Dans un village de l’est français, l’Occupation nazie incite François, Eusèbe et Lisa, des gamins de 13 ans (« presque 14 ») à se rebeller contre cet état de soumission. Le vieux maréchal encourage la collaboration, mais la fierté républicaine enseignée par l’école résiste. Dans le premier tome (chroniqué sur ce blog le 16 octobre), les gamins ont saboté l’écluse, ce qui a permis de retarder le transport des métaux vers l’Allemagne, vitaux pour son industrie d’armement. Aujourd’hui, les Boches se méfient et il faut être plus subtil.
Comment l’être sans entraîner les adultes ? La venue d’un prisonnier français évadé d’un camp allemand en est le prétexte. Les parents d’Eusèbe le recueillent, malgré les risques. Ils se mettent en relation avec le maire, le curé et les parents de François. Puis un deuxième, qui dort dans un champ, est informé par un message écrit sur du papier peint par les gamins que l’école l’accueillera. C’est le début d’une filière d’évasion vers la zone sud non occupée, plus tard vers l’Angleterre. Ce qui fait le lien ? Le « Lynx », le trio des 13 ans, incognito, qui galvanise les adultes.
Lesquels osent enfin prendre des risques à résister, en aidant un tirailleur sénégalais évadé à s’en sortir. Irruption des Noirs dans la Seconde guerre mondiale, fraternité républicaine, antiracisme affirmé contre le racisme nazi. Il n’y a pas de sous-race, il n’y a que des combattants ; il n’y a pas d’hommes supérieurs, il n’y a que des humains libres.
Mais les Boches se défendent, forts de leurs armes et de leurs blindages – sinon de leur idéologie, guère partagée chez les hommes de troupe. En arrêtant un train sanitaire pour y planquer le tirailleur noir, les résistants se font tirer comme des lapins. Le père d’Eusèbe, blessé, est arrêté, torturé et fusillé. Son fils a le temps de lui dire que « Lynx », c’est lui et ses copains ; le papa est très fier de lui et meurt content. Ce sont ces petits grains de sable isolés qui vont s’agglomérer avec l’espoir de la Libération. La machine nazie n’a qu’à bien se tenir. Jamais la force brute ne peut l’emporter contre la ruse et la volonté – Ulysse le Grec nous l’a déjà appris.
Jolis dessins, gamins plein de vie, gravité de la situation – qui rappelle que la guerre n’est pas toujours hors de chez nous, et que résister vaut mieux que sempiternellement « commémorer ». Une morale optimiste et orientée vers la liberté républicaine, qui réconforte en ces temps de régurgitation fasciste, de Trump à Poutine, Orban, Ciotti et Bardela. Un dossier en fin de volume instruit sur la guerre en ces temps d’Occupation.
Ils ont 13 ans et les Nazis envahissent la France. Dans leur petit village (fictif) de Pontain L‘Ecluse en Bourgogne, François fils de fermier et Eusèbe fils d’instit vivent leurs derniers jours d’enfance. Ils jouent aux billes quand passent les hordes brunes au pas. Ils ne les regardent pas, les ignorent. Leurs pères sont effondrés de la défaite de l’armée française, mal commandée et mal équipée face à la modernité allemande et à l’enthousiasme de ses jeunes soldats. Ils se réfugient sous l’égide de Pétain, « le vainqueur de la Marne », et son image d’humanité envers les soldats à Verdun.
Mais le maréchal Pétain ne tarde pas à briser son image de Père de la nation en signant l’armistice le 22 juin 1940 dans le wagon même où la reddition allemande avait été actée en 1918, puis en serrant la main du caporal Hitler à Issoire le 24 octobre 1940. Désormais, le populo est édifié. Entre ceux qui pensent que l’ordre nazi vaut mieux que la chienlit parlementaire, et ceux qui pensent que vivre sous le joug des occupants n’est pas une vie libre, le village a vite choisi.
Les enfants en premier, qui ne sont plus des enfants mais presque des adolescents. Avec leurs émotions primaires, leurs sentiments tout frais, ils font honte aux adultes qui se résignent ou réfugient dans l’attente. Une micro-résistance s’organise, au ras du trottoir, avec des tracts imprimés avec une panoplie de petit imprimeur de l’école, sur du papier peint découpé. Lisa, une blonde belge de 13 ans qui ne parle qu’allemand, est recueillie dans l’Exode ; elle est la fille de la bande, qui apprend vite le français. Le trio va faire mouche.
Outre les tracts, l’écluse, dont François connaît le maniement, ayant passé du temps avec le jeune éclusier récemment tué à Dunkerque. Son sabotage ni vu ni connu va retarder les trains de péniches remplies de matériel industriel volé à la France pour rejoindre l’Allemagne. Car les Allemands sont revanchards, mesquins, brutaux. Ils cassent volontairement le monument aux morts de la guerre 14-18 ; ils renversent volontairement dans la rue une femme à bicyclette ; ils font travailler les hommes et même les enfants à la réparation de l’écluse.
La jeunesse républicaine n’est pas en faveur de la vieillesse traditionaliste ; François, Eusèbe et Lisa le prouvent. Leurs sacrifices de résistance les mettent en danger, mais la France ne peut être « partenaire » de l’Allemagne nazie, comme l’ânonne le vieux Pétain. De leurs 13 à leurs 17 ans, les adolescents s’initient à la liberté par leur volonté. Le suspense de l’aventure et de ses risques du scénario Dugomier fait passer le message de ce qui vaut en morale. Une belle série dessinée par Ers que même les adultes sont heureux de lire.
Caroline Roe, née Medora Sale, est spécialiste d’histoire médiévale européenne, PhD de l’Université de Toronto. Elle a écrit depuis le Canada des histoires de détective, et est décédée en 2021 à 78 ans. Son principal héros est juif, Isaac de Gérone, le médecin aveugle de l’évêque de la ville Berenguer de Cruïlles (des personnages qui ont vraiment existé). Il est aidé de sa femme Judith, maîtresse de la maison dans le Call (le ghetto de l’époque), de sa fille Raquel, femme médecine amoureuse du jeune gantier juif Daniel, et d’un apprenti musulman berbère de 13 ans, Yusuf, qui a vu ses parents massacrés. Le gamin débrouillard, un temps mendiant en loques, est devenu pupille du roi Pedro IV d’Aragon. Ce melting de potes fait l’originalité de ces romans historiques.
En mai 1354, un curieux colporteur propose de façon confidentielle à plusieurs riches marchands de la ville un objet sacré contre une forte somme en or. Il ne s’agirait pas moins que du Graal, cette coupe où, selon la légende, soit le Christ aurait bu lors du dernier repas avec ses disciples (la Cène), soit aurait recueilli le sang coulant de ses plaies sur la croix. Caroline Roe choisit la première interprétation, celle de Robert de Boron au début du XIIIe siècle, contre la seconde, issue de Chrétien de Troyes au siècle précédent. Quoi qu’il en soit, c’est une mauvaise coupe cabossée en argent, volée dans une armoire d’église. Mais la crédulité des croyants est grande et la bêtise du peuple infinie. Les premiers se battent pour l’avoir (deux meurtres), et le second fait enfler rumeurs et ragots au point d’attiser la guerre civile entre classes, la guerre entre religions, et la guerre des passions personnelles. L’évêque, en charge des âmes de la cité, s’en inquiète. Le juif Isaac aussi, car il sait combien la haine a besoin de boucs émissaires commodes – donc non-chrétiens – pour s’évacuer.
Le thème du Graal est porteur, l’analyse des crédulités fine, le développement de la bêtise des « réseaux sociaux » d’époque (servantes, commerçants, marché, soldats, moines…) bien décrit, les personnages (nombreux, mais on s’y fait) attachants. L’idéalisme d’une autrice peut-être elle-même juive sur le « si tout le monde se donnait la main » touchant. Pourquoi cela ne prend-t-il pas vraiment ? Parce que l’intrigue est mal menée sur la fin.
Tout commence bien, avec du mystère sur l’objet, les secrets de certains personnages, un doute sur la politique de l’évêque et les manœuvres de ceux qui se verraient bien lui succéder. La présentation des caractères est séduisante, surtout ce gamin musulman apprenti d’un Juif et pupille d’un chrétien, qui semble rassembler en lui tout l’espoir d’une synthèse fructueuse des cultures (la science arabe, la sagesse morale juive, l’action de la noblesse chrétienne). Mais tout se perd en route par un final inabouti, mal ficelé, où le lecteur ne sait plus s’il y a piège, et de qui, ni pourquoi ce rendez-vous incongru hors les murs, potentiellement dangereux, dans lequel chacun va se fourrer volontairement.
Et « malheureusement », tout est bien qui finit trop bien, comme un roman d’aventure pour jeune garçon. Comme si la nature des choses n’était pas cruelle et le fil du hasard tranchant. L’histoire comme prétexte au roman policier, bravo ; mais l’intrigue trop faible par rapport aux personnages et au thème, c’est dommage. Il se dit que ce roman-là est « le meilleur et le plus abouti » de l’autrice.
Neil Price est archéologue anglais, et il s’est spécialisé à l’université d’Uppsala en Suède sur la période de l’Age du fer scandinave et sur la période qui a suivi : les Vikings. Il édite une superbe somme sur le sujet à la mode, repris par les séries comme par les idéologues. Anglais, il ne jargonne pas comme les Français ; archéologue mais aussi lecteur des textes (les sagas médiévales, les annales des moines latins, les récits des voyageurs musulmans), il conte merveilleusement, jusqu’à se mettre parfois à la place des personnages des temps révolus. C’est une œuvre à la fois scientifique (bien étayée) et littéraire (avec de nombreuses hypothèses à confirmer), mais qui renouvelle ce qui ce publie sur les Vikings.
Trois parties : qui sont les « vikings » ; le phénomène historique viking ; les nouveaux mondes et nouvelles nations ainsi créés.
Le titre fait référence à la naissance du monde, l’homme issu du frêne, l’arbre de vie Yggdrasil, qui s’enracine profondément dans la terre et étend ses branches au ciel par la voie lactée, et la femme issue de l’orme ; c’est Odin qui, soufflant dans leur bouche, donne vie. Les Vikings ne sont donc pas faits de boue, comme les chrétiens, mais de bois vivant. Ils gardent pour cela un accord « écologique » avec leur environnement. Prédateurs ils sont, comme tout être, mais savent combien ils dépendent de la nature. Du frêne ils font les arcs souples, du minerais les épées et les haches de combat, de la laine les vêtements et les voiles des navires, des troncs les maisons, les coques et les avirons, et les boucliers.
Nul Viking n’est seul, mais enserré dans des liens de parenté, d’alliances, d’amitiés, d’allégeances. L’analyse des os montre que les gens quittent souvent leur lieu de naissance vers 13 ou 14 ans pour s’engager ailleurs. Car le maître de maison peut avoir plusieurs épouses et plus encore de concubines et d’esclaves ; les bâtards, même reconnus, n’ont pour héritage que celui qu’ils se constitueront. D’où la tentation de l’ailleurs, de la grande liberté du commerce et des mers.
Les Vikings sont scandinaves, mais pas seulement ; ils entraînent avec eux les gens qu’ils croisent, soit par amitié commerciale, soit par esclavage. Aucun racisme chez eux, mais l’insatiable curiosité de l’autre. Une reine viking enterrée en Suède venait même génétiquement de Perse. Les Vikings sont des agriculteurs guerriers païens, à la mythologie vaste et peu arrêtée (faute de textes et de clergé) ; ils vivent en fermes autarciques d’élevage et d’agriculture, d’artisanat et de commerce. Ils donnent le pouvoir aux mâles, dont l’existence consiste à se bâtir une réputation, mais ils ne méprisent pas les femmes qui parviennent à rivaliser avec eux sur la réputation, comme ces veuves à la tête de clans, ou ces femmes au bouclier qui font la guerre (rares mais attestées). Dans les genres sociaux, à l’homme l’extérieur, à la femme l’intérieur. L’époque est violente, la force prime ; rien d’étonnant à ce que le pouvoir mâle s’impose, même si les femmes peuvent n’être pas en reste (le guerrier de Birka était une femme). Surtout, chaque homme a en lui sa part féminine : la fylgia.
Car, pour les Vikings, les êtres humains ont quatre formes. La première est l’enveloppe, ce qui est pour nous le corps. Mais il pouvait se modifier, les structures corporelles étant fluides à ceux qui ont le don. On peut par exemple se transformer en ours ou en loup, et les femmes plutôt en phoque ou en oiseau. La seconde composante est l’esprit, qui associe personnalité, tempérament et caractère. C’est l’essence d’une personne, débarrassée de tout artifice, vestimentaire ou social. La troisième composante est la chance, un attribut personnel reconnu, qui force le respect. Mais cette chance est dotée d’une volonté propre et peut quitter l’individu. La dernière composante est la fylgia, un esprit féminin qui accompagne la personne à chaque instant de sa vie. C’est une gardienne, protectrice, liée aux ancêtres ; elle pouvait se transmettre aux héritiers de la lignée comme un esprit tutélaire familial.
L’expansion viking n’a pas une seule cause, mais de multiples. Elle évolue aussi avec le temps : d’abord le pillage de piraterie de la « maritoria », ou « forme de pouvoir associant l’ambition des petits rois, le contrôle du territoire et un nouveau type d’économie marchande, le tout en liaison avec la mer » ch.10. Une incitation « dans une culture qui valorisait avant tout la renommée, la bravoure et la réussite ostensible » ch.11. Puis la bande organisée de « l’hydrarchie » (non planifiée et multidirectionnelle), avant la migration de « diaspora » avec femmes et enfants pour s’installer ailleurs (en Angleterre, Irlande, Normandie, Islande, Groenland). Elle a commencé tout d’abord vers l’est, l’Estonie et les fleuves russes, avant l’ouest, le fameux monastère de Lindinsfarne en 793.
L’une des causes serait le « voile de poussière » dans les années 536 à 540 de notre ère, un obscurcissement du ciel pareil à un hiver nucléaire dû aux éruptions volcaniques majeures dont l’Ilopango au Salvador (ch.2) ; il se manifeste par trois années de mauvaises récoltes, perçues par les fouilles qui montrent l’abandon de nombreuses fermes, et par les textes qui montrent l’émergence d’une aristocratie de « rois de la mer ». Toutes les crises accentuent les inégalités et une catastrophe précipite les relations d’allégeance (nous vivons peut-être l’une de ces périodes-là avec les Trump, Xi, Poutine, Erdogan et consorts). Mais ne nous leurrons pas : « les raids vikings étaient violent, brutaux et tragiques » – et éminemment profitables. Ils ramenaient de l’or et des bijoux à l’ouest, de la soie, des fourrures et de l’argent métal à l’est, mais aussi des esclaves mâles et femelles, objets de commerce sur la Baltique.
Une époque forte et violente, sujette à des bouleversements inouïs, où la fluidité de genre et d’allégeance était le pendant d’une oppression institutionnalisée et patriarcale – mais « également un temps d’innovation sociale, dynamique et multiculturel extraordinairement tolérant aux idées radicales et aux religions venues d’ailleurs. Les arts s’y épanouirent, et l’on acceptait explicitement l’idée que les voyages et la fréquentation d’autres cultures élargissent les horizons. Si nos contemporains ne devaient retirer qu’une seule chose d’une rencontre avec la période viking, que ce soit cela » ch.18.
Un pavé policier scientifique comme l’autrice en a le secret. Un bon tiers en trop de dialogues au début, dans le stress et la grippe, qui sont plutôt ennuyeux, peut-être « écrits » au dictaphone. Des détails techniques maniaques sur le sang et les traces, qui sont plutôt vomitifs mais qui plaisent à nombre de lecteurs, et enfin une intrigue – tordue comme à son habitude.
C’est que la Cornwell, en bonne américaine fille de prêcheur, divorcée et dépressive, s’est aperçue au fond qu’elle est lesbienne ; elle a affublé de cet écart à la norme la nièce Lucy. De même, devenue paranoïaque dans la vraie vie, sa maison de Richmond ressemble à celle de son personnage, le docteur Kay Scarpetta, un camp retranché muni de diverses armes et alarmes. Patricia Cornwell est devenue riche, a eu beaucoup de succès dans les années 1990, mais le 11-Septembre 2001 la détraquée – comme la plupart des Américains. Cornwell (Daniels sur ses papiers) voit depuis la vie en noir, les étrangers comme des ennemis, les mâles comme des dangers publics, et les désaxés que produit son pays à la chaîne comme des « dysfonctionnements » humains. Quoi d’étonnant à ce qu’elle invente la pire sorte de psychopathes qu’on puisse imaginer ?
Elle prend celui du roman à 13 ans lorsqu’il regarde la mère d’un ami de collège se couler nue dans sa baignoire, après avoir eu des relations incestueuses avec son fils de 15 ans depuis ses 6 ans. Pas de quoi rendre un gamin normal. Mais ce n’est pas le fils, le psychopathe ; c’est son ami de 13 ans prénommé Daniel, qui restera petit et musclé toute sa vie, adorant jouer avec les jeunes femmes jusqu’à les voir mortes. Et reconstituer ainsi la scène primitive de ses fantasmes, celle de la mère dans sa baignoire. Il l’a tuée en la noyant.
Nul ne sait qui est le père de Daniel (on saura à la fin), et sa mère n’a plus de liens avec lui depuis ses 21 ans perturbés. Il est dans la nature et c’est peut-être lui le « Meurtrier Capital » que traque le FBI et Benton, le mari profileur de Scarpetta. Sauf que Benton est progressivement mis sur la touche par son supérieur, Ed Granby, qui semble entretenir une relation trouble avec le fonds d’investissement Double S, dirigé par Dominic Lombardi. Lequel escroque largement ses victimes, dont la dernière trouvée morte, Gail Shipton. Tout comme le fonds d’investissement Anchin a escroqué de plusieurs millions de dollars à l’autrice, si l’on en croit les informations. Shipton vient d’être découverte à 4 h du matin sur un terrain du MIT, ficelée dans un linceul, probablement asphyxiée, avec une mystérieuse poudre colorée répandue sur son corps. Cette Shipton était en relations avec Double S pour un litige de 100 millions de $ et venait de tenter d’escroquer la nièce Lucy, experte en informatique et développement technologique. Laquelle a aspiré tout le contenu de son téléphone avant que la police ne mette la main dessus.
Scarpetta est chef de l’institut médico-légal du Massachusetts et se charge des investigations scientifiques, tandis que le sergent Marino se charge de l’enquête de police. Le meurtre de Gail ressemble tant à trois autres meurtres récents, instruits par le FBI, que Benton s’en mêle, malgré son chef qui le voit d’un mauvais œil. Ses hypothèses fondées sur des observations, et ses théories constituées à partir de cas similaires, ne sont pas prises en considération. Il faudra de solides preuves matérielles, prélèvements, mails, appels téléphoniques, manipulations, pour que la vérité éclate enfin.
L’ADN, « reine des preuves », ne suffit pas, surtout si la banque de données du pays a été falsifiée… Mais qui a intérêt à camoufler un criminel sous l’identité d’un décédé ? Qui veut qu’il tue encore, sur ordre ? Et pour quels intérêts puissants ? La politique ? Les affaires ? Le délire de puissance ? Le meurtrier ressemble à un adolescent, fin et souple. Sportif et excité sexuellement, il court en survêtement moulant Lycra comme s’il était nu, malgré le froid de l’hiver, et est chaussé de « gants de pied » qui épousent le terrain. La police n’a rien vu, mais Benton en retrouve des traces. Kay croit l’avoir aperçu qui la regardait lorsqu’elle venait de sortir son vieux lévrier, avant de se rendre au MIT dans le SUV de Marino qui venait la prendre.
Ce thriller de police scientifique ne laisse pas un souvenir marquant. Il se lit, dans la lignée des Scarpetta tous un peu dans le même schéma : l’esseulement, les malades psychiques, les délires sexuels, le goût de faire le mal, les complots, la méfiance viscérale envers les institutions. En bref, la misère de l’Amérique, qui se croit encore le phare du monde. La première présidence de Tromp était en germe lors de l’écriture du roman, et nul ne doute que Cornwell vote républicain. Les ratés des Etats-Unis, décrits par elle avec dégoût, et auxquels elle n’oppose toujours qu’encore plus de technologie, devaient appeler un mâle fort et surpuissant – un fantasme de Sauveur. C’est cela qui est intéressant dans la lecture de ces romans populaires : voir comment évolue la mentalité du grand pays à peine encore démocratique, qui ne fait que dériver, depuis deux décennies, vers un néo-fascisme impérial et technologique.
