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Âme des Grecs antiques

« En terrain grec, c’est la philosophie qui se préoccupe de l’âme, non la théologie qui est cette partie de la mythologie qui concerne les dieux », écrit Reynal Sorel. C’est donc un sujet physique, terrestre, qui appartient à l’humain.

Chez Homère, la psukhê n’est rien hors du corps, seulement fumée. Quand le corps est privé de psukhê, il s’effondre. Ce qui n’est pas forcément la mort, mais un évanouissement, une syncope, un coma. Ainsi, Andromaque s’évanouit-elle à l’annonce de la mort d’Hector. Ainsi Sarpédon s’évanouit-il lorsque Péladon lui extrait à vif une pique fichée dans la cuisse. La psukhê est une force de consistance mais pas de conscience. Elle anime le corps et les forces de vie dans la machine. L’âme n’a rien de divin mais tout d’humain.

C’est le Ve siècle grec avant qui a développé l’idée inconnue d’Homère de ce retour de l’homme à l’éther. Cette région éthérée du ciel est le lumineux absolu. Or, si les âmes des défunts montent vers ce lieu divin, c’est qu’elles sont autant d’étincelles de l’éther immortel, dit Euripide. Alors l’âme participe de l’immortalité des dieux. Il s’agit d’une modification radicale de conception. L’âme comme marque de faculté de discernement humaine, proche de celle des dieux mais à niveau inférieur. Cela permet aux vivants de comprendre les événements et de délibérer intérieurement. S’il y a persistance d’une conscience après la mort, alors l’âme s’intellectualise. Mais elle n’est toujours pas spiritualisée.

Cette étape suivante vient avec la tradition orphique et avec le philosophe Platon. L’âme immortelle devient ce que nous considérons comme une âme divine. Pour la tradition orphique, elle avait une double origine divine, titanesque et dionysiaque. Les Titans ont démembré et dévoré Dionysos. Ils ont été foudroyés par Zeus et se sont consumés alors en une suie d’où est apparu l’homme, à la fois contaminé par une pulsion meurtrière et tenaillé par une pureté dont son âme conserve le souvenir. Il a donc une âme immortelle à deux faces. La première prompte à la démesure issue des Titans, l’autre victime et pure, issue de Dionysos. « Le défunt qui a suivi le genre de vie orphique pourra enfin trouver le chemin menant aux saintes prairies de Perséphone. (…) Quant à l’âme impure, toujours soumise à la pulsion de démesure titanesque, toujours satisfaite de verser le sang (…), elle se trouve plongée dans le cycle infernal des réincarnations qui sont autant d’épreuves pour enfin tendre vers la pureté par l’ascèse orphique »

C’est avec Platon que la logique s’impose : si une âme est immortelle, alors il faut en prendre soin et tourner son esprit vers le souverain Bien et Beau, le Vrai accessible par la raison. L’âme se moralise et Platon conçoit l’existence de jugements et de châtiments à subir lorsqu’elle sera affranchie de son corps. Pour lui, l’homme est immortel et indestructible. Son âme peut prendre le divin pour spectacle et pour aliment, se débarrassant ainsi de l’humaine misère (Phédon). À la mort, l’âme se sépare du corps.

On le voit, la tradition grecque est passée du corps physique à l’âme immatérielle ; de la finitude des chairs pourrissant sous la terre à l’étincelle qui subsiste dans l’éther. Les dieux n’ont pas d’âme puisqu’ils sont immortels. Ce sont les hommes qui ont inventé le chemin vers eux, avec les Orphiques, avec Platon, avec Aristote et ses trois âmes successives : le végétatif de la plante, le sensitif de l’animal, l’âme intellective de l’homme. Il faudra encore du temps jusqu’à saint Augustin.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

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Nicolas Gorodetzky, La limite de Hayflick

Nicolas G. n’en est pas à son coup d’essai. Ce thriller passionnant et bien découpé, qui mêle mythe de la vie éternelle, savant éthique et mafias diverses, est son sixième roman. Médecin pneumologue, ex-urgentiste, musicien de rock (groupes Weekend Millionnaire de 1978 à 1991, Dr Rock and the Famous Merengo), manageur médical de la sécurité (coupe du monde de foot 1998, du rugby 2007, Euro 2016 de foot) – et père d’un fils adulte, Yan et d’une fille Nathalia – ce touche-à-tout dynamique réussit à vivre à cent à l’heure sans pourtant se disperser. Comme les aventuriers (ou les chats) il a eu plusieurs vies et sublime son expérience dans ses fictions.

Imaginez : la science a découvert que les cellules humaines peuvent se diviser jusqu’à un certain point limite. Le microbiologiste américain Leonard Hayflick l’a montré en 1965. Cette sénescence réplicative pourrait être contrée si – et là on aborde le domaine de la fiction – l’on découvrait comment manipuler les télomères, ces capuches des brins d’ADN qui permettent la réplication. Dans le roman, un savant l’a réussi, ouvrant la voie à la vie éternelle des cellules. Malheureusement les bonnes cellules comme les mauvaises (par exemples les cancéreuses). Mieux : le savant a réussi à sélectionner les bonnes cellules. Dilemme : offrir cette découverte à l’humanité, ou la taire ? Car des questions éthiques se posent aussitôt : si chacun peut vivre éternellement (ou du moins très très longtemps), qu’en est-il de la démographie galopante, des ressources limitées, de la pollution inhérente à un excès d’humanité ? Dès lors, cette découverte engendrera-t-elle de la contrainte sur le le fait de donner naissance à des enfants ? Sera-t-elle réservée aux riches et aux puissants ? Utilisée à de mauvaises fins de chantage ? Vaste abîme de réflexion… Ce pourquoi le professeur « disparaît ».

Sauf que les mafias diverses, agissant pour le compte de commanditaires puissants, dont la paranoïa permet de croire qu’ils s’entendent pour régenter la planète, veulent mettre la main sur la découverte. Elle est contenue dans une petite clé USB cousue dans une couture du pantalon du savant, protégé par une légion « d’amazones », des femmes initialement kurdes, en guerre ouverte contre l’obscurantisme islamiste, mais qui ont agrégé autour d’elles toutes les dominées qui veulent résister à la puissance du mâle.

Il se trouve que le savant a une fille qui termine médecine. Ida doit encore soutenir sa thèse et officie comme interne au grand hôpital de Stockholm, ville où justement notre héros, Stanislas Verlaine, déjà rencontré dans les romans policiers précédents, se remet d’un choc amoureux, sa femme chérie étant morte, le laissant orphelin une fois de plus après la perte de sa mère étant enfant. Devant se mettre au vert après ses déboires avec le Mandarinia, où il a fait ami avec les abeilles, il a décidé de se perfectionner en criminologie dans le master spécialisé internationalement reconnu de l’université suédoise. Pour cela, il se fait héberger par sa tante, qui a épousé un Suédois aujourd’hui décédé, et qui habite une grande maison avec jardin dont une serre exotique où elle cultive des fleurs et élève des abeilles (ces petites bêtes joueront un rôle dans le thriller). Elle loue le sous-sol aménagé en studios à des étudiants. Il y a là Ida, mal fagotée et enlaidie, souvent de garde de nuit, et Erik, beau footeux suédois grand, beau, musclé, etc. Stan se lie d’amitié avec lui.

Mais il cherche un complément de revenus à sa maigre bourse universitaire et Erik lui parle d’un petit boulot que lui a proposé Ida récemment. Il ne convient qu’aux beaux gosses, jeunes et bien faits. Suspense. Suit alors un chapitre délicieux d’érotisme aux limites, sans jamais dépasser la bienséance. Les Suédois ont la réputation depuis la fin des années soixante d’être spécialistes du plaisir des corps. Un comte et sa comtesse convient à des dîners privés dans leur manoir suédois des riches âgés triés sur le volet, afin de leur faire goûter les désirs. Ils engagent pour cela une « reine » et un « roi » appelé le Phoenix, jeunes beaux, etc. pour s’exhiber en dévoilant lentement leurs corps, et se caresser, sans aller plus loin. Ce qui compte est la montée du désir, pas l’explosion, qui deviendrait pornographique. Après Le dieu du football, ce chapitre étonnant et, avouons-le, captivant tant il renverse les règles habituelles du jeu érotique, le lecteur plonge brutalement dans l’action.

Un commando lourdement armé fait irruption dans le manoir lors d’une soirée mensuelle, à laquelle Erik a décidé de ne pas participer, malgré Ida. Car Ida s’est révélée à Erik et son apparence habituelle n’est pas sa vraie nature. Erik en a été surpris, vexé ; bien que progressivement amoureux, il s’est éloigné pour y réfléchir. Tous les présents à la soirée sont tués, sauf trois filles qui ont pu se cacher, et deux autres enlevées – dont Ida.

Stan, dont les « exploits » s’étalent sur le net, est convié par le chef de la police à venir les épauler, car il a souvent des intuitions hors des procédures et connaît mieux que les autres Ida et Erik, qui lui a décrit le milieu. Un mystérieux sigle, TTAGGG, a été dessiné au sang sur un miroir ; une victime a commencé à écrire « Beati V » avant de mourir. Ce sont des signes que comprennent les initiés. Commence alors un jeu du chat et de la souris avec les tueurs sans scrupules, qui tiennent à ne laisser derrière eux rien ni personne, afin de lessiver toutes traces pouvant remonter à leurs commanditaires. Tout s’accélère, haletant, en chapitres courts. De la belle ouvrage, bien écrite, percutante.

Nicolas Gorodetzky, La limite de Hayflick, 2025, éditions Yanat, 249 pages, €20,00

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Marini, Les aigles de Rome II

La suite des Aigles de Rome (chroniquée sur ce blog) qui a conté l’adolescence de deux garçons, Marcus Valerius Falco et Ermanamer latinisé en Arminius. Leur ardeur pubertaire a été disciplinée, ils ont été entraînés à la guerre, ils se sont affrontés par rivalité avant de devenir amis à vie. Ivresse des armes et plaisir des sens, il n’en faut pas plus aux ados pour se sentir heureux. Mais voici que l’amour s’en mêle…

C’est l’objet du tome II. En 9 après J.-C., Marcus revient de la guerre où il a été initié à la condition d’homme romain de la bonne société. Il se défoule chez Felicia, épouse de sénateur qui aime le plaisir. Il retarde le moment de retrouver son épouse légitime Silvia, qu’il n’a pas choisie mais que son père a arrangé pour la politique. Or Silvia l’aime, son beau corps de jeunesse musclée, son caractère ombrageux et son cœur passionné. Sauf que Marcus en aime une autre, rencontrée lors d’une course de chars cinq ans avant. Priscilla est déjà fiancée mais Marcus a le coup de foudre. Réciproque après un temps. Las ! Les pères décident pour les filles et Priscilla est mariée de force à un ami du papa, toujours pour raisons politiques.

De plus, Priscilla a pour mère la redoutable Morphea, une intrigante qui se sert de son corps et de son emprise sur les hommes importants pour faire avancer ses intrigues. Elle organise des orgies où les accouplements se font en public, pour le plaisir et pour la compromission. Elle veut conserver le beau et viril Marcus pour elle-même et est jalouse de sa fille qui a capté le cœur du jeune homme. Aussi, lorsque Marcus, chien fou, veut enlever Priscilla, il est assommé par le garde du corps nubien Cabar, montagne de muscles et fidélité à toute épreuve, puis conduit dans la maison de Morphea, attaché nu et fustigé sur la poitrine, avant d’être violé sous les yeux de Priscilla qui croit ainsi que Marcus la trompe. Elle se soumet alors au mariage arrangé tandis que Marcus, désespéré, se soumet à son ami Arminius, envoyé par l’empereur Auguste mater les révoltes en Germanie.

Rome reste corrompue par la volupté, l’ambition et les intrigues, et l’empereur n’est pas en reste. Pour dresser les garçons plein de fougue, il envoie Arminius, le Chérusque (Allemagne du nord) devenu romain, rétablir l’ordre de Rome et dompter la vitalité sauvage des peuplades germaniques par la sienne – mais mandater Marcus son ami et frère d’arme, lui-même issu de Germains par sa mère – pour le surveiller et rentrer en grâce auprès de son père.

Sauf que Morphea apprend à Marcus que Priscilla a suivi son mari en Germanie et lui demande de la protéger en lui adjoignant Cabar. De quoi alimenter le suspense pour la suite…

Un dessin toujours magnifique, les corps des jeunes gens sortis de l’adolescence pour devenirs purement virils, des femmes bien pourvues et lascives. Une nudité dans les plaisirs qui ne plaira pas au pudibonds moralement coincés, mais qui est d’une vitalité somptueuse. Les dessins présentent Rome comme si nous y étions et font attention aux détails, comme les fresques des murs, les graffitis des tavernes, les danseuses nues et les musiciens en plus simple appareil, les échansons, les échoppes, les courses de char, les statues du forum et des villas, les scènes de bataille. De la belle BD.

Marini, Les aigles de Rome II, Dargaud 2009, 60 pages, €17,50, e-book Kindle €6,99

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Palerme, musée Abatellis

Nouvel arrêt, dans la ville de Palerme cette fois, pour voir en coup de vent (en moins d’une heure) le musée régional dans le palais Abatellis. C’est hors programme et il doit fermer à 18 heures. Il recèle quelques trésors. Notamment une grande fresque du XVe siècle du Triomphe de la Mort où les Importants sont représentés en beaux costumes, la main à la ceinture au-dessus du pubis, signe des dominants. Ils sont touchés par les flèches du squelette qui chevauche le cheval squelettique et se retrouvent en bas du tableau, tout navrés. Dont le pape, la gorge transpercée d’une flèche. Les belles femmes aux robes à la mode et aux bijoux étincelants de même. Sur la gauche, les pauvres, vieux, handicapés, bancroches, lépreux, restent tel qu’ils sont : en bas. Deux personnages regardent le spectateur, le peintre et son fils préparateur. Nul ne connaît leur nom. Le thème est tardif car la dernière Grande peste date de 1348.

Le buste d’Eleonore d’Aragon de Francesco Laurana, œuvre délicate du XVe.

La Vierge de l’Annonciation d’Antonio da Messina se trouve ici. Le tableau est sobre, délicat, symbolique. La Vierge élève une main qui s’effraie tandis que l’autre accepte. Elle a le visage en ovale, le voile bleu et la lumière qui vient de l’arrière, comme probablement l’archange annonciateur. Il n’est pas représenté, ce qui est nouveau dans l’art, pour mettre l’accent avant tout sur la jeune fille.

Trois saints d’Antonio da Messina sont aussi exposés, saint Augustin, saint Grégoire et saint Jérôme.

La Madonne au Bambin et trois anges est de Jean Gossaert, de Maubeuge, fin XVe. Il présente toute la progéniture de putti dodus et roses à demi déshabillés, de la maternité triomphante. Tous chantent de joie et à la gloire de l’Enfant.

Sur le Corso Umberto, le long de la mer, la jeunesse fait du vélo, du foot, du cricket, des abdos, elle court. Tous exercent leur corps sur la pelouse face aux vagues, comme un lointain écho à la palestre athénienne. Les corps, dans le sud, sont assez libres, plus que dans les pays contaminés par la pruderie anglo-saxonne. Il n’est pas rare de voir des lycéens en débardeur sortant du lycée, des filles au ventre nu ou portant leur chemise nouée sans soutien-gorge.

Pour nos deux dernières nuits, nous revenons au même hôtel qu’à l’aller, le Principe di Villafranca, où l’on nous redonne d’ailleurs exactement les mêmes chambres.

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Tout dépend de notre corps, dit Alain

A commencer par nos humeurs. S’il fait beau, que notre libido irradie, nous voilà joyeux sans raison. Voyez les adolescents. A l’inverse, qu’il fasse gris et venteux, nous frissonnons, notre mental dans les chaussettes. Ce pourquoi les vieillards et vieillardes sont plus neurasthéniques que les jeunes garçons et filles. A quel âge devient-on vieillard ? Demandez à François Hollande, il l’a bien su sur les « riches ».

Neurasthénie : manque de force des nerfs, dit l’étymologie grecque ; la neurasthénie est une névrose, dit la psychologie ; état durable d’abattement accompagné de tristesse, dit le Robert. En bref, un affaiblissement de l’énergie vitale.

Or les êtres humains normalement constitués ne sont pas que leur corps, ils sont aussi une âme. « Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins », écrit Alain. A la partie pensante de réagir donc à une faiblesse temporaire du tempérament. Pas besoin d’ajouter la raison à la faiblesse ou à la joie, ces deux états se suffisent à eux-mêmes.

