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Hervé Bazin, Lève-toi et marche

Trop connu comme auteur de Vipère au poing, récit romancé de sa mère toxique, Hervé Bazin mérite d’être relu pour d’autres romans sociaux, dont certains sont déjà chroniqués sur ce blog. « Lève-toi et marche » est une formule tirée de l’Évangile de Jean (5 1-13). Elle est prononcée par Jésus au paralytique professionnel qui hante la piscine à cinq portiques de Béthesda sans jamais s’y plonger. L’homme est enfermé dans son mal comme dans la tradition depuis 38 ans. Nombre symbolique qui rappelle (exprès) les années que le peuple juif a passé à la frontière de Canaan par manque de foi et de volonté d’oser. « Veux-tu être guéri ? » demande Jésus au paralytique installé dans son infirmité.

Constance, atteinte d’une paralysie des jambes et qui a perdu presque toute sa famille dans un bombardement (anglais) de la guerre, a perdu aussi la foi. Mais elle est pleine d’énergie vitale et de volonté. Elle « veut », elle « en veut ». Aussi, dès le premier chapitre, le lecteur la trouve roulant dans son fauteuil à manivelle jusqu’au bord de la Marne pour s’y plonger et tenter de nager – allusion transparente à l’Évangile de Jean… Au grand dam de son copain Luc, amoureux transi depuis son adolescence normale, qui la couve et la ramène à la maison, nue et frissonnante sous sa robe légère.

Mademoiselle Orglaise n’est pas tendre avec ceux qui se laissent aller. Dont Luc le premier, enfermé dans sa routine d’amoureux éternel, d’artiste méconnu, de vivoteur à la petite semaine. Profitant d’une circulaire du lycée invitant à réunir la promotion du bac dix ans après, Constance, qui n’est pas allée au lycée de garçons, organise la réunion de sa propre initiative. Elle prend prétexte de son frère qui en faisait partie, décédé d’une tuberculose pendant la guerre, pour se donner une légitimité.

La réunion ne donne pas grand-chose, chacun ressassant les souvenirs scolaires et se regardant en chien de faïence. Certains ont réussi, profitant des trafics générés par l’Occupation, d’autre pas. Elle va dès lors les asticoter à coup de circulaires qu’elle tape et ronéote elle-même à la maison, auprès de sa tante Mathilde qui gagne sa vie par ce travail pour les commerçants en mal de publicité. Elle songe à une société d’entraide entre anciens sans trop savoir où elle va.

Mais, de visites en coups de téléphone, elle parvient à faire se rencontrer les uns et les autres, à trouver un poste à Luc, un investissement à Serge, un tournage à Catherine (en même temps qu’un amant – le septième), une mission en Afrique au pasteur Pascal, des activités au père Roquault et un bébé à Berthe, la mère indigente d’un petit garçon handicapé de 5 ans, Claude. Enfant que l’assistante sociale a confié à Constance la journée pour que la mère puisse travailler, et qu’elle a fini par aime, enfant qu’elle laissera à tante Mathilde qui, sans lui, n’aurait plus personne après la mort de Constance, enfant que sa propre mère abandonne car elle se marie avec un mâle qui ne veut pas de « l’avorton ».

Car Constance se meurt, bout par bout, atteinte de syringomyélie, ou cavités dans la moelle épinière Les extrémités deviennent insensibles, les articulations s’enflamment, les doigts se nécrosent, la paralysie gagne peu à peu tout le corps – jusqu’à l’asphyxie mortelle. Mais Constance aura vécu, elle ne se sera pas laissée faire par la maladie, le destin ou par ce Dieu qui n’existe semble-t-il que pour les forts et les bien-portants. Elle n’a pas besoin des prêches du pasteur pour aller vers les autres et insister à les faire sortir d’eux-mêmes, de leur routine, de leur frilosité. Même lui, homme de Dieu, en est remué, confit jusque-là dans le fonctionnariat de la religion, lisant des prêches tout faits, prononçant sans cœur les formules de circonstance, officiant selon les rites mais sans ferveur.

Comme quoi l’orgueil personnel d’être peut se conjuguer à la générosité pour les autres tant, sur cette terre, tout est mêlé de « bien » et de « mal ». Car seul l’esprit biblique sépare les deux comme s’ils étaient des essences platoniciennes. Le miracle est un mythe pour bonnes femmes ; la volonté est à la portée de chacun. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » est une autre maxime de la religion qui récupère tout ce qui peut servir.

Hervé Bazin, Lève-toi et marche, 1952, Livre de poche 1990, 319 pages, occasion €3,00 ou broché €1ç?90 e-book Kindle €4,99

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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La guerre est un mauvais moyen, dit Montaigne

Le chapitre XXIII du Livre II des Essais compare les États à des organismes, sujets à la maladie ou à trop de santé, et nécessitant les mêmes moyens qu’emploie la médecine. « Les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous » (on dirait « fanent » aujourd’hui). Et dans « les États souvent malades, a-t-on accoutumé d’user de diverses sortes de purgation. »

Elles se révèlent de trois sortes : purger le pays de ses éléments indésirables, le saigner d’un surplus de jeunesse, fomenter une guerre pour maintenir les turbulences en haleine.

« Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. » Ainsi les Juifs d’Espagne, chassés par les rois très catholiques, et les protestants de France, bannis par d’autres rois très catholiques. Ou des Juifs encore, pogromisés en Russie, qui se sont amassés en Europe centrale avant d’être pris entre les deux feux du communisme et du nazisme dans les « terres de sang » des historiens du XXe siècle. Notons aussi que les « immigrés » en Europe se trouvent exilés de leurs divers pays pour cause de guerre, de répression politique, d’intolérance religieuse ou, en Amérique latine, de famine (de pain ou de liberté) et sont ainsi en état de « décharger leur pays » – volontairement ou non. A l’inverse, les extrême-droites européennes rêvent d’une décharge à l’envers, de donner congé aux familles indésirables.

Les États trop sains, regorgeant de jeunesse, envoient coloniser d’autres terres et conquérir d’autres lieux. Ainsi firent les Romains, puis les barbares des invasions, avant les Mongols et les Blancs explorateurs suivis de leurs missionnaires évangélisateurs. « Ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres ; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large. » Ou les pays du Maghreb, dégorgeant leurs jeunes sans qu’il y ait un emploi pour eux, ou les pays d’Afrique noire qui font des petits à gogo tout en maintenant la tutelle des vieux politiciens corrompus, ce qui alimente le désir d’ailleurs comme une source dont le bassin déborde.

Mais il est pire… Les États « parfois aussi, ont à escient nourri des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oisiveté, mère de corruption, ne leur apportât quelque pire inconvénient (suit une citation de Juvénal) mais aussi pour servir de saignée à leur république et éventer un peu la chaleur trop véhémente de leur jeunesse, écourter et éclaircir le branchage de cette tige foisonnant en trop de gaillardise. » Toutes les dictatures ont agi ainsi : Napoléon 1er pour calmer la Révolution, Napoléon III après la révolution de 1848, le fascisme mussolinien, le nazisme hitlérien, le soviétisme botté de Staline à Brejnev, l’Argentine de la dictature avec la guerre des Malouines, l’Irak saddamite contre le Koweït – et bien-sûr Poutine, depuis vingt ans au pouvoir et qui compte bien y rester. Contesté à l’intérieur après une dernière présidentielle peu convaincante, rien de mieux que la guerre pour resserrer les rangs, emprisonner les dissidents et assurer l’Ordre intérieur. La Turquie d’Erdogan est tentée de faire de même contre les Kurdes (en attendant la Grèce?) et la Chine de Xi, contesté lui-même pour sa politique erratique du Covid, contre Taïwan. Montaigne cite en son temps Edouard III d’Angleterre qui a exclu la Bretagne du traité de Brétigny afin d’y conserver la possibilité de faire la guerre.

« Mais je ne crois pas que Dieu favorisât une si injuste entreprise, d’offenser et quereller autrui pour notre commodité », se récrie Montaigne. Preuve que si, l’histoire en est pleine : soit Dieu s’en fout, soit il n’existe pas. Et c’est alors « la faiblesse de notre condition [qui] nous pousse souvent à cette nécessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » Lycurgue fit s’enivrer les hilotes pour servir d’exemple repoussoir à ses Spartiates. De leur côté, « les Romains dressaient le peuple à la vaillance et au mépris des dangers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combattaient, détaillaient et entretuaient en leur présence. » La « soif de sang » n’a pas de borne ; une fois commencée, elle pousse au pire, la jeunesse d’abord, soi-disant fragile, et « les filles même », déplore Montaigne. Il cite Prudence dans Contre Symmaque : « à chaque coup elle se dresse ; / elle est aux anges chaque fois que le vainqueur / enfonce son glaive dans la gorge ; / et cette vierge timide tourne le pouce / pour que meure celui qui est à terre. » Qui a pensé, dans un moment d’égarement, que la féminisation des sociétés les rendraient plus pacifiques, plus apaisées ? Au contraire… L’égalité des sexes pousse à la virilisation des femmes et à masculiniser un peu plus les hommes. D’où la violence qui monte, le culte du muscle, de l’action. D’où Trump et Poutine – entre autres – et la bénévolente Marine Le Pen qui pousse à l’hystérie un Zemmour.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Hervé Le Tellier, L’anomalie

Un roman original qui a eu le prix Goncourt il y a deux ans. Je lis rarement les prix Goncourt l’année même de leur sortie, j’attends plutôt quelques années, le temps de voir s’ils resteront dans la littérature ou s’ils rejoindront, comme beaucoup de Goncourt, l’oubli. L’anomalie, à mon avis, reste. Le roman est original, bien composé, écrit avec habileté en différents styles selon les personnages, et avec une certaine ironie.

Il se décompose en trois parties un peu scolaires mais indispensables : une première de présentation des personnages, une seconde sur l’anomalie qui se produit dans le monde, enfin une troisième sur les conséquences sur chacun. L’auteur ne manque pas, dans un ultime chapitre, de se moquer lui-même de ce qu’il écrit lui-même et d’analyser son livre. Il note ainsi commencer par une resucée de Mickey Spillane, le célèbre auteur de romans policiers mettant en scène un tueur nommé Hammer, le marteau. C’est le cas de son Blake, le seul personnage à s’en sortir sans dommage, car anonyme.

Il y a presque autant de femmes que d’hommes, mais l’auteur n’est pas tendre avec la partie femelle. Il les montre dans leur réalité égoïste, prêtes à baiser mais pas à s’engager, voulant un enfant pour elles toute seules, refusant la tendresse pour vivre leur vie comme elles disent. Ce qui étouffe Louis qui, à 10 ans, aimerait bien un peu d’air et un « papa » qui l’ouvre au reste du monde, pour briser enfin la coquille de l’œuf fusionnel dans lequel l’enferme sa mère Lucie (bien peu lumineuse). Ce qui navre l’architecte de la cinquantaine André, tout comme un certain Raphaël, tous deux amoureux de cette Lucie qui prend tout (notamment son pied) sans rien donner. Ce qui désole l’écrivain Miesel, auteur d’un roman posthume (enfin presque) intitulé L’anomalie, car son Anne le fuit manifestement. Il n’y a guère que le jeune nigérian Slimboy qui soit heureux – parce que justement il n’aime pas les femmes.

L’anomalie est quelque chose de physique qui se produit dans ce monde comme s’il était un gigantesque jeu vidéo dont les ficelles sont tirées par des intelligences extérieures. Un vol Paris-New York d’Air France atterrit en mars après un gigantesque orage, puis le même atterrit de nouveau en juin de la même année, après un même gigantesque orage, avec le même commandant de bord et les mêmes passagers. Affolement des officiels américains qui soupçonnent tout d’abord les Chinois, ensuite les extraterrestres, enfin une anomalie de la physique.

Nul ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé, d’autant que la CIA apprend que la Chine a eu elle-même son propre vol dupliqué – dont toute les traces d’ailleurs été effacées – ainsi que l’équipage et tous ses passagers. On ne badine pas avec la normalité dans la Chine de Xi Jin Ping : on éradique ce qui dérange. Ce n’est pas le cas aux États-Unis où l’avion est dérouté sur un aérodrome militaire, tous ses passagers et son équipage confinés dans un hangar où des agents du FBI et des psys cherchent à en savoir plus. Car chaque individu présent dans l’avion de juin est le double exact de ceux dans celui posé en mars. Il faut savoir si ce sont des simulateurs, des clones, ou de parfaits jumeaux mystérieusement apparus.

Les observations, les interrogatoires et les enquêtes prouvent que chacun est bien celui qu’il dit être, ce qui fait qu’il existe désormais deux personnes identiques de par le monde. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants. Les physiciens évoquent la possibilité d’un repli du temps percé d’un trou de ver qui permettrait de passer d’un monde à l’autre ; ou une gigantesque simulation intergalactique qui ferait de notre monde humain une expérience in vivo de quelque intelligence incomparablement plus vaste que la nôtre (tout comme nos savants simulent leurs expériences à leurs petits niveaux).

Les conséquences ne se font pas attendre, elles sont personnelles à chacun des doubles et sociales avec ce poison de Dieu qui agite tous les ignorants et les fait croire en Satan. Le petit Louis a désormais deux mamans et, très intelligemment, il refuse de choisir et les tire au sort pour chaque jour de la semaine. Joanna l’avocate s’est trouvé un petit ami durant ces trois mois entre mars et juin et est tombée enceinte, tandis que sa duplication de juin ne l’est pas ; celle-ci va donc prendre une autre identité et disparaître. L’écrivain Miesel, qui s’est suicidé entre-temps après avoir écrit L’anomalie, renaît et découvre le monde après sa mort, quel était son « meilleur ami » qu’il connaissait à peine, et sa « fiancée éplorée » avec qui il avait rompu neuf mois auparavant ; il jouit désormais de sa réputation et de ses droits d’auteur mérités, et continue à écrire, soutenu par son éditrice Clémence, l’une des femmes sympathiques du roman. André décide, au vu de son expérience vécue par l’autre André durant trois mois, de tenter de renouer avec Lucie – l’une des deux Lucie seulement – en ne faisant pas les mêmes erreurs. Blake a résolu le problème de son double à sa manière, « chinoise ».

Il n’y a que Daniel, le pilote de l’avion, qui succombe une seconde fois au même cancer, malgré les trois mois de répit et l’expérience des traitements. Slimboy est heureux de se découvrir un jumeau, malgré la superstition africaine qui veut que ce soit un démon – sauf chez les yorubas ; ils vont pouvoir chanter ensemble. Quant à la jeune Adriana, qui voulait faire du théâtre, elle rencontre son double dans un show télévisé décrit avec une froide ironie par l’auteur en verve, et cela se termine mal à cause des chrétiens apocalyptiques qui voient en ces doubles soi-disant « non créés par Dieu » l’œuvre du diable. L’ignorance suscite toujours la peur, et la peur la violence fanatique.

Mieux vaut croire que penser, c’est plus rapide et plus facile, on se sent moins seul dans l’opinion commune et conforté dans tous ses actes par « Dieu ». L’auteur n’hésite pas à écrire : « Et au cœur de cet incendie sans fin qui de tout temps a dévoré l’Amérique, dans cette guerre que l’obscure mène à l’intelligence, ou la raison recule pas à pas devant l’ignorance et l’irrationnel, Jacob Evans [le baptiste ignare fanatisé par sa croyance] revêt la cuirasse d’ombre de son espérance primitive et absolue. La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit » p.356.

Hervé Le Tellier n’est pas tendre avec les États-Unis, montrant leur bureaucratie en action, leurs décisions brutales, leur président en « mérou avec une perruque jaune » (un portrait irrésistible du précédent élu), et la décérébration de l’Internet : « la liberté de pensée sur Internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser » p.363.

En bref, ce n’est certes pas un roman à se prendre la tête, ni écrit avec grand style, ni frappé de formules à retenir, mais c’est un roman un peu policier, un peu science-fiction, lisible et divertissant. Il fait réfléchir sur soi et sur le monde, il rabaisse notre orgueil d’Homo sapiens maître et possesseur de la nature, et sa fin est un coup de théâtre en forme de coup de pied de l’âne. Un peu court, mais pas si mal.

Hervé Le Tellier, L’anomalie, 2020, Folio 2022, 404 pages, €8.90, e-book Kindle €8.49

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Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola

L’Italie populaire dans toute sa répugnante splendeur, loin de lidéalisme du peuple prolétaire sain des communistes ou des fascistes, vue par l’œil acéré et moqueur d’Ettore Scola. Une smala des Pouilles – qui évoque le mot pouilleux – s’entasse en bidonville à Rome, sur une huitième colline d’où l’on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Ils sont une vingtaine de tous âges à vivre sous le même toit de tôles et de cartons, mêlés dans la promiscuité des nuits moites, forniquant sur leurs grabats sans souci des gosses ni des autres. Une païennerie de sauvages très années post-soixante-huit, loin de Dieu, avec le rut en point d’orgue et le lento de la morale immémoriale et du pater familias omnipotent méditerranéen.

Giacinto (Nino Manfredi) est un dieu tonnant, borgne comme Polyphème, propriétaire d’un million (de lires) touchés par l’assurance pour avoir perdu un œil au travail. Il ne fait plus rien, se laisse vivre, maugréant cependant contre tous ces « parasites » d’enfants, petits-enfants, beaux-fils, brus et conjointes qui ne cessent de copuler et d’en faire d’autres, des bouches à nourrir et des culs à vêtir. Tous sont mal foutus, même le chien n’a que trois pattes. Un fils a perdu une jambe, un autre est cocu, Fernando est à la fois pédé et travelo (Franco Merli, qui a joué dans les films de Pasolini Salô ou les 120 journées de Sodome) – ce qui ne l’empêche pas de sauter sa belle-sœur par derrière car, lorsqu’elle se lave les cheveux, non seulement elle ne sait pas qui c’est mais elle ressemble à un garçon. Giacinto, qui le voit gobe un œuf – symbole de la fécondation à venir… Une fille couche, une autre fait le tapin, une dernière travaille comme aide-soignante chez les bonnes sœurs, une de 14 ans « fait des ménages » (n’ayant encore « rien à montrer ») – mais elle sera en cloque à la fin. De qui ? Quelle importance – « c’est toujours la famille » ! Quant à la mémé (Giovanni Rovini), elle touche une pension et tous les gars vont avec elle à la Poste pour se la partager ; elle n’a droit qu’à une sucette, comme les gosses les plus grands, et regarder la télé.