Patricia Cornwell, Traînée de poudre(Dust), 2013, Livre de poche 2015, 618 pages, €9,90, e-book Kindle €8,49
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Rynn, 13 ans, vit seule au bout d’une allée dans une petite ville côtière du Maine. Elle s’est installée quelques mois auparavant avec son père qui a payé un bail de trois ans, mais le père n’apparaît jamais, elle-même sort peu et ne fréquente pas l’école. Cela ne se fait pas dans les communautés américaines, férues de kermesses, matchs de foot et autres messes. L’agente immobilière Mrs. Hallet est intriguée. Cette femme autoritaire qui se croit propriétaire du coin puisque ses ancêtres s’y sont établis il y a deux siècles voudrait fourrer son nez dans la maison pour savoir. Lorsqu’elle va la voir en Bentley couleur foie de veau, elle trouve l’adolescente arrogante avec son accent anglais et son visage impassible. Elle la menace du conseil de discipline de la commune, qui peut envisager des mesures contraignantes d’assistance sociale.
Mais Rynn est futée : elle va consulter à la Mairie les dates dudit conseil, en prétextant un devoir à faire, et s’aperçoit que la vieille Hallet a menti sans vergogne, juste pour affirmer son emprise. Elle revient d’ailleurs pour voir son père et résilier le bail, mais il « est à New York ». Elle se contente en attendant de réclamer des bocaux à confiture, qui sont dans la cave, parce qu’elle veut faire de la gelée avec les coings qui mûrissent sur la propriété. Elle s’en empare sans vergogne, bien que la maison soit louée et que les fruits appartiennent en principe aux locataires. Rynn ne veut pas que la harpie aille dans la cave – on ne sait pourquoi mais on ne tardera pas à le savoir.
Pire est le fils détraqué sexuel de la Hallet. Franck a été pris plusieurs fois la main dans la culotte des petites filles et sa mère l’a mariée de force avec une bonniche flanquée de deux garçonnets pour faire taire les rumeurs. Franck Hallet profite d’Halloween pour venir tâter le terrain auprès de la jeune Rynn, heureusement que les deux gamins de 6 et 4 ans, déguisés en squelette et en monstre de Frankenstein, arrivent en courant du chemin…
La situation n’est guère tenable. Certes, Rynn affirme que son père traduit des œuvres et qu’il ne faut absolument pas le déranger, ou qu’il dort à l’étage, mais nul ne le voit jamais dans le village et les gens se posent des questions. Le policier municipal Miglioriti vient aux nouvelles ; il est sympathique et fait connaissance, impressionné par les livres de poèmes publiés par le papa. Mais il ne croit pas un mot de ce que lui dit l’adolescente. Comme il n’aime pas les Hallet (d’ailleurs, personne dans le coin ne les aime), il garde le silence mais surveille celle qu’il voit encore comme une enfant. Mais Rynn n’en est déjà plus une, ayant à se débrouiller seule après les événements familiaux qui l’ont conduite ici. Elle a un compte-joint avec son père à la banque, d’où elle peut retirer de l’argent pour vivre, ainsi qu’un paquet de travellers-chèques dans un coffre, qu’elle peut changer à sa guise sur sa propre signature.
Au début des années 1970, il n’y avait pas tous ces contrôles bancaires et l’anonymat existait encore. Aujourd’hui, il serait très difficile de vivre comme Rynn pouvait le faire. L’époque était aussi au sexe, et les tout juste pubères étaient incités au plaisir, c’était leur liberté. Ce pourquoi Rynn fait la connaissance de Mario le Magicien, un élève de deux ans plus âgé qu’elle, qui vient déplacer la Bentley de Mrs Hallet sur demande de son père garagiste. Il est d’une famille d’origine italienne nombreuse et a subi une attaque de polio qui le fait encore boiter mais, pour le reste, il a le ventre plat et musclé. Il va lier connaissance avec Rynn, fille unique d’origine juive, un contraste parfait. Ils feront l’amour, il l’aidera dans ses entreprises pour rester libre. Elle en tombera amoureuse.
Le parfum policier de cette œuvre (car il y a crimes) est accentué par l’atmosphère lugubre de ce bout de chemin isolé et de cette grande maison campagnarde dont les Hallet ont la clé. Ce sentiment de peur à la nuit, et d’inquiétude permanente pour le lendemain jusqu’à sa majorité, font de Rynn une adolescente attachante. Elle veut vivre à sa guise, selon les conseils de son père ; nul ne pourra l’en empêcher, même si Franck est séduit par ses pieds nus sur le paqruet ciré et sa silhouette gracile, et que Mario succombe à sa tunique marocaine blanche sous laquelle elle ne porte rien. Les personnages sont denses, ils ne sont pas des caricatures pour illustrer l’action, mais l’inverse : c’est l’action qui s’adapte à leurs caractères. Rynn joue tous les rôles, petite fille qu’on aimerait protéger, adolescente impertinente qu’on aimerait réduire, femme forte malgré sa solitude, maîtresse de maison bonne cuisinière, amoureuse transie.
Le dénouement est savoureux comme un financier au goût d’amande amère trempé dans un thé anglais infusé à la perfection.
Un film de Nicolas Gessner en a été tiré en 1976 avec l’inquiétant Martin Sheen en pervers et la délicieuse Jodie Foster, du même âge que l’héroïne, mais qui a fait doubler la scène nue par sa sœur de 20 ans (cela pour les esprits politiquement corrects). Je crains qu’il ne faille, comme souvent préférer le livre, plus dense, malgré le charme de la nymphette.
Laird Koenig, La petite fille au bout du chemin (The Little Girl Who Lives Down the Lane), 1973, Livre de poche 1987, 277 pages, occasion €2,70
DVD La petite fille au bout du chemin, Nicolas Gessner, 1976, avec Jodie Foster, Martin Sheen, Alexis Smith, Mort Shuman, Scott Jacoby, LCJ Éditions & Productions 2013, français et anglais, 1h34, €12,90
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Au début des années soixante-dix a éclot en France un intérêt tout neuf pour la Chine communiste. Il faut y voir surtout les suites de la visite en Chine du président américain Nixon en 1972, qui allait aboutir à la reconnaissance de la République populaire au détriment de Taïwan, « l’autre Chine ». Georges Pompidou, président français, l’a suivi en septembre 1973. Mais il faut y voir aussi chez les intellos les suites du mouvement de mai 68 qui avait fait succomber les étudiants aux sirènes simplistes du Petit livre rouge du président Mao. Le ministre gaulliste Alain Peyrefitte s’est même fendu d’un ouvrage devenu célèbre, Quand la Chine s’éveillera…, tandis que les journalistes de gauche du Nouvel Observateur y cherchent à la même époque une voie nouvelle pour une doctrine « socialiste » qui n’a jamais au fond existé, ne sachant pas se détacher de sa fascination névrotique pour le marxisme.
C’est alors que la pianiste d’origine chinoise Chow Ching Lie qui se fait appeler en Occident Julie, arrivée en France en 1965 pour travailler avec Marguerite Long, est invitée par la télévision en décembre 1973 dans l’émission littéraire Italiques. L’écrivain journalisteGeorges Walter la décide à écrire sa biographie. Ou plutôt à la lui dicter. Le livre paraît en 1975, préfacé par Joseph Kessel qui y voit le passage en trois générations du Moyen Âge au XXe siècle. Dans ce livre, écrit-il, « il n’est pas un détail de l’existence quotidienne qui ne nous intéresse, nous charme où nous étonne ».
Née en 1936 dans la Chine féodale pillée par les seigneurs de la guerre et par les étrangers, Chow Ching Lie était de Canton par sa mère et de Shanghai par son père. Mariée à 13 ans, mère à 14 ans, veuve à 26 ans après deux enfants, elle ne doit son salut qu’à la Révolution. En effet, écrit elle, « dans la tradition chinoise, la femme était tenue à trois obéissances principales : envers son père, envers son mari, envers son fils quand celui-ci avait l’âge d’homme – et quatre morales : ne pas faire de dépenses inconsidérées, être travailleuse, ne pas chercher à séduire, être toujours prête à se sacrifier pour les autres » chapitre quatre.
C’est dire combien la condition de la femme, dans cette Chine traditionnelle, était celle d’un objet ou d’un animal domestique, analogue à celle que prône le Coran dans les pays musulmans. La fille était vendue à la famille de son mari qui, dès lors, avait tout pouvoir sur elle. Seul les garçons comptaient, parce qu’ils s’occupaient de leurs parents âgés et de leurs sépultures. Les filles, exilées dans leur belle-famille, n’avaient pas voix au chapitre et se devaient d’obéir. D’où ce « palanquin des larmes » qui emmenait la jeune fille hors de chez ses parents. « À 13 ans, écolière, je suis vendue à l’une des plus riches familles de la Chine, contrainte, à l’âge où l’on ne connaît de l’amour que son nom, d’épouser un inconnu que je n’aime pas et qui n’a rien de ce que j’aime. Je résiste. La cupidité familiale et 10 000 ans d’obéissance sont les plus forts : sur mon image du Prince charmant il ne me reste plus qu’à faire une croix. Peu à peu, les attentions persévérantes d’un homme profondément amoureux me désarment. Je l’accepte comme mari. Les deux enfants qu’il me donne deviennent la raison de ma vie. Ses souffrances me touchent » chapitre 18.
La révolution de Mao Tsé toung a prôné l’égalité entre les hommes et les femmes et interdit les pratiques féodales – malheureusement six mois trop tard pour la jeune fille. Dès lors, elle peut s’inscrire dans une école où elle apprend la musique, car elle a été subjuguée d’entendre une œuvre au piano lorsqu’elle avait 6 ans. La femme peut également travailler « pour le peuple », ce qui permet à Chow Ching Lie d’enseigner en même temps aux élèves plus jeunes, d’obtenir un poste de fonctionnaire, puis de se produire en concert dans la Chine communiste. La Révolution a décidé d’y aller doucement avec les « capitalistes » et les « bourgeois nationalistes », dans une transition, certes rapide, mais sans trop de heurts, jusqu’à ce que les caprices politiques du président Mao ne gâtent la situation.
Ce sont les Cent fleurs en 1957 qui permettent au président, en autorisant les critiques, de faire surgir toutes les oppositions puis de les réprimer sévèrement. C’est ensuite le Grand bon en avant, de 1958 à 1960, qui effondre l’économie en collectivisant l’agriculture et en coupant tous les ponts avec l’étranger pour se suffire à soi-même, engendrant une grande famine. C’est enfin la Révolution culturelle de 1966 à 1976 qui renversera tous les cadres communistes, à la façon de Staline, pour promouvoir des jeunes, inféodés au président, et qui empêchera désormais Chow Ching Lie, devenue en Occident Julie, de revenir en Chine.
Elle a eu l’autorisation de quitter Shanghai pour Hong Kong, où vivent ses beaux-parents qui se meurent, puis de quitter la colonie britannique pour la France, grâce à l’amitié d’une pianiste chinoise qui lui permet d’obtenir un visa puis d’intégrer l’école de Marguerite Long à Paris. Non sans brimades de sa belle-sœur aînée, puis des avances jusqu’au viol de son beau-frère cadet avant le départ. Elle fera venir trois ans plus tard en France ses deux enfants, Paul et Juliette.
Ce récit est palpitant de bout en bout, raconté en phrases simples, sans omettre aucun élément de la vérité. Le relire aujourd’hui est un bonheur, alors que la Chine modernisée, devenue toute-puissante, s’oriente résolument vers le futur, en oubliant trop volontiers la boue d’où elle est péniblement sortie il y a à peine plus d’un demi-siècle.
Un film portant le même nom a été tiré de ce récit par Jacques Dorfmann et sorti en 1988.
Un film intimiste dans le huis clos d’un château victorien et ses alentours campagnards en 1900. Léo (Dominic Guard), un gamin d’à peine 13 ans de modeste origine mais bien élevé, invité pour les vacances d’été par son condisciple d’internat Marcus (Richard Gibson), va devenir un objet manipulé par les uns et par les autres au point de détruire sa sensibilité.
Adapté du roman du même titre de Leslie Poles Hartley en 1953 et le scénario écrit par Harold Pinter, le film décrit les manœuvres de Marian la fille aînée (Julie Christie), fiancée officiellement à Lord Hugh Trimingham (Edward Fox), vicomte balafré retour de la guerre des Boers, qui poursuit les galipettes érotiques avec son amant, le fermier du domaine bien bâti Ted Burgess (Alan Bates). Aussi bien Ted que Marian et Hugh se servent du Léo candide comme messager, Hugh allant même jusqu’à le surnommer Mercure, le serviteur de l’Olympe. Les aristos se sentent des dieux, ils considèrent avec un dédain affectueux le presque éphèbe comme leur garçon de course. Ils le feront parler à table de ses lubies de gamin comme de jeter un sort ; ils le feront virevolter une fois rhabillé en costume vert Lincoln devant la société assemblée ; ils le feront jouer au cricket, comme Ted le métayer, pour affecter de frayer avec les inférieurs ; ils le feront chanter comme lui au banquet qui suivra. Son copain Marcus le lui fera bien sentir, le surnommant serin pour la couleur de son habit ou lui reprochant de n’avoir pas fermé son clapet au banquet.
C’est que Léo est encore niais. Il ne sait pas ce qu’est la hiérarchie sociale, pas plus que l’amour physique, ce que font les hommes aux femmes, ni comment viennent les poulains ou les enfants. Il demande à Ted le fermier, qui élude et le renvoie à son père, mais le garçon est orphelin ; il demande alors à Hugh, qui l’introduit dans le fumoir réservé aux hommes, mais ne lui parle qu’avec circonspection. Ces choses-là, dans la société puritaine anglaise, ne se disent pas. Elles se devinent à leur heure, même si des gravures érotiques ornent les murs du lieu des mâles, ce que fait remarquer le maître de maison Maudsely (Michael Gough), mais Léo ne les aime pas. Il est pudique mais voudrait savoir.
Il ressent de l’émotion pour la belle Marian, qui en est flattée et l’emmène en ville s’habiller pour l’été, car il ne porte qu’un costume toutes saisons du Norfolk, trop chaud pour les températures estivales de cette année (35° centigrades au thermomètre extérieur). Les garçons sont toujours collet monté, col fermé et cravate, portant veste sur leur chemise et parfois un sous-vêtement en dessous. La sensualité n’est admise que pour le sport, où les mâles se font admirer des spectatrices. Ils arborent alors une simple chemise à col ouvert, et même un décolleté sur leur poitrine nue jusqu’au sternum lors des exercices de cricket. S’ils se baignent dans le lac du domaine, c’est en maillot deux pièces. Cela dit, les garçons dorment ensemble et se déshabillent sous les yeux l’un de l’autre pour se mettre en pyjama. Les femmes et filles sont en robes et jupons, portant gants, chapeaux et ombrelles. La chair est masquée autant que faire se peut.
Marcus fait de Léo un jeteur de sorts au collège, et il est vrai que Léo croit aux formules et aux poisons, dont la belladone qui pousse dans l’ancien jardin du château. La bella donna est la belle dame, donc pour lui Marian ; elle est vénéneuse mais il ne le sait pas, en restant aux formules magiques. Vénéneuse pour sa classe sociale, car elle faute avec un inférieur, au point de tomber enceinte et de se trouver « obligée » de se marier vite ; vénéneuse pour la puberté naissante de Léo, impressionnable, qu’elle va stériliser à jamais par le spectacle de son impureté physique et de son laisser-aller moral.
Le jeune garçon, dont c’est l’anniversaire ce même mois, s’initie à la société par les femmes qui le manipulent pour le sexe et par les hommes qui en font autant pour poser la hiérarchie mâle. Il va délivrer les petits mots des uns aux autres, s’en lasse un peu et ose lire un billet de Marian à Ted où il est écrit deux fois « chéri » et lui fixe une heure et un lieu de rendez-vous. Il dit à Ted que c’est la dernière fois mais ce dernier lui promet de lui révéler, s’il continue, ce qu’il veut savoir sur les relations entre mâles et femelles, cheval et jument, homme et femme. Mais il ne tient pas parole. Il dit alors à Marian que c’est la dernière fois mais elle l’enjôle, le caresse et l’étreint pour qu’il continue, entre jeu et séduction érotique. La maîtresse de maison, mère de Marian, les surprend et soupçonne anguille sous roche. Léo ne dénonce personne et feint d’avoir perdu le message qu’il devait porter, mais la prude madame Maudsley (Margaret Leighton) n’est pas née de la dernière pluie… qui justement tombe à torrent pour le jour anniversaire de Léo.
Marian n’arrivant pas à temps pour le goûter et les cadeaux, sa mère envoie une voiture la chercher où elle a dit qu’elle serait, chez une vieille nannie au village. Elle n’y est pas. Madame Maudsley comprend alors que Léo ne lui a rien révélé du message par noblesse d’âme, mais c’en est trop. Elle le prend par le poignet et l’entraîne là où il sait qu’elle se trouve : la grange où Ted l’a troussée et la chevauche avec ardeur sur le foin. Léo comprend alors quelles sont les relations qu’il cherchait à connaître. Il en est blessé et marqué à vie, ne se mariera jamais, ne tombera pas amoureux, se desséchera malgré ses succès en finance.
Au soir de sa vie vers 1950, la vieille Marian le convoquera pour un dernier message. Léo âgé (Michael Redgrave) a vu son petit-fils, et combien il ressemble à Ted et non pas à Hugh ; elle veut faire dire à Ted que finalement seul compte l’amour et pas la classe sociale. Mais Léo l’a appris à ses dépens, « le passé est un pays étranger ». Ce retour du présent dans le futur est un montage réussi du film ; au début énigmatique pour le spectateur, il prend tout son sens à la fin.
Le garçon à cet âge charnière des 13 ans était étranger à la classe aristocratique, étranger au monde adulte, étranger à la nature campagnarde. Il y a été plongé malgré lui et en est ressorti estropié comme un oisillon trop tôt tombé du nid. La nature est la Chute dans le péché et le château le huis-clos cloisonné qui rend prisonnier des convenances. Cette fatalité est ponctuée par la musique triste et angoissante de Michel Legrand. Un grand film, qui a disputé la palme avec Mort à Venise au festival de Cannes 1971 – et l’a emporté, bien qu’à mon avis les deux le méritaient tout autant.
Palme d’or au Festival de Cannes 1971.
DVD Le messager (The Go-Between), Joseph Losey, 1971, avec Julie Christie, Alan Bates, Margaret Leighton, Michael Redgrave, Dominic Guard, ESC Editions 2022, 1h51, €9,74, Blu-ray €14,90
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Quatrième roman de l’auteur, publié à 27 ans, tissé de souvenirs personnels et de fantasmes d’enfance. Alexandre écrit sur Alexandre, mais son héros s’appelle Eiffel, descendant du Gustave de la tour. Il a dix ans de plus que l’auteur et s’interroge sur sa vie d’adulte. Il regrette le temps béni de l’enfance où tout était instant. Sa grand-mère, née Sauvage comme la grand-mère de l’auteur, appelle son petit-fils Alexandre « le Petit Sauvage », nom qui lui va bien tant il est primesautier, facétieux et constamment au présent. C’est son Petit Prince à lui, Jardin.
Adulte, Alexandre a réussi une entreprise de fabrication de serrures et s’est marié avec une belle Finlandaise qui ne veut pas d’enfant encore à 30 ans pour ne pas abîmer ses seins. Mais le jeune entrepreneur s’interroge : a-t-il réalisé ses possibles d’enfant ? Il s’est rangé, est devenu sage, conforme, formaté par Science Po comme l’auteur, s’est marié une première fois selon les normes sociales comme l’auteur. Mais est-il heureux ?
La rencontre sur le quai aux oiseaux à Paris du perroquet de son enfance, oiseau réputé vivre très longtemps, lui rappelle ce que son papa, mort d’un cancer, lui disait : « Le petit Sauvage, tu es un fou ! » Fou, il n’est pas demeuré. La folie est un excès selon les normes sociales, excès de sentiments, de passion, d’émotions. Elle est liée souvent à l’exaltation des hormones ou d’une gaieté de vie, comme on le dit d’un adolescent, d’un chiot ou d’un lièvre de mars. L’enfant est souvent « fou », comme les chevreaux (kids) ou les chatons qui jouent avec leur queue. C’est une griserie qui échappe à la raison, une exubérante irrationnelle mais vitale. Au fond, c’est l’expression de l’instinct de vie. Ce pourquoi Nietzsche fait du retour à l’état « d’enfant » l’ultime métamorphose de son processus d’homme surmonté.
