Articles tagués : dvd

La loi du silence d’Alfred Hitchcock

Dès la première image, le ton est donné : le château Frontenac symbole de la ville de Québec, capitale provinciale de la ci-devant Nouvelle France, partie catholique du Canada. Et, comme souvent, provincialisme rime avec retard, le catholicisme à Québec est d’ancien régime, les prêtres en soutane noire hantent la ville comme un vol de corbeaux, les églises richement ornées à l’intérieur amassent les richesses temporelles au nom du spirituel, les messes interminables fixent les fidèles pour les ancrer dans la foi et l’obéissance. On notera les shorts ultra-courts des enfants de chœur à la ville, l’équivalent plus tard des minijupes, de quoi tenter les vocations.

Dans ce contexte, Hitchcock prend à bras le corps le problème moral : le secret de la confession doit-il être absolu ? Doit-on le rompre si c’est pour sauver des vies ? La loi d’Église est-elle supérieure à la loi civile ? Faut-il placer sa « conscience » au-dessus de toutes les lois et coutumes humaines, au nom de Dieu et des Grands principes absolus assénés par la Doctrine ? Ce qui s’appliquait dans les années cinquante au catholicisme tradi s’applique aujourd’hui à l’islamisme rigoriste et, peut-être demain, à une autre religion-idéologie totalitaire, persuadée de détenir la seule Vérité de tous les temps. L’humain restant ce qu’il est…

L’histoire met en scène un réfugié allemand, Otto Keller (O.E. Hasse), dont on ne sait s’il a fui le nazisme ou s’il a fui après-guerre parce qu’il était nazi. Hanté par le labeur épuisant de sa femme Alma (Dolly Haas), qui fait le ménage, la cuisine et sert les curés au presbytère, il veut voler de l’argent pour la sortir de ce véritable camp de travail. Il assassine un soir l’avocat véreux Vilette qui le surprend la main dans son coffret à dollars et fuit, déguisé en prêtre, jusqu’à l’église où il s’abîme en prières, hanté par son forfait. Il aborde le père Michael Logan (Montgomery Clift) pour se confesser car il doit le dire à quelqu’un. Celui-ci lui conseille de rendre l’argent et d’aller se dénoncer à la police. Mais Keller a peur. Il craint les conséquences de son acte (la pendaison haut et court) et la déchéance accrue de sa femme, privée de son salaire et de sa protection. Il s’en ouvre à elle, qui lui donne les mêmes conseils que le père, mais il refuse.

Il va dès lors s’enfoncer dans son mensonge, persuadé que le secret de la confession, particularité catholique, va le protéger et l’immuniser contre le sort. De fait, le père Logan ne dit pas un mot. Il va même plus loin en taisant, pour sa réputation, les rencontres qu’il a pu faire avec Ruth Grandfort (Anne Baxter), épouse d’un ami du procureur. L’inspecteur Larrue (Karl Malden), observateur et intelligent, ne tarde pas à déceler chez lui de la dissimulation et le met sur le grill. Pour le flic, la loi civile doit être respectée et c’est son rôle de contraindre les citoyens à le faire. D’autant que tuer n’est pas un acte anodin : qui a tué une fois peut recommencer bien plus aisément.

Or Ruth est amoureuse du père Logan depuis son adolescence. Michael Logan s’est engagé dans l’armée pour combattre les nazis et est resté deux ans absent. Il aurait pu ne pas revenir et il a demandé à Ruth de ne pas l’attendre. Deux ans, ce n’est pas long, mais la fille n’a pas pu résister à la déprime et à l’appel du sexe. Elle s’est mariée avec Pierre Granfort (Roger Dann), son patron qui l’a fait rire et lui a donné du réconfort. Lorsque Michael est revenu, il a eu un dernier rendez-vous avec son ex-promise à la campagne. Une tempête les a surpris et ils ont dû se réfugier, trempés, dans le kiosque d’une propriété vide. Le lendemain, le propriétaire les a surpris : c’était l’avocat Vilette. Logan est entré dans les ordres et Ruth ne l’a pas revu durant des années.

Jusqu’à ce que l’avocat véreux, qui avait besoin urgent d’argent, ne fasse chanter Ruth, menaçant de tout révéler à son mari. La rencontre, post-mariage de Ruth mais avant l’entrée dans les ordres de Michael, n’avait rien de moralement douteux, une franche explication aurait suffit. Mais dans l’atmosphère moraliste du catholicisme traditionnel bourgeois de la Belle province, cela paraissait inconcevable. C’est pourtant ce qui va se dire devant les inspecteurs, le procureur, le juge, les jurés, la presse, la ville entière. Ruth veut en effet sauver Logan qui n’a pas d’alibi pour l’heure du meurtre de Vilette.

Mais ses révélations qu’il était avec elle de 21h à 23h le soir du meurtre ne convainquent pas. L’examen du bol alimentaire de la victime révèle en effet que sa mort est intervenue plus tard, vers 23h30. Les explications de Ruth se retournent donc contre Logan, fournissant le mobile : éviter le chantage. Quant à Logan, sa fonction catholique de « père » lui enjoint de ne pas trahir son engagement spirituel. Comment, dès lors, prouver son innocence ? Que va dire le jury de ses relations avec Ruth puisque les prêtres catholique n’ont ni le droit d’être en couple, ni d’être amoureux, ni d’exprimer une quelconque libido ?

Le faux coupable, thème cher à Hitchcock, qui lui permet de dénoncer le jugement sur les apparences et l’hypocrisie sociale, est confronté au tribunal. Tout l’accuse, mais aucun fait réel – le jury, intelligent, composé uniquement d’hommes, l’acquitte au bénéfice du doute. Le témoignage du meurtrier est un tissu de mensonges qui heurte le père Logan, qui l’a pourtant aidé. S’il accepte de se sacrifier au nom de ses vœux, il rejette le mensonge. Le juge n’est pas d’accord avec le verdict du jury et l’exprime, mais s’incline ; la foule au-dehors est hostile car soupçonne Logan d’avoir cherché refuge dans la religion après sa décecption amoureuse.

Le père Logan est prêt d’être lynché quand la femme de Keller, qui ne peut plus accepter les faux-semblants, se précipite vers Logan entouré d’inspecteurs pour crier qu’il est innocent. Elle n’a pas le temps d’en dire plus, son mari l’abat d’une balle : tueur une fois, tueur d’habitude. Ce ne sera pas le seul meurtre. Dans la courte cavale qui suit, Keller va encore descendre un cuisinier et viser deux flics. Les dégâts du silence obstiné sur la confession ont déjà fait deux morts – qui auraient pu être évitées. Mais l’Église est comme Staline, qu’importe que crèvent les gens si les principes sont préservés et la victoire sur les âmes assurée.

Il reste que Montgomery Clift incarne admirablement un père Logan qui doute mais se tient droit. Il réhabilite le prêtre, qui en a bien besoin après les centaines de milliers de jeunes garçons agressés en cinquante ans (sans parler d’avant). Michael Logan s’élève au-dessus de lui-même et donne la beauté et la pureté à sa fonction, pleinement accomplie.

DVD La loi du silence (I Confess), Alfred Hitchcock, 1953, avec Montgomery Clift, Anne Baxter, Karl Malden, Brian Aherne, Roger Dann, Warner Bros Entertainment France 2005, 1h30, €14,42

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La mort aux trousses d’Alfred Hitchcock

Roger Thornhill (Cary Grant) est un publiciste connu et pressé, deux fois divorcé. Il est élégamment vêtu d’un costume gris bien coupé avec une cravate dans le même ton. Drôle, direct, chic, il dicte à sa secrétaire les tâches qu’elle a à faire et à lui rappeler dans le taxi qui l’emmène au Plaza Hotel, grand palace de New York où il a un rendez-vous d’affaires. La dernière consigne, la plus urgente, est de rappeler sa mère pour un rendez-vous le soir même au théâtre. Mais le taxi est déjà reparti lorsque Thornhill se rend compte que sa mère va être injoignable, jouant au bridge à cette heure-ci.

Sitôt entré dans l’hôtel et assis devant ses hôtes, il mande un chasseur pour faire porter un message mais celui-ci lui indique la personne adéquate un peu plus loin derrière le comptoir. Thornhill se lève et se dirige vers l’endroit. A ce moment est diffusée une annonce qu’on demande un certain Monsieur Georges Kaplan au téléphone. Ceux qui guettaient Kaplan croient donc en toute bonne foi que Thornhill est leur homme et ils l’enlèvent carrément en plein hall en le menaçant sous la veste d’un pistolet.

Embarqué dans une puissante voiture péniche de ces années-là, le trio et le chauffeur se dirigent vers une imposante demeure sur la côte nord de Long Island, appartenant à un certain Mr Townsend. Kaplan est tenu de révéler comment il a connu l’organisation de ceux qui l’ont enlevé – sauf que Thornhill n’est pas Kaplan et ne voit pas de quoi ils veulent parler. Il résiste, maniant l’humour avant les poings, mais est terrassé. Puisqu’il ne veut pas avouer, il doit au moins disparaître. On lui fait avaler de force le contenu d’une bouteille de whisky avant de le coller, bourré, dans une décapotable et de le lancer sur la route en bord de falaise. Il va se crasher au prochain virage et la police croira à un accident.

Sauf que le conducteur est un grand gaillard qui résiste aux effets de l’alcool tant qu’il peut. Cary Grant effectue une performance d’acteur en roulant des yeux et en maniant le volant comme s’il était schlass. Heureusement, le capot des Mercedes ont un utile viseur en plein centre, ce qui permet de garder la route dans le collimateur. Thornhill évite donc le virage, tangue sur le ruban asphalté mais ne quitte pas la route. Les autres le poursuivent et il doit foncer. Jusqu’à ce qu’une voiture de police le prenne en chasse et l’arrête en état d’ivresse avancée. Il est sauvé, provisoirement.

Il appelle « maman » (Jessie Royce Landis) et son avocat qui va le tirer de là après « une nuit » de dégrisement. Le juge charge la police d’enquêter sur le soi-disant enlèvement dont Thornhill aurait été victime. A la demeure Townsend, personne, le maître des lieux prononce un important discours aux Nations-Unies et sa femme (Josephine Hutchinson) prétend que Roger s’est bien murgé et qu’il a pris par erreur la voiture d’une amie alors qu’il n’aurait même pas dû conduire. Tout le monde est alors persuadé qu’il affabule. Mais Roger Thornhill ne l’entend pas de cette oreille, il veut en avoir le cœur net. Il retourne à l’hôtel Plaza pour rencontrer le mystérieux George Kaplan mais constate que personne ne l’a jamais vu. Il laisse des messages, se fait livrer ses bagages, nettoyer ses costumes. Thornhill peut aisément demander sa clé en se faisant passer pour lui et fouille sa chambre mais ne trouve pas grand-chose, sauf que les costumes sont trop petits pour lui et qu’une photo représentant ceux qui l’ont enlevé traîne sur le bureau.