Au matin, la fille adolescente de 14 ans sort en bottes jaunes avec une série de seaux à remplir à la fontaine. Les garçons entre 16 et 20 ans sortent leurs scooters et motos et font un rodéo dans le bidonville, soulevant la poussière et envoyant à la gueule de chacun leurs gaz d’échappement. Ils partent « en ville » effectuer des vols à la tire, de petits larcins, tandis que l’unijambiste mendie et planque sous lui les sacs à main volés à l’arrachée aux touristes naïves. Les vieux se placent en rang sur un muret comme des corbeaux de mauvais augure et fument, en silence, regardant leur monde qui fuit. L’adolescente rameute tous les gosses jusqu’à 12 ans pour aller les encager au cadenas dans un enclos où ils ne pourront se perdre ni faire de bêtises. Cela jusqu’au soir où ils seront délivrés, jouant entre temps à des riens, du bébé sachant à peine marcher au préadolescent qui grimpe par-dessus les grillages. Lui, la culotte lourdement effrangée et le tee-shirt troué, n’hésite pas à aller aux chiottes tanner son grand-père pour obtenir mille lires pour le litron de vin qu’il doit aller acheter. Lorsqu’il « fait ses devoirs » devant sa mère qui émince des légumes et sa mémé plantée devant le petit écran à regarder des jeux idiots, c’est pour regarder sans vergogne des revues porno que la voisine, très fière de sa fille bien foutue (dans tous les sens du mot) qui pose nue dans les magazines et se fait payer pour cela. Une pute ? « Non, elle travaille ! »

C’est truculent avec quelques clins d’œil à Fellini pour la pute aux gros seins et à Ferrari pour la grande bouffe. Car le vieux qui ronchonne sans cesse, rabroue chacun en le traitant de fainéant et de cocu (et lui alors ?), couche avec son fusil chargé, tabasse sa grosse et tire sur un fils à le blesser. C’est un boulet. Ne va-t-il pas jusqu’à ramener une grosse pute à la maison (Maria Luisa Pantelant) et à la faire coucher dans le lit matrimonial (taille large) avec lui et sa propre femme Mathilde (Linda Mortifère) ? Les fils adultes en profitent et, lorsqu’il a le dos tourné quelques instants, s’activent sur la pute en cadence. Mais la mama en a marre ; elle veut le faire disparaître et l’expose à la famille dont les enfants ont été emmenés dehors, en coupant du poumon de bœuf sanguinolent. Rien de tel, après le baptême à l’église d’un énième dont Giacinto est le parrain, que la mort aux rats versée à poignée dans un plat succulent des spaghetti à la tomate et aux aubergines grillées, un délice. Giacinto s’empiffre sous le regard attentif des autres, mais il est inoxydable, les pauvres sont impayables et increvables. Et la chimie au rabais pas très efficace contre les rats. Il s’en sort après quelques vertiges et vomissements. Il décide alors de faire cramer toute la volière hostile et arrose d’essence la baraque avant d’y foutre le feu. Mais tous s’en sortent, y compris mémé en chaise roulante. Tous rebâtissent et refont le plein de matelas. La pute reste.

Et le vieux ne trouve rien de mieux pour les faire chier que de vendre son baraquement « avec le terrain y attenant » à une famille immigrée du sud en quête d’un logement pas cher. Sauf que rien ne se passe comme prévu, la matrone refuse et fait disparaître « l’acte de vente sous seing privé » – réputé dès lors n’avoir jamais existé – tandis que Giacinto surgit dans une vieille Cadillac qui peine à monter les côtes, achetée avec le produit de cette vente. Sans savoir conduire ni se conduire, il fonce dans le tas et le gourbi s’écroule presque. Tous le retapent et l’agrandissent ; ils vivront désormais à deux familles, à tu et à toi sous le même toit…

De la réalité cynique du bidonville réel de Monte Ciocci à Rome, avec vue sur le Vatican chrétien qui chante « heureux les pauvres car ils verront Dieu » en se vautrant dans le lucre et (on le découvrira plus tard) le stupre, Ettore Scola en néo-réaliste fait une farce radicale. Le confort petit-bourgeois agité par la société de consommation des années soixante et soixante-dix corrompt les prolétaires qui ne peuvent y accéder. Il les corrompt. Leur obsession du fric les fait voler, tromper, se prostituer. Le moindre argent devient un magot soigneusement planqué en avare pour éviter les convoitises. Le tous contre tous n’est contrebalancé que par le souci de bâfrer et de ronfler (après la baise), au chaud sous le même toit. On se hait à cause du système social mais on ne peut humainement vivre qu’ensemble. Un film d’une bouffonnerie noire très années 70.

DVD Affreux, sales et méchants (Frutti, sporchi e cattivi), Ettore Scola, 1976, avec Francesco Anniballi, Maria Bosco, Giselda Castrini, Alfredo D’Ippolito, Giancarlo Fanelli, Carlotta Films 2014, 1h51, €9,35, blu-ray €9,75

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Full Metal Jacket de Stanley Kubrick

Les Yankees savent penser leur histoire, même si elle n’a qu’un peu plus de deux siècles. La chemise de métal plein est celle de la balle blindée, symbole de la technique avancée des soldats des États-Unis. Pour le Vietnam, les Marines s’entraînent, conditionnés psychologiquement selon les meilleurs techniques des docteurs fous à la Orange mécanique – ce fantasme du pouvoir sur le cerveau des années soixante. Puis ils sont envoyés au casse-pipe, dans une jungle qu’il n’ont jamais connue, avec de petits hommes verts qu’ils n’ont jamais compris. Évidemment, tout se passe mal, c’est Le Merdier, titre français du roman de Gustav Hasford The Short Timers les minuteries. Les soldats doivent en effet être formatés pour être de parfaites horloges, qu’il suffit de remonter.

C’est l’objet de la première partie du film qui est un constant aboiement du sergent instructeur Hartman (R. Lee Ermey), un formateur raide et viriliste qui insulte et donne des surnoms ridicules pour avilir les hommes. Il y a Guignol parce qu’il répond original en voulant être le premier de son immeuble à inscrire un mort au palmarès (Matthew Modine), Blanche-Neige parce qu’il est noir (Peter Edmund), Cow-boy parce qu’il frime (Arliss Howard), Baleine parce qu’il est gros (Vincent D’Onofrio). Tous les gars sont pour lui des gonzesses, signe d’homosexualité refoulée et de dédain des femmes, et il les appelle Mademoiselle – tant qu’ils ne sont pas Marines, ils ne sont pas des hommes.

Le drill consiste à les faire renaître dans leur nouveau statut, avec leur nouveau nom, comme des born again de la foi. Mais la foi des Marines est de tuer. Ils « assistent Dieu », pas moins, à ce que hurle l’instructeur. Bien-sûr, certains vont résister : ils seront sous-officiers ; d’autres vont craquer : Baleine finira mal et révèlera son temprament de brimé, frustré, donc psychopathe. Pourtant il était bon tireur, comme tous les plus cons car ils ne réfléchissent pas. Je me souviens de mon capitaine, au service militaire, qui nous faisait courir cinq cents mètres avec un sac chargé à 20 kg sur le dos, avant de nous faire aligner couchés pour tirer : nos scores étaient bien meilleurs qu’à froid parce que nous ne pensions pas. Nous saisissions le fusil, alignions la mire avec la cible et effleurions la détente. Plutôt que de trop réfléchir à la position, au souffle, à la mire, donc de trembler, de perdre le fil de l’objectif.

Une fois Marines, les garçons sont affectés. Guignol au service de communication des armées parce qu’il a fait un peu de journalisme au collège ; les autres en unité au front. Direction Da Nang, la grande base américaine. Et c’est là que commencent les choses sérieuses.

Le Vietcong profite de la fête du Têt pour lancer sa grande offensive, prenant tout le monde de cours, les renseignements américains en premier (une fois de plus…), ancrés dans leurs certitudes que tout sera comme d’habitude. Le fameux calcul des probabilités – qui ne va pas dans le sens désiré une fois sur deux ! C’est la bataille ; il faut reprendre le terrain, notamment dans les villes envahies comme Hué.

Le combat de rues, même en apparence désertes, est un traquenard possible où ceux qui avancent sont vulnérables à ceux qui sont remparés et les attendent. Ils suffit d’un seul tireur pour tenir en échec toute une compagnie. C’est le moment le plus fort du film. Le sous-officier s’est laissé égarer de cinq cents mètres du plan, il veut couper pour rattraper. Il envoie le mitrailleur en éclaireur – et il se fait tirer dessus. Non pour le tuer net mais pour le blesser à la cuisse afin qu’il hurle et que ses copains cherchent à le sauver : cela fera des cibles en plus. Trois seront descendus par ce piège diabolique. Le tireur en immeuble s’avérera une tireuse (Ngoc Le) : pas besoin d’avoir subi le drill Marines pour aligner les cibles !

Le spectateur est captivé par ce dilemme constant : faut-il aller au secours du copain ou réfléchir pour assurer les autres ? La pression est trop forte et fait craquer les meilleurs comme les plus brutes. L’Américain est tout action, il déteste penser ; l’opinion commune lui suffit. Il fonce donc et se fait ramasser. Quand le sous-chef reprend la main, il est trop tard, trois hommes au tapis – tous morts, lentement, balle après balle pour les faire brailler et accentuer la pression sur les autres.

Car c’est cela la guerre, la vraie guerre : pas l’entraînement Marines, encore qu’il soit physiquement utile et prépare mentalement à obéir par réflexes aux ordres dans l’action – mais la duperie des apparences et le chantage émotionnel, la mort sans état d’âme que l’on donne comme on distribue des bonbons, femmes et enfants compris car ils sont tous ennemis, donc dangereux. La guerre, c’est la barbarie, l’inhumanité. Seule une horloge peut fonctionner sans penser, mais « les Marines ne sont pas des robots », dit un protagoniste. Ils sont nés pour tuer, born again en tueurs, instruments de l’armée pour la patrie américaine.

Film « interdit aux moins de 12 ans » – on le comprend – mais film réaliste et prenant sur la guerre et les guerriers. Pas de romantisme à la Apocalypse Now, mais des faits.

DVD Full Metal Jacket, Stanley Kubrick, 1987, avec Modine, Matthew, Baldwin, Adam, D’Onofrio, Warner 2009, 1h56, €14,99 Blu-ray €13,98

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Sa propre conscience vaut mieux que la gloire, dit Montaigne

La gloire est l’objet du long chapitre XVI du Livre II des Essais. C’est que la gloire importe à une société aristocratique qui ne vit que pour elle. La gloire des armes, la gloire des hauts faits, la gloire de servir. Mais « il y a le nom et la chose », commence Montaigne. Et de citer « Dieu, qui est en soi toute plénitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroître au-dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroître par la bénédiction et louange que nous donnons à ses ouvrages extérieurs. »

L’être humain doit être à l’image de Dieu, suggère Montaigne, meilleur au-dedans qu’au-dehors, « le nom » n’étant qu’une image qu’ont les autres, et non pas la réalité de la vertu. « Chrysippe et Diogène ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire ; et entre toutes les voluptés, ils disaient qu’il n’y en avait point de plus dangereuse ni plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. » Ah ! Être d’accord ! Quel confort – mais quelle lâcheté ! S’agit-il d’image ou de réalité ? De vertu véritable ou de marketing affiché ?

« Il n’est chose qui empoisonne tant les princes que la flatterie, ni rien par où les méchants gagnent plus aisément crédit autour d’eux ; ni maquerellage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paître et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les sirènes emploient à piper Ulysse est de cette nature. » Notons que les mots « paître » et « piper » ne sont pas à prendre à leur sens sexuel d’aujourd’hui ; il ne s’agit ni de brouter la touffe, ni de faire une pipe mais de caresser dans le sens du poil et de duper.

Épicure, relate Montaigne, conseillait de cacher sa vie pour être heureux et vertueux – donc de ne pas chercher la gloire, qui est tout l’inverse. « Aussi conseille-t-il à Idoménée de ne régler aucunement ses actions par l’opinion ou réputation commune ». Donc de ne pas chercher à « être d’accord » avec la masse. « Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables », dit Montaigne – « Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons ». C’était peut-être pour lui le cas de « Dieu », auquel il croyait sans y croire et ne pouvait s’en défaire parce porté par tout son temps et sa société.

D’où le moment deux du discours, qui prend la position inverse, juste pour voir où elle mène. Carnéade, Aristote, Cicéron vantent la gloire qui fait désirer la vertu. Mais, « si cela était vrai, il ne faudrait être vertueux qu’en public », objecte Montaigne. Et c’est bien ce à quoi nous assistons de la part des politiciens, des patrons de grands groupes et des histrions médiatiques. Vertu affichée, turpitudes cachées – on en apprend tous les jours.

« De faire que les actions soient connues et vues, c’est le pur ouvrage de la fortune », dit Montaigne en un troisième moment de son discours. Dans les batailles, nombreux sont les hommes vertueux qui ont réussi à vaincre, sans que cela soit porté à leur crédit dans le grand chaos général. Montaigne le savait bien, qui avait combattu. « Et, si l’on y prend garde, on trouvera qu’il advient par expérience que les moins éclatantes occasions sont les plus dangereuses ». Citant saint Paul dans la IIe Épître aux Corinthiens : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience ». Il faut aller à la guerre pour son devoir, dit Montaigne, et n’attendre de récompense que de sa conscience, du travail bien fait. « Il faut être vaillant pour soi-même et pour l’avantage que c’est de voir son courage logé en une assiette ferme et assurée contre les assauts de la fortune. »

Car que vaut la gloire ? C’est une réputation que nous fait autrui, notre « prochain » selon Nietzsche, celui dont on attend un jugement. Mais qu’est-ce que le prochain, sinon le tout-venant ? « La voix de la commune et de la tourbe, mère d’ignorance, d’injustice et d’inconstance », dit Montaigne. Et de citer Cicéron : « Quoi de plus stupide, alors qu’on méprise les gens en tant qu’individus, d’en faire cas une fois réunis ? ». Ou Tite-Live : « Rien n’est plus méprisable que les jugements de la foule ». Car souvent foule varie : elle suit en mouton, elle s’enfle et se passionne sans raison, elle lynche avec avidité du sang et impunité du nombre. « Démétrios disait plaisamment de la voix du peuple qu’il ne faisait non plus de recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas. » En ce chaos de masse, dit Montaigne, « en cette confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut établir aucune route qui vaille. » Préférons la raison – et l’opinion nous suivra si elle veut.

« Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autrui, comme je me soucie quel je sois en moi-même. Je veux être riche par moi, non pas emprunt. » Il cite Horace, qui s’applique fort bien à Zemmour ou Mélenchon aujourd’hui, tout comme à Trump ou à Raoult : « Qui, sinon le fourbe et le menteur, est sensible aux fausses louanges et redoute la calomnie ? » Agrandir son nom, dit Montaigne, le faire briller, est « ce qu’il peut y avoir de plus excusable », mais… – toujours un mais. « Mais l’excès de cette maladie en va jusque-là que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. »

Or mon nom, dit Montaigne, n’est pas seulement le mien ; il est celui d’autres familles homonymes et de descendants « à Paris et à Montpellier (…) une autre en Bretagne et en Saintonge ». Mon prénom est commun. Grâce aujourd’hui à l’Internet, chacun peut trouver des gens de même nom et prénom que soi qui sont soit bébés encore vagissants, soit retraités d’une profession très différente, soit déjà annoncés morts. Qu’est-ce donc, dans les siècles, que la gloire du nom ? Et que sont nos actions, en nos quelques années, qui passeront les siècles ? C’est la vanité des jeunes qui croient que le monde est né avec eux, que tout doit être compté, y compris leur insignifiance. « Pensons-nous qu’à chaque arquebusade qui nous touche, et à chaque hasard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui l’enrôle et cent greffiers, outre cela, le pourront écrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la vue de personne. » On pourrait croire que Montaigne avait l’intuition des blogs !

Mais – encore un mais, Montaigne adore ce balancement – à propos de la vertu affichée qu’on appelle gloire : « Si toutefois cette fausse opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est éveillé à la vertu ; si les princes sont touchés de voir le monde bénir la mémoire de Trajan et abominer celle de Néron ; si… (…) qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra ». Vertu de l’exemple – mais cela fait beaucoup de « si ». Tenir le peuple en bride « avec quelque mélange ou de vanité cérémonieuse, ou d’opinion mensongère » est le fait des législateurs et des religions, dit Montaigne. De même pour les dames qui « défendent leur honneur » ; il est bien mal placé : « leur devoir est l’essentiel, leur honneur n’est que l’écorce ». Mieux vaut la conscience que l’honneur. Certains, cependant, n’ont ni l’un, ni l’autre.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Gustave Flaubert, Trois contes

Du moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité, voilà ce qui préside à l’ordre des trois contes voulu par Flaubert. Un cœur simple se passe de nos jours autour de Pont-L’Evêque, La légende de saint Julien l’Hospitalier dans un mythique Moyen Âge chrétien et Hérodias dans l’antiquité romaine aux tout débuts du christianisme, avec la tête de Iaokanann sur un plateau – nom hébreux de Jean-Baptiste dont Flaubert affectionnait les sonorités barbares.

J’ai étudié Un cœur simple en troisième et cela m’avait rebuté : pas d’histoire, un style plat, des personnages insignifiants. Je suis revenu de ce jugement sommaire une fois adulte et j’ai relu le conte plusieurs fois au fil des années. Il m’apparaît aujourd’hui comme l’une des plus belles proses de la langue française avec un style adapté aussi parfaitement que possible au personnage principal et à son bonheur sans histoire né du malheur populaire : « la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie », la fille de sa maîtresse à laquelle elle s’était attachée en nounou, chap.4 p.241 Pléiade. Car Félicité, la servante illettrée et inculte, est heureuse. De petits riens lui suffisent et sa vie se déroule presque sans heurts jusqu’à la fin. Les phrases sont balancées, le style rythmé comme un métronome. C’est que Félicité « semblait une femme de bois, fonctionnant d’une manière automatique », écrit l’auteur au chapitre 1 p.218. Seul son neveu, rencontré par hasard lors d’un périple à la côte avec sa maîtresse et ses deux enfants, vient lui montrer qu’il existe un autre monde que le sien.

Victor est en effet l’antithèse de Félicité. Jeune, il a dans les 10 ans en « petit mousse » lorsqu’elle le rencontre à Trouville et 14 ans lorsque son père l’emmène en cabotage, 15 ou 16 lorsqu’il part comme mousse sur un paquebot. Le garçon voyage, voit du pays, ramène des souvenirs à cette tante ancrée dans sa glèbe provinciale et affairée dans la maison. Garçon alors qu’elle est femme, vitalité sensuelle alors qu’elle se consume et se dessèche, grand large alors qu’elle est réduite à son canton normand – tout les oppose et tout les attire l’un vers l’autre. « Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert » chap.3 p.228. Victor part jusqu’à La Havane où il meurt de fièvre jaune en « pauvre gars » loin de tous. Félicité héritera du perroquet du sous-préfet devenu préfet et livré par son Nègre ; Loulou lui rappellera les pays exotique et Victor mort trop jeune. Le perroquet lui-même décédé, elle le fera empailler et poser dans sa chambre, au-dessus d’une gravure du Saint-Esprit avec lequel elle finira par le confondre. Cette façon païenne de voir Dieu n’est pas si sotte, parce que ce c’est bien l’Amour que Félicité adore ainsi, passant à la Platon du corps jeune du neveu à son cœur affectionné avant de concevoir l’abstrait de l’amour pur.

