes amis, vivent une relation fraternelle jusqu’à leurs 13 ans où les émois surgissent. Matías (Joaquín Parada ado, Ignacio Rogers adulte) est plus gai, plus exubérant et plus sensuel, préférant porter un débardeur plutôt qu’un polo, aimant rire et danser, prenant l’initiative, encouragé par sa mère aimante et attentive aux motions de son garçon. Jerónimo (Blas Finardi Niz enfant, Esteban Masturini adulte) est plus cérébral, en retrait, tenu par son père exigeant plus que par sa mère effacée.

La mère de Matias les voit encore enfants alors qu’ils deviennent adolescents. Elle les encourage à se battre à la mousse à raser torse nu pour le carnaval ; elle les fourre ensemble sous la douche lorsqu’ils reviennent trempés de pluie et de s’être roulés dans la boue ; elle les fait coucher dans la même chambre où le froid ne tarde pas à les faire se rejoindre nus dans le même lit ; elle les prend en photo en slip, endormis dans le même hamac au soleil du matin, le bras passé autour du corps de l’autre. Elle est touchée, admirative, fière de ces deux petits mâles qui savent aimer simplement.

Le film découpe l’action, somme toute banale des retrouvailles dix ans après, entre l’univers onirique de l’adolescence où tout reste possible et celui réaliste de l’âge adulte où tout se referme. Matias n’a guère réussi sa vie ; il est resté amputé affectif, velléitaire créatif, s’occupant d’effets spéciaux et d’animation plutôt que de réaliser un film. Jerónimo a réussi des études de biologie au Brésil, où son père s’est exilé pour trouver du travail lors de leur séparation à l’adolescence ; sa carrière de chercheur sur un soja plus résistant lui assure un bon salaire ; il a une copine, celle-là même qui a remis les deux amis en relation, embauchant Matias pour maquiller Jeronimo en zombie pour le carnaval.

Zombie, le thème préféré des deux ados dans les films lorsqu’ils s’échangeaient des cassettes magnétiques ; zombie, l’image de ce qu’est devenue la vie pour chacun d’eux. Car elle n’est plus irradiée par l’amour, le plaisir de l’autre, la joie de l’échange, le soutient dans les efforts. Après le carnaval, où la petite amie déclare à Jeronimo qu’elle le sent parfois décalé, absent, où elle se retrouve comme avec son premier béguin partagée entre la carapace belle et aimable et le quant à soi de son compagnon, elle décide de rester en ville avec ses amies (car elle préfère la ville) tandis que Jeronimo va retourner à la ferme des parents de Matias où ils furent tous les étés jusqu’à celui des 13 ans où le père de Jeronimo a décidé d’émigrer au Brésil pour suivre la modernité.

Les deux jeunes hommes au début de leur vingtaine replongent dans les « esteros », ce paysage mouvant d’étangs et de lagunes de la province argentine de Corrientes. La nature y est vierge, des plantes et des animaux y vivent librement, plus de quatre mille espèces, dont les enfants avaient appris par cœur les principales : le capibara, le loup à crinière, le cerf des marais, l’anaconda, le piranha et le caïman. Malgré ces espèces dangereuses, ils se sentent maternés dans cette nature où se mêlent la terre et l’eau. Ils font des bagarres de boue, plongent dans l’eau glauque des étangs, jettent leurs shorts aux orties, se frottent et s’étreignent dans une exubérance virile et enfantine à la fois. Ils sont dans le sein maternel, au cœur de l’été, tout à leurs sensations et sentiments. Ils retrouvent adultes les émois de leur adolescence et se remémorent leur « première fois », entre eux, dans le même lit, sous le même drap. Peau à peau ils se sont caressés, excités, ont joui. Ce fut leur dernier été, leur seule fois, sans rien de plus, mais inoubliable.