En tirer une philosophie sur l’existence serait bien vain… « Pascal, qui souffrait dans son corps, était très effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu’il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu’il prenait froid à sa fenêtre, sans s’en apercevoir. Un autre poète, s’il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies ».

Intéressons-nous aux choses qui valent, dit Alain, désirons ce que nous sommes assurés de désirer, plutôt que de nous perdre dans l’imaginaire né de nos réactions corporelles.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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D.H. Lawrence, L’amant de Lady Chatterley

Le mari, la femme, l’amant, le trio classique qu’affectionne Lawrence, écrivain très sexuel, et pour cela « interdit » jusqu’en 1960. Mais le sexe n’est pas tout, ce serait lire ce roman par le petit bout que de le croire. David Herbert Lawrence y est à son acmé, produisant sa meilleure œuvre. Elle fut longuement mûrie, de 1926 à 1928, en trois versions, la dernière publiée aux États-Unis à compte d’auteur. L’auteur est mort en 1930.

Beaucoup de films ont été tirés de ce roman, attiré par le côté sexuel et censuré, recette immanquable du succès dans les années soixante et suivantes. Mais le livre vaut mieux que tous les films, pour son portrait psychologique de l’homme et de la femme, de la société puritaine anglaise, des tabous et vilenies des gens du peuple comme des élites. Lawrence a probablement appris aux Anglais à faire l’amour – avec une femme.

Constance, dite Connie (ce qui sonne un peu niais en français…) n’est pas une beauté, plutôt une santé. Elle a vécu sa jeunesse en Allemagne, parmi les Wandervögel, cette jeunesse scoute adepte du plein air et du nudisme musclé. Elle y a connu, avec sa sœur, ses premiers amants de 16 et 17 ans. Puis la guerre est venue, qui les a séparés. Les jeunes hommes vigoureux ont été tués. Rentrées en Angleterre, les sœurs ont fréquenté l’université et les cercles littéraires. Connie y a connu Clifford et l’a épousé en 1917, car la guerre pressait, plus par attirance intellectuelle que physique. Aucun bébé n’est né de leur brève union. Lorsque Clifford est revenu en 1918, il était invalide, paralysé à partir du bassin. Il a vécu des rentes de la mine de charbon léguée par son père, et habité le manoir de Wragby.

Connie s‘est alors dévouée à son mari, malgré sa vingtaine en manque de contacts physiques. Elle a traité Clifford comme il le désirait au fond, en bébé, lui changeant ses couches, le portant sur sa chaise, lui donnant à manger, lavant son corps nu, le couchant et le bordant, lui lisant des histoires… Clifford s’est en effet piqué d’écrire des nouvelles conventionnelles qui ont connu un certain succès, grâce aux discussions avec sa femme. Mais la vie morne et sans relief ennuie vite la jeune Constance. Son mari le voit et l’autorise à voyager, à quitter cette campagne de temps à autre en automobile pour aller en ville, même à avoir un amant et, pourquoi pas, un bébé. Il serait élevé au manoir et en deviendrait l’héritier. Après tout, n’est-ce pas l’éducation qui compte ?

Après avoir obéi à son mari en testant pour amant Michaelis, un confrère dramaturge superficiel, donc à succès, Connie ne voit pas refaire sa vie avec ce corps de gamin et cet esprit plat, bien qu’il la presse de l’épouser. Elle est en revanche attirée par l’animalité mâle du garde-chasse Mellors, qu’elle rencontre lors d’une de ses promenades en forêt. Il est marié, mais séparé d’une grosse Bertha qui le harcèle et le blesse en ses parties intimes par son « bec » clitoris. Il a fui cinq ans en Inde, où son colonel l’a promu lieutenant. Oliver Mellors se retrouve dans cet entre-deux social du mineur et du bourgeois, il a lu quelques livres mais préfère l’action et la vie à la littérature.

Le toucher des corps produit la tendresse, donc l’attachement. De l’union physique vient naturellement l’union des âmes, d’autant que les deux amants parviennent assez vite à jouir en même temps, ce qui n’est pas si courant, notamment lorsque l’homme ne se préoccupe pas de la femme. Lawrence inflige une leçon de choses à ses contemporains, en même temps qu’une leçon sociale. Les femmes ont pris de l’indépendance durant la Première guerre mondiale, et deviennent des égales. Cela bouleverse les conventions, les mœurs, les couples, l’économie même. « Il semblait à Connie que tous les grands mots avaient perdu leur signification, pour elle et les gens de sa génération : amour, joie, bonheur, foyer, mère, père, mari – tous ces grands mots dynamiques étaient à moitié morts ; jour après jour, ils agonisaient. Le foyer n’était plus qu’un lieu où on habitait ; l’amour, une chose qui avait cessé de faire illusion ; la joie, un mot qui s’appliquait à un bon vieux charleston ; le bonheur, un terme hypocrite, de pure convention, fait pour donner le change ; un père, un jouisseur et un égoïste ; un mari, un homme avec qui on vivait et auquel il fallait toujours remonter le moral. Quant au sexe, le dernier de ces grands mots, c’était un nom de cocktail, une excitation qui vous faisait grimper un temps au rideau avant de vous laisser tomber comme une vieille chaussette ! Usée jusqu’à la corde ! C’était comme si l’étoffe bon marché dont l’époque était tramée s’effilochait par tous les bouts… » p.862 Pléiade.

Connie sort du manoir et de son atmosphère intellectuelle, pour s’immerger dans la nature et baiser nue dans la forêt, à même le sol. Elle retrouve ainsi le rythme naturel, dans le même temps que son mari Clifford se réintéresse à la mine, aux techniques industrielles. Lui est dans la physique de prédation, elle dans la biologie de l’accord. A lui le charbon, à elle les fleurs.

Se sentant enceinte, Connie prétexte un voyage à Venise avec son père et sa sœur pour prendre un amant de papier, un peintre italien ami, et avouer à Clifford sa grossesse. Mais pas question d’élever l’enfant à Wragby ; elle veut divorcer. Clifford lui avait fait promettre de toujours revenir auprès de lui car il a la hantise d’être abandonné, comme un petit garçon. Il ne consent pas au divorce et Connie est obligée de lui avouer que celui qui l’a mise enceinte est le garde-chasse. Ce déclassement en est trop pour Clifford. Il ne veut pas de l’enfant et sa femme lui répugne ; il consentira à divorcer, d’autant que sa femme lui a trouvé, quelques mois auparavant, une infirmière de mineurs qui l’adule et qui prend soin de lui. Mais Mellors n’a pas encore obtenu le divorce et les amants doivent vivre séparés pour qu’il n’y ait aucun obstacle. La société met des bâtons dans les roues de la nature, par conformisme et bêtise. L’auteur laisse ouvert l’avenir : le couple réussira-t-il à vivre heureux ? Auront-ils beaucoup d’enfants comme dans les contes ?

Ce livre n’est pas à « lire d’une seule main », comme on a longtemps pu le dire en société frustrée, mais les deux yeux ouverts. Lawrence, sur la fin de sa vie tuberculeuse, a éreinté sa société britannique, puritaine, hypocrite et menteuse. Surtout les classes moyennes anglaises : elles « sont tenues de mâcher trente fois chaque bouchée, tellement leur boyaux sont étroits, même qu’un petit poids suffirait à les constiper. Il faut voir la mesquinerie abyssale de cette bande de moutards efféminés ! Imbus d’eux-mêmes, morts de trouille à l’idée que les lacets de leurs godasses ne soient pas correctement noués, aussi pourris que du gibier laissé à faisander et ne reconnaissant jamais leurs torts » p.1039. Les humains ne vivront pas heureux tant qu’ils seront contraints par la religion et sa morale, l’industrie et ses dangers pour la santé, les convenances et leurs tabous. Seul l’amour, via le sexe coordonné, fera reverdir les prés labourés par la guerre, et régénérer les mineurs salis par la suie et déjetés par les galeries. Si Clifford a choisi le charbon et la littérature hors sol, Constance a choisi les fleurs et le charnel de baiser sur la terre.

David Herbert Lawrence, L’amant de Lady Chatterley (Lady Chatterley’s Lover), 1928, Folio 1993, 540 pages, €7,60, e-book Kindle €5,49

David Herbert Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

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Les romans de D.H. Lawrence déjà chroniqués sur ce blog

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D.H. Lawrence, Femmes amoureuses

Un roman écrit « sept fois » , coupé en deux, et dont la première partie L’Arc-en-ciel a été censurée lors d’un procès pour indécence de la part de l’évêque de Londres, en vertu d’une loi de 1857. L’auteur de moins de 30 ans décrit l’activité sexuelle à une époque où le conflit mondial pousse la moralité publique à se rigidifier. Il faudra encore quatre ans pour que la seconde partie, qui deviendra Femmes amoureuses, puisse enfin être éditée, après moult corrections et révisions, et d’abord aux États-Unis, à 1250 exemplaires seulement, avant le succès. L’édition anglaise de 1500 exemplaires, ne suivra que précautionneusement, l’année suivante, la critique trouvant le roman « absurde », voire « une abomination ». C’est que la religion, la bourgeoisie et le qu’en-dira-t-on ne badinent pas avec les convenances victoriennes. Et ce n’est qu’en 1960 qu’un nouveau procès à propos d’une œuvre ultérieure de l’auteur, L’amant de Lady Chatterley, balayera – enfin ! – ces réactions d’un autre âge.

« Ce roman ne prétend être qu’un témoignage sur les désirs, les aspirations et les luttes de son auteur : en un mot, un récit des plus profondes expériences du moi. Rien de ce qui vient de l’âme profonde et passionnée n’est mauvais, ni ne peut être mauvais. Il n’y a donc aucune excuse à présenter, sauf à l’âme elle-même, si l’on a donné d’elle une image mensongère. » C’est ainsi que l’auteur tente de se justifier dans un Projet de préface en 1919. Il est vrai que le roman parle du désir, de « l’amour », de ce qu’il est et de ce qu’il devrait être, l’ensemble de l’histoire baignant constamment dans une atmosphère érotique.

Deux jeunes femmes de 30 ans, déjà présentes dans L’arc-en-ciel, Ursula et Gudrun, songent à « s’établir » en société. Ce qui signifie, outre le métier, qu’elles exercent, plus ou moins le mariage. Pas d’autre fin dans la société chrétienne bourgeoise anglaise pour les filles. C’est qu’en l’absence d’avortement autorisé et de pilule pas encore inventée, tout « écart » peut engendrer un bébé, donc dévaluer la personne et la mettre au ban de la « bonne » société respectable. Sauf que l’émancipation est venue aux filles avec le siècle, Ursula enseigne en primaire tandis que Gudrun sculpte et dessine, artiste à peu près reconnue dans les milieux londoniens. Pas question, donc, de devenir des bobonnes assignées aux mômes, à la cuisine et à l’église. Toutes deux portent des prénoms wagnériens et sont adeptes de la volonté nietzschéenne, que l’auteur prisait fort.

Elles vont jeter leur dévolu, dans leur province minière aux alentours de Nottingham, sur deux hommes à peu près de leur âge, Rupert Birkin, inspecteur des écoles, qu’Ursula côtoie professionnellement, et Gerald Crich, fils aîné du patron des houillères locales, que Gudrun attire physiquement. Les deux jeunes hommes sont amis, et même « amoureux » l’un de l’autre, dépassant le magnétisme du corps pour viser la fusion des âmes.

Le corps, l’esprit, ne sont que des concepts ; dans la réalité des êtres, ils ne peuvent être dissociés. « Et elle sut, avec la clarté du savoir suprême, que le corps n’est que l’une des manifestations de l’esprit, la transmutation de l’esprit intégral inclut aussi la transmutation du corps physique » p.204. Conception très nietzschéenne, que l’auteur fait sienne, et qu’il décline chez les deux sexes. « Oh, la beauté de ses reins soumis, blancs et faiblement lumineux lorsqu’il grimpa sur le côté de la barque, cette beauté inspira à Gudrun une envie de mourir, mourir. La beauté de ses reins pâles et lumineux lorsqu’il grimpa dans la barque, son dos arrondi et doux… Ah, c‘en était trop pour elle, c’était une vision trop définitive. Elle le savait, c’était fatal. Le terrible désespoir du destin, et de la beauté, d’une telle beauté ! Pour elle, il n’était pas comme un homme, il était une incarnation, une grande phase de la vie » p. 192 Pléiade. Le corps a une aura qui attire, et le désir sexuel qu’il suscite est une étape vers le désir d’amour qui va plus loin. « Gerald s’approcha du lit et contempla Birkin dont la gorge était dévoilée, dont les cheveux en bataille retombaient de façon charmante sur son front chaud, au-dessus d’yeux si incontestés et si calmes dans ce visage satirique. Gerald, aux membres pleins et gonflés d’énergie, répugnait à s’en aller, il était retenu par la présence de l’autre homme. Il n’avait pas le pouvoir de partir » p.223. Gerald est un tombeur, sa beauté nordique, sa prestance musculaire, son aisance sociale font tourner les têtes des filles. « Gerald, qui maîtrisait à présent parfaitement la danse, avait à nouveau pour partenaire la cadette des filles du professeur, qui se mourait presque d’enthousiasme virginal, parce qu’elle trouvait son cavalier si beau, si superbe. Il la tenait en son pouvoir, comme si elle était un oiseau palpitant, une créature qui voletait, rougissante, aux abois » p.443.

Pour lui, la sexualité est une limite qui empêche d’aller au-delà du corps, vers l’âme. C’est un obstacle, la plupart du temps désagréable. « C’était le sexe qui transformait l’homme en moitié brisée d’un couple, la femme en autre moitié brisée. Et il voulait être une unité à lui seul, comme la femme serait une unité à elle seule. Il voulait que le sexe retournât au niveau des autres appétits, considéré comme un processus fonctionnel et non comme un épanouissement. Il croyait en un mariage sexuel. Mais par-delà, il voulait une union plus complète, où l’homme avait un être et la femme avait le sien, deux êtres purs, chacun constituant la liberté de l’autre, chacun équilibrant l’autre comme les deux pôles d’une même force, comme deux anges, ou deux démons. Il aspirait tant à être libre, et non sous la compulsion d’un besoin d’unification, et non torturé par le désir insatisfait » p.212. Pour elle, c’est au contraire l’amour qui est tout. « Elle croyait que l’amour surpassait de loin l’individu. Il disait que l’individu était supérieur à l’amour, ou à toute relation. Pour lui, l’âme brillante, isolée, acceptait l’amour comme une de ses situations, une condition de son propre équilibre. Elle croyait que l’amour était tout. L’homme devait se soumettre à elle, pour qu’elle pût le boire jusqu’à la lie. Qu’il fût entièrement son homme, et elle en retour serait son humble esclave, qu’il le voulût ou non » p.285. C’est cela qui est inacceptable pour Birkin, qui a quitté Hermione, trop dominatrice ; c’est aussi inacceptable pour Gerald, qui finira par presque tuer Gudrun pour échapper à son pouvoir, et fuira hors d’atteinte de ses rets. Laquelle Gudrun se pense comme Cléopâtre, la couguar dévoreuse d’hommes, à commencer par ses frères-maris dès 13 ans, les Ptolémée. « Cléopâtre avait dû être une artiste ; elle prélevait l’essentiel d’un homme, elle récoltait la sensation suprême, et jetait l’enveloppe » p.484.

Vampirisme féminin ou brutalité phallique, l’amour est une guerre des sexes, tandis que le mariage est une guerre des classes, et l’entreprise une guerre de domination sur la matière et sur les hommes. Tout est conflit, chez Lawrence. Il interprète la « volonté de puissance » de Nietzsche comme on le faisait en son temps pré-nazi, comme une volonté de domination. Alors que ce n’est pas cela, nous le savons aujourd’hui. De même, les amis s’affrontent, ils doivent être « les meilleurs ennemis » dit Nietzsche. C’est lorsqu’un troisième personnage intervient, comme un trublion, que la violence éclate. Ainsi Hermione avec Birkin, ou Loerke avec Gerald.