Il se rend donc aux Nations-Unies, après avoir échappé de justesse à ceux qui le traquent une fois de plus. Il rencontre là le « vrai » Mr Lester Townsend (Philip Ober), le diplomate, qui n’est pas celui qui s’est présenté sous son nom à la villa. Car elle est censée être vide, sous la garde du seul jardinier – et Mr Townsend est d’ailleurs veuf depuis des années ! A ce moment, comprenant qu’ils vont être en danger, l’un des sbires qui ont suivi Thornhill lance un poignard dans le dos du diplomate qui s’effondre. Thornhill a le stupide réflexe de le soutenir et d’empoigner le manche pour l’ôter : un photographe le prend à ce moment-là, l’air hagard, le couteau à la main. Cette photo fera le tour des journaux en première page et Thornhill sera accusé et activement recherché.

Il fuit donc la police jusqu’à la gare où il veut prendre un train pour la prochaine destination programmée de Kaplan, comme le lui ont appris ses ravisseurs, confirmé par le portier d’hôtel : Chicago. La blonde Eve Kendall (Eva Marie Saint), l’aide à échapper aux policiers en le cachant dans son compartiment couchette. Ils se retrouvent au wagon-restaurant, où elle a soudoyé le maître d’hôtel pour qu’il soit dirige vers sa table. En fait, elle craque pour lui et lui-même n’est pas insensible à cette femme maîtresse d’elle-même, pleine de ressources et qui sait ce qu’elle veut. Une femme bien différente des personnages féminins habituels d’Hollywood, hystériques, émotives et sans cesse en faiblesse. Surtout qu’elle joue triple jeu, le spectateur l’apprend en quelques minutes : si elle a aidé le faux Kaplan, c’est pour mieux l’attirer dans les filets des ravisseurs ; sauf qu’elle est infiltrée par les services secrets des États-Unis pour confondre les espions au service de l’Est ; et qu’elle joue au fond son propre jeu en cherchant à sauver la personne qui l’a si bien baisée dans le compartiment (le film ne montre que des embrassades, mais la suite donne une version plus ambiguë…).

Déguisé en porteur des bagages Kendall, Thornhill passe sans encombre la surveillance de la police et va se changer dans les toilettes tandis qu’Eve téléphone pour obtenir un rendez-vous avec Kaplan. Elle donne par écrit les instructions qu’elle a notées à Thornhill qui peut donc prendre le car pour descendre à un croisement de routes désertes en pleine cambrousse de l’Indiana et attendre. Suspense : il ne se passe rien et les rares véhicules qui traversent ne s’arrêtent pas. Soudain un homme descend d’un pick-up et attend, en face de Thornhill – mais ce n’est qu’un péquenaud qui va prendre le car en sens inverse. Dans la discussion, il s’étonne de voir un petit avion épandre ses pesticides au-dessus d’un champ qui n’est pas planté. D’ailleurs, une fois le champ libre, l’avion biplan fonce sur Thornhill avec l’intention de le tuer. C’est un grand moment de spectacle qui reste dans les anthologies. Thornhill se réfugie dans un champ de maïs pour ne pas être vu mais l’avion le déloge en épendant un nuage chimique. L’homme se précipite alors sur la route à la rencontre d’un camion d’essence qui freine in extremis, alors qu’il passe juste sous le capot. L’avion, qui cherchait à dézinguer Thornhill ne peut éviter la citerne et se crashe.

Le publiciste peut donc voler une voiture de badauds arrêtés devant le spectacle et rejoindre Chicago et l’hôtel de Kaplan. Mais le réceptionniste lui apprend qu’il a quitté les lieux le matin même à 7 h. C’est curieux, deux heures avant le soi-disant coup de téléphone à Kaplan par Eve… Laquelle réside dans le même hôtel. Thornhill monte à sa chambre et elle a l’air surprise bien qu’heureuse de le voir en vie, même si elle avait passé son amant chic par pertes et profits. Elle reçoit un appel qui lui confirme un rendez-vous, qu’elle note sur le calepin mais ôte la page. Elle convie Thornhill à prendre une douche – froide – et à faire nettoyer son costume plein de poussière et de pesticide par le groom. Cela lui fait gagner du temps. Mais Thornhill retrouve aisément l’adresse en noircissant la feuille pour faire apparaître ce qui est écrit en relief. Il s’agit d’une salle des ventes, dans laquelle la bande sous la direction du faux Townsend nommé Vandamm (James Mason) enchérit pour une statuette. Les issues sont surveillées par les sbires armés et Thornhill, décidément inventif et plein d’humour, n’a d’autre choix que de susciter un esclandre afin d’être exfiltré par la police. A qui il révèle son identité réelle, et il est libéré.

Sur les instances du Professeur (Leo G. Carroll), chef d’une agence de renseignements du gouvernement, lequel confie à Thornhill que Kaplan n’existe pas et qu’Eve est un agent ami infiltré dans l’organisation au péril de sa vie. Thornhill, qui avait pour elle des sentiments et s’est trouvé bafoué, comprend et pardonne. Malgré les ennuis que cela va encore lui valoir, il veut la sauver. Le Professeur prend avec lui un vol de la Northwest Airlines (d’où le titre américain du film) pour Rapid City au Dakota du Sud. C’est la prochaine destination programmé du fictif Kaplan, où Vandamm possède une demeure et d’où il envisage de fuir en avion vers le Canada.

Thornhill a donné rendez-vous à Vandamm et Kendall dans une cafétéria en contrebas du monument du mont Rushmore. Pour lever les soupçons sur elle et parfaire sa couverture, Eva abat Roger de deux coups de feu… à blanc. Dans la séquence, le spectateur peut apercevoir un gamin en chemise bleu roi en arrière-plan qui se bouche les oreilles AVANT le coup de feu, signe que la scène a été répétée plusieurs fois. Eve fuit et Thornhill, laissé pour mort, est emmené en ambulance par le Professeur. Ils se rencontrent dans un bois où chacun avoue à l’autre qu’il tient à lui. Mais Eve doit retourner auprès de Vandamm, qui a le béguin pour elle, et s’envoler avec lui pour en savoir encore plus sur l’organisation. Roger refuse car elle risque sa vie, et le chauffeur, sur ordre du Professeur, le met KO ; ils vont l’enfermer plusieurs jours dans l’hôpital, pour la vraisemblance.

Mais Roger s’enfuit et rejoint la villa de Vandamm où il surprend une conversation entre lui et Leonard (Martin Landau), son sbire numéro deux. Ce dernier a découvert que le pistolet d’Eve ne portait que des balles à blanc et les espions décident de l’éliminer en le jetant du haut de l’avion dans les flots lorsqu’il seront partis. Thornhill fait alors des pieds et des mains, au sens littéral acrobatique, pour grimper à la chambre, écrire un petit mot sur la pochette d’allumettes à ses propres initiales, et avertir Eve qu’elle ne doit surtout pas monter dans l’avion. Celle-ci, in extremis, s’empare de la statuette qui contient en fait les microfilms des documents récoltés par les espions, et fuit en direction de Roger. Il a dû s’extirper d’une matrone intendante de la villa qui braquait un pistolet sur lui… qu’il a reconnu être celui d’Eve chargé à blanc.

Le couple fuit donc avec les documents, poursuivi par les espions, jusqu’au sommet des fameuses têtes de présidents sculptées dans la roche du mont Rushmore. Valerian le sbire numéro un (Adam Williams) dérape de lui-même et s’écrase en bas tandis que Leonard saute sur Thornhill et récupère la statuette. Mais Eve est en difficulté et Roger lui tend la main, qu’elle attrape in extremis, le reste de son corps pendant dans le vide. C’est alors que la godasse du sbire vient écraser la main du sauveur pour les précipiter tous deux dans l’abîme. Une balle providentielle, commanditée par le Professeur sur la rive d’en face, met fin au suspense et le couple est sauvé, ainsi que les microfilms. Ils furent heureux et eurent (peut-être) de beaux enfants.

DVD La mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, 1959, avec Cary Grant, Eva Marie Saint, Jessie Royce Landis, Leo G. Carroll, James Mason, Warner Bros Entertainment France 2011, 2h11

DVD Alfred Hitchcock : La Collection 6 Films, Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros Entertainment France 2012, 10h27

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La prochaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger

Nous sommes en 1978 et la Gendarmerie est un corps militaire qui tient à sa réputation et répugne à travailler tant avec la Police qu’avec la Justice. Lorsque l’un d’eux est mis en cause, le corps fait bloc. Ce pourquoi Alain Lamare, le « tueur fou de l’Oise », est déclaré atteint d’une psychose psychopathique, donc irresponsable. Il ne sera pas jugé, il est seulement enfermé, comme on le faisait jadis par lettres de cachet. Il n’est toujours pas sorti.

En moins d’un an, de mai 1978 à avril 1979, le gendarme de 22 ans Alain Lamare va zigouiller ou blesser grièvement au pistolet cinq jeunes filles avec un Beretta illégal. Le film fait de son histoire inédite une fiction policière. Car le gendarme Franck Neuhart (Guillaume Canet) va mener l’enquête avec sa brigade. Il est considéré par son chef (Jean-Yves Berteloot) comme le meilleur du lot, ce pourquoi, lorsque la PJ commencera à soupçonner le tueur d’appartenir à la gendarmerie, à cause de la façon d’écrire du tueur, il refusera de comparer les écritures. Il est pour lui inconcevable que le maniaque qui tue la jeunesse féminine soit un gendarme. On est viril dans la gendarmerie, pas un « pédé » comme un policier mauvais psy le laisse entendre.

C’est que Franck apparaît perturbé. Fils aîné de parent petits-bourgeois de banlieue, il préfère la nature libre à la ville où règne la contrainte. Il n’aime personne, que son petit frère de 12 ans Bruno (Arthur Dujardin) qu’il entraîne à courir et à ramper dans les bois, au point de l’épuiser à le faire dégueuler. Lui-même se fouette, prend des bains glacés, se fait mal. Il veut expier son anormalité, sans y parvenir. Il trouve le sexe immonde et voit dans la Femme la corruptrice de la chair. Des vers grouillants lui apparaissent lorsqu’il pense à leur vulve. Il tente de baiser Sophie (Ana Girardot) qui en pince pour lui mais reste impuissant. Il n’est pas plus attiré par les pédés qu’il va contrôler.

Il a demandé une mutation à l’étranger, dans un corps où l’on se bat, mais cela lui est refusé. Alors il tue, fasciné par les huit meurtres récents de Marcel Barbeault, le « tueur de Nogent ». Et il écrit des lettres pour s’en vanter. Il échappe de peu à une battue de gendarmes et de policiers, une fois repéré dans une voiture volée. il réussit à se cacher, en commando, au fond de l’eau froide d’un étang, en respirant par un roseau coupé.

Ayant raté sa première victime, il déclare que « la prochaine fois je viserai le cœur ». Sans état d’âme, sans empathie pour la gent femelle. C’est l’analyse graphologique, finalement effectuée, et l’examen des jours de repos comparés aux jours de crime, qui vont resserrer la nasse autour du gendarme Lamare. Qui en a marre, sait qu’il va être arrêté, le désire probablement. Il faut que tout cela s’arrête.

Le film suit pas à pas sa dérive meurtrière, laissant entrevoir les abîmes mentaux du gendarme tueur. C’est un bon thriller, bien français, montrant le « monde d’avant » des années 70, si cher aux nostalgiques de leur jeunesse avec les vieilles voitures, les vieux képis de gendarmes et les vieux préjugés.

