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Ready Player One de Steven Spielberg

Wade Owen Watts (Tye Sheridan) n’est pas encore né, il ne naîtra qu’en 2027. Mais, en 2049, orphelin depuis longtemps, il vit à 22 ans dans un taudis à Columbus (Ohio) avec sa tante qui l’a recueilli et le beauf macho qui est son compagnon. La société s’est effondrée avec la crise énergétique et climatique, et la société américaine « développée » s’est réfugiée dans l’illusion. La « réalité » virtuelle a remplacé la réalité tout court, tout comme les fausses vérités de Trompe remplacent dès aujiourd’hui la vérité réelle.

C’est ainsi que des petits génies de la tech, James Donovan Halliday (Mark Rylance) et Ogden Morrow (Simon Pegg), ont créé la société Gregarious Games – et fait fortune. Halliday est un inadapté social qui a voulu que l’Oasis remplace le monde réel où il se sentait mal. Il a inventé un système mondial de jeu vidéo multijoueurs, accessible par des casques de réalité virtuelle, des gants et des combinaisons qui simulent les sensations tactiles depuis chez soi dans son taudis. Dans ce métavers idéal, chacun compense ses frustrations dans la vie réelle. Une « bonne » façon (américaine) de se faire un max de fric avec la solitude et la psychopathie créée par le système économique où l’homme est un loup pour l’homme.

D’ailleurs, la compétition est ici encore encouragée. Halliday ne quitte pas le système américain lorsqu’il propose dans une vidéo, à sa mort en 2040, de « donner » les actions de son entreprise à celui ou celle qui parviendra à « gagner » (à l’américaine, où tous les coups sont évidemment permis) l’easter egg (œuf de Pâques) caché dans l’Oasis. Le gagnant des trois clés permettant d’ouvrir le coffre de l’œuf aura 500 milliards de $ et les pleins pouvoirs sur le jeu. De quoi devenir Maître du monde, même s’il n’est que virtuel.

Depuis cinq ans, rien. Nul n’a réussi à avancer dans le concours. Wade, sous son avatar de Parzival (le Perceval de la Quête du Graal) qui le magnifie en blond à la coiffure proliférante et aux yeux bleu clair, le corps tatoué de partout sous son tee-shirt noir et veste de jean sans manches ornée d’une épée d’or dans le dos, décide de devenir lui aussi un chasse-œufs. Il se mesure aux Sixers de la société Innovative Online Industries (IOI) dirigée par Nolan Sorrento (Ben Mendelsohn). Cet entrepreneur qui n’a rien inventé veut mettre la main sur l’Oasis en remportant le concours, pour maximiser les profits avec de la pub. Wade veut que le jeu reste libre. Deux conceptions du capitalisme américain : le fric ou le divertissement – on ne sort pas du système, mais le jeune Parzival est plus sympathique que le technocrate Nolan qui s’est créé un avatar de gros con musculeux bien que lent du cerveau. D’autant que Parzival n’a pas une armée d’experts à sa solde, comme le business man qui les fait bosser à des horaires d’esclave, mais quatre amis et son astuce. Toujours le mythe du Pionnier, seul contre la nature hostile.

Il échoue dans l’épreuve de la course automobile, où il retrouve son grand ami Aech (sous avatar super-mâle Terminator et qui se révélera être… la fille Helen – Lena Waithe) et la fameuse Artémis (déesse de la chasse) sous l’avatar d’une jeune rousse à moto (Olivia Cooke). Il se tourne alors vers les archives de la vie d’Halliday, un ensemble d’enregistrements vidéo reconstitués en réalité virtuelle, guidé par le Conservateur du Journal d’Halliday. Il découvre que le fondateur d’Oasis regrette certaines de ses décisions et aurait voulu revenir en arrière : voilà comment il faut gagner la course, non en se précipitant en avant, comme les jeunes loups avides du système capitaliste, mais en arrière, pour les devancer à la fin de la boucle… Être à contresens permet de ne pas penser comme la horde. C’est le secret du génie.

La première clé obtenue permet un indice. Artémis l’imite, suivie par Aech ainsi que Daito (en vrai Toshiro – Win Morisaki) et Sho (Philip Zhao), autres amis de Parzival dans le monde virtuel. Notez que le politiquement correct est respecté dans la répartition des races dans le monde réel : un Blanc, une Blanche, une Noire, un Japonais et un Chinois (lequel est un geek de 11 ans). L’indice est « un pas non franchi ». Ce serait le regret d’Halliday de ne jamais avoir embrassé Kira, laquelle s’est accouplée avec son partenaire Ogden Morrow. Il semble qu’Halliday n’ait jamais fait l’amour à une femme, d’où sa fuite dans le virtuel. Parzival gagne son pari sur le Conservateur, qui croyait que Kira était mentionnée plus d’une seule fois. L’avatar lui donne alors une pièce de 25 cents, qui aura un rôle crucial par la suite.

Sorrento veut alors éliminer ce redoutable concurrent qui arrive mieux que ses équipes de petits besogneux à se retrouver dans le jeu. Il envoie son mercenaire i-R0k (T. J. Miller) rechercher l’identité réelle de Parzival, lequel a la niaiserie de révéler son nom à Artémis qu’il connaît à peine, dans une boite (virtuelle) où Halliday a rencontré Kira. Écouté par i-ROk, l’amoureux se vend, et comme le bataillon de Sixers ne parvient pas à le dézinguer dans la boite, il fait sauter la pile où il habite, pulvérisant sa tante et son mec. Le père de Wade est mort endetté dans un Centre de fidélité de IOI et a été contraint de servir pour payer ses dettes. Aussi, lorsque Sorrento propose à Wade de travailler pour lui pour un très gros salaire avec bonus s’il gagne le concours, il refuse.

Capturé par Artémis – qui est dans la vraie vie la rebelle Samantha Cook – il rejoint Aech, Daito et Sho et tous comprennent que la seconde clé se trouve dans une simulation de l’hôtel Overlook de Shining, le film que Halliday voulait voir avec Kira. Artémis est capturée, Parzival s’évade et rejoint ses trois autres amis dans un fourgon postal anonyme. Ils préparent la troisième épreuve, qui est de jouer sur la console de jeu favorite d’Halliday, l’Atari 2600. Elle se trouve dans une forteresse gardée par IOI et protégée par une orbe magique. Wade parvient à pirater le fauteuil de jeu virtuel de Sorrento, assez stupide pour avoir laissé écrit sur un post-it ses mots de passe, et à délivrer Samantha enfermée dans une cage de l’usine à jeu. Parzival lance alors un appel au peuple, comme une cagnotte virtuelle, pour attaquer en masse la forteresse. Le combat faite rage, Daito lutte contre le Mecha-Godzilla de Sorrento et meurt en virtuel, Aech aussi en Géant de fer, ce qui permet à Parzival, Artémis et Sho de pénétrer la forteresse. Pour que Samantha puisse s’enfuir de l’IOI, Parzival tue son avatar Artémis. Elle est cueillie dans le fourgon d’Aech, mais ils sont poursuivis par F’Nale (Hannah John-Kamen), cheftaine implacable des Sixers – une véritable executive woman yankee.

Sorrento, vaincu, réinitialise le jeu par une bombe qui anéantit tous les avatars… sauf un : Parzival, grâce à sa pièce de 25 cents, possède une vie supplémentaire. Il joue alors à Adventure pour y trouver l’easter egg en trouvant la salle secrète du jeu, et la troisième clé. Il découvre alors un avatar d’Halliday qui lui donne à signer le contrat de cession de ses actions. Mais Parzival est un pur ; il se souvient que qu’Halliday a perdu son seul ami, son partenaire Morrow, avec ce genre de contrat. Il refuse alors de signer – et Halliday est content. Cette tentation du veau d’or était la dernière épreuve (les Yankees restent très bibliques, et Sipelberg très dans les codes).

Après une dernière course-poursuite dans la tradition d’Hollywood (la trilogie grosses bagarres, grosse course, grosse explosion, auquel le film de Spielberg sacrifie largement), le Wade du monde réel décide de partager le contrôle de l’Oasis, qu’il a gagné avec leur aide, avec ses quatre amis. Le Conservateur était l’avatar de Morrow et il offre ses services de consultant pour un salaire de 25 cents. Le jeu qui aurait pu devenir totalitaire reste démocratique… jusqu’aux Tromperies depuis. Les cinq amis prennent la décision saluée d’interdire l’accès au jeu aux Centres de fidélité d’IOI. Ils prennent aussi une liberté très impopulaire : l’Oasis sera fermé deux jours par semaine, les mardis et jeudis. Il faut parfois être impopulaire pour le bien du peuple. Les gens doivent prendre du temps pour vivre et aimer dans le monde réel.

Le film a plu aux ados par ses nombreuses références à la pop-culture comme à la culture geek des jeux vidéo, des super-héros, des films et des séries télé cultes. Un film rempli d’effets spéciaux et sans aucune scène que la pudibonderie croyante pourrait réprouver (à peine un seul baiser, à la fin). D’innombrables souvenirs des années 80, ses jeux vidiots, ses héros super – toute une génération du divertissement, biberonnée à Hollywood sous Mitterrand, qui nous donne ces politiciens minables d’aujourd’hui. La génération des bébés boum, ceux qui animaient les boums et et y baisaient à loisir (et pas avec les curés), selon la nomenclature Bayrou. Pas la mienne. Reste un film qui se regarde une fois. Un vestige d’époque.

DVD Ready Player One, Steven Spielberg, 2018, avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, Ben Mendelsohn, Warner Bros. Entertainment France 2018, anglais doublé français, allemand, italien, 2h18, €3,45

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La pitié est un fléau, dit Alain

Paradoxe ? Nous sommes tant habitués à voir la pitié comme un sentiment humain juste, généreux, empathique… Or, «nous sommes empoisonnés de religion », rétorque le philosophe Alain en 1909 à propos « de la pitié ». « Nous sommes habitués à voir des curés qui sont à guetter la faiblesse et la souffrance humaine, afin d’achever les mourants d’un coup de sermon qui fera réfléchir les autres. » Ne rions pas de cet anticléricalisme de son temps : nous avons nos cléricaux laïques aujourd’hui. Ce sont les militants des « Grandes » causes qui font la même chose que les curés hier, au nom de leur dieu « de gauche, forcément de gauche » comme disait la Duras. Pitié pour les Palestiniens, pitié pour les immigrés clandestins, pitié pour les terroristes islamistes (« ils ne savent pas ce qu’ils font, tendez l’autre joue »)…

Mais ce n’est pas de la pitié, qu’il leur faut, à ces « victimes » (« forcément victimes », comme disait la même). C’est « de la force de vie », dit Alain. Pitié : empathie douloureuse provoquée par les souffrances d’autrui, sans les partager ou les connaître directement, dit le dictionnaire de la langue française. Autrement dit se complaire à observer sans rien faire, se faire un cinéma sur les affres des autres, se raconter une belle histoire où l’on compatit pour se dédouaner. « Il y a une bonté qui assombrit la vie, une bonté qui est tristesse, que l’on appelle communément pitié, et qui est un des fléaux humains », écrit le philosophe. Une pitié qui enfonce, au nom du Bien. « Chacun vient lui verser encore un peu de tristesse ; chacun vient lui chanter le même refrain : Cela me crève le cœur, de vous voir dans un état pareil. »

Et après ? Qu’est-ce que cela change pour celui qui fait pitié ? En est-il ragaillardi ? Conforté ? Soigné ? On le voit, mais on ne pense pas à lui ; on lui dit des mots, mais ils restent superficiels. Une fois parti, l’interlocuteur s’empresse d’oublier. C’est cela, « la pitié ». Juste des expressions toutes faites d’affliction, comme si l’on se mettait une minute seulement dans son cas, un « il faut » par jeu, par rôle social.

« Comment donc faire ? Voici. Il faudrait n’être pas triste ; il faudrait espérer ; on ne donne aux gens que l’espoir que l’on a. Il faudrait compter sur la nature, voir l’avenir en beau et croire que la vie triomphera. C’est plus facile qu’on ne croit, parce que c’est naturel. Tout vivant croit que la vie triomphera, sans cela il mourrait tout de suite. » C’est notre force de vie qu’il faudrait lui donner, une amitié joyeuse. C’est cela qui conforte, par empathie inversée du souffrant au visiteur.

Chacun sait que lorsque l’on donne, celui à qui l’on donne n’est pas reconnaissant parce qu’il a honte de devoir recevoir. Qui n’est pas souffrant ne peut donner sa sympathie pour la souffrance ; il peut en revanche donner ce qu’il a en trop : sa joie de vivre, sa capacité d’espérer. Ainsi « la victime » ne se sentira pas enfoncée dans son rôle social (ou politique) de victime, mais se sentira tirée vers le haut, attirée par la vie, par l’élan de l’autre qui lui montre la voie. « Nul n’aime inspirer la pitié ; et si un malade voit qu’il n’éteint pas la joie d’un homme bon, le voilà soulevé et réconforté. La confiance est un élixir merveilleux », dit Alain.

N’a-t-il pas raison ? La pitié est un sentiment négatif, tout comme le ressentiment. Il faut être « cruel », dit Nietzsche. Cela signifie-t-il être dur avec les faibles et inhumain avec les souffrants ? Non pas – mais leur dire la vérité. Que l’on n’est pas indifférent à leur sort mais que c’est à eux de s’en sortir en premier, avec leur vitalité, leur vouloir vivre, leur volonté. Le vrai est inexorable : celui ou celle qui se complaît dans sa souffrance ne s’en sortira jamais. Il faut le lui dire. Ne pas jouer les hypocrites en compatissant faussement, pour de mauvaises raisons, soit pour se donner bonne conscience, soit pour manipuler l’opinion par raisons politiques. Ainsi Gavroche : misérable mais boule de vitalité ; Victor Hugo avec lui n’est pas misérable, il l’admire. Il compatit, mais ne l’enfonce pas dans sa mouise. « Les passions sont tristes. La haine est triste. La joie tuera les passions et la haine. Mais commençons par nous dire que la tristesse n’est jamais ni noble, ni belle, ni utile. » Ainsi parlait Alain.

Et encore : « Il faut prêcher sur la vie, non sur la mort ; répandre l’espoir non la crainte ; et cultiver en commun la joie, vrai trésor humain. C’est le secret des grands sages, et ce sera la lumière de demain. » Mieux vaut faire preuve de bienveillance que de pitié.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin

Nous sommes dans la ville « multiethnique » de Roubaix, en mai 2002. Un vrai fait divers inspire le film, objet du documentaire Roubaix, commissariat central de Mosco Boucault. Le spectateur assiste à la vie quotidienne d’un commissariat, entre tentative de fraude à l’assurance, viol, deal, fugue, mal être d’enfants de blédards qui ne se sentent ni vraiment français, ni vraiment arabes, restés dans la banlieue…

Le commissaire Daoud (Roschdy Zem) est Maghrébin, arrivé à l’âge de 7 ans, et a grandi dans cette ville. Il peut encore voir son école primaire – dégradée – son collège, les boites de nuit hier « interdites aux chiens et aux Arabes ». Toute sa famille est repartie « au bled » car il n’y a aucun avenir dans une France qui décline et dont l’industrie fout le camp. Seuls les losers restent dans leur no future. Daoud est l’un des rares qui ait voulu « s’intégrer », faire des études, exercer un métier, être un Français « normal ». Son neveu – en tôle – le hait pour cela et ne veut plus le voir. La rançon de cette décision, c’est la solitude. Ni femme, ni enfant, peu d’amis. Seuls les chevaux, parce qu’ils sont virils et purs, sans préjugés, sont la passion de Daoud.

Le jeune lieutenant Louis (Antoine Reinartz) dont c’est le premier poste, catholique et motivé, se croit investi d’une « mission » de sauver les misérables. Encore naïf, il « croit » ce que lui disent deux filles qui vivent ensemble dans une courée délabrée. Que des racailles ont mis le feu dans le bâtiment à côté, que la vieille dame d’à côté, 82 ans, a été cambriolée. Claude (Léa Seydoux) et Marie (Sara Forestier) ont peur des représailles », disent-elles – ou plutôt Claude le dit, Marie, amoureuse d’elle la suit. Claude est la dominante du couple ; elle est plus belle, plus sûre d’elle, elle manipule sa copine. Claude est mère d’un petit garçon de 6 ans qu’elle a une semaine sur deux, le reste du temps il voit son père qui vit en foyer. Des misérables.

Mais les hommes qu’elles font semblent de « reconnaître », sur les photos des délinquants au commissariat, puis par tapissage, ont tous un alibi sérieux. Les filles ont donc menti. Surtout Claude, Marie a suivi. Menteuse une fois, menteuse toujours. Lorsqu’un appel » anonyme » prévient la police à propos de la vieille voisine, le commissaire soupçonne que, comme pour l’incendie, ce sont les deux filles qui sont coupables. D’avoir fracturé la porte au pied de biche, d’avoir volé des objets, faute d’argent et de bijoux, d’avoir étranglé la vieille parce qu’elle s’était réveillée et s’inquiétait.

Le plus dur sera d’obtenir des aveux complets, d’avoir enfin « la vérité ». Car les misérables sont dans le constant déni. Déni de leur situation de loser, déni de tout acte pouvant être mal interprété, déni de vol, déni de meurtre, déni de préméditation. Étape par étape, en variant les interrogatoires, en séparant les deux filles, en usant du bon flic-mauvais flic (apparemment, ça marche toujours), Daoud et ses lieutenants vont parvenir à faire accoucher la vérité à chacune. L’ADN, la téléphonie, les empreintes, les témoins, tout cela compte, mais moins que les bonnes vieilles méthodes psychologiques à l’ancienne. Une reconstitution dans les lieux parachèvera le tableau. Chacune avoue enfin ce qu’elle a fait, stimulée et accompagnée par l’autre. Avec détermination, avec préméditation.

Pas de suspense sur l’issue, ce sera la prison pour meurtre ; l’une prendra probablement plus que l’autre, « sous domination ». L’intérêt est dans le chemin, pas dans le résultat. Le film montre un commissaire humain avec ses hommes, humains avec les misérables, humain avec les criminelles. L’escroc à l’assurance, qui est un beauf pas futé, sera dissuadé de maintenir sa version ; le violeur de plusieurs collégiennes de 13 ans sera coincé et mis hors d’état de nuire ; la fugueuse sera retrouvée, calmée, et remise en présence de ses parents pour qu’elle purge la crise juste avant sa majorité. Les deux meurtrières seront envoyées devant le juge, puis en prison.

Mais rien de meilleur que les chevaux. Ils courent parce que c’est leur fonction animale ; ils sont beaux et sans intentions. Ils ne sont pas humains, ils sont meilleurs que les humains.

On dit que le film est inspiré du Faux Coupable d’Alfred Hitchcock, mais je pense plutôt à Garde à vue de Claude Miller, où c’est cette fois un grand bourgeois qui se confronte au policier. Même déni de ses actes, mêmes tentatives de mentir sur tout, même façon de « prévenir la police », comme un acte manqué qui avoue tout.

C’est Noël dans les rues et sur les enseignes, mais le déterminisme social est implacable lorsque l’on ne croit pas à « la vérité ». Car, si l’on ne croit pas à l’adéquation entre la réalité des faits et l’être humain qui la pense, on se fait un film, on s’invente une histoire, on vole parce que c’est là, et on tue sans y penser. C’est à cela que mènent les « fausses vérités » ou « vérités alternatives » – qui ne sont seulement que « ce que je crois », et pas le réel. Au contraire, lorsqu’on se confronte au vrai – comme fait le cheval – on mesure ce dont on est capable : de retourner dans son pays d’origine mieux adapté, d’étudier, d’apprendre, de s’accrocher, de bien faire un métier, de comprendre les autres.

Un très bon film. Français.

César 2020 Meilleur acteur pour Roschdy Zem

DVD Roubaix, une lumière (Oh Mercy!), Arnaud Desplechin, 2019, avec Roschdy Zem, Léa Seydoux, Sara Forestier, Antoine Reinartz, Chloé Simoneau, Le Pacte 2020, français, 1h54, €10,00, Blu-ray €15,00

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Elisabeth Kay, Sept mensonges

Le mensonge fascine l’époque. L’heure est à « la transparence », l’égalité de tous devant « la vérité », le tout savoir « démocratique ». Ce pourquoi le mensonge est la forme de Satan – celui qui séduit en disant le faux, celui qui tente par la « belle histoire ». Vieux remugles bibliques de la culture occidentale. Ce roman policier très récent est focalisé sur le mensonge – pas moins de sept. Dont la succession est une sorte d’engrenage fatal qui va aboutir au pire.