La légende de saint Julien l’Hospitalier est « une petite niaiserie », confie-t-il à George Sand, inspirée d’un vitrail de la cathédrale de Rouen. Après une enfance de tueur en série ponctuée de massacre d’animaux, à commencer par une petite souris sous l’autel même de l’église dont il jouit de la mort brutale, le jeune Julien, à qui l’on passe tout au motif qu’il serait prédestiné, se prend d’engouement pour la chasse où il tue tout ce qui se présente, dans une rage destructrice sans limites. Une soir de chasse sauvage, il descend le faon, la biche, puis le cerf qui, avant de tomber, le maudit et lui prédit qu’il tuera père et mère. Il s’en effraie et bannit la chasse, mais sa vitalité ne peut tenir et il part du château pour se faire mercenaire ; il massacre ainsi des hommes et finit par se tailler une réputation. Un seigneur prisonnier des Maures est délivré et lui donne sa fille. Julien se refuse toujours à chasser mais sa belle le convainc qu’il est de son rang de reprendre ce divertissement. Il se laisse aller à sa passion mais, un soir, de retour d’un carnage, il monte à sa chambre pour y retrouver son épouse ; il tâte un corps et touche de la barbe. Pris de fureur, croyant sa femme au lit avec un autre, il tue et la femme et l’amant. Sauf que c’étaient ses père et mère qui, le cherchant depuis des années, l’avaient enfin retrouvé et que sa femme faisait dormir pour les honorer dans son propre lit. Désespéré, Julien cède ses biens à son épouse et part sur les routes, en mendiant pour expier ce crime abominable ; il se fait passeur sur un fleuve et, un soir, un vieillard lépreux le hèle depuis l’autre rive. Il le passe non sans multiples dangers dans la tempête, l’abreuve, le nourrit, le chauffe, le couche, mais le lépreux affreux à voir, suintant et puant, lui demande de venir le réchauffer tout nu de son corps tout entier. Prêt à toutes les humiliations pour expier, y compris coucher avec un homme (petite ironie flaubertienne à l’encontre de la religion), Julien s’exécute – et se trouve transporté au ciel dans les parfums les plus doux. C’était Jésus venu le prendre pour enfin le sauver. C’est en effet un peu niais, mais joliment écrit.

Hérodias raconte le jour de l’anniversaire d’Hérode, le Tétrarque de Palestine, qui s’achève par la décapitation de Jean-Baptiste, le prophète véhément de la venue du Christ. Flaubert se plaît dans cet orientalisme de mythe et se vautre dans la luxure du temps, tout en savourant comme des sucres les mots barbares qui chantent sur sa langue. Hérodias est l’épouse d’Hérode après avoir épousé son frère, et mère de Salomé. Le Baptiste tonne contre cette infraction à la loi mosaïque et Hérodias veut sa mort tandis qu’Hérode tergiverse par peur des troubles populaires alors que les armées arabes menacent. Mais il est piégé par sa promesse à Salomé qui danse, de lui donner ce qu’elle veut. Ce sera la tête du Baptiste, qu’elle offre à sa mère sur un plateau.

Trois contes, trois saints, dont Félicité est la plus sympathique car la plus humaine. Il faut en retenir la première phrase, admirablement ciselée : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-L’évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. »

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877, Folio 2003, 224 pages, €2,70

Gustave Flaubert, Un coeur simple, 1877, Livre de poche 2€, 1994, 94 pages, €2.00

DVD Un coeur simple, Marion Laine, avec Sandrine Bonnaire, France Télévision 2008, 1h45, €64,35

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine version 1874

« C’est l’œuvre de toute ma vie » dit Flaubert de cette « vieille toquade » qui a duré trente ans. A Gênes, le tableau de Pieter Breughel le Jeune l’a fasciné ; il est grouillant de luxure et de sadisme, toute la chair et la matière torturée de souffles et de désirs – tout ce qui remuait aux tréfonds de l’auteur. Il a déjà réalisé deux versions de cette œuvre « héneaurme », comme il aurait dit, en 1849 et en 1856 – les deux déjà chroniquées sur ce blog. Celle-ci est la troisième, la plus aboutie mais pas vraiment plus lisible, malgré des fulgurances de style qui rappellent parfois la Légende des siècles de Victor Hugo ; mais il manque le souffle qui ferait de cette compilation de l’esprit, qui se tord dans l’ignorance comme un ver sur le sable, une œuvre.

C’est qu’Antoine, anachorète de la Thébaïde (le pays montagneux autour de Thèbes en Égypte – aujourd’hui Louxor) dialogue avec des apparitions. Il est tourmenté par la chair, Antoine, faute de lui avoir donné sa part, et il croit que Satan le tente alors que ce n’est que lui-même. Le luxe et la luxure, le pouvoir, la volupté le séduisent tour à tour, grouillants d’images ricanantes, mais il revient sans cesse à la réalité de sa couche dure et des cailloux tranchants. Son disciple Hilarion, à qui il a enseigné lorsque l’adolescent avait 15 ans, offre une tentation plus haute : celle de l’intellect. Le savoir n’est-il pas un orgueil aux yeux de Dieu ? Hilarion prend un malin plaisir à lui présenter « tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles » et de mettre l’accent sur les contradictions de la Bible. Peut-on croire de telles inepties ou faire confiance à des écrits qui se contredisent ? Le « grotesque triste a pour moi un charme inouï », écrivait Flaubert à Louis Colet. Il y voit « le ridicule intrinsèque de la vie humaine. » Cela au moment où sévit la boucherie de la guerre de 1870 et la barbarie de la Commune qui s’ensuit. Comme une dislocation d’empire romain et les batailles idéologiques des débuts de la chrétienté remises au goût du jour. Et si nous vivions aujourd’hui une telle époque déboussolée ?

La Science, divinisée au siècle de Flaubert, ce XIXe de la vapeur et de l’électricité, de l’exploration enthousiaste à la Jules Verne, n’est-elle pas illusion, comme la croyance ? Le démon va jusqu’à tenter Antoine en lui montrant les secrets de l’univers et l’anachorète ascétiquement chrétien aspire à se fondre dans la matière… jusqu’à ce qu’il aperçoive, tout comme les anciens Égyptiens, le soleil qui se lève. Alors resplendit le visage du Christ. L’effervescence du monde antique et cosmopolite d’Alexandrie l’incline à une réflexion sur les dogmes, les croyances et le monde. Hilarion est son miroir et le fait réfléchir – en sept parties – des tentations aux séductions, de l’effondrement des dieux à la tentation métaphysique, de la vision de figures imaginaires nées de l’esprit enfiévré de l’homme à l’infinie fécondité de la nature.

Flaubert, qui a craint les foudres de la censure d’Église et un nouveau procès devant les tribunaux de la bourgeoisie conservatrice, voulait garder pour lui sa Tentation, terminée en 1870 ; c’est son ami Tourgueniev qui l’a convaincu de la publier en 1874. Il a entre temps poussé en avant son autre projet, Bouvard et Pécuchet, tout aussi « héneaurme », tout aussi encyclopédique, demandant tout autant de travail de lectures et de fiches, mais moins polémique, orienté vers la satire sociale et la comédie. On ne touche pas aux croyances sans se brûler les doigts ; on peut toucher aux travers sociaux car cela amuse. Aujourd’hui n’est pas différent d’hier.

Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, version 1874, Folio 2006, 352 pages, €7,20 e-book Kindle €2,49

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Pearl Buck, L’exilée

Notre époque ne lit plus guère Pearl Buck et c’est dommage car elle écrit admirablement et raconte la Chine au début du XXe siècle. Elle a obtenu le prix Nobel de littérature en 1938. Née américaine en Virginie, elle part à l’âge de trois mois en Chine où ses parents sont missionnaires. Elle deviendra elle-même épouse de missionnaire en Chine une fois adulte, jusque dans les années 1920. Elle raconte dans L’exilée l’histoire de sa propre mère, qu’elle prénomme Carie et se met en scène sous le prénom de Consolation.

Carie est née aux États-Unis d’un couple originaire de Hollande chassé par la répression des sectes chrétiennes. Hermanus son père est blond et délicat, artisan minutieux ; sa mère est fille de huguenots français. Installés en Virginie, ils cultivent la terre avec la communauté qui a suivi leur pasteur de père. Ils y ont prospéré. Carie est née, active, joyeuse, décidée. Elle a l’esprit d’aventure. Ce n’est pas facile de convaincre son père de lui laisser épouser un missionnaire, gentil blond mais perdu dans ses hautes pensées tournées vers Dieu et sa mission.

En Chine, à la fin du XIXe siècle, c’est le grouillement populeux de la misère, la crasse omniprésente et toute morale absente. Le père a le droit de tuer son bébé fille d’un coup de pierre s’il le souhaite, le fils aîné est élevé comme un roi et exempté de toutes tâches domestiques, les femmes sont méprisées et réduites à pondre ou à putasser. Carie va les écouter, au ras des soucis du quotidien, alors que son mari prêche aux hommes la vie éternelle. Il lui fera sept enfants dont trois seulement survivront dans ce bouillon de culture de maladies (qui n’a guère changé) : diphtérie, choléra, paludisme, peste… Deux petits garçons et deux petites filles périront ainsi jusqu’à ce que Carie, excédée de ne savoir pourquoi et en rébellion de mère contre ce père charnel et ce Père éternel qui s’en foutent, exige d’habiter une maison saine et de ne plus déménager au gré des missions.

Elle enverra ses enfants en Amérique à leur adolescence pour qu’ils prennent les goûts et les usages de leur patrie. En Chine, elle reconstituera la beauté de son pays par un jardin, des plantes, des meubles et une propreté sans faille. Dieu ne l’a pas touchée de son aile et si elle croit, c’est selon le pari de Pascal : « Je pense que c’est ainsi que nous devons envisager la question divine – croire simplement que Dieu existe et qu’il prend soin de nous » p.120. Elle ne comprendra jamais pourquoi il a repris quatre petits enfants alors qu’elle et son mari se dévouaient pour Son œuvre dans ce pays de païens. Sa religion est toute pratique : « elle devait venir en aide à tous ceux qui s’approchaient d’elle et avaient besoin de son secours, ses enfants, ses voisins ses serviteurs et les passants » p.198.

Andrew et Carie sont la nuit et le jour. « Elle avait épousé cet homme pour satisfaire le côté rigide et puritain de sa propre nature, et à mesure que la vie avançait, c’est l’élément humain, si riche, qui se développait profondément chez elle » p.283. Le père, cet étranger sans amour… « Étrange âme lointaine que celle de cet homme qui discernait Dieu au fond du ciel avec une telle certitude et ne voyait pas la fière et solitaire créature à ses côtés. Pour lui elle n’était qu’une femme » p.288. Ces remarques devraient réjouir les féministes. La fille juge son père obtus et intolérant, obéissant aveuglément à saint Paul qui a tordu le christianisme par ses obsessions rigoristes juives, dont le statut inférieur de la femme.

S’égrènent au fil des pages des anecdotes, une histoire de vie, des pensées. Et se trace un beau portrait de femme et de mère, morte trop tôt vers 60 ans de « la maladie tropicale », une sorte de dépression physique due à l’usure et aux bactéries. On ne sait pas ce qu’est devenu Andrew l’époux, et le lecteur s’en moque, Dieu y pourvoira. C’était ce qu’il avait coutume de dire lorsque l’un de ses enfants mourait.

Pearl Buck, L’exilée (The Exile), 1936, Livre de poche 1976, 320 pages, occasion €

Pearl Buck, Vies de femmes : Pavillon de femmes – Impératrice de Chine – Pivoine – L’Exilée, Omnibus 1997, 1130 pages, €2,44

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Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Robert Silverberg, Les Masques du temps

Le dimanche de Noël 1998, à midi, un jeune homme tout nu tombe du ciel sur les escaliers de la Place d’Espagne à Rome. Qui est-il ? Un Apocalyptique hurlant à la fin du monde en cette fin du millénaire ? Un échappé d’asile ? Un artiste en happening ? Pas du tout : il se présente, Vornan-19, venu du futur, de 2999 exactement. Dans mille ans.

Réalité ou imposture ? Difficile à croire tant le voyage dans le temps est une impossibilité physique selon nos connaissances de la fin du XXe siècle. La seule façon réaliste serait d’aller plus vite que la lumière et de rattraper les photons échappés du passé, tout comme la lumière des étoiles lointaines, peut-être déjà mortes, nous parvient des milliers d’années après. Après un tour d’Europe où le phénomène est montré comme un objet de foire, c’est évidemment aux États-Unis que tout doit se passer. La première puissance du monde ne saurait déléguer à d’archaïques gouvernants aux moyens limités le soin de savoir si oui ou non Vornan-19 vient du futur.

Une commission de savants de diverses disciplines est composée par le gouvernement, assisté d’un ordinateur pour éliminer les incompatibilités personnelles (à la fin des années 60, on croit encore à cette infaillibilité du calcul). Leo Garfield est physicien reconnu ; il effectue des recherches sur la réversibilité physique du temps et se heurte à des impasses. En vacances chez ses amis Jack et Shirley, dans une ferme isolée d’Arizona au bord du désert, il se ressource à poil et au soleil, dans le naturisme hippie de ces années-là. Lorsqu’il revient à Los Angeles, sa secrétaire l’informe qu’un haut-fonctionnaire de la Maison Blanche cherche à le joindre depuis des jours. Sanford Kralick est chargé d’élaborer le comité d’évaluation de l’homme du futur et le programme qui lui sera proposé.

Vont recevoir le fringant Vornan-19 à sa descente d’avion : un historien philosophe « prétentieux et pédant », un psychologue « cosmique », une anthropologue engagée (« celle qui, pour étudier de plus près les rites de la puberté et les cultes de la fertilité n’avait pas hésité à s’offrir elle-même comme femme de la tribu et sœur de sang » p.130), un philologue (« son domaine scientifique était la poésie érotique de toutes les époques et dans toutes les langues »), une biochimiste bâtie comme un petit garçon – en tout six avec lui, le physicien. Et évidemment Kralick plus le service de sécurité.

Il n’est pas inutile car Vornan-19 déplace les foules par sa seule image. S’il a déclaré à Berlin que l’époque d’Hitler lui paraissait la meilleure du siècle où il a atterri, il déclare aussi être ignorant en histoire, simple touriste qui passe le temps car le sien l’ennuie. 2999 connaît en effet un monde parfait où chacun vit selon ses besoins sans avoir à travailler, des serviteurs demi-humains se chargeant de tout, où l’énergie est personnelle et sans limite, fournie par de mini réacteurs qui désintègrent les atomes en réactions contrôlées, où n’existent plus aucun pays ni nationalismes, seulement une Centralité et des lieux sauvages où chacun peut vivre seul ou non, à sa guise. Il est surpris et amusé par les Apocalyptistes de 1999 qui se déchaînent dans les rues en manifestations plus sexuelles que violentes, allant nus et peinturlurés, arrachant les vêtements de ceux qui en ont encore, copulant en public, braillant des injonctions à jouir avant la Fin – même si le millénaire se termine logiquement fin 2000 et pas fin 1999. Mais les foules sont rarement sensées, logiques ou même instruites.

Vornan-19 s’amuse car le sexe est son seul plaisir, le seul qui reste à qui n’a aucune vocation particulière dans le monde du futur. Il baise avec tout ce qui lui plaît, jeune femme, très jeune fille ou même jeune homme. L’auteur n’a pas osé transgresser les tabous sur le reste, et le comité d’organisation a tout fait pour varier les lieux et les visites. Partout où il passe, l’homme venu du futur, rhabillé pour l’occasion, sème la pagaille. Il n’aime rien tant que bousiller les ordonnancements des prétentieux, riches ou savants, qui osent croire que leurs possessions et leurs talents vont l’impressionner. La biochimiste, parce qu’elle est encore vierge et ignorante en sexe, et Leo le narrateur, très neutre dans ses évaluations, sont les membres du comité qu’il préfère. Il baise la première (et la révèle à elle-même), il sort avec le second (qui profite des subsides du gouvernements pour goûter quelques plaisirs).

Il l’invite même en Arizona pour quelques jours de vacances incognito dans le programme, sur les instances de Jack et de Shirley. La jeune femme avoue son attirance sexuelle irrésistible pour Vornan-19 et Jack, ancien étudiant de Leo, voudrait parler à l’homme du futur des implications de sa thèse, qu’il n’ose publier car il craint les conséquences économiques et sociales d’une énergie personnelle sans limites. Ces vacances sont une catastrophe. Vornan-19 ne dit rien car il ne connaît rien et cela ne l’intéresse pas. Il reste indifférent aux charmes de Shirley, pourtant évidents, car il a jeté son dévolu sur Jack. Une fois le mal accompli dans le couple, Leo le fait partir.

Le savant veut quitter le comité, las de mois passés à suivre Vornan-19 et ses ébats érotiques sans en apprendre plus que cela sur le monde du futur, doutant parfois qu’il soit venu du futur. Mais l’analyse de sang est formelle, recueillie par règle dans un bordel officiel : la présence d’anticorps multiples et inconnus. En revanche, les foules grossissent, les Apocalyptistes contrés par l’affirmation de Vornan-19 que le monde existera encore dans mille ans se faisant plus virulents tandis que des néo-croyants commencent à se former en église pour adorer Vornan, lisant ses interviews comme une bible. « Il y a ceux qui l’aimaient pour son nihilisme ricanant, et d’autres qui le considéraient comme le symbole de la stabilité dans un monde chancelant et apeuré. Tout cela étant étouffé sous l’image transcendante de la déité : pas Jéhovah, ni Odin, pas un personnage d’homme mûr barbu, mais comme un Jeune Dieu, beau, dynamique et léger, l’incarnation du printemps et de la vie, les forces créatrices et destructrices réunies en une même personne. Il était Apollon, Baldur, Osiris, mais aussi Loki » p.341.

Le psy écrit tout un livre de révélation sur les mois passés avec Vornan-19 ; il devient le nouveau saint Paul de la religion du Christ 2999. Il ne sait s’il est sincère ou non, encore moins surnaturel ; « Il prétendait (…) que c’était nous-mêmes qui avions fait de Vornan un dieu. Nous désirions un nouveau dieu pour nous conduire alors que nous nous trouvions au seuil d’un nouveau millénaire parce que les anciens mythes avaient abdiqué ; et Vornan était arrivé juste à point pour répondre à nos besoins » p.347.