DVD La prochaine fois je viserai le cœur, Cédric Anger, 2014, avec Guillaume Canet, Ana Girardot, Jean-Yves Berteloot, Patrick Azam, Arnaud Henriet, TF1 Studio 2015, 1h51, €33.16 Blu-ray €33.90

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le faux coupable d’Alfred Hitchcock

Pour une fois chez Hitchcock un film psychologique réaliste, issu d’une histoire vraie de Life magazine en 1953, romancée par Maxwell Anderson dans The True Story of Christopher Emmanuel Balestrero. Il s’agit d’une tragédie : être pris pour un autre. Innocent en soi mais coupable aux yeux de tous : comment s’en dépêtrer ?

Christopher Emmanuel, dit Manny, Balestero (Henry Fonda) est musicien de contrebasse dans un orchestre de jazz. Au Stork Club de New York (réel et huppé), il est bien considéré et gagne 85 $ par semaine qu’il remet religieusement à sa femme Rose (Vera Miles), mère de famille qui n’a pas pris d’emploi. Le couple a deux petits garçons, Robert, 8 ans (Kippy Campbell) et Gregory (Robert Essen), 5 ans. Ils aiment leur père qui leur apprend à jouer du piano et de l’harmonica.

Mais ce couple de la petite classe moyenne tire le diable par la queue. Dès qu’un peu d’argent est mis de côté, il file pour une dépense imprévue. C’est cette fois le dentiste pour Rose, quatre dents de sagesse à ôter pour 350 $, soit près d’un mois de salaire de Manny. Il faut emprunter, une fois de plus. Rose n’est pas très intelligente et plutôt mauvaise ménagère ; à cette époque, les femmes étaient considérées comme inaptes à beaucoup de choses et peu éduquées. Le mari gérait tout, après le père. Rose ne sait pas compter ni épargner. Manny ne sait pas contrôler ni réfréner. Il est croyant, en témoigne son chapelet toujours dans sa poche ; il aime son épouse et ses enfants. Il croit en une vie honnête et que Dieu pourvoira au reste. C’est une naïveté dans ce pays américain où chacun se doit d’être le pionnier de soi-même et faire son trou dans la vie. Raser les murs, ne pas faire de vagues, rester obéissant ne sont pas des attitudes positives ; Il suffit d’un grain de sable… Et justement il survient !

Manny décide d’aller se renseigner à sa compagnie d’assurance-vie où il a souscrit quatre polices pour le couple et les enfants. Il est toujours prudent, Manny, aimant, obéissant au système qui le pousse (dans les publicités de presse) à assurer sa famille, à acheter une voiture, à louer un séjour… Il a déjà emprunté sur sa propre assurance, il va demander combien il pourrait obtenir sur celle de sa femme. Manny est toujours correctement habillé selon les mœurs du temps, tee-shirt de corps, chemise, costume et cravate, pardessus et le sempiternel chapeau ; il est toujours impassible, neutre, offrant un visage lisse sans émotion pour ne pas donner prise. Sauf qu’ainsi, il a l’air d’un croque-mort et peut faire peur.

C’est ce qui arrive aux employées de l’agence d’assurances, toutes des femmes, toutes émotionnelles, toutes à se monter la tête en échangeant des impressions. Ce Monsieur austère, au regard fixe, au geste appuyé lorsqu’il met la main dans sa poche de poitrine, inquiète. Ne serait-il pas celui qui a effectué un hold-up l’an dernier ici même ? Sitôt pensé, sitôt cru : bon sang, mais c’est bien sûr ! Ce ne peut être que lui.

D’où la remontée hiérarchique à Mademoiselle la cheftaine de service, qui en réfère à Monsieur le directeur de l’agence, qui en avise la police. Laquelle va attendre Manny Balestero devant chez lui, après s’être assuré par téléphone à son domicile à quelle heure il doit rentrer. C’est le fils aîné Robert, qui répond sans demander à qui. Et Manny est cueilli comme une fleur, encore la clé à la main, sans avoir pu entrer ni prévenir qu’il doit répondre aux policiers. De quoi inquiéter sa femme qui s’inquiète de tout écart aux habitudes, lui qui rentre toujours ponctuellement.

Les inspecteurs sont aimables, pas vraiment roman noir ; ils expliquent pourquoi Manny doit les suivre, pourquoi il est soupçonné, pourquoi il doit se soumettre à des tapissages. Ils l’emmènent dans des boutiques où le braqueur a fait des siennes et il doit seulement entrer, sans rien dire, marcher aller et retour, puis ressortir. Avec son air de fossoyeur et son regard fixe trop clair, il donne la chair de poule aux commerçantes et alarme les commerçants – c’est forcément lui puisqu’il a la tête de l’emploi. Un dernier test, les inspecteurs font leur métier en bons professionnels : écrire en majuscules un texte que le voleur a soumis aux employées pour qu’elles s’exécutent sans bruit. L’écriture est très proche mais, plus grave, la même faute d’orthographe est commise par Manny !

Il est donc écroué. Effondrement de la famille. Rose désespérée ne sait évidemment que faire, elle qui n’a jamais rien fait. Elle appelle sa mère, qui appelle le beau-frère, lequel conseille un avocat. Maître Frank O’Connor (Anthony Quayle) voit le problème. La solution ? Un, réunir la caution de 7500 $ pour que Manny soit libéré en attente du procès puisqu’il n’est pas fiché et n’a jamais eu affaire à la justice ; deux, trouver des témoignages pour les jours des hold-up qui disculpent Manny. La caution est prêtée par une amie de la famille. Puis le couple se souvient, difficilement, avoir séjourné dans un hôtel l’un des jours en question et s’y rend. Les patrons ne se rappellent pas vraiment mais le registre fait foi. Les partenaires aux cartes pourraient apporter leurs témoignages mais, sur les trois, deux sont morts entre temps. Reste le troisième, un boxeur, mais il est introuvable.

Rose se sent coupable d’avoir eu besoin de ces 350 $ qui ont tout déclenchés. Si Manny n’était pas allé à l’agence d’assurance, il n’aurait pas été faussement reconnu. Pourquoi n’y est-elle pas allée elle-même ? De toutes façons, c’était sa police, elle devait signer. Mais la nunuche a l’habitude de se laisser faire, elle s’en veut. Elle s’accuse aussi de n’avoir pas su gérer habilement les revenus du ménage et de laisser filer l’argent. Manny l’aime mais elle se laisse aimer. Très vite, elle déprime, devient folle, croyant au complot – atteinte d’un délire de persécution, comme toutes les névrosées qui n’ont jamais travaillé. Elle est internée en maison spécialisée : encore des dépenses imprévues.

Lors du procès, l’avocat de la défense n’a rien à se mettre sous la dent, que des témoignages secondaires. Le procureur a en revanche tous les témoins qui jurent qu’ils et surtout elles ont bel et bien reconnu le braqueur. Il ne peut que jouer la procédure : en interrogeant l’une des témoins de façon très pointilleuse, il finit par agacer un juré qui se lève et demande à quoi tout cela sert. L’avocat peut alors invoquer le vice de forme car ce n’est pas aux jurés de contester la façon dont se déroulent les débats. Le procès est ajourné, ce qui permet de gagner du temps.

Et justement, le temps joue en la faveur de l’accusé. Manny a prié Jésus de le sortir de là et le Dieu catholique semble l’exaucer car le braqueur a recommencé. Affublé d’un pardessus et coiffé d’un chapeau, le même visage impassible et le regard fixe, le sosie tente de braquer une épicerie mais la tenancière ne se laisse pas faire et le mari ceinture le bonhomme (qui ne résiste pas vraiment, nous ne sommes pas dans les années violentes). La police recommence les tapissage – et tous les témoins (en particulier les témouines !) « reconnaissent » formellement ce second accusé. Comme quoi les « impressions » sont aussi loin que possible de la raison – donc de la vérité.

Manny est donc sauvé, relâché. Mais, avant de partir couler des jours heureux avec son épouse et ses garçons en Floride – ce paradis rêvé des Yankees (alors qu’il est infesté de crocodiles et d’ultra-conservateurs dangereux), il doit laisser passer le temps que Rose se remette de son séjour psychiatrique – pas moins de deux ans ! Il est bien méritant, le père Manny, de se dépêtrer dans ce monde immoral.

Car l’accusé fait fonction de catharsis dans la société, le rôle d’accusé permet de projeter sa propre noirceur sur un autre. En revanche, l’homme accusé ne peut rien s’il est innocent, il se trouve harcelé et vilipendé sans pouvoir riposter tant les témoignages humains sont fragiles (les réseaux sociaux ont amplifié le phénomène à un point inégalé) et la justice procédurière. La vérité judiciaire n’est en effet pas toujours la vérité vécue, mais celle probable, reconstituée à partir de faits avérés partiels. Henry Fonda n’est pas sympathique au spectateur, d’où son ambiguïté foncière : à la fois bon travailleur, bon père, bon époux et bon citoyen, mais un air trop sévère et contraint qui en fait un coupable a priori.

DVD Le faux coupable (The Wrong Man), Alfred Hitchcock, 1956, avec Henry Fonda, Vera Miles, Anthony Quayle, Harold J. Stone, Warner Bros Entertainment France 2005, 1h41, €24,20

DVD Alfred Hitchcock – La Collection 6 Films : Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros. Entertainment France 2012, 10h27, €29,99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alexandre Jardin, Fanfan

Alexandre, un gars de 20 ans étudiant à Science-Po, se dit descendant du fameux Robinson Crusoé. Ses parents, comme ceux de l’auteur dans la vraie vie, sont libertins et le garçon aperçoit à 13 ans un homme nu chevauchant sa mère dans le lit conjugal, tandis que son père a ses maîtresses. Il décide tout de go d’avoir une vie inverse, autrement dit d’être fidèle.

Ce grand écart entre libertinage et fidélité schématise ce que vit la société des années post-68… jusqu’à aujourd’hui. La « modernité » veut la liberté de l’individualisme, jusqu’à l’égoïsme sauvage, tandis que la « réaction » à ces changements veut en revenir au moralisme coincé du couple stable uni par Dieu pour l’éternité. Les parents sont ados et l’ado devient vieux con.

C’est sans compter sur la vie même. Elle va son petit train et offre ses surprises. Alexandre est très bien avec Laure, issue d’une famille à particule traditionnelle de province. Elle est plutôt bien roulée, gentille, plan-plan et sans aucune surprise. Le déroulé d’un week-end dans sa famille est réglé comme du papier à musique… sauf que Monsieur père est inféodé à la maison à Madame mère ; il lui cède tout pour avoir la paix, elle régente tout par frustration. Cette perspective d’une existence grise et soumise révulse le jeune Alexandre. « La passion expire quand l’espérance est morte » p.122. Il ne se voit pas dans le couple tradi.