Alexandre Jardin fait passer quelque chose de la philosophie de Nietzsche dans son roman. Son héros se remémore cet instant où, à 13 ans, ému par une belle femme, sa voisine de plus de trente ans, il s’est trouvé en slip et bandant comme un fou sur le bateau où ils étaient partis plonger. « Selon toute apparence, Fanny céda involontairement au penchant brutal qui l’entraîna. Bousculant sa honte, elle m’embrassa avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur ma personne. Quelle PIPE ! » p.40. Il lui en est resté reconnaissant. Il l’observait depuis une haute branche d’un arbre de son jardin, dans la propriété Mandragore sur les rives de la Méditerranée près de Nice, sans savoir que sa fille, de six ans plus jeune que lui, l’observait à son tour dans une branche de figuier de son propre jardin, follement amoureuse de ce garçon que sa mère emmenait nager.
Dès lors, Alexandre Eiffel quitte tout, épouse, usine, montre et costume pour s’exiler sur la Côte d’Azur et racheter la Mandragore, demeure de son enfance, devenue un hôtel pour bobos riches. Il ne veut plus, comme les adultes qui l’entourent, « se croire obligé » p.54. Il sort sa grand-mère Sauvage, dite Tout-Mama, de sa maison de retraite où elle végète et la réintroduit maîtresse de la maison, tandis que le vieux jardinier Célestin revient s’occuper du jardin. « ‘Je ne connais pas d’autre vérité que celle de mes désirs’, avait elle coutume de répéter » p.78. C’est cela l’état d’enfance et il lui obéit. « Est-on né pour mûrir si mûrir signifie se résigner à toutes les scléroses qui frappent les sentiments ? La véritable maturité n’est-elle pas de s’enfanter chaque jour ? Vive le mouvement ! » p.100. Il rend les clés de l’usine de serrures à son adjoint Louis et le charge de le faire divorcer. Puis il publie son annonce de décès pour rompre avec la vie sociale qu’il a menée jusqu’ici.
Fanny occupe toujours la maison voisine et sa fille Manon, volcanologue, est revenue pour les vacances. Elle ressemble tant à sa mère lorsqu’elle était jeune que l’Alexandre adulte en est émoustillé. Il ne réclame pas du sexe, mais simplement auprès d’elle les sensations qu’il avait lorsqu’il n’était pas encore pubère. C’est elle qui lui avoue son désir enfantin, puis le viole carrément, avant qu’ils ne s’accordent par le génital, puisque c’est ce que font les adultes avec leur âme d’enfant. Ils font l’amour toujours et partout, jamais rassasiés l’un de l’autre. Mais Manon doit se marier avec Bertrand, un médecin, et partir au Canada. Elle demande à Alexandre de choisir, mais lui n’a pas encore accompli sa métamorphose, il n’est pas sorti de sa chrysalide d’adulte engoncé dans les préjugés et les habitudes. Il lui faut un peu de temps.
Pour cela, accomplir la promesse qu’il avait faite enfant, avec quatre autres gamins de ses 12 ans à la pension : aller vivre en Robinson sur l’île Pommier, au large de la côte. Ses amis du Club des Crusoé l’ont lâché. L’un les a dénoncés enfant et a été exclu, un autre est mort, ne restent que Tintin et Philo, qui finissent par le rencontrer. Mais ils sont vieillis et rassis et ne désirent surtout pas quitter leur état d’adulte pour des enfantillages. Alexandre part donc seul et passe quatre mois sur l’île, en sauvage. Il y rencontre même Dieu en levant la tête dans l’ancien phare désaffecté. « Peu à peu je pris un timide plaisir à exister, à accueillir des sensations infimes, des états naissants, des commencements d’émotions, à me laisser charmer par ma seule présence, sans que cette douce jouissance n’eût rien de narcissique, et dans cette quiétude mes sensations se dilataient, ma conscience s’éveillait, je communiais avec la nature qui devenait une extension de moi-même… » p.172. Il a découvert l’état d’éveillé, en pleine conscience.
Il est rapatrié par une jeune fille qui va épouser le Christ en se faisant nonne, et qui passe son dernier jour civil à se baigner nue sur la plage de l’île déserte. Manon ne l’a pas attendu, elle s’est mariée. Lui va dès lors la poursuivre de ses assiduités pour la reconquérir, jusqu’à faire craquer le mariage tout neuf. La folle du logis – son imagination – va lui faire inventer mille tours, comme lorsqu’il était enfant : composer un parfum de femme, décorer sa future maison de couple improbable. La graphie du livre s’adapte d’ailleurs à cette fantaisie avec dessins, calligrammes, pages noircies.
Il est revenu mue accomplie. « Mon aventure n’avait de sens que si, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, je devenais un jour véritablement adulte » p.160. Il s’agit, une fois mué, de « ne pas perdre le secret du mouvement perpétuel » p.189. Être un enfant qui joue à l’adulte, c’est se garder frais et émerveillé comme aux premiers jours, prêt « à réenchanter le réel » p.230. Apte à tous les possibles, sans cesse adapté aux changements, capable de jeu plus que de je. Aux adultes de ne plus « tolérer plus longtemps d’être expropriés de leur vie, et d’eux-mêmes » p.230.
Las ! Son hérédité le rattrape. A 46 ans, comme le père l’auteur, Alexandre se trouve atteint du cancer, cette maladie de la modernité industrielle. Il va mourir, non sans avoir mis Manon enceinte. Il lègue à son futur enfant, mâle ou femelle, cette leçon : « Mon chéri, ma chérie, je t’en supplie, respecte ta singularité, soit intime avec toi, cultive tes DÉSIRS, non tes caprices, évite de conjuguer les verbes au futur ou au passé, n’écoute pas les aigris qui te conseilleront des compromis, reste digne de celui que tu seras à 5 ans, rebelle au diktat de la raison, folâtre peut-être, rieur sans doute, mène une vie qui te ressemble, et surtout n’oublie pas que la réalité ça n’existe pas, seule ta VISION compte » p.251.
La parution du roman a eu lieu en cette époque socialiste du début des années 1990, avec son cortège de scandales (Urba, sang contaminé, révélation du cancer Mitterrand), Bernard Tapie ministre et signature du traité de Maastricht. La « normalité » adulte ne faisait en effet guère envie. Le retour à la spontanéité de l’enfance n’apparaît pas comme une régression mais comme une renaissance. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un oui sacré. C‘est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde », Nietzsche.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Alexandre Jardin, Le petit Sauvage, 1992, Folio 2003, 251 pages, €7,80
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Je relis ce roman d’aventures puisqu’il est paru en collection Pléiade cette année. C’est peut-être la dixième fois depuis que je sais lire, tant l’atmosphère d’équipe, les tempéraments bien trempés, la nature sauvage et les circonstances imprévues passionnent à la fois l’esprit, le cœur et les membres. Ce livre donne envie d’explorer, de voyager, de vivre.
Une troupe de 14 élèves de 8 à 14 ans de la même pension anglaise d’Auckland en Nouvelle-Zélande, plus un mousse noir de 12 ans, qui devait partir en croisière autour des îles durant les vacances, se retrouve une nuit sur l’immensité Pacifique. Une tempête a mené les garçons au large alors qu’ils dormaient, par un concours de circonstances qui seront élucidées au cours du récit. Après des semaines de cauchemar, ils se retrouvent drossés à la côte sur une île inconnue qui se révèle déserte. Seuls. Ils vont devoir survivre. C’est alors le développement de l’histoire, l’exploration, l’installation, les épreuves : la division, la menace extérieure, le sauvetage. Les enfants auront deux ans de plus à la fin ; les « petits » ne seront déjà plus enfants et les plus grands presque adultes. Ils auront traversé leur initiation.
Il y a 14 ans – l’âge du plus vieux des garçons du roman – j’ai évoqué ce roman sur ce blog. Sans me répéter, je veux aller plus loin.
Outre l’aventure, qui enthousiasme l’enfance, il y a le groupe, la grotte et l’organisation.
Le groupe est hiérarchisé comme dans les collèges anglais avec sa discipline pour tous, l’allégeance des petits compensée par la protection des grands. Ayant vécu deux années en primaire dans un village où « l’école de garçons » (non mixte à l’époque) rassemblait trois sections dans la même salle (CM1, CM2, fin d’études), je ressens intimement combien la cohabitation des plus grands avec les plus petits (8 à 14 ans, comme dans le roman) est un équilibre satisfaisant pour tous les âges. Les grands mûrissent de surveiller, éduquer et protéger les petits ; les petits grandissent d’imiter les grands juste au-dessus de leur âge et d’être couverts par leur force. Évidemment, il peut y avoir des dérapages, brimades ou corvées (le faggisme anglais, exposé au chapitre 3), mais pas question ici où tout le monde est dans le même bateau, et l’instance supérieure, le « chef de bande », régule assez bien tout cela. Dans le roman, il s’agit de Gordon, le plus âgé et en outre Américain, ce qui le rend neutre vis-à-vis des frères français Briant et des cousins anglais menés par Doniphan. Il est élu à l’unanimité chef de la colonie pour un an. La seconde année, le vote désignera Briant par 8 voix sur 12 (le Noir ne vote pas et les deux candidats non plus).
La grotte est le havre de sécurité, analogue à la maison, à la pension, au navire. Elle est le refuge de tous, le lieu où sont les provisions et le feu, la chambre du sommeil, la table du repas et des conversations ou de l’étude. C’est très sécurisant, surtout lorsqu’on sait que la plus grande hantise des enfants est d’être abandonnés. Sans famille d’Hector Malot, roman publié à la même époque que celui de Jules Verne, dit combien ce peut être un désespoir s’il ne naît pas une relation affective qui permettra la résilience. La grotte est la caverne des premiers âges en même temps que celle d’Ali Baba, la réserve des provisions que l’on collecte à l’extérieur, le château fort médiéval et le home parental. Les enfants s’y sentent protégés des éléments, des fauves, des sauvages – en confiance. Pour eux, recréer « la civilisation » est essentiel. Les Robinsons retrouvent les étapes de l’humanité – chasseurs-cueilleurs, éleveurs, transition vers le néolithique par l’abri stable (sans toutefois cultiver la terre).
L’organisation enfin est ce qui lie le groupe, les grands et les petits, et ce qui permet la vie quotidienne. Il s’agit de se nourrir, de se blanchir, de réparer et bâtir, de poursuivre des études autant que faire se peut. Chacun a son talent, utile à la communauté. Gordon préside, Briant et Doniphan ont l’initiative, les autres suivant leur âge exécutent ou proposent. Nous sommes hors du temps, hors du monde adulte, apprenant à vivre sans aide autre que celle de ses propres ressources communes. J’ai retrouvé cela dans les camps scouts (louveteaux catholiques, les Éclaireurs de France, mixtes et laïques), sur les chantiers d’archéologie, un peu à l’armée, mais surtout pas dans les colonies de vacances, dont la mentalité Éducation nationale reste faite d’animations et de consignes.
Ce qui ne va pas sans opposition tranchée entre mentalité anglaise « de race » et mentalité française. Après les défaites de Napoléon 1er, impérial, les Anglais sont perçus en France avec un mélange de fascination et de haine, qui persiste jusqu’à nos jours notamment dans la Marine. Doniphan, le fils héritier de famille dominatrice de grands propriétaires est plein de morgue aristocratique, « jaloux, impérieux, qui cherche à dominer partout où il se trouve » p.251 ; il est l’Anglais de l’Empire, tradition qui se transmettra aux WASP américains après la guerre de 14 et qui irrite aujourd’hui. A l’inverse, la France est présentée comme généreuse, égalitaire et universelle, ainsi qu’est Briant, dévoué à la communauté et protecteur des petits, qui ne se met jamais en avant, et qui est aimé pour cela – sauf par le jaloux Doniphan et ses trois affidés, dont son cousin Cross.
Mais Jules Verne a des mots louangeurs pour l’éducation à l’anglaise, plus proche de l’antique par ses lettres classiques, ses sports et la diversité de ses activités formatrices, qui forment le caractère plus que la seule raison (un esprit sain dans un corps sain, une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine). « Aussi, pas de pions pour les surveiller, lecture de romans et de journaux permise, jours de congés fréquemment renouvelés, heures d’études assez restreintes, exercices du corps très bien compris, gymnastique, boxe et jeux de toutes sortes » p.250 Pléiade. A l’inverse, les établissements en France ne font que de « l’instruction » intello purement individualiste, sous forme de pensums et de punitions, et méprisent tous sports, dont les élèves les plus bourgeois et les plus brillants se font d’ailleurs dispenser avec l’assentiment de tout le monde. Le roman est paru 18 ans après la défaite de 1870 de Badinguet contre les Prussiens, ce qui a été attribué à l’excellence de l’éducation germanique au contraire des excès rationalistes au détriment de l’exercice physique, et des brimades bureaucratiques françaises qui inhibent toute initiative.
Jules Verne, Deux ans de vacances, 1888, (intégrale) Independantly published 2023, 286 pages, €10,81 – je la préfère à l’édition Livre de poche 2014 qui est inexplicablement « abrégée », e-book Kindle gratuit
Je relis pour la Xème fois l’Odyssée d’Homère. Cela m’arrive périodiquement depuis mon enfance.
Il y a bien dans Homère une matière historique, du XVIe au VIIIe siècle avant notre ère, mais brouillée par une manière poétique de la dire. L’œuvre d’Homère témoigne d’une mémoire partagée et assumée pendant de longs siècles. Elle permet cependant de se faire une bonne idée de la mentalité grecque antique du VIIIe siècle avant, le dernier état de la tradition orale.
Les héros homériques sont au cœur de l’éducation grecque, offrant des modèles de comportement et de valeurs aux jeunes citoyens.
Ulysse est prudent et rusé, son fils Télémaque prudent et filialement dévoué. La norme de l’homme est la raison raisonnable, la réflexion avant l’action. « Le mieux est toujours dans la juste mesure », dit Ménélas au chant XV, 58–97. C’est l’usage avisé du système 2 de Kahneman, psychologue prix Nobel d’économie : la pensée lente, l’intelligence analytique qui va au-delà de la première impression et de la réaction passionnelle ou pensée rapide du système 1.
Tout ce qui est vantardise ou excès est puni par les dieux, par exemple le pillage des villes où la capture des bœufs d’Hélios pour les faire rôtir. La tempérance et la mesure, appelées respect des dieux, est ce qui est requis.
Et chacun sa place, l’homme est public, la femme tient la maison. Les jeunes écoutent les aînés qui admirent leur fraîcheur, leur vigueur et leur courage. Rien de plus émouvant que l’âge du premier duvet pour le garçon, une promesse de beau mâle dès 13 ans. C’est ainsi qu’Hermès prend cette apparence pour guider Ulysse. « Hermès (…) sous les traits d’un jeune homme qui a son premier duvet et la grâce charmante de cet âge » est-il dit au chant X ,266–309. A société masculine, homoérotisme assumé.
À l’homme le courage, à la femme la fidélité, elle qui est soupçonnée de succomber trop volontiers au désir irrépressible de son vagin. Mais Pénélope n’est pas Clytemnestre, ni Nausicaa Hélène. Pénélope – que le poète de l’Odyssée célèbre comme la gestionnaire avisée de la maisonnée – n’est pas une cruche : elle n’hésite pas à duper son époux Ulysse lorsqu’il revient vingt ans après, pour mieux le reconnaître.
En relisant l’Odyssée, je me rends compte que seulement 10 chants sur 24 concernent les fameux voyages d’Ulysse, ceux qui sont les plus présents dans les mémoires et la culture. 6 chants concernent Télémaque le fils, 7 chants la vengeance contre les prétendants. Ce pourquoi l’Odyssée était un poème éducatif car tout y est : l’intelligence et la ruse, le courage et la fidélité, la transmission et l’action.
Comme Télémaque, 19 ans, encore éphèbe et pas encore adulte, j’ai quitté Pylos, aujourd’hui Navarin, où le jeune homme a débarqué depuis Ithaque pour prendre des nouvelles de son père. Il a rejoint Nestor en son palais, que j’ai aussi visité, à quelques 17 km du port. J’ai pu voir l’entrée où à dormi Télémaque avec le fils aîné de Nestor, le mégaron où il a été reçu, les réserves à vin, à blé et huile dans les amphores incluses dans les banquettes sur le côté. « Sur un lit de sangles, Nestor, le vieux conducteur de char, couchait Télémaque, fils du divin Ulysse, sous le portique à l’écho sonore. Près de lui il laissait l’adroit lancier, Pisistrate, chef de guerriers, celui de ses enfants qui, n’étant pas encore marié, restait dans son manoir » chant III, 397–440. Camaraderie de classe d’âge, comme dans les chambrées ; mais nos adolescents pratiquaient aussi ce compagnonnage du lit récemment, en tout bien tout honneur. Je ne sais si la phobie catho-islamique de la chair n’a pas désormais condamné ces pratiques amicales, depuis que le conservatisme exacerbé par la radicalité frileuse a pris le dessus.
Même si l’Odyssée est mythique, un poème embelli et enrichi par des générations de bardes, il est plaisant de constater de visu le lieu où est allé le jeune Télémaque.
Au musée de Delphes, un buste de Télémaque en jeune homme équilibré physiquement, signe probable d’un équilibre mental selon les rapports d’harmonie de l’art grec. Qu’est-il devenu après l’Odyssée ?
Simone est née Brumant et Guadeloupéenne en 1938 ; elle a épousé l’écrivain de France Schwarz-Bart et lui a donné deux fils dont un musicien de jazz. Elle adore les Antilles, son pays natal, et n’a de cesse de le chanter en faisant vibrer la vie contenue dans son climat voluptueux, ses plantes exubérantes et ses nègres vivaces. Car elle parle de « nègres » Simone la négresse, elle appelle un chat un chat et un nègre un nègre car c’est le mot latin pour la couleur noire – foin du politiquement correct !
Mais ce qui lui importe, ce sont les femmes. Esclaves des esclaves, elles sont considérées plus bas que terre encore dans ces années soixante-dix où l’autre Simone, le Castor, lance ingénument « qu’on ne naît pas femme, on le devient ». Négresse de Guadeloupe, donc inférieure au mâle et descendante d’esclaves vendus par ses propres frères de la côte africaine, Simone Schwarz-Bart relève la tête. Ne sont-ce pas les femmes qui transmettent la vie et les coutumes en Guadeloupe ? Les hommes ne paraissent bons qu’à boire et à se vanter, changeant de femelle comme de chemise, larguant les gosses venus au hasard. Même leurs révoltes du travail sont dérisoires.
Ce sont les femmes qui plantent et qui récoltent, qui enseignent les histoires et qui soignent. Télumée est l’une d’elles. Confiée par sa mère désorientée à sa grand-mère, « haute négresse » nommée Reine Sans Nom dans un hameau de cases en bois de Fond-Zombi, une ravine dans le trou du cul du monde, la petite fille grandit et se forme à l’exemple de son ancêtre. Elle suit l’école primaire où elle rencontre le négrillon Élie, fils du bar voisin, elle se forme en violon dès 13 ans, ses « deux seins » en avant et ses deux fesses en arrière. Ils se sentent destinés l’un à l’autre.
Et c’est le mariage devant tous, dès 16 ans, Élie embauché par le scieur de long Amboise, de trente ans plus vieux, Télumée domestique auprès d’une famille de Blancs. Elles les quitte pour rejoindre son aimé dès que la case qu’il a promis de construire est prête. « Plus haut, entre les troncs des mahoganys, j’aperçus l’échafaudage des scieurs. Élie était sur la plate-forme et le nègre Amboise se tenait au sol, les jambes écartées, cependant que la lame dentelée montait et descendait dans un nuage de sciure. Je m’assis à distance et contemplai les deux hommes en sueur, Amboise, grand arbre sec et noueux qui avait déjà jeté ses fruits, et mon Élie au torse mince, aux attaches encore indécises de l’enfant que j’avais rencontré, quelques années plus tôt, sur le bord de la rivière ».
Tout se passe bien un temps, aucun enfant ne vient, Élie s’entiche d’une autre variété en la personne de Lætitia, la rivale de Télumée depuis toute petite. Il se met à boire, à déserter sa couche, à la battre. Puis il disparaît avec sa maîtresse. Télumée connaît le sort des négresses, prise et jetée, à jamais esclave des hommes et des mœurs. Sa grand-mère passe au-delà et Télumée déménage sur un lopin loué par un Blanc ; elle y cultive un petit jardin et se loue comme coupeuse de cannes.
Sa solitude la fait retrouver le nègre Amboise, qui se met avec elle. Toujours aucun enfant, mais la sagesse du vieux nègre qui est allé en France et a mesuré l’indifférence des Blancs. « Déjà, dans la bouche de sa grand-mère, Amboise avait appris que le nègre est une réserve de péchés dans le monde, la créature même du diable. » Comme il a connu la France, les travailleurs de la canne lui demandent de les représenter auprès du patron de l’usine de sucre et de rhum ; ils militent pour deux sous de plus. C’est non et un jet de vapeur grille les meneurs, dont Amboise qui en meurt.