Devant l’amplitude des ravages et la houle de la croyance incontrôlable, le gouvernement américain prend des mesures. Vornan-19 doit être restreint. Il désire un bain de foule ? Qu’il y aille, mais avec une combinaison spéciale qui assure un champ de forces autour de lui afin que nul ne puisse trop l’approcher. Une technique infaillible, doté d’un système de secours – à moins qu’il ne soit saboté. Et c’est ce qui finit par arriver sur une plage de Rio, où Vornan s’amuse de la foule en délire qui l’acclame ; il y prend un peu trop goût. Ce « trop » justement lui sera fatal : le champ de forces disparaît, Vornan est happé par un grand Noir « torse nu » puis disparaît. Est-il retourné brusquement dans le futur, sentant sa vie en danger ? A-t-il été déchiré en morceaux avalés par la foule comme Baldur, Actéon ou Osiris ?

En tout cas, le monde est soulagé. Le nouveau millénaire peut commencer.

Cette fiction n’a pas prévu comment s’est déroulé le passage au vrai millénaire entre fin 1999 et fin 2000. Il y a eu beaucoup moins de sexe en public et beaucoup plus de complotisme ; beaucoup moins de relations humaines et beaucoup plus de peurs de bug sur les machines. Le monde, trente ans après 1969, n’était plus le même. Plus de vingt ans plus tard encore, les tendances se sont accentuées : beaucoup plus de virtuel, même dans la monnaie, l’art ou l’amour ; beaucoup moins de relations humaines directes, qui impliquent trop ; encore plus de complotisme et de terreur des machines, des GAFAM et autres BATX chinois aux robocops et autres soldats du futur. Relire Silverberg, c’est se (re)plonger dans les années soixante et soixante-dix, une époque où la chair était réhabilitée après la prohibition et le puritanisme, de la nudité aux relations sexuelles, où les rapport sociaux étaient humains et pas via des réseaux virtuels. Un monde ancien, où les gens étaient plus proches les uns des autres. Un monde qui, à nouveau, s’efface.

Robert Silverberg, Les Masques du temps (The Masks of Time), 1969, Livre de poche 1977, 400 pages, €2,29 occasion

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Nietzsche contre les illusions de la foi

Dans le troisième chapitre de la première partie « discours » d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’en prend aux illusions de l’au-delà. Il n’y a pas d’au-delà, dit-il, seulement un rêve des faibles de sortir de la souffrance ici-bas, « joie enivrante et oubli de soi ».

Car le Créateur n’est qu’une projection des hommes, pas un être suprême éternel : « Hélas ! mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux. » Car si le dieu est Dieu, pourquoi avoir créé un monde aussi imparfait, où règne la souffrance ? C’est une « image imparfaite d’une contradiction éternelle. » L’Être est difficile à démontrer, il n’est qu’un mot, « et les entrailles de l’Être ne parlent pas à l’homme, si ce n’est par la voix de l’homme. » Ainsi Dieu ne « s’exprime » qu’en humain, par des textes dictés à des anonymes ou des illettrés inspirés – mais qui dit que ce ne sont pas ces gens qui parlent plutôt qu’un hypothétique Dieu ? Il s’agit de croyance, donc d’illusion.

Il faut donc surmonter le Créateur et guérir de l’hallucination de l’au-delà. Car c’est « souffrance et impuissance – voilà ce qui a créé les au-delà, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus. » Il s’agit d’une « fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir ». Or vouloir est la vie même, l’élan vital, le réflexe de survie – le lotus qui sort de la boue pour s’élever à travers l’eau vers le soleil, comme disent les bouddhistes.

Cette vitalité vient du corps. Nietzsche est matérialiste : les transports de l’âme comme les exaltations du cœur sourdent des instincts. L’illusion de l’au-delà, « c’est le corps qui a désespéré du corps », une perte d’énergie vitale qui fait démissionner, se soumettre, renoncer à vivre pour vivoter esclave : des idées des autres à la mode, des moralismes sociaux des réseaux, du travail forcé pour subsister. Nietzsche hait le christianisme d’avoir méprisé le corps, la chair, le vivant éphémère, au profit des fumées d’un autre monde fantasmé éternel et immatériel (un inverse de la terre).

Au contraire, pour lui il faut réhabiliter le moi qui pense, aime et vit. « Oui, ce moi – la contradiction et la confusion de ce moi – affirme le plus loyalement son existence – ce moi qui crée, qui veut, qui donne la mesure et la valeur des choses. Et ce moi, l’Être le plus loyal, parle du corps et veut encore le corps, même lorsqu’il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées ». Il ne faut plus enfouir sa tête dans le sable des fumées célestes mais la porter fièrement. « J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : vouloir ce chemin, que l’homme a suivi aveuglément, approuver ce chemin et ne plus s’en écarter en rampant, comme les malades et les moribonds. » Ainsi l’homme cherche, cultive et crée ; ainsi va-t-il dans les étoiles et découvre progressivement comment vivre en harmonie avec l’univers et la nature.

Nietzsche-Zarathoustra est indulgent aux malades et aux convalescents, mais il affirme : la vie d’abord.

« Il y a toujours eu beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui aspirent à Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui s’appelle : probité ». Ou l’honnêteté scrupuleuse. Lourdes est rempli de pèlerins qui « espèrent » sans constater ; l’islamisme promet toujours plus… mais ailleurs, au paradis des houris et des gitons où jouir ne sera plus un péché. Le catholicisme a longtemps refusé que la terre soit ronde et que l’humain descende des simiens ; les sectes américaines remettent au goût du jour ces absurdités et crient au Complot à propos de la lune ou de la terre ronde ; l’islam radical aujourd’hui poursuit dans cette voie en haïssant « celui qui cherche la connaissance ». Ils se croient des clones de Dieu et bras armé de ses commandements. Ils ne sont que misérables trop humains.

« Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Mais je sais trop bien à quoi eux-mêmes croient le plus. Ce n’est pas vraiment à des au-delà et aux gouttes du sang rédempteur : eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi. Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les au-delà. » Pas plus que Zemmour, les croyants fanatiques ne s’aiment. Ils maudissent leurs instincts qui les font désirer les femmes ou – pire pour le dogme ! – les garçons. Ils se vengent des heureux et des critiques en cherchant à les tuer. Ce sont de grands malades. Ils récusent la vie, la vitalité, l’élan vital.

Écoutez plutôt Nietzsche : « Le corps sain parle avec plus de bonne foi et plus de pureté, le corps complet, dont les angles sont droits : il parle du sens de la terre. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz en Livre de poche qui est fluide et agréable).

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveik

Chveik – qu’on écrit Švejk (imprononçable en français)pour ne pas froisser le tchéquiste – est un imbécile heureux, un ingénu à la Voltaire, un adulte qui dit que le roi est nu. Son auteur, Jaroslav Hasek, a connu une vie de Bohême sans domicile fixe avec un père ivrogne mort lorsqu’il avait 13 ans et une fratrie déboussolée. Alcoolique et anarchiste lui-même, dans une Europe centrale éclatée en train de s’effondrer, il écrit du point de vue du petit peuple et pour le petit peuple. Ce pourquoi il sera bolcheviste en même temps que nationaliste, logera dans un bordel, épousera deux fois sans avoir divorcé, trafiquera des chiens sans pedigree, sera incorporé en 1915 au 91ème de ligne autrichien, sera fait prisonnier par les Russes, libéré par la révolution – et mourra de tuberculose et d’alcool en 1923 après avoir publié Chveik en feuilleton dans les journaux.

Il est le phare de la littérature d’Europe centrale de l’entre-deux guerres, et ce qui reste une fois la chape communiste tombée derrière le rideau de fer, ce pourquoi il sera célèbre dans les années cinquante et traduit en France dès 1932. Chveik est un homme qui suit paisiblement son chemin sans déranger personne. Ce sont les institutions qui n’acceptent pas qu’on aille de son propre train sans se soumettre à leurs règles. Quand l’héritier d’Autriche est assassiné à Sarajevo, Chveik parle au bistrot – et un agent provocateur ne manque pas de l’entraîner à dire, sous l’effet de l’alcool, ce qui peut passer pour des insolences à l’égard de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Chveik est arrêté et emprisonné, de même que le cabaretier qui avait seulement ôté le portrait de l’empereur parce que les mouches chiaient dessus, ce qu’il trouvait irrespectueux.

Toute l’absurdité de la bureaucratie autrichienne est là, prémices de la bureaucratie soviétique. Ce n’est pas pour rien que Kafka est né en Autriche. Hasek n’est pas un intellectuel, il n’a qu’un vague diplôme commercial ; il se place dans la peau du peuple, celui qui observe et se moque des prétentions imbéciles à édicter des règles ineptes tout en se croyant missionné par le Haut. Ni la religion, ni l’empereur, ni l’armée, ni la police, ni même les scouts ne sont respectables. Leurs personnages sont des outres gonflées de vent que Chveik, en brave Don Quichotte des faubourgs, se plaît à transpercer « avec obéissance ». « Je vous déclare avec obéissance » est d’ailleurs son expression favorite, un sur-respect qui frise l’insolence mais qu’on ne peut « formellement » lui reprocher.

Un bon exemple de cet humour noir est sur les scouts, institution reconnue pour former la jeunesse : « Il est scout, votre gosse ? S’exclama Chveik, j’aime beaucoup entendre parler des scouts, moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva (…) les paysans de la région ont organisé une chasse aux scouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant qu’on lui liait les mains, faisait un raffut à vous fendre le cœur : il criait, il se débattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. A la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton qu’il n’y avait pas une seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pas écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigle près de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasard quand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils avaient tué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire au milieu des bois on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et de gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, des masses de trognons, des pommes vertes et bien d’autres dégâts. »

Arrêté à cause de ce maudit alcool pour une brève de comptoir par un aigri qui peine à faire du chiffre tant les gens se méfient, Chveik se montre un parfait idiot devant les policiers, un débile pas dangereux devant le juge, un fou parce qu’il ne sait pas répondre à des questions compliquées devant les psychiatres. Un médecin qui traque les simulateurs veut l’envoyer au service armé après force clystères et lavages d’estomac pour le faire avouer sa ruse – préfiguration des tortures de Staline. Revenu chez lui, il veut s’engager malgré une crise de rhumatismes et c’est en fauteuil roulant qu’il entreprend le chemin en hurlant des slogans anti-serbes. Il est conduit au poste puis à la prison de Prague, où il se fait remarquer par le feldcuré (feldkurat – aumônier militaire) qui profite du système en tant que fonctionnaire de Dieu pour bien boire et bien baiser. Il reste son assistant (celui qui fait tout le travail) jusqu’à ce qu’il le perde au jeu. Chveik n’est pas dupe de Dieu : « C’est toujours au nom d’une divinité bienfaisante, sortie de l’imagination des hommes, que se prépare le massacre de la pauvre humanité », dit-il. D’ailleurs, les profits ici-bas valent bien une messe : « L’autel de campagne sortait des ateliers de la maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante d’objets nécessaires à la messe et d’articles de piété, comme, par exemple, chapelets et images saintes. » Au paradis « les chérubins ont leur petit postérieur muni d’une hélice d’aéroplane pour ne pas trop fatiguer leurs ailes », croit la foule des naïfs.

C’est désormais le lieutenant Lukas qui l’a à son service. Lui aussi aime baiser les belles femmes d’officiers et boire de bons vins. Chveik s’empresse de donner le canari au chat « pour qu’ils fassent connaissance », puis de tuer le chat, avant de faire voler le chien du colonel pour satisfaire le désir du lieutenant pour un griffon. Lequel colonel l’envoie sur le front de l’est avec Chveik. « Les yeux innocents et candides de Chveik ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avait pu se passer était d’ailleurs pour le mieux car il faut tout de même bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps. » Pangloss et sa métaphysico-théologo-cosmolonigologie, de Monsieur de Voltaire, n’aurait pas dit mieux, ni même Leibniz pour qui « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

La postérité de Švejk est assurée lorsqu’en 1943 Bertolt Brecht fait jouer sa pièce Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale.

(J’ai lu Le brave soldat Chveik dans l’édition du Livre de poche 1963)

Jaroslav Hasek, Les aventures du brave soldat Chveik, 1923, Folio 2018, 448 pages, €8,90

Jaroslav Hasek, Nouvelles aventures du brave soldat Chveik, Folio 1985, 320 pages, €9,40

Jaroslav Hasek, Dernières aventures du brave soldat Chveik, Gallimard l’Imaginaire 2009, 352 pages, €9,50

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Peut-on refuser de vivre, demande Montaigne

Le chapitre III du Livre II des Essais s’intitule « coutume de l’île de Céa ». Il parle de la mort volontaire, sujet sensible en ces temps de religion. « Si philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. Car c’est aux apprentis à enquérir et à débattre, et au cathédrant |professeur] de résoudre. Mon cathédrant, c’est l’autorité de la volonté divine, qui nous règle sans contredit et qui a son rang au-dessus des ces humaines et vaines contestations. » Par cette introduction, Montaigne se range derrière l’institution d’Église, plus que derrière Dieu – mais il va parler surtout des Anciens grecs et romains, qu’il révère plus que la Bible et le fatras hébreu.

A son habitude, il présente le pour et le contre avant de proposer ce qu’il croit juste. Se tuer est l’ultime liberté et les Stoïciens l’ont conseillé et en ont usé. Mais il fait part à l’objection chrétienne « que c’est à Dieu, qui nous a ici envoyés, non pour nous seulement, mais pour sa gloire et service d’autrui, de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre ». D’autres, non bibliques, ont dit que c’était lâcheté de chercher à mourir et que vivre l’adversité était plus courageux que de choisir le retrait définitif. La synthèse de ces positions contradictoires se trouve pour Montaigne dans l’île de Céa en Nègrepont (Kos) où « une femme de grande autorité (…) passé quatre-vingt et dix ans en très heureux état d’esprit et de corps (…) de peur que l’envie de trop vivre ne m’en fasse voir un contraire », décide d’en finir au poison. Elle a bien vécu, laissé des biens, des filles et des « neveux » (petits-enfants) – elle a fait sa pleine part sur cette terre – et meurt en paix, en pleine volonté. Tel est pour Montaigne la meilleure fin : libre et heureuse, mission accomplie.

La liberté est de choisir sa vie – et d’en finir si elle est menacée d’esclavage. « Pourquoi te plains-tu de ce monde ? répondit Boiocatus aux Romains, il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause ; à mourir il ne reste que le vouloir ». et d’illustrer par le témoignage de « cet enfant lacédémonien [spartiate] pris par Antigonos et vendu pour serf, lequel pressé par son maître de s’employer à quelque service abject [vraisemblablement sexuel] : ‘Tu verras, dit-il qui tu as acheté ; ce me serait honte de servir, ayant la liberté si à main.’ Et ce disant, se précipita du haut de la maison. » La vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre. « La plus volontaire mort, c’est la plus belle. » Montaigne s’y tient, malgré le commandement de Dieu et la surveillance moraliste de l’Église. Ce sera sa conclusion, mais non sans en avoir passé par les oppositions. Car « c’est faiblesse de céder aux maux, mais c’est folie de les nourrir », ajoute-t-il.

« C’est le rôle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune. » Et de citer Virgile, Horace, Sénèque, Martial, Lucain, Lucrèce, Platon… « C’est contre nature que nous nous méprisons et mettons nous-même à nous négliger ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. »

Alors : « quelles occasions sont assez justes pour faire entrer un homme dans le parti de se tuer ? »

Il y a l’honneur, mais quel est-il face à ceux qui n’en ont point et ne le reconnaissent pas ? Il faut que la mort serve son pays, comme lors de notre dernière guerre ces Résistants qui craignaient de livrer des noms sous la torture. Mais, selon Cléomène, « c’est une recette qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu’il y a un doigt d’espérance de reste ». Et puis, ajoute Montaigne, « il y a tant de soudains changements aux choses humaines, il est malaisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de nos espérances ». Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, traduit la sagesse populaire.

Sauf certaines maladies. « La plus âpre de toutes, c’est la pierre à la vessie », dit Montaigne, (les calculs dans les reins) qui font souffrir horriblement et justifient de vouloir en finir. Nous, modernes, avons inventé la sédation pour justement éviter la souffrance, malgré jusqu’à ces dernières années les réticences d’Eglise et les préjugés chrétiens pour lesquels endurer est nécessaire au salut de l’âme.

Ou encore la destinée : « pour éviter une pire mort, il y en a qui sont d’avis de la prendre à leur poste », dit le philosophe, c’est-à-dire se battre jusqu’à la mort en cas d’attaque.

Et d’évoquer un thème bien contemporain, dont on voit qu’il n’est pas récent. Le soi-disant « machisme » qui serait un apanage du sexe mâle depuis des millénaires, selon les égéries militantes qui ne croient que leur propre vérité sans regarder l’histoire, n’est pas chez Montaigne, qui représente son temps. Le viol existe, mais il est réprouvé parmi les gens d’honneur. Il écrit : « Des violences qui se font à la conscience, la plus à éviter, à mon avis, c’est celle qui se fait à la chasteté des femmes, d’autant qu’il y a quelque plaisir corporel naturellement mêlé parmi ». Il cite les martyres chrétiennes qui se tuent pour éviter l’outrage. Malgré ce trait ironique « que j’appris à Toulouse, d’une femme passée par les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie je m’en suis soûlée sans péché ! », Montaigne affirme : « A la vérité, ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française ». Clément Marot, le poète, n’a pas attendu les féministes qui viennent à peine de naître : « suffit qu’elles dissent nenni en le faisant, suivant la règle du bon Marot », écrit Montaigne.

Il y a enfin « l’espérance d’un plus grand bien ». C’est saint Paul qui désire « être dissout pour être avec Jésus-Christ » ou « Cléombrotos Ambraciota, ayant lu le Phédon de Platon, [qui] entra en si grand appétit de la vie à venir que, sans autre occasion, il alla se précipiter en la mer. » Ou encore l’évêque de Soissons Jacques du Chastel qui, voyant le roi saint Louis « et toute l’armée en train de revenir en France laissant les affaires de la religion imparfaites, pris résolution de s’en aller plutôt en paradis.  » Il se précipita dans l’armée des ennemis (musulmans) où il fut mis en pièces. Montaigne reconnaît de la noblesse à ce geste, mais ne le fait pas sien.

« La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations », conclut-il.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Vladimir Nabokov, Pnine

Aux auteurs débutants je conseille ce roman : il apprend comment créer un personnage de toutes pièces, différent de soi, comment lui donner chair, montrer ses défauts et son humanité, comment d’un bouffon faire un être touchant. Pnine, dont le nom sonne comme peine (pain en anglais, langue de l’écriture), est professeur dans une université de seconde zone américaine, il enseigne le russe aux débutants comme aux confirmés, et la littérature russe. Il est cultivé, fils de médecin de Saint-Pétersbourg, et a reçu une bonne éducation. Mais il est gauche et peine à s’adapter aux mœurs directes américaines.