En Normandie, dans un hôtel pas cher où il a emmené ses conquêtes d’un soir lorsqu’il était en vacances, avant de rencontrer Laure, et où il revient régulièrement pour raisonner et apprendre du vieux Ti (un nom de Résistance), Alexandre découvre un week-end Fanfan. C’est une fille du même âge que lui mais tout son inverse. Elle explose de vie, agit en originale, suit sa volonté. Elle veut être réalisatrice de cinéma et a déjà tourné deux longs métrages… en super-8, faute de moyens. Elle est allée jusqu’en Irak pour filmer la vraie guerre et les relations des vrais combattants – ce qui est un peu osé de la part de l’auteur mais fait partie de sa fantaisie.

Fanfan appartient à cette famille de Ker Emma, fondée par un ancêtre au XIXe, et qui a essaimé aux quatre coins du monde mais se retrouve soudée une fois l’an en Normandie. Cette solidité de racines et de clan fonde probablement l’originalité de Fanfan, tout comme les petits enfants n’explorent le monde et les autres que s’ils ont des parents attentifs et protecteurs. On n’a de curiosité pour l’ailleurs et le différent que si l’on se sent assuré de soi. La crainte phobique de l’immigration n’a pas d’autre racine – même si je suis bien d’accord qu’une arrivée trop massive d’un coup pose des problèmes d’assimilation et d’habitudes. Il semble que 10 % d’allogènes soit la dose acceptée par une population. Mais tel n’est pas le propos du roman, bien plus badin.

Il s’agit de la passion contre le couple, du romantisme du « grand » amour contre l’usure des jours. Flaubert s’était déjà moqué de cet Hâmour exalté à la Victor Hugo, mais les midinettes ne cessent de rêver au prince charmant jusque dans les séries télé yankees et sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Il s’agit toujours de séduire pour accrocher le plus viril, le plus mauvais garçon, le plus impitoyable. Pas de vivre à deux mais de vivre l’orgasme. Il va de soi qu’une fois la fièvre pubertaire retombée, le sexe ne sert pas de lien et que l’accouplement n’est pas le couple. D’où les séparations, les divorces, les crimes de maricide ou de féminicide.

Ce pourquoi le jeune Alexandre Crusoé/Jardin décide de ne jamais assouvir son désir pour celle qu’il va aimer. S’il baise pour un soir ou quelques mois celles qu’il n’aime pas vraiment, il veut rester fidèle et « se marier » (ce grand fantasme d’accrocher l’autre) avec celle qu’il aimera. Ce n’est pas simple, mais Alexandre ne cède pas à ses pulsions comme le tout venant ensauvagé ; il se domine, se maîtrise, joue du désir pour l’affiner. Fanfan le perçoit, le sait, elle flambe. Rien de tel qu’un désir retenu pour que son assouvissement soit convoité. S’il se maintient malgré tout, alors il s’agit de l’être de votre vie.

Le jeune homme préfère les préliminaires à la copulation et il va jouer comme au cinéma divers rôles pour maintenir et contenir son désir. Laure finira par s’effacer, dont les parents ont d’ailleurs fini par divorcer malgré leur milieu et leurs traditions. Fanfan posera un ultimatum après leur première baise – torride – de nuit sur une plage de sable normand, après une danse érotique où Fanfan a décidé de se donner à tous les garçons qui la désirent si Alexandre ne la prend pas. Il la prend, elle revient dans cinq jours, il la bague ou il ne la revoit jamais. Ils se marient, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

Alexandre est devenu adulte et a retrouvé la raison, remis la société à l’endroit. Son mentor Ti lui a expliqué que « l’amour véritable, [est] celui qui donne, pas celui des puceaux » p.240. Comme toutes les histoires, les histoires d’amour adultes sont faites pour se développer, avec leurs lots de surprises et d’habitudes. En rester aux préludes est un évitement ; grandir exige de passer aux actes durables.

Jardin a des facilités d’écriture, il a commencé tôt et ce troisième roman a donné un film, scénarisé par lui et réalisé par lui avec Vincent Perez et Sophie Marceau en 1993 ; une bluette. Le livre est plus intéressant mais, si cette fantaisie se lit avec légèreté, elle pousse à réfléchir sur l’adolescentisme, ce mal du siècle qui conduit les adultes à diverses perversions, dont l’illusion, le déni et l’irresponsabilité ne sont pas les moindres.

Alexandre Jardin, Fanfan, 1990, Folio 1992, 249 pages, €9,20

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

C.R.A.Z.Y. comme l’initiale de chacun des cinq prénoms : Christian (Jean-Alexandre Létourneau de 15 à 17 ans, Maxime Tremblay adulte), Raymond (Antoine Côté-Poivin de 13 à 15 ans, Pierre-Luc Brillant adulte), Antoine (Sébastien Blouin de 12 à 14 ans, Alex Gravel adulte), Zachary (Émile Vallée de 6 à 8 an, Marc-André Grondin de 14 à 21 ans), Yvan (Gabriel Lalancette de 8 à 9 ans, Félix Antoine Despathie de 15 à 16 ans).

Crazy comme le morceau de Patsy Cline que le père adorait dans sa jeunesse. Christian est l’intello, qui lit tout, tout le temps ; Raymond est la brute ouvrière, macho et solitaire, violent et vite drogué ; Antoine est le sportif musclé mais péteux ; Zachary est tout l’inverse, le fifils à sa mère, né comme Jésus le jour de Noël, qui a un « don » mais qui se voit en David Bowie ; Yvan est Bouboule, le petit dernier trop nourri.

Nous sommes dans les années 1966-1980, les enfants grandissent dans une société restée traditionnelle mais tourmentée par la modernité venue des States et du Royaume-Uni. Ils ne répondent pas aux désirs de miroir du papa. La maman Laurianne (Danielle Proux) les accepte tels qu’ils sont, dans son rôle traditionnel de mère. Zac, dès 6 ou 7 ans préfère jouer à la maman comme les filles, mais résiste car il admire son père ; il refuse de jouer avec la petite voisine Michelle (Marie-Michelle Duchesne) pour laver la voiture avec papa. Mais il met le peignoir de maman et ses colliers pour mignoter le gros bébé Yvan (Alexandre Marchand à 3 mois), qu’il est le seul à réussir à calmer lorsqu’il a mal ou qu’il pleure. Il a un « don », conforté par la mère Tupperware de la communauté. Mais de la sensibilité aux autres à la superstition magique, il y a un pas. Lui n’y croit pas, sa mère si. Toute la famille téléphone dès que quelqu’un s’est fait mal, il suffit que Zac pense à elle ou lui pour qu’il guérisse. Effet placebo – toujours très efficace.

Mais de la sensibilité à la sensualité, ne va-t-on pas vers la gayté ? L’enfant porte toujours le col largement ouvert, l’adolescent dort quasi nu et entreprend dès 14 ans de se muscler torse nu devant le miroir, avant de se branler dans la voiture paternelle avec un copain, chacun de son côté (« un acte manqué » dit le psy, pour faire accepter au père la différence du fils). Si les autres compensent dans les études, la violence ou le sport, Zac préfère la musique, le rock des années 70 à tendance hippie où les hommes acceptent leur part de féminité. Il a le rythme dans le sang, comme son père, et réussit comme DJ dans les bars, gagnant plus que lui à l’usine.

Est-ce hérédité ou éducation qui vous fait aimer les semblables ? Le père croit que c’est l’éducation et se reproche de n’avoir pas su ; la doxa anglo-saxonne croit plutôt aux gènes et, pour les cathos, à la griffe du diable. Le Zac ado porte d’ailleurs une coiffure et un sourire méphistophéliques, rusé, cruel, jouissant de voir son frère aîné se vautrer dans la came et la brutalité.

Le père perd l’un des cinq, trop drogué malgré ses promesses, et un autre est pédé. Il est désespéré et l’exprime à son fils Zac de 20 ans dans une scène très réussie. « J’sais pas quoi t’dire. Que tu comprennes qu’t’es pas comme tu penses. T’vas rater les plus belles choses qu’t’as dans la vie : d’avoir des enfants. Y’a rien d’pu beau. (…) Si tu penses qu’y a rien à faire, qu’tu peux pas changer, j’pourrais pas accepter ça, j‘serais pas capable. »

Zac a des tentations, mais il les refuse ; il se bat avec un condisciple lycéen qui serait enclin aux pipes ; il expérimente le « shot » bouche à bouche (avec un joint entre les deux) qui n’est pas un baiser entre ados, même s’il en a l’apparence pour qui le voit. A 20 ans, chassé par son père, il effectue un pèlerinage en Israël « sur les pas de Jésus » pour qu’Il lui dise, le révèle. Dans un bar gay, un beau blond (Philippe Muller) le drague et couche avec lui, mais ce n’est pas concluant, Zac n’aime pas vraiment. N’est-ce pas la crainte du père qu’il vire pédé qui l’a conduit à tenter le diable ?

Au retour au Canada, il reprend sa relation avec la voisine Michelle (Natacha Thompson), qu’il a baisée sans amour, avec violence pour s’affirmer macho, mais qu’il souffre de ne pas aimer « comme tout le monde ». Raymond meurt et son père étreint Zac, dans l’émotion.

Le garçon trop tendre va probablement finir dans le rang, hétéro affiché, avec des gosses, malgré sa sensibilité, sa sensualité et ses tentations. Le film ne va pas plus loin et laisse ouvert le destin. Peut-être parce que chacun, au fond, le choisit. L’orientation sexuelle n’est pas binaire mais faite de multiples gradations, variables au cours de la vie, et qui ne sont pas « essentielles ».

Une histoire très humaine où un fils cherche un père pour se construire, lequel cherche un fils dans lequel se reconnaître. Sous les airs de Pink Floyd, Rolling Stones, David Bowie, Patsy Cline, Giorgio Moroder, The Cure et Charles Aznavour. Et des québécismes de langage parfois à sous-titrer, parfois savoureux – comme fif pour pédé, peut-être abrégé de « fifille ».

Mais il a fallu dix-huit ans pour qu’il atteigne les chaînes télé nationales françaises en mai dernier… Cela n’aurait jamais eu lieu si Le Pen était passée, avec son moralisme pétainiste, enamouré devant Orban et poutine.

DVD C.R.A.Z.Y., Jean-Marc Vallée, 2005, avec Michel Côté, Marc-André Grondin, Danielle Proulx, Émile Vallée, Pierre-Luc Brillant, Koba 2022 version restaurée, 2h09, €10,24, Blu-ray €15.00

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fire Fire – Vengeance par le feu de David Barrett

Jeremy Coleman (Josh Duhamel) est un jeune pompier orphelin, élevé en institution, qui a trouvé une famille dans la fraternité du feu. Un soir qu’il sort de la voiture avec ses copains pour aller acheter des chips dans une supérette de station-service, il assiste en direct au meurtre froid et sans état d’âme d’un gros Noir qui tient la caisse et de son fils, mince adolescent qui rêvait d’être basketteur. Il les connaît, cela lui fait mal, il est plaqué à terre et le chef de gang David Hagan (Vincent D’Onofrio), laisse son adjoint décider du sort du témoin. Il va évidemment l’éliminer.

D’où course-poursuite, Jeremy blessé au bras mais qui parvient à fuir, l’autre croyant l’avoir descendu. Ses copains qui sont allés faire le plein le récupèrent, l’emmènent aux urgences et appellent la police. Le lieutenant Mike Cella (Bruce Willis) lui fait reconnaître Hagan, déjà fiché pour de nombreux meurtres, dont celui de deux de ses coéquipiers, mais que son avocat retord (Richard Schiff) finit toujours par faire libérer.