Une fois la décision du père de partir au Brésil, Jeronimo s’est éloigné volontairement de Matias ; il a considéré ce dernier été comme un égarement et s’est remis sur les rails sociaux admis. On le voit parler filles avec les autres garçons tandis que Matias, en retrait, cherche à l’attirer vers lui. Il se refuse. Adulte, Jeronimo reviendra sur ce rejet et le relativisera. Il n’est pas au fond amoureux de sa petite amie, ni prêt à fonder une famille comme tout le monde, ni peut-être même à poursuivre ces recherches de la modernité qui lui semblent un brin vaines. Il choisit la nature, l’éros de l’esteros, et la mère de Matias plutôt que la science, le thanatos de la science, et son propre père. Un hymne au désir, à l’affection et à l’amour plutôt qu’à l’orgueil, l’ambition et la réussite. Léger et pudique, joliment tourné avec des acteurs en empathie.

DVD Esteros, Papu Curotto (Argentine), 2016, avec Ignacio Rogers, Esteban Masturini, Joaquín Parada, Outplay 2017, 1h23, €20.00 espagnol sous-titré français ou anglais

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Top secret ! d’Abraham et frères Zucker

Avant la chute du Mur puis celle de l’URSS, les Soviétiques étaient déjà considérés comme des sortes de nazis avec répression des opinions (dissidentes), unanimisme de façade (élections à 99%), camps de travail (qui rend libre), surveillance généralisée et délation. Les auteurs d’Y a-t-il un pilote dans l’avion s’en donnent à cœur joie pour ridiculiser ces fossiles de l’Histoire qui sévissent en RDA. Ils n’imaginent pas moins qu’un complot militaire pour attaquer les forces de l’OTAN censées traverser le détroit de Gibraltar un samedi à 8 h du matin. Ils ont emprisonné pour ce faire un savant pour lui faire réaliser dans les temps une mine magnétique si puissante qu’elle attire les sous-marins. Toujours le gigantisme foutraque d’une armée à la soviétique, férue de technologie délirante mais incapable de contrôler ses hommes de troupe. On le voit avec Poutine et son fiasco ukrainien.

Le miroir entre nazis et soviétiques n’est pas nouveau, je ne l’ai pas inventé en évoquant Poutine. Il existait déjà à la fin des années 1930 sous la plume d’intellectuels russes, puis en 1945 sous celle du journaliste de guerre Vassili Grossman (Vie et destin). Il se ravive aujourd’hui avec le despote asiatique Poutine, convaincu sincèrement du bien-fondé de faire le bonheur du peuple malgré lui et de conforter l’État avant les individus. Ce film américain des années Mitterrand se moque de ces prétentions totalitaires en mettant en scène des résistants, en cheville avec les Occidentaux, qui veulent délivrer le professeur et empêcher la guerre.

La propagande de l’Est n’est jamais en reste et veut récupérer les vedettes internationales pour servir son image. Rien de nouveau sous le soleil rouge, du festival de la jeunesse de Khrouchtchev aux jeux olympiques de Sotchi de Poutine, les Soviétiques imitent les Nazis des JO de Berlin 1936. La République démocratique allemande invite donc officiellement Nick Rivers, un jeune rocker américain, à venir se produire dans un festival international de musique. Les vieux sbires du régime ne connaissent rien au rock’n roll mais la célébrité du chanteur leur suffit ; c’est un gage d’ouverture qui ne coûte rien et fait bien dans le monde.

Le gamin (Val Kilmer jeune, étonnamment frais avec une chevelure mi-longue qui lui va mieux que les cheveux courts) arrive donc en train à Berlin-est, flanqué de son impresario (Billy Mitchell). Il assiste à l’arrestation sur le quai d’un homme qui porte un paquet dans les bras et que les chiens policiers repèrent tout de suite. Molesté par les nervis en uniforme nazi, le double S des SS est remplacé par deux traits, le paquet tombe et les bergers allemands l’éventrent : il s’agit de biscuits pour chien ! L’homme est emmené pour avoir résisté et l’on entend un coup de feu. Les gags ne sont jamais loin des horreurs, ce qui fait le sel du film.