Ce que nous appelons « l’amour » est un combat, une lutte continuelle, où le désir physique de domination est roi, de l’aura magnétique des corps à la possession des étreintes et à l’imposition de sa volonté à l’autre. Homme comme femme. Gerald tente ainsi de posséder Birkin par la lutte japonaise. Les deux amis s’entraînent « nus » sur le tapis dans le salon, où ils ont poussé les meubles, porte verrouillée à cause des domestiques. « C’était comme si toute l’intelligence physique de Birkin et le corps de Gerald s’interpénétraient, comme si son énergie fine et sublimée entrait dans la chair de l’homme plus robuste, comme une puissance, ses muscles enfermant dans un filet étroit, dans une prison les profondeurs mêmes de l’être physique de Gerald » p.290. Fusion des corps comme amour des âmes. Gudrun est excitée par Gerald, fantasmant une absence complète de retenue licencieuse. « Elle se rappela les abandons de la décadence romaine, et son cœur s’embrasa. Elle savait qu’elle aspirait elle-même à cela aussi, ou à autre chose, à quelque chose d’équivalent. Ah, si se libérait ce qu’il y avait en elle d’inconnu et de refoulé, quel événement orgiastique et satisfaisant ce serait. Et elle le voulait, elle tremblait légèrement du fait de la proximité de l’homme qui se tenait derrière elle, suggérant la même noirceur licencieuse qui se dressait en elle. Elle la voulait avec lui, cette frénésie inavouée » p.308.

N’avoir que des relations entre sexes rend incomplet, inachevé, pense Birkin ; pas Gerald. « En fait, poursuivit Birkin, parce qu’on fait de la relation homme-femme la relation suprême et exclusive, c’est là qu’intervient toute la contrainte, la mesquinerie et l’insuffisance. (…) Il nous faut quelque chose de plus large. Je crois en une relation additionnelle parfaite entre hommes, additionnelle au mariage. (…) Gerald eut un mouvement de malaise. Tu sais, je ne sens pas cela. Il ne saurait y avoir entre deux hommes quelque chose d’aussi fort que l’amour sexuel entre un homme et une femme. La nature n’y fournit aucune base. – Eh bien, moi, je pense le contraire, évidemment. Et je crois que nous ne pourrons pas être heureux tant que nous ne nous serons pas établis sur cette base. Il faut se débarrasser de l’exclusivité de l’amour conjugal. Et il faut accepter entre deux hommes cet amour refusé. Cela offre plus de liberté pour tous, un plus grand potentiel d’individualité chez les hommes comme chez les femmes » p.380. Mais c’est Birkin qui va se marier, pas Gerald…

Un roman qui reflète le chaos de Lawrence, reflet du chaos de son monde, ce début du XXe siècle qui allait bouleverser les consciences, les mœurs, l’économie avec ses guerres mondiales, la perte des empires, l’émancipation de la religion – et la montée des individus.

En 1969, Ken Russell réalise Women In Love, un film tiré du roman.

David Herbert Lawrence, Femmes amoureuses (Women in Love), 1920, Folio 1988, 704 pages, €5,00

D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

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Alberto Moravia, La belle romaine

Ce gros roman a lancé la notoriété de l’auteur italien après-guerre. Né en 1907, Alberto Moravia, souvent cité pour un prix Nobel qu’il n‘obtiendra jamais (ce prix est délivré pour des raisons politiques, pas pour le talent littéraire), analyse sans complaisance les personnages velléitaires de sa société. Les Italiens ont en effet adulé le fascisme, avant de se précipiter dans les bras du communisme, puis dans ceux du consumérisme et de la mafia. Avec autant d’enthousiasme et de stupidité.

L’élite bourgeoise, catholique, puritaine et fasciste n’a rien empêché, a laissé faire, abandonné les gens à n’importe quel parti. C’est le cas d’Adriana (traduit par Adrienne en français, à une époque, les années cinquante, où l’on francisait encore tout). Elle a 16 ans au début du livre et, nue, se trouve belle. Encouragée par sa mère, elle va se montrer pour arriver. D’abord comme modèle chez les peintres, mais ils ont peu d’argent ; ensuite chez les « gens biens », ceux qui en ont, mais qui ne vont surtout pas épouser. Baiser, oui, marier, non. Or le mariage est l’idéal de vie d’une jeune fille romaine en ces années-là. Le roman se situe au moment de la guerre fasciste contre l’Éthiopie en 1935-36, une allusion y est faite un moment.

Adriana, née pauvre et sans père, mort à la guerre, est élevée par une très petite bourgeoise aigrie et envieuse qui coud des chemises pour vivre. Elle fait bosser sa fille pour mettre de l’huile d’olive dans ses pâtes. Mais quoi de mieux que de profiter de ce que la nature vous donne pour gagner de l’argent ? Car l’argent est tout, il donne la santé, le confort, le pouvoir. Une mère ne peut rêver mieux pour sa fille. Donc la sortir, la présenter, pour que les hommes l’envisagent, la désirent, finissent par l’épouser. La naïve gamine de 16 ans ne rêve que petite maison et famille autour de la table, sous la lampe, comme elle l’a vu dans son quartier excentré de Rome.

Ce n’est pas ce qui va advenir. Les peintres sont respectueux de son corps, la dessinant avec amour, mais sans la toucher, comme on contemple un bel objet. Or Adriana ressent déjà les émois de la chair, elle veut plus que les regards sur elle, elle désire être prise, pénétrée, fusionner avec un mâle. C’est assez cru, mais naturel. Elle avise alors le jeune Gino, qui conduit une belle auto. Ce n’est pas la sienne, bien qu’il veuille un moment le faire croire ; il n’est que chauffeur d’une famille riche, gardien de la villa en l’absence des maîtres. Adriana l’aime comme il est, pour sa jeunesse, sa fougue sexuelle, le plaisir qu’il lui donne, et une certaine tendresse qu’il ressent. Il promet de l’épouser dans six mois.

Mais bien sûr, pas question de mariage. La promesse est repoussée d’échéance en échéance, comme la dette de la France. C’est que Gino cache qu’il est déjà marié en province, et père d’une petite file. C’est ce qu’Astarite, ponte de la police politique devenu éperdument désireux de se faire la belle romaine, lui apprend, un jour qu’elle va le voir. Dès lors, le fantasme de vie normale d’Adriana s’écroule. Avec sa pauvreté, elle ne sera jamais épouse fidèle ni mère de famille respectable. Sa mère l’avait prévenue : on épouse riche, ou jamais. Elle choisit donc jamais. Dès le quart du roman, elle se rend compte : « je suis une putain ! » Cri du ventre plus que du cœur : elle enchaîne en effet les passes, avec les hommes qui lui sont présentés par sa copine Gisela, ou carrément dans la rue. Un ou deux par jour, qui la paient. Elle les emmène chez elle où sa mère ne dit rien, bien contente d’avoir eu raison et de palper l’argent pour enfin engraisser et paresser.

Ce qui est intéressant chez Adriana est qu’elle n’a aucun scrupule, ni aucun remord. Elle jouit de son corps comme un jeune animal, et prend son plaisir où il se trouve, avec naturel. Elle aurait préféré le jeune Gino, mais les autres la contentent, même s’ils lui répugnent parfois. C’est que le sexe a des exigences plus fortes que le cœur et que, bien-sûr, la raison. Les ouvrières romaines sont-elle obligées de se faire putes pour s’élever au-dessus de leur condition ? Sans vendre son corps, songe Adriana, « il nous faudrait recommencer, maman et moi, notre vie d’autrefois, avare, inconfortable, pleine de convoitises refoulées » p.257. La société protège les riches, pas les pauvres.

Il y aura Jacinthy le commercial, puis l’étudiant de 19 ans coincé, Astarite le policier fasciste, et encore un moment Gino : il la chausse tellement bien de son pied. Mais c’est finalement Gino qui va la perdre sans le vouloir. Il l’a emmené pour frimer à la villa de ses patrons ; ils y ont fait l’amour plusieurs fois dans sa chambre de domestique. Mais Adriana a désiré le faire dans le grand lit de la bourgeoise absente, avant de prendre un bain dans sa baignoire. Gino a cédé, et Adriana s’est emparée d’un poudrier en or orné d’un gros rubis poussoir – comme ça, pas par goût du luxe, mais par capacité à le faire. Gino est suspect d’avoir mal gardé la maison ; il va donc faire accuser une bonne à sa place, qui ne l’aime pas et le prend de haut, en volant une réserve de dollars qu’il va cacher dans sa valise ; elle est emprisonnée et battue. Gino l’apprend à Adriana pour lui montrer les conséquences de son acte irréfléchi.

Mais ce qu’il ne dit pas tout de suite, c’est qu’il n’a pas rendu le poudrier qu’Adriana lui donne immédiatement, pour faire libérer la fille. Au contraire, il cherche à le vendre à son profit ; il s’est accoquiné avec un malfrat qui peut devenir très violent s’il est contrarié… Et qui a tué un orfèvre qui lui proposait une somme ridicule de l’objet, ce qui a fait scandale dans la presse. Adriana se trouve forcée de coucher avec lui, avant d’aller coucher à nouveau avec Astarite pour faire libérer la bonne accusée à tort. Cela via un prêtre à qui elle avoue en confession toute l’affaire pour lui confier le poudrier à rendre par la police. Lequel lui ordonne de dénoncer le tueur de l’orfèvre.

Que peut-on contre le destin ? Comment arrêter un engrenage une fois qu’il s’est mis en marche ? Adriana la naïve, désormais plus de 20 ans, n’aura pas la vie qu’elle s’est rêvée. « C’est ainsi qu’après quelques heures d’angoisse je renonçais à lutter contre ce qui paraissait mon destin et l’embrassais même avec plus d’amour, comme on étreint un ennemi qu’on ne peut abattre. Et je me sentis délivrée. D’aucuns vont penser qu’il est bien commode d’accepter un sort ignoble, mais fructueux, au lieu de le refuser. Moi, je me suis souvent demandé pourquoi la tristesse et la rage habitent si souvent l’âme de ceux qui veulent vivre selon certains préceptes et se conformer à certains idéaux, tandis que ceux qui acceptent leur vie, qui est avant tout nullité, obscurité, faiblesse, sont si fréquemment insouciants et gais. Dans ces cas-là, du reste, chacun obéit non pas à des préceptes, mais à son tempérament qui prend l’aspect du destin. Le mien, comme je l’ai dit, c’était d’être à tout prix joyeuse, douce et tranquille, et je l’acceptais » p.266.

Elle sera trahie, mise enceinte ; bref, la chute. Quant aux hommes, durant la période fasciste et dans le désordre après-guerre, ils restent les mêmes : séducteurs, menteurs, dominateurs. N’ayant qu’un objectif court terme en vue : assouvir leur désir.

Un film a été tiré du roman en 1954, avec Gina Lollobrigida en Adriana, disponible seulement en italien sur DVD.

Alberto Moravia, La belle romaine (La Romana), 1947, J’ai lu 1971, 503 pages, occasion édition reliée €15,60

Alberto Moravia, Le Conformiste – La Romaine – La Désobéissance – La Ciociara, collection Bouquins 2023, 1152 pages, €32,00

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Sisters de Brian de Palma

Une fille et un gars se rencontrent lors d’un jeu télé débile qui consiste à faire réagir le public à une situation de voyeurisme. La fille est Danielle (Margot Kidder), ex-jumelle attachée à sa sœur Dominique, et séparée à l’âge adulte. Le gars est un Noir, gentil et en costume, qui la raccompagne chez elle et, parce qu’elle y consent, la baise. C’est assez osé aux Etats-Unis au début des années soixante-dix, mais ce n’est que le début de l’horreur.

Curieusement, un homme à lunettes et imper ne cesse de surveiller Danielle (William Finley). Il veut lui faire quitter le restaurant africain où les partenaires télé ont gagné un dîner pour deux dans une ambiance qu’on dirait aujourd’hui « raciste » alors qu’elle n’était alors que particulière, « ethnique » (gorille empaillé, cris de jungle, jazz nègre, coiffures afro, videurs musculeux – tout l’attirail des préjugés, non sans un certain humour). Il suit le couple jusqu’à l’appartement, où le Noir, en gentleman, part par la porte avant et revient par la porte de service avant de passer la nuit avec Danielle pour que l’homme à lunettes cesse sa surveillance.

C’est le premier indice que quelque chose ne vas pas. Un autre indice sont ces pilules rouges que Danielle s’empresse d’avaler dans la salle de bain, laissant les dernières (en femme légère) sur le bord du lavabo. Le Noir en s’éveillant, s’apercevant qu’il est tout seul dans le lit et Danielle en conversation avec quelqu’un dans la pièce voisine, ramasse ses habits et va dans la salle de bain, où un pan de sa chemise balaie les pilules laissées là par bêtise. Lorsqu’il revient dans la chambre, Danielle lui dit avoir parlé de leur anniversaire avec sa sœur jumelle Dominique qui a peur des gens, et lui demande de passer à la pharmacie tandis qu’elle appelle son docteur en urgence pour obtenir de nouvelles pilules. Sinon quoi ?

Le Noir gentil fait les courses puis, avisant une pâtisserie, va négocier l’achat d’un gâteau qu’il demande à la boulangère gouailleuse de décorer des deux prénoms de Danielle et Dominique. Lorsqu’il revient à l’appartement, assez longtemps après, Danielle est recouchée. Il passe dans la cuisine et sort un grand couteau à découper, cadeau de la chaîne de télé à la partenaire fille. Il revient près du lit pour couper le gâteau anniversaire dégoulinant de crème rose bonbon (l’horreur gastronomique à l’américaine), où il a planté quelques bougies. Le réveil de Danielle ne se passe pas comme prévu : elle empoigne le couteau et, au lieu de le planter dans le gâteau, en perfore le bide de son amant d’une nuit. Puis elle s’acharne sur lui qui vit encore, sur les jambes, sur la poitrine, sur le dos. Une vraie psychose, comme dans la douche de Hitchcock.

Le Noir survit toujours, comme s’il avait neuf vies (ce qui est suspect). Il rampe jusqu’à une vitre où il dessine de son sang un SOS. La fille journaliste qui habite en face et travaille devant sa fenêtre, Grace Collier (Jennifer Salt) le voit et appelle la police. Encore du voyeurisme, au quotidien et non plus à la télé (encore que les fenêtres fassent des écrans acceptables). Mais les flics sont bornés et procéduriers, en plus ils n’aiment pas les articles de la journaliste, même pas américaine mais canadienne, qui dénonce les manquements et les dérives. Il est vrai que les flics de New York, dans les années soixante, étaient très corrompus, lâches avec les forts, sévères avec les faibles. Un Noir qui se fait trucider par une fille qu’il a violée, on voit ça tous les jours, disent-ils.

En bref, ils ne se pressent surtout pas d’y aller voir. Il faut que Grace se mette en route pour qu’ils la suivent en feignant de la précéder. Ce temps perdu a permis à Danielle de rappeler son docteur, qui est venu en catastrophe. Ils ont planqué le corps dans le canapé-lit, il a nettoyé au détergent les traces de sang sur le sol et la fenêtre. Lorsque les cons de flics débarquent enfin, il est déjà dans l’escalier pour aller jeter les chiffons pleins de sang. Les bornés ne trouvent évidemment rien, et Danielle joue les filles normales, sans affect, à peine habillée. Un vrai dédoublement de personnalité.

Ce troisième indice d’un être psychopathe, est l’engrenage de l’horreur. Elle est folle et ne le sait pas. L’homme qui la surveille est son médecin, celui qui l’a séparée de sa jumelle, est tombé amoureux d’elle et a supprimé la sœur geignarde qui avait peur de tout. Il l’a baisée encore attachée, ce qui est bien tordu, Dominique regardait tandis que Danielle jouissait ; enceinte, Danielle a perdu son bébé, qui rendait trop jaloux Dominique. Une fois séparées, l’une était dans l’autre et l’empêchait de vivre autonome. Il a fallu la piquer. Le docteur psycho expédie le canapé au Canada dans un camion de déménagement, tandis qu’il emmène de force Danielle à sa clinique psychiatrique où il l’interne à coup de piqûres calmantes avant de la baiser – elle aime ça car elle se sent exister en tant que personne autonome, trop longtemps attachée par la cuisse à sa jumelle. Sauf que, depuis la mort de sa sœur piquée par le baiseur, cela se termine toujours mal pour elle ; elle est prise par l’autre, qui se venge.

Grace Collier n’a pas lâché. Une fois les flics partis, elle contacte un journaliste qui avait suivi l’odyssée des siamoises et fait un reportage sur leur séparation. Le journal est preneur d’un nouveau papier avec le meurtre mystérieux dont le corps a disparu. Mais, pour cela, elle doit engager un détective privé. Tel un pitbull, il ne lâche pas sa proie : l’appartement, où il ne trouve qu’un dossier sur les siamoises, et le canapé, trop lourd pour ne pas dissimule un corps. Il n’a pas le temps d’aller plus loin, les déménageurs arrivent et il les aide, feignant d’avoir lavé les carreaux. Il suit avec sa camionnette Ford le camion de déménagement jusqu’au Canada et attend celui qui viendra le réceptionner, tandis que la journaliste suit Danielle emmenée par son docteur jusqu’à la clinique.