David Hagan est un fan d’Adolf Hitler. Il est suprémaciste blanc et n’a aucun scrupule à buter des Noirs, à empiéter sur le territoire de leurs gangs, et à s’imposer dans la guerre de tous contre tous qu’exige son idéologie pronazie. Il voulait le bail de la supérette, idéalement placée pour tous les trafics illicites, car au carrefour de l’autoroute et d’autres routes. Il a tatoué sur sa gorge une croix gammée rouge sang et, sur sa poitrine, un aigle étendant ses ailes. Il se croit invincible parce qu’invaincu, la « justice » démocratique étant incapable de l’enfermer pour de bon ou de lui régler son compte. Car si la peine de mort existe dans certains Etats américains, ce n’est plus le cas en Californie et les prisons sont des passoires pour qui a le pouvoir et l’argent.

Jeremy reconnaît sans peine Hagan lors d’un tapissage dans les locaux de la police, mais celui-ci joue la provocation en montrant combien il s’est renseigné sur lui, citant son nom, son adresse et son numéro de sécurité sociale. Il a ainsi « dissuadé » de nombreux témoins d’apporter leur déclaration au tribunal par des menaces directes sur leur vie et celle de leurs proches. Mais Jeremy n’a pas de famille, ni même de petite amie attitrée. Il est déterminé à témoigner pour que passe la justice.

Il est alors soumis au programme fédéral de protection des témoins, dont s’occupent les marshals à compétences fédérales. Il est pourvu d’un nouveau nom, d’une nouvelle adresse sécurisée. Sauf que la corruption par la menace de mort, propres à tous les fascistes, est bien plus efficace que celle par l’argent. Un officier fédéral du programme de protection des témoins est enlevé, torturé, menacé assez fort sur sa famille pour révéler ce qu’il faut. Jeremy, qui est tombé amoureux de la marshal métisse Talia (Rosario Dawson) – pied de nez au suprémacisme blanc – est retrouvé, visé, traqué.

Sa partenaire est blessée, il la sauve et descend l’un des tireurs, mais il doit à nouveau fuir. Les fédéraux jurent que « cette fois » ses références seront effacées des fichiers courants, soumises à autorisation très restreinte, mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait avant ? Incurie génétique de toute bureaucratie, on se fie aux « procédures », concoctées par des bureaucrates loin du terrain, en général inefficaces.

Comme Hagan s’est procuré le nouveau numéro de téléphone privé de Jeremy et qu’il le menace de s’en prendre à lui, à sa copine et à ses amis pompiers s’il témoigne, ce dernier décide de quitter le programme fédéral et de se débrouiller tout seul. Cette façon de raisonner est très américaine : l’Etat impuissant oblige chacun à retrouver son âme de pionnier et à faire justice lui-même.

C’est en effet lui ou moi. Tant que Hagan reste en vie, il mettra des contrats sur Jeremy et sur Talia. Même s’il est emprisonné, il ne sera pas hors d’état de nuire. Il faut donc carrément le descendre, ce que « la justice » n’autorise pas dans les Etats démocratiques. Même le flic Cella ne le pourrait pas, sauf en état de légitime défense – mais avec témoins et film en preuve directe, et encore ! La critique implicite des avocats est patente : ils pourrissent la justice par leurs excès de pinaillages procéduriers. Ils sont d’ailleurs aussi menacés que les victimes s’ils ne font pas ce que les tueurs veulent.

Le réalisateur Barrett, adepte des sports extrêmes, est un homme décidé et il veut que ses héros le soient. Jeremy, jeune amoureux, va se surpasser. Lui qui n’a jamais tué personne mais plutôt sauvé des vies du feu, va tirer au pistolet comme le lui a appris Talia ; il va obtenir des malfrats comme de l’avocat de savoir où se niche l’épais Hagan. Il va bouter le feu à son repaire, préparant soigneusement sa sortie.

Bien-sûr, rien ne se passe comme prévu. La marshal Talia va compromettre « par amour » la couverture de Jeremy, se faire suivre et capturer par un tueur – nous sommes ainsi dans les clichés Hollywood sur les « faibles » femmes soumises à leurs émotions. Elle sera ligotée dans la salle où part le feu. Mike Cella, le flic désabusé, laisse faire « jusqu’à 18 h seulement » – il lancera un avis de recherche contre Jeremy ensuite. Et puis… chacun est professionnel – autre trait américain – et fait ce qu’il sait faire de mieux. Je ne vous le décris pas, c’est assez prenant. Le Bien triomphera, sinon nous ne serions pas à Hollywood.

Voilà, à défaut d’un grand film, un bon film d’action, malgré l’absence de toute trace d’humour ou même d’ironie. On ne s’ennuie pas, on halète, on frissonne (to thrill). La leçon est un peu cousue de gros fil métis, mais nous sommes cinq ans avant l’ère Trump et l’état d’esprit est en train de virer à droite toute aux Etats-Unis. L’histoire ainsi contée tente de faire la part des choses, le oui-mais de la « justice » ou de ‘l’œil pour œil dent pour dent’ de la fameuse Bible, canal Ancien testament.

DVD Fire Fire – Vengeance par le feu parfois titré Témoin gênant (Fire with Fire), David Barrett, 2012, avec Josh Duhamel, Bruce Willis, Rosario Dawson, Vincent D’Onofrio, 50 Cent, ‎ France Télévisions Distribution 2017, 1h33, €13.00 Blu-ray €12.16

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tolkien, Bilbo le hobbit

Bilbo Baggings, appelé Bilbon Saquet dans les films, est un hobbit, un personnage imaginaire de fantaisie inventé pour les contes que l’auteur écrivait pour ses enfants. Le terme hobbit viendrait peut-être de hob qui, en anglais littéraire, signifie le coin du feu, l’endroit du foyer où une bouilloire reste à chauffer dans la cheminée. « Le son de sa bouilloire sur le foyer lui parut toujours par la suite encore plus mélodieux », dit le narrateur de Bilbo à la fin de ses aventures. Le hobbit est un personnage qu’on dirait pot-au-feu, aimant manger et fumer la pipe, heureux dans son trou de Cul-de-Sac (Bag End).

C’est ce personnage peu aventureux qui va vivre des aventures hors du commun, sortant de sa coquille comme de lui-même pour se révéler héroïque. C’est une leçon initiatique comme en délivrent tous les contes destinés aux enfants. Se remuer ne fait jamais envie mais procure de grandes satisfactions par la suite. Voir du pays permet de relativiser ses préjugés et d’apprendre des choses nouvelles. Se frotter aux autres fait admettre que l’égoïsme n’est pas payant et que trop convoiter mène à tout perdre. Quant au courage, ce n’est pas de n’avoir jamais peur mais de surmonter sa peur.

Un jour qu’il est en train de fumer sa pipe confortablement installé au soleil, devant son trou de hobbit si confortable, aux réserves bien garnies, Bilbo reçoit la visite d’un vieux à barbe blanche, Gandalf. Il ne sait pas encore qu’il est magicien et qu’il va lui jouer un tour à sa façon. Il l’invite pour le thé au lendemain, mais c’est une paire de nains qui se présente. Le hobbit n’est pas un homme, il est de la taille d’un enfant, les pieds nus et velus et les oreilles fines, mais les nains sont les nains : bourrus, ventrus, avides. Ils se présentent par vagues de deux à la porte, avec à la fin Gandalf. Ils sont jusqu’à treize avec à leur tête Thorin. Le hobbit est ahuri et les nourrit mais tout s’éclaire.

Il s’agit d’une mission : récupérer l’or ancestral du royaume perdu des nains, caché sous la Montagne solitaire et gardé par un dragon féroce crachant le feu, Smaug. Pour cela il faut y parvenir au travers de territoires hostiles peuplés de trolls, gobelins, wargs, ours, elfes et même des hommes qui habitent une île sur un lac au confluent des deux rivières des Terres sauvages. Il faut ensuite s’introduire par une porte dérobée dans la montagne, faire fuir le dragon et le tuer, enfin récupérer l’or et les objets précieux. Bilbo est réputé « cambrioleur », astucieux et plein d’initiative malgré son existence paisible et casanière.

Les voilà donc partis, ils passent le col des Monts brumeux où une grotte salvatrice aux tempêtes sert de piège aux gobelins qui vivent dans les cavernes. Quatorze sur les quinze se font prendre et se libèrent grâce aux tours du magicien qui a pu s’échapper in extremis. Bilbo perd les nains et rencontre le Gollum, être falot et aigri qui dévore ceux qui s’aventurent dans les tunnels mais a perdu son trésor, l’anneau qui rend invisible. Que Bilbo trouve et empoche sans y penser, jusqu’à ce qu’il découvre grâce aux marmonnements du Gollum qui lui pose des énigmes sa vertu et en use pour s’échapper et rejoindre les nains à la porte de la montagne. Ce sont alors les wargs qui les pourchassent, montés par les gobelins assoiffés de vengeance, des aigles qui les sauvent des arbres où ils se sont perchés mais que le feu bouté par les ennemis est sur le point d’abattre. Ils n’ont plus rien mais rejoignent Beorn, l’homme ours, qui les héberge, les nourrit et les rééquipe pour la traversée de la forêt Mirkwood, domaine des elfes et des forces maléfiques.

Gandalf les quitte à l’orée, ayant une mission dans le sud à remplir. Laissant malencontreusement le sentier qu’on leur a fait jurer de toujours suivre parce qu’ils sont affamés et perçoivent des bruits de festin, ils se retrouvent piégés par des araignées géantes et leurs toiles engluantes. Bilbo use de toute son astuce pour les en délivrer, mais ils sont pris par les elfes qui voient d’un mauvais œil ces envahisseurs qui sèment le trouble. C’est encore une fois le hobbit, grâce à son anneau qui rend invisible, qui sauve les nains en les cachant dans des tonneaux qui sont jetés en train à la rivière jusqu’au port des hommes sur le lac, qui les rempliront de marchandises.

La Désolation de Smaug n’est pas loin au nord, dévastée par le feu du dragon, et les treize nains plus le hobbit s’y aventurent pour trouver l’entrée cachée de la montagne. Une carte qui a été léguée au chef des nains, aux runes gravées en filigrane seulement visibles les jours de pleine lune, montre le plan de l’entrée et une clé, récupérée par Gandalf, sert à ouvrir la caverne. Bilbo s’y aventure seul, sans aucun bruit, et trouve le dragon assoupi sur son tas d’or, le ventre à l’air dont une partie de chair vulnérable sous le sein gauche. Il en prend note. Cela servira à l’archer Brandon, chez les hommes, pour ajuster sa dernière flèche et mettre à mort le dragon venu dévaster la ville. Car Smaug renifle l’odeur des nains et celle, inconnue pour lui, du hobbit. Il découvre en volant alentour les poneys de bât prêtés par les hommes et s’en repaît avant de s’envoler vers l’île des hommes qui ont aidé les nains, pour se venger.