Le beau Nick se voit refuser l’entrée au restaurant de son hôtel de prestige car il porte une chemise au col largement ouvert ; on l’invite à aller se changer dans un salon annexe. Pendant ce temps Hillary, la fille du professeur en prison, membre de la résistance (Lucy Gutteridge), a rencontré un espion anglais (Omar Sharif) qu’une dénonciation a fait enfermer dans un taxi que le chauffeur a mené dans une casse où la voiture est happée et rétrécie en cube. L’espion n’est pas écrabouillé mais peut encore marcher, avec son uniforme d’acier autour de lui ; il confie les deux places d’opéra qui permettront à Hillary de prendre contact ; elles sont « dans la boite à gant ». Mais la jeune fille est traquée, la police politique à ses trousses ; elle se réfugie dans l’hôtel où Nick Rivers va dîner seul, son impresario ayant du travail. Voyant qu’elle va être refoulée, il l’invite. Le menu, traduit par elle, est révélateur des pénuries soviétiques, enjolivée dans un style de chef français : tripes de porc garnies d’intestin de cochon finement émincé entourant des roustons de porc flambés. Hilarant.

Le général comploteur, venu avec le chanteur classique d’opéra à ses côtés, demande au maître d’hôtel de le présenter pour qu’il donne aux convives un exemple de ses talents. Nick Rivers, en bon yankee égocentré, croit qu’il s’agit de lui et s’élance sur la scène avant que le vieux ne se soit seulement levé de sa chaise. Il distribue une partition aux musiciens et se lance dans un rock endiablé, qui ne tarde pas à enflammer la salle et l’orchestre, ravi. Le général, réactionnaire comme tous les Soviétiques, sort, outré. Il envoie la police armée mais Hillary entraîne Nick vers une sortie pour fuir. Lequel fouette tous les vélos qui hennissent comme des chevaux avant d’en enfourcher un.

Il est invité à l’opéra où l’on joue Casse-noisette. Dans une loge, il revoit Hillary, venue pour son contact, mais il s’avère que c’est un policier au masque en caoutchouc. Le voyant aux jumelles de théâtre sortir un pistolet, Nick se rue et entraîne Hillary. Le chanteur américain ne tarde pas à se retrouver dans les sous-sols de la prison pour avoir résisté aux policiers qui envahissaient sa chambre, Hillary fuyant par le balcon dans une parodie de James Bond. Son impresario vient lui rendre visite et lui apprendre que ni le gouvernement américain, ni l’ONU, ne peuvent rien pour lui, ce qui n’a guère changé depuis car l’URSS-Russie a droit de veto au Conseil de sécurité et des bombes nucléaires. Nick lui offre un godemiché électrique made in RDA, en vente dans la prison, pour sa femme. Il apprendra plus tard qu’il en a usé pour lui-même et est mort électrocuté – piètre qualité soviétique !

Le jeune homme va être fusillé si le sergent qu’il a laissé tomber du balcon en s’esquivant meurt – ce qui est le cas, le général attend la nouvelle au téléphone bien que les huit étages soient de fait mortels. Nick est d’abord torturé, battu aux poings par un demeuré puis fouetté « comme à l’école », ce qui semble le faire jouir. Mais sa chemise reste soigneusement repassée et sans une toile d’araignée quand il s’enfile dans les conduits d’aération pour s’évader. Il se retrouve avec le professeur Flammond (Michael Gough) dans son laboratoire-prison. En touchant l’engin de mort presque prêt, il déclenche l’attraction magnétique et… un sous-marin défonce les murs, attiré irrésistiblement. Les policiers casqués soviéto-nazis entrent et mettent en joue tout le monde, capitaine du sous-marin compris.