Télumée se retrouve donc seule à nouveau, une fillette lui est confiée bébé, toute malade, et elle en fait une belle adolescente jusqu’à ce qu’un demi-demeuré la lui ravisse par pure méchanceté. Vieillie, stérile, Télumée mesure alors son parcours de négresse plus bas que terre, le dernier barreau dans l’échelle des êtres. « Au beau milieu de cette incertitude nous vivons, et certains rient et d’autres chantent. J’ai cru dormir auprès d’un seul homme et il m’a vilipendée, j’ai cru le nègre Amboise immortel, j’ai cru à une enfant qui m’a quittée, et pourtant, sans trop savoir pourquoi, je ne considère rien de tout cela comme du temps perdu. Peut-être bien que toutes les souffrances, et même les piquants de la canne, font partie du faste de l’homme, et peut-être bien qu’en le regardant d’un certain œil, en me penchant d’une certaine manière, il me sera possible, un jour, d’accorder une certaine beauté… »
Une langue riche et des noms locaux qui roulent, imagés et naïfs mais vrais comme la terre; un roman de femme qui parle des femmes pour réhabiliter leur destin méprisé ; une certaine acceptation du destin doux-amer, où l’on ne peut séparer le bon du mauvais. Le meilleur roman de l’autrice, dit-on.
Grand prix 1972 des lectrices de Elle.
Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, 1972, Points Seuil 1995, 256 pages, €7,90, e-book Kindle €6,99 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)
Un médecin suédois à la retraite évoque un tableau du flamand Roelandt Savery, Paysage de montagne avec animaux, peint en 1608. Il est en effet toute son enfance. Il l’a eu en face de lui dans la salle à manger, quand il était petit. Il s’y perdait lorsqu’il était réprimandé, oublieux du réel pour se plonger dans l’artificiel de l’art.
Car cet opuscule sans prétention est « un livre sur l’art, et la connaissance, mais aussi sur l’enfance et le temps qui passe ». Un « texte qui tente de redonner vie à la mémoire de Roelandt Savery, lui qui ne figure pas dans l’Encyclopédie nationale de Suède » p.83. Savery en madeleine de Proust ? Mieux, un éducateur : « l’œuvre a formé mon goût pour les beaux-arts, le bel ouvrage » p.9. L’auteur va donc s’efforcer de « suivre le destin d’un tableau comme si cette recherche devait pénétrer l’œuvre elle-même, élargie, plus proche et compréhensible » p.13. Cette quête est aussi la sienne.
Six chapitres sur le peintre né à Courtrai, le contexte de l’époque et l’empereur du saint-empire romain germanique Rodolphe II de Habsbourg à Prague, petit-fils de Charles Quint, collectionneur dans sa Kunstkammer et bipolaire, alchimiste et protecteur des arts et des sciences, la grand-mère Martä flanquée du grand-père Arnold un temps ministre des Affaires étrangères de Norvège, qui avaient acheté l’œuvre, le cadre confectionné avec son père à 13 ans, âge où l’on a envie de devenir un homme auprès de son géniteur, le regard d’un tableau et au final, la fissure.
« Les œuvres d’art qu’achetaient mes grand-parents étaient comme des enfants supplémentaires, affichés aux murs » p.56. Ils étaient plus que des décorations, des choix par amour. A force de le contempler chaque jour, lors des repas, il semblait au garçon que « le tableau avait de l’humour, du fait qu’il suggérait quelque chose au-dessus de ce qui apparaissait comme évident, invitait à changer de perspective » p.71. Après avoir vu les arbres et les animaux, l’œil va plus loin. « La partie centrale et lumineuse du tableau ne comprend pas seulement un ciel et un paysage bleutés, mais définit les contours d’une grande tête de profil » p.86. Une femme couchée est une autre image cachée. La construction est centrée en escargot selon le ratio de Fibonacci.
De l’observation à la philosophie : « L’intention était de marquer sa dévotion et son appartenance à la nature divine « p.87 par les correspondances de l’œil humain et des éléments naturels. De même lorsque l’on doit changer le cadre trop doré et trop chargé pour lui en donner un neuf, mieux adapté à la peinture. C’est un choix dans les musées puis un travail manuel en commun au garage avec son père chirurgien pour donner un cadre adéquat au tableau. « Mon papa avait cinquante ans et moi treize » p.74, écrit l’adulte qui se remémore ce moment privilégié d’initiation.
Le tableau a été volé par les nazis durant la guerre, retrouvé, il a été vendu pour payer les frais médicaux de la grand-mère en 1963, puis retrouvé au musée de Boston aux États-Unis, où il reste souvent dans les réserves. Mais quand il retrouve le tableau 22 ans après, dans un pays étranger et placé là comme un objet de collection, ce n’est plus la même chose. La magie d’enfance s’est effacée ; ce tableau n’est plus le sien. Il est exposé en public. Son cadre amoureusement collé s’est fissuré, il a vieilli, comme l’auteur.
D’où cette réflexion d’homme mûr : « Ce n’était pas de l’art dont on jouissait, mais du renouvellement » p.105. L’art en soi n’existe pas, il n’existe que des façons de le regarder, de le faire sien. Et elles changent avec les époques. L’enfant n’est plus, on ne ne retrouvera pas.
Martin Fahlen, Le tableau de Savery (Märtas tavla – Ett oväntat möte med konst), 2016, traduit du suédois et notes par Nils Blanchard, Exakta Print 2023, 124 pages, disponible auprès du traducteur nils.m.blanchard@gmail.com €15 + €6 de frais de port
Tout une ambiance, une satire de l’absurde russo-soviétique. Ces 43 courtes nouvelles d’un auteur russe né en 1974 et qui écrit aussi en allemand, sont regroupées en 6 thèmes : Russie, Voisins, Temps modernes, Village éternel, Histoires de vie, Dieu avec toi. Elles décrivent la Russie profonde, celle des campagnes qui votent bêtement pour le pouvoir toujours, sans penser, avec une indifférence de vaches à l’étable. Une Russie qu’on aurait tendance à penser « éternelle », mais dont l’essence apparente est due à la distance, à l’arriération volontaire, à une politique centralisée et autocratique.
Tendances fort bien décrites par ces touches de vies qui mettent en scène des personnages immuables : le vieux paysan, le fonctionnaire résigné, la pute de village, les femmes en désir, les hommes saouls. De quoi mieux comprendre la passivité fière des Russes d’aujourd’hui, ceux qui votent Poutine volontairement, malgré la corruption et le cynisme du personnage.
Dans l’une des nouvelles, Mutinerie, l’auteur analyse ironiquement comment les Russes vivent bien sous les dirigeants chevelus (Nicolas II, Staline, Brejnev, Eltsine) et beaucoup moins bien sous les chauves (Lénine famine, Khrouchtchev assécheur de mer, Gorbatchev et sa désorganisation). A propos : regardez les cheveux de Poutine, conseille-t-il.
Le cœur du propos, repris en quatrième de couverture tant cela conforte l’image d’une Russie « éternelle » se trouve dans la nouvelle intitulée Voisins. « En fait, la prétendue âme russe se réduit à quatre composantes : la croix russe, la langue, la vodka et le bonheur dans la souffrance. Commençons par la croix russe.
Du Nord sont arrivées les tribus finno-ougriennes, qui en plus de la chasse et de la pêche adoraient faire la guerre. C’est le fondement pour nous.
De l’est sont venus les Tatars, les Mongols. Le Tatar est assis sur son cheval et il chante. Il chante ce qu’il voit. Et voilà la littérature russe. Tourgueniev, Dostoïevski, Boulgakov, tout ça, c’est des Tatars ! (…)
Du Sud sont venus, par Byzance et la Grèce, la religion et l’écriture.
De l’ouest, Pierre le Grand a emprunté des éléments à la culture occidentale.
Ce qu’on a fini par avoir au centre de tous ces croisements, impossible de se le représenter sans avoir vidé une bouteille. (…)
Et la dernière composante, le bonheur dans la souffrance. Autrement dit, les Russes ne peuvent pas être heureux sans souffrir. (…) Non, ce n’est pas du masochisme. Prenons l’Allemand, par exemple il va s’inventer un problème, mais aussitôt il va arranger une solution pour le contourner. Et nous, paf ! Dès qu’on a réussi à faire quelque chose, on se retrouve immédiatement avec des problèmes pleins le cul » p.56. La guerre, la nostalgie, un vernis de civilisation seulement et l’ivrognerie faute d’identité réelle – c’est à peu près ce que nous confiait l’officier « renseignement » lors de mon service militaire à la fin des années 1970… Une satire et une mythologie.
L’histoire russe conduit à ce sentiment de l’absurde que Camus a théorisé. « Nous avons déjà répondu depuis longtemps à la question : quel est le sens de la vie ? Réponse : boire du thé sur le balcon et fumer, c’est-à-dire être ensembles. Nous sommes très, très sûrs d’une chose : nous n’emporterons rien avec nous dans notre cercueil » p.66. D’où les situations cocasses, comme ce Russe tout fier d’avoir acheté une machine à laver à sa femme. Sauf que la notice est en coréen, que la prise électrique n’est pas au format russe, que le voltage russe est incompatible avec les normes internationales, qu’il n’y a pas d’évacuation d’eau… En bref, la modernité sans les infrastructures – le sempiternel problème russe de l’impéritie d’État.
Ou ces gamins de 7 ans qu’un milicien vient mettre en garde à l’école sur les dangers des messieurs qui proposent un bonbon ou des quartiers chauds où on peut se prendre une balle. Sauf que les gamins sont bien mieux au fait que lui des problèmes de la ville moderne ! La seule façon de garder du respect est encore de leur raconter des horreurs survenues au commissariat, ils adorent.
Ou encore celui de ce médecin sous-payé qui quitte son travail qu’il aime pour prendre un poste de gardien de nuit d’un entrepôt mafieux, nettement mieux payé. Mais il doit respecter des règles, dont celle de n’ouvrir à personne la nuit sauf au directeur. Lorsqu’il voit un adolescent poignardé derrière la vitrine, il ne peut s’empêcher d’aller le sauver, il est donc viré ! La vie humaine ne compte pas en Russie.
Quand Kolia, 17 ans, est tombé amoureux de Sveta, 16 ans, il n’a pas tardé à lui faire un enfant. Les parents les ont mariés, comme il se doit, le garçon est parti au service militaire, comme il se doit, et il en revient transformé, comme il se doit. C’est-à-dire formaté pour aller se saouler avec ses potes et ne baiser sa femme que tous les deux mois. Laquelle épouse se raccroche à son mari, se persuadant qu’il l’aime et qu’elle l’aime. Mais la vie de trayeuse et de tractoriste est ainsi faite en Russie que le Système l’emporte sur les sentiments des individus.
D’ailleurs, le travail de tractoriste n’est pas crevant, une autre nouvelle le met en scène : départ en retard à cause d’une panne, sieste après le repas, journée terminée à 17 h. En bref, seulement deux ou trois heures de travail effectif, pas plus. Une fatalité joyeuse : on ne s’en sortira jamais, mais on vit bien.
Si un entrepreneur entreprend quelque chose et réussit, la jalousie aussitôt le fait chuter ; on n’aime pas les individus en Russie, seulement le collectif. Dans un village isolé par la neige, un jeune reporter embourbé en voiture rejoint à pied un bâtiment de village qui ressemble à des WC. C’est la poste où trône un Directeur. L’endroit paraît sinistre. Pas du tout, rétorque le Directeur, « on vit dans la joie, on est une grande famille ». Et de préciser : « Tu comprends, dans le village il y a huit femmes, une flopée de gosses et seulement trois mâles. Mais le maire a presque 70 ans, et Iourka vient de fêter ses 13 ans. Encore que… A ton avis, à 13 ans, c’est normal ? – Ça me paraît un peu précoce. – Tu vois, tout le harem repose sur moi, c’est pour ça que les enfants se ressemblent tous » p.136 Et d’inciter le reporter à passer la nuit au village en « cadeau de Noël ». A son départ, pas moins de deux jeunes filles continuent de fixer la route.
Un film culte, sorti en 1991 après la guerre du Golfe, suite d’un précédent film sorti en 1984 après l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir. Ce n’est pas anodin : l’Amérique s’est réveillée et craint la guerre totale universelle. Moins celle menée par les Soviétiques ou les Arabes que celle que rend possible la technologie.
Le mot est lancé : ce sont bien les machines qui menacent l’humanité. Et parmi elles, « l’intelligence » artificielle, les processus automatiques sans âme qui reproduisent la bureaucratie anonyme des bas esprits binaires chez qui tout doit être blanc ou noir. L’envoi par « le rectorat » de Versailles de la lettre aux parents de l’adolescent harcelé qui s’est suicidé dans les Yvelines en septembre 2023 montre combien « l’intelligence » artificielle n’est pas réservée aux machines. Et combien le comportement administratif des je-m’en-foutistes et je-t’emmerde-c’est-le-règlement déshumanise les relations humaines.
La fiction veut que la découverte de puces électroniques révolutionnaires ait permis l’automatisation des bombardiers (aujourd’hui les drones) grâce à un processus automatique livré à lui-même (tir à vue sur cibles). L’hubris des militaires – évidemment américains – a poussé à la machinisation poussée de tout le système de défense afin d’éviter les émotions humaines et autres retards de riposte. L’ordinateur qui contrôle les machines, Skynet (le nom est aujourd’hui repris par un site de livraisons), a déclenché la Troisième guerre mondiale en atomisant l’Union soviétique afin d’assurer en riposte la pulvérisation des humains à Washington qui voulaient l’empêcher d’agir et reprendre la main.
Le Skynet du futur avait envoyé en 1984 un Terminator, cyborg tueur T-1000 en « métal liquide », pour éliminer Sarah Connor (Linda Hamilton), mère du futur John Connor qui deviendra chef de la résistance humaine contre les machines. Raté ! Skynet envoie donc un nouveau tueur cyborg en 1995 (Robert Patrick), juste avant le début de la guerre atomique survenue en 1997, pour éliminer John adolescent (Edward Furlong, 13 ans au tournage). Le John du futur, vers ses 45 ans, envoie lui aussi un cyborg afin de le protéger du tueur, mais ce n’est qu’un modèle T-800 plus ancien (Arnold Schwarzenegger). Il est capable d’apprendre, doté d’une IA assez performante (plus que le niveau atteint aujourd’hui par les chercheurs). Le gamin prendra un malin plaisir à lui enseigner ses expressions d’ado de l’époque comme « claque m’en cinq, hasta la vista Baby ou reste cool sac à merde ». Il est aussi capable de sourire, ce que ne fait pas le T-1000. Ces moments d’humour font beaucoup pour l’empathie du spectateur envers John et envers T-800.
La mère découvre en outre que le cyborg serait « un père parfait » pour son fils, elle ayant raté tous ses amants successifs avant d’être internée en hôpital psychiatrique. En effet, la machine est toujours disponible, prête à jouer à tout, sans jamais l’engueuler ou le battre, et le protégera quoi qu’il arrive. Un bizarre féminisme de la part d’une mère devenue quasi androïde dans sa paranoïa… Mais cette relation ado-cyborg est bien le cœur du film, ce qui en fait probablement le meilleur de la série Terminator.
Terminator 2 se voit et se revoit avec plaisir tant il est empli d’action sur fond d’apocalypse, comme notre époque angoissée le chérit. L’ado est assez banal, ni très costaud ni vraiment sexy malgré sa mèche à la mode, mais débrouillard et d’un calme jamais vu à cet âge en de telles circonstances. La mère séduit moins, en névrotique musclée pas très aimante, fascinée par le cliquetis des armes. Les cyborgs sont comme ils se doit : des machines sans âme qui font leur boulot inexorablement (ainsi qu’on demande à tout militaire américain et à tout bureaucrate français). Le T-800 paraît plus sympathique parce qu’on lui a ordonné de protéger un jeune humain et que cette fonction lui donne le comportement d’une figure paternelle. Le T-1000 est implacable et rusé, tout à fait dans son rôle, le visage-masque impassible comme un soviéto-nazi de caricature.
Les effets spéciaux font moins d’effet depuis qu’ils se sont multipliés avec l’électronique au cinéma, mais les séquences cultes ne manquent pas. A commencer par la première qui voit Schwarzenegger sortir tout nu d’une sorte d’œuf électro-magnétique dans la banlieue industrielle de Los Angeles. Sa prestation dans le bar-billard donne le ton : il en impose par sa prestance, sait ce qu’il veut, résiste aux coups et casse toute résistance des machos rockers bikers californiens fort à la mode en ce temps-là. Il obtiendra vêtements, moto et fusil à pompe sans vergogne et descendra les marches sur un riff de guitare électrique mémorable.
Une autre séquence est la poursuite du gamin en moto que menace un énorme truc américain, un camion comme dans Duel de Spielberg. Ce ne sera pas le seul camion à poursuivre les héros mais reste le symbole de la machine macho par excellence qui écrase de sa puissance tout insecte humain sur sa route.
La séquence explosions où la bande des quatre (avec Joe Morton en chercheur coupable) fait tout sauter du labo de technologie de pointe afin d’empêcher (ou de ralentir…) la recherche sur la puce du futur est aussi d’anthologie, avec tirs continus et massacre de bagnoles de flics à l’américaine.
Enfin l’ultime séquence du suicide du cyborg protecteur dans la fonderie, après une violente et douloureuse bagarre avec le cyborg agresseur dont le métal liquide se reforme au gré des formes qu’il prend, reste dans les mémoires comme un moment d’émotion. L’ado a récupéré sa mère mais perd son père de substitution : il devient adulte. Mais l’IA a compris le sens de l’émotion humaine via les larmes. Peut-être est-elle capable de s’humaniser et de quitter le binaire glacé des machines ? C’est du moins le sens que tente maladroitement de suggérer Sarah Connor en voix off.
DVD Terminator 2 – Le jugement dernier (Terminator 2: Judgment Day), James Cameron, 1991, avec Arnold Schwarzenegger, Linda Hamilton, Robert Patrick, Edward Furlong, Joe Morton, StudioCanal 2017, 2h11, édition remasterisée €9,99 Blu-ray 3D €36,61
En sortant de Sovana trône un étrange château d’eau en forme d’alien de la Guerre des mondes. Un peu plus loin, des éoliennes aux faces obtuses surveillent la campagne. Leurs pales brassent paresseusement l’air ambiant. Il fait chaud. Nous prenons la route pour Tuscania, cité médiévale ceinte de remparts. Notre nouvel hôtel s’appelle justement l’hôtel Tuscania. Il est moins pittoresque que la forteresse et assez bruyant car ouvert sur une rue passante, mais il offre une vaste salle au petit déjeuner et une grande terrasse avec vue sur les remparts de la ville. La patronne de l’hôtel, Filomena, est l’aînée de trois sœurs dont une prof et une artiste. Cette dernière a donné des peintures inspirées par la Renaissance italienne et des sculptures en plâtre imitées de l’art romain. Certaines sont assez réussies, dont un torse d’éphèbe juvénile dénudé à la palestre qui ne doit pas avoir plus de 13 ou 14 ans.
Nous visitons l’antique acropole de la cité étrusque et les deux basiliques de San Pietro et Santa Maria Maggiore, de style roman. Dans les jardins et au bord des routes, le jasmin est en fleur et embaume. Il y a cependant beaucoup trop de voitures dans les ruelles ; elles se sentent obligées de « passer » avec une seule personne à bord, en général un macho, et se garent n’importe où. Après les ruelles, le cagnard. Nous prenons un café allongé pour 1 € sur la place du théâtre dédié à un chanteur lyrique originaire de la ville, décédé en 2012. Après la « tour des miracles » en face de laquelle se cache un chat noir craintif au poil luisant, la via Claudia est découverte sur une centaine de mètres ; elle reliait Rome à la mer à Ansedonia, via Saturnia et nous pouvons voir les dalles qui la couvraient il y a deux mille ans. Les tympans de marbre et les fresques des églises sont reposants.
À San Pietro, sur l’acropole étrusque, un jeune chat est écrasé – mais seulement de sommeil. Commencée au VIIIe siècle en style roman lombard, probablement sur les restes d’un temple païen, la façade de;l’église est du XIIIe avec une rosace en marbre blanc portant les quatre évangélistes et une loggia délicatement sculptée. Nous pouvons voir un sacrifice d’Isaac dans l’une et des fresques byzantines de l’Annonciation où le Bambin est carrément lancé par l’ange Gabriel à la Vierge. Des hauts-reliefs représentent le royaume de Dieu avec les anges et les Pères de l’Église, face à celui du Mal où un démon à trois faces exhibe un serpent et des harpies dans une profusion végétale qui rappelle l’élan sexuel. A l’intérieur, plein de sarcos étrusques.