Évidemment, elle s’y introduit, mais si l’on y entre gratuitement, la sortie est payante. Elle se retrouve prisonnière, sous calmants, hypnotisée pour qu’elle oublie tout ce qu’elle a vu. En une ellipse trop rapide, le film passe brutalement à sa délivrance par les flics qui ne l’avaient pas cru, sous l’influence de sa mère et du journaliste qu’elle avait contacté ; quant au cadavre, il est toujours sous canapé, et le détective reste à le surveiller… Quant à elle, elle nie avoir vu un cadavre, donc qu’il y ait eu un quelconque meurtre. Comme quoi les évidences ne sont jamais celles que l’on attend.

Un film petit budget, parfois déroutant, pas un grand film mais une bonne horreur pour « les plus de 16 ans » qui sont d’humeur.

DVD Sisters – Soeurs de sang, Brian de Palma, 1973, avec Margot Kidder, Jennifer Salt, Charles Durning, William Finley, Lisle Wilson, Wild Side Video 2004, 1h30, €24,83, Blu-Ray (anglais seulement) €47,60

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Plein soleil de René Clément

Alain Delon en héros solitaire, self-made man qui, par imitation, veut prendre la place du gosse de riche oisif et incapable. Tom Ripley (Alain Delon) est un jeune homme pauvre mais intelligent – un véritable pionnier américain. Mandaté par le père de Philippe Greenleaf pour ramener son fils noceur (Maurice Ronet) à San Francisco, Tom se coule dans le rôle du copain à tout faire, cuisinier, homme de chambre, confident, souffre-douleur. Philippe, qui se sait minable, adore humilier celui qu’il considère inférieur. Par sa naissance et son argent, il a le pouvoir sur les autres et en use comme de jouets pour son bon plaisir.

Adapté du roman de Patricia Highsmith publié en 1955, Monsieur Ripley, René Clément épure l’intrigue et donne une fin différente, pour en faire un film où Tom est jaloux de Philippe au point de lui prendre non seulement son identité, mais aussi sa fiancée. C’est seulement le destin qui brisera ce rêve tout près d’aboutir.

Si Tom avait payé les 500 000 lires restantes pour l’achat du bateau, il aurait peut-être coulé des jours heureux. Philippe était en effet propriétaire d’un cotre racé de 18 m fabriqué au Danemark en 1940 pour le roi du Danemark et offert à Eva Braun, la petite-amie d’Hitler. Mais Tom n’aime pas la mer, il craint l’eau. S’il apprend avec Philippe à hisser les voiles, barrer et tenir un cap, le bateau n’est pas sa tasse de thé. Lorsque Philippe, par caprice après un coup de barre malheureux de Tom, le jette à demi-nu dans la yole attachée à l’arrière du bateau, que le filin se rompt et que Tom est laissé au large un long moment avant que Philippe et sa fiancée Marge (Marie Laforêt) ne s’en aperçoivent, Tom est déshydraté et brûlé par le soleil. Le bel animal, concurrent de Philippe, est dompté.

C’est à ce moment que Tom, s’apercevant que Philippe n’a nulle intention de revenir en Amérique avec lui, décide de le tuer. Le père de Tom ne lui donnera pas les 5 000 $ promis, mais c’est moins l’argent qui l’intéresse (dans le film) que Marge. Celle-ci prépare un livre sur Fra Angelico et Philippe s’en fout. Il ne s’intéresse pas à ce qu’elle fait, ni à ce quelle est, il déclare seulement qu’il « l’aime ». Mais il n’existe pas d’amour en soi (contrairement à la niaiserie platonico-chrétienne dans laquelle se complaisent les midinettes) : il n’existe que des preuves d’amour. Parce qu’il discute entre garçons avec Tom, et que Marge l’interrompt pour qu’il lui prête attention, Philippe l’enfant gâté soupe-au-lait se fâche. Il empoigne tous les papiers d’études de Marge et les jette par-dessus bord. C’en est trop pour la fiancée : elle se fait débarquer.

Philippe regrette, mais seulement de ne pas maîtriser la situation. Aime-t-il vraiment Marge ? la poupée sexuelle qu’elle représente ? ou l’image de « l’Hâmour » qu’il s’en fait ? « Je comprends que vous aimez un Philippe qui n’existe pas », dira Tom à Marge. A l’inverse, Tom est attentif à la personne ; il a du sentiment pour Marge, jusqu’à l’amour au final. Lorsqu’ils sont tous les deux, les grands gamins se défient au poker. Philippe payera Tom s’il joue à quitte ou double la montre que le père de Philippe lui a donné. Ainsi, il sera défrayé de sa mission car Philippe ne veut pas retourner à San Francisco et continuer le farniente et la bella vita de la jeunesse dorée. Il a surpris Tom à endosser ses vêtements et à imiter sa voix devant la glace ; il se demande si leur complicité garçonnière irait jusqu’à devenir lui, en miroir. Tom lui avoue cyniquement que oui : il lui suffirait de le tuer, d’imiter sa signature, d’écrire sa correspondance avec sa machine à écrire portative et de falsifier son passeport.

Philippe en est bluffé ; il perd volontairement en trichant pour payer Tom et s’en débarrasser, mais celui-ci s’en aperçoit. Philippe le défie et Tom lui plante froidement un couteau de marin dans le cœur, celui-là même avec lequel il a coupé le saucisson de son en-cas. D’ailleurs à chaque fois qu’il tue, en vrai prédateur, cela lui donne faim. Il l’enveloppe ensuite dans des cordages et, mauvais marin, au lieu de stopper le bateau en affalant les voiles pour avoir le temps de tout préparer, envoie le cadavre de Philippe lesté d’une ancre et tout ficelé à la mer. Il revient alors à terre, rejoint le quai comme maladroitement, en le cognant un peu, puis décide de s’en débarrasser. Mais cela prend du temps.

Juste assez de temps pour réaliser son plan : faire croire que Philippe s’isole après sa rupture avec Marge, lui faire écrire plusieurs lettres puis un testament à la machine ; vider le compte en banque en imitant sa signature après s’être entraîné au mur avec un projecteur ; prendre des chambres d’hôtel et un appartement. Malheureusement, le hasard vient mettre son grain de sable. Freddy (Billy Kearns), l’ami lourdaud et riche de Philippe, a obtenu son adresse par l’agence de bateaux et débarque à l’appartement que loue Tom sous le nom de Philippe. Il n’a jamais apprécié Tom, qui n’est pas de leur milieu, et se méfie de lui qui prend trop à son gré les vêtements et les manières de Philippe. Par un quiproquo de la concierge, Tom est obligé de tuer Freddy, et de se débarrasser de son corps dans la campagne.

C’est alors que la police ouvre une enquête et remonte la piste. Tom est interrogé, mais fait semblant d’avoir été absent de Rome et de rentrer le lendemain. Il revoit Marge, qui boude dans son coin, et fait « mourir » Philippe en signant un testament envoyé par avion à ses parents depuis Mongibello, et un mot pour laisser les liasses de lires en liquide à Marge. Cela fonctionne et Marge, qui sait maintenant que Philippe n’est plus, répond aux avances de Tom. Ils sortent ensemble et vont même se baigner. Tom a enfin réussi ; en plein soleil sur la plage, un verre à la main, il n’a jamais été aussi heureux.

Puis Marge est appelée pour la vente du bateau, que les chantiers navals sortent de l’eau… Et tout est remis en question.

Un thriller psychologique impeccablement mené, avec un héros attirant, souple comme un félin, fascinant de cynisme et d’un appétit de vivre à la James Dean. Bien meilleur à mon avis que la copie américaine 1999 d’Anthony Minghella qui tire Tom du côté de l’homosexualité avec un Matt Damon au torse de dieu grec, alors que René Clément en fait un enfant d’après-guerre, amoral aux dents longues. Guido di Pietro, dit Fra Angelico, le pauvre absolu qui use d’une lumière très forte qui annule les ombres, est le peintre des anges : Alain Delon en est un d’apparence, ce pourquoi il séduit Marge dans la fiction, avant Romy Schneider dans la réalité, petite-amie de Freddy dans le film.

Une ambiguïté qui trouble : jusqu’où une ambition de pauvre peut-elle aller lorsque le riche la provoque ? Le strip-tease dans la cabine au moment où il ôte sa chemise pour monter sur le pont torse nu est un grand moment de rivalité mimétique. Philippe comme Marge regardent sa sauvage beauté sensuelle. Alain Delon, 24 ans, domine le casting. Maurice Ronet et surtout Marie Laforêt (pourtant au beau visage) apparaissent bien pâles, mal fagotés dans leurs corps, en comparaison avec la bête jeune et souple au charme magnétique. Eux jouent alors que lui vit ; ils sont comédiens et lui acteur.

Pour l’anecdote, j’ai noté une petite ressemblance du visage d’Alain Delon dans les premières scènes avec celui d’Emmanuel Macron en 2017.

DVD Plein soleil, René Clément, 1960, avec‎ Alain Delon, Marie Laforêt, Maurice Ronet, Elvire Popesco, Erno Crisa, StudioCanal 2013 remastérisé, 1h53, €12,84

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Les romans Ripley de Patricia Highsmith sur ce blog

Le talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella, 1999, avec Matt Damon

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Henry de Montherlant, Les Olympiques

Ils sont rares, les écrivains sportifs qui ont chanté le sport. Parmi les presque contemporains : Antoine Blondin pour le cyclisme, Albert Camus et Blaise Cendrars pour le foot, Jean Giraudoux.

A l’occasion des jeux olympiques à Paris de 1924, il y a un siècle, Henry Marie Joseph Expedite Millon de Montherlant, auteur trop oublié aujourd’hui, reprend des articles et textes qu’il a déjà publiés en revues et les romance pour en faire un hymne au sport. Il les publie en 1924 chez Bernard Grasset dans Les cahiers verts où le numéro 31 offre la Première Olympique, Le Paradis à l’ombre des épées, et dans le numéro 41, la Deuxième Olympique, Les Onze devant la porte dorée. Ces textes sont repris en volume unique en 1926, puis révisés en 1938. Montherlant est un auteur qui écrit, corrige, revient et recorrige ; il se précise, s’approfondit, s’euphémise. Pour lui, cette époque où hantait les stades, était le bonheur.

Sorti de la « grande » guerre où il s’était engagé volontaire en 1918, il a connu le combat et la fraternité des tranchées. Revenu à la vie civile et regrettant ce monde viril et hors classes sociales, le sport lui a permis durant plusieurs années, de 1920 à 1925, soit de 25 à 30 ans, de conserver un peu de cette fraternité virile qu’il a connu dès son enfance chez les pères et qu’il a poursuivi à l’armée. Le football ressemble à la guerre, mais euphémisée, sublimée (à l’époque, où le fric n’avait pas investi le sport). « De la violence ordonnée et calme, du courage, de la simplicité, de la salubrité, quelque chose de vierge et de rude et qui ne s’examine pas soi-même : voilà ce que j’ai aimé dans la guerre, oui, aimé malgré toute la détresse et l’horreur, et voilà ce que j’ai retrouvé ici, voilà ce que me donnent ces trois jours par semaine. »

Il vante « les heures de poésie que le sport nous fit vivre, dans la grâce — la beauté parfois — des visages et des corps de jeunesse, dans la nature et dans la sympathie ». Il a pratiqué le foot et l’athlétisme sur les stades, se réjouissant du mélange des milieux et des âges. Le sport est aristocratique car il sélectionne les meilleurs et pas seulement pour leurs qualités physiques. Dans le foot, par exemple, il faut avoir le coup d’œil pour juger de la situation, la volonté de décision pour agir et l’esprit d’équipe pour apporter sa force à la stratégie d’ensemble. Pour cela, le sport forme « un esprit sain dans un corps sain », ce qui est la maxime antique.

L’idéaliste formé aux lettres classiques hors sol et élevé sous serre dans les pensions cathos, se voit infliger « une bonne leçon de réalisme » par les autres, notamment par un gamin de 15 ans, Jacques Peyrony. Un être ardent comme un chiot, qui se roule dans l’herbe pour la sentir sur sa chair nue, habile de ses pattes et né capitaine de l’équipe de foot. « Dents de chien » ne recherche pas la performance mais, en bel animal racé qui se défoule, tout en lui est « style ». « Peyrony court, à longues foulées reposées, sur les frontières de la force et de la grâce. La simplicité de son déplacement évoque ces fleurs qui se promènent par les airs. » Il y a de la grâce grecque dans ces jeunes sportifs, dont les corps pâles, dévêtus après l’effort, évoquent les statues de marbre.

La nudité des poitrines mâles, si rare en ce siècle bourgeois prude et corseté, donne cependant à tous, y compris aux illettrés, une idée de la Beauté. C’est ainsi que, lors d’une préparation à un match de boxe, un corps humain apparaît dans sa gloire, bien avant le combat. « Tout d’un coup, dans la galerie à trois mètres au-dessus de nos têtes, la première apparition du corps humain. (…) Et, au milieu des cinquante vestons qui émergent de la balustrade, ce torse nu, un boxeur de seize ans peut-être, déjà en tenue de combat, dont on entrevoit à peine le visage, dont la lumière n’éclaire que le torse, très réceptif de la clarté, parce qu’il est presque uni, comme le sont les corps de jeunesse… » Pour les Français d’entre-deux guerres enfermés dans le petit, « ce premier torse nu (…) c’est la porte soudain ouverte sur un monde plus haut, qui leur arrive avec une ondée de gravité. » Le sport ennoblit l’humain parce qu’il révèle sa nature.

Les femmes aussi ; le sport leur rend l’égalité. Montherlant fut taxé de misogyne parce qu’il ne s’est jamais marié (quoique laissant probablement un fils, qui fut son exécuteur testamentaire), et parce qu’il a écrit Les jeunes filles (gros succès d’époque entre 1936 et 39) où il décrit la femme comme une entrave à la liberté de l’homme. Mais il évoque dans Les Olympiques les « vraies » femmes que sont les sportives, égales de l’homme : Mademoiselle de Plémeur, Le chant des jeunes filles à l’approche de la nuit, A une jeune fille victorieuse dans la course de mille mètres. Il les oppose à « Madame Peyrony », la mère du jeune footeux, matrone oisive et castratrice qui voudrait empêcher son oisillon de grandir pour le maintenir au nid et pour cela se moque, persifle, le rabaisse constamment (tandis que le père, pris par ses « affaires », s’en fout). Féministe malgré les critiques, Montherlant écrit en note de Mademoiselle de Plémeur, championne du 300 m : « L’homme cherche à rendre la femme ‘poupée’, voire franchement ridicule, pour garder l’avantage sur elle. La femme s’y prête par bêtise. » A l’inverse, le sport les révèle. Montherlant exalte la fille sportive, dans son poème A une jeune fille victorieuse dans la course de mille mètres, « Fleur de santé ! fraîche et chaude ! fine et forte ! douce et dure ! exacte et pas falsifiée et telle que sortie du ventre de Nature, égale à moi et plus peut-être, si j’en crois je ne sais quelle émotion. »

Le sport annule les différences, il rend « amis par la foulée », belle formule de l’athlétisme. « Quand nous avons accéléré, j’ai eu tant de plaisir que j’ai souri. La vitesse montait en eau comme de l’eau dans un conduit. Dans les virages inclinés, j’étais un peu appuyé sur lui. Ralentir avec la même décroissance a une douceur qui vous clôt les yeux. » La poésie sourd de l’émotion en quelques textes rares, car Montherlant ne réussit pas toujours ses poèmes. Il a cependant des trouvailles heureuses comme au foot, « un ailier est un enfant perdu ». Ou ce poème, Vesper, le plus beau du recueil peut-être. Il chante le vrai sportif, pas féru de performance mais vivant sa passion solitaire de mouvoir son corps et de jouer avec ses muscles. Comme une prière païenne à sa mère Nature.

« Il n’y a plus qu’un garçon, là-bas, qui lance le disque dans la nuit descendue.

La lune monte. Il est seul. Il est la seule chose claire sur le terrain.

Il est seul. Il fait pour lui seul sa musique pure et perdue,

son effort qui ne sert à rien, sa beauté qui mourra demain.

Il lance le disque vers le disque lunaire, comme pour un rite très ancien,

officiant de la Déesse Mère, enfant de chœur de l’étendue.