Nick est conduit au poteau d’exécution mais le politburo de RDA déclare qu’il ferait mauvais effet qu’il ne se produise pas sur scène avant, comme prévu. Il est donc évadé officiellement et reconduit à son hôtel pour sa prestation. Il joue et les groupies se pâment comme devant Elvis. Sa guitare, montée par une corde, redescend au final et Hillary, d’en haut des coulisses, lui fait signe de grimper. Il serait arrêté sinon et fusillé.

Dans une librairie scandinave, les deux jeunes trouvent un refuge pour la huit et Hillary raconte à Nick son histoire, naufragée enfant sur une île déserte avec un garçon de son âge, Ange (Christopher Villiers). Très Lagon bleu, elle a connu avec lui ses premiers émois et le sexe avant qu’un jour il disparaisse à la pêche, sans doute noyé. Sauvée par un bateau qui passait par là, elle a vu son père réprimé puis mis en prison afin qu’il réalise l’engin de guerre qu’il ne voulait pas construire. La science est abâtardie par le soviétisme pour ne servir que le mal et pas le bien de l’humanité. Rien de changé avec Poutine, notez-le. C’est le cas de tous les nationalistes, étroitement réduits à leur petit territoire et à leur population génétiquement pure. Nick avoue avoir été perdu à 6 ans par sa mère dans un grand magasin, élevé par une vendeuse, puis repéré pour avoir amélioré un jingle publicitaire pour le magasin quand il était jeune ado. Des gags d’histoires familiales merveilleuses. D’ailleurs, ils tombent amoureux.

Le libraire les fait évader dans une charrette de foin conduite par un cheval qui braie l’opéra, façon de décrire une Allemagne restée dans son jus du siècle précédent. La ferme où ils arrivent abrite la résistance, un commando d’une dizaine de déjantés portant tous des surnoms loufoques qui les décrivent : Déjà-vu, De quoi, Mousse au chocolat (car il est noir) et ainsi de suite. Leur chef, la Torche, n’est autre qu’Ange qu’Hillary croyait perdu et qui se révèle dans sa beauté des îles, en pagne, un collier de longues coquilles ornant sa musculature nue. Hillary est partagée entre son amour d’enfance et son amour adulte. Mais la ferme ne tarde pas à être attaquée, le général prévenu par pigeon voyageur casqué. Un traître est parmi eux !

Qu’importe, Nick Rivers apporte des informations sur le professeur et l’endroit où il se trouve. Il s’agit de le faire évader de la forteresse et c’est tout un plan qui est élaboré par Ange, les autres se contentant d’opiner et de suivre, habitués à obéir à la discipline nazie puis soviétique. Deux se déguisent en vache pour se mêler au troupeau rentré chaque soir par les soldats qui gardent la prison ; une vache avec des bottes, mais une vache est une vache et les sbires soviétiques n’ont pas à prendre l’initiative d’observer ni de penser. La vache va couper le courant dans une cabane située à l’écart des murs (ce qui est peu stratégique) tandis que les autres lancent des grappins pour prendre d’assaut les remparts et neutraliser les gardiens, parodie du film Les Douze salopards. Mais le traître sévit et sabote l’opération en faisant remettre le courant, ce qui déclenche l’alarme. La vache entraîne des allusions sexuelles très en vogue au début des années 1980, un veau vient téter les pis et suce Ange, qui est à l’arrière-train ; ensuite le taureau entreprend de le monter, ce qui occasionne du plaisir dans la douleur. Mais Ange à l’habitude, violé et séduit par tout l’équipage du bateau soviétique qui l’a recueilli en mer lorsqu’il était jeune et ingénu, vite convaincu par les caresses des bienfaits du régime (parodie des Cinq de Cambridge).