Vers la cinquantaine – c’est l’âge habituel – l’auteur se penche sur son passé. C’est que la guerre de quatre ans et des millions de morts par boucherie est passée par là, ramenant chacun à l’essentiel de son existence. Que sa fille Bel-Gazou grandit et lui rappelle sa propre enfance. Que son mari Henry de Jouvenel est accaparé par ses affaires diplomatiques. Que son beau-fils aîné Bertrand, 16 ans et demi, au bord de la mer en Bretagne, à Rozven, fait parler la belledoche : « Pourquoi ne racontes-tu pas ton enfance, puisque tu l’as aimée ? »
De fil en aiguille naissent ces contes de l’enfance de Claudine/Colette. Le frère aîné qui, à 13 ans, composait des cercueils et leurs épitaphes deviendra étudiant en médecine… La belle-sœur aînée aux longs cheveux qui lisait tant et plus des romans deviendra mère de famille et fâchée avec Sido. Les chiens et les chattes sont de la famille.
La mère, Sidonie, prend peu à peu de l’importance, révélée par les souvenirs qui affluent. Elle s’est mariée avec « le Sauvage », le capitaine Colette. Elle bouffe du curé mais va de ce pas sonner à sa porte… pour se faire offrir une bouture de pélargonium qu’elle convoitait. Elle ne manque aucune messe, mais avec son chien. Quand le curé lui fait remontrance, elle rétorque « qu’est-ce que vous craignez donc qu’il apprenne ? ». Le chien se lève et s’asseoit comme les fidèles – sauf qu’il grogne à l’élévation. « Mais certainement ! (…) Un chien que j’ai dressé pour la garde et qui doit aboyer dès qu’il entend une sonnette ! » Sido est une femme qui pleure à la mort de son mari le Capitaine cul de jatte, mais qui ne peut s’empêcher de rire le soir même devant le jeune minet qui fait des cabrioles, fou comme un chat au printemps.
« Minet-Chéri », ainsi l’appelait sa mère, est une enfant garçon à la sensualité de bête. Elle aime les plantes, les animaux, les gens. Elle les regarde avec tendresse et ironie. Telle cette « petite Bouilloux », trop belle pour tous, promise par les commères à un destin de dévergondée qui fait tourner les têtes mâles et oriente les queues vers le ballon – et qui pourtant deviendra ouvrière, dansera mais ne se donnera pas, restera vieille fille, aigrie parce que nul ne lui convient tant on lui a monté la tête. Ou ce clerc de notaire dont elle a « oublié le nom », célibataire mal habillé, mal nourri, à figure triste, dont se moquent les petites adolescentes abêties par les hormones le midi – les copines de Colette au village. Un jour, le clerc est en retard, le saute-ruisseau de l’office notarial est déjà assis sur le banc de pierre à bouffer son pain. Lorsqu’il surgit, affairé, il porte un journal et confie au gamin : « Ybañez est mort. Ils l’ont assassiné. » C’était un coup du cardinal de Richelieu dans le feuilleton du jour…
La scandaleuse Colette passe un nouveau pacte avec ses lecteurs ; elle met en avant sa jeunesse pure et familiale, les valeurs conservatrices prisées de ceux qui lisent. Des textes propices à donner en « rédaction » aux élèves du primaire (je n’y ai pas échappé). Même si l’enfant est une enfant, donc « marquée par la malice originelle », comme le note un critique en référence à la Bible.
Après avoir largué A. qui rentre en bus pour cause de grande fatigue, nous passons le pont de Kerisper sur la rivière de Crach, construit en 1956. Auparavant, seuls les passeurs permettaient d’aller d’une rive à l’autre des marais de Kerdual. Nous pouvons voir depuis le tablier du pont le port de plaisance de la Trinité-sur-Mer et ses innombrables bateaux, voiliers, multicoques et promène-couillons à moteur. Des navigateurs célèbres en font leur port d’attache comme aujourd’hui Thomas Coville ou Francis Joyon. Nous traversons le port et les stands montés pour les courses et distractions de l’été. Beaucoup de frime et de bronzage étalés.
Nous quittons ce fracas pour gagner le chemin aménagé dit « sentier des douaniers ». Sur 8 kilomètres, il mène de criques en plages jusqu’à la Pointe de Kerbihan et les plages de la baie de Quiberon. Nous sommes toujours sur le GR 34. Des baigneurs sont régulièrement rencontrés, échoués sur les bords sableux ou rocheux avec leur serviette, mais ils ne sont pas serrés.
La marée descend et un kid de 8 ans, pieds nus mais dûment shorté, T-shirté, casquetté et lunetté, court jouer ici ou là avec l’un ou l’autre de son âge, fouillant les rochers à la recherche de crabes ou grimpant aux échelles de corde installée en aire de jeu. Ses parents discutent, se posent un moment puis repartent, laissant le gamin se débrouiller à les rejoindre ou non. Il reste en face de nous un moment et commence à jouer aux agrès mais ses parents partent sur le sentier. Il doit les suivre, ce qu’il ne fait qu’avec retard et réticence. Dommage, son copain vigoureux dans les agrès du bord de plage venait d’ôter son T-shirt pour faire des exercices et l’inciter à l’imiter.
Nous pique-niquons sous les pins maritimes au bord d’une villa en reconstruction dont les camions et engins commencent à retravailler après la pause. Nous sommes en bord de plage mais à l’ombre, sur des tables et des bancs aménagés par la commune. Cette fois, apéritif de muscadet au cassis (pour ceux qui aiment) ou nature pour moi, avec des petits artichauts confit italiens et des chips bretonnes de sarrasin. Nous avons ensuite de la salade de chou Lidl aux dés de jambon cru et de fromage, du porc confit, du « camembert » breton (vraiment sans goût) et des pommes (très acides).
Nous poursuivons le sentier des plages. Quelques beaux corps de filles, d’adolescents et de gamins. Les petits sont toujours attendrissants à bâtir des châteaux de sable contre la mer, les fillettes étant les plus obstinées. Pour les garçons surtout, la sensation de la peau contre le soleil, l’eau, le sable, le vent, est une véritable sensualité présexuelle. Ils aiment à se frotter à la grève, à leurs copains, au papa. Ils sont libres à la plage, libres de leur corps et d’explorer toute la gamme de leurs sensations. Avant de monter rejoindre le sentier depuis le sable où nous marchions, juste avant la digue de Kerdual, un jeune Allemand blond d’or bruni de 13 ou 14 ans surgit, magnifique, un vrai prince Éric. Il est l’aîné d’une portée de petits blonds allemands dont le bronzage n’est pas encore égal au sien. Nous sommes plusieurs à envier son papa d’avoir créé cette merveille.
Nous passons devant les salines en face de la plage de Kervillen. Ces marais salants délaissés durant un demi-siècle ont été rénovés en 2010. Des tas de sel blancs font autant de pyramides sur le fond glauque. Des gravettes, avocettes, canards tadornes et autres bécasseaux s’ébattent dans l’eau stagnante et sur les rives herbues.
Suit une pinède de Monterey, pin californien à trois aiguilles au lieu de deux, qui mène à un parking d’où viennent régulièrement papys et mamies avec gamins. Sur un tronc abattu, la pause permet une discussion vive à l’ombre sur les chasseurs-cueilleurs en quête de bouffe et les néolithiques devenus propriétaires. C. cite même Rousseau dans le texte, le Discours sur l’inégalité concernant la propriété. Mais il y a l’éternelle confusion des faux savants entre l’espérance de vie et l’âge moyen au décès, le matriarcat et la matrilinéarité, le désir de croire plutôt que de vérifier. Je renonce, il suffit de regarder sur Wikipédia ou autres sites reconnus. Ce n’est pas parce que l’on désire y croire que c’est attesté dans les faits. Le pouvoir des femmes (matriarcat) qui reste un mythe, est différent de l’héritage par les femmes (système matrilinéaire) qui est attesté.
Double navette jusqu’à l’hôtel, l’une jusqu’à l’office du tourisme de la plage, l’autre jusqu’à l’office de tourisme du bourg. Quatre filles restent à la plage, quatre autres rentrent à l’hôtel, comme moi. Il est presque 18 h. Cette journée plage nous a flapis, par excès de chaleur plus que par la marche sans doute.
Au dîner à l’hôtel, le dernier du séjour, nous avons quatre huîtres en entrée (pas six !), un filet de bar beurre nantais avec ses petits choux-fleurs, champignons, et tomate en dés, et une crème brûlée. En général, les repas sont bons à l’hôtel, même si le cuisinier, le grand Noir que nous avons rencontré dans le hall, met souvent trop de sauce.
Ma peinture préférée reste La jeune fille à la perle qui affiche à l’oreille le microcosme du monde en même temps que sa goutte de rosée pubertaire. C’est une perle de rosée virginale qui sourd au moment où les lèvres s’entrouvrent et où le regard vous croise. La jeune fille à la perle, si pure et virginale d’apparence, ne serait qu’une simple pute. La perle était l’insigne des courtisanes, et la grosseur de celle qu’elle porte est disproportionnée par rapport à celles que l’on trouve habituellement. Elle est comme une enseigne à l’entrée des maisons closes et dit que la fille est prête à baiser. Je suis un peu dubitatif sur cette présentation de guide. La perle semble être en chrétienté un symbole de pureté, à la fois trésor caché et vanité terrestre. Mais ce pourrait être aussi, vu la grosseur, une perle de verre argenté ou d’étain poli, à moins que ce soit un effet spécial du peintre. Tout l’intérêt de l’art est justement de provoquer le spectateur à avoir sa propre vision. De plus, il semble que la fameuse Jeune fille ait été l’une des filles du peintre, âgée de 12 ou 13 ans et non pas une servante de 16 ans comme le romance Tracy Chevalier.
J’observe que les lèvres pulpeuses des filles de Vermeer rappellent les lèvres entrouvertes des garçons du Caravage à la fin du XVIe siècle, comme Le garçon mordu par un lézard ou Les musiciens. La façon dont est tourné le visage de la jeune fille à la perle de Vermeer rappelle également la façon dont est tourné le visage du Joueur de luth du même Caravage, peint en 1595. Il a la même coiffe, la même lumière, le même regard, les mêmes lèvres pulpeuses semi entrouvertes. Le Caravage a influencé les peintres de Delft, l’école caravagesque d’Utrecht rassemble les peintres néerlandais partis à Rome au début du XVIIe siècle pour parfaire leur formation. Réalisme et clair-obscur sont les principaux apports de l’Italie, ainsi que les scènes de genre et les buveurs ou musiciens. L’Entremetteuse de Dirck Van Baburen (1622) est inspirée des Tricheurs du Caravage (1595) ; elle a peut-être inspiré Vermeer, dont on sait qu’il a été influencé par l’utilisation de la couleur par cette école.
La fille au chapeau rouge, dans la même veine, me plaît moins car elle arbore trop de sensualité ouvertement et n’a plus rien de virginale. Il s’agit d’une claire invite sexuelle et non pas d’une envie affective d’admiration ou de protection. L’infrarouge montre que la première esquisse était un homme. L’inverse de la très jeune fille en fleur.
Le tableau de la Jeune fille, peint vers 1665, ne portait pas de titre, on l’a appelé successivement le Portrait turc ou la Jeune fille au turban et c’est le roman paru de 1999 de Tracy Chevalier, La jeune fille à la perle, qui lui a assuré son titre actuel dans le grand public. Le tableau était peut-être destiné à Pieter van Ruijven, un riche percepteur de Delft ami de la famille du peintre. Dans cette société prospère grâce au commerce, l’art est un marqueur social et un placement financier. Elle a refait surface lorsqu’un collectionneur, un Français, l’a achetée pour deux florins, soit moins d’un euro. Une fois nettoyée, il a vu que c’était un Vermeer et en a fait don à sa mort en 1902 au Maurithuis. L’œuvre a été restaurée en 1994 pour lui ôter son vernis qui s’était assombri, permettant de remettre en valeur les petites touches blanches qui ornent la commissure des lèvres.
L’usage du sfumato à la Vinci permet chez Vermeer que l’arête du nez de la jeune fille soit fondue dans sa joue. Le fond était vert sombre et nous paraît noir à cause du vernis ; ce vert représentait initialement un rideau. La torsion du buste crée une tension qui invite le regard du spectateur tandis que le fond sombre uni semble faire émerger le visage du néant. La couleur bleu-gris des yeux répond à la nuance de la perle. La jeune fille est mise en situation, le torse en rotation donne le sentiment qu’elle ne pose pas, qu’elle est surprise. Le tableau est fait pour nous attirer, au sens optique comme sexuel. Il instaure une relation et laisse du mystère, ce qui retient. Cette peinture reste universellement humaine avec ses trois couleurs primaires (rouge des lèvres, bleu et jaune du turban) et l’effet qui fait surgir la lumière de l’obscurité. Elle est aussi un fantasme, la manifestation du désir surpris, interdit. Comme il subsiste un mystère, la (très) jeune fille attire – elle a toujours attiré les hommes faits.
Les produits dérivés et les imitations dérisoires contemporaines gâchent un peu la vraie jeune fille, mais c’est l’époque : tout doit être rabaissé au niveau démocratique de celui qui regarde.
Claudine mariée en a marre, elle s’efface. Ou plutôt Colette elle-même, forcée de donner une suite à sa série à succès, au détriment du talent. Car si le roman est homogène, centré sur la personnalité d’Annie que Claudine mettra en valeur, il se disperse en bavardages et descriptions pour faire du volume. Ainsi explore-t-on le salon du mari, va-t-on à la campagne chère à l’épouse, part-on en ville d’eau à Arriège (ville inventée sur le modèle d’Uriage), assiste-t-on au festival Wagner à Bayreuth avec Siegfried Wagner, fils aîné du maître en chef d’orchestre pas terrible, et lit-on enfin la lettre interminable et vulgaire de Maugis qui déblatère sur les acteurs et les personnes…
Claudine s’efface car elle n’est ici que faire-valoir. Le roman est le Journal d’Annie, une jeune campagnarde velléitaire tombée amoureuse dès son enfance d’un garçon de quatre ans plus âgé qu’elle, qui l’associait à ses jeux, la protégeait. A 9 ans, elle a eu une bouffée de sensualité pour lui, son « premier rêve, le garçon de 13 ans, nu sous le maillot de laine » p.625 Pléiade. A 16 ans, Alain lui a déclaré qu’il l’épouserait ; elle avait 12 ans. A 24 ans, il l’a fait et elle, à 20 ans, s’est laissée faire. C’était naturel, normal, évident. « Cet Alain ! Je l’aimais à douze ans, comme à présent, d’un amour confus et épouvanté, sans coquetterie et sans ruse. Chaque année nous vivions côte à côte pendant près de quatre mois (…) Il m’emmenait, nous lisions, nous jouions, il ne me demandait pas mon avis, il se moquait souvent. (…) Il passait son bras autour de mes épaules et regardait autour de lui d’un air méchant, comme pour dire : ‘qu’on vienne me la prendre !’ » p.534. Et les mois ont passés, le couple s’est installé dans la routine, Alain faisait « toc-toc, ça y est… Jusqu’au revoir, chère madame » comme dit drôlement la sœur Marthe, autrement dit baisait vite fait sans se préoccuper d’Annie. D’ailleurs elle avait trop peu de santé, trop peu d’initiative, trop peu d’intérêt pour les choses pour qu’elle ne soit pas constamment assistée de son mari.
Jusqu’à ce qu’un héritage opportun envoie Alain en Amérique du sud, où un oncle basque était allé s’établir et y avait fait fortune en élevant des taureaux. Annie reste donc seule plusieurs mois, ce qui lui permet de se retrouver et de réfléchir à sa personne, à son couple, à sa vie. Avant de partir, son mari lui a établi tout un « emploi du temps » et des règles, mais la principale est qu’elle se réfère à la sœur d’Alain, Marthe. Voici donc Annie embringuée dans un groupe où la liberté d’allure et de propos est grande, chaperonnée pour sa libération par une Marthe qui n’a pas froid aux yeux (ni ailleurs) et par une Claudine en verve, toujours amoureuse de son Renaud mais qui lui a promis de ne plus toucher aux femmes.
Annie va donc aux limites. Elle découvre que le « contrat » moral du mariage peut connaître de sérieux accrocs, donc des conséquences. Par exemple que Marthe faute régulièrement avec le gras et alcoolique Maugis, critique de théâtre aviné mais riche, qui lui paye restaurants et places car son mari Léon ne parvient pas à subvenir aux dépenses excessives de son ménage par ses romans populaires écrits en série. Et que son propre mari Alain, garçon carré et sérieux, a eu pour maîtresse la Chessenet dont il a conservé un paquet de lettres avant de rompre. Enfin que Claudine lui ouvre les yeux sur les manigances intéressées de la Calliope Van Langendonck, chypriote belge polyglotte, qui aimerait bien s’enamourer d’elle.
L’esclave Annie, sans son tuteur de mari qui ne l’a jamais quittée depuis toute petite, découvre la vie, l’indépendance, la volonté personnelle. Ainsi prend-t-elle auprès d’elle son chien Toby qu’Alain avait relégué aux écuries pour chasser les rats ; ainsi part-elle seule à la campagne ; ainsi décide-t-elle, après avoir reçu la visite de Claudine à Paris, de quitter son mari, de demander le divorce, récupérer ses biens propres et de commencer une nouvelle vie. Elle s’est même acheté un petit pistolet. Quatre mois auront suffit pour faire d’une femme soumise sans le savoir une femme libérée. Un cocorico de la féministe Colette. La fin des Claudine.
Un roman paysan au pays de la fourme d’Ambert, patrie de l’auteur et aujourd’hui partie du parc naturel régional du Forez dans le Puy-de-Dôme. L’auteur raconte les terreurs du terroir, tel le chasseur de la nuit. Il est celui qui guette, au coin d’un bois ou dans les lieux sombres, les humains infatués qui voudraient narguer le destin ou transgresser la nature. Une vieille sorcière le craint, tout comme la vieille Dietre, mère du gars Célestin, qui lui a ravi son mari d’un coup de fusil. A la campagne, le fusil demeure la crainte des femmes en même temps que l’orgueil des hommes. Orgueil qui est un péché capital de Dieu, mais surtout puni par la pente naturelle des choses.
Saisis à respectivement 11 et 13 ans, Amélie et Célestin se prennent d’amitié puis d’amour. Ils grandissent dans les jas, ces hauts d’été où l’on parque les bêtes la nuit avant de les lâcher le jour vers les pâturages du chei, ce chaos de granit au-dessus de la vallée et du village. Constamment dans la nature, ils sont saisis par le vent, l’odeur des herbes, les couleurs des fleurs, l’amitié ou la grogne des bêtes. La pluie transit Célestin, à peine couvert d’une chemise ouverte souvent rapiécée ; mais c’est un garçon, il prend de ces élans de vitalité qui le poussent à transgresser les interdits et même les conseils. Il manque de perdre le troupeau dans un orage, il manque d’être malade de froid au sein du brouillard, il manque de rester coincé dans une fente où il a poursuivi un renard, il manque d’être tué par une vipère sur laquelle il a couru pieds nus… Mais c’est Célestin, un garçon sain qui a de l’intelligence et qu’Amélie sait contrôler – lorsqu’il est avec elle.
Nous suivons étape par étape les deux enfants qui deviennent adolescents puis jeunes gens. Le père d’Amélie veut marier sa fille à un cousin qui apportera des terres, pas question qu’elle épouse qui bon lui semble, ah mais ! Ce machisme tranquille du pater familias chrétien issu des Romains a encore de beaux jours devant lui en ces années du début du siècle XXe. La guerre de 14 fait rage, puis se termine, les beaux partis sont rares car le plus souvent morts. Célestin est trop jeune pour y avoir participé, et le cousin trop vieux pour y avoir été engagé. Amélie s’obstine, elle ne veut que Célestin. Mais celui-ci doit trouver un état pour les faire vivre, malgré le père s’il se bute encore passés les 21 ans de la belle et sa majorité. Il crée une scierie près du village avec l’aide d’un vieux parent qui l’a observé grandir et le juge entreprenant.