Tout finira bien, c’est un conte accessible dès 8 ou 9 ans mais que les adultes ont plaisir à lire. Le livre plus que le film sollicite l’imagination et les rebondissements incessants conservent l’attention. Les personnages sont typés et certains sympathiques, le hobbit, le magicien, l’archer, parfois les elfes et les nains mais pas toujours.

Écrit dès les années 1920 et publié en 1937, le conte prend son inspiration dans les peuples d’Europe qui se déchirent : les hobbits seraient plutôt irlandais paisibles et neutres, les gobelins les Allemands nazis féroces et prédateurs, l’île des hommes l’Angleterre commerçante, les nains les Juifs industrieux et avares mais bons garçons quand on les connaît, les elfes les Américains souvent généreux et évolués en technique ; quant au dragon, ce peut-être le communisme rouge de l’URSS qui dévore et foudroie. Qui le sait ? Les métaphores font sens.

La suite sera le cycle du Seigneur des anneaux.

John Ronald Reuel Tolkien, Bilbo le hobbit, 1937, Livre de poche 2014, traduction Francis Ledoux, 480 pages, €6,90

DVD Le Hobbit – la trilogie : Un voyage inattendu (2012), de La Désolation de Smaug (2013) et de La Bataille des Cinq Armées (2014), version longue, Warner Bros Entertainment France 2015, 8h31, €29,84

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock

Tuer sa femme parce qu’elle a un amant et refuse de clarifier sa position est une tentation classique des années où le « mariage » était éternel et la « fidélité » jurée. Hitchcock en fait un moment de spéculation intellectuelle intense, fondé sur un imbroglio de clés.

Tony (Ray Milland) est un joueur de tennis anglais qui a arrêté sa carrière parce qu’il devenait trop vieux mais aussi parce que sa femme, qui a la fortune et entretient dès lors le joueur retraité, lui reprochait de ne pas s’occuper d’elle. Mais Margot (Grace Kelly) s’est empressée de nouer une liaison avec l’auteur de romans policiers américain Mark (Robert Cummings) et l’a rencontré plusieurs fois dans un studio de Londres où les gens les ont vus en ombres chinoises par les fenêtres jouer au couple. Un an plus tard, The Times annonce l’arrivée prochaine du paquebot Queen Mary avec, parmi les notables à son bord, Mark Halliday. Margot Wendice se réjouit.

Mais Tony le sait. Il sait aussi, par une lettre qu’il a découvert que sa femme est amoureuse de Mark et que c’est réciproque. Il sait donc qu’elle ment et le trompe effrontément ; et que son train de vie va lui être retiré sir elle le quitte. Il décide tout simplement de la tuer.

Il échafaude pour cela un plan machiavélique et soigneusement organisé. Trop – cela le perdra. Il contacte un ancien condisciple de collège, soupçonné jadis d’avoir piqué dans la caisse du club sans se faire prendre, et qui a fait ensuite de la prison comme escroc. Une courte enquête lui permet de voir qu’Alexandre Swan (Anthony Dawson) a agi sous plusieurs noms, dont le dernier est celui de capitaine Lesgate, et qu’il met par exemple en vente la voiture de sa patronne, une vieille riche, à son propre nom. Il le contacte donc pour cela, l’air de rien, et le met en conditions. Il lui fait lire la lettre amoureuse de Mark à Margot et lui propose 1000 £ (une grosse somme en 1954) pour tuer sa femme selon un plan préétabli.

Tout paraît simple. Tony va emmener Mark à un banquet d’anciens joueurs de tennis américains en visite à Londres, où il pourra rencontrer des compatriotes. Comme il s’agit d’un club d’hommes, les épouses et amies ne sont pas conviées. Margot va donc rester à la maison. Elle a envie de sortir, d’aller au cinéma, mais Tony la convainc que c’est dangereux le soir et qu’elle ferait mieux de classer les coupures de presse qu’elle a accumulé et dont elle repousse sans cesse la mise en album. Il lui sort pour cela ses ciseaux pointus de sa trousse à couture pour les mettre sur la table. Il en profite pour lui subtiliser sa clé de l’appartement, une simple clé plate, qu’il va placer discrètement sous le tapis de l’escalier qui fait face à la porte, afin que le tueur puisse entrer sans effraction.

Il a programmé 23 h pour le crime. Il doit alors téléphoner pour que Margot se réveille et aille se placer près du téléphone, dos aux rideaux de la fenêtre sur jardin. Alexandre, planqué là, n’aura plus qu’à l’étrangler. Mais sa montre retarde, il a plusieurs minutes de retard lorsqu’il prévient qu’il doit passer un coup de fil à son patron qui part le lendemain matin pour Bruxelles. Un homme dans la cabine du téléphone le retarde encore. C’est in extremis, à 23h07 seulement, qu’il parvient à appeler. Le tueur est sur le point de repartir, il a déjà ouvert la porte quand la sonnette grêle de ces années-là résonne dans l’appartement éteint. Il n’a que le temps de se filer derrière les rideaux.

Margot décroche, dit allô plusieurs fois mais n’obtient aucune réponse. Suspense, le tueur attend qu’elle libère son oreille pour lui passer les bas noués autour du cou. Mais elle s’obstine, redit allô plusieurs fois, hésite, baisse le combiné puis le replace pour dire encore allô. Enfin, elle raccroche et est aussitôt accrochée. Mais le tueur n’est pas habile, il serre mais pas assez fort ni assez brutalement. Elle se tord, roule sur le bureau. C’est là qu’en tâtonnant, elle saisit la paire de ciseaux et… lui enfonce dans le dos. Le tueur titube, la lâche, et s’écroule dos au sol, s’empalant de lui-même sur la lame. Il est mort.

Le meurtre de Margot a échoué et elle saisit le téléphone, resté décroché. Tony, qui a tout entendu de la lutte, parle enfin : qu’elle ne touche surtout à rien, qu’elle ne prévienne pas la police, il arrive. De retour, il prend la clé dans la poche du mort et la replace dans le sac de sa femme. Il place la lettre de Mark dans la poche du tueur, comprenant ses empreintes puisqu’il lui avait fait toucher. Il brûle le bas dont le tueur s’est servi pour en nouer deux autres appartenant à sa femme et en cacher un troisième sous le sous-main près du téléphone. Il peut ainsi attendre la police en s’assurant froidement que tout est au point.

Mais un inspecteur-chef moustachu et sagace (John Williams) fouine. Mark donne sa version, Tony aussi, son épouse Margot joue les victimes sous le choc. Mais puisqu’il n’y a pas effraction, c’est qu’elle a ouvert au tueur ; il voulait la faire chanter avec la lettre qu’il avait subtilisée dans son sac à main, volé quelques semaines plus tôt à la gare de Charing Cross – et récupéré aux Objets trouvés. Ce sont ses bas qu’elle a placés pour faire croire à l’agression et s’est elle-même infligé les marques sur son cou avec le troisième bas qu’elle a laissé sur le bureau avant de le planquer in extremis sous le sous-main. En bref, elle est condamnée pour meurtre et doit être exécutée.

La veille du jour fatal, l’inspecteur-chef revient. Il a poursuivi son enquête et quelque-chose le turlupine. Mark s’efforce de convaincre Tony de s’accuser de tout un scénario de roman policier pour sauver sa femme. Tony résiste mais ment lorsqu’il dit ne rien savoir d’une mallette bleue dont il aurait sorti des billets pour régler une dette de tailleur. Or la mallette est sur le lit de la chambre où Mark s’est caché lorsque l’inspecteur a sonné. Il soupçonne Tony d’être moins clair qu’il n’en donne l’apparence et révèle sa présence et la mallette pleine de billets. Les relevés bancaires de Tony font état de retraits peu élevés mais réguliers sur le compte, laissant imaginer un projet établi de longue date.

C’est alors que s’enclenche l’engrenage implacable du jeu de clés qui va compromettre Tony et prouver l’innocence de sa femme. Le plan pour la tuer était pensé, la contre-enquête est elle aussi pensée, comme un revers de balle au tennis. Ce qui compte est le calcul intellectuel, pas la passion, peu montrée entre les protagonistes. Il s’agit d’un assassinat plus que d’un meurtre, car il y a préméditation.

Le film a été tourné en relief stéréoscopique devant être projeté en lumière polarisée avec lunettes pour l’effet de relief. La version classique est publiée en DVD noir et blanc mais la version 3D (préférable) en couleurs.

DVD Le crime était presque parfait (Dial M for Murder), Alfred Hitchcock, 1954, avec Ray Milland, Grace Kelly, Leo Britt, Alfred Hitchcock, Robert Cummings, John Williams, Anthony Dawson, Warner Bros 2005, 1h41, noir et blanc €7,26

Blu-ray et 3D en couleurs, Warner Bros 2012, €33,72

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

L’homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock

Le bon docteur Ben McKenna (James Stewart), de l’hôpital d’Indianapolis, la quarantaine, est venu en Europe pour un congrès médical à Paris. Il profite de son séjour pour prendre des vacances et passe par Rome, Lisbonne, Casablanca avant de se retrouver dans un car pour Marrakech. Il est accompagné de son épouse Dot (Dorothée, Jo dans la version américaine – Doris Day) et de leur fils Alain d’une dizaine d’années (Henry abrégé en Hank aux US – Christopher Olsen).

Le gamin, vigoureux et assez déluré, s’avance dans le car pour aller voir à l’avant les chameaux dans le paysage lorsque l’engin freine brusquement. Alain se rattrape comme il peut et arrache sans le vouloir le voile d’une femme musulmane, au grand dam de son mari qui l’invective furieusement en arabe et le menace. Le docteur se lève pour défendre son fils mais un Français s’interpose ; il parle arabe et calme l’homme puis explique longuement les coutumes locales aux Américains. Le Maroc est alors un protectorat français et les mœurs religieuses sont vivaces, surtout dans le sud. J’ai vu encore des femmes voilées à la fin des années 1970 à Marrakech alors qu’elles ne l’étaient plus à Casa ni à Fès ; cette liberté n’a durée que deux décennies, le voile est revenu avec le rigorisme dès la fin des années 1990.

Le gamin, vigoureux et assez déluré, s’avance dans le car pour aller voir à l’avant les chameaux dans le paysage lorsque l’engin freine brusquement. Alain se rattrape comme il peut et arrache sans le vouloir le voile d’une femme musulmane, au grand dam de son mari qui l’invective furieusement en arabe et le menace. Le docteur se lève pour défendre son fils mais un Français s’interpose ; il parle arabe et calme l’homme puis explique longuement les coutumes locales aux Américains. Le Maroc est alors un protectorat français et les mœurs religieuses sont vivaces, surtout dans le sud. J’ai vu encore des femmes voilées à la fin des années 1970 à Marrakech alors qu’elles ne l’étaient plus à Casa ni à Fès ; cette liberté n’a durée que deux décennies, le voile est revenu avec le rigorisme dès la fin des années 1990.