Le professeur évadé ne veut pas partir sans sa fille, or celle-ci est prise en otage dans la camion Mercedes qui devait les emporter par le traître qui la braque. Nick n’écoute que son courage et enfourche une moto tel un cheval fougueux pour rejouer une scène de La Grande évasion en sautant par-dessus les barbelés. Il rattrape le camion, délivre la belle, et les autres le rejoignent après avoir arrosé une Kubelwagen remplie de soldats mais fonctionne encore après avoir juste touché une Ford Pinto, ce qui la fait exploser – qualité germanique ! Ce modèle de Ford, pire des quatorze voitures de tous les temps, avait le réservoir d’essence très peu sûr à l’époque : une voiture modèle cercueil.

Le finale est grandiose dans le sirupeux style Magicien d’Oz de rigueur, le savant, sa fille et Nick partent en avion, un vieux Dakota de la Seconde guerre mondiale pour rallier l’Angleterre tandis que le commando de résistants reste pour résister. Mais l’OTAN est sauvée, leurs sous-marins pourront passer Gibraltar sans se faire attaquer.

Bien servi par un Val Kilmer épatant, bien qu’il ne change jamais ses doigts sur le manche de sa guitare lorsqu’il sort des arpèges, la suite de gags dans la lignée d’Y a-t-il un pilote dans l’avion 1 et 2 ne relâche jamais le rire. Un très bon moment.

DVD Top secret !, Jim Abraham, David et Jerry Zucker, 1984, avec Val Kilmer, Lucy Gutteridge, Billy J. Mitchell, Christopher Villiers, Michael Gough, Parmount Home Entertainment 2002, 1h30, €7,91 blu-ray 14,99

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Les douze salopards de Robert Aldrich

Prenez une guerre mondiale industrielle mettant aux prises deux empires et deux conceptions du monde opposées ; prenez une brochette des pires salauds que la terre ait porté, tous condamnés à mort ou à 30 ans de prison ou travaux forcés après jugement ; prenez un commandement américain hardi qui tente tout pour réussir le Débarquement de juin 1944 – et vous avez cette aventure sans précédent des douze salopards réunis en commando pour attaquer un château breton rempli de hauts officiers nazis.

Il s’agit de péché et de rédemption, Dieu avec eux, la sauce idéologique habituelle aux Yankees imbibés de Bible. Mais, traité à la sauce Hollywood, cette épopée devient une aventure d’équipe où les relations humaines et la dynamique de groupe (très à la mode dans la psychologie du travail des années cinquante et soixante aux États-Unis) emportent l’adhésion. Bien que long, plus de deux heures, le film n’ennuie jamais. Il est pathétique et drôle, empli d’action et de personnages de caricature comme on les aime. Le pervers psychopathe religieux qui se croit missionné par Dieu lui-même est une sorte d’intégriste chrétien comme il y en a dans l’islam de nos jours (Telly Savalas) ; le colonel d’opérette imbu de sa tenue et de son rang (Robert Ryan) est ridiculisé par l’efficacité d’un commando de mal rasés rebelles à la discipline ; les officiers nazis du château ont tous des gueules d’ogre ou de démons.

Un jour proche de juin 44, le commandant Reisman (Lee Marvin) est convoqué par son général (Ernest Borgnine) qui le sait indiscipliné mais audacieux. Il lui propose un marché : entraîner un commando de douze hommes sorti des prisons où ils attendent leur peine longue ou capitale, pour attaquer un nid de nazis crucial pour la suite de la guerre. Reisman objecte qu’il faut une carotte pour les salopards, sinon aucun ne voudra se plier à la discipline minimum des armées. Le général consent à examiner la conduite de chacun en fonction des résultats et de commuer la peine une fois la mission terminée, comme il en a le droit en tant que général allié. A condition que les hommes en reviennent. De fait, il n’y aura qu’un condamné, Wladislaw, le moins con pour le spectateur, le plus digne de la rédemption aux yeux des croyants (Charles Bronson).