Jane et Marnie sont deux filles anglaises qui se se sont connues en sixième, à 11 ans, et ne se sont jamais séparées depuis. Elles font tout ensemble, pis que des jumelles. Elles co-louent, elles dorment dans le même lit, elles rient des mêmes choses, même si l’une est extravertie et solaire (Marnie) et l’autre repliée sur elle et maussade (Jane). Mais elles ne sont pas lesbiennes, elles ont chacune leurs peitts amis – qui changent. L’accord des tempéraments et les sentiments forme une sorte de sororité prête à la romance, sans rien de sexuel.

C’est Jane qui raconte. A qui ? A la fille Marnie lorsqu’elle est encore bébé et ne comprend pas encore. Mais devant le baby-phone qui répercute le son et l’image – donc renvoie la vérité. Jane avoue avoir menti une toute première fois à Marnie en ne raisonnant pas son ardeur pour Charles, qui va devenir son mari. Charles est associé d’un fonds d’investissement, riche, beau parleur, beau mec, bien musclé, bien habillé, content de lui. Et égoïste à faire peur – ce qui semble aller avec. Marnie ne voit rien, aveuglée par l’amour. Quand le vagin vous tient…

Oh, Jane sait ce qu’il en est : elle aussi a connu l’amour, sous la forme d’un Jonathan grand, sportif, musclé, seulement cameraman, mais gentil et attentif. Le contraire de Charles. Sauf qu’en sortant du métro, après un marathon, il a été écrabouillé par un chauffeur de taxi bourré en plein Londres – sous les yeux de sa femme. Dès lors, Jane va se réfugier dans les bras de son amie. Charles est vite lassé de ce ménage à trois et le fait savoir. Mais pas question pour Jane de voir s’éloigner Marnie. Elle n’aime pas Charles, elle ne va pas l’aider. Et il va disparaître.

Jane raconte sa vérité, tissée de sept mensonges, chiffre symbolique, dont le premier est le plus bénin. Qui aurait à cœur de doucher l’enthousiasme de son amie pour son nouvel amour ? Sauf que, si elle l’avait fait, Charles serait peut-être encore en vie… La suite des mensonges ne fait qu’enfoncer l’amitié dans les secrets toxiques qui la détruisent de l’intérieur. Jane, délaissée par sa mère qui lui a toujours préféré sa petite sœur fragile Emma, s’est reconstituée une sœur avec Marnie. Lorsque celle-ci s’éloigne, pour cause de couple avec Charles, elle ne le supporte pas et fera tout pour que cela change.

Plus : lorsque Marnie accouchera d’une petite fille, faisant famille par elle-même et excluant de fait sa meilleure amie en la faisant passer au second plan, Jane ne sait pas de quoi elle peut être capable. Surtout qu’une journaliste ambitieuse traque les témoignages de qui a fait quoi lors de la mort de Charles. Et celle de Jonathan. Et celle d’Emma. Et celle de la mère. Jane est toujours là, toute proche.

Mais s’il y a morts, il n’y a ni enquête, ni fausses pistes. Jane raconte linéairement à l’enfant de l’avenir les étapes de son amitié fusionnelle remise en cause, de sa résistance, de ses méfaits sans le vouloir, poussée par une force qui la possède.

Ce roman policier tente une approche originale, où la psychologie est une analyse en profondeur de la psyché. Une amitié trop fusionnelle, par réparation d’une enfance frustrée, ne peut donner que de l’envie obsessionnelle – et faire déraper les relations équilibrées. Quand les vérités ne sont pas égales, le mensonge les compense. Pour le pire.

L’auteur, éditrice anglaise, écrit là son premier roman, et il est réussi. J’ai beaucoup aimé ce décorticage honnête des ressorts psychologiques d‘une meurtrière malgré elle, qui ne sera jamais reconnue comme telle.

Elisabeth Kay, Sept mensonges (Seven Lies), 2020, Pocket 2024, 439 pages, €9,00, e-book Kindle €9,99

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Les gouvernants sont formatés dindons, dit Alain

Nous n’étions qu’en 1908 et, déjà, pointait la caricature de l’ENA, école que Macron a supprimée mais qui subsiste sous un autre nom. L’art de régler le problème par un tour d’illusionniste. Rien n’a changé depuis un siècle, dit Alain. Avant même l’ENA, « Dindon-Collège » existait déjà…

L’école supérieure des gouvernants, quel que soit le nom qu’elle porte, enseigne à pontifier pour paraître profond, à parler pour ne rien dire afin de noyer le poisson, à faire l’acteur de théâtre plutôt qu’à rester soi. « Vous avez certainement remarqué, me dit le directeur, qu’un certain nombre d’hommes sont disposés, par nature, a préférer le paraître à l’être, et à s’engraisser de l’opinion d’autrui. Il tiennent beaucoup de place dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu’ils sont encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des peuples. »

Chacun sa place, et les grenouilles doivent être gonflées par l’enseignement pour paraître aussi grosses que les bœufs. Percez-les à jour, et ils exploseront. On l’a vu durant le Covid : personne ne savait rien sur rien, mais tous affirmaient haut et fort détenir la seule vérité des choses – que les masques ne servaient au fond à rien, que le virus n’était qu’une grippe un peu virulente, qu’on pouvait se désinfecter à l’eau de Javel (y compris les bronches, disait le Trompe, qui n’avait jamais rien lu de sa vie). Jusqu’au « professeur » de Marseille qui savait mieux que tous les scientifiques du monde comment manipuler les faits à son gré pour asséner « sa » vérité. Démentie rapidement par les mêmes faits – qui sont tenaces, comme chacun sait. Le Trompe a pris de l’hydroxychloroquine à poignée au petit-déjeuner et… s’est vu contaminé par le Covid comme si de rien n’était.

Les murs du collège de dindons sont peints d’allégories qui s’annulent, comme le Travail couronnant la Persévérance, suivie de la Persévérance couronnant le Travail – autrement dit comment démontrer tout et son contraire, selon le vent. Les amphis sont pleins de profs discourant des heures pour ne dire que du vent (émettre de l’air chaud, disent les Anglais qui ont appris le Parlement plus tôt que nous), avec beaucoup de mots creux (ce qu’on appelle la langue de bois) et de phrases toutes faites (qu’on appelle les éléments de langage). Celui qui s’endort le dernier aura le prix. Les étudiants raturent, car ils croient avoir compris alors que, comme disait Alan Greenspan, président de la Federal Reserve, la Banque centrale américaine, dans les années pré-krach, « si vous avez compris ce que j’ai dit, c’est que vous n’avez rien compris ».

Les plus forts en thème sont ceux qui sont capables de tirer douze pages sur un canon explosé pour conclure qu’il ne peuvent rien en dire tant que l’enquête est ouverte (on connaît ça…). « Mais le plus fort est celui qui avait à répondre (c’était le sujet proposé) à des citoyens qui viennent demander du secours parce que leur maison brûle. Il écrivit vingt pages pour dire que la question allait être mise à l’étude. Ce jeune homme ira loin. » Faites long et chiant, avait coutume de dire Édouard Balladur à ses énarques, lorsqu’il voulait qu’un rapport soit publié sans être lu. Nommez une commission, disaient les vieux briscards de la défunte IVe République, que les plus cons à gauche voudraient voire revenir.

Rien de nouveau sous le soleil…

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Un jour de pluie à New York de Woody Allen

Gatsby emmène Ashleigh, sa copine à l’université chic mais peu connue du nord de l’état de New York, Yardley College, pour un week-end à la Grosse pomme. Lui a gagné 20 000 $ au poker, métier qu’il exerce plus volontiers que tous les autres. Elle doit réaliser une interview du réalisateur connu Roland Pollard (Liev Schreiber) pour la gazette de Yardley et ambitionne de devenir journaliste. Tous deux sont issus de familles riches, de la classe Trompe, lui de New York, sa ville où il est expert au poker (ce jeu de deal), elle de Tucson, Arizona, où son père possède « plusieurs » banques (de quoi diviser les risques et mieux arnaquer).

Ashleigh n’a pas le même but que Gatsby. Le garçon, mince intello un peu paumé (Timothée Chalamet, américano-franco-juif de 24 ans), imagine un week-end romantique où l’interview ne durera qu’une heure. La fille (Elle Fanning, née en Géorgie, 20 ans), blonde un peu nunuche, belle performance d’actrice en ingénue à la Marylin – sans son attrait magnétique – s‘excite en provinciale devant tout ce qui est ciné, télé, acteurs, people. Elle ne veut que « réussir » et est prête à tout pour cela, y compris livrer son corps. Deux verres de vin achèvent de la bourrer, et elle le sait ; elle manque de se faire violer, et elle y va – quitte à « accuser » ensuite « les hommes », dans la bonne tradition du Mitou. Woody Allen, en plein procès d’« agression sexuelle » de sa fille adoptive Dylan, pointe ici sans le dire, et avec humour, ce travers féminin de la génération Z – dont le pendant est Gatsby, sex-symbol en jeune homme jamais fini en pleine crise existentielle (et dans la vie un peu lâche).

Ashleigh se laisse entraîner à voir le film que le réalisateur n’aime pas, puis à boire avec le scénariste Ted Davidoff (Jude Law) qui aime le script et ne comprend pas, puis à rencontrer un acteur connu pour son physique avantageux, Francisco Vega (Diego Luna), à passer avec lui à la télé comme sa « nouvelle conquête », à picoler tant et plus, vin et bourbon, à se retrouver chez lui dans un grand appartement en duplex qui l’émerveille, à le suivre dans sa chambre, à ôter ses vêtements pour… devoir se cacher quasi nue lorsque la régulière de Francisco Vega revient à l’improviste de son voyage. Elle va piquer un imper pour se réfugier sur l’escalier de secours, en slip et soutien gorge, pieds nus, ne pouvant regagner l’intérieur puisque la porte a été refermée et verrouillée par la légitime qui a entendu du bruit et cru à un courant d’air (car la nunuche a – évidemment – fait tomber un classeur).

Gatsby, pendant que sa copine vit sa vie sans penser à lui, tue le temps en errant dans New York, où il rencontre un ancien copain qui tourne un petit film et lui demande de jouer impromptu la scène du baiser dans une voiture décapotée (autre signe d’humour subliminal Woody Allen). Sa partenaire est la petite sœur d’une ex, Chan Tyrell (Selena Gomez), qu’il n’a pas remarquée enfant. Il a du mal à l’embrasser, ses lèvres restant fermée par « respect » (incongru) envers Ashleigh (qui s’en fout bien, mais il ne le sait pas encore). Gatsby, une promenade plus tard, retrouve Chan dans le même taxi qu’ils ont hélé chacun de leur côté. Il l’accompagne dans l’appartement de ses (riches) parents, où il se met au piano et chante « Everything Happens to Me ». Ils parlent de leur amour de la Ville et trouvent que c’est le lieu le plus romantique un jour de pluie – une inversion comique à la Woody Allen de l’épreuve que traverse Ashleigh, chassée du lit de la star par la légitime. La mère de Gatsby (Cherry Jones) l’a obligé à apprendre le piano, et il aime ça, ou plutôt la seule légèreté du piano-bar, le jazz chanté. Elle l’a aussi formée autoritairement à aller aux expositions, à lire des livres, à écouter des concerts. « Il faut » aller voir ça, assénait-elle. Par conformisme ? Par snobisme ? Par culture ? Non, par avidité à accumuler pour paraître. Gatsby le saura bientôt.

Après avoir participé à une partie de poker, où il gagne 15 000 $ comme ça, il va visiter le Metropolitan Museum of Art avec Chan, qui lui avoue alors qu’elle avait le béguin pour lui jeune ado, alors qu’il ne s’était aperçu de rien, étant avec sa grande sœur. Il rencontre son oncle et sa tante par hasard et, voulant les éviter pour ne pas avoir à assister à la soirée de sa mère, qui ne sait pas qu’il est à New York, se retrouve devant eux au détour d’un mur égyptien. C’est le destin. Gatsby doit téléphoner à sa mère, doit assurer qu’il vient « avec Ashleigh », doit jurer qu’il portera une chemise et une cravate. Il était en effet vêtu habituellement en « jeune Z » d’une veste sur une chemise ouverte jusqu’au nombril avec un infâme tee-shirt bordeaux dessous, les tennis blanches de rigueur aux pieds. Mais point d’Ashleigh : que faire ? Cette interrogation à la Lénine trouve sa solution en la personne de Terry, une escort blonde (Kelly Rohrbach) qui l’entreprend et veut se donner à lui pour 500 $ ; il la paye 5000 $ pour jouer le rôle d’Ashleigh pour la soirée. Au gala chic de la Mother, il s’ennuie, il paradoxe, il fuit les mondanités, les cons bourrés de fric, le mariage – que son frère hésite à entreprendre à cause du rire bête de sa fiancée (et, de fait, il l’est – il aurait pu s’en apercevoir avant).

Sa mère le prend à part : elle a reconnu en Terry une semblable, ce qu’elle était avant de rencontrer son mari, une escort, autrement dit une pute sur rendez-vous. Elle la renvoie et dit à son fils qu’elle veut « lui parler ». Elle lui dit tout, que son acquisition forcenée de culture lui a permis de s’élever dans la société et de fonder cette société avec son mari qui les a rendus riches, ce pourquoi elle force son fils à se cultiver malgré lui. Cela le dessille. Il comprend que la vérité est finalement le seul moyen d’avancer quand on est en plein brouillard.

La nunuche Ashleigh, toujours quasi nue sous la pluie de New York, ne sait plus à quel hôtel Gatsby et lui sont descendus, elle se perd dans le métro (faut-il être bête), et parvient enfin à pieds (nus), harassée, trempée, au bon hôtel, pour aller direct se coucher. Elle expliquera demain qu’il ne s’est rien passé, même si elle n’a plus ses vêtements et que la télé a révélé publiquement sa liaison avec Vega.

Le jour d’après, le gauche Gatsby ne sait comment assumer tout ce qui s’est passé la veille. Il assure pour Ashleigh la promenade en calèche à Central Park, tourisme obligé des provinciaux à New York, puis quitte sa copine en plein voyage parce qu’elle se plaint de la pluie qui commence à tomber. Il;décide pour deux qu’elle va retourner à Yardley, vivre sa vie de journaliste couchant avec les stars, éblouie par les paillettes ; lui va rester à New York et commencer une romance avec Chan, laisser tomber l’université et Ashleigh – qui ne sait pas faire la différence entre Shakespeare et Cole Porter. La fille ne dit rien, estomaquée mais sans argument contre. A six heures tapantes à la Delacorte Clock, à l’extérieur du zoo de Central Park, il retrouve Chan et l’emporte dans un vrai baiser, cette fois.

Les spectateurs ont failli ne jamais voir le film, le woke ayant « cancelé » toute la production de Woody Allen, alors seulement « accusé » et non « prouvé » coupable ; il semble d’ailleurs que ces accusations soient des âneries, resurgies pour se faire mousser au moment de Mitou – ainsi en a décidé la justice. L’actrice Cherry Jones a défendu Woody Allen en avril 2019, déclarant (cité par Wikipédia en anglais, bien plus complet qu’en français) :  » I went back and studied every scrap of information I could get about that period. And in my heart of hearts, I do not believe he was guilty as charged […] [t]here are those who are comfortable with their certainty. I am not. I don’t know the truth, but I know that if we condemn by instinct, democracy is on a slippery slope. » En yankee dans le texte. En gros, il y a les croyants, qui jugent et condamnent sans savoir ; et il y a ceux qui doutent et demandent des faits. Si les premiers l’emportent (et ils l’ont emporté avec le démago Trompe), la démocratie a du mouron à se faire (elle en a).

DVD Un jour de pluie à New York (A Rainy Day in New York), Woody Allen, 2019, avec Timothée Chalamet, Elle Fanning, Selena Gomez, Jude Law, Liev Schreiber, Mars Films 2020, doublé anglais, français, 1h28, €10,80, Blu-ray StudioCanal 2025, €14,24

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La raison boiteuse, selon Montaigne

Notre philosophe intitule le chapitre XI du Livre III de ses Essais, « Des boiteux ». Il s’agit d’une image grivoise pour montrer combien la raison peut dérailler en fantasmes.

Car l’esprit n’est pas apte d’un coup à saisir la vérité, ni même « une » vérité. Il croit avant de savoir, le plus souvent, parce qu’est plus facile et plus plaisant. Trouver le vrai exige un effort, une méthode, une humilité que bien peu d’humains ont en eux. « La vérité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goût, et les allures pareilles ; nous les regardons de même œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. »

La vanité personnelle est l’autre face de notre désir d’être ensemble. « Quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint point d’ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu’il pense être en la conception d’autrui. » Lui-même, Montaigne le philosophe, s’est surpris à en rajouter lorsqu’il contait une affaire, s’échauffant devant l’auditoire. C’est humain, mais ce n’est pas sagesse.

La fausseté se répand comme une traînée de poudre, amplifiée et déformée chaque fois, mais surtout d’autant plus « véridique » que plus de gens en parlent et y croient. « La première persuasion, prise du sujet même, saisit les simples ; de là, elle s’épand aux habiles, sous l’autorité du nombre et ancienneté des témoignages. Pour moi, de ce que je n’en croirais pas un, je n’en croirais pas cent un, et ne juge pas les opinions par les ans. » Ne peut-on jamais dire ‘je ne sais pas’ sans déchoir ? Ce serait pourtant honnêteté. Moins l’on est sûr, plus fort on affirme, remplaçant l’argument de fait par l’argument d’autorité. Or chacun sait que l’autoritarisme est une marque de faiblesse. « Qui établit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est faible. »

Montaigne raille la crédulité du nombre. « Combien plus naturel que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de notre esprit détraqué, que cela, qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ? » Plutôt croire le conte invraisemblable des sorcières volant sur leur balai, que le fait pourtant bien plus vraisemblable que l’esprit soit détraqué. On lui a montré des sorcières, fort laides en vérité, qu’il a trouvées plus atteintes de folie que de démons. Mais faut-il, par superstition et croyance, que la justice les fasse mettre à mort pour des faits imaginaires ?

Plus drôle, la croyance que la boiterie rend les femmes plus chaudes à la besogne du sexe, ce que les Antiques ont dit à rebours des Amazones, qui rendaient boiteux leurs mâles en leur enfance pour en jouir bien mieux dès qu’ils avaient l’âge. Ou encore des tisserandes, soumises au branle de leur engin. Faut-il croire en tant de billevesées ? « De quoi ne pouvons nous raisonner à ce prix-là  ? De celles-ci je pourrais aussi dire que ce trémoussement que leur ouvrage leur donne, ainsi assises, les éveillent et sollicitent, comme fait les dames le croulement et tremblement de leurs coches. » Le sexe est toujours plus friand de trucs et de croyances que de faits établis, car cela excite l’imaginaire. Les raisons que nous donnons ainsi « s’exercent en l’inanité même et au non être », s’exclame Montaigne. Autrement dit, la logique fonctionne à vide, sur du vent.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Hemvé et Neyptune, Histoires de veillées et jeu-concours pour 3 à 7 ans

Les albums scénarisés par l’ingénieur Hemvé et illustrés par la dessinatrice Neyptune, fondent un monde magique pour 3 à 7 ans, tous sexes confondus. Les Presses de l’Île de France sont les éditions des Scouts et Guides de France, mouvement de jeunesse catholique, féru de pédagogie traditionnelle, mais adapté à notre monde moderne – en témoignent les prénoms, bien peu issus du calendrier religieux.