Son tragique bouffon est qu’il aurait pu faire carrière en Russie comme professeur entouré de livres, vivant paisiblement. Au lieu de cela, il est jeté tout nu dans un nouveau monde concurrentiel où il n’est que précaire, gardant un accent abominable et un vocabulaire limité. D’autant que les années cinquante s’intéressent très peu à la Russie devenue URSS et ennemie. Ni sa langue, ni sa littérature ne sont prisés des étudiants qui veulent faire carrière.

Bien sûr, Nabokov a pris son propre exemple d’immigré pour sentir son personnage ; il a pris aussi pour modèle un Juif ukrainien exilé en Belgique, en France puis aux États-Unis, Marc Szefel, né en 1902 et qui a la cinquantaine lorsque Pnine surgit dans la littérature. Mais Timofeï Pnine est une création originale, soigneusement ornée de détails qui font vrais. L’auteur s’empresse de mettre en exergue la formule célèbre : « Tous les personnages sont fictifs. Toute ressemblance… etc. ». Sauf que l’auteur se situe lui-même dans le roman en tant que V. N., tout d’abord narrateur des malheurs de Pnine, puis analyste de sa personne maladroite, enfin collègue ironique avant d’être ému. Il aurait failli épouser Liza, la femme éphémère de Pnine qui fit un fils avec un autre, le psychiatre Wind, avant que celui-ci ne trouve son mariage annulé pour vice de forme et parte avec une autre. Pauvre Pnine !

L’auteur est en effet cruel avec son personnage, insistant sur ses travers, le faisant imiter comiquement par ses collègues, prouvant par des anecdotes son incapacité sociale. Il est aussi touché par lui, mais toujours selon sa loi. Le lecteur, ainsi soumis à ces contrastes de froid et de chaud, est secoué et sommé de réagir, de s’investir dans sa lecture. L’auteur et lui dialoguent comme un psychanalyste avec son patient (Nabokov avait horreur de la psychanalyse, qu’il considérait comme un discours de charlatan). Peut-être veut-il prouver que l’on peut pénétrer l’âme de quelqu’un en l’observant et lui parlant, en échangeant des points de vue avec son entourage, plus que par des méthodes pseudo-scientifiques de tests et autres protocoles ridicules ? Il s’en moque ouvertement au chapitre IV.

A l’inverse, il fait de Victor, le fils de Liza qui n’est pas de Pnine, un enfant allergique à tout schéma œdipien préétabli par le freudisme. Malgré ses parents psy, le gamin n’a pas désiré tuer son père ni coucher avec sa mère ; il est de part en part à part. « Le génie, c’est le non-conformisme », dit carrément Nabokov (p.69 Pléiade). Il développe alors sa théorie des sensations et des perceptions, attentif aux ombres et aux reflets, captant une rue dans un pare-choc. Le temps qui passe ne peut être arrêté que lorsqu’on décrit avec minutie ce qui se passe dans l’instant, une nuance de couleur, un rayon de lumière, une ombre portée qui se déplace. Un auteur est comme un dieu dans son univers. Il crée, il dit, il amène. Comme affirmait Nietzsche, dieu est un enfant qui joue.

Nabokov vous invite à jouer avec lui. Il vous apprend à créer la vie d’un être imaginaire.

Vladimir Nabokov, Pnine, 1955, Folio 1992, 267 pages, €7,20

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

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Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim

Un mythe que ce film au mitant des années cinquante. Mythe de la Femelle revendiquant le droit au désir et la liberté de jouir ; mythe de Saint-Tropez comme village hédoniste au bord de la grande bleue ; mythe du nouveau cinéma qui sort des histoires de papa. Dieu a créé la femme on ne sait pourquoi ; l’homme asexué était bien, tout seul, dans la Bible, avec les Lilith pour s’amuser de son corps. Mais il a fallu que Dieu fasse le malin. Il a créé Eve pour que l’homme pèche et que le vrai Malin le tente, ce trop bel ange déchu de se croire l’égal du Créateur et qui se déguise en vil serpent pour faire croquer la pomme du savoir. Dès lors, l’homme vit qu’il était nu et Dieu ordonna qu’il travaille en le chassant du paradis.

Dieu a donc créé le mal, qui vient principalement du sexe avec le désir qui rend fou, la jalousie, le viol, le crime passionnel, l’adultère et tout ce qui s’ensuit. Brigitte Bardot incarne parfaitement cette grâce animale qui allume les regards mâles tandis que son petit visage chafouin, tapis derrière une chevelure de Madeleine, incite au péché, tout en masquant une tête de linotte conduite par le clitoris. Pas encore majeure à 18 ans, à peine sortie du couvent orphelinat, Juliette s’étale nue derrière les draps qui sèchent et roucoule devant l’homme d’affaires Carradine (Curd Jürgens) qui possède la seule boite de nuit du coin. Elle adore y danser au son du juke-box qui éructe les soupes sentimentales de Bécaud et la danse tam-tam mango de la nouvelle dictature cubaine chère au Tartre et à son Castor d’époque. Juliette est « le » sexe qui ne cherche pas son Roméo mais jouit de jouir d’elle-même. Certes orpheline et élevée par des bonnes sœurs frigides, certes sans amour et le désirant plus que tout autre chose, elle reste immature et se joue des toy-boys. Pourrait-elle vraiment obtenir ce « certificat de vraie jeune fille » qu’une enquêtrice de l’évêché aujourd’hui ridicule lui propose de demander ?

Juliette court pieds nus et reste nue sous sa robe qu’elle renfile avec réticence après le passage de Carradine sous les draps (qui sèchent). Une métaphore des draps de lit qu’elle laissera secs pour lui, trop vieux, trop père, trop moral pour elle. Carradine en effet la désire, mais il ne la touchera pas. C’est Antoine (Christian Marquand) qui la convoite et voudra se la faire, comme on se fait une fille ou un pastis, passade au palmarès, comme elle l’apprend dans les toilettes où elle entend les hommes. Juliette, qui était prête à le suivre à Toulon, s’aperçoit qu’elle n’est pour le mâle qu’un objet qu’on jette après usage. Elle veut donc se donner au premier venu, si ce n’est déjà fait. Le sexe la travaille, l’obsède, la domine.

Les trois frères Tardieu ont repris la cale de carénage des bateaux dans le petit port encore assoupi et voué à la pêche de Saint-Tropez. Bardot, qui y achètera une maison dans la vraie vie, achèvera de le détruire, comme elle a détruit dans le film et dans la vie les hommes qui la désirent. Michel (Jean-Louis Trintignant) le second frère, 21 ans et donc majeur, se dévoue. Il est amoureux d’elle, comme Antoine et comme tous, mais le troisième, Christian (Georges Poujouly, 15 ans au tournage) est trop jeune. Il reste d’ailleurs coiffé gamin, à l’inverse des autres, coiffés en hommes qui ont fait le service. Ce mariage est la seule façon légale, avec l’adoption, que Juliette ne soit pas renvoyée à l’orphelinat jusqu’à ses 21 ans. Carradine, qui veut la garder auprès d’elle comme objet de collection et comme objet de désir, n’a trouvé que ce moyen. Cette alliance permettra d’acheter enfin les terrains de la cale, qu’il convoite pour bâtir un hôtel à côté de son casino. Tous disent à Michel qu’il fait une erreur, que Juliette n’est pas une épouse mais une femelle soumise à ses caprices et qu’il sera cocu dès le lendemain, mais rien n’y fait. Il est amoureux et s’en convainc.

Juliette est touchée que quelqu’un l’aime enfin pour elle-même et pas seulement pour son corps ; elle commence à bien l’aimer aussi, mais d’abord pour son corps, lorsqu’elle lui ouvre la chemise : « sais-tu que tu es beau ! » Elle ne voit rien du sacrifice, du dévouement, de la tendresse de Michel. Ou pas grand-chose, encore prise dans les rets de sa passion avortée pour Antoine et fouaillée par les élans de son sexe. D’autant que ce n’est pas l’argent qui intéresse les Tardieu, mais la notoriété. « En possédant quelque-chose, ils ont l’impression de ne pas être pauvre », analyse la femelle maligne. Pour les convaincre, Carradine va donc leur proposer 30 % des actions et la direction du carénage, ce qui ramènera Antoine à Saint-Tropez, lui qui avait dû prendre un second travail à Toulon pour s’en sortir. D’un bien sort donc un mal, la tentation permanente de Juliette et d’Antoine.

Qui se concrétise très vite lorsque Juliette, tête de linotte invétérée, prend un bateau dont le moteur chauffe et brûle en mer. Antoine part en jeep la repérer le long de la côte, saute à l’eau et nage jusqu’au bateau en plein incendie d’où il la ramène. Rien de tel qu’une poigne ferme et une poitrine mâle pour faire se pâmer la belle, éperdue qu’on s’occupe d’elle. A moitié nue, la robe à demi ouverte collée par l’eau qui la moule, elle est irrésistible. Ils baisent à même le sable.

Tout se sait dans la famille et même l’adolescent, surpris au chevet de Juliette à lui tenir les mains et lui caresser les cheveux parce qu’elle se sent seule, sera soupçonné de l’avoir prise lui aussi. La mère la chasse ; Michel la cherche ; elle-même ne sait plus où elle en est. Elle a trahi l’homme qui l’a épousée pour la protéger et parce qu’il l’aime ; elle n’est aux yeux de tous qu’une pute de port qui aime aguicher et danser à s’étourdir, après avoir picolé pour oublier, et qui se livre à qui la désire. Elle erre pieds nus dans les rues avant d’échouer au « bar à putes », dixit Antoine, où un quarteron de musiciens négro-cubains répètent le mambo en sous-sol. Elle s’y précipite après avoir englouti deux double fines et se trémousse, jambes nues, toute soumise aux soubresauts sexuels du rythme. Une bête de sexe sans cœur ni raison.

Carradine, puis Michel, enfin Antoine et même Christian, contemplent sidérés le spectacle de la Femelle en rut, libérée de tout et même de la pudeur. Elle s’éclate. C’en est trop pour Michel qui a pris un pistolet dans le tiroir du frère et tire. Carradine fait dévier la balle au dernier moment et elle l’effleure, suffisamment pour le blesser, mais sans trop de gravité. Tandis qu’Antoine le conduit à Nice se faire réparer, Michel gifle Juliette, réagissant enfin en homme viril, ce qu’elle recherche depuis le début dans les bras des plus forts pour se sentir protégée, dit-elle. Il la ramène à la maison, domptée peut-être (interprétation morale du temps), mûrie probablement (interprétation d’aujourd’hui). Elle a compris que les autres comptent aussi, et pas seulement elle-même, et qu’il faut mettre du sien pour exister sans se laisser aller à tous ses désirs infantiles.

Le lecteur me pardonnera de ne pas apprécier Brigitte Bardot, dont je trouve le visage trop carré et la bouche trop grande. Le corps est superbe, je l’admets bien volontiers, mais les mœurs ciné de l’époque n’en laissent rien voir, seulement deviner. Les curés ont milité pour son interdiction au pays des puritains ricains, ce qui n’étonnera personne, et même la France catho bourgeoise l’a censuré puis « interdit aux moins de 16 ans » (on aurait pu mettre 18 ou 21 mais Poujouly avait déjà 15 ans et Bardot, malgré ses 21 ans, joue une Juliette de 18 ans). Le film reste aujourd’hui un mythe sexuel, et une vue d’un Saint-Tropez encore authentique. L’histoire contée est niaise et les acteurs peu intéressants, même Trintignant fait gnangnan, pas encore affiné par la maturité. Quant à la libération de la femme… mieux vaudrait se libérer d’abord de Dieu.

DVD Et Dieu… créa la femme, Roger Vadim, 1956, avec Brigitte Bardot, Curd Jürgens, Jean-Louis Trintignant, Christian Marquand et Georges Poujouly, TF1 Studios 2017, 1h31, €23,82 blu-ray €31,00

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On ne peut prier impur, dit Montaigne

« Des prières » est le titre du chapitre LVI des Essais, livre 1. Il traite de Dieu et de la façon de se présenter à lui, humbles humains.

Montaigne s’empresse de parer les foudres éventuelles de l’Église (catholique) en son temps de guerre de religion. « Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui proposent des questions douteuses à débattre aux écoles ; non pour établir la vérité, mais pour la chercher ». Pas question de nier ou de remettre en cause « les saintes prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle suis né », affirme-t-il. Il pense et il offre au jugement d’autrui de corriger et de préciser sa pensée ; il affirme son appartenance à son camp, sans réserves ; il croit que la voie juste est de suivre la croyance et morale de la société dans laquelle on est né.

Sur la prière, seuls les mots consacrés doivent être utilisés – et pas ceux qui appellent des faveurs. « J’avais présentement en la pensée d’où nous venait cette erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l’appeler à toutes sortes de besoin et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l’occasion est juste ou injuste ; et d’écrier son nom et sa puissance, en quelque état et action que nous soyons, pour vicieuse qu’elle soit ». Dieu n’est pas à notre service, dit Montaigne, il est juste et « il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison de celle-ci, non selon nos demandes ». Il faut donc avoir « l’âme nette » pour le prier avec quelque efficacité ; on ne suborne pas Dieu comme n’importe quel juge car Il voit. La prière sert pour soi, à se laver de ses fautes, pas à demander quelque chose.

« Voilà pourquoi je ne loue pas volontiers ceux que je vois prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière ne me témoignent quelque amendement et réformation ». Car c’est user de la prière comme d’une formule magique, pas comme d’un repentir sincère ni d’un vœux pieu. « Nous lisons ou prononçons nos prières. Ce n’est que mine ». Du théâtre, pas l’ouverture de son âme. Une superstition, comme « trois signes de croix au bénédicité, autant à grâces ». Cependant que « toutes les autres heures du jour, [sont à] les voir occupées à la haine, l’avarice, l’injustice ». Comme si l’heure consacrée à Dieu venait compenser l’heure consacrée aux vices, annulant la faute.

Au contraire, « il ne faut mêler Dieu en nos actions qu’avec révérence et attention pleine d’honneur et de respect », dit Montaigne. « C’est de la conscience qu’elle doit être produite, et non pas de la langue ». Inverse de la religion romaine, tout extérieure et civique, la religion chrétienne est tout intérieure et personnelle. Chacun est seul et nu en sa conscience face à Dieu, et cette introspection permet de voir clair et de s’amender. « Sursum corda – élevons nos cœurs », rappelle Montaigne.

Mais il se montre contradictoire. S’il pense par lui-même, il ne croit pas que chacun en soit capable. Il défend pour cela l’Église catholique qui réserve la lecture et l’interprétation des Livres sacrés aux prêtres, contre la Réforme protestante qui les livres à chacun. « Ce n’est pas l’étude de tout le monde, c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les méchants, les ignorants s’y empirent ». Et il est vrai qu’on peut le constater avec Daech, la lecture littérale du Coran par les ignorants fait des ravages ; on le constate aussi avec les intégristes des sectes américaines, férus de Bible, qui mettent tout sur le même plan. « Plaisantes gens qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! » On peut dire la même chose de l’Internet, qui a rendu tout accessible, même aux ignares, ce qui en fait de faux savants qui croient détenir la vérité alors qu’ils ne vérifient pas leurs sources. « Une science verbale et vaine, nourrice de présomption et témérité », analyse Montaigne. En fait, ce qui est en cause n’est pas la vulgarisation de la connaissance, mais l’éducation. Montaigne confond les deux, ce qui est de son temps, mais lui permet surtout « d’être d’accord » avec l’Église catholique, se défaussant ainsi de tout soupçon d’hérésie protestante.

S’il place au-dessus de toute discussion les textes sacrés, il affirme à nouveau que ses Essais sont des « fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, indubitables et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; de ce que je pense selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais… » Mais alors, pourquoi en parler ? Montaigne se fait l’objection à lui-même. Et il répond : « En quelque manière que ce soit que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement et religieusement ». Autrement dit on peut parler de tout lorsqu’on en parle sincèrement, ouvert aux critiques et prêt à corriger ses erreurs ou inadvertances. « Celui qui appelle Dieu à son assistance pendant qu’il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse qui appellerait la justice à son aide ».

D’où la volonté de remettre la prière à sa place, non comme une formule magique mais comme une réconciliation avec Dieu et le retour à la loi divine. « Il semble à la vérité que nous nous servons de nos prières comme d’un jargon et comme ceux qui emploient les paroles saintes et divines à des sorcelleries et effets magiciens ». Or « il n’est rien si aisé, si doux et si favorable que la loi divine ; elle nous appelle à soi, ainsi fautiers et détestables que nous sommes ». Encore faut-il être sincère et « au moins pour cet instant (…) avoir l’âme rebutée par ses fautes et ennemie des passions qui nous ont poussé à l’offenser ». Soyez vrais, dit Montaigne, sinon vos prières ne seront que textes sans chair, marmottements sans conviction, superstition et non religion.

Cet examen de conscience n’est pas réservé qu’aux croyants. Il est aussi le doute que tout scientifique doit garder à l’esprit, l’ouverture que tout sage conserve sur ce qui advient.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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De la haine fanatique

Un jeune abruti par la propagande islamique a poignardé un écrivain indien d’un milieu musulman né en Inde avant de s’exiler à Londres puis à New York pour avoir « écrit » des versets « sataniques. Il n’a jamais lu le livre, il n’a jamais connu l’auteur, il n’était pas même né lorsque la fatale fawta à propos d’un conte fut édictée en 1989 pour raisons politiques par un mollah assoiffé de pouvoir.

Comment « la religion » peut-elle diviser les humains alors que son but serait de les unir ?

Comment un vil mortel, fût-il iranien, donc orgueilleux de son peuple élu par le cousin Ali, peut-il interpréter et tordre pour ses intérêts la parole divine d’Allah le Dieu unique, Créateur aux cent noms ?

Comment un jeune fanatique ose-t-il agir à la place de Dieu, si Lui n’a pas jugé bon de le faire ?

Comment ? Par haine fanatique – ce qui est bien peu religieux mais plus bassement humain. Allah sera-t-il content de se voir « honorer » par de viles passions machiavéliques de vermisseaux insoumis que sont les mâles qui professent sa religion ? Laissons-lui le soin de répondre, il n’aura peut-être qu’une immense indifférence pour ces minuscules remous sur l’onde cosmique qu’il a créée.

« L’Iran dément », titre la presse – à prendre au sens littéral : la démence. « Dans cette attaque, seuls Salman Rushdie et ses partisans mériteraient d’être blâmés et même condamnés », avoue en contrepoint Nasser Kanani, porte-parole du ministère des Affaires Étrangères – ce qui est suggérer l’inverse de ce qu’il dit, en bonne dialectique faux-cul iranienne.