Seul – tellement seul – là-bas. Il fait sa prière pure et perdue. »

Henry de Montherlant, Les olympiques, Livre de poche 1965, 192 pages, occasion €7,50. Existe aussi en Folio et en collection « bande velpeau » Gallimard – tous d’occasion.

Henry de Montherlant, Romans tome 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages, €70,00

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Jeunes olympiques 4

Les jeux vont se terminer, les officiels, les compétitions. Mais pas ceux des enfants ni des adolescents en vacances. Eux jouent toujours, détendus, à l’aise, sans vouloir gagner on ne sait quoi.

Aujourd’hui le rugby, le skate, le surf, le taekwondo, le tennis, le tir, la voile.

Il y a encore d’autres sports, mais on ne peut tout illustrer. Faites confiance à l’imagination des juvéniles pour en inventer qui exercent leur corps et apaise leur énergie.

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Marianne Vourch, Le journal intime de Rudolf Noureev

Noureev est né soviétique, bachkir et musulman, dans un train, dans une voiture de troisième classe au cours d’un voyage en train en direction de Vladivostok. Il n’a jamais été croyant, ni en Dieu, ni en le Parti. Sa vie était son corps et la danse son métier. Son père le politrouk était instructeur politique dans l’Armée rouge et a été mobilisé en 1941 lorsque Hitler a trahi son pacte avec Staline. Il n’a revu son fils, dernier enfant après trois filles, qu’à l’âge de 7 ans.

Mais à cet âge, le petit Rudolf sait ce qu’il veut. Il s’est découvert passionné de musique, puis a eu une révélation au soir du Nouvel An 1945 : le ballet patriotique Le Chant des cigognes où danse l’étoile Zaïtouna Nazretdinova. A 7 ans, il a trouvé sa voie : la danse, et encore la danse, seulement la danse. Il commence aussitôt à danser folklorique avec ses copains, malgré son père qui trouve que c’est un passe-temps de pédé et qui a honte, en bon communiste stalinien, du seul fils qu’il a eu. Rudolf, obstiné, n’en a cure ; il n’a jamais aimé son père, qui n’a jamais cherché à le comprendre.

Il a 15 ans en 1953, alors que Staline disparaît enfin (le vieux tyran n’a appris sa mort que deux jours après, dit-on, parce que personne n’a osé lui annoncer). Rudolf Noureev intègre l’Institut chorégraphique d’État de Leningrad, alors meilleure école au monde selon l’orgueil russe. Il commence à faire de la figuration dans les théâtres de la ville. Mais il progresse vite, logé chez son prof, et intègre la troupe de ballet en 1955, à l’âge de 17 ans. Puis le ballet du Kirov en 1958 où il passe trois ans et interprète des premiers rôles dans Le Corsaire, Don Quichotte, Le Lac des cygnes et La Belle au bois dormant.

Malgré son caractère indépendant et son esprit rétif à toute propagande, il est autorisé sur son talent à se rendre en tournée avec le ballet en Occident. Khrouchtchev a dégelé les relations depuis son Rapport secret au Comité central du Parti en 1956 sur les crimes de Staline. C’est à cette occasion que, surveillé par le KGB, mal noté par ses compatriotes qui préfèrent la conformité politique au talent, soupçonné d’homosexualité pour lequel il risque le camp de redressement, il fausse compagnie au système soviétique. Il demande l’asile politique le 16 juin 1961 en France, à l’aéroport du Bourget juste avant l’avion du retour, avec l’aide de Clara Saint, belle-fille d’André Malraux.

Il devient vite célèbre, à Londres, à Paris, un peu à New York. Il a toujours préféré les garçons aux filles, question de perfection et de puissance du corps, selon le désir mimétique décrit par René Girard. Il a aimé en Union soviétique son partenaire d’origine allemande Teja, puis le danseur danois Erik Bruhn, qu’il admirait beaucoup pour l’avoir vu dans un film d’amateur. Ils resteront unis jusqu’à la mort de Bruhn du SIDA en 1986. Rudolf Noureev se retrouvera atteint lui aussi et meurt le 6 janvier 1993, à l’âge de 54 ans.

Il a lié amitié avec certaines femmes, la plus fidèle ayant été l’Étoile du Royal Ballet de Londres, Margot Fonteyn, âgée de 42 ans. Avec cette partenaire de ballet, ils forment le couple le plus célèbre de la danse classique et dansent notamment Giselle le 21 février 1962. Il a été un peu acteur de cinéma, mais encore et surtout danseur, imposant son style.

Sur proposition de Mitterrand, qui aimait les dissidents, y compris sexuels, il est nommé directeur du ballet de l’Opéra national de Paris de 1983 à 1989. Le nouveau directeur est passionné et exigeant. Il fait beaucoup travailler et retravailler, coupe les costumes pour laisser s’exprimer le corps, montre la chair pour exhiber la souplesse et la puissance. « Rudolf Noureev a rendu le Ballet de l’Opéra de Paris sexy » écrit Paris Match en 2013.

Il est enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois sous un kilim de mosaïque. Une rue du 17e arrondissement à Paris porte son nom.

Une biographie à la Wikipédia mais bien illustrée et sous cartonnage de luxe. Un bel ouvrage pour qui aime la danse, les garçons, ou l’histoire communiste.

Marianne Vourch, Le journal intime de Rudolf Noureev, 2022, éditions Villanelle/France musique, 125 pages, €24,00

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Les sept sceaux de Nietzsche

Les sept sceaux concluent la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, en référence au livre de l’Apocalypse qui conclut la Bible. On se souvient que Nietzsche était fils de pasteur et qu’il a assidûment lu les textes sacrés. Sa propre prophétie est ici déroulée en entier par son prophète Zarathoustra, avatar du fondateur du Zoroastrisme, né en Iran vers 1500 ans avant notre ère.

« Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », scande Nietzsche/Zarathoustra à la fin de chaque sceau. Telle est sa signature, l’amour de l’éternité, lui qui est « plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, qui chemine entre le passé et l’avenir (…) prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, chargé d’éclairs affirmateurs ! qui se rit de leur affirmation ! » – tel est le premier sceau qui scelle le destin du prophète : deviner l’avenir.

Le second est colère et moquerie, « balai pour les araignées » et « vent purificateur ». Il est celui qui « aime à être assis sur les églises détruites ». Églises mises pour dogmes réputés intangibles et qui ne demandent qu’à être remis en cause, « falsifiés » selon Karl Popper en ce qui concerne la science.

Le troisième est souffle et rire, « jouer aux dés avec les dieux ». il est celui qui fait trembler la terre « de nouvelles paroles créatrices ». Un appel à s’épanouir soi-même et à créer ses propres valeurs, ce qui vaut pour bien vivre : des enfants, une œuvre, des actes envers les humains et des créations artistiques.

Le quatrième sceau est son art de mêler. « Ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et le pire au meilleur. » Car, selon Nietzsche, « il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume. » Car en ce monde, tout est sans cesse mêlé et sans cesse en mouvement. Le pur n’est qu’une vue de l’esprit, une abstraction ; tout est lié, bon comme mauvais, bien abstrait comme mal abstrait, contrairement au dogme biblique trop binaire – et l’humain doit faire avec s’il veut devenir plus qu’humain.

Le cinquième est une « joie de navigateur », un goût profond d’explorer l’inconnu et de connaître l’inouï. « J’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit. » Il s’agit d’une joie inquiète, sans cesse le mélange entre le bon et le mauvais, l’exaltation qui pousse et la prudence qui ne laisse pas en repos. Les côtes ont disparu, mais en route !

Le sixième sceau est la « vertu du danseur » qui ne reste jamais en repos, une « méchanceté riante » qui décape les fausses illusions, les stratégies de pouvoir et les mensonges. « Dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude. » Ceci « est mon alpha et mon oméga », dit Nietzsche, « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ». Bien loin des pesantes digestions des petit-bourgeois allemands de son temps qui ruminent leur petit foin dans leur petit coin en regardant passer les trains ; loin des lourdeurs de la philosophie allemande qui jargonne avec les mots-valise, si aisés à créer en allemand ; loin des ventres à bière et goûts de la fange de ses compatriotes.

Quant au septième sceau, il est la synthèse de tout cela. « Ainsi parle la sagesse de l’oiseau : voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ? » Rien n’est jamais établi mais sans cesse en mouvement ; rien n’est jamais donné qu’on ne doive conquérir ; nulles paroles ne sont à prendre pour argent comptant mais soupesées et critiquées car elles sont avant tout mensonges – vrai partiel, enjolivé ou flétri, déformé par celui qui parle et la vision qu’il a de ses propres paroles – les mots ne sont que des abstractions des choses et les phrases des échafaudages de mots, pas du réel. Pour Zarathoustra, l’éternité est un éternel recommencement, l’anneau Draupnir du dieu Odin (qui était un bracelet viking et non pas une bague), qui faisait ruisseler la richesse.

Car Nietzsche l’Allemand reste proche de la mythologie nordique dans son subconscient. Comme elle, il exalte une aristocratie qui met en avant le caractère et l’énergie, l’art poétique et ses variations plus que le traité philosophique ne varietur. Comme elle, Nietzsche voit l’histoire du monde comme une suite de cycles de naissances et de décadences qui se terminent par une catastrophe cosmique avant la renaissance d’un monde nouveau doté de valeurs nouvelles.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Théo Kosma, Dialogues interdits

Trois cents nouvelles plus ou moins brèves sur une si belle expérience sexuelle… le plus souvent sans sexe aucun. Dans la suite du précédent recueil En attendant d’être grande, des nouvelles plus adultes, donc parfois plus crues, et d’autres qui prolongent la prime adolescence. Où les filles ont toujours plus d’initiatives que les garçons.

De l’humour, dans la chute surtout. Des situations cocasses, dues aux chocs culturels et autres tabous religieux ou ethniques. De la modernité « libérée » comme on disait à la génération d’avant, naturelle aujourd’hui – si ce n’étaient les tabous, mitou et religions qui reviennent en frileux repli.

Des remarques pertinentes et fort justes d’un observateur amoureux : « C’est le chic de ces adotes ! Propre à leur âge ! Quoi qu’elles fassent, elles se pavanent. Les cheveux placés sur la droite ou sur la gauche, marcher précieusement, mesurer chaque geste… Elles pourraient le faire en allant acheter du pain ! Que dis-je, elles le font bel et bien en allant acheter du pain. »

Une expérience naturiste : « Tout n’était plus que jeu sensuel, renouvelé en permanence. Dans lequel je puisais chaque fois quelque chose de nouveau. » Le corps, les sens, le cœur – et l’esprit en embuscade mais qui survole. « Me balader dans un coin discret de nature, me mettre nue, courir, grimper aux arbres, me rouler dans la terre, le sable, puis me rincer dans l’océan. »

« Surtout on est en mode ‘expériences’. Plus ou moins prêtes à tout et n’importe quoi tant que ça nous fait vivre un moment fort. Tout pour vivre autre chose que la campagne et les petits oiseaux qui chantent ! »

Moins léché – si l’on peut dire – moins tendu que les premiers livres, un peu de facilité peut-être. Des nouvelles qui vont de quelques lignes avec une pirouette, à une suite qui pourraient constituer un tome 5 des aventures de la très jeune fille qui explore sa sensualité. Le monde adulte est moins intéressant que le monde adonaissant car il a moins de retenue, or c’est le pied au bord de l’abîme que l’on ressent les sensations au plus fort.

Théo Kosma, Dialogues interdits, 2023 e-book sur www.plume-interdite.com

Pour contacter l’auteur : theodore.kosma@gmail.com

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La vie est une danse, dit Nietzsche

Dans ce chapitre-poème, Zarathoustra s’enivre de la vie. « Je viens de regarder dans tes yeux ô vie  : j’ai vu scintiller de l’or dans ton œil nocturne – cette volupté a suspendu les battements de mon cœur ». La vie agite sa crécelle et déjà les pieds de Zarathoustra dansent. Cette métaphore dit bien comment les instincts sont plus forts que l’esprit, combien le corps mène la danse. La vie tressaille en chacun et tout l’être se met en branle. « Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre  : le danseur ne porte-t-il pas son oreille dans ses orteils ! »

La vie est une femme : « lieuse, enveloppeuse, séductrice, chercheuse qui trouve ». Que trouve-t-elle ? Mais sa perpétuation, bien-sûr ! Sa « froideur allume » – sentez combien le désir sexuel est stimulé par le froid vif, d’où ces ados qui se défient torse nu dans la neige ; sa « haine séduit » – d’où la proximité de l’amour et de la haine jusque dans les couples qui se tuent à cause d’aimer ; sa « fuite attache » – qui s’écarte de la vie y revient de suite, par peur de la non-vie qu’est la mort. La vie a des «yeux d’enfant », est « enfant prodige et coquine » comme un petit – innocente et emplie de désir comme l’enfant au naturel, avant le carcan disciplinaire de la civilisation, et plus de la morale puritaine bourgeoise, et pire de la moraline des Commandements de la religion castratrice car jalouse de son pouvoir.

La vie est une fuite en avant, un jeu de gosses, une chasse d’adulte. Elle égare, elle montre ses « petites dents blanches » de fauve cruel, des « yeux méchants » de l’appel à la force, une « petite crinière bouclée » de fauve ou de chatte. Volupté et cruauté, telle est la vie, désirable et impitoyable. Elle est sorcière et serpent – comme dans la Bible – elle égare et se faufile. Les « sentiers de l’amour » sont un rêve de bonheur apaisé et une illusion car la vie ne fait jamais de cadeau et le bonheur est fugace. Mieux vaut la joie, qui n’est pas un état mais un éclat – même si « toute joie veut l’éternité, – veut la profonde éternité ! »

Comme la vie est femelle, le mâle doit se munir d’un fouet. « Tu dois danser et crier au rythme de mon fouet ! », s’exclame Zarathoustra qui en a assez d’être la de la suivre sans jamais le rattraper. Dès lors qu’on veut la dompter, la vie se fait aimable, au sens propre de prête à être aimée. « C’est par-delà le bien et le mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – seuls à nous deux ! C’est pourquoi il faut que nous nous aimions l’un l’autre ! » Ainsi parlait la vie à Zarathoustra. « Et ne sais-tu pas que je t’aime, que je t’aime souvent de trop : la raison en est que je suis jalouse de ta sagesse. »

« Le monde est profond.

Et plus profond que ne pensait le jour.

Profond est son mal.

La joie est plus profonde que l’affliction.

La douleur dit : passe et périt.

Mais toute joie veut l’éternité,

– veut la profonde éternité ! »

Le poème est la danse de la langue, l’expression en mots de la vie. Le mal-être est profond en l’humain mais la joie doit submerger l’affliction car la joie est la vie, l’exaltation de l’être (« l’homme est le berger de l’être », dira Heidegger), la source et l’explosion de la vie, sa jouissance. Ainsi est-elle éternelle, comme la vie même.

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Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Les trois commerces de Montaigne

Au chapitre III du Livre III des Essais, Montaigne nous expose ses « trois occupations favorites » : les hommes, les femmes, les livres. Ce qu’il appelle ses « commerces », qui bougent sa façon. Car « La plupart des esprits ont besoin de matière étrangère pour se dégourdir et exercer  ; le mien en a besoin pour se rasseoir plus tôt et séjourner, car sa plus laborieuse et principale étude, c’est s’étudier à soi. »

« Les discours, la prudence et les offices d’amitié se trouvent mieux chez les hommes », dit-il. Mais leur commerce « est ennuyeux par sa rareté » car, le plus souvent, nous n’avons occasion de converser qu’avec le tout venant, de choses banales et quotidiennes. Des femmes, « je ne connais Vénus sans Cupidon » car les apprêts, afféteries et autres maquillages ne sont rien sans le désir ; or « il se flétrit avec l’âge. » Que reste-t-il ? Les livres. Leur commerce « est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. (…) Il me console en la vieillesse et en la solitude, il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent. Il émousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres ; (…) il me reçoivent toujours de même visage. »

Les livres sont des stimulants, pas seulement un savoir accumulé. « J’aime mieux forger mon âme que la meubler », dit Montaigne. « La lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours, à en besogner mon jugement, non ma mémoire. » Montaigne fait état d’une complexion difficile, rêveuse et peu à autrui. Si « La gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le poids et la profondeur », « je sommeille en toute autre communication et je n’y prête que l’écorce de mon attention », répondant souvent « des songes et bêtises indignes d’un enfant et ridicules». « Cette complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes (il me les faut trier sur le volet) et me rend incommode aux actions communes. » Il a connu une amitié parfaite, celle de La Boétie, et depuis goûte peu les relations qui ne sont pas de ce degré. « Les hommes de la société et familiarité desquels je suis en quête, sont ceux qu’on appelle honnêtes et habiles hommes ; l’image de ceux-ci me dégoûte des autres. » Il regrette de n’être assez souple pour être bien partout et de plain pied avec chacun. « Je louerais une âme à divers étages qui sache et se tendre et se démonter, qui soit bien partout où sa fortune l’apporte, qui puisse deviser avec son voisin de son bâtiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier ; j’envie ceux qui savent s’apprivoiser au moindre de leur suite et dresser de l’entretien en leur propre train. » Ce n’est pas son cas.