Dans La journée à l’envers, Myla la petite fille veut « être chef ». C’est une obsession quasi névrotique, mais un sylphe (nous sommes dans le monde magique de l’enfance), lui susurre que ce n’est pas une bonne idée, et même « une très mauvaise » : « être chef, ce n’est pas faire ce que l’on veut. C’est partager son expérience ». Myla est-elle assez dotée d’expérience – donc d’années – pour cela ? Mais Myla s’en fout, son obsession l’emporte sur toute raison. Et voilà les cinq amis qui glissent sur le sol du grand arbre et dégringolent jusqu’au bas. Là les attend une fourmi géante qui semble vouloir les dévorer. « J’ai essayé de te prévenir, dit le sylphe Kawane à Myla. Tu n’en as fait qu’à ta tête ». Les autres enfants prennent alors le relai de la cheftaine défaillante : Marie caresse le front de la bête et dit qu’elle a aussi peur qu’eux, Théo « se souvient de ce qu’il a appris » – et l’insecte les conduit vers la sortie. Mais là, Myla se reprend son obsession : être chef. « C’est moi qui ai provoqué tout ça, donc c’est moi qui vais diriger le groupe pour rentrer sain et sauf ». Et paf ! Elle est prise dans une toile d’araignée qu’elle n’a ni vue, ni prévue. L’araignée rigole; elle est effrayante mais ne les suce pas. Dans le monde magique, elle ne mange pas d’humain. Elle convie les enfants à se baigner dans le pollen, « doux et agréable comme un bain moussant ». Sensualité d’enfance reconnue par les Scouts. Ce sont donc les abeilles qui emportent les gosses jusqu’à l’endroit d’où ils sont partis. Ils retrouvent leur taille normale et le sylphe Kawane en tire la leçon : « N’oubliez pas, chaque chose en son temps ! Vouloir grandir trop vite peut avoir des conséquences. Et c’est amusant d’apprendre tous ensemble ! »

Autrement dit, respectez les anciens et tenez votre place. L’espoir est qu’il « reste de nombreuses années pour progresser grâce aux conseils des plus grands ». Et un jour être chef ou cheftaine.

Dans Mystère, mystères ! il s’agit de « se méfier des apparences ». Une flèche sur un arbre est tentante, elle semble indiquer une piste vers « un trésor ». Malgré le sage hibou qui prévient les enfants : « les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, et la forêt est pleine de mystères ». Évidemment, les enfants n’ont aucune conscience du danger et n’écoutent que leurs passions, pas la raison. Ils n’en ont pas encore l’âge, mais doivent apprendre à l’avoir. Les albums illustrés sont pour 3 à 7 ans et 7 ans est considéré comme « l’âge de raison », la période où l’enfant calme ses émotions et peut donc développer ses facultés raisonnantes. Il se sert désormais plus de ses capacités intellectuelles que de ses sens pour établir des relations entre les objets et les concepts. Ces albums scouts aident à éveiller cette conscience raisonnable en laissant les enfants découvrir par eux-mêmes la réalité, et à dompter leur imagination, si fertile durant les années (magiques) précédentes. Cet âge du « pourquoi » est d’ailleurs passionnant pour les parents et les proches, j’en témoigne. Évidemment, les enfants ignorent les sages conseils du hibou et se laissent entraîner par leur fantasme d’aventure. Ils suivent les signes de piste, jusqu’à la croix de fin de piste. Ils sont dans la forêt, il y a de la brume, le monde change. Il se met à pleuvoir « un déluge » (référence biblique, punition de Dieu). Ils s’abritent sous des champignons qui ont poussé, mais ce sont des amanites phalloïdes (tout ce qui est « phalloïde » est dangereux et conduit au péché, c’est bien connu des chrétiens). En bref, ils sont piégés. D’autant que la pluie a effacé tous les signes du retour. Le hibou était Yzô, « le sylphe de la sagesse ». Il atterrit devant les mômes et leur assène cette leçon : « Sachez que lorsqu’on entre dans la forêt avec de mauvaises intentions, celles-ci se retournent contre nous. Maintenant, seule la vérité peut encore vous sauver. » Et la vérité est que Marie, la plus grande, a tracé ces signes par jeu, pour entraîner ses compagnons qu’elle va quitter, car désormais trop âgée, elle va passer dans un groupe supérieur. On lui pardonne et, miracle, la forêt redevient comme avant, les enfants jurent de rester amis, « sans secret pour les séparer ».

Autrement dit, dissimuler est péché et entraîner ses amis sans rien leur dire met tout le monde en danger. A l’inverse, « c’est si bon d’avoir des amis avec qui on peut partager ses peurs, plutôt que de garder des secrets pour soi ! » Le scoutisme incite à la communauté plutôt qu’à la société, à partager plutôt qu’à garder pour soi, à se laisser surveiller par les autres pour ne pas dévier. Une leçon qu’il faudra relativiser à l’âge adulte, faute de quoi on deviendra bon conformiste, politiquement correct, et woke par confort…

Hemvé et Neyptune, Histoires de veillées : Les presses d’Île-de-France, 2024, chaque album €14,90

  1. Le bois de Caruos
  2. La journée à l’envers
  3. Mystère, mystères !

Un jeu-concours de Noël est lancé par les Presses de l’Île-de-France, ouvert aux enfants de 3 à 7 ans.
Après avoir lu le tome 1, Le Bois de Caruos (dont je n’ai pas parlé), les enfants doivent écrire (ou dicter à leurs parents) selon leur imagination une nouvelle aventure des cinq amis, tenant sur une seule page A4. A adresser RAPIDEMENT par mél à Guilaine Depis, l’attachée de presse (références ci-dessous).
La remise du prix aura lieu le mardi 10 décembre 2024 à 19h à la Librairie Libres Champs, 18 rue Le Verrier à Paris 6ème.
Le lauréat désigné par le jury emportera une œuvre de la dessinatrice Neyptune et pourra visiter le château de Jambville, centre d’activité des Scouts et Guides de France.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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L’ombre du vampire d’Elias Merhige

Faire un film sur un film, un parlant en couleur sur un noir et blanc muet – tel est le pari du réalisateur qui reprend Nosferatu le vampire, sorti en 1922, de l’expressionniste allemand Friedrich Wilhelm Plumpe, dit Murnau (John Malkovich). Il imagine que l’acteur Max Schreck, qui jouait le comte Orlock, avatar de Dracula que les ayant-droits n’avaient pas autorisé, était réellement un vampire. Il est vrai que l’on pouvait s’y tromper.

Avec sa tête triangulaire, ses oreilles en pointe, son nez crochu, ses grandes dents carnassières et ses yeux inquiétants roulant dans les orbites, sa grande taille squelettique voûtée, ses gestes raides et ses doigts griffus aux ongles démesurés, il fait vampire – il est LE vampire. D’ailleurs, la légende a couru. En 2000, Willem Dafoe n’aura qu’à reprendre ces traits, propres à inspirer la crainte, pour jouer le rôle à la perfection, servi par sa morphologie faciale.

Les surréalistes français ont adoré le film de Murnau. Ils y voyaient la poésie du tragique, les forces de la mort dont la vocation est d’aspirer les forces de vie. Le vampire, mort-vivant, suce le sang comme la goule suce le liquide séminal. La vamp sera d’ailleurs la version Hollywood du vampire femelle de tous les jours. Dans le film de Murnau comme dans celui de Merhige, Ellen/Greta (Catherine McCormack) est attirée et révulsée par le vampire ; son sexe veut se donner et sa raison le refuse, au prétexte du miroir qui ne renvoie aucune image du monstre au-dessus d’elle sur le lit où elle finit. L’ombre projetée du vampire est la métaphore de son absence physique comme de sa présence maléfique.

En 1922 débute le tournage en Allemagne puis il se décentre en Tchécoslovaquie. La locomotive à vapeur se nomme Charon – comme le passeur des enfers. Le village paysan a des rues resserrés, de fortes portes aux maisons et des croix dans les chambres. Les gens se méfient des loups-garous et des vampires. L’équipe technique s’installe, comme les acteurs. Greta fait sa mijaurée des villes et prend du laudanum pour supporter la situation. Celui-ci libère son inconscient et elle se roule seins nus en gémissant sur son lit, signe de ses désirs violents refoulés – et de son abandon final aux forces de sa nature.

Le réalisateur Murnau installe sa caméra, les projecteurs sont en place, le photographe prêt, le scénario écrit. Il présente alors le comte Orlock aux acteurs, qui le trouvent bizarre et patibulaire. Il refuse de manger avec eux et n’apparaît qu’à la nuit. On ne tournera pas de jour. Le jeune photographe qui s’est aventuré dans le souterrain où le comte vient de s’engouffrer, en revient groggy, comme drogué. En fait, il a été sucé (au cou). Il sera dès lors égaré, anémique, et sera remplacé par un jeune vigoureux photographe ramassé à Berlin (Cary Elwes) où Murnau est allé d’un coup d’avion frappé de la croix noire allemande (le réalisateur était aussi pilote et les coucous atterrissaient sur un pré).

Le personnage principal est un jeune clerc de notaire, Thomas Hutter (Eddie Izzard), marié avec Greta, qui part pour la Transylvanie afin de vendre une propriété dans la ville de Wismar au comte Orlock. Il vit dans un château sinistre et sort d’un souterrain lors de leur première rencontre. La signature des documents se fait à la lueur de la bougie dans une salle voûtée de catacombes. Au moment de signer, l’inquiétant Orlock aperçoit dans les mains de Hutter une miniature de Greta. Elle le fascine et il décide d’acheter en ville la maison la plus proche de celle du couple.

Le tournage se termine en Tchécoslovaquie, retour à Wismar. Le décor est la chambre à coucher du jeune couple, dont Hutter est absent. Le comte s’introduit chez Greta qui se sent mal à l’aise. L’actrice pique une crise en plein tournage lorsqu’elle s’aperçoit que « Max Schreck » ne se reflète pas dans le miroir ! Un peu de laudanum, et tout repart ; elle se laisse faire. Le comte ne peut plus résister et outrepasse le scénario ; il se penche sur elle et la suce. Malgré le pieu en bois de frêne que Greta tient à la main et dont elle doit se servir selon le script, elle se laisse faire, consentante comme un Olivier Faure devant le Mélenchon.

Le vampire a rompu le contrat signé avec Murnau – comme quoi tous les contrats avec les assoiffés de sang ne sont que des torchons de papier (que ce soit Mélenchon, Poutine, Hitler ou Staline). Pire, il a cassé la chaîne qui permet de lever une trappe pour que le soleil irradie dans la pièce fermée. Il veut tous les sucer, boire leur sang, les attirer avec lui dans la mort – par ressentiment. Sauf Murnau qui ôte ses lunettes de prise de vue (pour voir en noir et blanc, comme dans les films muets) et le dompte de son regard ferme – comme quoi il faut toujours résister sans faiblesse aux suceurs de sang. Le photographe lui tire dessus au pistolet, mais c’est peine perdue – il est sucé ; Murnau tente alors de l’étrangler à mains nues mais recule, le vampire est invincible. Mais il ne suce pas son maître réalisateur – car sa seule existence est dans les images… Tout comme celle des démagogues et tyrans qui n’ont de force que dans leurs mensonges et propagande – la réalité démontre leurs inanité et la vérité nue les tue sans merci.

La pièce est ouverte de l’extérieur et le soleil entre à flot, grillant la nuit et la mort de la chambre. Le vampire est vaincu par la clarté – la force vitale apollinienne comme les Lumières de la raison contre l’obscurantisme.

Ce film sur un film est envoûtant, surtout lorsque l’histoire se met en route en Transylvanie. Il faut bien sûr le voir sur un écran assez grand (et pas sur un petit téléphone), dans une pièce plutôt sombre (et pas sur la plage), dans une atmosphère suffisamment silencieuse (pour rester captivé). Un film d’acteurs, mais qui va au-delà : une réflexion sur les forces de mort qui fascinent, et la résistance qu’on peut (qu’on doit) leur opposer.

DVD L’ombre du vampire (Shadow of the Vampire), Elias Merhige, 2000, avec John Malkovich, Willem Dafoe, Cary Elwes, Aden Gillett, Eddie Izzard, StudioCanal 2001, 1h28, €33,99

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Valérie Gans, La question interdite

Un roman puissant, d’actualité, sur la vérité. Écrit au lance-pierre, avec des billes lancées à grande vitesse qui frappent juste et lourdement : sur l’effet de meute, l’anonymat lyncheur des réseaux sociaux, la dérive hystérique d’un certain féminisme. La « question interdite » ne devrait pas l’être : « et si ce n’était pas vrai ? »

Pas vrai qu’un homme de 40 ans ait abusé d’une adolescente de 13 ans (et demi) ? Pas vrai que la fille l’ait ouvertement accusé ? Pas vrai que la mère abusive ait « cru » le « non-dit » ? Pas vrai que l’inspectrice de la police (on dit plutôt lieutenant aujourd’hui, je crois) ait capté la vérité dans les propos décousus et incohérents de l’une et de l’autre ?

Une histoire simple, comme dirait Sautet au nom prédestiné : un vidéaste connu monte un projet sur la féminité. Adam, au nom d’homme premier, est soucieux du droit des femmes et milite depuis toujours contre le machisme, ayant montré dans ses vidéos les horreurs de la soumission dans les pays autour de la Méditerranée et en France. Il s’entiche – professionnellement – en 2017 d’une gourde un peu grosse rencontrée dans un café où elle s’essaie à devenir adulte en ingurgitant le breuvage amer qu’elle n’aime pas. Il voit en elle son potentiel, le développement de ses qualités physiques et mentales. Il lui propose de tourner d’elle des vidéos spontanées, qu’il montera avec des vidéos de femmes plus âgées, afin d’exposer l’épanouissement d’une adolescente à la féminité. En tout bien tout honneur, évidemment, avec autorisation de sa mère et contrat dûment signé. Lui est marié à Pauline, une psy qui enchaîne les gardes pour obtenir un poste.

La mère, Ukrainienne mariée à un Iranien décédé, ne vit plus sa vie de femme depuis le décès de son mari cinq ans auparavant ; elle se projette sur sa fille et fantasme. Elle la pousse dans le studio, sinon dans les bras du bel homme connu. Shirin la gamine se révèle ; elle devient femme, se libère de ses complexes face aux regards des autres, améliore ses notes, devient populaire. Les autres filles l’envient, les garçons de son âge sont un peu jaloux et voudraient en savoir plus sur les trucs qui se passent.

Mais il ne se passe rien.

Jusqu’au jour où Shirin, désormais 14 ans, rentre en larmes et claque la porte de sa chambre. Sa mère, biberonnée à l’environnement féministe, aux soupçons immédiats sur le sexe pédocriminel, à la différence d’âge qui ne s’admet plus, se fait un cinéma : sa fille vient d’être violée et, même si elle n’a rien dit, c’est normal, elle est « sidérée » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle la convainc d’aller « porter plainte », comme la mode le veut, pour que le (présumé) coupable soit « puni », autrement dit retiré de la société pour trente ans, comme s’il avait tué. La policière qui reçoit mère et fille entend surtout la mère, la fille est bouleversée, elle borborygme, elle n’avoue rien. Normal, pense la pandore formatée par l’époque, elle est « sous emprise » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien.

Le présumé innocent est convoqué, interrogé, soupçonné. Il nie évidemment qu’il se soit passé quoi que ce soit, mais la fille ne parle pas. Il est donc coupable. Aux yeux de la police, aux yeux de l’opinion, aux yeux de son avocat, un soi-disant « ami » qui ne le croit pas puisque personne n’y croit. Les réseaux sociaux se déchaînent, chacun dans sa bulle confortable : les hommes prêts à juger les autres pour les turpitudes qu’ils auraient bien voulu avoir ; les femmes (qui n’ont que ça à foutre, faute de mecs à leur convenance) dans l’hystérie anti-mâles, revanchardes des siècles de « domination » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Adam est boycotté par ses clients, jeté de sa galerie où il expose ses vidéos, une pétasse qui avait 15 ans et lui 19 vingt ans auparavant l’accuse (gratuitement) de « viol » – mot de la mode qui plaque un concept juridique qui n’explique rien des faits réels. Il entre en mort sociale. Pauline, sa femme, demande le divorce tant la pression des autres et de ses collègues lui font honte de rester avec un tel criminel (pas encore jugé, la justice est très très lente en ces matières). Désespéré, il se suicide.

Fin de l’histoire ?

Non. Shirin, vingt ans plus tard, a du remord. Elle sait ce qui s’est passé, c’est-à-dire rien, et elle voudrait réhabiliter Adam qui l’a révélée à elle-même contre les autres, sa mère possessive qui vivait ses fantasmes par procurations, ses petits copains boutonneux qui ne pensaient qu’à baiser sans aimer, ses copines jalouses et venimeuses qui ne songeaient qu’à se faire valoir aux dépens des autres. Tout le monde en prend pour son grade.

Nous sommes désormais en 2028 et la société a bien changé. Valérie Gans l’imagine sans peine comme un prolongement hystérisé des tendances actuelles, ce qui donne un chapitre savoureux (et inquiétant) d’anticipation. Plus aucune relation entre hommes et femmes sans le regard des autres, la « transparence » réelle des bureaux vitrés, des surveillances de tous contre tous. « Pour peu que Shirin s’offusque d’un compliment, d’un sourire, d’une invitation qu’elle jugerait déplacée, Stan se retrouverait condamné » p.116. « Un regard trop appuyé, s’il est surpris – voire photographié et instagramé – par quelqu’un de l’autre côté de la vitre peut entraîner sa perte » p.117. Admirable société où l’homme est un loup pour la femme et réciproquement. « Dans ce monde régi par la peur de se faire accuser de harcèlement, les hommes déjà pas très courageux avant se sont repliés sur eux-mêmes. Célibataires malgré eux, quand ils n’ont pas tout simplement viré gays, ils sortent entre eux, vivent entre eux… simplement parce qu’ils n’osent plus draguer. Triste » p.116. Mais vrai, déjà aujourd’hui.

Shirin, qui vit avec son amie Lalla sans être lesbienne, faute de mec à accrocher, décide de rétablir la vérité contre sa mère, contre la police qui n’a pas été jusqu’au bout, contre la société qui a hystérisé la cause sans chercher plus loin que « le symbole » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle poste donc un rectificatif sur l’ex-fesses-book des étudiants d’Harvard, devenu vitrine respectable des rombières de la cinquantaine ménopausées en quête de CAD (causes à défendre) : « Et si ce n’était pas vrai ? »

Mais raconter qu’on ne s’est pas fait violer – ça n’intéresse personne ! Pour son équilibre mental, Shirin veut « donner sa version des faits plutôt que, ce qu’il y a vingt ans, on lui a fait avouer » p.120. Elle déclenche une riposte… « atomique ». Les réseaux sociaux se déchaînent contre l’ex-violée qui refuse son statut symbolique (et socialement confortable) de « victime » – mot de la mode qui n’explique rien. La désormais « bonne » société des vagins éveillés (woke) ne veut pas entendre parler de la vérité car « la vérité » n’est pas le réel mais ce qu’elle croit et désigne comme telle. Comme des Trump en jupons (violeur condamné récemment pour avoir payé une actrice du porno afin qu’elle la ferme), les hystériques considèrent que la vérité est relative et que la leur est la bonne : il t’a regardé, il t’a donc violée. « Victime, on te croit », braille le slogan des bornées.

Shirin ne va pas s’en sortir car recommence – à l’envers – le même processus des réseaux, des accusations, de l’opprobre et de l’agression physique, jusqu’à la mort sociale. Et le suicide de Shirin, qui reproduit celui d’Adam. Sauf qu’elle est sauvée in extremis par elle-même sans le savoir, qui téléphone à sa mère pour qu’elle vienne la sauver – et réparer le mal qu’elle a fait, en toute bonne conscience. Un séjour en hôpital psychiatrique lui permettra de rencontrer une psy qui la fera révéler « la » vérité (la seule valable, l’unique qui rend compte des faits réels) et ainsi se préserver de « la honte » et de la horde. Je ne vous raconte pas ces faits réels, ils sont le sel de cette histoire d’imbéciles attisés par les mauvaises mœurs de l’impunité en réseau. La foule est bête, la foule féministe est vengeresse, la foule en réseaux fait justice elle-même en aveugle.

De quoi se poser des questions, si possibles les bonnes questions, avant qu’il ne soit trop tard et que les accusations gratuites n’aboutissent à des meurtres en série. Car, quitte à prendre trente ans de tôle, autant se venger réellement des accusatrices sans fondement !