La haine est « jalousie lorsqu’elle est un effet du sentiment de nos désavantages comparés au bien de quelqu’un. Quand il se joint à cette jalousie de la haine une volonté de vengeance dissimulée par faiblesse, c’est envie. » Ce qu’écrivait le capitaine Luc de Vauvenargues en son jeune temps est une profonde vérité des mots. La haine vient de l’amour déçu, repoussé. Le jeune Libanais né américain se sent mal dans la société yankee : que ne la quitte-il pas pour aller vivre en Iran où sont ses idoles, les machos guerriers « gardiens » de la révolution conservatrice ! Mais il n’ose pas, le velléitaire, car il soupçonne obscurément que la société iranienne sous l’emprise des mollahs n’est qu’une théocratie totalitaire dans laquelle Allah est instrumenté au gré du pouvoir du clergé chiite.

Il le devine, mais il se venge. Il envie les Pasdaran d’être si forts et grandes gueules, armés jusqu’aux dents – pas comme lui. Il envie Salman Rushdie l’écrivain de vivre de ses œuvres et de savoir transgresser les textes sacrés pour les discuter, ce qu’il n’ose faire. Il est immature. Il est jaloux. Il tue. Plutôt voir disparaître le sujet de son envie que de vivre en ayant son exemple qui vous nargue.

Au fond, Allah ne lui importe pas. C’est son petit moi blessé de 24 ans qui lui importe, élevé à la yankee dans le culte de la compétition de tous contre tous dans laquelle il fait manifestement pâle figure. Comme tous les jeunes hommes, il se prend des modèles. Malheureusement, il a choisi les plus bornés. Sans analyser une seconde ce qui motive les Pasdaran comme ont été motivés les gestapistes ou les miliciens de Staline  et tant d’autres : la vanité du pouvoir sur les gens, le sentiment d’impunité, de fraternité dans le tout-est-permis, de bande qui fait bander. Il voudrait être l’un des leurs, lui qui n’est personne.

Il a osé le geste sacrilège de prendre une vie, au prétexte que « Dieu » l’aurait exigé par la voix d’un mollah politicien qui manipule la religion à son profit. Parce que le mollah suprême connaît les textes sacrés, pas les autres qui n’osent pas ou sont trop flemmards pour s’atteler à leur étude. Donc se soumettent, comme à Allah, mais en passant par son intermédiaire humain. Ce qui est toujours dangereux, comme chacun le sait de tout « chef » : donnez-lui un quelconque pouvoir, il en abusera. Il manipulera les passions, dont la haine et l’amour sont les plus fortes. Amour de groupie pour le Chef, le Leader maximo, le Petit père des peuples, le Grand timonier, le Sauveur de la France ; haine de masse et de réseau social, mitou excité envers les désignés à la vindicte, les lynchables, les dénoncés par la moraline du temps. « Moi aussi j’en suis ! » se dit-il ; je jouis en bande, je détruis et massacre impunément, ce qui ravit mes instincts grégaire, le sexe sadique et l’ivresse de la violence.

Ce qui est un fait est que l’assaillant n’a pas réussi : Allah n’a pas voulu. Il semble vouloir au contraire la prison à vie pour ce faux dévot qui fait passer son arrogance de petite personne avant Sa gloire à Lui.

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Erskine Caldwell, Le petit arpent du bon Dieu

La vie réaliste est condamnable par les suppôts de la suppression du vice – et l’association du même nom a poursuivi en justice l’auteur pour pornographie, en plein XXe siècle. Il ne fait pourtant que décrire la vie réelle de paysans blancs bornés de Georgie, dans le sud des Etats-Unis, après la crise de 1929. Ty Ty Walden est un patriarche à l’ancienne, croyant en Dieu mais guère en l’église. Il a engendré trois fils et deux filles et il est content ; le petit arpent dont il a réservé depuis toujours les revenus au bon Dieu l’a protégé. Mais il a rusé, déplaçant ledit arpent d’un bout à l’autre de ses champs au gré des plantations. Le pasteur n’a donc rien eu, même si Dieu, qui est au-dessus de tout ça, a bien compris l’intention.

Sauf que le Malin l’a pris d’une fièvre de l’or. Ty Ty creuse la terre sans cesse depuis quinze ans avec ses fils et ses nègres, délaissant les plants de coton ou de melons pour nourrir sa famille, ébranlant dangereusement sa maison. Chaque année, il sent que ça y est, il va trouver « le filon ». Or sa terre n’est pas rocheuse et aucun filon n’y peut courir ; elle peut tout au plus révéler quelques pépites descendues des montagnes par les alluvions et le ruissellement, cela s’est déjà vu, « dit-on ». Mais Ty Ty est borné, préférant « croire » que raisonner. En cela il est bien un bouseux du sud des Etats-Unis, du même genre de ceux qui votent aujourd’hui Trump et ses faussetés alternatives : ils préfèrent « croire » à la belle histoire que réfléchir aux faits sous leurs yeux. Ty Ty a la manie de répéter plusieurs fois ce qu’il dit, comme pour s’en convaincre, persuadé bientôt que c’est la seule vérité.

Des trois gars, seul l’aîné Jim Leslie a réussi dans la vie. Il a compris en bon capitaliste que la fortune venait non à celui qui produit le coton, ni à celui qui le transforme, mais à qui se met entre les deux. Courtier en coton, il a bâti une belle maison sur la Colline de la ville de filatures Augusta et a épousé une femme malade mais riche. Est-il heureux pour autant ? Pas vraiment ; comme les autres, il ne trouve son bonheur que dans le désir de la chair. Il envie Griselda, qu’a épousé son frère Buck, et dont le vieux Ty Ty, émoustillé de la voir de temps à autre quasi nue lorsqu’elle se change, toutes portes ouvertes, vante les formes et les douceurs. Buck est jaloux, agressif, il ne sait pas « aimer » sa femme, c’est-à-dire la baiser avec passion comme la nature le veut et le désir des femmes. Shaw, l’autre frère, le suit dans tout ce qu’il fait. Les garçons reproduisent donc leur père, chacun pour une partie. Sans culture ni argent, ils ne trouvent jouissance que dans l’alcool et le sexe. Si le père a son rêve d’or, les garçons n’ont que leurs rêves terre à terre de baise.

Quant aux filles, Rosamund est marié à Will, ouvrier de filatures à la ville, qui déteste la campagne et méprise la fièvre de l’or du beau-père. Mais, comme lui, il a un rêve, faire redémarrer l’usine en grève depuis dix-huit mois et rétablir le courant pour que les ouvriers puissent produire à leur profit puisque la compagnie ne veut pas les payer plus d’un dollar dix par jour. Le Syndicat, intermédiaire dont le rôle est de ne jamais décider, tergiverse, négocie, attend l’usure inévitable du conflit. L’or de Will est le tissu, sa ferme est son usine, où il travaille torse nu comme les autres dans la chaleur du sud, les poumons emplis de bourre de coton. Il reluque les jeunes femmes aux seins droits qui passent, empli de désir vital. Il en baise régulièrement une ou deux, au grand dam de sa femme, qu’il baise aussi. La sœur la plus petite est appelée Darling Jill – Jill chérie – et a déjà des formes ainsi que le feu qui les allume. Elle baise avec qui lui plaît, et son père considère que c’est la nature. Elle fait attention aux phases de la lune pour ne pas se faire bidonner. Courtisée par Pluto, un gros qui veut devenir shérif, c’est-à-dire fonctionnaire, elle « s’amuse » avec le nègre albinos, garrotté par Ty Ty pour l’amener à sa ferme comme porte-bonheur, et avec Will, dont elle aime le désir et la poitrine musclée. Lorsqu’elle sera en cloque, elle épousera Pluto.

Les passions sauvages se vivent librement dans ce climat contrasté du sud ; elles compensent les écarts sociaux sous l’œil sourcilleux des églises et des patrons. « Le défaut des gens, dit Ty Ty dans un de ses moments de philosophie, c’est qu’ils cherchent toujours à se tromper eux-mêmes, à se figurer qu’ils sont différents de ce que Dieu les a faits. Vous allez à l’église et le prêtre vous dit des choses que, dans le tréfonds de votre cœur, vous savez n’être pas vraies. Mais la plupart des gens sont si morts en dedans d’eux-mêmes qu’ils le croient et qu’ils s’efforcent de faire vivre tout le monde comme ça. Les gens devraient vivre comme Dieu nous a faits pour vivre. Réfléchir en soi-même, sentir ce qu’on a en soi, c’est ça la vraie façon de vivre » p.215. Le Dieu qu’on a dans le corps est plus vrai que celui qui est dans les églises, vivre est obéir à ce que l’on sent en soi-même : la pulsion, le désir, l’affection, l’imagination, la raison, la foi. « Dieu nous a mis dans le corps d’animaux et il prétend que nous agissions comme des hommes », proteste-t-il. L’être humain « peut vivre comme nous sommes faits pour vivre, et sentir ce qu’il est au fond de lui-même, ou bien il peut vivre comme les curés le disent et être mort au fond de lui-même. (…) Les femmes comprennent, elles, et elles sont toutes prêtes à vivre la vie pour laquelle Dieu les a formées. Mais les garçons vont écouter des racontars d’idiots » p.243.

Will veut Griselda et Buck veut le tuer mais c’est son usine qui le tuera ; Jim Leslie veut Griselda et Buck le tue ; Darling Jill veut tous les vrais mâles, les a, et fait l’orgueil de son père, le seul peut-être à ne pas l’avoir prise. Elle épousera Pluto tandis que Buck, après son crime de Caïn, se tue. Ne restent que le vieux Ty Ty, Shaw le frère insignifiant, et Griselda désormais veuve et flétrie.

Au lieu de se contenter de ce qu’ils ont et de l’exploiter au mieux pour l’accroître, les hommes convoitent toujours la femme du voisin, la fortune impossible et les lendemains qui chantent. Incultes, ils sont dans la croyance ; et la réalité les baffe. Un petit roman excitant qui amène à réfléchir aux contes, à la morale, aux relations d’exploitation, entre autres choses.

Erskine Caldwell, Le petit arpent du bon Dieu, 1933, Folio 1973, 269 pages, €7,60

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Mourir pour la vertu est excessif, dit Montaigne

Chapitre XXXIII de ses Essais Livre 1. Montaigne lit Sénèque et tombe sur un passage d’une Lettre à Lucilius, « personnage puissant et de grande autorité autour de l’empereur », qui lui conseille « de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique ». Autrement dit de quitter l’apparence et la vanité pour la vérité et la tranquillité de l’âme. C’est se retirer au désert comme le Christ, le renoncement monastique médiéval, « la tentation de Venise » d’Alain Juppé, l’exil volontaire à la campagne des retraités. Quitter le monde pour le vrai, quitter la ville pour la nature, quitter les pompes pour la simplicité.

Mais Lucilius le jeune regimbe, il n’est pas si mal dans le monde, à l’âge qu’il a. Chevalier issu d’une famille de sénateurs, riche propriétaire terrien, il veut participer à la vie de son temps et de la cité. Il est gouverneur de Sicile. Sénèque, stoïcien, veut amener son élève resté épicurien à jauger l’empereur Néron et de mesurer sa vie à ce qu’elle pourrait être sans les fastes et les excès du fantasque. Il conseille à Lucilius « la plus douce voie, et de détacher plutôt que de rompre ce que tu as mal noué, pourvu que, s’il ne se peut autrement détacher, tu le rompes ». Autrement dit, citant les Sentences grecques de Crispin, « mieux vaut ne pas vivre que vivre malheureux ». La mort est un choix philosophique, ce qui est ironique puisque tous les opposants à Néron, devenu dictateur et paranoïaque, étaient incités au suicide. Poutine a repris cette façon de gouverner en « éliminant » lui aussi tous ses opposants par la mort.

Le prix de la vertu est-il de mourir si on ne peut lui obéir ? Antigone a dit oui, mais elle avait 11 ans. Elle voulait enterrer selon les rites son frère laissé aux chiens pour avoir désobéi à Créon et aux lois de la cité, considérant qu’il existait des lois plus hautes de la morale universelle, afin d’assurer un au-delà à son grand frère. Mais l’antiquité est loin, qu’en est-il de nos jours, se demande Montaigne ? « Je pense avoir remarqué quelque trait semblable parmi nos gens, mais avec la modération chrétienne », écrit-il, un brin ironique. Nous allons voir pourquoi. « Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissé par-deçà avec sa mère, était poursuivie en mariage par les plus apparents seigneurs du pays ». Hilaire, devenu docteur de l’Église en 1851 selon Pie IX, est mort en 367 et, avant le concile de Latran en 1139, le mariage des prêtres était toléré. Mais comme chrétien, il ne voyait la vertu que dans le ciel et pas sur la terre ; ce serait se souiller que de consentir au mariage pour une fille pieuse. Se marier avec le Christ est bien plus valeureux. « Son dessein était de lui faire perdre l’appétit et l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu ». Mais à cela, ajoute Montaigne « le plus court et le plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières et oraisons, de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde et de l’appeler à soi ». Ce qui advint, et le père s’en réjouit.

Est-il plus étrange que cette attitude, semble dire Montaigne, qui la constate ? « Celui-ci semble enchérir sur les autres » – il est plus royaliste que le roi, plus vertueux que Dieu même qui n’a pas demandé de faire mourir ses créatures, les ayant créés pour qu’elles vivent et s’ébattent sur une terre à leur merci. Et notre philosophe d’ajouter ce trait du Parthes que « la femme de saint Hilaire, ayant entendu par lui comme la mort de leur fille s’était conduite par son dessein et volonté, et combien elle avait plus d’heur d’être délogée de ce monde que d’y être, prit une si vive appréhension (compréhension) de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle sollicita son mari avec extrême instance d’en faire autant pour elle ». Et Dieu sembla lui obéir…

Faut-il vraiment s’ôter la vie pour « fuir les voluptés » ? Montaigne montre que non, sans le dire explicitement car ce serait critiquer un saint de l’Église, donc se faire mal voir des censeurs de son temps. Lui est pour la modération. Se retirer du mondain plutôt que du monde, vivre en tranquillité plutôt que de quitter la vie, être de son temps en montrant son exemple plutôt que de rompre pour le ciel. Les stoïciens ne sont pas contre le suicide, mais en dernier ressort, lorsque le choix devient impossible. Ne pas être esclave du destin ou d’un tyran, voilà ce qui autorise de quitter la vie, car « philosopher, c’est apprendre à mourir » – sous-entendu mourir « bien » parce qu’en ayant « bien » vécu, en philosophe. Les excès chrétiens envers la mort ne sont donc pas ceux des stoïciens – ni ceux que Montaigne approuve.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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N’interprétez pas les ordres de Dieu ! s’exclame Montaigne

Le chapitre XXXII de ses Essais Livre 1, affirme « qu’il faut sobrement se mêler de juger des ordonnances divines. » Dieu ne nous récompense pas ni ne nous punit en nos œuvres ; il a d’autres desseins plus… éternels. Montaigne explique avec raison que « le vrai champ et sujet de l’imposture sont les choses inconnues. » Moins vous en savez, plus vous pouvez parler dessus, inventer, imaginer, affirmer. Qui pour vous contredire, puisque nul ne sait rien ? « A cette cause, dit Platon, est-il bien plus aisé de satisfaire parlant de la nature des dieux que de la nature des hommes, parce que l’ignorance des auditeurs prête une belle et large carrière et toute liberté au maniement d’une matière cachée. »

Nous ne pouvons qu’y souscrire et noter, en notre époque, les billevesées des croyants de Daech qui affirment agir au nom d’Allah, prenant leurs désirs pour des réalités et leur ressentiment pour un commandement de Dieu. Nous pouvons noter aussi les niaises catholiques autour du père Hamel qui voient un dessein caché de Dieu dans son martyre. Dieu ne dit rien, même s’il s’appelle Allah – ce sont les humains qui lui prêtent des mots et des intentions alors que, s’il existe, il s’en fout bien des misérables vermisseaux que nous sommes, infimes dans l’univers infini de sa création. S’il commande, c’est pour l’éternité, pas pour un petit présent qui passera aussi vite qu’un éclair. S’il commande, c’est selon les textes qu’il a rendu sacrés, et selon ses commandements dont le premier est « tu ne tueras point ».

Mais Montaigne n’est pas exégète de la Bible. Il est un observateur pragmatique et aigu des gens de son temps. Il philosophe en généralisant. « Il advient de là qu’il n’est rien cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, (astrologues) judiciaires, chiromanciens, médecins. (…) Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires de desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses oeuvres ». Si j’osais ? – il ose. Ce qui n’est pas rien, en son temps de guerre de religions. Montaigne est un esprit libre, libéré des textes et des commandements, qui pense par lui-même, le plus droit possible en sa raison.

Et de noter avec ironie que l’hérétique et le pape, « Arrius et Léon  (…) moururent en divers temps de morts si pareilles et si étranges » : tous deux ont rendu l’âme en chiant, tout simplement… Où donc serait le « dessein de Dieu » ? Il les considérait manifestement comme de la merde, l’un comme l’autre, le contesté et le légitime. A moins que les humains se trompent à vouloir absolument y voir un signe !

Les alchimistes d’aujourd’hui sont volontiers politiciens lorsqu’ils nous « promettent » – tant et plus s’ils sont libéraux sociaux, ou pire et moins s’ils sont croyants en écologisme ou en gauchisme révolutionnaire. Leurs fans sont des dévots par instinct de foule, pas des convaincus par raison ; ils sont emportés par mimétisme, pas persuadés en personne. Ils sont dévots de « la belle histoire » du futur où tout sera mieux une fois les immigrés foutus dehors, les financiers capitalistes taxés à mort, les productivistes enchaînés aux règles drastiques de la décroissance durable, les « sans rien» décidant par référendum populo. Tout est cohérent mais tout est imaginaire. Les alchimistes n’ont pas produit de l’or, les écologistes ne produiront pas de l’énergie sans vent ni soleil quand il n’y en a pas, en hiver où l’énergie est la plus vitale, autrement qu’avec des matières fossiles ou du nucléaire. Après tout, l’énergie du soleil n’est-elle pas purement nucléaire et entièrement « naturelle » ?

Le peuple est badaud, il croit ce qu’on lui dit, bêtement. « Il vaudrait mieux l’entretenir des vrais fondements de la vérité », s’exclame Montaigne ! Vaste programme, disait de Gaulle… de la connerie.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance, dit Montaigne

Les simples d’esprit et les ignorants croient plus volontiers qu’ils ne pensent par eux-mêmes, constate Montaigne en son chapitre 27 du 1er livre de ses Essais. L’âme plus molle se laisse imprimer plus volontiers que l’esprit fort. « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles », dit le philosophe. Notez la gradation du vide : les enfants le sont plus que les malades, qui ne sont qu’affaiblis, tandis que les femmes, qui viennent juste avant, sont surtout ignorantes – surtout à l’époque de Montaigne.