Pour les femmes, elles sont trop empruntées, « enterrées et ensevelies sous l’art » de la parure et du maquillage. « C’est qu’elle ne se connaissent point assez, dit Montaigne  ; le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elle d’honorer les arts et de farder le fard. » Foin des femmes savantes, « quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leurs besoins, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le fassent pour avoir loi de les régenter sous ce titre. » Socrate conseillait de faire « selon qu’on peut ». L’excès en-deça ou au-delà est paresse ou vanité. « C’est aussi pour moi un doux commerce que celui des belles et honnêtes femmes, dit Montaigne (…) Mais c’est un commerce où il faut se tenir un peu sur ses gardes et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moi. Je m’y échaudais en mon enfance et il souffris toutes les rages que les poètes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre et sans jugement. » L’enfance est ici non la pré-puberté mais avant l’âge de la majorité civile, fixé à cette époque fort tard, sur l’exemple romain ; autour de 25 ans selon les provinces, 30 ans pour le mariage.

« Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié. La solitude que j’aime et que je prêche, ce n’est principalement que ramener à moi mes affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, mais mes désirs et mon souci, résignant la sollicitude étrangère et fuyant mortellement la servitude et l’obligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. » Montaigne est le premier individualiste des Lumières, qui ne naissent pas encore mais pointent seulement à la Renaissance avec la redécouverte des moralistes antiques.

Seuls des livres sont des compagnons fidèles et à merci. Et Montaigne de décrire sa « librairie », qu’on appelle aujourd’hui bibliothèque (le mot librairie est resté en anglais, transmis avec la culture romane par les Normands). « Elle est au troisième étage d’une tour » – que l’on peut encore visiter au château de Montaigne. « D’une vue, tous mes livres rangés à cinq degrés environ » car la pièce est courbe. « J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. » Car il faut garder un coin à soi, dit Montaigne.

Les livres servent toute la vie. « J’étudiais, jeune, pour l’ostentation ; depuis, un peu, pour m’assagir ; à cette heure, pour m’ébattre ; jamais pour le gain. » Ce n’est point accumuler du savoir que de lire selon Montaigne, c’est se mieux connaître soi et autrui. L’inconvénient du livre, consent notre philosophe, est que, « si l’âme s’y exerce », il immobilise le corps « duquel je n’ai non plus oublié le soin ». Toujours modéré, toujours balancé, Montaigne est un libéral avant que le mot soit formé.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Seul le rire d’enfant balaie le nihilisme, dit Nietzsche

Dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « le Devin », Nietzsche combat de front le nihilisme, ce dégoût fin de siècle de la vie et de tout ce qui est. « Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : ‘tout est vide tout est égal tout est révolu !’ » Rien ne vaut, ni la curiosité, ni la liberté, ni le travail, et la vie même n’est pas digne d’être vécue.

« En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires ! Ainsi Zarathoustra entendit-il parler un devin. » La fin XIXe siècle en arrivait à nier toute croyance, notamment en Russie où le mouvement nihiliste – radical – avait pour but de détruire toutes les structures sociales.

Aujourd’hui, Mélenchon et le gauchisme trotskiste qu’il incarne en est revenu à ce niveau de radicalité brute, de même que le courant écologiste à la Rousseau fait de provocations et de violences, qui manifeste l’excès pour se faire entendre. Dommage ! Tout excès engendre sa réaction, et le discours radical ne peut jamais être entendu des gens dans leur majorité, car ils ont du bon sens, autrement dit de la raison. Plus la radicalité croît, plus c’est son inverse, le déni buté de l’écologisme, la réaffirmation autoritaire des valeurs traditionnelles, qui monte de plus en plus fort… Le Pen gagne contre Mélenchon et Rousseau.

Mais Zarathoustra fit un rêve : il avait renoncé lui aussi et était devenu le gardien des tombes, dans le silence « perfide ». Pourquoi ce terme ? Car ce genre de silence n’est pas vide mais déloyal, traître ; il est temps suspendu en attente d’une fin tragique, pas le blanc qui permet une action. « Trois coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre », mais Zarathoustra ne parvient pas à l’ouvrir avec sa grosse clé rouillée. « Alors l’ouragan écarta avec violence les battants de la porte : sifflant, hululant et tranchant, il me jeta un cercueil noir. Et en sifflant et en hurlant et en piaillant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d’enfants, d’ange, de hiboux, de fous et de papillons grands comme des enfants ricanaient à ma face et me persiflaient. » Le cri qu’il a poussé alors l’éveilla, mais quel était la signification du songe ?

Le disciple qu’il aimait le plus, peut-être parce qu’il était plus proche de lui, son fils spirituel comme Jean pour Jésus, lui dit : « Ta vie elle-même nous explique ton rêve, ô Zarathoustra ! » Le prophète nietzschéen est « le cercueil plein des méchancetés multicolores et plein des grimaces angéliques de la vie », car il dit la vérité, lucidement, sans jamais céder aux illusions consolatrices. Ce qu’il dit est « méchant » car il dissipe les voiles qui dénient et aveuglent. Ce qu’il dit est aussi « angélique » car la vie est bonne et heureuse si l’on peut la voir telle qu’elle est, en totalité. Contrairement aux nihilistes, Zarathoustra ne montre pas le néant mais le plein à deux faces, en bon et en mauvais.

« En vérité pareil à mille éclats de rire d’enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs de nuit et de tous ces gardiens de tombes, et de tous ceux qui font cliqueter des clés sinistres. Tu les effraieras et tu les renverseras par ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux » La syncope est ici prise au sens de la note de musique, émise sur un temps faible et prolongée par un temps fort ; elle est un arrêt qui choque et qui fait passer.

Les deux mots-clés de cet apologue sont les remèdes au nihilisme : le rire et l’enfant, deux thèmes nietzschéens par excellence. Le rire libère, il se moque de la menace, des sophismes, des sottises, il est la grande santé rabelaisienne, « le propre de l’homme ». Ce pourquoi Zarathoustra va ripailler avec ses disciples après ce mauvais rêve, en souvenir probable de Rabelais. Comme lui, Nietzsche croit que la santé mentale est dans le corps même qui ne réfléchit pas, mais qui vit, tout simplement. Pareil à l’enfant qui, en toute innocence, accomplit sa destinée d’enfant en vivant, naturellement.

Ne vous laissez pas enfumer par les intellos, clame Nietzsche ; ne vous laissez pas abuser par les casuistes qui veulent vous prouver que rien ne vaut plus, qu’il n’y a pas de futur, que la civilisation va dans le mur, et autres balivernes. Soit ils sont intéressés comme les prêtres de toutes les religions (y compris l’écologiste) qui prêchent l’Apocalypse et font peur pour imposer leur doctrine et s’assurer du pouvoir, soit ils sont stupides et croient n’importe quoi, comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. L’être humain libre sent au fond de lui que tout cela est du vent, du blabla, de l’enfumage idéologique – et qu’il suffit de vivre, c’est-à-dire de rire et de prendre exemple sur le naturel enfantin, pour balayer ces frayeurs et ces nuages.

Non que tout soit bon dans le meilleur des mondes possibles, car la vie même est tragique – elle est parfois douleur, elle prend fin – mais que la puissance est dans la santé même, dans la volonté, la curiosité, l’intelligence des choses, pas dans les cerveaux malades et embrumés de chimères.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La Trinité-sur-Mer

Après avoir largué A. qui rentre en bus pour cause de grande fatigue, nous passons le pont de Kerisper sur la rivière de Crach, construit en 1956. Auparavant, seuls les passeurs permettaient d’aller d’une rive à l’autre des marais de Kerdual. Nous pouvons voir depuis le tablier du pont le port de plaisance de la Trinité-sur-Mer et ses innombrables bateaux, voiliers, multicoques et promène-couillons à moteur. Des navigateurs célèbres en font leur port d’attache comme aujourd’hui Thomas Coville ou Francis Joyon. Nous traversons le port et les stands montés pour les courses et distractions de l’été. Beaucoup de frime et de bronzage étalés.

Nous quittons ce fracas pour gagner le chemin aménagé dit « sentier des douaniers ». Sur 8 kilomètres, il mène de criques en plages jusqu’à la Pointe de Kerbihan et les plages de la baie de Quiberon. Nous sommes toujours sur le GR 34. Des baigneurs sont régulièrement rencontrés, échoués sur les bords sableux ou rocheux avec leur serviette, mais ils ne sont pas serrés.

La marée descend et un kid de 8 ans, pieds nus mais dûment shorté, T-shirté, casquetté et lunetté, court jouer ici ou là avec l’un ou l’autre de son âge, fouillant les rochers à la recherche de crabes ou grimpant aux échelles de corde installée en aire de jeu. Ses parents discutent, se posent un moment puis repartent, laissant le gamin se débrouiller à les rejoindre ou non. Il reste en face de nous un moment et commence à jouer aux agrès mais ses parents partent sur le sentier. Il doit les suivre, ce qu’il ne fait qu’avec retard et réticence. Dommage, son copain vigoureux dans les agrès du bord de plage venait d’ôter son T-shirt pour faire des exercices et l’inciter à l’imiter.

Nous pique-niquons sous les pins maritimes au bord d’une villa en reconstruction dont les camions et engins commencent à retravailler après la pause. Nous sommes en bord de plage mais à l’ombre, sur des tables et des bancs aménagés par la commune. Cette fois, apéritif de muscadet au cassis (pour ceux qui aiment) ou nature pour moi, avec des petits artichauts confit italiens et des chips bretonnes de sarrasin. Nous avons ensuite de la salade de chou Lidl aux dés de jambon cru et de fromage, du porc confit, du « camembert » breton (vraiment sans goût) et des pommes (très acides).

Nous poursuivons le sentier des plages. Quelques beaux corps de filles, d’adolescents et de gamins. Les petits sont toujours attendrissants à bâtir des châteaux de sable contre la mer, les fillettes étant les plus obstinées. Pour les garçons surtout, la sensation de la peau contre le soleil, l’eau, le sable, le vent, est une véritable sensualité présexuelle. Ils aiment à se frotter à la grève, à leurs copains, au papa. Ils sont libres à la plage, libres de leur corps et d’explorer toute la gamme de leurs sensations. Avant de monter rejoindre le sentier depuis le sable où nous marchions, juste avant la digue de Kerdual, un jeune Allemand blond d’or bruni de 13 ou 14 ans surgit, magnifique, un vrai prince Éric. Il est l’aîné d’une portée de petits blonds allemands dont le bronzage n’est pas encore égal au sien. Nous sommes plusieurs à envier son papa d’avoir créé cette merveille.

Nous passons devant les salines en face de la plage de Kervillen. Ces marais salants délaissés durant un demi-siècle ont été rénovés en 2010. Des tas de sel blancs font autant de pyramides sur le fond glauque. Des gravettes, avocettes, canards tadornes et autres bécasseaux s’ébattent dans l’eau stagnante et sur les rives herbues.

Suit une pinède de Monterey, pin californien à trois aiguilles au lieu de deux, qui mène à un parking d’où viennent régulièrement papys et mamies avec gamins. Sur un tronc abattu, la pause permet une discussion vive à l’ombre sur les chasseurs-cueilleurs en quête de bouffe et les néolithiques devenus propriétaires. C. cite même Rousseau dans le texte, le Discours sur l’inégalité concernant la propriété. Mais il y a l’éternelle confusion des faux savants entre l’espérance de vie et l’âge moyen au décès, le matriarcat et la matrilinéarité, le désir de croire plutôt que de vérifier. Je renonce, il suffit de regarder sur Wikipédia ou autres sites reconnus. Ce n’est pas parce que l’on désire y croire que c’est attesté dans les faits. Le pouvoir des femmes (matriarcat) qui reste un mythe, est différent de l’héritage par les femmes (système matrilinéaire) qui est attesté.

Double navette jusqu’à l’hôtel, l’une jusqu’à l’office du tourisme de la plage, l’autre jusqu’à l’office de tourisme du bourg. Quatre filles restent à la plage, quatre autres rentrent à l’hôtel, comme moi. Il est presque 18 h. Cette journée plage nous a flapis, par excès de chaleur plus que par la marche sans doute.

Au dîner à l’hôtel, le dernier du séjour, nous avons quatre huîtres en entrée (pas six !), un filet de bar beurre nantais avec ses petits choux-fleurs, champignons, et tomate en dés, et une crème brûlée. En général, les repas sont bons à l’hôtel, même si le cuisinier, le grand Noir que nous avons rencontré dans le hall, met souvent trop de sauce.

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Les monstres nous montrent la nature, dit Montaigne

Curieux chapitre XXX du Livre II des Essais : Montaigne y parle « D’un enfant monstrueux » à une tête et deux corps et d’un pâtre à trois trous en guise de parties génitales. L’enfant, de 14 mois, y est « monstré » par ses père, oncle et tante « pour tirer quelque sou ». Montaigne l’a bien examiné, sous toutes les coutures, et le décrit longuement.

Pas par voyeurisme mais pour en tirer leçons.

La première, politique et contingente, comme en passant : « Ce double corps et ces membres divers, se rapportant à une seule tête, pourraient bien fournir de favorable pronostic au roi de maintenir sous l’union de ses lois ces parts et pièces diverses de notre État ». Comme quoi « la nature » nous donne exemple pour s’extirper des guerres de religion (on dirait aujourd’hui idéologiques). Encore que… Montaigne ajoute aussitôt : « mais, de peur que l’événement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n’est que de deviner en choses faites ». Autrement dit, citation de Cicéron et d’Epiménide à l’appui, cette seule tête pour deux corps n’est peut-être pas viable longtemps. Après coup, on trouve des raisons, pas avant. La politique est imprévisible, hier comme aujourd’hui.

La seconde leçon est plus générale. « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ». Remplacez Dieu (bien commode pour tout expliquer) par la nature, et c’est de même. Tout est possible aux combinaisons génétiques. Qu’elles soient des essais, c’est sûr, des erreurs souvent. Nature ne garde que ce qui survit de ses tentatives, et le meilleur de ce qui survit prend l’ascendant ainsi que Darwin l’a montré. Les mutations du dernier virus chinois Covid nous l’ont récemment rappelé, en accéléré. Mais il en est de même des humains. Si nous « n’en voyons pas l’assortiment et la relation », comme dit Montaigne, il ne faut nous en prendre qu’à notre faiblesse de raisonnement et à notre aveuglement borné.

Car la leçon de ces leçons est tout simplement que « nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume », autrement dit contre nos habitudes. Or la nature est plus grande que nous et ses possibles plus étendus que nos petites traditions. « Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’étonnement que la nouvelleté nous apporte ». Grande leçon que cet esprit ouvert ! Montaigne pense les monstres comme il l’a fait pour les sauvages, « vérité en-deça, erreur au-delà » – à chacun ses coutumes et habitudes, mais pas meilleures que les autres. Embrasser la connaissance, c’est ne s’étonner de rien et analyser tout.

Bien le contraire de notre époque de repli frileux, trumpeur ou poutinien tradi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Colette, L’Ingénue libertine

C’est un nouveau feuilleton porno chic fin de siècle du couple Colette et Willy. Sauf qu’il est paru en deux parties, Minne et Les égarements de Minne et que, lorsque Colette a récupéré ses droits après la séparation d’avec son mari Willy, elle en a fait un roman unique, sabrant sans pitié une partie des ajouts de Willy. Reste l’histoire d’une fille, toujours un double de Colette, de Claudine et d’Annie, rêvant au grand amour romantique et sadique à l’adolescence, mariée selon les normes à son cousin plus âgé connu depuis l’enfance, et qui s’ennuie. Elle prend des amants, cherche à jouir, n’y parvient pas. Elle désespère…

Et voilà un vieux beau, le fameux Maugis, journaliste critique de théâtre, la quarantaine, chauve, gros, alcoolique, qui la désire sans la toucher, s’intéresse vraiment à elle. Ses yeux se dessillent : l’amour n’est pas à sens unique, il faut donner pour avoir. C’est alors que la crise survient avec son mari, elle se rebelle, lui la voit telle qu’en elle-même et non plus comme la copine complaisante de toujours. Elle existe, il l’aime, il veut son plaisir. Lorsqu’il la baise, dans un grand hôtel de Monte-Carlo où il est envoyé pour affaires, elle jouit enfin. L’orgasme !