Il faut noter pour l’ambiance d’époque – la nôtre – que le manuscrit de cette autrice ayant été refusé par les maisons d’éditions (avec le courage reconnu qu’on leur connaît!), bien qu’elles aient déjà publié d’elle une vingtaine de romans, Valérie Gans a créé sa propre maison pour contrer la Cancel « culture » : Une autre voix. Celle de la liberté de penser, de dire et d’écrire. Valérie Gans n’est pas n’importe qui : maîtrise de finance et d’économie de Paris-Dauphine en 1987, elle a travaillé dix ans dans la publicité et chronique depuis 2004 des livres pour Madame Figaro. Ce qu’elle dit doit nous interpeller. Son roman se lit d’une traite, bien qu’elle abuse des retours à la ligne.

Valérie Gans, La question interdite, 2023, éditions Une autre voix, 208 pages, €31,00, e-book €12,50 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Ne vous laissez pas tenter par la mélancolie, dit Nietzsche

Après avoir tenu un discours sur « l’homme supérieur » aux hommes supérieurs qu’il a réuni dans sa caverne, Zarathoustra sort pour prendre de l’air pur. Il a besoin de solitude pour se recueillir. Il n’est accompagné que de ses animaux fétiches, l’aigle et le serpent. L’aigle est un avatar de Zeus, qui enleva par exemple le bel éphèbe Ganymède pour le porter au banquet des dieux ; il fond comme la foudre, attribut du dieu en chef de l’Olympe. Le serpent est parmi les animaux favoris d’Apollon ; le dieu a tué le serpent Python qui a poursuivi sa mère durant sa grossesse.

Pendant ce temps, dans la caverne, c’est « le vieux magicien » qui prend la parole. Il a « un esprit malin et trompeur », « un esprit d’enchanteur ». Son démon est la mélancolie. Le fameux spleen romantique de son temps qui est un affaiblissement d’énergie, une dépression non déclarée, neurasthénique, un désir inassouvissable (« désir de l’obsessionnel », disent les psy aujourd’hui). Cette mélancolie, cet à quoi bon, cet abandon « est, jusqu’au fond du cœur, l’adversaire de ce Zarathoustra », dit le vieux magicien. Là est la tentation, d’y céder par mollesse, paresse, facilité, laisser-aller.

Car tous, « que vous vous intituliez ‘les esprits libres’ ou ‘les véridiques’ ou ‘les expiateurs de l’esprit’, ‘les déchaînés’ [désenchaînés serait mieux traduit] ou ‘ceux du grand désir’, à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de langes – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur est propice. »

Chante alors le poème de la mélancolie, celle qui saisit les hommes surtout s’ils sont poètes. Or le poète ment, il « doit mentir sciemment, volontairement, guettant sa proie, masquée de couleurs, masque pour elle-même, proie pour elle-même. » Le poète enjolive, idéalise, crée une fiction. Il se prend dans sa propre illusion et s’égare de la voie vers la vérité. Nietzsche songe peut-être à Wagner, ce musicien enchanteur qui l’avait pris sous ses rets avant qu’il ne parvint à s’en détacher en analysant Le cas Wagner. Il y écrit : « on comprend ce qui se dissimule sous les plus sacrés de ses noms et de ses formules de valeur : la vie appauvrie, le vouloir mourir, la grande lassitude. La morale dit non à la vie. Pour entreprendre une telle tâche, il me fallait de toute nécessité m’imposer une dure discipline : prendre parti contre tout ce qu’il y avait en moi de malade, y compris Wagner, y compris SCHOPENHAUER, y compris tous les modernes sentiments d’  » humanité « … »

Zarathoustra a vanté dans « l’homme supérieur » un créateur, comme le poète, « ni silencieux, ni rigide, ni lisse, ni froid, changé en image, en statue divine, ni placé devant les temples, comme gardien du seuil d’un Dieu : Non ! ennemi de tous ces monuments de la vérité. » Mais ennemi comment ? « Plein de caprices de chat, sautant par toutes les fenêtres, vlan ! dans tous les hasards, reniflant dans toutes le forêts vierges, reniflant d’envie et de désir ! » Mais ce portrait de Zarathoustra par le vieux magicien ne décrit que l’aspect dionysiaque de Zarathoustra. Son aspect apollinien est évoqué ensuite, « semblable à l’aigle qui regarde longtemps, longtemps, fixement dans les abîmes (…) puis tout à coup, d’un trait droit, d’un vol aigu, fonce sur les brebis, tout soudain, affamé (…) ennemis de toutes les âmes de brebis, détestant tout ce qui a le regard moutonnier… » Ces « désirs du poète » – Zarathoustra – sont-ils « entre mille masques » ? Sont-il un masque de plus ? Le Z s’est-il pris à son propre, jeu ? Intoxiqué lui-même ?

Ce serait le masque de la fureur vitale, selon le vieux magicien : « Toi qui as vu l’homme, tel Dieu, comme un agneau : déchirer Dieu dans l’homme, comme l’agneau dans l’homme, rire en le déchiquetant, ceci, ceci est ta félicité ! » Est-ce bien ce désir sans frein de violence égoïste, vengeresse, qui a saisi Zarathoustra ? Certes pas ! Il y répondra dans le chapitre suivant.

Car Nietzsche se critique lui-même, anticipant les objections qu’on peut lui faire, ainsi cet être de proie que reprendra sans distance le nazisme, focalisé sur la force et l’élitisme racial, illusionniste de la puissance bestiale de la guerre ornée de la radicalité d’un rationalisme sans pitié pour l’organisation des camps d’extermination de tous les impurs. Il faut tout lire de Nietzsche, et ne pas en rester à une lecture superficielle, au premier degré.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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L’Ombre de Staline d’Agnieszka Holland

Le jeune journaliste britannique Gareth Jones (James Norton), d’origine galloise, est devenu conseiller pour la politique étrangère du Premier ministre britannique David Lloyd George (Kenneth Cranham), après une interview réussie avec Hitler. Il veut faire de même avec Staline en 1933, redoutant que la nouvelle Allemagne prônée par le parti nazi soit une menace pour l’Europe et pour le Royaume-Uni en particulier. Mais des restrictions budgétaires, et le fait que Gareth Jones soit devenu la risée des pontes du gouvernement avec ses analyses auxquelles personne ne veut croire (« Hitler faire la guerre ? Quelle absurdité ! »), font que Lloyd George licencie le jeune homme. Qui s’empresse donc de s’envoler pour Moscou afin de réaliser le scoop qu’il espère.

Il se demande en effet comment se finance Staline, crédité du progrès rapide et tonitruant de l’URSS qui s’industrialise, se modernise, produit plus de denrées agricoles au point d’en exporter. Son appel à un journaliste qu’il connaît, Paul Kleb, engendre son meurtre par la mafia dans l’heure qui suit, il devait révéler à Jones certaines informations. Son visa lui a été accordé pour une semaine, mais l’hôtel arbitrairement choisi pour lui, les Métropole, ne peut le loger que pour deux nuits, à cause d’un séminaire de la société anglaise Vickers, dont les ingénieurs aident le Plan en URSS. Sauf que les ingénieurs en question, que Jones rencontre le soir même à une soirée demi-nue avec femmes, gigolos et alcool chez Duranty, lui affirment qu’aucun séminaire n’est prévu. Le correspondant américain Walter Duranty (Peter Sarsgaard) laisse entendre au jeune homme qu’il aborde un sujet dangereux, qui pourrait menacer sa vie même.

Ada Brooks (Vanessa Kirby), la secrétaire de Duranty, elle-même journaliste, lui apprend que le métier ne s’exerce pas ici librement et que les correspondants ne peuvent sortir de Moscou, ni écrire ce qu’ils pensent sous peine de représailles qui vont du tabassage en règle à la disparition pure et simple, en passant par l’expulsion. Des méthodes à la Poutine, que Staline a emprunté à Goebbels.

Qu’à cela ne tienne, Gareth Jones n’a pas froid aux yeux et sa maîtresse est la Vérité elle-même. Il n’a pas conscience du danger de Staline, équivalent à celui d’Hitler. Il corrige d’un mot la lettre de recommandation que lui a laissée Lloyd George pour s’introduire auprès des autorités et s’informer des capacités de défense de l’URSS en cas d’agression allemande. Chiche ! Répond l’autorité, si les Allemands viennent, ils verront à quoi ils s’exposent, nos armes sont plus puissantes que les leurs, plus nombreuses, etc. Un classique de la méthode Coué pour la propagande. Mais Jones en profite pour soutirer un voyage en Ukraine, visiter une usine d’armement.

Son conseiller tente de l’abreuver, mais il ne boit pas ; essaie de le faire s’empiffrer, mais il mange peu ; Légèrement ivre, il se vante de vivre bien, de manger tant qu’il peut, d’avoir des privilèges en tant qu’homme de pouvoir. Jones prétexte une indigestion pour aller aux toilettes et quitter le train une fois arrivé dans les plaines de l’Ukraine. Sa grand-mère, originaire de ce pays, lui en a parlé, ce pourquoi Jones parle russe. Il y découvre de visu la grande famine ukrainienne, qui sera appelée dans l’histoire l’Holodomor. Il s’agit d’un plan volontaire de Staline pour saisir les récoltes de blé de la riche terre d’Ukraine, tout en matant par la mort et l’affaiblissement les visées d’indépendances ukrainiennes, manifestées dès la révolution de 1917 sous Lénine. Ce plan génocidaire aurait fait entre 2,6 et 5 millions de morts, hommes, femmes et enfants.

Gareth Jones voit les corps abandonnés dans la neige, morts de faim et gelés, leur ramassage par des traîneaux poubelles, petits enfants encore vivants compris, le cannibalisme des enfants restés en vie qui dévorent leur grand-frère gelé, la schlague des Organes de sécurité pour faire travailler les hommes encore valides contre un peu de pain, les sacs de blé par centaines qui sont entassés sur les camions à destination de Moscou, tandis que la population locale meurt de faim, le climat rude en noir et blanc, la mentalité grise du pouvoir total. Le blé d’Ukraine, c’est « l’or de Staline » avait dit Duranty, parfaitement au courant mais qui se tait. Gareth Jones sait désormais d’où vient le financement de l’industrialisation de l’URSS : de l’exploitation sauvage des paysans, ces non-prolétaires à mentalité petite-bourgeoise, condamnés par l’Histoire avec sa grande hache, pour l’avenir radieux du communisme (70 ans plus tard, on l’attendait encore !…)

Rapidement arrêté, la lettre de Lloyd George empêche sa disparition pure et simple et il est expulsé, non sans avoir promis de taire ce qu’il a vu. Sinon… les ingénieurs de Vickers seront retenus en otage et accusés d’espionnage (tactique stalinienne piquée à Goebbels et toujours en vigueur sous Poutine). De retour à Londres, il hésite à dire la vérité et accepter les représailles sur les Anglais otages, ou se taire et d’accepter le diktat soviétique. Eric Blaine qu’il rencontre (Joseph Mawle ), soit l’écrivain George Orwell qui est en train d’écrire La ferme des animaux, lui conseille de tout révéler pour dessiller les yeux du public, à défaut du gouvernement, soucieux lui de garder de bonnes relations commerciales avec ce marché lucratif des soviets. Lloyd George l’engueule vertement et le somme de se rétracter publiquement. D’autant que le correspondant du New York Times à Moscou, Walter Duranty, prix Pulitzer, le contredit publiquement en publiant un article lénifiant. Il faut dire qu’il a eu un petit garçon, Misha, avec sa maîtresse soviétique, et qu’en cas d’expulsion, il serait obligé de l’abandonner à l’URSS.

Gareth Jones quitte donc le monde politique qui s’aveugle volontairement et se retire dans le village de son enfance au Pays de Galles. Mais, saisi par la fièvre de la vérité, il parvient à s’imposer face au magnat de la presse William Randolph Hearst (Matthew Marsh), en vacances dans la région. Il réussit à le convaincre de ce qu’il a vu et du scoop que cela ferait. La gravité de la situation en Ukraine est désormais publique et le gouvernement de Sa Majesté est bien forcé d’en tenir compte. Staline, qui ne peut rien contre la presse libre, est bien obligé de relâcher les ingénieurs britanniques, sous peine de perdre la face (et les financements du commerce de blé). Comme quoi céder au chantage n’est jamais payant.

Il se vengera froidement, un cartouche en fin de film disant la fin tragique de Gareth Jones, assassiné peu avant l’âge de 30 ans en Mongolie-Intérieure, probablement par les services secrets soviétiques. Tandis que Walter Duranty le menteur honoré, est mort tranquillement chez lui à 73 ans.

Inspiré d’une histoire vraie, et tourné en grisaille et murmures, ceux du conformisme et du secret, le film montre le totalitarisme cynique en marche, l’aveuglement volontaire des mous de la démocratie (y compris Orwell qui, en bon « socialiste » relativise les laissés pour compte de la transition révolutionnaire communiste), la préférence du confort mental à la vérité cruelle. Un peu caricatural, mais plus vrai que la réalité : les années trente sont bien le miroir passé de notre époque, où le totalitarisme cynique recommence, l’aveuglement perdure et où la vérité est poussée sous le tapis comme trop nue et impudique.

Oser aller voir, oser dire que le roi est nu, il faut être un enfant, n’est-ce pas, pour ce faire ! Un adulte normal et intégré fermera sa gueule, chaudement installé dans le confort conformiste. Ce film n’est pas un documentaire pour flemmards du cours de troisième, mais un film de combat.

DVD L’Ombre de Staline, Agnieszka Holland, 2019, avec James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard, Joseph Mawle, Kenneth Cranham, Condor Entertainment 2020, 1h54, €11,99, Blu-ray €20,92

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Montaigne apprend de la controverse

Le chapitre VIII du Livre III des Essais est aussi long et ardu que les précédents. Plus il vieillit, plus l’esprit de Montaigne est brouillon, ajoutant des paroles là où faudrait élaguer. Dans le chapitre « De l’art de conférer » – qui veut dire converser, il prend la défense des contradictions. Loin de lui nuire, elles lui sont au contraire bénéfiques. Il n’y a que les gens stupides qui n’apprennent pas des autres, ni ne révisent ou confortent leurs propres opinions selon celles d’autrui.

« On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même », dit Montaigne. Sans aller jusqu’à cette extrémité, « publiant et accusant mes imperfections, quelqu’un apprendra de les craindre ». Ce pourquoi il écrit. Lui « [s’]instruit mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. » Observer les autres, les écouter, entendre leurs arguments, apprend plus que lire un texte. Car la conversation est alternance d’arguments ; la bonne conversation, s’entend, pas le monologue du faux-savant ni la fatuité du bien en cour. Mais, entre gens de bonne compagnie, deviser fait progresser. « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré à la conversation. (…) L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible qui n’échauffe point : là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes ; la jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même… » Ne l’avons-nous pas tous expérimenté ? Ce pourquoi les ados adorent « discuter » plutôt que lire.

Le mauvais exemple fait suivre le bon. « Tous les jours la sotte contenance d’un autre m’avertit et m’avise. » Ainsi les Spartiates amenaient leurs enfants regarder les hilotes ivres – pour qu’ils ne tombent jamais aussi bas. Notre époque semble faire l’inverse, à se complaire dans le vil et le sordide, à magnifier « le peuple » en ce qu’il a de populacier, badaud, crédule, lyncheur – tous les bas instincts lâchés sans retenue. Étonnez-vous après que des collégiens s’entretuent au couteau à la sortie de l’école, ou que des père-la-vertu de 14 ans tabassent « la pute » qui prend des manières de liberté. Comme on fait son lit, on se couche. « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’épande comme celle-là. » Les prêcheurs de religion falsifiée, les intellos misérabilistes sur les réseaux et les journalistes de médias en mal d’émotionnel qui fait l’audience, sont bien coupables du dérèglement des mœurs.

Montaigne avoue détester la sottise et ne pouvoir la supporter (nous non plus). Il aime à disputer, sans entrer en colère quand on n’est pas d’accord avec lui, mais bataillant ferme argument après argument. « Nulles propositions m’étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantaisie qui ne me semblent bien sortable à la production de l’esprit humain. » Être contredit le ravit car cela l’éveille et l’exerce. Lui ne joue pas les « offensés » comme les esprits faibles de notre temps, quand il rencontre une opinion autre que la sienne ! « J’aime, entre les galants hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. » La société n’a pas d’intérêt si elle n’est pas directe et vraie, et « n’est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le heurt et a ses allures contraintes. (Ici une citation de Cicéron) Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l’un et à l’autre. » Cela est sagesse, mais qui connaît encore la sagesse de nos jours ?

« Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues de loin que je la vois approcher. » La vérité est comme une femme et l’approche de Montaigne est quasi sexuelle : il jouit de la sensualité qui le prend pour elle. Les hommes de son temps font plus de manières et répugnent à contredire, par manière de politesse hypocrite. Montaigne le regrette, et il évoque ses écrits. « Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne, que se m’est tout un qu’un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension que l’autorité que je veux. » Encore une fois, Montaigne pense par lui-même et, si les critiques l’exercent, il n’en prend que ce qu’il juge pertinent.

A condition cependant que les objections soient dans l’ordre, qu’elles suivent un raisonnement « On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m’attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j’ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. » Aussi ne le faisons point et laissons les sots à leur sottise : jamais un argument de raison ne percera la carapace obtuse des croyants. « La sottise et dérèglement de sens n’est pas chose guérissable par un trait d’avertissement. »

Sots sont d’ailleurs les faux-savants, ceux qui croient savoir et vous assomment de leur érudition. « Pour être plus savants, il n’en sont pas moins ineptes. » Mieux vaut celui qui pense par lui-même, qui cherche et se corrige, qui affine et traque les sources. « Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnément, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent », constate Montaigne. «D’une souche, il n’y a rien à espérer », ajoute malicieusement le philosophe.

La suite du texte digresse verbeusement en diverses matières, qui sont l’argument d’autorité ou l’impuissance à corriger le faux qui va ; que tout raisonnement n’empêche pas le hasard ; que les bons mots ou les sentences fortes ne sont peut-être pas de celui qui parle mais repris d’auteurs ou de grands hommes ; que certains livres instruisent plus que d’autres, ainsi l’Histoire de Tacite. Mais que tous les propos doivent être tenus pour critiquables, évaluables selon la raison de qui les lit. « Moi qui suis roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie, et certaines finesses verbales, de quoi je secoue les oreilles. » Il faut faire pareil avec tous les livres, même ceux d’auteurs réputés et célèbres.

Et de conclure : «Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Aftermath d’Elliot Lester

Ce film intimiste et dépouillé recycle Arnold Schwarznegger comme on ne l’imaginait pas : en vieux papa brisé par un accident d’avion où sa femme, sa fille et le bébé à naître ont péri. Le scénario reprend la tragédie de la zone d’Überlingen en Allemagne arrivée réellement en Juillet 2002, où une erreur du contrôle aérien a fait entrer en collision deux avions, un de ligne et un cargo. Le film transpose les faits aux États-Unis et fait se crasher deux avions de ligne avec 271 victimes.

Roman Melnyk (Arnold Schwarzenegger) est un contremaître en bâtiment qui part attendre l’arrivée de sa femme Olena et de sa fille enceinte Nadiya par le vol AX112 en provenance de New York. A l’aéroport, le vol est « délayé » et, lorsqu’il se renseigne, on le conduit à part dans une salle vide, où on lui apprend que l’avion s’est crashé et qu’il n’y a aucun survivant. Son petit bouquet de fleurs à la main, Roman est anéanti. La guirlande souhaitant la bienvenue pour Noël dans sa maison l’avait averti : elle s’était détachée et pendait à terre.

Le vieux mari et père mettra des mois à se remettre, envisageant le suicide du haut du bâtiment en construction qu’il entreprend. Il cherche surtout à comprendre, à trouver un coupable. Ni la compagnie aérienne, avec ses avocats, ne lui présentent d’excuses publiques, personne ne regarde sa famille. Les gens ne sont que des numéros de dossier, pas des personnes. Les bâches sous lesquelles sont les cadavres récupérés au sol le montrent. Alors que Roman s’est engagé comme sauveteur volontaire pour retrouver sa fille morte ; il a tenu son corps sans vie dans ses bras, c’était une personne, pas un numéro. L’argent est censé compenser la perte affective, mais c’est dérisoire. Roman se promène avec la photo de sa femme et de sa fille, mais nul ne les regarde, c’est cela qui lui fait le plus mal. Il veut que chacun reconnaisse sa responsabilité et avoue, présentant ses excuses. Mais ce n’est plus la norme dans la société bureaucratique d’aujourd’hui.