Le chasseur noir, celui de la nuit, n’est pas la seule crainte des gens en ces temps reculés et pourtant encore proches – celui de nos grands-parents. Les cancans du village, où tout le monde s’observe et se juge, où tout le monde, au lavoir ou au café, chuchote dans le dos les seules informations d’intérêt puisqu’il n’existe encore ni radio, ni télé, ni Internet, les rancœurs personnelles, les fréquentations des jeunes, les querelles de famille, les secrets ancestraux, l’avidité de terre et d’argent – tout cela compose un monde d’avant qui n’était pas mieux – mais peut-être pire. Avec le travail incessant des bêtes à soigner et nourrir, des fromages à faire chaque jour, le labeur harassant aux reins du foin à faucher et à rentrer à la fourche sur le char avant l’orage inévitable en été, la mort qui rôde avec les vipères, les crises cardiaques, les accidents. Henri Pourrat décrit l’écologie vécue, au ras de la glèbe, et pas fantasmée par des urbains anorexiques enfumés de théories. Un roman à méditer pour éviter les illusions du grand retournement…
Le seul plaisir des hommes, après l’amour (interdit avant mariage) et l’alcool (mal vu), est la chasse. Il faut être adulte pour qu’on vous confie un fusil, il faut avoir les moyens pour en acheter un avec ses cartouches, à la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne (devenu Manufrance), dont le catalogue fait rêver. Mais quel rêve pour un gamin ! Un rêve d’indépendance, de prédation, de chasseur. Ce n’est pas tuer qui fait plaisir, sauf aux pervers, tuer au contraire donne toujours un regret pour cette vie si légère prise d’un coup. Chasser, c’est bien autre chose, la communion avec la montagne, les espaces. « Leur chasse, ce n’est pas le maniement de fusil et de poudre, ni non plus ce gibier qu’on tue. La mort d’un pauvre lièvre ? Comme dit Célestin, ‘on ne pense pas à ça’. C’est cette poursuite, cette bataille avec des bêtes vivantes, et toute la campagne. Il leur faut partir, entrer dans cette bataille, marcher, fouiner ; ils s’intéressent à tout, à la rosée, parce qu’elle empêche le chien de sentir les traces ; au soleil qui sort, parce que le lièvre voudra aller se sécher sur le tas de pierres, au bord du champ. La joie d’aller à l’aventure, dans le brouillard qui bouche tout et qui mouille, ou dans le froid de l’air tout plein de rose, de retrouver dans ces sorties du matin l’herbe mouillée, les arbres alourdis de nuit. La chasse, c’est la façon qu’a Célestin de retourner au Chei de l’Aigle, d’échapper aux gens et aux ennuis qu’ils se font les uns aux autres » p.182. Je ne suis pas chasseur tueur, mais je comprends. La randonnée, le trek, la chasse photographique, l’observation des animaux, sont du même ordre. Nous sommes tous restés si longtemps des chasseurs-cueilleurs – quelques 190 000 ans avant que ne survienne l’agriculture et l’élevage – qu’il nous en reste quelque chose dans nos gènes, notre physiologie, nos goûts de nature.
Henri Pourrat, natif d’Ambert en 1887, a vécu cette période-là dans cette nature-là et sait admirablement écrire les détails du paysage et du climat, d’une langue drue et fruitée, gourmande. Il sera Grand prix du roman de l’Académie française pour Gaspard des montagnes en 1931 avant de collecter les contes populaires d’Auvergne dont il publiera pas moins de treize volumes.
Poupées russes, ce roman est un poème en quatre chants de 999 vers agrémenté d’un appareil de préface, commentaires et index, comme une étude universitaire. Ce campus novel n’en est pas moins roman d’aventures qui met en scène un triangle de personnages liés par l’amour et la haine derrière le miroir, mais aussi par une quête personnelle de chacun : le linguiste poète John Shade (ombre), le roi de Zembla en exil Charles-Xavier Vseslav renommé Charles Kinbote (King boot ! – dehors – comme dans les BD ?), enfin le tueur soviétoïde, robot sans âme et sexuellement impuissant nommé Gradus (degré) ou Grey (gris).
Kinbote est séduit par le poète Shade et veut instiller en lui l’idée d’une épopée de son royaume envahi et de son règne tragique ; Shade est un vieil homme cardiaque et maniaque, jalousement surveillé par sa femme Sybil, qui a pour ambition d’écrire son œuvre phare en méditant sur la mort, celle de sa fille disgracieuse et la sienne qu’il anticipe ; Gradus a pour mission de tuer le roi en exil comme Staline le fit de Trotski. Mais aucun ne parvient à ses fins : Kinbote est floué par le poème qui parle surtout de Shade ; Shade est tué en victime collatérale des balles de Gradus ; Gradus vise mal et rate sa cible royale mais n’en tue pas moins un poète.
Ce qui aurait pu être une forme aride se révèle prenante. L’auteur s’y révèle un dieu créateur d’univers et de personnages qu’il manipule comme des jouets. Aucun n’est sympathique, tous sont attachants, même le tueur à ressorts, plus malheureux que sadique : la société totalitaire l’a rendu ainsi. Le poème donne le ton, un romantisme fluide et brumeux très Europe centrale avant la sécheresse brute soviétique ; les commentaires ajoutent des aventures sentimentales et érotiques digne de l’épopée scoute du Prince Eric et de son royaume nordique imaginaire. Le royaume de Zembla inventé par Nabokov sur le modèle d’une Russie mythique (Zemlia) est lui-même évocateur d’exotisme physique et charnel, comme cette bande dessinée du même nom qui a paru entre 1963 et 1979 et que les jeunes garçons pouvaient lire chez le coiffeur, le dentiste, ou trouver dans les kiosques des gares de RER.
Le roi de Zembla est Nabokov lui-même transposé en tarzanide, personnage fabuleux doté d’une robuste constitution et d’amitiés érotiques adolescentes fantasmées. « A 12 ans, Oleg était le meilleur avant-centre de l’École ducale. Quand il était dévêtu et luisant dans la vapeur des bains, les attributs hardis de son sexe contrastaient fortement avec sa grâce de jeune fille. C’était un vrai petit faune » p.246. Les deux garçons vont dormir dans le même lit, s’enfermer aux toilettes pour « se laver les mains » (comme les filles disent se repoudrer le nez) et s’y livrer à des ébats torrides. « Certaines créatures du passé, et c’en était une, peuvent demeurer latentes pendant trente ans, comme celle-ci, alors que leur habitat naturel subit de désastreuses altérations » p.249, précise aussitôt Nabokov. Le souvenir d’un « compagnon bien aimé » (index) subsiste intact dans la mémoire de l’écrivain ; ce qu’ils ont accompli ensembles peut être désiré a posteriori sans que cela ait eu lieu.
Comme le roi, Nabokov s’est exilé de façon rocambolesque en échappant aux sbires communistes et s’est échoué aux États-Unis comme enseignant d’une université privée. Mais ce roi existe-t-il en réalité ? N’est-il pas une projection lyrique de Shade ? Un avatar affabulé par Kinbote, obscur professeur d’université, « ombre du jaseur tué par l’azur trompeur de la vitre » ? Une paranoïa soviétique qui voit des ennemis partout ? Nous sommes clairement dans un univers parallèle où l’auteur est roi. Une liberté du désir au-delà de notre enveloppe mortelle, une création ex-nihilo sortie de notre esprit – et qui lui survivra. Le poème commence par les reflets sur une vitre qui transpose et superpose les objets comme le poète diffracte et filtre sa vision sur le monde.
Kinbote et Shade sont antinomiques mais, comme la matière et l’antimatière, s’attirent et s’annihilent. Il n’en restera qu’un. Kinbote est athlète et droit, homo, gaucher, libertin et stérile, végétarien et chrétien ; Shade est maladroit et courbé, hétéro, droitier, fidèle et père d’une fille, mangeur de viande et agnostique. Tout est faux-semblant et tout est Nabokov, comme les deux tendances de sa nature riche et variée. « Enfant, j’étais un petit illusionniste », disait l’auteur (p.1315 Pléiade). Lui aussi, comme les peintres renaissants, crée des Madones à partir de jeunes fleuristes à Florence. Son prince Charles-Xavier, amant à 13 ans du fils de duc Oleg, est la version sylphe de qui il était lui-même à Saint-Pétersbourg. Une projection, un fantasme, une sublimation – un possible parmi les personnages en lui. L’apparence physique de Shade lui-même était un masque « car si les modes de l’ère romantique rendaient plus subtile la virilité d’un poète en découvrant son cou séduisant, en dégageant son profil et en réfléchissant un lac de montagne dans sa prunelle ovale, les bardes d’aujourd’hui, sans doute à cause des meilleures conditions dans lesquelles ils vieillissent, ont l’air de gorilles ou de vautours » p.168. Ce roman est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », comme le disait Churchill de la Russie soviétique… Chacun ira de son interprétation : à mon avis, elles sont toutes justes, échos et reflets dans l’âme du lecteur particulier.
Cela n’empêche pas Vladimir Nabokov, noble déchu de la Russie tsariste, d’instiller ses messages de haine à la pacotille d’une certaine modernité qui l’a frustré de son destin.
« Je hais les choses comme le jazz,
Le crétin en bas blancs torturant un taureau
Noir, strié de rouge ; le bric-à-brac des abstraits,
Les masques rituels primitifs, les écoles progressistes ;
La musique dans les supermarchés, les piscines ;
Les brutes, les fâcheux, les philistins bourrés de préjugés de classe, Freud, Marx,
Faux penseurs, poètes surfaits, imposteurs et requins » p.199.
Il commente ainsi l’air sombre des Russes soumis au joug socialiste : « Cet air sombre n’a généralement rien de vraiment métaphysique ou racial. C’est tout simplement le signe extérieur d’un nationalisme congestionné et le sentiment d’infériorité d’un provincial – ce redoutable mélange tellement typique des Zembliens sous la domination des extrémistes, et des Russes sous le régime soviétique. Dans la Russie moderne, les idées sont des blocs taillés à la machine et mises en circulation dans des couleurs franches ; la nuance est interdite, l’intervalle muré, la courbe grossièrement échelonnée » p.343. Rien n’a changé malgré la chute du bloc, on dirait Poutine !
Le miroir inversé avec lequel se regardent Kinbote et Shade, chacun confit en narcissisme, ne sera brisé que par Gradus le tueur. L’imaginaire romantique sera troué par le réalisme socialiste. Les érotiques par un impuissant. Mais quel est le plaisir du lecteur ? Lire la réalité comme une page de code civil ou la rêver en monde imaginaire ? L’impuissance du socialisme à « élever » l’humain à la spiritualité créatrice est démontrée. Vivre, c’est jouer, « innocence et oubli » songeait Nietzsche.
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00
En 1929, le narrateur a 13 ans et une fillette aristocratique de son âge a le béguin pour lui. Mais elle est une Finzi-Contini et, bien que juif lui aussi et la voyant à la synagogue, elle n’est pas de son monde. Alors qu’il vient de rater un examen de maths qu’il doit repasser en octobre, il s’affale désespéré sur l’herbe des remparts de Ferrare, sa ville, où il est venu en bicyclette. Pssit ! Celle qui l’appelle est Micol, la fille cadette des Finzi-Contini, propriétaires d’une très vaste propriété composée de la magna domus, d’un immense jardin arboré aux essences diverses, d’un court de tennis en terre battue, d’une ferme où règne le gardien-concierge-chauffeur-homme à tout faire et sa femme qui sert de bonne avec sa fille. Micol invite le narrateur à venir la rejoindre en grimpant le haut mur, aidé de clous et de prises qu’elle a elle-même installés. Mais le prime adolescent a le vertige ; celui, physique, de la hauteur, mais surtout celui, passionnel de la fille. Ils vont copiner, puis s’embrasser, mais après ? Au cinéma, rien n’est dit de cette ellipse entre le premier baiser et le couple et le garçon ne sait pas, ne veut pas, il le craint.
Le baiser ne se fera pas et il faudra des années avant qu’ils se revoient : dix ans. L’Italie est devenue fasciste et les lois raciales commencent à faire leur effet, même si Mussolini n’est pas Hitler et n’a pas la phobie des mauvais gènes. Mais il est nationaliste et veut, comme tous les repliés sur eux-mêmes, « purifier » la nation italienne de tous les métèques et autres corps étrangers. Tous les Juifs sont donc bannis des instances sociales et relégués dans leurs ghettos, même dorés. Ils sont exclus du club de tennis, du cercle littéraire, de la bibliothèque publique, du conseil des commerçants – et même du parti fasciste lorsqu’ils y ont adhéré pour faire comme tout le monde. Exclus, ils refont donc communauté et les Finzi-Contini, un temps sortis de la synagogue pour rénover la leur, reprennent le chemin commun et invitent la jeunesse à jouer au tennis avec la leur dans le grand parc.
Le narrateur, très littéraire et qui veut devenir romancier, commet déjà quelques vers appréciés. Il tombe inévitablement amoureux de Micol qui le considère comme un frère, mais pas plus. Les lois raciales semblent avoir coupé tout élan vital dans cette famille arrivée. Le frère Alberto se meurt progressivement d’une mononucléose, le père Ermanno, professeur, renonce à publier l’étude qu’il projetait sur la littérature du XVIe siècle. Tout se dégrade dans la géopolitique, dans la société, et les gens avec. En fait, ils ont tous péris en déportation et l’auteur parle d’une époque révolue, trente ans avant. Micol n’est plus, la vie non plus, l’amour est mort.
Restent la brume des relations humaines, émergeant à la mémoire, comme une madeleine de Proust. Il y a d’ailleurs beaucoup de Proust dans la façon dont Bassani raconte les familles, les gens, les jardins, les relations sociales du microcosme ferrarais où chacun est allé à l’école avec chacun et parle en dialecte. La relation de sœur à frère de Micol et Alberto est presque celle d’une mère ; la relation d’Alberto avec le puissant ingénieur milanais Malnate est celle du rat fasciné par le boa, l’envie mimétique vaguement homosexuelle pour la certitude communiste et la force physique ; la relation du professeur Ermanno et du narrateur qui rédige son diplôme de fin d’étude sur un poète est filiale, il aurait voulu avoir un fils comme lui et pas comme ce pauvre Alberto ; la relation de père à fils du même narrateur avec le sien, qui l’encourage à aller au bordel – et puis la relation ambiguë de Micol avec lui qui s’est profondément imprimé en sa mémoire. Elle l’aime, ou du moins l’a aimé, mais renonce. Les choses doivent mourir comme les gens, « et alors, puisqu’elles aussi doivent mourir, eh bien, mieux vaut les laisser mourir » dit-elle p.154. Les Juifs ont tenté de s’assimiler mais la société les rejette, ils doivent s’étioler et laisser la place.
Ce qui compte est « plus que la possession des choses, le souvenir qu’on [a] d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante » p.285. Un orgueil tragique qui préfère ce qui a été à ce qui est – car le passé demeure tandis que le présent s’enfuit. Le symbole en est ce tombeau juif grotesque de prétention, dans le vieux cimetière, mais qui reste comme les tombes étrusques au nord de Rome, pour des millénaires. Une douce nostalgie pour le temps perdu et le bonheur de ciseler les mots pour sa recherche.
DVD Le jardin des Finzi-Contini, Vittorio de Sicca, avec Lino Capolicchio, Dominique Sanda, Fabio Testi, Romolo Valli, Helmut Berger, M6 vidéo 2008, €13,00 blu-ray €15,95
Ce film argentin sensible n’est pas encore englué dans la pruderie quaker qui envahit le monde depuis l’Amérique réactionnaire. Il dit la nature – la sensualité, l’affection et l’attirance. Il dit le passage béni de l’enfance à l’âge adulte et la naissance du désir, focalisé sur « la première fois ».
Deux amis d’enfance argentins, parce que leurs parents sont eux-mêmes amis, vivent une relation fraternelle jusqu’à leurs 13 ans où les émois surgissent. Matías (Joaquín Parada ado, Ignacio Rogers adulte) est plus gai, plus exubérant et plus sensuel, préférant porter un débardeur plutôt qu’un polo, aimant rire et danser, prenant l’initiative, encouragé par sa mère aimante et attentive aux motions de son garçon. Jerónimo (Blas Finardi Niz enfant, Esteban Masturini adulte) est plus cérébral, en retrait, tenu par son père exigeant plus que par sa mère effacée.
La mère de Matias les voit encore enfants alors qu’ils deviennent adolescents. Elle les encourage à se battre à la mousse à raser torse nu pour le carnaval ; elle les fourre ensemble sous la douche lorsqu’ils reviennent trempés de pluie et de s’être roulés dans la boue ; elle les fait coucher dans la même chambre où le froid ne tarde pas à les faire se rejoindre nus dans le même lit ; elle les prend en photo en slip, endormis dans le même hamac au soleil du matin, le bras passé autour du corps de l’autre. Elle est touchée, admirative, fière de ces deux petits mâles qui savent aimer simplement.
Le film découpe l’action, somme toute banale des retrouvailles dix ans après, entre l’univers onirique de l’adolescence où tout reste possible et celui réaliste de l’âge adulte où tout se referme. Matias n’a guère réussi sa vie ; il est resté amputé affectif, velléitaire créatif, s’occupant d’effets spéciaux et d’animation plutôt que de réaliser un film. Jerónimo a réussi des études de biologie au Brésil, où son père s’est exilé pour trouver du travail lors de leur séparation à l’adolescence ; sa carrière de chercheur sur un soja plus résistant lui assure un bon salaire ; il a une copine, celle-là même qui a remis les deux amis en relation, embauchant Matias pour maquiller Jeronimo en zombie pour le carnaval.
Zombie, le thème préféré des deux ados dans les films lorsqu’ils s’échangeaient des cassettes magnétiques ; zombie, l’image de ce qu’est devenue la vie pour chacun d’eux. Car elle n’est plus irradiée par l’amour, le plaisir de l’autre, la joie de l’échange, le soutient dans les efforts. Après le carnaval, où la petite amie déclare à Jeronimo qu’elle le sent parfois décalé, absent, où elle se retrouve comme avec son premier béguin partagée entre la carapace belle et aimable et le quant à soi de son compagnon, elle décide de rester en ville avec ses amies (car elle préfère la ville) tandis que Jeronimo va retourner à la ferme des parents de Matias où ils furent tous les étés jusqu’à celui des 13 ans où le père de Jeronimo a décidé d’émigrer au Brésil pour suivre la modernité.
Les deux jeunes hommes au début de leur vingtaine replongent dans les « esteros », ce paysage mouvant d’étangs et de lagunes de la province argentine de Corrientes. La nature y est vierge, des plantes et des animaux y vivent librement, plus de quatre mille espèces, dont les enfants avaient appris par cœur les principales : le capibara, le loup à crinière, le cerf des marais, l’anaconda, le piranha et le caïman. Malgré ces espèces dangereuses, ils se sentent maternés dans cette nature où se mêlent la terre et l’eau. Ils font des bagarres de boue, plongent dans l’eau glauque des étangs, jettent leurs shorts aux orties, se frottent et s’étreignent dans une exubérance virile et enfantine à la fois. Ils sont dans le sein maternel, au cœur de l’été, tout à leurs sensations et sentiments. Ils retrouvent adultes les émois de leur adolescence et se remémorent leur « première fois », entre eux, dans le même lit, sous le même drap. Peau à peau ils se sont caressés, excités, ont joui. Ce fut leur dernier été, leur seule fois, sans rien de plus, mais inoubliable.
Une fois la décision du père de partir au Brésil, Jeronimo s’est éloigné volontairement de Matias ; il a considéré ce dernier été comme un égarement et s’est remis sur les rails sociaux admis. On le voit parler filles avec les autres garçons tandis que Matias, en retrait, cherche à l’attirer vers lui. Il se refuse. Adulte, Jeronimo reviendra sur ce rejet et le relativisera. Il n’est pas au fond amoureux de sa petite amie, ni prêt à fonder une famille comme tout le monde, ni peut-être même à poursuivre ces recherches de la modernité qui lui semblent un brin vaines. Il choisit la nature, l’éros de l’esteros, et la mère de Matias plutôt que la science, le thanatos de la science, et son propre père. Un hymne au désir, à l’affection et à l’amour plutôt qu’à l’orgueil, l’ambition et la réussite. Léger et pudique, joliment tourné avec des acteurs en empathie.
DVD Esteros, Papu Curotto (Argentine), 2016, avec Ignacio Rogers, Esteban Masturini, Joaquín Parada, Outplay 2017, 1h23, €20.00 espagnol sous-titré français ou anglais
Académicien français résistant et deux enfants, ex-Grosse tête gaulliste et chevènementiste qui s’est éteint en 2011, Jean Dutourd est né en 1920 mais, en ce roman au vitriol, il se met dans la peau d’un Henri de 20 ans en 1974. L’occasion pour lui de vilipender la mode « moderne » issue des campus américains et la chienlit née de 1968 dans l’Éducation nationale. Car son éducation est en résistance complète à ce qu’on cherche à lui faire ingurgiter : la haine de soi, la culpabilité héréditaire des « bourgeois » et l’avènement comme le Messie de l’Histoire prolétarienne.