Voilà le canevas, à grands traits. L’intéressant est moins dans la personnalité de Minne, adolescente fantasque à l’imagination enfiévrée de sensualité, que dans le processus qui va conduire des premiers émois romantiques à un statut de quasi prostituée, la rédemption finale de la chair étant plaquée au final comme incongrue. Minne a 14 ans, vit seule avec Maman qui a peur de tout changement et ne voit pas sa « petite » fille autrement que sage et rangée. Or Minne lit en cachette le Journal, ramassis de faits divers à sensation qui décrit notamment les crimes d’une bande d’Apaches des Fortifs. Elle fantasme sur le beau Frisé, jeune homme souple à la démarche de chat au jersey moulant son torse de jeune faune, casquette à carreau sur le front et chaussures de tennis aux pieds. Elle rêve de devenir sa « reine », celle qui ordonne et régule la bande, qui compte le butin et baise ardemment sous la lune. Pour s’accomplir, elle doit fuir sa famille, son milieu.

Elle croise en allant à l’école un marlou qui ressemble à son fantasme mais ne peut lui parler. Un soir, alors qu’elle songe à sa fenêtre ouverte, elle croit le voir dans la rue, elle l’appelle, descend, mais le temps qu’elle se peigne et s’habille pour plaire au mauvais garçon, il s’est éloigné. Elle court dans les rues de la zone, se perd, aborde des personnages tous plus louches les uns que les autres, dont un vieux monsieur à canne qui aime les « petites filles ». Elle fuit, se retrouve miraculeusement au matin en bas de chez elle mais s’écroule une fois rentrée, couverte de boue et épuisée. Chacun croit qu’elle a été violée. Il n’en est rien mais sa mère en meurt quelque temps après et l’oncle Paul, qui a vu comme médecin qu’elle est intacte physiquement, n’en déclare pas moins qu’elle a une fièvre de mauvaise vie. Son fils Antoine, de trois ans plus âgé qu’elle, la désire depuis sa puberté et est heureux de la marier. Avec la réputation qu’elle a, elle n’aurait pas trouvé ailleurs. Comme quoi l’amour est un leurre, surtout l’Hâmour, comme disait Flaubert, cet égarement gonflé du sentiment attisé par les hormones. Rien de naturel dans l’Hâmour, que du fantasme, du grandiloquent, de l’inaccessible.

En revanche Minne devine bien, une fois mariée, « que l’Aventure c’est l’Amour, et qu’il n’y en a pas d’autre » p.743 Pléiade. Existe-t-il un roman sans aventure amoureuse ? Mais amant, ami et allié ne cohabitent pas toujours dans le même mari, aussi « faut-il » (selon Colette) multiplier les expériences pour trouver le bon équilibre. Antoine le mari est protecteur mais pas vraiment allié ; le jeune baron Couderc de 22 ans est bien joli comme amant mais prend son plaisir sans se soucier de celui de sa partenaire ; Maugis, le libidineux sarcastique, est un véritable ami mais serait un mauvais amant… « J’ai couché avec lui [Couderc] et trois autres, en comptant Antoine, déclare sans aucune vergogne Minne à Maugis. Et pas un, pas un, vous entendez bien, ne m’a donné un peu de ce plaisir qui les jetait à moitié morts à côté de moi ; pas un ne m’a assez aimée pour lire dans mes yeux ma déception, la faim et la soif de ce dont, moi, je les rassasiais ! » p.797. La quête de soi est la satisfaction de la volupté : si le mari faillit, la femme est en droit de revendiquer sa liberté. C’est que tous deux sont libres depuis 1789.

C’était très « fin de siècle », cette audace à parler de sexe et à vanter les frasques sexuelles d’une jeune fille rangée. Minne est une ingénue qui ne sait pas que donner son corps avilit quand l’amour n’est pas là et que baiser à gogo prostitue sans pour autant trouver sa bonne pointure. Colette transgressera le genre pour goûter d’autres plaisirs sans que sa quête en soit plus fructueuse. A toujours aspirer au Graal, on ne vit pas assez les vrais moments du présent. Don Juan n’a jamais été heureux.

Colette, L’Ingénue libertine, 1909, Albin Michel poche 1991, occasion ; e-book Kindle €5,49

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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Fernando Vallejo, La vierge des tueurs

Le grammairien Fernando (Germán Jaramillo) revient à Medellín après être parti trente ans durant la période de guerre civile et de Front national. C’est un double de l’auteur, prénommé lui aussi Fernando et né à Medellín en 1942. Il a la cinquantaine et se rend aussitôt dans un bordel de garçons, car là se porte sa sexualité catholique, dégoûtée des femelles depuis saint Paul, impures selon la Bible, et par leur procréation ininterrompue encouragée par le Pape, qui alimente la pauvreté.

La Colombie du début des années 1990 est sous l’emprise du cartel de Medellín et de Pablo Escobar, son chef sans scrupules. Il n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent comme le ministre de la Justice, le candidat libéral à l’élection présidentielle, des journalistes, ou à faire exploser le bâtiment de la Sécurité publique. Il n’est arrêté qu’en 1991 et abattu en 1993. Les tueurs à gage qu’il a engagés comme sicaires, souvent très jeunes, juste après la puberté, se retrouvent sans travail. Pour survivre, ils volent, tuent et se prostituent, tout cela pour l’adrénaline. Car ils sont vides en dedans d’eux, sans amour ni protection, emplis des images de fringues de marques, de chansonnettes à la mode et de blagues télévisées. Ils ne supportent pas le silence, sauf dans le sexe.

Fernando connait ainsi Alexis (Anderson Ballesteros), sicaire aux yeux verts et au corps fin de 14 ans dans le livre (mais 16 dans le film, pour la morale publique). A noter que le film est « déconseillé aux moins de 12 ans » mais autorisé sans limites après. Il en tombe amoureux, le garçon s’attache à lui, il devient son protégé et Fernando l’emmène habiter chez lui. L’homme mûr comble le néant de la vie du garçon. Il le nourrit, le promène, l’habille, dort avec lui dans les bras, peau contre peau comme le père qu’il n’a jamais connu et la mère trop prise par ses petits frères et sœurs.

Alexis n’a pas d’état d’âme, il est tout dans l’instant, ce pourquoi son amour est absolu et il tue de même. Pour lui, tuer et baiser sont deux actes de nature. Un taxi est grossier ? Une balle dans la tête. Deux petits de 10 ans qui s’empeignent sous le regard d’adultes rigolards ? Cinq balles font passer de vie inutile à trépas définitif cette scène inexcusable. Ce sont plus de cent personnes que descend Alexis de son pistolet porté dans sa ceinture, qu’il dégaine et fait cracher sans avoir l’air de viser. Il ne manque jamais sa cible car il n’est qu’instinct. Le jeune garçon n’est tendre avec son aimé que par compensation car le monde autour de lui est dur, la réalité délirante, « au-delà même du surréalisme », dit l’auteur. Alexis est pur, un ange exterminateur. Il n’a que son corps et son arme pour se défendre, et Fernando lui offre son intellect, ses biens et son amour.

Fernando l’aime de ne pas reproduire la misère en engrossant les filles, il y a bien assez de niards qui prolifèrent et dégorgent des bidonvilles, appelés en Colombie les Communes. Ils grandissent dans la misère et la violence avant de devenir vers 12 ans sicaires, puis de se faire tuer. C’est ainsi que la démographie se régule en Colombie ces années-là : pas de vieux (ils sont morts), peu de jeunes (ils sont morts), seulement des enfants qui poussent et des prime-adolescents qui s’entretuent.

A mesure que la violence collective s’amplifie, le discours du grammairien se renforce, poussé à la radicalité de la force réactionnaire à la Céline par le spectacle lamentable de la surpopulation des bidonvilles, où les paysans venus avec leurs machettes des villages, ont importé la violence. Les garçons, sans plus de modèles mâles à suivre comme exemple, restent des brutes. Ils ne sont pas cruels, pas plus que des fauves qui tuent leur proie. Tuer et mourir sont la norme dans l’injustice généralisée.

Et Dieu dans tout ça ? Il s’en fout. Fernando, né catholique et élevé catholique, garde les superstitions catholiques de la prière dans les églises et de la messe parfois, mais il ne croit pas en Dieu. Seul Satan règne, puisque les meurtres d’enfants et d’adolescents sont légion et naturels, malgré le scapulaire de la Vierge des Douleurs de l’église de La América qu’arborent tous les très jeunes sous leur chemise entrouverte. L’État corrompu à cause de l’argent trop facile de la drogue, appelée par ces Yankees déboussolés par la guerre du Vietnam et le vide spirituel de leur prospérité économique, laisse se répandre la guerre de tous contre tous. C’est le règne libertarien du chacun pour soi, du droit du plus fort selon les armes et le fric. Tout s’achète, même les garçons – sauf l’honneur, ce vieux reste macho des cultures méditerranéennes importé en Amérique hispanique. Seul les morts ne parlent pas est un proverbe colombien.

Ce pourquoi le bel éphèbe « au corps lisse garni de fin duvet », Alexis aux yeux verts, ne fera pas long feu. Neuf mois seulement avec Fernando et il est brutalement abattu dans la rue sous ses yeux par un duo à moto. Il avait tué le frère d’un membre d’un gang ennemi de son quartier. Fernando se trouve lui-même abattu – mais de douleur. Il veut en finir, court les églises, ne voit plus aucun sens au monde.

Lorsqu’il renaît, par habitude, par lassitude, c’est par la rencontre sur un trottoir de Wilmar (Juan David Restrepo), un autre jeune garçon des bidonvilles surnommé Lagon bleu parce qu’il ressemble au jeune premier du film éponyme. Il prend la place d’Alexis mais pas le cœur de Fernando, qui apprend vite que c’est lui qui a tiré sur son petit. Va-t-il le tuer à son tour pour se venger ? A quoi cela servirait-il ? D’ailleurs Wilmar est descendu par un autre gang deux jours après. La jeunesse se fane vite dans la violence colombienne des années 1990, ce pourquoi elle vit à toute vitesse, dans l’instant de l’acte et du sexe.

Un film a été tiré du roman, plus percutant grâce aux images, mais moins dans la dérive onirique. Ce roman est provocateur, les Fleurs du mal de l’Amérique du sud, une politesse du désespoir avec sa langue imprécatoire, tordue par la douleur. Un chant funèbre pour les morts adolescents – inutiles. Livre et film se complètent, pour une fois, plus qu’ils ne se font concurrence. L’œuvre filmée a eu plusieurs récompenses :

  • Mostra de Venise 2000 : The President of the Italian Senate’s Gold Medal
  • Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane 2000 : meilleure œuvre d’un réalisateur non-latin sur un sujet lié à l’Amérique latine
  • Satellite Awards 2002 : meilleur film en langue étrangère

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios), 1994, Belfond 2004, 193 pages, occasion €2.57. Une édition aussi dans le Livre de poche en 1999, non disponible même en occasion.

DVD La Vierge des tueurs, Barbet Schroeder, 2000, avec German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets, Ernesto Samper, Carlotta films 2017, 1h41, €8.00 blu-ray €8.58

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J’ai la présomption de savoir qui je suis, dit Montaigne

Long est ce chapitre XVII du Livre II des Essais. Sous le titre général « De la présomption », Montaigne parle de lui. Il s’y étale, il s’y roule. Non par vanité mais par souci de bien parler de ce qu’il connaît. « Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur », commence-t-il. Et il va l’étirer sur 23 pages de l’édition Arléa. C’est qu’il n’est pas aisé de se connaître soi-même. Nous nous aimons et cela fausse notre jugement sur nous-même. Mais se déprécier par principe est aussi vain. « Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu’il pense être moins que ce qu’il est. »

La société formate l’être humain et le déforme. « Nous ne sommes que cérémonie », dit Montaigne, parure apprêtée pour le regard d‘autrui, tout d’apparences et de convenances. « La cérémonie nous défend d’exprimer par la parole les chose licites et naturelles, et nous l’en croyons. » Laissons donc la cérémonie, dit l’auteur. La fortune fait beaucoup pour le jugement, ce qu’on appelle la réputation. Mais les autres, les communs, les anonymes ? Montaigne se met parmi eux et veut être jugé par ses écrits.

Jeune, on remarquait en lui « je ne sais quel port de corps et des gestes témoignant quelle vaine et sotte fierté. » Et alors ? dit-il : « il n’est pas inconvenant d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’avons pas moyen de les sentir et reconnaître. » Et de citer Alexandre, César et Cicéron. Ces mouvements sont naturels, différents des artificiels que sont les « salutations et révérences » qui sont politesse mais peuvent devenir servilité.

Pour ce qui est de « l’âme », il distingue « deux parties en cette gloire : savoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autrui ». Pour Montaigne, son « erreur d’âme » est de diminuer les qualités qu’il possède et hausser les qualités de ce qu’il ne possède pas. L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, avait coutume de dire un mien patron à qui voulait partir évoluer ailleurs. Ce qui fait déconsidérer ce que l’on a et envier ce que l’on n’a pas. Travers commun : un blond imberbe de corps enviera sans raison le brun velu (j’en ai connu un) ; une brune aux cheveux plats enviera une blonde aux cheveux bouclées (j’en ai connu une).

La philosophie aide à reconnaître en l’être humain « son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. » Car « il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi ». D’où la morgue des faux savants, la certitude technocratique des politiciens, la croyance dure comme fer des complotistes pour leurs élucubrations.

Cette digression digérée, Montaigne en revient à lui. « Il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime ». Une fois ces jeux de mots faits, le propos est de dire que rien ne satisfait Montaigne : ni le mouvement en lui, ni le jugement d’autrui. « J’ai le goût tendre et difficile, et notamment en mon endroit. » Il voit clairement mais fait mal. C’est particulièrement le cas en poésie ! « Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent réjouir et gratifier en leur besogne, car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puisqu’on le tire de soi-même. » Lui peine à écrire – comme Flaubert. Il n’est jamais satisfait des idées qu’il exprime, n’a qu’« une certaine image trouble » d’une forme qui serait meilleure sans qu’il puisse la saisir. « Tout est grossier en moi », résume-t-il. De même parler : « je ne sais parler qu’en bon escient, et suis dénué de cette facilité que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l’oreille d’un prince de toutes sortes de propos, la matière ne leur faillant jamais… »

Quant à la beauté, c’est « une pièce de grande recommandation au commerce des hommes », constate Montaigne en citant les antiques. Le corps en premier car l’âme n’est rien sans son enveloppe selon « les chrétiens », dit-il. Pour le mâle, il doit être grand – « or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne », avoue Montaigne. « Les autres beautés sont pour les femmes », assure-t-il un brin amer. Le front, les yeux, le nez, la bouche, les dents, l’épaisseur de la barbe, la fraîcheur du teint, la proportion légitime des membres ne comptent pas, quand il s’agit des hommes. Lui avait tout cela, avec la santé, en son adolescence et son âge mûr, dit-il. Mais, « ayant piéça franchi les 40 ans (…) je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi. » Il devient un « demi-être ».

« D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu », dit-il, ni pour la musique, ni aux sports ou à la danse, ni pour nager, escrimer, voltiger ; ni pour bien rédiger ni écrire. Et il se compare à son père qui avait toutes les qualités. Il se résume ainsi : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre ; il y a seulement une vigueur pleine et ferme. » Mais ce n’est pas si mal… Il se dit « extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art » – que lui faut-il de plus ? S’il a du plaisir à faire, il s’y lance et le fait bien – que dire de mieux ? N’ayant eu ni commandant, ni maître forcé une fois adulte, il se juge « paresseux et fainéant » – mais selon quelle règle ? « J’ai marché aussi en avant et le pas qu’il m’a plu » – n’est-ce pas là une sagesse ?

Il n’a pas été ambitieux, ni n’a convoité la fortune, ayant à sa suffisance et dédaignant de compter. Il n’a « eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre les mains ». « Mon enfance même a été conduite de façon molle et libre, et exempte de sujétion rigoureuse », dit-il – mais n’est-ce pas l’éducation que nous prônons ? Le terme de « molle » ne signifie pas pour lui à la paresseuse, mais sans grandes contraintes, en douceur. Il « s’abandonne du tout à la fortune », il s’efforce « de prendre toutes choses au pis. » N’est-ce pas cela la sagesse issue des stoïciens et des épicuriens ? En se dévalorisant en apparence, Montaigne dessine en creux la force qu’il a et la personne qu’il est. « Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m’applique à eux s’ils ne s’appliquent à moi. » N’est-ce pas une attitude raisonnable et plus efficace que de se révolter contre « le sort » et de rêver à d’inutiles « yaka » ?