Au fond, dans cette catastrophe que personne n’a voulue, chacun cherche à se défausser : c’est pas moi, c’est l’autre ; je n’ai commis aucune erreur, c’était un accident ; je ne suis pas coupable, c’est le système. Le contrôleur aérien était seul dans sa tour, en soirée. Son acolyte était parti « manger » et deux techniciens sont venus permuter le téléphone (donc le couper provisoirement) en pleine activité de la tour de contrôle. Jonglant entre le fameux téléphone pas réactivé et ses écouteurs de contrôle sur deux postes, Jacob Bonanos (Scoot McNairy) n’a rien vu de la collision proche. Ce n’est pas de sa faute mais c’est de sa faute. Juif, il se sent coupable des vies perdues, ses voisins ne lui font sentir en taguant sa maison de sigles « assassins, meurtrier » ; employé, il est recyclé dans une autre ville sous une autre identité avec un autre travail, après une confortable indemnité. Façon de dire que la compagnie reconnaît ses manquements et son peu de rigueur, et les masque sous la banalité du destin.

Outre les vies fauchées dans le crash aérien, ce sont deux couples qui sont aussi brisés par cette catastrophe. Aftermath est en anglais une seconde coupe, une séquelle. Roman n’a plus de famille, lui qui était venu d’Europe centrale avec le rêve américain en tête ; Jacob voit son couple exploser parce qu’il devient irritable et obstiné, servant des œufs pas cuits à son fils Samuel que pourtant il adore, et ne comprenant pas pourquoi son épouse veut les faire recuire – comme s’il était incompétent, comme dans son travail de contrôleur aérien.

Un an plus tard, tout serait-il apaisé ? Non pas, Roman cherche à retrouver Jacob et use pour cela d’une journaliste qui s’asseoit sur la déontologie en lui donnant le nouveau nom et la nouvelle adresse de l’ex-contrôleur. Un cancer que cette presse qui veut tout savoir sur tout et exige la vérité de chacun, au risque du pire. Car c’est bien le pire qui survient. Si l’hypocrisie et la poussière sous le tapis de la compagnie aérienne doit être dénoncé, la vérité sur le bouc émissaire commode aussi. Ni le mensonge, ni la vérité ne sont absolus – mais relatifs aux circonstances, aux nuances, à l’humain. Les médias comme les compagnies aériennes ne le veulent pas. Pas plus Jacob que la compagnie ne veut penser à lui, Roman, à sa famille et aux victimes. Lorsque Roman vient sonner à la porte de son appartement, après avoir hésité (il est déjà venu une fois et est parti sans attendre), Jacob se contente de crier que c’était un accident, refusant de voir la réalité en face : la photo de la femme et de la fille – enceinte. C’en est trop pour Roman, vous le découvrirez dans le film.

Dix ans plus tard le fils de Jacob, Samuel (Lewis Pullman), est jeune adulte. Il retrouve Roman mais n’applique pas la loi du talion, qui est celle de sa religion. Il laisse aller Roman avec sa peine et avec la séquelle de son acte qui lui a valu la prison. Il lui donne une leçon : la vengeance ne sert à rien, qu’à perpétrer le crime. Roman aurait dû agir comme lui au lieu de s’enfermer dans sa douleur.

Tout le film se passe en hiver ou dans des atmosphères froides, grises, anonymes, comme une tristesse sur le monde. L’aéroport est banal, la maison de Roman conventionnelle, le nouvel appartement de Jacob sans âme. La musique même de Mark Todd insiste de façon lancinante. Tout le début est en rodage, comme un moteur grippé par l’ampleur de la catastrophe. Ce n’est que lorsque les deux personnages sont présentés alternativement, Roman et Jacob, que l’histoire peut commencer.

Au total un petit film avec le grand Schwarzy, endormi dans l’intimisme et qui se révèle bon acteur.

DVD Aftermath, Elliot Lester, 2017, avec Arnold Schwarzenegger, Maggie Grace, Scoot McNairy, Kevin Zegers, Hannah Ware, Metropolitan Films et Video 2017, 1h31, €8,99 Blu-ray €14,99

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Nietzsche évoque Trump dans Zarathoustra…

Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?

Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.

« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.

« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.

« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir  ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.

Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté  ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?

Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée  : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »

Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.

Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Aveuglement

La génération Z croit que le monde est né avec elle. Mais deux générations avant eux, c’était la même réaction à l’impérialisme russe, le même effroi face à la menace de la guerre pour défendre les libertés, les mêmes lâches qui désiraient être « plutôt rouges plutôt que morts », les mêmes niais qui « faisaient le jeu » des maîtres du Kremlin, les mêmes gogos qui gobaient la même propagande. Voilà ce que c’est d’avoir traversé trois générations et de garder la mémoire longue. Les moins de 30 ans n’ont aucune idée du monde et des gens.

Elsa Vidal, qui parle russe et connaît bien la Russie et son peuple, écrit aujourd’hui La fascination russe, sur lequel je reviendrai en son temps. Hier, c’était Christian Jelen qui écrivait en 1984 (l’année de la dystopie d’Orwell sur le régime totalitaire) L’aveuglement. La faute, disait-il, aux idiots utiles, en bref la gauche et, pire, la gauche non communiste mais socialiste – fascinée par la force communiste. Les intellos et technocrates de bureau ont toujours et attirés par la violence politique comme les mouches par une grosse merde.

Pour Christian Jelen, l’aveuglement est d’origine. Il explique que la tromperie sur la nature réelle de la dictature léniniste a constitué une opération délibérée, due à l’initiative des socialistes français avant la scission de Tours, au moment où le jeune État bolchevik ne disposait bien évidemment d’aucun service suffisant de propagande extérieure. Le communisme, c’était l’Histoire, donc la Science, donc l’Avenir. C’était une Vérité révélée, seuls les moyens d’y parvenir pouvaient faire l’objet de discussions : fallait-il la violence persistante ? La terreur comme en 1793 ? Accepter une génération perdue ?

Il a fallu plus de 60 ans (deux générations) et plusieurs, chocs (la dénonciation des crimes se Staline au Congrès du parti en 1956, l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, la menace d’invasion en Pologne en 1981), pour que les intellectuels mettent en cause leur croyance au socialisme soviétique. Depuis, l’empire s’est effondré – par sa faute. Il a implosé. Dès que le mur de Berlin est tombé, tous les valeureux citoyens de l’avenir radieux se sont empressés de filer à l’Ouest où, si la vie était plus concurrentielle et moins protégée, au moins on pouvait faire ce que l’on voulait, acheter et vendre, consommer, entreprendre, s’exprimer.

Soljenitsyne notait que tous disaient en France « Russie » pour « URSS », et « Russes » pour « Soviétiques », en accordant toujours une certaine supériorité émotionnelle aux seconds : « les tanks russes sont entrés à Prague », l' »impérialisme russe » – mais « les exploits soviétiques dans le cosmos », « les succès du ballet soviétique ». La Russie est un territoire, une nation, alors que l’Union soviétique est une notion idéologique, un gouvernement dirigé par un parti. L’emprise mentale de la gauche et du marxisme empêchait d’analyser, ne permettait pas de voir, supposait aucune pensée critique. Les socialistes étaient persuadés d’avoir raison et que l’Histoire en marche était avec eux (Got mit uns, vantaient les ceinturons nazis).

Le choc polonais de 1982 était perçu moins comme le choc « habituel » d’un impérialisme en expansion qu’un choc idéologique, brutalement matérialisé dans le réel. Or il était les deux.

A l’époque, toute la gauche n’a compris que l’aspect idéologique, remis en cause brutalement par le pouvoir botté du pro-soviétique général Jaruzelski qui a réprimé le syndicat Solidarnosc et son leader Lech Walesa. Elle croyait jusque là que le socialisme « moins la liberté » n’était qu’une étape provisoire vers le communisme enfin réalisé, où la liberté n’aurait été qu’ajournée jusqu’à une période meilleure. Or, après soixante ans de communisme en marche, le chemin paraissait n’avoir quasiment pas avancé.

A l’époque aussi, toute la droite et le centre s’obstinaient à l’inverse à l’expliquer par les relations de puissance entre États, par la psychologie des dirigeants. Les formes de pouvoir politique déjà connues aveuglaient à droite tout autant que l’idéologie à gauche car elles montraient une autre idéologie, mais conservatrice : rien ne change jamais, tout se répète indéfiniment, le tsarisme, le servage, la Révolution française qui accoucha par ses excès d’un dictateur (en France Napoléon, en Russie Staline). Et la suite ? Est-ce qu’un exemple piqué dans l’histoire explique par lui-même l’avenir ? Non, nous l’avons vu in vivo depuis 1982.

Or, selon Jean-François Revel en 1976, « il n’y a pas de socialisme, il n’y a que des preuves de socialisme » (La tentation totalitaire). Nous disons aujourd’hui « il n’y a pas de paix possible, il n’y a que des preuves de pacification. Où donc les voyez-vous ? Ceux qui se couchent sont-ils des faiseurs de paix comme le chamane danse pour faire venir la pluie ? Ils auront la paix du goulag ou celle des cimetières, pas la paix armée qui, seule permet l’équilibre des forces, donc la véritable quiétude.

L’histoire ne se répète pas, mais les humains restent aussi ignares, flemmards, idiots de génération en génération. Ils sont tous prêts à « croire » plutôt qu’à analyser (ça prend la tête…).

Aussi bien les Russes qui élisent et réélisent indéfiniment le seul candidat présumé président d’une pseudo-élection à la soviétique.

Aussi bien les intellos occidentaux qui supposent naïvement que rien n’est grave, que tout peut se négocier, que tout s’arrange si l’on donne satisfaction, que se soumettre est la meilleur solution de confort. Que ne sont-ils devenus allemands, ces collabos !

Décidément, on connaissait la progression de la myopie due aux écrans, mais la progression de l’aveuglement due aux même écrans emplis de fausses infos et d’intox n’était pas attendue à ce point.

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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

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Blow out de Brian de Palma

Tout commence comme un film porno de série Z où l’on voit des étudiants à poil baiser, se caresser ou danser seins nus au rez-de-chaussée de leurs chambres sans rideaux, le soir, lumières allumées, tandis qu’un psychopathe au couteau levé, comme le vampire Nosferatu de Murnau, vient les zyeuter avant d’entrer dans le bâtiment et de viser les douches où une fille nue est en train de se laver. Lorsqu’elle voit le couteau, elle pousse un cri comme dans Psychose, mais ce n’est qu’un miaulement de souris. Le spectateur découvre alors qu’il est dans un abyme, un film dans un film. Le réalisateur de série Z (Peter Boyden) se tourne vers son preneur de son et lui dit qu’il faudra trouver un meilleur cri et le doubler au montage.

Nous suivons alors Jack le preneur de son en action (John Travolta) lorsqu’il erre dans la nuit pour saisir au micro directionnel le froissement des feuilles d’arbres dans la brise, les murmures de deux amoureux un peu plus loin, le croassement d’une grenouille, le bouboulement du hibou… Lequel oriente ses petites oreilles sensibles vers un autre son qui monte : le moteur d’une voiture qui arrive à vive allure. C’est une limousine blanche qui s’engage sur le pont au-dessus de la rivière et là – un éclatement (blow out, mot ambigu entre éclater et éteindre), le bris de la barrière de sécurité et la descente au Styx, ce fleuve des enfers.

Jack plonge, aperçoit le conducteur inerte, sans doute mort du choc ou évanoui, et une jeune femme à l’arrière, bien vivante. Il ne peut sauver les deux, il choisit la fille, casse une vitre avec un caillou du fond et la tire de cette baignoire. C’est Sally (Nancy Allen claustrophobe, qui a eu du mal à tourner la scène enfermée sous l’eau). Sally est une jeune gourde, maquilleuse dans un grand magasin, inapte à tout sauf à séduire. Elle est conduite à l’hôpital comme Jack, une fois les secours alertés.

Un « commissaire » interroge alors le jeune homme sur ce qu’il a vu et ce qu’il a fait. Il semble croire qu’il n’y avait pas de fille, ce que Jack est pourtant bien placé pour le savoir. Mais le politiquement correct veut q qu’il ne faille pas flétrir la mémoire du mort. Jack apprend en effet que la victime dans la voiture est le gouverneur de l’État, jeune homme brillant promis à un avenir présidentiel – un avatar de John F. Kennedy. L’accident fait d’ailleurs référence à un autre accident de voiture, celui du sénateur Ted Kennedy dans son Oldsmobile Delta 88 à la hauteur du Dike Bridge, sur l’Île de Chappaquiddick en juillet 1969 – ce qui l’empêcha de se présenter aux élections présidentielles de 1972.

Dès lors, Jack va être obsédé par le complot : on veut l’empêcher de dire la vérité. Dans le mythe démocratique populaire américain, tout le monde a le droit de tout savoir, tout comme les étudiants baisent à poil toutes fenêtres offertes. En réécoutant la bande son, Jack découvre qu’il y a eu deux sons, un coup de feu puis l’éclatement du pneu – comme dans le film pris par le spectateur Abraham Zapruder lors de l’assassinat de Kennedy. Un paparazzi se trouvait opportunément à proximité et il se trouve que Sally connaît ce Manny (Dennis Franz) : elle avoue avoir été payée par lui, sur instruction d’un mystérieux commanditaire, pour piéger le jeune gouverneur et aboutir à un scandale. Jack, avec les photos publiées du paparazzi, reconstitue un film avec sa bande son. Une théorie-vérité qui n’est pas un véritable document.

Mais il n’était pas question de tuer, seulement de réaliser des photos compromettantes avec une call-girl pour empêcher le politicien de se présenter contre son rival. Sally la gourde s’est fait embrumer par Manny le niais, sur commande d’un intermédiaire naïf qui s’est laissé déborder. Car la série continue : le tireur se révèle un psychopathe de série Z qui adore étrangler les jeunes filles avec un fil d’acier enroulé autour du cadran de sa montre comme un vrai pro de l’espionnage. Il déclare « jouer » au tueur en série pour égarer les soupçons sur l’élimination de Sally, mais jouit de pénétrer les ventres au pic à glace, substitut de pénis, ce qui suggère son impuissance.

Phil, un journaliste d’investigation, a appris de ses sources (mystérieuses) que Jack a réalisé un film sur l’accident et veut le voir. Mais le tueur Burke (John Lithgow) intercepte les communications et convoque Sally à sa place, à la gare centrale de Philadelphie. Il veut la tuer au pic à glace comme les autres, en traçant sur son ventre la Cloche de la liberté dont c’est la fête en ville, sa signature de tueur psychopathe. Jack se méfie et équipe Sally d’un micro pour qu’il puisse suivre la conversation et intervenir si besoin est, mais la gourde ne donne aucun détail pour que Jack puisse venir à son secours lorsqu’elle s’aperçoit que « Phil » a de mauvaises intentions. Elle se contente de se laisser aller, tout comme la pute qui lui ressemble, récemment assassinée par Burke dans une cabine téléphonique où elle faisait des pipes aux jeunes marins pour 30 $. Elle est donc tuée, ce qui est logique au vu de sa bêtise, mais ne plaira pas aux spectateurs qui bouderont le film.

Tout le scénario se présente en effet comme une mise à distance du cinéma comme de la politique. Ce sont tout deux des arts de l’illusion. Ils créent des doubles acceptables, une « belle histoire », alors que la réalité est tout autre. Un seul tireur pour John Kennedy ? Aucun complot contre ce président qui allait contre la Mafia et contre les Cubains exilés ? Est-ce un maquillage de la vérité ? Le film que regarde le spectateur est-il un film politique d’action ou une amplification de série Z ? Car le preneur de son minable qui révèle un complot termine comme un preneur de son minable qui réussit un cri – le cri même poussé par Sally lorsqu’elle est saisie par le tueur. Tout un complot pour un cri !

L’on se rend compte progressivement que le fringuant gouverneur trompe sa femme, que la jeune fille naïve qu »il a pris dans sa voiture comme doudou est en fait une femme vénale payée pour le compromettre, que le photographe Manny a été mis en scène pour réaliser son scoop soit-disant spontané, que le tueur politique est en vérité un tueur sexuel sadique – et même le danseur adolescent de la Fièvre du samedi soir, le doux velu Travolta, joue son premier rôle d’adulte au cinéma avec cynisme, loin de l’amoureux fleur bleue de son image. Le vrai na rien à voir avec l’apparence, tout comme l’habit ne fait pas le moine.

En voulant prouver à tout prix ce qu’il a vu et entendu – la Vérité selon lui – Jack n’hésite pas à mettre en danger la fille dont il est tombé amoureux. Comme quoi la Vérité considérée comme un absolu d’ordre religieux est aussi fanatique que le Dieu jaloux hébreux, la Morale sectaire d’Église ou qu’Allah intolérant qui exige la soumission. La vérité, comme toute chose sur cette terre, est mêlée de réel et de croyances, de faits prouvés et d’hypothèses, de probabilités in fine. Elle n’est pas «prouvée » de façon incontestable par la technique, qui a ses limites de mesures, elle n’existe pas en soi, pas même en sciences physiques où tout dans notre univers humain borné reste relatif… La « vérité » ne peut qu’être sincère, « honnête ». Or l’utile ne doit pas supplanter l’honnête, disait Montaigne. Jack franchit la ligne.

Pour plaire aux gens de gauche épris de complots capitalistes, ce film est sorti l’année de la victoire de Mitterrand en 1981 et, pour plaire aux féministes, la version française double John Travolta par la voix de Gérard Depardieu – Travolta lui-même l’a demandé.

DVD Blow out, Brian de Palma, 1981, avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow, Dennis Franz, John McMartin, Arkadès 2013, 1h47, €8,61 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Il y a un siècle mourait Lénine

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (du nom de la rivière Léna, fleuve de Sibérie), a quitté ce monde le 21 janvier 1924 (131 ans après Louis XVI) après avoir fait beaucoup de mal. Il a fondé le communisme de combat, a théorisé la prise de pouvoir et la façon de le garder par la dictature. Il a profondément transformé la Russie et le monde, renouvelant le messianisme religieux par l’idéologie laïque. Persuadé de détenir la Vérité révélée par la Science, théorisée par Karl Marx, il a gelé le régime pour accoucher de l’Histoire. Résultat : des millions de morts et une arriération économique, politique et mentale qui ont produit un clone de nazi réactionnaire en la personne de Vladimir Poutine.

Petit-fils d’un serf affranchi et d’un marchand juif qui a renié sa religion, Vladimir Oulianov est baptisé orthodoxe et son père enseignant est anobli par le tsar Alexandre II. La tradition de tolérance et d’ouverture de son éducation ne transparaîtra pas dans sa vie adulte. Il faut dire que son père meurt quand il a 16 ans et que son frère aîné est pendu pour complot visant à assassiner le tsar quand il a 17 ans. Il sera exclu de l’université à cause de son nom connoté pour avoir manifesté avec les étudiants. Retiré à la campagne, il lit le Que faire ? de Tchernychevski, roman où le personnage principal est un révolutionnaire ascétique professionnel (il reprendra ce titre en 1902 contre le révisionnisme).

Complété par les œuvres alors publiées de Karl Marx, son idéologie est prête. Il passera en candidat libre les examens de droit et se retrouve diplômé, avocat stagiaire, mais s’occupe surtout de politique. Comme Mélenchon, il n’a guère travaillé dans sa vie, se vivant comme un clerc agitateur du marxisme et un missionnaire prêchant la révolution. Né en 1870, il devra attendre ses 47 ans pour la voir enfin triompher en Russie. Pour la consolider, il se montrera alors impitoyable.

Lénine a été clair dans ses écrits et ses discours :

la révolution doit disposer d’un bras armé,

la dictature est un moyen,

le Parti n’admet pas d’institutions concurrentes,

la politique de la terreur est justifiée par les circonstances.

Maxime Gorki, l’ami de Lénine, dont on donnera le nom à une ville, a eu ces mots terribles : « le peuple russe des villes et des villages, bête à demi sauvage, stupide, presque effrayant, mourra pour laisser la place à une nouvelle race humaine. » Les « hommes nouveaux » de Tchernychevski.