Le commandant Reisman va voir individuellement les prisonniers après les avoir soumis en groupe en domptant sous leurs yeux le plus offensif, Franko (John Cassavetes). Il leur propose le marché en s’adaptant à chaque caractère, laissant en suspens le contrat pour leur laisser le temps de penser tout seul dans leur cellule. Tous acceptent, se disant qu’un délai est toujours bon à prendre. L’entraînement n’est pas pour les fillettes et a lieu en pleine nature britannique, dans un champ où tout est à construire, y compris les baraquements (préfabriqués, à l’américaine).

Ce qui importe au commandant est de souder le groupe, le choc des individualités entraînant une dynamique où chacun trouve son rôle vis-à-vis des autres. Rien de tel que de les punir collectivement par exemple, lorsque Franko réclame de l’eau chaude pour se raser, comme en ont les gardes de la police militaire (MP sur leurs casque). Il entraîne les autres non sans réticence et Reisman décide qu’ils ne se raseront donc plus. Une fois le groupe soudé contre son commandant, il les motive contre les autres durant l’entraînement au parachute sous les ordres du colonel d’opérette à qui il fait croire qu’un général incognito vient avec les hommes. Puis il les soude enfin par une action collective sous ses ordres, d’abord en désarmant les gars du colonel venu visiter le camp des salopards sans étiquettes pour comprendre de quoi il s’agit, puis lors d’une manœuvre où il assure que son commando réussira à investir le PC du même colonel pris comme tête de turc. Il s’agit là du test auprès du général, pour valider son idée.

Le commando réussit au-delà de toute espérance, dans l’initiative et la bonne humeur. Ils sont donc parachutés près de Rennes en Bretagne, où un château accueille une trentaine d’officiers de haut rang nazis avec leurs putes et du petit personnel. Entraînés sur une maquette durant des jours, chacun sait ce qu’il a à faire : sécuriser le périmètre, s’introduire dans la place, escalader à la corde les balcons jusqu’au toit pour détruire l’antenne radio, puis forcer les officiers à se réfugier dans les souterrains barricadés avant de les griller vif à coup d’essence et de grenades via les bouches d’aération. Ce qui est fait. Le psychopathe intégriste prend un plaisir malsain à faire crier une femme venue chercher son amant à l’étage, puis la perce de son poignard comme une bite qu’il refuse d’utiliser par horreur des châtiments de l’enfer chrétien. Cet exploit quasi sexuel l’exalte et il tire sur tout ce qui bouge, ce qui conduit l’un de ses camarades à le descendre d’une rafale. La suite se passe comme prévu, malgré la défense de tous ceux qui ne sont pas au moins capitaine, interdits de souterrain par le plus haut gradé. Le nazisme, exaltant la race supérieure et la hiérarchie entre les hommes, réserve à son élite « au-dessus du grade de lieutenant » la protection du sous-sol. Petit message subliminal bienvenu pour qualifier les « vrais » salopards de l’histoire.

Le commando accomplit sa mission et les survivants s’évadent en volant un half-track nazi massif comme une forteresse – mais découvert (la bêtise de la puissance imbue d’elle-même). Le commandant se fait toucher à l’épaule tendis que Franko se fait carrément descendre sur le blindé décapotable. Ne survivent que les « bons », le commandant Riesman, le sergent chef de la police militaire et Wladislaw, plus intelligent que la moyenne et immigré d’Europe centrale, région méprisée par les nazis allemands (et les soviétiques russes – jusqu’à nos jours).

Il y a du plaisir à suivre une aventure grandiose du bon côté, mais les subtilités des relations humaines ne sont pas à négliger, l’action psychologique du commandant sur ses hommes est surtout à apprécier. Elle est éternelle depuis les petits groupes de chasseurs-cueilleurs dans la savane il y a des centaines de milliers d’années.

DVD Les douze salopards (The Dirty Dozen), Robert Aldrich, 1967, avec Lee Marvin, Charles Bronson, Ernest Borgnine, John Cassavetes, Warner Bros 2004, 2h23, €14.00

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