Mais faut-il pour cela aduler l’esprit fort ? Pas du tout, dit cet « en même temps » de sage qu’est Montaigne, dont la maxime est celle de Chilon le Lacédémonien (vers 600 avant), l’un des Sept sages selon Platon : « Rien de trop ». « Mais aussi, de l’autre part, c’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable, qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance ». Car se mettre des bornes et limites dans la tête est se vouloir aussi fort que Dieu et la nature. Un brin d’humilité, que diable ! Nous ne savons pas tout et il est bien, d’ailleurs, de savoir que l’on sait peu de choses tant le monde, le temps et la vie réservent des surprises. « Il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance ».

La connaissance ne vient pas avec les gènes, comme les fourmis, mais lentement par l’expérience et l’éducation. Et « c’est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l’étrangeté ». Si les choses les plus banales nous sont présentées pour la première fois, nous les trouverions incroyables. Ainsi de la nudité des indigènes « sauvages », fort naturelle chez eux où le climat est doux, mais fort étrange pour nos mœurs pudibondes formatées par la morale biblique. Ou du voile islamique, coutume bédouine passée en dogme religieux fort courant au désert mais fort étrange en nos villes. « L’accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses », dit Cicéron cité par Montaigne.

C’est donc la nouveauté des choses qui nous incite « plus que leur grandeur » à en rechercher les causes. La curiosité n’est un défaut que si elle est malveillante ; elle est une qualité humaine si elle pousse à mieux survivre et s’adapter par la connaissance. Il ne faut donc rien mépriser. « Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens ; car de les condamner (comme) impossibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusqu’où va la possibilité ». Ainsi de Dieu selon Pascal : y croire ou pas ? Impossible de savoir, donc parions. Il est plus sain d’esprit de se considérer comme agnostique que comme athée. « Rien de trop », donc.

Et Montaigne de citer des « miracles » civils comme la bataille perdue par Antoine en Allemagne à plusieurs journées de Rome qui aurait été le jour même connue de la Ville, ou des miracles chrétiens qui citent les aveugles recouvrant la vue sur des reliques. « C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne avec soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas. » Au temps des guerres de religions – qui fut celui de Montaigne et qui devient le nôtre – céder sur la croyance en la vérité c’est « faire bien les modérés et les entendus » mais au détriment du vrai. « Ils ne voient pas quel avantage c’est à celui qui vous charge, de commencer à lui céder et vous tirer arrière, et combien cela l’anime à poursuivre sa pointe ».

La conclusion est nette : « La gloire et la curiosité sont les deux fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis ». Méfions-nous donc de notre cerveau et de sa capacité à juger trop vite. La « gloire » ressort du Système 1 selon le psychologue prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, ce jugement rapide pour la survie ; la curiosité ressort plutôt du Système 2, examen rationnel qui prend du temps et des efforts mais est plus fiable. La gloire « d’être d’accord » avec les autres pousse à en rajouter sur la croyance commune, les biais d’ancrage, d’excès de cohérence ou d’excès de confiance court-circuitent la raison et gauchissent l’intelligence. Penser par soi-même est la première maxime du sage, sa curiosité native. 

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Le profit de l’un est dommage de l’autre dit Montaigne

Vendre ce qui est nécessaire aux autres, est-ce immoral ? En son chapitre XXII du premier livre de ses Essais, Montaigne est choqué que l’athénien Démadès ait condamné un homme de sa ville parce qu’il tirait profit « de vendre les choses nécessaires aux enterrements ».

Mais à ce titre, tout ce qui se commerce est nécessaire aux autres, donc susciterait un profit immoral. Faudrait-il tout donner ? Travailler pour rien ? Ou échanger comme cela se faisait avant que la monnaie ne soit inventée ? C’est probablement un rêve d’écolo sectaire aujourd’hui que de revenir au troc paléolithique – puisque déjà le néolithique connaissait l’élevage et l’agriculture, donc la propriété et les échanges à profit…

Le bon sens de Montaigne en est tout chamboulé. « Le marchand ne fait bien ses affaires qu’à la débauche de la jeunesse ; le laboureur, à la cherté des blés ; l’architecte, à la ruine des maisons ; les officiers de la justice, aux procès et aux querelles des hommes ; l’honneur même et pratique des ministres de la religion se tire de notre mort et de nos vices ». Tous, nous avons des besoins – même si certains sont futiles, comme la mode ou la gourmandise. Et tous les besoins ne sont remplis que par les autres auprès de qui il faut les acquérir. Que vient donc faire la morale là-dedans ?

Est-ce volonté de puissance comme dira Nietzsche que de se développer aux dépends d’autrui ? « Que chacun se sonde au-dedans, il trouvera que nos souhaits intérieurs pour la plupart naissent et se nourrissent aux dépens d’autrui », expose Montaigne. Et de penser « en fantaisie » que « les physiciens tiennent que la naissance, nourrissement et augmentation de chaque chose, est l’altération et corruption d’une autre ».

Il cite en conclusion Lucrèce, son poète philosophe romain du premier siècle avant favori, épicurien et auteur De la nature des choses. Le lecteur perspicace peut noter que Lucrèce était fort contre la religion (quelle qu’elle soit) ce qui, dans la période de guerre de religions que vivait Montaigne, donne une indication de plus sur son scepticisme philosophique. A noter aussi qu’être contre la religion – qui est système social humain de pouvoir – ne présume pas de la croyance en un ou plusieurs dieux. Il semble qu’Epicure croyait, et Montaigne aussi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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Pourquoi l’écologie à la française reste un échec ?

Les nantis appellent à la restriction, les émergents trouvent légitime leur consommation, tandis que les plus pauvres attendent une fois de plus une sempiternelle « aide » internationale pour conforter les élites corrompues. L’Europe, divisée, moraliste, repue – a disparu. Le monde tourne autour du duo des hyperpuissances : les Etats-Unis et la Chine. Tant pis pour nos écolos.

Une fois de plus, ils n’ont rien compris. Trop bourgeois, trop chrétiens, trop social-moralistes, ils ont cru que réaliser des happenings en société du spectacle suffisait à galvaniser le monde. Eux donnaient la direction, révélée d’en haut ; les autres devaient suivre, convaincus par le marketing vertueux. Donc les pauvres restent pauvres, on leur fait la charité ; les émergents n’émergent plus, coincés sous le plafond de verre de la pollution ; les nantis restent nantis, tout au plus prendront-ils le vélo plutôt que la voiture… Eh bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Si « nos » écolos s’auto-intoxiquaient moins par leurs fumeux battages, s’ils secrétaient moins de moraline, s’ils analysaient les intérêts et les potentialités en réalistes plutôt qu’en histrions télégéniques, peut-être parviendraient-ils à comprendre un peu mieux le monde pour mieux le changer ? L’écologisme a pris la suite du communisme comme religion laïque. Mais s’il s’agit seulement de croyance, qui croira ? Qui y aura « intérêt » ? Pour quel « au-delà » ?

Or il importe d’analyser cette croyance. Fondée en apparence sur les scientifiques et leur « consensus » autour des travaux du GIEC (groupe international d’études sur le climat), la croyance récuse toute contestation, même venue de scientifiques. Comme si la science et sa méthode devaient s’arrêter aux convenances. Non, écolos dogmatiques, le doute reste fondamental ! Le savoir avancé exige la liberté de penser, de chercher et de dire. Le tropisme stalinien venu du passé gauchiste de trop d’écolos européens tend à faire de chaque climatologue un petit Lyssenko (dont on se rappelle tout le bien qu’il a pu faire à l’agriculture). La science est sans cesse en mouvement, elle progresse par essais et erreurs, par accumulation et confrontation. Figer le savoir en une vérité définitive, c’est nier la science et l’utiliser comme pancarte dans une manif – avec le même débat au degré zéro, la même tentative d’imposer sa vérité en force.

Alors qu’il suffirait de parler de la balance des risques pour rester rationnel, donc convaincant :

· Postulat n°1 : on ne sait pas (déjà, prévoir le temps local à trois jours, alors le climat planétaire dans 50 ans !…

· Postulat n°2 : quand on ne sait pas, on fait comme si le risque existait ;

· Postulat n°3 : dès que l’on en sait un peu plus, on corrige le tir, mais on est préparé.

C’est bien mieux pour susciter l’adhésion que la terreur millénariste !

Car si la science ne se confond pas avec la croyance, elle n’est pas non plus scientisme. La vérité ne sort pas tout armée et de façon définitive de la bouche des savants. Ceux-ci ne sont pas les exégètes d’une Parole éternelle qu’il suffit de « découvrir » comme on le fait d’un drap. Ils sont des chercheurs, ceux qui soumettent à expérience sans cesse une réalité mouvante. Il y a déjà eu des glaciations et des réchauffements, bien avant que l’homme ne fasse un feu ni ne domestique une vache ! Bien avant les centrales à charbon et le moteur à explosion ! Pourquoi le minimiser ? Cessons donc de nous croire le centre du monde, maîtres et possesseurs de la nature, ayant vocation à tout contrôler.

Chinois, Indiens, Japonais, Nigérians, ont une autre conception que celle, binaire, hiérarchique et impériale, qui est la nôtre dans le monde occidental (même pauvre), celle des religions du Livre. Eux voient la nature comme cyclique, les existences comme des réincarnations, le cosmos comme sans cesse mouvant et sans cesse à parcourir. Ce que disait Héraclite avant l’idéalisme de Platon, repris avec délectation par le christianisme (dont il confortait le Dieu unique) puis par le positivisme (qui voulait bâtir une ‘cité de Dieu’ laïque). Ce mouvement, cette infinitude, cette relativité, c’est bien ce qu’ont redécouvert Einstein, Bohr et Heisenberg après l’échec du rationalisme face aux passions de 1914. Les écolos ont, à l’inverse, la pensée régressive.

Que devient l’histoire, justement ? La tradition grecque, reprise par l’humanisme Renaissance puis par le libéralisme des Lumières, fait de l’être humain un animal inachevé, sans cesse en apprentissage, créant son propre destin par son histoire et en aménageant son milieu. Or les écolos remplacent l’histoire de chacun comme l’histoire des peuples ou même celle de la planète par un engrenage unique : l’Apocalypse ! C’est une régression à la pensée antimoderne, celle des légitimistes d’Ancien régime. Finie l’histoire en construction, l’être humain est réduit à sa seule condition naturelle, il doit subir. La Nature, substitut du Dieu tonnant d’hier, le punira. Il sera chassé du Paradis et condamné à errer dans les limbes laissés par la montée des eaux, l’assèchement des terres fertiles et des énergies fossiles, les forêts rabougries ravagées par les incendies et les tempêtes – comme s’il n’y en avait jamais eu avant. Il verra en tout frère un Caïn en puissance, prêt à lui sauter dessus pour lui prendre son eau, son blé ou le pucelage de sa fille. Est-ce la loi de la jungle dont se réclament les écolos ?

Il y a du ‘no future’ dans l’écologisme en Europe. D’où l’échec devant la planète. Le monde entier n’est pas prêt à croire à ce malthusianisme de développés, à cette morale de nantis issue du Dieu proche-oriental, à cet histrionisme médiatique en cercle fermé. D’autant qu’il y a collusion de système : médias comme consultants, labos comme industries spécialisées, crient après le financement. Plus ils font de bruit, plus ils parlent catastrophe, plus ils ont de retentissement dans cette société du zapping et du spectacle permanent ! Pour exister, faire peur ; pour obtenir des financements, manipuler l’opinion ; pour acquérir du pouvoir, faire pression médiatique sur les gouvernants.

Pour ma part, il n’est pas question de suivre les histrions, ni de naturaliser l’histoire, ni de dissoudre l’humain dans la mécanique scientiste. En revanche, soyons réalistes, c’est bien plus réconfortant et bien plus efficace. Il y a quelque chose à faire. Le défi de l’environnement est une nouvelle frontière :

  • Face aux ressources limitées de la planète, nous avons besoin de faire des économies.
  • Face aux défis climatiques et alimentaires, nous avons besoin d’innover et de faire avancer plus encore le savoir scientifique.
  • Face aux rumeurs, croyances et autres complots « pour le Bien », nous avons besoin de véritable information scientifique, de rationnel et de travailler en commun sans obéir aux diktats des clercs de la nouvelle mode, ni aux prophètes d’Apocalypse.

Economie, innovation, science – vous avez bien lu. Quelle est la méthode la plus efficace capable de réaliser l’un et l’autre ? L’autoritarisme d’Etat ? La dictature du parti unique ? Une nouvelle théocratie d’écolos initiés ? L’anarchie de petits groupes réfugiés dans leurs grottes en montagne bouffant bio ? Vous n’y êtes pas… Les Chinois le redécouvrent depuis plus de 40 ans, il n’y a qu’un seul système d’efficacité, apte à fonctionner sous tous les régimes politiques : le capitalisme.

Je ne parle évidemment pas des traders et autres financiers manipulateurs, qui doivent être régulés par des autorités responsables, mais du capitalisme industriel : celui qui sait produire le mieux avec le moins à condition qu’on l’oriente (loin de la mode, du fric et des paillettes, du sport-spectacle et autres histrionismes infantiles). Quand les écolos reconnaîtront que le savoir scientifique, appliqué à la technologie, et que la méthode capitaliste, appliquée à l’économie, sont capables à la fois de réaliser la sobriété nécessaire et d’innover pour vivre bien – alors on les écoutera.

Daniel Cohn-Bendit, en vrai politique, le savait déjà. Reste à convaincre tous les illuminés qui ne servent pas la cause de la planète avec leurs glapissements effrayés. Ni la cause de l’Europe, rendue inaudible aux Etats-Unis, comme en Chine ou en Inde, par sa propension à la morale et son appel à la décroissance. Mais, comme le disait de Gaulle d’un autre travers (la connerie) : « vaste programme ! ».

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Emile Zola, Madeleine Férat

Zola n’est pas seulement le créateur des Rougon-Macquart, chronique de la vie sous le Second empire, il a écrit aussi d’autres romans. Madeleine Férat est l’un de ceux qui l’ont fait connaître avec Thérèse Raquin, un mauvais ouvrage à la limite du feuilleton populaire, empli de hantises et d’obsessions. Deux êtres aux enfances ravagées se rencontrent et s’aiment jusqu’à ce que le destin – chez Zola le tempérament poussé par l’hérédité – les déchire. C’est noir et truculent car Zola exulte à décrire la bassesse, les instincts, les pulsions irrésistibles. Il en fait un système, ce pourquoi il ne restera pas dans l’histoire littéraire. Car Flaubert le disait, « l’art prêcheur » passe rarement la postérité.

Voici donc Madeleine, belle plante rousse, fille d’ouvrier auvergnat promu entrepreneur – puis ruiné. Confiée à un ami avec une petite rente à la mort du vieux, elle passe son adolescence en pension jusqu’à ce que l’ami, émoustillé, la prenne auprès de lui avec l’intention de la violer. Elle refuse et fuit, faisant sa vie à Paris en garni. Elle fréquente des étudiants dont Jacques, futur chirurgien de marine, dont elle est « imprégnée ». Zola adopte cette légende urbaine de « l’empreinte » du premier amant sur une fille vierge (chap. IX), comme si « la fille » était une sous-espèce qui n’attendait que la fécondation du mâle pour s’épanouir. Madeleine gardera Jacques « dans la peau » même après qu’il fut déclaré mort dans un naufrage et qu’elle se soit mariée avec Guillaume.

Voici donc Guillaume « de Viarmes », héritier oisif d’un père chimiste devenu fou qui vivait isolé à La Noiraude, un manoir près de Vétheuil. Veuf, il est un père distant, peu intéressé par son petit garçon qui est élevé par sa servante « protestante », donc « fanatique » des rigueurs de l’Ancien testament. Elle voit le diable partout et la poigne de Dieu s’abattre sans pitié sur les pécheurs. Sans mère ni fratrie, avec un père absent et une bigote rigoriste, Guillaume est malingre et veule. Il est harcelé au collège jusqu’à la Seconde où un nouveau venu de Paris, l’athlétique et bon garçon Jacques, un peu plus âgé que lui, le prend sous son aile et le protège des autres. Guillaume avait tout pour devenir inverti, modèle paternel absent, peur des femmes, faiblesse devant la force, affection éperdue – mais cela ne se faisait pas de l’écrire et Zola en fait un hétéro banal, un sous-mâle prêt pour la mante religieuse. Peut-on un instant y croire ?

Madeleine et Guillaume ont une fille, Lucie, mais le père – autre légende urbaine – veut se reconnaître dans les traits de son enfant. Or ceux-ci sont ceux de Jacques, l’ami chéri en même temps que l’ex-amant de sa femme. Procédé de feuilleton, Jacques n’est pas mort, il a été sauvé puis embarqué pour ses cinq années de chirurgien de marine en Cochinchine, d’où il revient pour jouir d’un héritage. Il écrit à Guillaume qui ne se tient plus de joie, tandis que Madeleine qui a découvert sa photo aux côtés de son mari lorsqu’ils étaient collégiens, est glacée. Elle a peur de revoir Jacques, dont ses fibres restent passionnées ; elle a peur de la réaction de Guillaume, lorsqu’il apprendra qu’elle a couché avec son ami – car elle ne lui a pas dit. Feuilleton toujours ces quiproquos de théâtre sur la route avec la mendiante qui est une ex-amie de Madeleine devenue cocotte, ce regard entendu du garçon d’auberge qui la reconnait, la chambre même où elle a baisé avec Jacques lors d’une partie fine, la présence même de Jacques justement ce soir-là dans l’auberge… Tout cela se terminera mal, dans la grandiloquence romantique du drame avec mort et poison, décès de la petite fille abandonnée et désespoir de Guillaume – réduit à rien. C’est gros, c’est lourd, c’est Zola. Peut-on un instant y croire ?

Fatalité du sexe, ressassement obsessionnel des lieux du vice, destin implacable de l’hérédité – à laquelle Zola mêle pas mal d’éducation, dans une sorte d’hérédité des caractères acquis spencérienne infirmée aujourd’hui par la science. Ce n’est pas la Morale qui pousse au tourment (Zola n’est pas Hugo), ni même la bêtise bourgeoise de la société (Zola n’est pas Flaubert), ni les élans intimes de l’individu (Zola n’est pas Stendhal), mais les gènes, les vice de « race », le tempérament.