Lénine n’a rien d’un démocrate, ni aucune révérence pour « le peuple ». Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort du journal L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle », et Lénine transporte le centre du parti hors de L’Iskra. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante où sa faction bolchevique est minoritaire. Mélenchon tente de jouer de même avec la Nupes et Poutine en empoisonnant, emprisonnant ou envoyant au goulag tous ses opposants potentiels. En 1917, Lénine espère le miracle de la Révolution mondiale dans trois semaines ou trois mois. Mais les prophéties ne se réalisant pas, il faut sauver du doute la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, qu’il faut détruire. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Staline n’a rien amélioré

Ce qui faisait le génie de Lénine était de ne pas prendre Marx à la lettre, mais seulement comme référence et étendard. Staline vint, matois, terre à terre, dogmatique, il accentua les exagérations fanatiques de Lénine. Pouvait-il en être autrement ? Staline a fait de Lénine un homme devenu mausolée et de sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. En témoigne ce monument de Leningrad ou Lénine, devant la gare de Finlande, harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Toute l’histoire de la Russie, puis de l’URSS, est celle de la force, de la violence, de l’asservissement. Des Mongols aux Bolcheviks puis aux silovikis poutiniens. Lénine, puis Staline avant Poutine, se sont emparés de la force pour conserver le pouvoir.

Lénine croit que le socialisme est le fils de la grande industrie mécanique. Lénine disait : « enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel (…) Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés (…) Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. »

Les règnes de Lénine et de Staline, malgré les illusions lyriques, voient se développer le plus grand mépris pour la vie humaine, qui ne compte pas au regard du Projet communiste (toujours remis à demain). D’après Maksudov, démographe soviétique d’ailleurs interdit de publication du temps de l’URSS :

Les années 1918 à 1926 ont vu la mort de 10,3 millions de personnes par la guerre civile, la famine, les épidémies et la répression.

Les années 1926 à 1938 ont vu 7,5 millions de morts, provoquées par la collectivisation, les exécutions, les déportations.

Les années 1939 à 1958 ont vu plus de 25 millions de morts dus à la guerre (7,5 millions de militaires et 8 millions de civils), aux exécutions et aux déportations de Staline (11 millions de morts environ).

soit plus de 40 millions de morts en 40 ans.

Pour Lénine, le Parti devait être un instrument efficace composé de militants dévoués et instruits ès-marxisme par leurs pairs. Bref, une élite restreinte. Cette exigence, ajoutée à la certitude de détenir la clé permettant d’être dans le sens de l’Histoire, a conduit le Parti à ne jamais se remettre en question, même si l’aptitude de l’instrument à fonctionner dans la clandestinité est moins utile après 65 ans de pouvoir communiste. Des responsabilités on a glissé aux privilèges.

Staline a encouragé cette tendance en faisant entrer massivement au Parti une couche nouvelle, médiocre, mais qui lui devait tout et lui était dévouée. Il a fait du Parti l’instrument docile d’une politique décidée d’en haut, sans débat – la sienne. Comme Poutine, qui reprend de Staline la force et le mépris. Les militants manifestant une quelconque personnalité furent exclus, emprisonnés, envoyés en camps ou exécutés – et Poutine a suivi, en petit chien de son maître.

Khrouchtchev s’est appuyé sur cette couche nouvelle pour gérer le pays. En contrepartie, il lui fallait garantir son statut. Lorsqu’il a tenté de toucher aux privilèges en imaginant une certaine mobilité des cadres, la nomenklatura devenue assez puissante l’a chassé. Elle a investi Brejnev, homme d’appareil sans brillant, pour jouer le rôle d’arbitre et de clef de voûte.

Lénine, pour assurer le pouvoir du Parti Bolchevik a entassé mensonges sur mensonges. Il n’a cure de l’opinion internationale socialiste alors suffoquée d’indignation, il va comme une force, persuadé d’avoir raison. En regard du but, peu importent les moyens. La seule Vérité est d’assurer l’accouchement de l’Histoire. La réalité n’a d’autre consistance que de révéler les lois du matérialisme historique. Poutine « croit » de même en une religion russe, une mission de civilisation contre celle de l’Occident. Lorsque ces vérités ne sortent pas, on croit en un « complot » et l’on épure le Parti et la société. Les purges ont été réclamées par Lénine dès le printemps 1919. Lui ne parlait pas pour le Prolétariat, il estimait constituer lui-même le Prolétariat en l’emplissant de ses paroles et en agissant à sa place (« C’est moi la République », hurlait Mélenchon aux policiers mandatés par un juge). Le règne de Staline a figé les choses : désormais, tout a été dit, de tout temps.

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce que, selon Raymond Aron (Les dernières années du siècle p.118), « il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. »

La propagande est fille du volontarisme politique de Lénine, pour qui les ouvriers ne sauraient parvenir à la conscience de classe par eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lire avec attention et littéralement la presse hier soviétique et aujourd’hui poutinienne officielle, car les intentions des dirigeants y sont clairement exposées. Le « centralisme démocratique » dans le Parti signifie que non seulement la direction fixe l’ordre du jour des réunions, mais « organise » la discussion de façon à mettre en valeur les idées qu’elle juge les meilleures et les apparatchiks fidèles qu’elle désire promouvoir. Tout « débat » est donc un monologue. Dans un système où tout est absorbé par la sphère idéologique, où tout acte est « politique », il ne saurait y avoir débat. De Lénine à Staline, puis Poutine, rien n’a changé : le chef dicte, il a toujours raison. Le discours politique est donc dithyrambe ou chasse aux sorcières. La propagande se trouve être la forme logique du discours totalitaire.

L’entreprise de Lénine voici 70 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires, et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. L’homme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation, ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde. Mais ce communisme devint très vite L’opium des intellectuels, une nouvelle religion qui a remplacé le christianisme, avant le gauchisme des gourous puis l’écologisme mystique.

Dominique Colas, qui a bien étudié Lénine, écrit dans Le léninisme, p.11 : « Un sophisme classique attribue ce qui choque ou déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur de bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des Koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. »  Il n’y a pas un bon et un mauvais communisme : il y a une tentation utopique, mais une réalisation qui ne peut qu’être dictatoriale pour forcer la réalité à entrer dans le cadre prédéfini.

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Toi ma patrie, solitude ! dit Nietzsche

La solitude n’est pas l’abandon, c’est cela que Zarathoustra a appris, « parmi les hommes il sera toujours sauvage et étranger. » La personnalité qui pense par elle-même et accomplit sa propre volonté est « plus abandonnée dans la multitude » – car la multitude est jalouse et venimeuse de toute différence. La masse veut le conforme, le « je suis d’accord » des réseaux sociaux, la quiétude de ne pas avoir à débattre et à défendre une position – ce serait trop d’efforts.

Ainsi la démocratie est un effort, qui exige le débat et les arguments ; ainsi la démocratie se dévoie en démagogie, comme Aristote l’a montré il y a plus de deux millénaires, car les gens préfèrent la facilité des émotions à la logique de la raison – cela demande moins d’effort, il suffit de dire « moi je crois que » sans avoir à s’en justifier. C’est ainsi que les réseaux sociaux exècrent le débat, en témoignent presque tous les commentaires qui adulent par un « j’aime » indigent ou contestent de façon virulente sans donner un seul argument.

Dans la solitude, Zarathoustra peut tout dire et tout penser, il n’a pas besoin de s’en justifier. Là il se ressource : « tout est ouvert et rayonnant chez toi. (…) Ici toutes les paroles et toutes les portes de l’être s’ouvrent à moi : tout ce qui est veut s’exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de moi à parler. »

A l’inverse, chez les hommes, « toute parole est vaine. La meilleure sagesse, c’est d’oublier et de passer. » Car chacun n’écoute que soi, son oreille ne s’ouvre que pour ses convictions, il ferme son esprit à toute contradiction – qui demanderait un effort à penser et à débattre. « Celui qui voudrait tout comprendre chez les hommes devrait tout attaquer. »

Chacun reste tel qu’il est une fois pour toutes, sans s’être choisi, juste en suiveur de la bande, de la masse, des foules. Il « est d’accord », bien au chaud dans le nid commun de la bêtise et de l’ignorance, mais content de lui. « Là-bas [chez les hommes], tout parle et rien n’est entendu. (…) Tout parle chez eux et plus personne ne sait comprendre. (…) Tout parle, rien ne réussit et ne s’achève plus. (…) Tout est délayé en mots. (…) Tout est trahi. » Nietzsche n’est pas tendre pour l’opinion commune, la doxa, le conformisme, le ce-qui-doit-se-penser. Le blabla n’est qu’un prétexte à exister, pas un message qu’il faut comprendre ; la com’ remplace l’argumentaire, l’image l’exposé. Il s’agit de séduire, pas de convaincre.

Nietzsche/Zarathoustra ont été trop humains. « Les ménagements et la pitié ont toujours été mon plus grand danger, et tous les êtres humains veulent être ménagés et pris en pitié. » Mais les ménagements ne sont pas de mise devant les monstres, les terroristes et les dictateurs. Comment « ménager » et « prendre en pitié » les bourreaux du Hamas lorsqu’ils égorgent des civils chez eux ? Si l’on comprend « la résistance » des humiliés palestiniens sans État, à cause d’Israël et de son gouvernement proto-fasciste d’extrême-droite religieuse, dirigé par un démagogue qui ne songe qu’à sauver sa tête des accusations de corruption, cette « résistance » ne justifie pas d’aller égorger des civils, y compris des enfants, dans leur maison (et de s’en vanter en vidéo!). Elle ne justifie que le combat de l’occupant, les armes à la main. Pas de ménagement pour appeler un chat un chat et un terroriste du Hamas un terroriste. Pas de pitié non plus à avoir pour un Poutine qui se pose en successeur des nazis, fort de la « supériorité » de la « civilisation russe » dont l’État devrait imposer sa loi à son environnement proche : il n’est pas un « patriote » comme le croient les cons, mais un parrain de mafia qui asservi son pays à sa loi du milieu avec la brutalité d’un kaguébiste. Écoutez l’émission Commentaires du 11 novembre 2023 sur Radio Classique.

« J’étais assis parmi eux [les hommes], déguisé, prêt à me méconnaître pour les supporter. (…) Dans ma folie, je les ménageais plus que moi-même ». Or il ne faut pas, ce n’est pas leur rendre service que de les conforter dans leur bêtise, leur ignorance et leurs illusions. Plus dure sera la chute – comme après Munich – et les lendemains seront pires que ce qui pourrait être aujourd’hui. « C’est surtout ceux qui s’appelaient ‘les bons’ qui m’ont paru les mouches les plus venimeuses : ils piquent en toute innocence ; ils mentent en toute innocence. » Persuadés de détenir la Vérité et de faire le Bien, les moralistes ignorent tout ce qui les conteste et ne peuvent être « justes ». Parce que la justice est une balance qui pèse les arguments pour et contre, pas une information gratuite qui impose sa croyance. « Car la bêtise des bons est insondable », n’hésite pas à dire Nietzsche en toute clarté.

Pas de pitié, car « la pitié enseigne à mentir à quiconque vit parmi les bons », pour ne pas faire de peine, ne pas révéler le mensonge, détruire les illusions consolatrices.

Alors, oui ! La solitude est la meilleure des ressources pour se retrouver soi-même loin des miasmes humains qui feraient douter de soi, de la lucidité nécessaire à toute action et de la vérité des choses. Être parmi les humains, c’est vouloir se les concilier, abandonner le principal au profit de l’accord, troquer le vrai pour l’illusion.

La lecture de Zarathoustra reste une école de santé mentale et les événements le prouvent tous le jours.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La vertu amenuise, dit Nietzsche

« La vertu » est la moraline ambiante, celle des potinières qui se rengorgent de leur « vertu » – qui n’est que renoncement aux plaisirs impossibles – et des faux sages qui prêchent la prudence et l’extrême modération faute de tout simplement vouloir quelque chose. Cette vertu que conspue Nietzsche n’est pas celle des Romains (virtu) ni celle des Stoïciens (l’armature morale personnelle), mais le ce-qui-se-fait, le socialement acceptable, le politiquement correct. En bref le (très) petit-bourgeois de la vertu allemande, luthérienne ou catholique, en tout cas pleinement chrétienne du temps de Nietzsche – et qui reste le nôtre.

Zarathoustra n’est pas un « prophète » au sens de fondateur de religion ; il ne prône que la grande liberté de penser par soi-même et d’établir ses propres valeurs à l’aide de sa propre volonté vitale. Il n’expose pas une foi « tu-dois » mais met en lumière les comportements humains trop humains. Il ne séduira qu’une élite d’éveillés, pas la grande masse amorphe et heureuse de l’être. Son style poétique et aphoristique cherche à mettre au jour la lutte des instincts dans sa propre pensée – et dans la nôtre lorsque nous nous débattons dans nos contradictions – par exemple les Droits de l’Homme mais la nécessaire sécurité de chacun.

Aussi, lorsqu’il revient sur la terre ferme de son périple marin en solitude, il découvre que la petitesse des humains de son pays s’est encore accentuée. Ils ne vivent plus dans des palais mais dans de petites maisons de campagne ou des mansardes réduites en ville. Or tout ce qui est petit rend petit. Il faut se courber pour entrer, se contraindre pour bouger. « A de petites gens, il faut de petites vertus », dit Zarathoustra, et les petites gens montrent les dents prêts à mordre. « Ils potinent entre eux : ‘que nous veut ce sombre nuage ? Veillons à ce qu’il ne nous amène pas une épidémie’. » Car la vérité dérange.

Elle remet en cause les illusions confortables, grille de sa clarté les névroses, déstabilise les positions acquises et les situations reconnues. La vérité réintroduit le hasard dans l’existence de gens qui veulent à tout prix abolir le hasard au profit des traditions immuables. Contrairement au Christ qui demandait à ce qu’on laisse venir à lui les petits enfants, les femmes éloignent les enfants de Zarathoustra – Nietzsche aime bien ce contraste du prophète chrétien au mage qu’il a créé. Le premier veut endoctriner, le second éveiller.

« Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont plus petits et ils continuent à devenir de plus en plus petits : – cela provient de leur doctrine du bonheur et de la vertu. Car ils sont modestes dans leur vertu même – parce qu’ils veulent avoir leurs aises. Or, seule une vertu modeste se concilie avec les aises. » La « génération Bataclan » dont la seule vertu est l’hédonisme sans contraintes et dont le bonheur suprême est d’aller boire une bière en terrasse avec des potes – sans engagement – est d’une petitesse sans nom. Ils ont la lâcheté de leur époque, de leur éducation nationale, de leur courte-vue du no future. L’islamisme leur fait la guerre et ils récusent la guerre : trop prenante, trop dérangeante, trop engageante.

Surtout ne rien faire que bavasser et allumer de petites bougies pour se lamenter en cœur – mais ne rien changer aux « valeurs » qui ne valent pas grand-chose quand on n’est pas prêt à les défendre autrement que par du blabla. « Quelques-uns d’entre eux ‘veulent’, mais la plupart ne sont que ‘voulus’. » Par le système, par « les syndicats », la vox populi qui impose son inertie par crainte de tout ce qui pourrait remettre en cause. « Les qualités de l’homme sont rares ici : c’est pourquoi les femmes se virilisent », ajoute Nietzsche.

« Et voici la pire des hypocrisies que j’ai trouvée parmi eux : ceux qui ordonnent feignent d’avoir, eux aussi, les vertus de ceux qui obéissent. ‘Je sers, tu sers, nous servons’ – ainsi psalmodie l’hypocrisie des dominants et malheur à ceux dont le premier maître n’est que le premier serviteur. » Emmanuel Macron a raison de se vouloir « président jupitérien », même si c’est une provocation aux provocateurs (pourquoi les provoc Mélenchon seraient-elles ressenties comme « normales » et pas les provoc Macron ?).

Le populisme de la petite vertu est le pire pour une société qui veut « faire société » : c’est le bal de l’hypocrisie et de la lâcheté à tous les étages. « Tant il y a de bonté, tant il y a de faiblesse, me semble-t-il. Tant il y a de justice et de compassion, tant il y a de faiblesse ! » C’est vrai, « pauvres » racailles qui enfreignent la loi : ils sont inéduqués, laissés pour compte des mosquées et des sites de haine, jamais sanctionnés jusqu’au dernier moment – souvent fatal. « Pauvres » déboutés du droit d’asile qui « doivent » rester dans notre république amicale, éducatrice et aidante – tout en prônant des doctrines de haine et de massacres d’impies. Il faut les aider, cela passera, tant qu’ils n’ont rien fait, ne pas en faire des martyrs… Tous ces faux arguments de lâches qui ne veulent pas sortir de leur zone de confort en se disant qu’après tout, le poignard, la balle ou l’égorgement sont pour les autres !

« Ils sont ronds, loyaux et bienfaisants les uns envers les autres, comme les grains de sable… » dit Nietzsche – Marx parlait de sac de pommes de terre. « Dans leur niaiserie, ils ne souhaitent au fond qu’une chose : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun et ils lui font du bien. » Même aux djihadistes assoiffés de sang impie pour gagner leur ciel mahométan – eux qui croient qu’Allah sourit à leurs crimes. « Mais c’est là de la lâcheté : bien que cela s’appelle ‘vertu’. »

« La vertu, c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : grâce à elle ils ont faits du loup un chien et de l’homme le meilleur animal domestique de l’homme. ‘Nous avons placé notre chaise au milieu’ – c’est ce que me dit leur petit rire satisfait – à égale distance des gladiateurs mourants et des truies joyeuses. Mais c’est là de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération. » Zarathoustra aime à parler en images et j’aime bien celle des « truies joyeuses » : on sent qu’elles se vautrent et qu’elles couinent, sans jamais vouloir sortir de leur fange – trop fatiguant !

La modestie n’est pas l’humilité, mais l’acceptation de son petit sort faute de vouloir le grandir ; la modération n’est pas la raison, mais la défiance de qui a peur de tout ce qui change – au cas où ce serait pire. Les syndicats sont experts en cette manière. « Et lorsque je crie : ‘Maudissez tous les lâches démons qui sont en vous, qui voudraient gémir, croiser les mains et adorer’ : alors ils s’exclament : ‘Zarathoustra est impie’ » Oui, « Je suis Zarathoustra, l’impie : où trouverai-je mon égal ? Mes semblables sont tous ceux qui se donnent eux-mêmes leur volonté et qui se défont de toute résignation. »

Tel est le message : sans volonté, la résignation fait mourir. Sous le poignard, les balles ou les intimidations des ennemis qui veulent votre mort : les islamistes aujourd’hui sont les plus évidents, mais aussi Poutine et son rêve de domination de l’Hinterland continental, les pseudos « racisés » qui jouent la révolte des esclaves comme jadis les chrétiens auprès des politiciens populistes qui voient là une base électorale, les colonisés du globish qui croient encore en un monde mondialisé formaté américain – et d’autres encore peut-être.

« Vous devenez toujours plus petits, petites gens ! Vous vous émiettez, vous qui aimez vos aises ! Vous finirez par mourir… – par mourir de vos petites vertus, de vos petites omissions, de votre petite résignation. Vous ménagez trop, vous cédez trop : tel est votre terrain ! » Les partis de l’extrême-centre, les syndicats, le Conseil d’État, les gens de la gauche moraliste, le sentimentalisme chrétien qui tend toujours l’autre joue – tous ceux-là s’émiettent aujourd’hui au lieu de faire bloc et de décider – enfin ! Quitte à bousculer « le droit » (qui peut se changer) et les habitudes de résignation (qui sont celles des lâches).

A la génération Bataclan, je dis comme Zarathoustra : « Faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de eux qui peuvent vouloir ! Aimez votre prochain comme vous-mêmes, mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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L’heure la plus silencieuse de Nietzsche

A la fin de sa Seconde partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche fait faire retraite à son prophète. Car il ne s’est pas encore surmonté, il fait le lion avec ses paroles, mais pas encore l’enfant qu’il doit devenir, vierge et premier mouvement Cela fait référence auxTrois métamorphoses du début du livre quand l’esprit devient chameau esclave avant de devenir lion rebelle puis d’être – enfin – innocent et premier mouvement créateur : enfant.

Le « cela sans voix » qui parle à Z le psychanalyse avant que Freud ait encore balbutié ses études : « Tu le sais, Zarathoustra, mais tu ne le dis pas ! Et je répondis enfin, avec un air de défi : Oui, je le sais, mais je ne veux pas le dire ! Alors cela reprit sans voix : Tu ne veux pas, Zarathoustra ? Est-ce vrai ? Ne te cache pas derrière cet air de défi ! Et moi je pleurai et tremblai comme un enfant et je dis : Hélas ! Je voudrais bien, mais comment le puis-je ? Fais-moi grâce de cela ! C’est au-dessus de mes forces ! » Le sans voix est l’inconscient qui doit se révéler alors que le conscient dénie et réprime. La vérité, qui est la santé de l’esprit, ne souffre que la lucidité sur soi, ni le déni, ni l’illusion mensongère.