Il est mal en son siècle de troubles civils, de peste pandémique et de guerre de religions. Il se serait trouvé mieux chez les Romains. « Les qualités mêmes qui sont en moi non reprochables, je les trouvais inutiles en ce siècle. La facilité de mes mœurs, on l’eût nommée lâcheté et faiblesse ; la foi et la conscience s’y fussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importunes, inconsidérées et téméraires. » Le siècle de turpitudes, tout « de feintises et de dissimulation » rend vertueux à peu de frais ; il suffit d’être bon. « Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » Montaigne avoue être mauvais dans cet art politique. « Présentant aux grands cette même licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle, décline vers l’indiscrétion et incivilité. Mais, outre que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en échapper par quelques détour, ni pour feindre une vérité, ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte, ni certes assez d’assurance pour la maintenir ; et fais le brave par faiblesse. » Montaigne avoue avoir peu de mémoire, ce qui le handicape dans la vie courante – mais lui permet d’écrire ce que lui pense, sans passer par les filtres des autres, bien qu’il assaisonne ses Essais, par convenance sorbonagre, de citations diverses. Il avoue aussi avoir l’esprit peu aiguisé : « Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échecs, des cartes, des dames et autres, je n’y comprend que les plus grossiers traits. L’appréhension, je l’ai lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse universellement, étroitement et profondément, pour le temps qu’elle le tient. » Encore une fois, Montaigne fait de ses faiblesses des forces…

Le scrupule et l’embrouillamini de son esprit le conduisent à balancer pour toute décision. Il se laisse porter par le sort, ou la foule, dit-il. Ce pourquoi il est conservateur. « Il n’est aucun si mauvais train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement ». L’instabilité est pire que le mal, observe-t-il. Il se pique d’être commun, donc d’avoir du bon sens – le sens commun. « Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que je fais de moi » – une fois de plus, le défaut est renversé en qualité. C’est le en même temps, le yin et le yang, le balancement de sagesse. « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ». Les « imaginations » qu’il a en lui, Montaigne les a « établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains discours des anciens », mais elles sont avant tout « naturelles et toutes miennes », dit-il.

L’éducation de son temps ne formait pas au jugement, et c’est ce qu’il lui reproche. « Elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais savants : elle y est arrivée. » Et elle poursuit de nos jours cette fin d’enseigner et non d’éduquer, de former de futurs professeurs, pas des citoyens ni des praticiens. « Elle ne nous a pas appris de suivre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous a imprimé la dérivation et l’étymologie. » A la fin de ce chapitre, venu bien tard dans l’œuvre, le lecteur connaît mieux Montaigne ; il est moins austère et plus proche de chacun, il reconnaît ses faiblesses et les change en forces. Il donne l’exemple.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.)

Michel de Montaigne,avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Nietzsche contre les illusions de la foi

Dans le troisième chapitre de la première partie « discours » d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’en prend aux illusions de l’au-delà. Il n’y a pas d’au-delà, dit-il, seulement un rêve des faibles de sortir de la souffrance ici-bas, « joie enivrante et oubli de soi ».

Car le Créateur n’est qu’une projection des hommes, pas un être suprême éternel : « Hélas ! mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux. » Car si le dieu est Dieu, pourquoi avoir créé un monde aussi imparfait, où règne la souffrance ? C’est une « image imparfaite d’une contradiction éternelle. » L’Être est difficile à démontrer, il n’est qu’un mot, « et les entrailles de l’Être ne parlent pas à l’homme, si ce n’est par la voix de l’homme. » Ainsi Dieu ne « s’exprime » qu’en humain, par des textes dictés à des anonymes ou des illettrés inspirés – mais qui dit que ce ne sont pas ces gens qui parlent plutôt qu’un hypothétique Dieu ? Il s’agit de croyance, donc d’illusion.

Il faut donc surmonter le Créateur et guérir de l’hallucination de l’au-delà. Car c’est « souffrance et impuissance – voilà ce qui a créé les au-delà, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus. » Il s’agit d’une « fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir ». Or vouloir est la vie même, l’élan vital, le réflexe de survie – le lotus qui sort de la boue pour s’élever à travers l’eau vers le soleil, comme disent les bouddhistes.

Cette vitalité vient du corps. Nietzsche est matérialiste : les transports de l’âme comme les exaltations du cœur sourdent des instincts. L’illusion de l’au-delà, « c’est le corps qui a désespéré du corps », une perte d’énergie vitale qui fait démissionner, se soumettre, renoncer à vivre pour vivoter esclave : des idées des autres à la mode, des moralismes sociaux des réseaux, du travail forcé pour subsister. Nietzsche hait le christianisme d’avoir méprisé le corps, la chair, le vivant éphémère, au profit des fumées d’un autre monde fantasmé éternel et immatériel (un inverse de la terre).

Au contraire, pour lui il faut réhabiliter le moi qui pense, aime et vit. « Oui, ce moi – la contradiction et la confusion de ce moi – affirme le plus loyalement son existence – ce moi qui crée, qui veut, qui donne la mesure et la valeur des choses. Et ce moi, l’Être le plus loyal, parle du corps et veut encore le corps, même lorsqu’il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées ». Il ne faut plus enfouir sa tête dans le sable des fumées célestes mais la porter fièrement. « J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : vouloir ce chemin, que l’homme a suivi aveuglément, approuver ce chemin et ne plus s’en écarter en rampant, comme les malades et les moribonds. » Ainsi l’homme cherche, cultive et crée ; ainsi va-t-il dans les étoiles et découvre progressivement comment vivre en harmonie avec l’univers et la nature.

Nietzsche-Zarathoustra est indulgent aux malades et aux convalescents, mais il affirme : la vie d’abord.

« Il y a toujours eu beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui aspirent à Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui s’appelle : probité ». Ou l’honnêteté scrupuleuse. Lourdes est rempli de pèlerins qui « espèrent » sans constater ; l’islamisme promet toujours plus… mais ailleurs, au paradis des houris et des gitons où jouir ne sera plus un péché. Le catholicisme a longtemps refusé que la terre soit ronde et que l’humain descende des simiens ; les sectes américaines remettent au goût du jour ces absurdités et crient au Complot à propos de la lune ou de la terre ronde ; l’islam radical aujourd’hui poursuit dans cette voie en haïssant « celui qui cherche la connaissance ». Ils se croient des clones de Dieu et bras armé de ses commandements. Ils ne sont que misérables trop humains.

« Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Mais je sais trop bien à quoi eux-mêmes croient le plus. Ce n’est pas vraiment à des au-delà et aux gouttes du sang rédempteur : eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi. Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les au-delà. » Pas plus que Zemmour, les croyants fanatiques ne s’aiment. Ils maudissent leurs instincts qui les font désirer les femmes ou – pire pour le dogme ! – les garçons. Ils se vengent des heureux et des critiques en cherchant à les tuer. Ce sont de grands malades. Ils récusent la vie, la vitalité, l’élan vital.

Écoutez plutôt Nietzsche : « Le corps sain parle avec plus de bonne foi et plus de pureté, le corps complet, dont les angles sont droits : il parle du sens de la terre. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz en Livre de poche qui est fluide et agréable).

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

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Ne faites pas des enfants des ânes chargés de livres, dit Montaigne

Dans le chapitre 26 du livre 1erde ses Essais, Montaigne disserte sur « l’institution des enfants », autrement dit leur éducation. Elle est bien plus qu’un élevage car elle ne se contente pas de nourrir le corps mais aussi l’âme – nous dirions aujourd’hui le caractère et l’esprit. Le philosophe a longuement préparé son texte car il le destine à Diane de Foix, comtesse de Gurson de laquelle il est proche par lien féodal, et qui va bientôt être mère.

Après s’être excusé de n’être savant que de ce qu’il a appris dans sa vie, ce qui tient bien trois grandes pages que l’on peut passer sans dommage, il affirme tranquillement : « ce sont mes humeur et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma croyance, non pour ce qui est à croire ». Autrement dit, prêtez-y attention, comme il se doit, puis faites ce qui vous semble bon.

Car élever un petit d’homme est plus difficile que le planter car les humains ne sont pas des bêtes. Tout ne leur vient pas du programme génétique comme les plantes, ni de leur instinct comme les animaux, mais surtout des exemples et imitations des autres, tant l’humain est un être social. Au rebours, on ne peut non plus forcer leur nature. Il faut plutôt avoir, pour qui enseigne, plus « envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant ». Pour cela, « lui faire goûter les choses », ne pas parler tout seul mais l’écouter aussi, « juger de son train (…) pour s’accommoder à sa force ». Il s’agit de guider plus que d’imposer, de donner envie plus que de contraindre. Rousseau reprendra cette philosophie dans son Émile.

« Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. » Le par-cœur abêtit, l’assimilation élève. Pour cela, il faut des exercices, « accommodés à autant de divers sujets ». Pas de dogmes, mais un jugement personnel. « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Voilà qui est très Lumières et démocratie : ne rien tenir pour vrai que l’on en ait jugé par soi-même, ne suivre les autres que s’ils nous ont convaincus par des faits (ce qui est bien rare aujourd’hui). Pas plus la Bible qu’Aristote ou une autre doctrine ne doit être prise telle quelle pour vérité : de tout il y a à prendre et à laisser, selon son propre jugement. « Il n’y a que les fous certains et résolus ». Notons que la folie envahit notre époque. Les opinions des autres qui lui conviennent, qu’il les fasse sienne. « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Les abeilles font ainsi leur miel des divers pollens qu’elles pillent aux fleurs, mais ce miel n’est plus fleur, il est leur.

« Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». En faire un homme, pas un singe savant comme en sortent trop souvent de certaines de nos écoles. Car « savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » – pire encore  lorsqu’on dispose du net ! La mémoire est désormais moins utile mais le jugement beaucoup plus que du temps de Montaigne. Pour juger sainement, préconise le philosophe, « le commerce des hommes » et « la visite des pays étrangers » pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Curiosité entraîne humilité, soif de comprendre et – donc – intelligence. Seuls les ânes savent tout par seule croyance. L’actuel tropisme au repli sur soi, à l’entre-soi de la famille, de la bande et du milieu, à la régression nationale – ou même locale dans l’écologisme – n’est en faveur de l’intelligence…

Il ne faut surtout pas épargner la jeunesse, ce pour quoi les parents trop aimants sont nocifs. « Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice. » Si la philosophie roidit l’âme, l’exercice « roidit les muscles » et la douleur physique permet de devenir apte à supporter le travail et l’effort. « La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes », telle sont les activités que préconise Montaigne pour son temps. Nous pouvons le traduire en judo, footing, danse, musique, jeux vidéo pour l’adresse et l’attention, s’occuper d’un chien ou monter à cheval pour l’interaction avec l’animal, s’occuper de plus jeunes à l’adolescence.

À l’enfant, il lui faudra apprendre la modestie et le parler franc à bon escient dans le commerce des hommes. « Qu’on le rende délicat au choix et triage de ces raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. » Il ne faut pas chercher à jouer un rôle, mais à se présenter en vérité. La vérité, d’ailleurs, faut la chercher en tout discours, « soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement. » Se corriger en abandonnant un mauvais parti est de qualité. « La sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ». Tout sert, toute observation des autres pour se régler soi-même.

Les livres complètent la société. Nous pouvons ajouter pour notre époque les films et les podcasts. « Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles ». Mais qu’il se souvienne de tirer leçon plus qu’érudition car moins importe « la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Hannibal et de Scipion ». Il devra voir au-delà du bout de son nez, s’élever au global : « Qui se présente, comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté (…) une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Car seule la variété permet de mesurer et de se situer.

« Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres » – plus encore dans une époque de guerres de religions comme Montaigne l’a connu, et nous-mêmes aujourd’hui. À partir de ces exercices concrets, « assortir tous les plus profitables discours de la philosophie », ce « que c’est que savoir et ignorer (…) vaillance, tempérance et justice (…) ambition et avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ». C’est en observant la comédie humaine que l’on augmente sa propre sagesse. Combien, de nos jours, l’ont-ils appris ?

L’art qui nous fait libre doit être le premier enseigné. Il s’agit de la philosophie. « Commence et ose être sage », dit Horace, cité, « différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler ». Or on nous apprend à vivre quand la vie est passée, la jeunesse, « on la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit ». La morale doit suivre les exemples, pas l’inverse.

Après le savoir qui règle les mœurs et l’entendement « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre », les autres sciences sont utiles : « logique, physique, géométrie, rhétorique ». Car la philosophie « on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants ». Elle « doit par sa santé, rendre sain encore le corps », faire apparaître sa tranquillité d’esprit, montrer « une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre » de qui est bien dans sa tête et son cœur, qui sait qui il est et ce qu’il fait là. « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une jouissance constante », déclare Montaigne. Ce sont les cuistres, jaloux de leur jargon qui vaut pour eux profondeur et savoir, qui font de la philosophie aigreur et contraintes. « Il lui fera cette nouvelle leçon que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficultés que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. » La philo n’est pas réservée aux profs ni à l’université, mais ouverte à tous dès le berceau, qu’on se le dise !

Car la vertu n’a rien à voir avec la pruderie offensée ni le sérieux angoissé des croyants en religions, celle du Livre mais aussi les communistes et socialistes. La vertu au contraire « aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglement (modérément), et les savoirs perdre avec constance. »

L’éducation s’effectue par une sévère douceur, pas par la force ni par le châtiment. S’il faut endurcir l’enfant, c’est au froid, au soleil, au vent, au hasard du climat et de la nature, pas à la honte ni au fouet. « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret (affecté comme une femme), mais un garçon vert et vigoureux ». Nous pouvons le dire aujourd’hui autant des filles, qu’elles soient moins apprêtées que directes, saines et sportives. Le collège, où Montaigne fut de 6 à 13 ans, « c’est une vraie geôle de jeunesse captive ». La situation n’a que très peu changé de nos jours ou la contrainte règne. Surtout au lycée où l’on a pourtant passé 15 ans.

Il n’y a, selon Montaigne, qu’une règle en éducation : « pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toute nation et compagnie, voire au dérèglement et aux accès, si besoin est (…), qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. » C’est que l’exemple qu’on lui a donné aura été bon et qu’il sait juger par lui-même des écarts de ses pairs.

Car à la fin, « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies ». Quoi qu’on pense, seul l’exemple qu’on donne est le vrai de notre personnalité. « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Nous dirions authentique. Il ne faut parler ou écrire ni en prof, ni en prêcheur, ni en avocat, « mais plutôt soldatesque » sur l’exemple du style de César.

Quant à apprendre les langues, mieux vaut s’y frotter tout petit qu’au collège. Chacun sait bien qu’après six ans d’anglais on ne le parle que très mal si l’on n’est pas allé dans le pays. À quoi servent donc le collège et le lycée ? Une formation de trois mois dans le bain suffirait à parler correctement, les entreprises le savent bien, pas les cuistres « inspecteurs » de l’éducation. Montaigne donne l’exemple de son père qui engagea un professeur ne lui parlant que latin. Il se reconnaît pourtant l’esprit lent, le corps paresseux, l’absence de mémoire, mais « ce que je voyais, je le voyais bien », ce qui signifie avec attention et sans illusion. Son premier livre fut les Métamorphoses d’Ovide. Au collège, il tint des rôles de théâtre qui lui ont donné « une assurance de visage, et souplesse de voix et de gestes ». Ce que les formations professionnelles aujourd’hui doivent apprendre à l’âge adulte parce que le secondaire ne se focalise que sur l’intellect. Le savoir-faire est déjà tangent, le savoir-être inexistant.

Montaigne nous a brossé l’homme complet de la Renaissance, telle qu’issu des philosophes antiques. Il s’agit d’une éducation naturelle vécue plus que de principes abstraits. L’homme est en effet un être d’imitation car très social, et la sociabilité compte avant tout pour lui faire apprendre quoi que ce soit. Les devoirs à la maison sont tout aussi inutiles que le bourrage de crâne, seuls les exemples humains et les exercices permettent de véritablement connaître. Ce que dit Montaigne il y a cinq siècles est applicable encore aujourd’hui car l’être humain ne change pas, malgré l’évolution des circonstances.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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