Ainsi de Madame de Rieu, une relation du couple, en proie à la quarantaine avec un vieux mari sourd : « Elle choisissait toujours des amants d’un âge tendre et délicat, dix-huit à vingt ans au plus. (…) Si elle eût osé, elle aurait débauché les collégiens qu’elle rencontrait, car il entrait dans sa passion pour les enfants un appétit de voluptés honteuses, un besoin d’enseigner le vice et de goûter d’étranges plaisirs dans les molles étreintes de bras faibles encore » chap. VI p.134. L’écrivain jouit de décrire la perversion, il s’y vautre au prétexte d’un personnage qui n’est pas lui, il insiste : « Aussi la trouvait-on toujours en compagnie de cinq ou six adolescents, elle en cachait sous son lit, dans les armoires, partout où elle pouvait en placer. (…) Ses quarante ans, ses airs ridicules de fillette, sa graisse blanche et fade, qui faisaient reculer les hommes mûrs, étaient un attrait invincible pour les drôles de seize ans ». De vingt ans à seize, l’auteur fait monter en journaliste l’excitation du voyeur.

A l’inverse, une passion vicieuse est d’en rajouter sur la condamnation vertueuse au nom de l’austérité requise par la religion, l’obéissance au Dieu jaloux. La morale apparaît comme l’idéologie de la passion frustrée chez Geneviève, la vieille servante protestante : « Elle goûtait une volupté farouche à écouter ces sanglots et ces cris de la chair. La confession de Madeleine lui ouvrait un monde de désirs et de regrets, de jouissances et de douleurs qui n’avaient jamais secoué son corps vierge, et dont le tableau lui faisait songer aux joies cruelles des damnés » chap. VII p.167.

Malgré les descriptions truculentes de la nature, je n’ai pas aimé ce roman : trop invraisemblable, trop déterminé, trop fabriqué. Son « naturalisme » n’a plus rien de naturel mais devient une systématique. Zola a échoué au bac scientifique et sa science est autodidacte, marquée par le positivisme. Madeleine est peut-être inspirée de sa conquête Alexandrine, dont il fera sa femme, et qui aurait couché avant lui avec son ami de collège aixois Paul Cézanne.

Emile Zola, Madeleine Férat, 1882, Livre de poche 1975, 351 pages, €6.23 e-book Kindle €0.99

Emile Zola, L’Argent, déjà chroniqué sur ce blog

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Thierry Schwab, Optima 2121

Je m’étais évertué moi-même aux prévisions séculaires en février 2013. Quant à la science aujourd’hui, elle observe que l’être humain pourrait vivre au maximum 150 ans. Thierry Schwab se lance à son tour dans un roman d’anticipation toujours curieux à lire.

Son narrateur de 30 ans, journaliste scientifique qui a officié à New York et à Shanghai avant de revenir à Paris, s’est passionné depuis l’enfance pour les deux bouts du monde limité de nos perceptions : un télescope à 10 ans et un microscope vers 12 ans lui ont ouvert des voies inouïes. « Contrairement au sens commun, la théorie des quantas et la relativité montrent que le temps ne s’écoule pas toujours du passé vers le futur, de la cause vers l’effet, mais parfois dans l’autre sens », lui dit dès la page 13 un physicien de renom nommé Maréchal. Puisqu’il est célibataire, sans famille et sans enfants, le savant dès la page suivante lui « propose, en toute simplicité, d’être le cobaye de sa première expérience de voyage dans le temps »: un voyage dans le futur ! Il va passer six mois dans un siècle, rien de moins.

Mais quelle langue parler ? comment s’habiller ? avec quoi payer ? Pas facile d’envisager le futur à trois générations de soi. Le jean-baskets-chemise blanche sera-t-il toujours de mise ? L’anglais et le chinois mandarin auront-ils conquis la langue usuelle ? Le dollar et le yuan auront-ils encore cours – et avec les billets actuels ?

Depuis un bosquet du parc Montsouris, d’où il a été projeté, le narrateur observe que les plantes sont luxuriantes car le climat s’est nettement réchauffé, mais surtout que « l’avenue René Coty [est] curieusement rebaptisée avenue Gao Zeng Hu » p.29. La langue usuelle est de l’anglais mâtiné de chinois. Personne ne travaille plus et chacun est équipé d’un « Personal Identification and Communication Chip » (p.37) pour payer avec une allocation mensuelle égalitaire, communiquer par Optinet, « lire » des vooks (books movies en 5D – d’ailleurs, plus personne n’écrit à la main), voyager en cairs ou en rocklane… ou en virtuel confortable. Tout le monde est dans la Base – et surveillé. Les femmes sont entreprenantes et toujours jeunes, puisque sa première rencontre humaine, hors robots, a 102 ans et le baise immédiatement. Heureux monde où tout est libre si l’on reste dans les clous ! Mais les gens sont métissés et plutôt noirs, quant aux révoltés, ils sont « déconnectés », sans accès numérique, et doivent se débrouiller dans un monde où la technique est reine.

Les enfants ? éradiqués par référendum. Le travail ? éradiqué par les robots. La propriété ? éradiquée par la location de tout. La mort ? éradiquée par la science – sauf catastrophes naturelles, mais bien surveillées. Les meurtres et assassinats ? éradiqués par l’IA qui surveille tout. Les pulsions agressives ? éradiquées par opération nano-chirurgicale. Les guerres ? éradiquées par un seul pays sur la planète, Optima (après trois guerres régionales), avec un seul gouvernement (à la Maison jaune à Pékin avec une femme à sa tête) – en bref tout l’inverse du XXIe siècle. La démocratie aussi a changé, avec la baisse du QI général et les infox qui l’ont déconsidérée. La production artiste est assurée désormais en majorité par les robots, tout comme les oiseaux dans le ciel et les poissons dans les mers, mais je vous laisse découvrir le nouveau monde, c’est assez édifiant.

Les gens vivent donc en Nirvana, puisque « ces souffrances de tous ordres qui ont accablé l’humanité durant des millénaires, même si elles contribuaient, pour certains philosophes, au sel de la vie, car, faisaient-il remarquer, comment apprécier le bonheur si l’on ignore son contraire, n’ont plus cours depuis longtemps » p.96. Un Conservatoire du malheur permet de s’en souvenir – et sert de condamnation aux malfaisants : les visiteurs tournent une manette et constatent les douleurs infligées dans les différentes salles de condamnation. Du vrai supplice chinois !

Et Dieu dans tout ça ? Pour ceux qui y croient, c’est un peu surprenant mais logique : plus de labeur à la sueur de son front, plus d’enfantement dans la douleur, plus de crainte de l’au-delà… Une planète à l’équilibre, l’immortalité quasi certaine, la vie au paradis. « La réincarnation, l’espoir d’une vie meilleure dans l’au-delà ou la crainte d’un châtiment terrible non plus. Et ainsi les raisons de croire en une puissance divine se dissolvent dans le bien-être général, comme par un jour d’été les nuages s’effilochent dans l’azur » p.160. Mais si l’humanité n’est plus si humaine, quel est le nouveau dieu ? Ne serait-ce pas celui qui permet le paradis aux humains décadents ?

Pour le savoir, lisez ce roman d’anticipation. En prolongeant les tendances d’aujourd’hui avec leurs conséquences, il met au jour certaines contradictions et certains choix que l’on n’aurait jamais imaginés. Et il décrit le grain de sable dans l’utopie : une passion… mortifère.

Thierry Schwab, Optima 2121 – Le monde dans cent ans, si proche, si différent, avril 2021, éditions de l’Ombre rouge, 264 pages, €18.00

Attachée de presse Emmanuelle Scordel-Anthonioz escordel@hotmail.com ou sur LinkedIn

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Christian Makarian, Marie

Marie, mère de Dieu, se fait discrète dans les Evangiles. Hors le moment de la naissance et de la mort de Jésus, peu d’informations. C’est que Marie est une femme et qu’en milieu juif patriarcal la femme reste effacée. Christian Makarian était grand reporter au Point lorsqu’il a conçu ce livre. Spécialiste des religions, il n’est cependant pas chercheur mais journaliste, d’où les quelques erreurs du livre. Sur la place des femmes en Grèce qui fleure bon le préjugé, sur les mots grecs ou hébreux qui désignent les frères à propos de Jésus. Mais son livre reste utile sur Marie, cette grande oubliée de l’exégèse, et sur l’interprétation du Dogme par l’église catholique.

Les quatre Evangiles sont ceux retenus par le Canon de l’église. Ce sont les plus symboliques, ceux qui se préoccupent plus du Dogme que de la réalité humaine ou historique. Tout est parabole et sens caché dans les histoires sur le Christ, contées entre 50 et 100 ans après sa mort par les quatre compilateurs (dont le dernier, Jean, est probablement une équipe). De plus, le Dogme s’est construit à partir de l’interprétation des textes par les docteurs de l’église et durant les multiples conciles. Ainsi de la « virginité » de Marie, que Paul n’évoque jamais dans ses épîtres, pourtant écrites quinze ans AVANT le premier évangile retenu, celui de Matthieu. Ou de l’Annonciation, qui ne fait que répéter une « belle histoire », celle de Jérémie, d’Abraham, de Moïse, de Zacharie père de Jean-Baptiste. « Matthieu est particulièrement soucieux de lier l’un à l’autre l’Ancien et le Nouveau Testament » p.110.

Marie était-elle « vierge » ? C’est le grand mystère de la foi. Si Dieu a voulu s’incarner – ce qui fait scandale chez les juifs comme chez les musulmans qui y voient une profanation du Dieu infini – c’est que, dans le dogme chrétien, il a voulu renouveler l’Alliance avec les humains. Il ne s’est plus réservé à un « peuple élu » mais à toute l’humanité. Makarian analyse le milieu juif de Judée Samarie au temps de Marie. Les femmes étaient majeures à la puberté, soit 12 ans et demi. Marie a été fiancée à 13 ans, tout de suite enceinte car les fiançailles donnaient le droit d’avoir des relations sexuelles, puis a accouché à 14 ans. Elle était « sous l’emprise » de Dieu pour reprendre le vocabulaire des féministes d’aujourd’hui « violées » au même âge avec leur consentement. La virginité n’a été introduite dans le Dogme qu’après l’établissement de « la lignée de David » par Joseph – qui est donc initialement le père biologique de Jésus. Ce sera même un dogme papal de 1854 que l’immaculée conception… avant que ne surgissent les « apparitions » de la Vierge à Lourdes (1858), à Pontmain (1871), à Knock (1879), à Fatima (1917), à Beauraing (1932), à Banneux (1933) ! Paul puis Marc, Luc, Jean, mentionnent les frères et sœurs de Jésus, citant même les prénoms des mâles ; ce n’est que la traduction catholique des Evangiles qui va tordre le sens des mots hébreux pour en faire des demi-frères ou de vagues cousins, refusant que Jésus soit pleinement humain comme les autres.

Luc – près d’un siècle après les faits… – va établir le dogme de l’ange Gabriel annonçant à Marie qu’elle va devenir enceinte SANS avoir connu de mari. « A cet instant, le bouleversement historique s’enclenche, selon Christian Makarian. Jamais dans la tradition biblique, un ange ne s’adresse à une femme, encore moins à une jeune vierge aussi humble, à peine adolescente. (…) Elle symbolise une rupture avec le monde antique de la Bible. C’est toute la fragilité humaine face à la puissance divine » p.85. De plus, Marie doit donner son consentement – et elle se soumet, signe que la foi est tout et l’individu rien. La seule soif des justes doit être l’amour de Dieu seulement. « Pour Luc, l’allégresse de Marie doit préfigurer celle de tous les chrétiens devant l’avènement du Christ » p.90. La virginité de Marie n’est donc ni un fait historique, ni un point de doctrine (puisque ni Paul, ni Marc ne le mentionnent), « Marie conçoit effectivement du Saint-Esprit dans la mesure où, par la foi, son corps et son âme se situent dans une autre perspective qu’une grossesse ordinaire » p.100. C’est une nouvelle naissance pour le monde avant de l’être pour elle-même, l’affirmation que l’on peut, par la foi, surmonter l’impuissance de sa condition que la nature ou la société nous imposent.

Aujourd’hui Marie et ses longs voiles triomphe, mère rassurante plus proche des humains que Jésus un brin illuminé et mort en martyr, à poil et torturé sur une croix de bois. « Marie ressurgit quand l’inquiétude s’accroît, quand le doute s’installe, ou quand l’heure est grave » p.140. Et le mois de Marie, le mois de mai, était le mois d’Artémis, tout comme le 25 décembre, date supposée de la naissance du Christ, était celle du solstice d’hiver. Dans le Dogme, tout fait sens pour enfermer le croyant dans la Foi.

Christian Makarian, Marie, 1995, Livre de poche 1997, 159 pages, €4.03

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Jean Delumeau, Guetter l’aurore

L’historien du monde moderne, professeur honoraire au Collège de France, a raison : même aujourd’hui non-croyants bien qu’élevés par le catéchisme, le patronage, les scouts et l’aumônerie, nous avons été élevés dans le sérail d’une société majoritairement chrétienne et catholique en France. Sa culture nous a façonnés, bercés, instruits. Ce que de nombreux « laïcs » revendiqués ne savent pas est que « l’humanitaire » ou « le socialisme » sont imprégnés du message évangélique, que les réflexes de « la morale » et donc du droit occidental sont imbibés de la tradition chrétienne. Même Voltaire croyait en un Dieu Grand horloger, même Descartes croyait qu’in fine tout vient de Dieu et Einsteins que Dieu ne joue pas aux dés (donc qu’il n’y a pas de hasard).

Cela dit, l’essai du professeur pour un christianisme de demain est plutôt décevant pour qui ne croit pas déjà dans l’Eglise. Il dit aux bourgeois catholiques de France ce qu’ils ont envie d’entendre mais cela ne fait pas avancer les choses d’un pouce : Rome n’a rien à faire des bourgeois catholiques français. « Contrairement aux autres religions de la planète, il [le christianisme] a été mouvement et innovation. Ce fut sa force. Il doit continuer dans cette voie » p.8. Malgré la réaction antimoderne à la Révolution jusque sous Pétain, il y eut Vatican II et, plus encore, Jean-Paul II. Sauf qu’espérer un changement d’une Eglise catholique gouvernée par un aréopage de cacochymes, tous mâles et célibataires, heureux d’être au pouvoir et ne voulant surtout pas changer reste un vœu… pieux.

En onze chapitres, Jean Delumeau veut prendre en compte les objections actuelles au christianisme. Le christianisme va-t-il mourir ? Non, deux milliards de chrétiens dont un milliard de catholiques dans le monde, ce n’est pas rien. Le renouveau évangélique et charismatique fait la vitalité du christianisme aujourd’hui – mais il a lieu sur les continents africain et sud-américain, assez loin du centre du pouvoir hiérarchique et centralisé où le pape est réputé (depuis le XIXe siècle) « infaillible ». La compétition sur les victimes ? Certes il y a eu les croisades, l’Inquisition et les bûchers d’hérétiques, la colonisation, mais l’auteur rappelle que le XXe siècle a tué plus de chrétiens que tous les autres siècles avant lui, entre communisme, nazisme, islamisme, extrême-droite sud-américaine et nationalismes ethniques (Rwanda). La querelle avec la science ? Galilée a été réhabilité en… 1992 (seulement !) mais le savoir scientifique est humble et limité face à l’univers immense et à l’émerveillement devant la création. Alors « Dieu » garde sa place, avant le Big Bang et par la complexification du vivant jusqu’à « la conscience » – jusqu’à montrer peut-être un « projet » (un Dessein intelligent ?). Rien de très neuf.

De même que sur la lecture de la Bible, qui ne doit plus être « naïve » mais prendre en compte les travaux des historiens et des linguistes. La lecture de l’Ancien comme du Nouveau testament ne doit plus être littérale, « fondamentaliste », mais prendre en compte les paraboles, les « signes ». Les évangiles sont une reconstruction didactique de son enseignement à partir de la certitude de sa résurrection. « Il s’agissait moins pour leurs auteurs de suivre Jésus pas à pas dans les temps et les lieux de sa prédication que de regrouper ses paroles et ses gestes pour que s’en dégage un message exceptionnel auquel la Résurrection donnait son sens » p.157. Un storytelling à usage de marketing en quelque sorte. Dans la réalité, Jésus a très probablement eu des frères et des sœurs (ou demi-frères et sœurs). « La défiance postérieure à l’égard de la sexualité et la surévaluation de la virginité auraient ensuite conduit l’Eglise à privilégier la virginité perpétuelle de Marie. Mais le dogme de l’Incarnation du Sauveur ne postule nullement que Jésus, « fils premier-né » de Marie, n’ait pas été l’aîné d’une famille nombreuse, comme il y en avait beaucoup à l’époque » p.166. Les « miracles » font sens symbolique plus qu’ils ne sont de la magie.

Ce qui choque aujourd’hui les peuples déchristianisés mais devenus adultes est le contraste scandaleux entre la morale sexuelle rigoriste (et inadaptée à notre temps) prônée par les prêtres des églises – et la conduite réelle des mêmes, chargés de faire entendre la « bonne » parole. Pourquoi cette obsession du sexe de la part du monde ecclésiastique ? L’église catholique comme les églises protestante ont cette monomanie, peut-être contaminés au-delà du raisonnable par une certaine psychanalyse. Dieu est amour, pas sexe ; le sexe n’est qu’un véhicule de l’amour, pas le moindre mais pas le seul (heureusement pour les enfants…). L’auteur ne le rappelle que trop légèrement, même s’il s’appesantit sur « le péché originel » qui n’est ni un péché en soi faute d’avoir été pleinement conscient dans l’innocence du Paradis, ni une culpabilité héréditaire que Jésus récuse. D’ailleurs, il n’existe pas dans les Evangiles, ce sont saint Paul puis saint Augustin qui ont fait monter la sauce pour faire peur. L’auteur passe aussi de façon superficielle sur « le mystère du mal » qui serait une « loi naturelle » qui a toujours été là et sur laquelle on ne peut rien dire – sinon qu’être « humain » est justement de résister au mal (et que Dieu « souffre avec nous »). Le bien existe aussi, même si l’on n’en parle pas plus que des trains qui arrivent à l’heure. « La bonté est plus profonde que le mal ».

Jean Delumeau en appelle à la réconciliation entre les différentes églises du même christianisme. Sans nier leurs particularités, elles pourraient dialoguer et cesser de se combattre. Comme dans l’islam, la zizanie (fitna) reste la pire des choses humaines. Vœu pieux, comme le reste de ses incantations rituelles vers la « fraternité », le « partage », la « collégialité », et ainsi de suite. L’espérance reste la racine du chrétien, même si « la compassion » apparaît comme le socle de toutes les religions universelles, les religions du Livre comme le bouddhisme. Pour faire communauté, les chrétiens, surtout catholiques, doivent abandonner la pompe et la hiérarchie romaines, s’ouvrir aux femmes et aux laïcs, devenir plus proches de fidèles et de leurs attentes.

On attend. L’essai date déjà de 2003…

Jean Delumeau, Guetter l’aurore – un christianisme pour demain, 2003, Grasset, 284 pages, €9.53 e-book Kindle €5.99

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