Z est allé chez les hommes mais croit qu’il ne les a pas encore atteints par sa parole. Or rien n’est plus faux, affirme cela qui est sans voix. « La rosée tombe sur l’herbe à l’heure la plus silencieuse de la nuit. » Autrement dit le germe suffit à faire fleurir, il est primordial de le planter, même si personne ne s’en aperçoit encore. Ainsi disait Gramsci : il faut d’abord conquérir les esprits avant les urnes, persuader par idéologie avant d’acquérir le pouvoir.

L’hégémonie culturelle prépare l’hégémonie politique, ce que la gauche française a su faire avant de laisser se déliter les idées – en laissant à la droite la plus extrême le monopole des concepts et du vocabulaire : depuis fort longtemps, 1969, avec la Nouvelle droite d’Alain de Benoist dont Marion Maréchal Le Pen est l’héritière née. Ainsi l’idée du « grand remplacement » est-elle entrée dans les esprits contre l’universalisme, de l’autorité qu’il faut réaffirmer jusqu’à l’excès contre les libertés, des alliances qu’il faut revoir pour se replier sur son « identité » (contre l’Europe ordolibérale, les États-Unis ultralibéraux et métissés – au profit de la Russie réactionnaire). L’identité est un autre concept flou mais agissant de l’idéologie contre-révolutionnaire (Xavier de Maistre, Charles Maurras, Eric Zemmour), contre l’individualisme libéral des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Tocqueville, Aron).

L’écolo-gauchisme du Woke cherche de même à remplacer l’hégémonie culturelle « bourgeoise » (mâle, blanche, occidentale) par une nouvelle culture métissée, sans-genre, racisée, « respectueuse » de toutes les races, des plantes et petites bêtes jusqu’aux humains. On ne pourrait ainsi jouer un Noir si l’on est Blanc, ou un gay si l’on est hétéro – et pourquoi pas un politicien si l’on n’est est pas un ? Quant à jouer au con, le débat n’est pas (encore ) tranché chez les Woke, paraît-il… Le réveil est toujours difficile quand on ne sait pas où l’on va.

« Ne sais-tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin ? Celui qui ordonne de grandes choses. » Autrement dit celui qui a un projet, un dessein. De Gaulle en avait un, Mitterrand aussi plus ou moins, Giscard de même, comme Pompidou. Depuis Chirac, sauf peut-être sous Sarkozy, les grands desseins sont bien brumeux. Qui peut dire quel était celui de Hollande ? Comprenait-il d’ailleurs de quoi il pouvait s’agir, ce gestionnaire technocrate fort sympathique mais qui ne pouvait s’empêcher de dire et qu’il ne devait pas dire ? Quant à notre Emmanuel, son dessein initial qui était de réformer la France s’est heurté aux réalités sociales et aux corps intermédiaires braqués, qu’il n’a pas su prendre. Son second quinquennat se trouve empêché, faute d’avoir su convaincre que le Parlement était utile et que ses députés étaient capables : il n’a plus de majorité. Comment « ordonner de grandes choses » sans l’adhésion de ceux qui débattent et légifèrent ? Les gadgets comme les conventions et autres débats sans décisions ne font pas le poids face aux procédures constitutionnelles que sont le 49-3, la dissolution ou le référendum. Pourquoi ne pas les utiliser ? « Et voici ta faute la plus impardonnable : tu as le pouvoir et tu ne veux pas régner. »

Pourtant les idées de libertés (au pluriel) continuent leur chemin ; le travailler plus pour gagner plus n’a jamais quitté les esprits ; la méritocratie scolaire reste une ambition légitime. « Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur les ailes de colombes qui mènent le monde. » Qui voudrait être gouverné par un Poutine ? C’est pourtant le type de régime que préparent un Zemmour ou une Maréchal. Qui préfère les vociférations haineuses des histrions à la Père Duchesne à un gouvernement qui agit dans le calme et la pondération ? C’est pourtant le type de gouvernement que préparent les Mélenchon ou Rousseau. « Ô Zarathoustra, tu dois aller comme un fantôme de ce qui viendra un jour ; ainsi tu commanderas et, en commandant, tu iras de l’avant. »

Mais le Z n’est pas prêt, il doit retourner à la solitude. Pour les politiques, on l’appelle souvent « traversée du désert » : cela ne leur fait en général pas de mal.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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L’utile ne doit pas supplanter l’honnête, dit Montaigne

Le premier chapitre du Troisième Livre des Essais porte sur la morale : est-il vertueux que la fin justifie les moyens ? Autrement dit, au nom de l’utilité, peut-on envisager tous les procédés, y compris les plus malhonnêtes ? Montaigne répond évidemment non, car ce serait s’avilir soi-même que de consentir aux vices requis par l’objectif.

Il prend pour exemple sa propre expérience de négociateur entre les Grands, dans la guerre civile à prétexte de religions qui sévissait alors au royaume de France. Un constat tout d’abord : « Notre être est cimenté de qualités maladives ; l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes ; voire et la cruauté, vice si dénaturé ; car au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans je ne sais quel aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui ; et les enfants le sentent. » Mais céder à ces penchants mauvais « détruirait les fondamentales conditions de notre vie .» Rien ne vaut de sacrifier son honneur et sa conscience, dit Montaigne.

« Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples. » Pas Montaigne. Lui se présente tel qu’il est, franc et ouvert, et dit sa vérité, si cruelle qu’elle soit. « En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos princes, en ces divisions et subdivisions qui nous déchirent aujourd’hui, j’ai curieusement évité qu’ils se méprissent en moi et s’enferrassent en mon masque. (…) Moi, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. »

Trop souvent la passion ou la haine mènent la cause, or, dit Montaigne, « la colère et la haine sont au-delà du devoir de la justice, et sont passions servant seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leurs devoirs par la raison simple ; toutes intentions légitimes et équitables sont d’elles-mêmes égales et tempérées, sinon elles s’altèrent en séditieuses et illégitimes. C’est ce qui me fait marcher partout la tête haute, le visage et le cœur ouverts. » Tout ce qui est excessif est insignifiant. Ce n’est pas la passion qui prouve la justesse de sa cause, mais l’intelligence. Et celle-ci ne peut apparaître que dans la modération, l’argumentation, le débat. Pas dans la colère, ni la haine. Pas comme Mélenchon ou Rousseau Sandrine. Tout peut se défendre, mais en raison.

Cela ne signifie pas « se tenir chancelant ou métis (…) en une division publique », rappelle Montaigne. Métis signifiant entre-deux. Modération ne signifie pas indifférence ou neutralité, refus de choisir ou en même temps. Modération signifie argumentation et raison. « Ce n’est pas prendre un chemin moyen, c’est n’en prendre aucun », disait Tite-Live cité par notre philosophe.

« Mais il ne faut pas appeler devoir (comme nous faisons tous les jours) une aigreur et âpreté intestine qui naît de l’intérêt et passion privée ; ni courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Il nomment zèle leur propension vers la malignité et violence ; ce est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt ; ils attisent la guerre non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre ». Les manifestants violents et les partisans radicaux croient ainsi défendre une cause juste et noble ; ils ne défendent que leur plaisir de provoquer et d’insulter, de casser et de brailler ensemble en se jouant de la police. Leurs arguments ne valent rien s’ils sont des injures ou des barres de fer.

« Rien empêche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement ; conduisez-vous-y d’une, sinon partout égale affection (car elle peut souffrir différentes mesures), mais au moins tempérée, et qui ne vous engage tant à l’un qu’il puisse tout requérir de vous. » Si vous en trahissez un, l’autre sera content mais vous considérera comme pratiquant la traîtrise ; il ne vous fera pas confiance. « Je ne dis rien à l’un que je ne puisse dire à l’autre à son heure, l’accent seulement un peu changé ; et ne rapporte que les choses ou indifférentes ou connues, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité pour laquelle je me permette de leur mentir. » A ceux qui réclament une obéissance inconditionnelle, Montaigne leur dit ses bornes « car esclave, je ne le dois être que de la raison », leur dit-il. « Et eux aussi ont tort d’exiger d’un homme libre telle sujétion à leur service et telle obligation que de celui qu’ils ont fait et acheté, ou duquel la fortune tient particulièrement et expressément à la leur. » Les obligations sont une sorte d’esclavage et la liberté exige qu’on s’en défasse.

Certaines professions exigent de mentir, notamment les affaires publiques, ce pourquoi Montaigne s’en est détourné dès qu’il l’a pu, « tenant le dos tourné à l’ambition ». Si la tromperie est parfois utile, comme vice légitime, Montaigne lui préfère « la justice en soi, naturelle et universelle ». Il n’est pas naïf ni idéaliste. « Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce serait mal entendre le monde ; je sais qu’elle a servi souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plupart des professions des hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illégitimes. » Mais, dit-il, « je suis le langage commun, qui fait différence entre les choses utiles et les honnêtes. » Et de prendre plusieurs exemples antiques.

Epaminondas même, que Montaigne met « au premier rang des hommes excellents », estime « que l’intérêt commun ne doit pas tout requérir de tous contre l’intérêt privé. » La justice en soi est plus haute que l’intérêt général, les principes humanistes que les lois des États ou des ordres des dirigeants. « Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son roi ni de la cause générale et des lois. »

Car enfreindre cette justice en soi, pour l’utilité de tel dirigeant ou la gloire de telle nation, c’est ouvrir la porte à l’anarchie morale, au droit du seul plus fort, au grand n’importe quoi. Ce qui règne convenons-en, entre les nations, bien loin de la « République universelle » de l’idéaliste romantique Hugo. Au contraire, dit Montaigne, «Ôtons aux méchants naturels et sanguinaires, et traîtres, ce prétexte de raison. » Dénonçons les mensonges de Poutine, la traîtrise manœuvrière d’Erdogan, les intérêts commerciaux américains. Montaigne est pour la lucidité, contre la culture de l’excuse. Nécessité ne fait pas loi, ni l’ignorance, ni une enfance malheureuse. Être victime n’excuse rien, surtout pas la violence.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Jostein Gaarder, Le monde de Sophie

Sophie est une jeune fille de 14 ans qui reçoit un jour une étrange missive. En rentrant du collège, dans sa banlieue de Norvège, elle découvre une lettre qui lui est adressée, avec ces simples mots à l’intérieur : « Qui es-tu ? » Ce sera la première d’une longue série qui lui pose des questions philosophiques. Elle finira par rencontrer son auteur, qui se fait appeler Alberto Knox. Non sans que celui-ci lui ait livré divers textes philosophiques, comme un manuel par chapitre qu’elle range dans un classeur.

G. Bruno avait publié en 1877 Le Tour de la France par deux enfants (dont l’aîné a 14 ans) ; Selma Lagerlöf avait publié en 1906 Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (avec un Nils de 14 ans) ; Jostein Gaarder reprend l’idée et publie en 1991 Le monde de Sophie, gros succès de l’époque. Sous la forme d’un mystère pour adolescent qui comprend une suite d’énigmes, l’auteur déroule l’histoire de la philosophie du jardin d’Éden à nos jours. Il y a les mythes, les philosophes de la nature, Démocrite, Socrate, Platon, Aristote, l’hellénisme, le Moyen Âge, la Renaissance, le baroque, Descartes – et ainsi de suite jusqu’à l’époque contemporaine. Oh, tous les auteurs ne sont pas représentés : Heidegger est évacué en une ligne, Nietzsche en un paragraphe, il manque Montaigne et Pascal – entre autres. Mais le principal y est.

Adolescents et adolescentes dès 14 ans, tout comme ceux qui doivent passer leur bac – ou les adultes qui veulent se cultiver – ont intérêt à lire ce livre. Il présente simplement les philosophes sous forme de dialogue du niveau jeunesse. Du simplifié pour l’époque. Du rapide pour ceux qui ne lisent pas d’habitude. Même si certains ne parviennent pas à le finir, ce qui est un comble, et dénote l’avachissement tellement d’époque. Pour ceux-là existe une récente version en bandes dessinées. Avant une série de courtes vidéo format tiktok, puis des borborygmes  pré-écriture ? Tant va la flemme…

Mais Sophie est elle Sophie ou Hilde, à qui sont adressées dans la même temps des cartes postales par son père, major de l’ONU au Liban ? Alberto Knox existe-il réellement ou n’est-il qu’une image du père de Hilde ? C’est toujours au fond la même histoire philosophique du papillon qui se rêve Louang tseu ou de Louang tseu qui rêve d’être papillon. Où est le réel ? Où est la vérité ? Comment connaître le sens du monde et de sa propre vie ? L’initiation à la philosophie est de tous âges, mais commence vraiment à l’adolescence. N’hésitez pas à vous y mettre. Même si vous avez dépassé l’âge.

Jostein Gaarder, Le monde de Sophie – roman sur l’histoire de la philosophie (Sofies Verden), 1991, Points Seuil 2002, 617 pages, €10,00

Zabus et Nicoby d’après Gaader, Le Monde de Sophie (BD) – La Philo de Socrate à Galilée, Albin Michel 2022, 264 pages, €24,90

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La victoire sur soi-même de Nietzsche

« Toutes les vérités tues deviennent venimeuses », dit Zarathoustra. Il faut donc dire la vérité vraie. Cette volonté de vérité est ce qui pousse les sages et aussi Zarathoustra. Mais lui ne veut pas ce que veulent les sages, qui est que « tout ce qui est doit se plier et se soumettre (…) Tout doit s’assouplir et se soumettre à l’esprit, comme le miroir et le reflet de l’esprit. » L’esprit n’est pas tout, ni premier, car en premier est la volonté.

Les hommes du peuple dit Nietzsche sont semblables au fleuve sur lequel un canot continue de flotter. « Et dans le canot sont assis, solennels et masqués, les jugements de valeur. » Ce sont les sages qui ont placé de tels hôtes dans le canot et les ont décorés de parures et de noms somptueux. Cela au nom de leur propre volonté dominante – ainsi l’Église depuis plus de mille ans, ou les Droits de l’Homme depuis 1789. Mais le fleuve continue d’entraîner le canot et il faut qu’il le porte. Car la fin du bien et du mal « c’est cette volonté même, la volonté de puissance, la volonté de vivre inépuisable et créatrice. »

Car tout est volonté vers la puissance. Nietzsche énumère tout ce qu’il a trouvé partout où est la vie :

1/ tout ce qui est vivant obéit ;

2/ on commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même ;

3/ il est plus difficile de commander que d’obéir. « Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et cette charge facilement l’écrase. »

Leçon pour nos politiciens, ceux qui commandent et ceux qui voudraient bien commander. « Toujours lorsque l’être vivant commande, il risque sa vie. Et quand il se commande à soi-même, il faut qu’il expie son autorité et soit juge, vengeur et victime de ses propres lois. » Le Président et ses services voient plus loin que chacun et chacune dans leurs petits coins. Même si sa méthode est urgente et maladroite, il fallait faire une réforme des retraites. Elle ne sera pas la seule et il faudra probablement en refaire une d’ici dix ans. Tous ceux qui sont au fait des régimes de retraite par répartition le savent : quand les actifs qui cotisent diminuent alors que les retraités ayant-droits augmentent, il y a blocage du système. Ce serait mentir que de le nier, ce dont pourtant l’opposition, qui a toujours le beau rôle du démagogue suivant « le peuple », ne se prive pas. Réformer est indispensable, même si l’on peut contester cette réforme-ci et préférer celle à points, plus juste et plus durable, qui était prévue avant Covid. Mais le temps presse, la dette qui augmente et la hausse des taux deviennent redoutables, il faut très vite faire des économies au lieu de prendre le temps que Chirac a longuement perdu.

Le Président est juge, mais aussi victime de sa propre loi. Si l’opposition était au pouvoir, elle ferait de même et serait contestée de la même façon. Les gens ne veulent pas travailler plus, mais il ne veulent pas gagner moins, ni en activité par les cotisations, ni à la retraite par une moindre pension. C’est l’impasse. Il faut donc transgresser cette inertie à ne rien faire pour assurer l’avenir. « On commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même. »

Mais il n’y a pas les maîtres et les esclaves, dit Nietzsche. « Même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. » La volonté vers la puissance est partout, y compris chez ceux qui sont dominés. « Et de même que le plus petit s’abandonne au plus grand pour qu’il jouisse du plus petit, et le domine, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C’est là le don du plus grand qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Et où il y a sacrifices et services rendus et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être maître. C’est par des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusqu’au cœur du plus puissant, et vole la puissance. » Comme quoi Nietzsche n’est pas simple, pas aussi simpliste que les cerveaux étroits du nazisme l’ont interprété – à leur volonté.

Car selon Nietzsche « La vie elle-même m’a confié ce secret : « vois m’a elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. (…) Qu’il faille que je sois lutte, devenir, but et opposition des buts, hélas ! celui qui devine ma volonté devine sans doute aussi les chemins tortueux qu’il lui faut suivre ! Quelle que soit la chose que je crée et de quelque façon que je l’aime, il faut que bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour. Ainsi, le commande ma volonté. » Hegel et Marx appelaient cela la dialectique de l’Histoire : tout change sans cesse par les contradictions qui naissent et doivent être résolues, la volonté vers l’efficacité et la puissance restent en marche tant qu’il y a vie.

Ce n’est pas forcément facile à comprendre et Nietzsche dans ce chapitre de Zarathoustra multiplie les phrases sans le rendre vraiment lumineux. Il faut filtrer l’avalanche des phrases pour en tirer l’essentiel : qui est que la volonté de vérité rencontre la volonté vers la puissance car la vérité est la volonté de la vie d’aller vers la puissance. Elle est le moteur du vivant. «  Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : non pas la volonté de vie mais – ainsi t’enségné-je – la volonté de puissance. »

Il n’est bien ni mal qui soit éternel. « Il faut que le bien et le mal se surmontent sans cesse par eux-mêmes. » Autrement dit, qu’ils soient remis en cause périodiquement en fonction des circonstances de la vie. Pas par caprice de tyran, mais par nécessité du monde. Ce qui est bien un moment ne l’est plus ensuite : on le voit avec les mœurs qui évoluent, on le voit aussi avec le régime de retraite qui doit s’adapter. « En vérité, je vous le dis, le bien et le mal qui seraient impérissables, n’existent pas. » C’est aux créateurs d’exercer la force, de juger des valeurs. « Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs. Une nouvelle victoire qui brise l’œuf et la coquille de l’œuf. Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal, en vérité, celui-là commencera par être un destructeur et par briser les valeurs. » Nul ne crée sans remettre en cause, nul ne réforme sans changer de régime. Ce n’est pas forcément de gaieté de cœur, mais impliqué par le courant même de la vie qui va et du monde qui se transforme. La victoire sur soi-même est de l’accepter, et de l’accompagner.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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L’écologie politique à la dérive

« Confiée à des bureaucrates de l’écologie, eux-mêmes poussés par la radicalité d’un certain nombre de collapsologues, la transition écologique crée de fréquentes tensions chez ceux qui sont directement affectés par des régimes d’autorisation, de contrôle ou de surveillance de plus en plus stricts. » Tel est le propos de l’introduction de cette étude de la Fondapol – très intéressante en ce qu’elle nous fait toucher du doigt la transposition administrative bêtasse des meilleures intentions proprement politiques. Un travers très français…

Tout commence avec l’idéologie écologiste qui est la nouvelle religion issue du marxisme gauchiste, lui-même issu du christianisme. Il s’agit toujours d’écouter la voix de Dieu, de l’Histoire ou de Gaïa, donc de dire le Vrai de la croyance. Une fois la vérité ainsi établie, il faut l’imposer. L’époque n’est plus à la contrainte dure comme du temps de l’Église ou même des dictatures du 20ème siècle. Elle serait plutôt à convaincre selon l’idéologie démocratique où tout le monde a théoriquement voix au chapitre. Mais ce n’est pas le cas car, pour imposer la loi de l’Histoire écologique, tous les moyens de propagande sont bons, des artistes aux médias, de l’école aux politiciens. L’Apocalypse et la Révolution sont remplacés par l’Urgence climatique. Ce qui nous oblige tous collectivement à aller vite sans réfléchir, à adhérer sans critique et a faire tout, tout de suite – comme dans le fantasme infantile hippie des années 60.