Le Français dit s’appeler Louis Bernard (Daniel Gélin) et faire des affaires entre la France et le Maroc. Mais il pose surtout beaucoup de questions auxquelles le docteur répond, en Yankee transparent qui n’a rien à cacher (telle est la démocratie). Mais son épouse se méfie de ce questionneur trop précis et reproche à son mari d’étaler ainsi leur vie au grand jour ; un peu de pudeur s’impose. On verra qu’elle n’a pas tort. Même chose avec un couple anglais qui les croise, des regards trop insistants pour être sans arrière-pensées, d’autant qu’ils le retrouvent juste à la table derrière eux au restaurant. Ils se présentent comme les Drayton un fonctionnaire du programme alimentaire mondial (Bernard Miles) et son épouse qui louche un peu (Brenda de Banzie). Elle a reconnu Dot qui était célèbre pour avoir chanté à Londres, New York et Paris. Ils proposent de sympathiser et expliquent les coutumes alimentaires musulmanes : faire ses ablutions manuelles avant tout, manger avec les trois premiers doigts de la main droite seulement, ne jamais user de la main gauche (celle qui se torche le cul dans les pays bédouins). En bref, de l’exotisme. Qu’ils proposent de prolonger le lendemain par la visite commune de la place Jemaa el-Fna et du marché. Louis Bernard devait le faire mais il s’est décommandé.

Le gamin a été laissé à l’hôtel de la Mamounia, le plus réputé de Marrakech, dûment vêtu d’un pyjama, d’une robe de chambre et de pantoufles malgré la chaleur du pays. Avant de partir, sa mère danse avec son garçon et lui chante son air préféré, Que sera sera, ce qui est important pour la suite de l’histoire.

Au lendemain, promenade exotique dans le Marrakech touristique (qui a bien changé depuis), les acrobates de la place et leurs badauds, le marché pittoresque où se presse la foule. Alain est très excité et traîne par la main Madame Drayton qu’il a adoptée, comme souvent les gamins. Soudain, un remous de foule, un Arabe est poursuivi par un autre et par tout un groupe de policiers. Il s’agit de Louis Bernard déguisé en burnous et bruni par maquillage qui, un couteau planté dans le dos, va s’écrouler devant le docteur McKenna. Durant son agonie, il murmure à l’oreille du docteur des mots incohérents que celui-ci s’empresse de noter. Malgré les instances de sa femme qui veut tout savoir, selon le cliché de la gent féminine d’Hollywood, il ne lui raconte rien. Interrogés par la police française alors qu’Alain est confié Madame Drayton pour retourner à l’hôtel, ils ne disent que le minimum pour éviter de passer trop de temps sur une affaire qui ne les concerne pas ; après tout, ils ne connaissaient Louis Bernard que depuis la veille dans l’autocar et celui-ci leur avait fait faux bond pour le dîner promis.

Sauf que Louis Bernard est un homme du Deuxième bureau, autrement dit les services de renseignements français ; il a été chargé d’une mission secrète sous couverture d’affaires. Il doit déjouer un attentat qui se prépare à Londres sur un personnage étranger important. C’est ce que leur apprend l’inspecteur de la police française à Marrakech (Yves Brainville). Durant l’établissement du procès-verbal, McKenna est appelé au téléphone et une voix lui suggère de ne rien dire parce que son fils Alain pourrait en pâtir. Le message susurré au docteur est de contacter Ambrose Chapell à Londres – et McKenna le cache à la police. Le mieux est de quitter la ville dès le lendemain. Sauf qu’Alain est introuvable ; il n’est jamais rentré à l’hôtel et Monsieur Drayton vient de régler sa note. Crise et pâmoison hystérique de la mère à qui le mâle, docteur et mari fait prendre des cachets pour la calmer avant de le lui apprendre, encore une convention d’Hollywood sur les faibles femmes émotives.

Rien de mieux à faire que de retourner à Londres pour aller explorer la piste Ambrose Chapell. A l’aéroport d’Heathrow, une foule est venue acclamer Dot la chanteuse célèbre, et la police est là, prévenue de l’enlèvement probablement par les services français. Il faut dire que les McKenna ne sont en rien discrets, parlant fort, téléphonant depuis l’hôtel, exposant tout – en bons Yankees sûrs d’eux-mêmes et de leur bon droit. Les amis de Londres font irruption dans la suite d’hôtel alors que Ben est en train de téléphoner à l’Ambrose Chapell qu’il a trouvé dans l’annuaire. Il quitte les invités médusés pour se rendre aussitôt à l’adresse et trouve… un taxidermiste dont le père et le fils s’appellent tous deux Ambrose Chapell mais ne savent rien de ce qu’il énonce. Éjecté par les employés, Ben revient penaud à l’hôtel où sa femme, sur un propos anodin d’un invité, se dit qu’il peut s’agir une vraie chapelle nommée Ambrose. Et en effet, il en existe une dans l’annuaire. Elle quitte ses invités pour s’y précipiter et, lorsque Ben revient, ils lui apprennent où elle est allée. Il quitte aussitôt les visiteurs, en comique de répétition irrésistible, pour aller la rejoindre.

Il s’agit d’une chapelle où les Drayton officient comme pasteurs – et où ils détiennent Alain. Qui est d’ailleurs bien traité, toujours en chemise blanche à col ouvert. Il joue aux dames avec la laide organiste, autre convention d’Hollywood où tous les méchants doivent être laids. C’est d’ailleurs le cas du tueur (Reggie Nalder), chargé d’assassiner au pistolet le Premier ministre étranger en plein concert du Royal Albert Hall, au moment même où retentira le coup de cymbales d’une symphonie interprétée par Bernard Herrmann en personne. Alors que Dot part appeler la police, Ben reste après la sortie des fidèles et crie ; Alain lui répond mais, quand il veut s’élancer, il est assommé et laissé à l’intérieur, toutes portes verrouillées afin de gagner du temps. Les Drayton se réfugient en effet à l’ambassade du pays (non nommé) dont le Premier ministre doit être tué. Son ambassadeur est au courant car c’est lui-même qui a commandité les Drayton pour trouver le tueur.

Mais rien ne se passe comme prévu, Dot va crier au moment opportun en plein concert et tout va aller de mal en pis pour les espions. Il ne fallait pas enlever le gamin, on ne touche pas aux enfants car les parents feront tout et même l’impossible pour les récupérer. Alain doit être étranglé pour quitter l’ambassade sans jamais parler mais Madame Drayton ne le veut pas, encore un cliché d’Hollywood, mais positif cette fois, « les femmes » sont plus touchées par les enfants que les hommes. A la réception de l’ambassade, où elle s’est fait inviter après avoir sauvé le Premier ministre au concert, elle interprète ses chansons les plus connues, dont Que sera sera qui plaît tant à Alain. Sa voix porte dans les étages, le garçon la reconnaît, Madame Drayton lui demande de siffler en réponse le plus fort qu’il peut, comme il sait le faire. Son père, qui l’entend, s’aventure de palier en palier et le trouve en enfonçant une porte. Mais Monsieur Drayton survient avec un pistolet et les fait descendre sans scandale pour aller dans la rue. Sauf qu’au dernier moment le docteur le précipite au bas des dernières marches et quitte tranquillement l’ambassade avec son gamin.

La famille au complet retrouve dans la suite de l’hôtel ceux qui se sont invités et c’est la fête.

Le confort sûr de soi et dominateur de la première puissance mondiale après la guerre peut se retrouver brutalement bouleversé par un incident à l’étranger. Être pris pour un autre par un espion peut vous valoir quelques désagrément vitaux. Si le docteur réagit en mâle américain gauche et brut, plus porté à l’action qu’à la réflexion, son épouse qui n’est plus rien après avoir interrompu sa carrière quelques années auparavant, retrouve son rôle de chanteuse pour accomplir celui de mère intuitive, attachée viscéralement à son enfant. D’émotive et presque vulgaire au début, elle prend une stature décidée et pleine d’initiative à la fin. Sa transformation est comme une métamorphose : de « femme de », elle redevient une personne. Ce n’est pas si mal comme leçon pour un film d’espionnage.

DVD L’homme qui en savait trop (The Man who Knew Too Much), Alfred Hitchcock, 1956, avec James Stewart, Doris Day, Brenda De Banzie, Bernard Miles, Ralph Truman, Universal Pictures France 2011, 1h54, €11,21 Blu-ray €16,49

Alfred Hitchcock chroniqué sur ce blog

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La corniche – The Ledge d’Howard Ford

Une reprise « féministe » de Cliffhanger où l’héroïne ne parvient pas à égaler Stallone et où l’intrigue est réduite à une plate caricature typiquement américaine. Il a fallu une horde de producteurs et coproducteurs et trices pour financer ce film de série B qui remue avec délectations les profondeurs des instincts primaires. Mais cela se regarde et l’on frissonne, même si l’on trouve cela bien bête : l’animal qui est en nous est réveillé dans la plus pure idéologie à la Trump où l’individu égoïste est roi et fait régner le droit du plus fort (ici, la plus forte, ce qui change et n’est pas très trumpien).

Deux « meilleures amies » de Los Angeles (la cité des « anges »…) sont venues fêter un triste anniversaire en grimpant une paroi en altitude dans les Dolomites. Près de leur chalet, qu’elles ont rejoint à pied en bonnes sportives, surgissent quatre jeunes hommes, Américains eux aussi, venus pour grimper aussi. Au premier regard Sophie (Anaïs Parello) flashe sur le mâle alpha Joshua (Ben Lamb), pourtant le moins sexy. Elle tanne sa copine Kelly (Brittany Ashworth) pour aller draguer les mâles à côté, d’autant que le leader l’a carrément invitée à venir « boire un verre » avec un pétillement sexuel dans les yeux. Évidemment – c’est gros comme une maison – la conne qui se prend pour l’égale d’un mâle alpha y va. Elle flirte ouvertement, elle se vante de grimper plus vite et mieux, l’accuse de manquer de couilles, lui accorde un long baiser devant tout le monde.

Mauvaise idée d’allumer un psychopathe, et devant ses copains soumis. Kelly, écœurée par tant de vulve ouverte sans vergogne, s’en va se coucher ; elle a autre chose en tête, un souvenir chéri et douloureux. Évidemment – c’est gros comme une maison – le mâle alpha veut se faire la femelle alpha qui, bizarrement, après avoir mouillé et allumé tant et plus, résiste et ne « veut » plus. Joshua commence à la violer en forêt mais il en empêché par ses copains, dont le juriste qui lui rappelle de « ne pas recommencer ». On croit comprendre en effet qu’à 16 ans… Mais pas vu pas pris, alors pourquoi pas ? Sa conception des meufs est à la Trump : « toutes des putes » (il le déclare expressément et donne en exemple la copine du juriste, qui n’était pas au courant). Le caïd des quatre depuis leur école primaire domine les autres ; ils s’en accommodent, par lâcheté mais aussi par cohésion de groupe – ils sont si bien ensembles.

Ils veulent donc « lui expliquer » qu’il s’agit d’un malentendu, qu’on ne va pas appeler la police pour si peu, qu’il faut se réconcilier. Il faut donc rattraper Sophie, CQFD. Commence alors une chasse excitante dans la forêt de nuit avec la conne en proie. S’étant crue alpha, elle n’est plus qu’une petite chose apeurée, halète, geint, court n’importe comment, se prend les pieds dans toutes les branches qui traînent, implore – tous les critères éculés de la femelle Hollywood. Bref, elle fait tellement de foin qu’est rattrapée, empoignée ; elle griffe son agresseur Joshua, elle trébuche comme d’habitude… et tombe de tout son long d’une petite falaise. Mais elle est encore vivante en bas. Il faut appeler les secours ! Mais non, le mâle alpha l’interdit, elle a son ADN sous ses ongles comme on voit dans les séries policières et va parler. Il faut évidemment l’éliminer. Ce qui est fait à l’aide d’une grosse pierre malgré la faible résistance morale des autres, qui sont d’ailleurs impliqués. Le grossier scénario leur fait mettre à tous du sang sur les mains.