Ce livre, qui a eu son succès d’estime à sa parution sous la gauche illusoire des premières années Mitterrand, n’est bizarrement pas réédité alors qu’il est, à sa relecture, pleinement actuel. Les gens « nés entre 1950 et 1955 » – soit la première tranche du baby-boom – se reconnaîtront pleinement dans cette jeunesse brutalement déboussolée à l’âge de la révolte adolescente, passant de l’autoritarisme ringard et obtus de l’avant 68 au laxisme le plus matérialiste et sexuel de l’après 68. « La fameuse révolution de mai ne m’émut guère. Je la pris aussitôt pour ce qu’elle était : une espèce de vaste rigolade, que nulle grande pensée n’animait, à quoi nul danger réel ne donnait de noblesse » p.181.
Henri Chevillard a 17 ans en 1971, année pour lui du bac. Dans sa famille guimauve, rien n’est interdit – sauf de gêner ses géniteurs. Il peut baiser, découcher, tout le monde s’en fout ; son père même l’y encourage en libidineux qui projette ses propres frustrations : « la débauche, moyen infaillible, disait-il, de s’ouvrir l’esprit ! » p.236. Mais que la grande sœur (prénommée snob Ségolaine) tombe enceinte à 19 ans alors qu’existe la pilule, avalée chaque matin au petit déjeuner (sauf effets indésirables) avec la bénédiction de la mère qui en achète des tubes entiers, voilà qui fait scandale. Non pas de s’être déchaînée au sexe durant des années, « depuis l’âge de 13 ans » pour certaines de ses copines (la Springora n’a rien inventé), mais de mettre ses parents dans l’embarras. « Je sentis que ma sœur était une personne très malheureuse, qu’elle avait vécu jusqu’à ce moment dans un mensonge permanent composé d’idées à la mode, de sentiments artificiels, de préoccupations fausses, de crétineries qu’elle prenait pour des choses primordiales. La vérité venait de lui tomber dessus comme une pierre, sous la forme de ce bébé dont elle savait irréfutablement, depuis une quinzaine de jours, qu’il était dans son ventre » p.220. Que faire du polichinelle ? Considéré comme une chose indésirable, un inconvénient comme une grippe, le mieux est de s’en débarrasser. Sauf que l’avortement est encore interdit en France. La bourgeoisie part donc en Hollande où tout se passe « naturellement » dans la médicalisation moderne des affects.
A 20 ans, Henri Chevillard se veut Henri Brulard et, comme Stendhal, grimpe son Janicule. Sauf que Paris n’est pas Rome et que le Sacré-Cœur fait minable avec la ville grisâtre sous la pluie à ses pieds. Ces premières pages du roman font cuistre avec les années. Il faut attendre le second chapitre pour que les souvenirs s’engrènent et que la plume courre à vif. Le lecteur ne lâche plus alors le bouquin jusqu’à la fin. L’adolescent est certes un brin bavard, mais il réussit à brosser le portrait d’une époque, celle du début des années 1970 juste avant que la gauche ne parvienne au pouvoir. Nous assistons à l’effondrement de la bourgeoisie et des cadres de pensée, faits sociaux que nous payons encore aujourd’hui. Non que cela eût été mieux avant mais, par bien des côtés, ce fut pire ensuite.
S’il était « interdit d’interdire » sous les pavés de mai, les marxistes de toutes obédiences se sont engouffrés dans la brèche pour imposer avec force leur seule conception du monde, considérée comme Vérité d’absolu à l’égal d’une religion. J’en fus personnellement témoin, jouant à citer Marx pour dépasser la moyenne en histoire sous le règne, au lycée J.B. Corot de Savigny-sur-Orge, d’une prof communiste, boiteuse et « juive » de surcroît – ainsi qu’elle nous l’avait appris pour se faire plaindre ou respecter, c’est ambivalent. Tout était dévalué et il fallait faire allégeance pour être comme les autres, avoir de bonnes notes en classe, être reconnu par ses pairs et baiser les filles (éminemment orthodoxes en tout ce qui « doit » se faire). Ce nouveau conformisme révolte notre Henri par construction, puisqu’il atteint justement à l’âge où l’on conteste tout ce qui est établi.
Son prof de philo – fils de notaire provincial – se veut plus socialiste que la gauche et considère les élèves de 17 ans habitant le 16ème arrondissement (où il enseigne) comme des « fascistes » parce qu’ils continuent à l’appeler Monsieur et non pas Jean-Loup. Après « un rapport » du prof, Henri va trouver le proviseur qui n’en peut mais, « minimise » et pleurniche sur sa carrière menacée s’il prend une quelconque position « à cause des syndicats ». La lâcheté des institutions n’a pas changé, il faut faire comme tout le monde même si le monde entre en délire et renie mille ans de culture pour des aberrations.
Les parents, les profs, les filles, rien ne va plus. Plus d’amour parce plus d’autorité ni de respect. « Les punitions (…) expriment toujours de l’estime, ou encore quelque admiration déçue et qui se venge, tandis que l’universelle indulgence, la facilité générale où suffoquent les enfants de 1974 ne traduisent que du mépris. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans ce mépris, conscient ou non, de nos parents la cause de toutes vaurienneries que l’on met sur le dos de la jeunesse actuelle » p.277. Le malaise des banlieues, dont allait tant parler vingt ans plus tard après vingt ans de gauche au pouvoir, n’a pas eu d’autre cause. Les enfants ne sont plus « élevés » mais enfoncés dans leur fange où ils se vautrent avec les autres, sans délices mais sans espoir de s’en sortir.
La mauvaise foi règne en maître, ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle est la « manifestation caractéristique du droit du plus fort. Le plus fort décrète qu’il a raison, et que le plus faible a tort ; il arrange le passé à sa manière, il récrit l’histoire, il truque tous les procès » p.257. Ce que la gauche marxiste a appris aux égoïstes libertariens de Trump est incommensurable : en serait-on là aujourd’hui si la servilité socialiste n’avait pas aplani le terrain ?
Un livre au galop qui pétille de remarques justes et de traits acérés. Bien qu’ancré dans la réalité des années 1970, il est une borne miliaire pour qui veut reconstituer le pourquoi d’aujourd’hui. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lisez Henri et son éducation nationale sans majuscule : elle montre sa faillite.
Pat Cornwell a été la star du thriller américain des années 1990 avant de devenir folle après le 11-Septembre – paranoïaque, égoïste, réactionnaire. Cet opus numéro trois de la série docteur Kay Scarpetta, médecin légiste du Commonwealth installée en Virginie, est parmi les meilleurs. Une intrigue sophistiquée, la précision des détails de métier, des personnages tordus, des héros qui deviennent familiers (Kay, Marino, Lucy, Benton) et une atmosphère de coups fourrés pour le pouvoir dans l’hiver glacé de Virginie, voilà de quoi passer une bonne soirée au coin du feu avec un bon whisky ou un bon thé.
Le Noir Ronnie Joe Waddell, condamné à mort, va passer sur la chaise électrique. Il a zigouillé dix ans auparavant une jeune présentatrice de télé noire des années auparavant en cambriolant sa maison pour trouver de quoi payer sa came mais il a fait pire : il l’a piquée au couteau comme avec sa bite, l’a mordue au point de lui arracher des paquets de chair, et l’a laissée agoniser nue, ensanglantée, adossée à son poste de télévision. Le jury n’a eu aucun mal, au vu des empreintes et des preuves, à l’inculper. Tous les appels ont été rejeté et la grâce du gouverneur ne viendra pas ; Waddell est exécuté devant témoin et Scarpetta est chargée de l’autopsie.
Mais son assistante Susie, enceinte de quelques mois, supporte mal ce gros corp brûlé et fait tomber des bocaux de formol ; elle ne veut pas être citée comme témoin de l’autopsie et sa patronne la renvoie chez elle. Elle est bizarre depuis quelque temps, Susie ; tout comme Ben, l’administrateur, « joli comme un garçonnet » mais qui a de plus en plus de préventions contre Scarpetta. Il faut dire que la chef s’est mal remise de la mort dans un attentat à Londres de son amant Mike, collègue du FBI de Benton, et qu’elle s’est plutôt renfermée sur elle-même, revêche et distante avec les autres.
Le travail n’attend pas et c’est la police qui lui demande en fin de soirée de venir voir in situ le corps d’un adolescent retrouvé à demi-mort, nu par 2° adossé le long d’une benne à ordure, ses vêtements soigneusement plis à côté de ses pompes. Il présente deux plaies profondes à l’intérieur de la cuisse et sur l’épaule comme si la chair avait été bouffée. Eddie Heath avait 13 ans, il a reçu une balle de 22 dans la tête ce qui l’a rendu légume. « Il n’avait pas encore émergé de ce fragile état prépubère durant lequel les garçons ont les lèvres pleines et chantent d’une voix plus douce que leurs sœurs. Ses avant-bras étaient minces, le corps sous le drap menu. Seule la grandeur disproportionnée des mains immobiles que perçaient les cathéters annonçaient sa future virilité ». C’est avec délicatesse que Cornwell décrit la victime ; il ne survivra pas. Il était allé acheter à l’épicerie à quelques centaines de mètres une boite de sauce aux champignons pour sa mère. Mais nous sommes aux Etats-Unis où les psychopathes se baladent en liberté et où chacun peut à tout moment et plus qu’ailleurs faire une mauvaise rencontre.
Ce qui est curieux est que la balle qui a tué Eddie provient de la même arme qui a tué Rosie dix ans auparavant et que, dans le meurtre maquillé en suicide de la voyante Jennie les seules empreintes relevées soient celles de l’exécuté Waddell… D’autant que les fichiers de Scarpetta à son travail ont été piratés de l’intérieur et certains ont été renommés, d’autres effacés. Kay téléphone pour Noël à sa mère et à sa sœur en Floride et discute avec Lucy sa nièce. Celle-ci a désormais 17 ans et est férue d’informatique. Plutôt que d’expliquer laborieusement à sa tante comment rechercher dans le codage, autant venir chez elle faire le boulot. C’est ainsi que Lucy se voit associée à l’affaire, avec le lieutenant Peter Marino et Benton Wesley du FBI.
Kay Scarpetta, toujours chic et aimant le bon vin et la cuisine, va se confronter au gouverneur Norris, au procureur Patterson, à la médecine holistique, au système UNIX. Waddell, Eddie, Jennie sont des affaires liées par un seul dangereux psychopathe, Temple Brook Gault, un gosse de riche blond viré nazi qui aime les armes, les couteaux, les arts martiaux, la pornographie violente et faire souffrir la chair d’autrui. Un narcissique pervers, intelligent et habile comme une anguille. Kay Scarpetta n’en a pas fini avec lui.
Patricia Cornwell, Une peine d’exception (Cruel an Unusual), 1993, Livre de poche 2006, 480 pages, €8.40 e-book Kindle €7.99
Elles sont quatre les saisons, comme les Trois mousquetaires, mais la comparaison s’arrête là. Elles content chacune une histoire, l’espoir d’une évasion pour le printemps, la fascination pour l’horreur nazie en été, l’aventure d’un quatuor de garçons de 12 ans pour retrouver un cadavre dans la Maine encore sauvage à l’automne, et l’histoire d’un accouchement post-mortem racontée dans un club de vieux bourgeois newyorkais un peu particulier en hiver.
Stephen King écrit mal mais sait conter. Il écrit comme il cause, direct et banal, mais sa verve est sans égale, ses observations très justes et son imagination galopante. Il sait se mettre à la place de ses personnages et frôler à chaque fois les abîmes.
Andy Dufresne est un ex-banquier accusé d’avoir tué sa femme adultère avec son amant alors qu’il jure ne pas l’avoir fait. Emprisonné à Shawshank dans le Maine (état qui n’a pas la peine de mort), il commande une affiche de Rita Hayworth pour orner le mur de sa cellule. A l’aide de cette photo presque grandeur nature, il réussira à s’évader au bout de 27 ans… Et contrairement à d’autres, moins intelligents, il ne sera pas repris.
Todd Bowen, 13 ans, a tout du petit Américain type, râblé avec ses 1m72 et ses 65 kg déjà, casque de cheveux blonds et yeux bleus, bon en classe et en sport. Mais il s’est trouvé fasciné brutalement un après-midi de congé dans le garage d’un copain par une pile de magazines à sensation qui évoquaient la Seconde guerre mondiale. Notamment les nazis, les juifs et les camps. Les profs adultes ne voient pas, dans leur stupidité scolaire bien-pensante, combien le spectacle complaisamment étalé de l’Horreur peut fasciner un prime adolescent. Les corps torturés, l’uniforme, les armes, le fantasme de domination remuent les instincts primaires exaltés par les hormones et suscitent de violentes émotions. Cet âge-là bascule facilement dans l’extrémisme et la cruauté. Croire qu’exposer le pire de l’humanité pour vacciner les ados est une erreur psychologique : depuis trois générations que sont diffusés le film Nuit et brouillard, la terreur de la Shoah et les scies moralistes « contre le racisme », l’attrait pour le nazisme ne s’est jamais aussi bien porté. Stephen King est juif et il a peut-être le tort de prendre comme héros un jeune WASP car il prête probablement une part de sa propre fascination pour ce que les zélateurs de la Race supérieure ont fait à son peuple qui se croyait le seul Elu. J’ai souvent constaté cette hypnose morbide quasiment suicidaire de ceux qui se sentent juif pour leur Ennemi historique qui voulait les éradiquer de la surface de la terre. Toujours est-il que le jeune Todd sonne à la porte d’un vieil homme de 76 ans immigré d’Allemagne des décennies auparavant, Arthur Denker : il a reconnu en lui le portrait d’un commandant du camp de Bergen-Belsen puis d’Auschwitz, Kurt Dussander, qu’il a vu en photo dans son uniforme tiré à quatre épingles sur les magazines. Dès lors qu’il est reconnu, le vieux est piégé et le gamin le fait chanter : il veut qu’il lui raconte toutes les horreurs, mais en détail. Cela enfièvre son imagination, l’excite, le fait bander dès que la puberté le tourmente. Il niquera sa première copine en pensant aux cadavres encore chauds d’Auschwitz puis, se rendant compte qu’elle est youpine, la vire ; elle le dégoûte. Pourtant elle aime ça, la bite, et croyait avoir trouvé son étalon fougueux pour la ramoner tant et plus. Todd vient voir le vieux cinq jours par semaine et ses notes scolaires s’en ressentent, même s’il a obtenu un A+ pour une rédaction sur les camps nazis. Stephen King donne la recette infaillible pour évoquer avec délectation les Interdits : il suffit de dire toute la répulsion que cela doit inspirer – mais on en a parlé quand même… Morale King, le vieux sera reconnu à l’hôpital et se donnera la mort mais l’adolescent américain Todd, à 17 ans, sera abattu par la police après avoir tué une bonne dizaine d’inconnus par fantasme de toute-puissance, lui devenu impuissant à cause de la pornographie des camps. On comprend mieux, par cette longue nouvelle publiée en 1982 et intitulée Un élève doué, combien « le nazisme » représente le summum de l’emprise du Mal sur la jeunesse déboussolée aujourd’hui. Du grand King.
L’histoire suivante du recueil, tout aussi longue et passionnante, a pour titre Le corps. Il est celui d’un garçon de 12 ans disparu depuis des jours et que des jeunes retrouvent mort au bord de la voie ferrée de marchandises qui traverse les forêts du Maine. Des jeunes prolos de 17 ou 18 ans qui rôdent en voiture, se bourrent à la bière et baisent les filles à la va-vite sur les sièges arrière. De vrais cons. Mais leurs petits frères sont encore à l’âge où l’on croit à l’Aventure et à l’Amitié et, lorsque l’un d’eux entend le grand frère évoquer leur découverte avec son copain, il décide ses propres camarades à tenter une expédition pour aller voir le cadavre. C’est encore une fascination pour l’horreur, un jeune garçon comme eux bousillé par un train ou peut-être massacré par un violeur, mais elle n’est ici que le prétexte à une épreuve en commun quasi scoute, une initiation au monde adulte et à la mort. Gordon le narrateur, son ami Chris le leader et les comparses Teddy le taré fils de taré et Vern le nullard, forment une drôle de bande mais c’est la leur. Ils sont un pour tous et tous pour un. Dans la touffeur de l’été du Maine, les garçons vont se déchirer le torse aux ronces, échapper de peu à un train lancé à toute vitesse sur une passerelle au-dessus du vide, se terroriser aux hurlements de femme violée des lynx dans la nuit, se faire griller la peau au soleil ou meurtrir le cuir aux grêlons, parcourant 25 km aller et autant au retour pour enfin découvrir leur alter ego mort, Ray Brower, sauf que… Mais je vous laisse le découvrir, comme ce qui va s’ensuivre. Stephen King n’est pas tendre avec les gamins de 12 ans et il les éprouve presqu’autant que Dickens ses petits Anglais. C’est ce qui fait son charme, d’autant que Gordon est celui qui aime raconter des histoires et que ses copains sollicitent, le soir à la veillée, serrés torse nu sous les couvertures. Le cinéma en a tiré un film, Stand by me (Compte sur moi) en 1986, avec Will Wheaton (13 ans) en Gordon et River Phoenix (15 ans) en Chris (Young Artists Awards 1987), avec une musique de Nitzsche.
La dernière « novelle » (plus de 20 000 mots qui font nouvelle mais moins de 40 000 qui donnent un roman, dit l’auteur en postface) ressort plus du fantastique habituel de Stephen King. La méthode respiratoire est celle pour accoucher. Mais elle prend un autre relief lorsque la mère est morte d’accident de voiture et décapitée ! Contée par un vieux médecin dans un club confortable en plein hiver de New York, parmi une bibliothèque aux romans très bons mais inconnus et aux poèmes jamais publiés, devant un cognac hors d’âge servi par un maître d’hôtel étrange, cette dernière histoire fournit de quoi terminer la soirée avec de quoi penser pour toute la nuit.
Cette œuvre un peu décalée du Stephen King classique de Shining, Carrie et autres Cujo ou Christine – dont on a tiré autant de films à succès ! – est captivante, surtout les novelles du milieu, les plus longues et les plus ressenties.
Stephen King, Différentes saisons (Different Seasons), 1982, Livre de poche 2004, 735 pages, €8.90 e-book Kindle €9.49
Les Etats-Unis ont le chic de récupérer à leur profit les exploits des autres pour les convertir à leur sauce. Ainsi de la geste de Jules Brunet, envoyé au Japon pour entraîner l’armée, et qui démissionna pour suivre le dernier shogun Yoshinobu Tokugawa dans sa rébellion contre l’empereur… soutenu par l’Angleterre. Jules est devenu Nathan, prénom bien biblique yankee, et l’officier français titulaire de la Légion d’honneur est réduit au massacreur de Sioux mercenaire sous la houlette d’un colonel cynique. Le prestige de l’armée américaine n’était pas si grand dans le monde en 1876 pour que le Japon veuille ses conseils. Il préférait la France de Napoléon III (avant la Prusse suite à la défaite de 1870), et le matériel militaire anglais. Le réalisateur mélange le personnage de Brunet avec la rébellion samouraï de Satsuma qui a duré du 29 janvier au 24 septembre 1877. Saigō Takamori le chef samouraï commit le seppuku après une blessure mortelle à la dernière bataille de Shiroyama.
Il reste que ce salmigondis à la gloire des Américains est devenu un bon film. Il est resté le DVD favori du Gamin depuis qu’il l’a vu à 11 ans. Il s’identifiait au jeune Higen (Sōsuke Ikematsu, 13 ans au tournage), le neveu du samouraï Katsumoto (Ken Watanabe).
Nathan Algren (Tom Cruise), capitaine démobilisé des guerres indiennes dont il a gardé des cauchemars et un alcoolisme invétéré pour avoir massacré au fusil et au revolver des femmes et des enfants, est réduit à faire de la pub pour Winchester devant les badauds à qui il raconte la férocité des Indiens et comment il tire bien. Son ancien colonel Benjamin Bagley (Tony Goldwyn) le récupère pour le présenter à Omura, industriel des chemins de fer japonais et conseiller de l’empereur (Masato Harada). Celui-ci, barbu et suiffeux à souhait, ne veut que gagner de l’argent en modernisant son pays et entraînant son armée, au risque de lui faire perdre son âme. Pour cela, il lui faut mater la rébellion des samouraïs menacés dans leur honneur traditionnel de guerriers, menés par Katsumoto, ancien général et conseiller de l’empereur. Donc acheter des armes performantes aux Etats-Unis. Le « bien du pays » prend ainsi des formes bien diverses – au moment même où, en 2003 à la sortie du film, les Etats-Unis se posent en défenseurs de la démocratie dans l’Irak de Saddam Hussein.