La question n’est pas de nier le réchauffement climatique, ni la nécessité de décarboner l’économie rapidement, ou encore de retrouver une harmonie avec la nature. La question est celle de l’adhésion des citoyens à ce projet, qui doit être rationnel et rationnellement exposé, pas simplement idéologique, avec accompagnements adéquats. On a vu avec la crise des gilets jaunes combien une mesure d’en haut, au motif idéologique et appliquée de façon bureaucratique, pouvait hérisser les citoyens jusqu’à la jacquerie. Il ne s’agit pas d’interdire les voitures à pétrole, mais de permettre à ceux qui en ont d’utiliser d’autres moyens de transport propres et peu coûteux, soit des transports collectifs abordables et sans grèves à tout bout de champ, soit des automobiles individuelles électriques ou à hydrogène à coût raisonnable. Ce qui est loin d’être le cas !

La bureaucratie est le bras armé de cette idéologie, « la nouvelle religion d’État » selon Chantal Delsol. Il s’agit, selon le rapport Fondapol, d’« un système où l’appareil est prépondérant avec pour mission d’orienter les politiques publiques environnementales vers une logique unique de préservation, de protection et de conservatisme ». Car l’organisation bureaucratique est cloisonnée, soumise à hiérarchie, au devoir d’obéissance ; elle produit des règles pour justifier ses postes, une langue de bois spécifique, une tendance naturelle à l’immobilisme par inertie et une irresponsabilité quasi totale. Le meilleur exemple a été, dans l’histoire récente, l’URSS et son système.

Cela « conduit en effet à décourager l’initiative, voire l’innovation, en rendant toutes les actions complexes, longues, onéreuses. » Plus les normes sont exigeantes, plus la facture augmente. D’autant que, malgré ses diplômes exigés et ses concours de recrutement, « l’administration peine à gérer sainement les deniers publics », « les gaspillages – pour ne pas dire la gabegie – sont principalement dus à des revirements de politiques publiques. Les exemples célèbres ne manquent pas, de Notre-Dame-des-Landes aux portiques écotaxes sur les autoroutes… »

Le pouvoir judiciaire est naturellement le bras armé de la bureaucratie avec pouvoir de contraindre et de punir – et des tribunaux « administratifs » ont même été créés pour exempter l’Administration d’être jugée par le droit commun. « La crainte suscitée par le risque d’une responsabilité pénale conduit, bis repetita, à prendre des mesures de protection excessives et fait alors entrer la prévention dans le régime de l’interdiction. » Les crimes contre la nature ont failli être traités comme des crimes sur les personnes par la qualification qu’écocide, comme on dit féminicide ou homicide ! « Le principe constitutionnel de précaution est un allié de poids pour la bureaucratie. Elle y trouve un puissant levier dogmatique pour s’opposer à chaque risque prévisible. » L’ineffable Chirac avait encore frappé : donnez-leur ce qu’ils réclament et qu’on me laisse tranquille, semblait penser le pire président de la Vème République. Les associations, subventionnées sur fonds publics, surveillent tous les projets publics d’ampleur, « bénéficient d’une qualité pour agir sur tout le territoire national et deviennent les sentinelles de la judiciarisation permanente de l’action publique. » Exemples qui ne font que commencer : « On peut constater déjà que l’extinction des enseignes lumineuses dès la fermeture des magasins. L’affaire du siècle est une opération menée par quatre associations et soutenue par des citoyens, des personnalités du milieu du spectacle, visant à attaquer l’État français en justice pour son insuffisance dans la lutte contre le réchauffement climatique. »

La suite ? Le numérique devrait aider comme en Chine au formatage des « bons » comportements écolos et sanctionner entreprises, commerçants et particuliers. La réduction de l’éclairage, une baisse de la température dans les magasins sont des scénarios envisagés. Avec le nouveau compteur Linky, il est facile en effet de savoir si un individu utilise sa climatisation, s’il a pris plusieurs douches ou s’il débranche ses appareils électroniques.

« L’incongruité est que les écologistes se proclament les meilleurs promoteurs de la démocratie participative à travers la consultation des citoyens. De grandes conférences sont mises en œuvre pour donner la parole à ces derniers. Des procédures de concertation et d’enquête publiques sont censées récolter leur avis. Des référendums sont même organisés pour connaître leur position face à de grands projets comme celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Or, in fine, rien n’est pris en considération. L’impression générale demeure que l’avis des citoyens n’est pas suivi. » Autrement dit, la démocratie c’est quand vous êtes d’accord avec le credo ; sinon, vous n’avez pas droit à la parole : cancel !

Ce sont des procédés qui mènent au totalitarisme : quand un groupe militant est persuadé de détenir la Vérité, il fera tout pour l’imposer. Les réfractaires ou même seulement ceux qui émettent une quelconque critique, sont assimilés à des ennemis du peuple, des espions de la grande industrie, voire à des possédés du diable. Les camps de rééducation devraient s’ouvrir dans la foulée, après tout c’est bien ce qu’ont produit les régimes d’Hitler, de Staline, de Pol Pot et de Xi.

« La solution passe par des investissements puissants et multiples, une décentralisation plus forte, la mise en œuvre du principe de subsidiarité, une réelle déconcentration et l’implication permanente des citoyens dans les décisions qui les concernent. La capacité à faire confiance à l’échelon local sera la clef de la réussite ou de l’échec de la grande transformation écologique de notre société. » Telle est la conclusion – que je partage – de cette étude Fondapol qui est bienvenue dans le débat public. Pas de « décroissance » – toujours au détriment des faibles – mais une production maîtrisée, adaptée aux changements exigés.

De la transition écologique à l’écologie administrée, une dérive politique, David Lisnard et Frédéric Masquelier, mai 2023, Fondation pour l’innovation politique, 30 pages, www.fondapol.org (disponible gratuitement en téléchargement PDF)

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Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Cinquième colonne d’Alfred Hitchcock

1942, l’Amérique entre en guerre contre l’Allemagne nazie qui coule ses paquebots civils et le Japon qui l’a agressé sans sommation à Hawaï. Alfred Hitchcock, Anglais égaré aux États-Unis, monte un film d’espionnage qui est aussi un film de propagande pro-américaine et un hymne à la liberté, symbolisée par la statue dans le port de New York où aura lieu la scène finale.

Barry Kane (Robert Cummings) est un jeune homme dans les 25 ans, ouvrier dans une usine d’aviation, ce pourquoi il n’est pas mobilisé. Un incendie se déclare et il donne à son meilleur ami un extincteur que lui a passé l’ouvrier Fry… sauf que l’extincteur est un allumeur rempli d’essence et que le feu redouble, tuant son ami. Barry est donc vite accusé, bien qu’il s’en défende.

L’histoire se déroule en trois parties : la première raconte l’accident à l’usine et sa fuite pour retrouver le saboteur Fry dans la campagne américaine ; la seconde est son périple avec Patricia Martin (Priscilla Lane), la fille de l’aveugle dans un décor de western ; la troisième se situe à New York et passe de la « bonne » société à la révélation du réseau d’espionnage.

C’est que l’espionnage, à cette époque, n’est pas considéré comme une trahison de la patrie mais comme une opinion politique. Certaines hautes sphères de la société, par convictions conservatrices ou pour le jeu des affaires, sont plutôt sympathisants des nazis, vus de loin comme des redresseurs du chaos dans cette Europe décidément aristocratique et décadente qui a justement conduit à l’Indépendance américaine. Le chef des traîtres, Charles Tobin (Otto Kruger), réside paisiblement dans un ranch, symbole de l’Amérique historique des pionniers, et se délasse à la piscine avec sa petite-fille. La couverture urbaine se situe dans un hôtel particulier d’Henrietta van Sutton (Alma Kruger), une richissime rombière endiamantée qui offre des « galas de charité » pour financer le réseau, tout comme Trump lorsqu’il a flirté avec les réseaux de l’ex-KGB. Ces gens sont défendus par « la police », ce qui comprend à la fois les bouseux shérifs des provinces et le fameux FBI censé traquer le crime. D’où le premier message du film asséné par le musicien aveugle qui vit isolé sur le devoir de se soustraire parfois à la loi en raison des dérives patriotiques. Parce qu’une fois suspect, on l’est aux yeux pour tous.

Le second message est celui du Pionnier, de l’homme qui se prend en main, seul contre tous s’il le faut, pour faire triompher la vérité, le droit et la liberté. Cet homme est Barry Kane, jeune premier issu du peuple, qui a perdu un ami et acquerra un amour tout en défendant sa patrie et ses valeurs. Il se souvient d’une enveloppe portant l’adresse du saboteur Fry ; il part en routard sur le réseau américain et parle avec l’Américain de base en la personne d’un camionneur. L’adresse est celle du ranch de Tobin, loin de tout. Le propriétaire le reçoit en peignoir blanc, à peine sorti en slip de sa piscine : évidemment, il ne connaît aucun Fry mais va « se renseigner » auprès de son voisin à 20 km. En fait, il téléphone au shérif, dit qu’il a retrouvé le fugitif dont le portait-robot est diffusé sur toutes les radios. Lorsqu’il revient, il est en peignoir noir. Mais Barry a compris qu’il était joué quand la petite-fille de Tobin a extirpé pour jouer, de la poche de la veste de son grand-père, des lettres de Fry. Rappel du message premier, le contraste frappant entre le dangereux pro nazi et sa tendresse affichée envers le bébé fille évoque les images de propagande où les dictateurs font de l’enfant le symbole de leur sentiment pour le peuple. Le Pionnier sera évidemment rattrapé au lasso lorsqu’il s’enfuit à cheval.

Remis à la police, qui ne veut rien entendre pour sa défense, il profite du camionneur qui bouche un pont pour sauter menotté dans la rivière. Les flics, toujours aussi peu compétents, ne parviennent pas à le reprendre et Barry se présente, trempé et sous une sévère pluie d’automne, devant une masure dans la forêt. Il y rencontre le pianiste aveugle qui est un idéaliste croyant en la bonté humaine. Il la ressent : « Je vois des choses intangibles, l’innocence. » Il est l’homme des Lumières américaines, croyant optimiste en l’être humain bon et sans préjugés, adepte juridique de l’innocence jusqu’à preuve du contraire. Chez lui, Barry Kane fait la connaissance de Patricia Martin (Priscilla Lane), sa nièce.

C’est une star publicitaire très connue, elle apparaît sur toutes les affiches de la campagne et dans la ville. Ses messages pub vont rythmer le film et commenter l’histoire comme un chœur antique. C’est You’re Beeing Followed (vous êtes suivi) en première partie, She’ll Never Let You Down (elle ne vous laissera jamais tomber) en seconde partie, A Beautiful Funeral (un bel enterrement) en troisième partie à New York. Après avoir douté de Barry et cru plutôt la masse manipulée par la police que son oncle anarchiste, Patricia va se convertir au jeune homme qui la protège, et sur l’exemple de ces parias sociaux que sont les monstres d’un cirque ambulant qui les cachent dans leur fuite. Elle va découvrir Soda City, une mine de potassium abandonnée qui servait à faire du Coca en plein désert et qui sert de repaire aux espions. Une ouverture découpée dans la cloison, un trépied et une longue vue indiquent clairement que la prochaine cible est le barrage hydroélectrique qui fournit un quart de l’énergie au comté. Mais comme Barry joue le jeu des traîtres en se faisant passer pour complice de l’incendiaire Fry et envoyé par le chef Tobin, Patricia change une nouvelle fois d’avis, en tête de linotte femelle habituelle aux standards d’Hollywood. Elle va le dénoncer à la police… qui est de mèche avec les traîtres. Comme quoi il vaut mieux suivre son bon sens que les représentants de la loi.

Ce qui la fera emmener à New York, où Barry accompagne les espions qui le croient acquis. Ils se retrouvent chez la van Sutton, en plein bal de charité. Patricia découvre qu’elle s’est une fois de plus trompée sur Barry (elle ne le reniera que deux fois) en entendant Tobin parler dire aux autres qu’il n’est pas des leurs. Mais Barry et elle ont du mal à s’extirper de ce repaire mondain, la fille servant d’otage aux traîtres pour forcer Barry à ne pas faire de vagues. Emprisonné dans un sous-sol, il a l’idée de Pionnier de déclencher avec une allumette le système anti-incendie du Radio City Hall, sous lequel il se trouve. Il s’y fait arrêter tandis que Fry parvient à s’échapper dans un déluge de coups de feu qui doublent ceux du film passé à l’écran.

Barry parvient à s’échapper pour se rendre aux docks, où les saboteurs ont prévu de faire sauter l’Alaska, un nouveau navire américain qui doit être baptisé au champagne. L’explosif convainc enfin la police, qui ne peut que suivre tant elle est incompétente, tandis que Patricia prend Fry en filature. Mais c’est Barry Kane qui va acculer le saboteur Fry au sommet symbole de la statue de la Liberté. Il a réussi à promouvoir et défendre tout ce qui fait l’Amérique face aux Nazis : l’usine, le ranch, le barrage, l’art dégénéré du cirque, le cinéma de divertissement, le building, le bateau. Mais aussi l’initiative individuelle, la quête de la vérité. C’est tout cela la liberté, tout cela l’art de vivre à l’américaine.

DVD Cinquième Colonne (Saboteur), Alfred Hitchcock, 1942, avec Robert Cummings, Priscilla Lane, Otto Kruger, Universal Pictures 2022, 1h49, 4K Ultra HD + Blu-Ray €19,95

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La Soif du mal d’Orson Welles

Il s’agit du dernier film hollywoodien du grand et gros Orson Welles à son retour d’Europe après le maccarthysme – la période fasciste de l’Amérique entre 1950 et 1955 (la tentation crispée, déjà).

Nous sommes dans une zone interlope, aux États-Unis mais à la frontière mexicaine où des derricks monstrueux pompent encore languissamment les derniers restes de pétrole qui ont fait le boom de la région. Un couple américano-mexicain en voyage de noces déambule dans la ville le soir. Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), haut-fonctionnaire des stups, et son épouse Susan (Janet Leigh), suivent sans le savoir une voiture de type péniche qui se dandine sur ses suspensions et dans laquelle le spectateur a pu voir un homme placer une bombe à retardement. Ce plan-séquence d’ouverture est célèbre dans l’histoire du cinéma et Welles a obtenu de faire remplacer la musique commerciale du producteur par les simples bruits de la rue : c’est plus réaliste et fait monter le suspense. On se demande quand la voiture va sauter et si le gentil couple aura le temps de se sauter avant le grand saut.

Et puis boum ! Mais on ne le voit pas, seulement les conséquences, les gens qui crient, les sirènes des secours, et le mâle Vargas qui prie sa trop fragile femelle Susan de rentrer à l’hôtel, et elle qui ne veut pas, s’attarde, manque de se faire écraser par un camion, se fait rattraper et aborder par un jeune latino en blouson de cuir noir (Valentin De Vargas). Elle le prend de haut, la péronnelle, appelant le jeune « Pancho », en femelle alpha du peuple alpha de la planète, puis elle renverse la vapeur parce qu’un inconnu lui parle en sa langue et pas en espagnol : elle doit suivre le jeune homme, elle le suit. Bêtement, car elle est gourde, comme la plupart des pétasses d’Hollywood à cette époque macho. C’est cela aujourd’hui qui met mal à l’aise. Sans être féministe outre mesure, cette façon de considérer les bonnes femmes comme des poupées sans cervelle à qui il faut souvent couper le son par un long baiser langoureux, montrant combien elles en veulent (et ne veulent que ça), les seins en obus, la croupe en violon – c’est désagréable.

Mais il ne se passe rien, la fille est emmenée sans la forcer dans une pièce où oncle Joe Grandi (Akim Tamiroff), le frère de celui qui a été arrêté pour trafic de drogue et que celui qui a sauté dans la voiture devait déférer à la Cour, lui délivre un message : dites à votre mari mexicain de laisser tomber les charges. Et c’est tout, vous êtes libre. Seul le neveu, le jeune en cuir, est un brin séduit par la belle carrosserie et irait bien voir sous le capot, quitte à vitrioler le mari pour le dégager. Ce qui rate, il est bête, mené par sa queue comme la fille par ses seins.

Le commissaire américain Hank Quinlan (Orson Welles) prend l’affaire en main, ou plutôt dans ses grosses pognes. Car il cogne, il n’a pas de temps à perdre, il a ses « intuitions ». Et pour habitude de fabriquer des preuves pour les prouver, de toutes façons les gens sont coupables, à eux de dire de quoi. Ce pourquoi il arrête Sanchez (Victor Millan), qui a le tort d’avoir un nom mexicain et qui était l’amant de la fille du sauté de la voiture ; il aurait eu intérêt à voir disparaître le vieux qui ne l’aimait pas pour que la fille ait le fric et lui avec. Mais Vargas, convié à suivre l’enquête en observateur, a fait tomber une boite à chaussures vide en se lavant les mains, la même boite où le commissaire Quinlan affirme qu’ont été retrouvés deux bâtons de dynamite, ceux qui restaient du vol attesté sur le chantier. Vargas comprend alors que Quinlan n’est pas un flic intègre mais plus qu’un ripoux, un tyran. Il n’aura de cesse que de chercher dans les archives de la police les pièces à conviction « trouvées » par Quinlan, puis à le piéger sur ce qu’il a fait par un micro caché. Comme tous les fascistes, le gros, parce qu’il est laid, veut avoir raison et imposer sa volonté. Il manipule alors les gens et les preuves en faveur du pouvoir, le sien et ceux qu’il sert : les partisans de l’Ordre, moral, civique et militaire.

Orson Welles règle ses comptes avec la période McCarthy et dénonce ce fascisme latent de l’État américain. La bombe à retardement est la métaphore d’un univers en vase clos, qui pourrit lentement sous la corruption de l’entre-soi et qui ne peut qu’exploser à la fin. Le roman d’où est tiré le film est Badge of Evil de Whit Masterson (en français La soif du mal) n’a aucun message politique, se contentant d’opposer flic pourri et flic vertueux. Orson Welles élève Hank Quinlan au rang symbolique de César, célèbre pour avoir vaincu les Gaulois truands et pacifié la frontière – et Miguel Vargas à la noblesse de son opposant shakespearien Brutus : l’abus de pouvoir ou la république. Référence au Jules César de Shakespeare, que Welles connaît bien. Vargas ne déclare-t-il pas fermement : « Notre travail est censé être dur. Le travail de la police n’est facile que dans un État policier » ? Tout est facile quand on décide de tout et manipule le monde au nom de ses préjugés ou du Complot (comme le fit McCarthy – et Staline, ou Poutine) ; beaucoup moins si l’on doit chercher et enquêter.

Les deux hommes sont doublés en creux par deux femmes qui les accompagnent dans leur vie : Susan (Janet Leigh) qui est le rêve hollywoodien lisse pour un Mexicain aspirant au progrès ; Tanya (Marlene Dietrich) qui est la tenancière immigrée d’un bar et qui lit dans les cartes, la déchéance des bas-fonds et des superstitions qui attirent le flic tyran désabusé. Le spectateur préfère sans conteste Vargas à Quinlan, mais Tanya à Susan – inversion des couples qui fait tension.

La célébrité du film tient moins à son intrigue, mince et peu cohérente, ou à ses personnages – un Charlton Heston sans relief à la moustache ridicule, un Orson Welles en gros soûlard écrasant – qu’à sa forme. Le plan d’ouverture est original et attise le suspense, les jeux d’ombres, les travellings, l’usage de la profondeur de champ depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police, les contrastes exacerbés entre les blancs et les noirs, les décors plantureux, les maquillages exagérés dont Welles lui-même rendu énorme, le visage épaissi, exsudant, les yeux gonflés – un expressionnisme baroque outré.

Le réalisateur Orson Welles poursuit une quête impossible entre Vérités et mensonges (F for fake), le titre d’un documentaire qu’il réalisera en 1973 sur le cinéma comme art de l’illusion. La frontière américano-mexicaine en est le décor parfait où rien n’est blanc ou noir mais tout en gradations, dans une confusion de trafics, de niveau de vie, de mœurs, de races, de métissage généralisé.

DVD La Soif du mal (Touch of Evil), Orson Welles, 1958, avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Universal Pictures 2005, 1h46, €9,99

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