Le capitaine Algren est bien payé, donc il obéit et s’embarque pour le Japon où il entraîne l’armée. Mais le gros Omura est pressé, Katsumoto a attaqué son chemin de fer ! Il veut que l’armée intervienne tout de suite. Algren tente de l’en dissuader car les soldats ne sont pas prêts. A l’américaine, il improvise un show spectaculaire où il somme un soldat nippon de lui tirer dessus avec son fusil tandis que lui le vise au revolver ; dans la presse et l’émotion, le soldat le rate, prouvant qu’il n’est pas au point. Omura s’obstine et l’armée affronte les samouraïs dans une forêt de Yoshino. Malgré l’absence de toute arme à feu côté rebelles, l’armée fuit en déroute. Algren se bat comme un tigre – dont il brandit une lance ornée d’un fanion représentant l’animal, mais est blessé. Sur le point d’être achevé à terre par le beau-frère de Katsumoto, il réussit à transpercer la gorge de son ennemi. Devant tant de bravoure, le samouraï ordonne qu’on le transporte au village de son fils Nobutada (Shin Koyamada) et qu’on le soigne.
Sa sœur Taka (Koyuki Katō) va en être chargée, la propre femme de celui qu’il a tué. Mais chacun a fait son devoir et, après sa répulsion initiale, l’apprentissage du japonais par Algren et ses excuses présentées, elle va lui pardonner. Car l’Américain, 40 ans bien conservés au tournage, aime à « connaître son ennemi » et il s’instruit en hygiène, gastronomie, combat et langue. Par ses conversations avec Katsumoto, qui parle l’anglais, il en vient à apprécier l’honneur guerrier des samouraïs, leur vie fruste et naturelle, leur spiritualité zen, l’art qu’il ont d’embellir la vie à chaque instant dans la confection du thé, l’admiration des cerisiers en fleurs (Yoshino est célèbre), le combat au sabre.
Son obstination à devenir l’un des leurs attire l’enfant sans père Higen, qui se projette sur lui en ses apprentissages. Malgré le masque, les émotions bouillent dans un cœur japonais. Higen offrira à Algren une calligraphie lors de son départ pour Tokyo avec son oncle, puis Algren prendra le jeune garçon une fois dans ses bras lorsque la troupe reviendra de la capitale où Nobutada a été tué en faisant évader son père assigné à résidence par Omura après que l’empereur, un faible, l’eut désavoué.
Car Katsumoto veut lui aussi le « bien du pays ». Mais pas par l’affairisme ni la déculturation ; il veut un Japon affirmé dans ses traditions pour s’ouvrir au monde moderne. L’empereur Meiji (Shichinosuke Nakamura), jeune homme falot, ne commande pas : comme tous les patrons japonais, il n’est que l’étendard d’un groupe mené par le premier ministre. S’il consulte Katsumoto et lui demande ce qu’il devrait faire, le samouraï le renvoie à sa conscience – c’est à lui, l’empereur, de dire ce qui doit être. N’ayant aucun argument ni soutien pour contrer Omura, c’est donc ce dernier qui l’emporte. Jusqu’à la bataille finale où Katsumoto se tue, aidé par Algren, alors qu’il est mortellement blessé.
L’armée des quelques cinq cents samouraïs, possédant seulement sabres, arcs et lances, fait face à l’armée impériale désormais formée de deux régiments, soit deux mille hommes, armés de canons, de fusils et de mitrailleuses Gatling à trois cents coups par minute. Deux conceptions de la guerre et de l’humanité s’affrontent : le combat d’homme à homme et le massacre industriel. La guerre, depuis le milieu du XIXe siècle, est devenue technique, tuant à distance. Algren a beau citer les Thermopyles, ces trois cents Spartiates face à des milliers de Perses, il s’agit d’un suicide. Le général Custer aux Etats-Unis, en choisissant le panache contre la réalité s’est révélé un boucher de ses hommes ; pas Katsumoto car ses samouraïs étaient tous volontaires. Les Spartiates avaient le même armement que les Perses, seul le nombre l’emportait. Plus face à l’armée impériale d’Omura, ni aujourd’hui où, avec mitrailleuses, missiles, hélicoptères de combat, drones, des fonctionnaires tuent depuis leurs bureaux. Le temps des samouraïs était le dernier temps de l’honneur, ce film a le mérite de nous le rappeler.
Malgré leurs ruses et la stratégie déployée par Algren avec écran de fumée, bombes de paille pour désorienter la charge et combat rapproché au sabre où les samouraïs ont l’avantage, le résultat ne fait aucun doute. Malgré des pertes deux fois supérieures, les impériaux menés par Omura gagnent. Algren en profite pour tuer son colonel dont il a toujours haï le cynisme élitaire. Nathan Algren est devenu un vrai samouraï ; il s’est « tatamisé » comme on dit de ceux qui ont adopté les us et coutumes du Japon.
Il s’en sort comme un caméléon, va porter le sabre de Katsumoto à l’empereur. Pétri d’émotion pour l’honneur et la tradition, le jeune homme révoque Omura, refuse de signer le traité commercial avec l’ambassadeur américain et confie le sabre à Algren.
DVD Le Dernier Samouraï (The Last Samurai), Edward Zwick, 2003, avec Tom Cruise, Ken Watanabe, William Atherton, Chad Lindberg, Ray Godshall Sr., Warner Bros 20004, 2h27, €10.99
Un film culte des années 1980 qui décrit la France sous Mitterrand : l’éternelle lutte des classes entre les populos et les bourgeois, les assistés de la débrouille et les culs coincés insérés dans le fonctionnariat, les hédonistes et les cathos. La scène se passe à Bapaume, dans le nord de la France, près de la rivière Deûle, dans une région industrielle où les inégalités se voient le plus. Avec une satire féroce du machisme d’époque où les mandarins imposent leur domination sur les femmes soumises, le médecin sur l’infirmière réduite au rôle de poupée gonflable, le chef de famille bourgeoise qui dirige sa maisonnée en réduisant son épouse devant Dieu et devant les hommes au rôle de pondeuse et d’émotive.
Outre la nostalgie des années de sa jeunesse avec ses « arabes » intégrés et ses voitures typées (la 2CV du curé, la 505 familiale du bourgeois, la 404 commerciale de l’arabe), sa racaille inventive et somme toute sympathique, ses métiers bien établis (directeur, chef de clinique, instit, curé), l’intérêt du film est de cueillir Benoit Maginel à sa sortie d’enfance, avant qu’il ne devienne drogué et instable. A 13 ans, il a l’air décidé et mignon, alliant le meilleur de ses deux milieux d’adoption : le prolo et l’aristo.
Chacun connait l’intrigue, rabâchée à l’envi comme ses répliques cultes (« lundi, c’est ravioli »). L’infirmière favorite (Catherine Hiegel) du gynécologue baiseur (Daniel Gélin) en a marre de se faire bourrer et de devoir avorter si accident, alors qu’elle aspire au mariage. Retenue jusqu’alors par l’épouse du médecin, très malade, elle se venge lorsque celle-ci meurt et que le bon docteur ne veut rien changer à ses habitudes, « Je ne pourrai jamais la remplacer » répète-t-il à l’envi à chaque condoléance, comme une litanie. Il avait en effet tous les avantages du couple sans aucun des inconvénients, faisant absolument ce qu’il voulait sans que bobonne puisse y redire. Mais Josette – qui ressemble furieusement à une mienne patronne œuvrant dans les arts de la fin des années 1970 – se venge. Elle envoie une lettre à chacun des protagonistes pour dire qu’elle a délibérément interverti les bracelets et les identités de deux bébés nés le même jour à la clinique du docteur qui n’a rien vu : Maurice Le Quesnoy devenu groseille, Bernadette Groseille devenue Le Quesnoy. Les deux gamins ont été élevés chacun par leur famille supposée et, douze ans plus tard, se retrouvent effarés.
Chez les Groseille, on se disait aussi que le Momo était le plus futé et le plus débrouillard du coin, conseillant à Ahmed l’arabe du coin (Abbes Zahmani) de faire sauter sa vieille 404 pour toucher l’assurance, pompant le compteur EDF de la cage d’escalier pour éviter de payer. Chez les Le Quesnoy, on se disait aussi que la Bernadette avait des pulsions de pute avec la puberté qui venait, allant jusqu’à se maquiller et évoluer à poil devant la glace dans la chambre de sa mère un jour qu’elle n’avait « rien à faire ». Conseil de guerre chez les deux familles : les prolos veulent faire argent de tout, donc « vendre » Momo ; les aristos veulent surmonter les épreuves que Dieu leur envoie et profiter de leur aisance pour faire le bien des deux enfants. Les Le Quesnoy gardent donc Bernadette et feignent d’adopter Maurice.
Si le garçon s’adapte sans problème, heureux de la vie tranquille et un brin amoureux de sa vraie mère, bien plus sexy que la grosse précédente, la fille Bernadette (Valérie Lalande), lorsqu’elle l’apprend, répugne à considérer ces animaux en bauge de Groseille qui se pelotent devant tout le monde et crachent sur « la pouffiasse » de la télé. Maurice vole de l’argenterie, d’ailleurs donnée en cadeau de mariage ; Bernadette déprime et développe une névrose obsessionnelle compulsive de propreté. La pauvreté est une tache qu’il faut laver, tel un péché originel.
C’est bien sûr la caricature du milieu bourgeois catholique bon chic bon genre qui fait le sel du film. Il sera repris avec le même gros succès populaire dans Les visiteurs en 1993. Jean (André Wilms) et Marielle Le Quesnoy (Hélène Vincent) ont cinq enfants aux prénoms de saints révérés du calendrier chrétien : Paul, Pierre, Mathieu, Bernadette, Emmanuelle. Tous ont leurs « activités » pieuses : patronage, kermesse, musique, stage de canoë catho en été. Ils sont pénétrés d’idéologie, Pierre dira même à sa mère qui n’en peut plus : « Enfin maman, il faut savoir souffrir. Le Christ aussi a souffert pour nous sur la Croix. La vie n’est pas un long fleuve tranquille maman ! »
Le curé holé holé (Patrick Bouchitey) est en phase avec les années post-68 qui fleurirent sous Mitterrand : enthousiaste, guitariste, metteur en scène, il motive les adolescents comme les rombières en faisant rugir sa 2CV. La bonne, Marie-Thérèse enceinte (Catherine Jacob), « jure » qu’elle n’a jamais rencontré un garçon, croyant faire avaler qu’elle est une nouvelle vierge Marie – puisque sa patronne y croit. Les Groseille sont présentés en antithèse avec leurs six enfants surnommés Franck relâché de prison (Axel Vicart), Million (Tara Römer), Toc-toc (Jérôme Floch), Momo. Les garçons volent et truandent en bande tandis que les filles font la coiffeuse, se maquillent en stars platinées et draguent le garçon à thunes. Si les cathos sont coincés, les prolos sont débridés.
Maurice, malin, comprend qu’il doit prendre le meilleur des deux milieux pour s’en sortir : l’éducation bourgeoise et son ouverture au monde (le dériveur, la médaille de baptême, Le Touquet), la démerde prolo et les limites avec les règles. Il met en contact les enfants de ses deux familles et dévergonde son frère aîné Paul, 16 ans (Guillaume Hacquebart), qui se prélasse presque nu avec la fille Groseille (Sylvie Cubertafon) et accepte ses caresses et baisers jusqu’à se révolter contre son père qui voudrait l’empêcher de sortir en chemise à col ouvert. Pierre (Emmanuel Cendrier) se bourre à la bière au grand dam de sa mère tandis que Mathieu (Jean-Brice Van Keer), trop petit pour savoir nager, est quand même emmené avec les grands dans la Deûle « interdite à la baignade ». Tous sniffent de la colle dans le garage Le Quesnoy avant que Momo n’apporte des « cadeaux » pris à sa famille à ses frères et sœurs Groseille ; la petite Emmanuelle (Praline Le Moult) elle-même échange sa poupée blonde cadeau de Noël contre une poupée pouffiasse à la tignasse décolorée. Mais donner aux pauvres est bien vu par l’idéologie et les parents sont coincés.
L’une des dernières scènes met en scène le gamin en caméléon avisé : il ébouriffe ses cheveux bien lissés et ouvre sa chemise bleu ciel avant d’arriver chez les Groseille ; il repeigne sa raie et referme ses boutons de col avant de retourner chez les Le Quesnoy. Cette séquence est la plus séduisante du film. Bien plus que la dernière scène où Josette boit un alcool face à la mer au Touquet en écoutant brailler Mireille Mathieu sur une chanson révolutionnaire, revanche consommée, le vieux docteur décati et soumis assis derrière elle.
DVD La vie est un long fleuve tranquille, Étienne Chatiliez, 1988, avec Benoît Magimel, Hélène Vincent, André Wilms, Valérie Lalande, Tara Römer, Jérôme Floch, Sylvie Cubertafon, Guillaume Hacquebart Emmanuel Cendrier, Jean-Brice Van Keer, Praline Le Moult, Axel Vicart, Claire Prévost, Christine Pignet, Maurice Mons, Daniel Gélin, Catherine Hiegel, Catherine Jacob, Patrick Bouchitey, Abbes Zahmani, TF1 studio 2003, 1h28, €10.05
Premier roman de l’enfant terrible des arts italiens, Pasolini raconte l’existence de débrouille des gosses de la banlieue de Rome après la guerre. Né en 1922, il avait 22 ans en 1943 lorsque débute le premier chapitre ; il n’a pourtant habité la banlieue de Rome avec sa mère qu’en janvier 1950. Il s’attache comme un grand frère au Frisé, un gamin de 12 ans qui fait sa communion et sa confirmation dans la foulée. Ici, dans la banlieue capitale, l’Italie reste traditionnelle, à peine sortie de la campagne malgré les usines qui attirent du monde. La mamma reste à la cuisine et à la lessive, cognée par son mari qui va se saouler après le boulot, couverte de gosses par absence de toute contraception – interdite par les eunuques d’Eglise.
Pasolini n’est pas tendre avec « les institutions », qu’elles soient politiques (le fascisme puis la chienlit démocrate-chrétienne), l’Eglise (où les curés expédient les messes et les enterrements), les syndicats (communistes) qui ne se préoccupent pas du Lumpenproletariat. Mais les gosses s’en foutent, livrés à eux-mêmes en bandes d’âges dès qu’ils savent marcher, comme dans les pays arabes. Le climat de Rome en été rappelle d’ailleurs le Sahara avec son soleil implacable qui décourage tout labeur et la poussière des rues qui donne constamment soif. Sa description de Rome vue d’un camion à ordures au chapitre V donne le ton : « Le camion, filant dans ce quartier chic, pris la via Casilina, frôla de sa puanteur toute fraîche des immeubles de pauvres gueux, dansa la samba le long de chaussées transformées en écumoires et dont les trottoirs prenaient l’aspect d’égouts, passa entre de grandes passerelles défoncées, des palissades, des échafaudages, des chantiers, des zones entières de masures, croisa la ligne du tram de Centocelle plein d’ouvriers en grappes sur les marchepieds et parvint par la via Bianca aux premières habitations de la Borgata Gordiani isolée au milieu d’un petit plateau, comme un camp de concentration, entre la via Casilina et la via Prenestina et fouettée par le soleil et par le vent ».
Les gosses vivent dehors tout le jour, en loques. Ils s’agglutinent au bord du Tibre et de l’Aniene pour se baigner à poil dans les eaux sales et huileuses où passent au fil du courant des caisses de bois et des cadavres de rats. En face, l’usine d’eau de Javel. On s’y ébroue, on apprend à nager, on s’y noie. Car les gamins veulent faire comme les grands sans en avoir toujours les moyens. Les petits sont bizutés, vêtements cachés pour qu’ils restent tout nu, claqués pour qu’ils chantent, ligotés et entourés d’herbes auxquelles ont met le feu pour faire comme les Peaux-rouges. Mais cela ne dérape jamais dans la violence mortelle comme chez les adultes qui jouent trop volontiers du couteau. Car, malgré tout, la société façonne les jeunes sauvages : dans le premier chapitre, le Frisé à 12 ans plonge et nage pour sauver de la noyade une hirondelle dans le Tibre ; dans le dernier chapitre, le même Frisé après « redressement » en prison et au travail, laisse finalement se noyer Gégène, un gamin de 10 ans qui voulait traverser le fleuve malgré le fort courant. Chacun pour soi, enseigne la société bourgeoise.
La violence est celle de la société : du manque de logements, du travail abrutissant sous-payé, du prix des denrées. Les familles réfugiées, déplacées, expulsées, habitent des bidonvilles, les écoles désaffectées (qui parfois s’écroulent sur eux), les habitations bon marché, les HLM qui ne cessent de se construire à la va-vite autour de Rome. Elles s’entassent à six ou huit dans une seule pièce, séparée du coin cuisine par un rideau. Les frères couchent avec les frères, tête-bêche, les sœurs avec les sœurs (ou parfois avec le père). La pudeur n’existe guère et les garçons baisent dès 13 ans. Ils chapardent, récupèrent, se servent, volent, se prostituent parfois pour quelques centaines de lires. L’amitié n’est guère que de la camaraderie solidaire, le sentiment ne pouvant s’épurer à cause des conditions matérielles. Nul n’hésite à voler son copain en l’attirant entre les cuisses d’une grue pour détourner son attention, comme le Frisé en fait l’expérience à 14 ans sur la plage d’Ostie.
L’univers suburbain est sous le règne du plus fort, la virilité affichée et les filles laissées de côté. Les garçons se regardent, s’admirent, se soutiennent. Lorsqu’ils roulent à poil dans la boue des rives, leur gourdin se dresse parfois ; lorsqu’ils sortent le soir, ils peignent leurs cheveux un peu trop longs de gouape et enfilent à cru des pantalons moulants et des marinières très lâches au col. L’homosexualité reste mal vue par l’Eglise, par la société, par le virilisme garçonnier, mais reste une tentation permanente et les très jeunes se livrent volontiers aux « pédoques » venus du centre pour gagner quelques sous comme il est dit plusieurs fois. C’est ce qui fit scandale à la parution en 1955, suscitant même un procès en pornographie de la part des catholiques bien-pensants comme jadis pour Flaubert, Baudelaire et Byron. Les communistes ont négligé le réalisme du sujet pour reprocher l’absence de perspectives (politiques). La justice italienne a été moins partiale et Pasolini fut acquitté parce qu’il se contentait de décrire la société des jeunes et leur parler franc. Aujourd’hui, le lecteur n’y voit rien de très scandaleux tant les mœurs ont évolué et qu’ont explosé les outrances des écrivants (souvent vains) qui veulent se faire remarquer.
Ils sont apolitiques, rebelles, sans famille – mais ils sont la vie, ces gamins laissés à eux-mêmes. Ils subissent le destin et s’y débrouillent. Pasolini ne les juge pas mais décrit de façon neutre leurs petites histoires et leur milieu. C’est ce qui rend le roman attachant malgré la langue, difficile à lire en italien et a fortiori à traduire. Car les ragazzi parlent l’argot du Trastevere, un romanesco abâtardi. Le jeune plâtrier Sergio Citti, de onze ans plus jeune que Pasolini et qui fut probablement son amant, l’a appris à l’auteur, initialement frioulant. J’ai lu Les ragazzi dans la traduction 1958 de Claude Henry parue en Livre de poche en 1974 à l’occasion de la sortie du film de Bolognini Les garçons (concentré sur les plus âgés), mais l’argot français utilisé a bien vieilli. Je ne connais pas la nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro mais elle est plus récente, donc probablement plus accessible aux lecteurs d’aujourd’hui.
Pier Paolo Pasolini, Les ragazzi (Ragazzi di vita), 1955, Points 2017 nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro, 288 pages, €8.60 e-book Kindle €7.99
DVD Les Garçons (La notte brava), Mauro Bolognini, 1959, avec Rosanna Schiaffino, Elsa Martinelli, Laurent Terzieff, Jean-Claude Brialy, Anna-Maria Ferrero, Carlotta films 2010, 1h30, €6.22
« Argoul participe au Programme Partenaires d’Amazon EU, un programme d’affiliation conçu pour permettre à des sites de percevoir une rémunération grâce à la création de liens vers Amazon.fr »
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