La copine Kelly a entendu des cris, elle s’est levée et a couru dans la forêt. On ne sait pourquoi, elle a sa caméra à la main, un vieux machin à objectif comme un tuyau, pas son Smartphone qui aurait été bien plus discret et plus pratique. Elle filme le meurtre et la balance du cadavre dans le ravin. Mais comme elle est femelle dans le scénario, elle ne peut s’empêcher de pousser un cri (hystérique), donc de se faire repérer. Et la course poursuite reprend avec elle pour gibier. Elle parvient à s’enfuir, le plus « fiotte » des quatre (ainsi est-il traité par le mâle alpha, d’autant plus qu’il est mulâtre) la laisse aller comme si il ne l’avait pas vu lorsqu’il la trouve. Kelly empoigne son sac et s’échappe par la falaise qu’elle devait grimper avec Sophie – la si peu sophia, « sage ».

Commence alors le cœur du film, la grimpe. Le juriste s’élance à sa suite, sans corde ni matériel, il manque de l’attraper, agrippe sa culotte, fait chuter ses mousquetons, mais elle lui échappe. Lui dérape et finit en bas, jambe brisée. Les autres le portent dans la cabane mais n’appellent pas les secours, ils lui demandent d’attendre. Mais comme il pourrait divaguer, Joshua va « s’occuper » de lui en prétextant avoir oublié ses gants. Il va ainsi les éliminer un par un – c’est gros comme une maison – en commençant par le meilleur et en finissant par le plus con. Un psychopathe n’a aucun affect, aucun amour et aucun ami. Il est égoïste à point, libertarien à mort.

Pour lui, rien de mieux que la loi du talion, cette bonne vieille loi biblique que les Américains adorent car elles justifient leur droit du plus fort. C’est ce que ce mauvais film va démontrer, implacablement. Kelly grimpe comme elle peut ; elle se remémore les conseils de son ex petit ami, en voix off un peu niaise, qui s’est tué en perdant une bague de fiançailles qu’il a voulu lui, offrir bêtement en pleine paroi, celle-là même que grimpe Kelly, venue avec sa copine Sophie en souvenir de lui pour l’anniversaire. Il a évidemment dérapé – c’était gros comme une maison. Elle-même est aussi limite ; elle perd son téléphone portable qu’elle avait dans une poche et pas à l’intérieur de son sac, sa gourde qu’elle n’a bêtement pas attachée, n’a aucune provision dans son sac de grimpe pourtant soigneusement préparé la veille au soir, aucun vêtement pour se couvrir.

Elle est vite coincée sous une corniche qui termine la paroi – et le spectateur aussi. D’où le titre du film, que les éditeurs n’ont même pas pris la peine de traduire en français. Les autres montent par le sentier à l’arrière et l’attendent au sommet. Elle ne peut ni descendre (car elle n’a pas pris de corde), ni monter car ils lui feraient son affaire. Bien que Joshua affirme qu’il ne veut seulement que la caméra, elle devine bien qu’il va la tuer. C’est d’ailleurs ce qui arrive à ses deux acolytes restants, qu’elle voit successivement jetés du haut par le psychopathe de plus en plus frustré de ne pas voir se réaliser ses désirs.

Je vous passe sur les stupidités telles qu’un serpent python pourtant pas venimeux, la tente providentielle mais accrochée de façon précaire, le gros sac balancé du haut pour la faire chuter, le poignard récupéré, et ainsi de suite. Je ne vous dis rien du meilleur sur la fin.

Le film repousse les limites au risque du grotesque, mais c’est le genre, destiné aux bas du front qui composent désormais la population majoritaire aux États-Unis semble-t-il. On frissonne, on a le vertige, on applaudit aux exploits probablement impossibles à réaliser sur une paroi verticale, on se réjouit viscéralement du talion – mais cela ne nous grandit pas et nous laisse plutôt avec un goût amer. Il n’y a plus désormais ni homme, ni femme, seulement des mâles et des femelles. Les unes bonnes à violer, les autres à trucider pour se venger. C’est la guerre de toutes contre tous.

DVD La corniche – The Ledge, Howard J. Ford, 2021, avec Brittany Ashworth, Ben Lamb, Nathan Welsh, Louis Boyer, Anaïs Parello, AB Vidéo 2022, 1h22, €9,99 Blu-ray €14,97

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock

Un film psychologique et brutal, le préféré de son auteur. Un homme de la trentaine en costume et chapeau rumine dans une chambre d’hôtel à New York (Joseph Cotten, 37 ans). Il est surveillé par deux hommes dont on soupçonne qu’ils sont des détectives. Qu’a-t-il Fait ?

Il sort de sa chambre, prévenu par sa logeuse qui l’a à la bonne car il est charmeur et même charmant à ses heures. Il sème ses suiveurs et prend le train pour la Californie avec tous ses bagages. Pour n’être pas reconnu, il voyage en compartiment fermé, jouant les malades affaibli, canne à pommeau de vieillard à la main et gros pardessus. Il va retrouver à Santa Rosa sa famille, sa sœur aînée mariée Emma qui est un moulin à paroles (Patricia Collinge), son mari employé de banque (Henry Travers) et leurs trois enfants, Charlotte l’aînée (Teresa Wright, 24 ans au tournage), Anne la liseuse invétérée (Edna May Wonacott, 10 ans) et Roger, le petit dernier (Charles Bates, 7 ans). Charlotte l’adore, elle en est amoureuse, elle l’avoue. Elle a absorbé l’admiration béate de sa mère pour le petit frère qui a réussi. Pour Charlotte, son oncle Charlie est un soleil qui entre dans la maison.

Mais la réalité va se heurter au fantasme. Le doute va faire planer son ombre. Dès le premier soir, Charlie subtilise le journal que le père n’a pas encore lu pour enlever quelques pages. Fatale erreur : c’est attirer l’attention sur un article que Charlotte, après de multiples ruses et contorsions pour récupérer la page déchiquetée, va lire à la bibliothèque publique sur les conseils pleins de bon sens de la préado Anne. Ce qu’elle découvre lui fait froid dans le dos : la police est en quête d’un étrangleur de veuves joyeuses qui lui a échappé à New York. Elle poursuit deux hommes, l’un dans l’est, l’autre en Californie, tous deux soupçonnés des meurtres. Mais aucune photo pour que les témoins puissent reconnaître le bon.

D’où cette « enquête statistique » cousue de gros fil blanc, élaborée par les détectives californiens afin de pénétrer la famille de Charlie et l’intérieur de la maison. L’un d’eux parvient à faire une photo de lui, rentrant bêtement avant que les entretiens soient terminés au lieu d’aller passer la soirée ailleurs parce que non concerné. Est-il bête ou joue-t-il avec le feu ? Il semble que ce soit une troisième hypothèse : il est amer, las du monde, des gens et de la vie. S’il a zigouillé ces vieilles bonnes femmes emperlousées, c’est qu’elles dépensaient en alcool, hôtels et jeux les fortunes durement gagnées de leurs maris épuisés par la tâche, morts avant elles. Elles jouissaient égoïstement de biens acquis sans rien faire, en dormant seulement dans le même lit. Elles ne méritaient pas leur aisance et usaient des biens transmis comme des truies. Sont-elles encore humaines ? Dignes de la société ? A la sortie du film, nous sommes en 1943, en pleine guerre contre les nazis, les hommes américains pouvaient se sentir concernés par ce thème de la veuve joyeuse et avoir eu envie d’imiter ce tueur en série à la morale libertarienne.

Aujourd’hui, c’est une profondeur plus grande que nous apercevons dans le film. Charlie est un charmeur qui pourrait fleurir dans les affaires ; il en a la capacité, la clarté d’esprit et l’aisance de comportement. Mais à quoi bon ? Ses capitaux sont mal acquis, sa vie de famille inexistante, son existence vide sans l’aiguillon « moral » du crime. Tout le contraire de sa sœur, assise dans une vie de famille modeste mais sûrement établie, effectuant ses tâches domestiques en gardant son petit moral à elle (« je me suis mariée et, vous savez ce que c’est, vous oubliez qui vous êtes vraiment, vous devenez l’épouse de votre mari »). Lequel mari s’adonne innocemment à la lecture avide de revues d’énigmes criminelles et devise avec son copain Herbie, vieux garçon, (Hume Cronyn) de la meilleure façon de trucider son prochain. D’un côté l’ambition velléitaire et le crime accompli de qui se prend pour Dieu ; de l’autre l’existence modeste et routinière et le crime fantasmé de l’humain trop humain. Un New York froid aux friches emplies de carcasses de bagnoles ; un Santa Rosa chaud, fleuri, paisible, où les policiers souriants et consciencieux font traverser la rue. Deux mondes.

Illustrés par un homme et une jeune fille portant tous deux le même prénom, Charles et Charlotte – déclinés tous deux en Charlie ; vivant les mêmes spleens couché sur leurs lits ; rêvant l’un de l’autre en idéalisant, Charlotte la réussite sociale de Charles, Charles la pureté innocente de Charlotte ; l’un rongé par le mal en lui et l’autre qui le découvre en elle et dans sa ville, « vas-t-en ou je te tuerai » lui dit-elle dans le bar à putes où son oncle l’entraîne pour discuter, et où elle n’a jamais mis les pieds. La jeune américaine idéale est déniaisée psychologiquement par l’oncle à l’âme sombre. Non, tout le monde n’est pas beau ni gentil ; non, le monde n’est pas un univers rose bonbon à la Disney ; oui, le mal existe dans le monde et en chacun de nous ; oui, « le même sang coule dans nos veines ».

Charlie cherche à se ressourcer auprès de sa sœur et sa famille ; il veut changer, commencer une nouvelle vie en Californie. Sauf que les Érinyes de ses crimes le poursuivent et le contraignent comme des mouches agaçantes. Charlotte est trop fine, parce que trop amoureuse, pour ne pas s’en apercevoir ; elle en sait trop, elle devine le reste. Après l’épisode du journal, elle se lie avec l’un des jeunes détectives, Jack (Macdonald Carey, 20 ans) et le croit ; elle se pose des questions sur une bague ornée d’une belle émeraude que son oncle lui a offert et dont l’anneau est gravé des initiales de la dernière veuve trucidée. Par trois fois Charlie va tenter de faire disparaître Charlotte : en sabotant l’escalier en bois extérieur pour que les hauts talons imbéciles de la mode du temps se prennent dans les marches ; en sabotant la porte du garage qui se ferme toute seule, après avoir laissé allumé le moteur de la voiture familiale et avoir retiré la clé de contact pour que l’air se sature de monoxyde de carbone ; dans la dernière séquence du train où il cherche à la jeter au-dehors.

Il n’y réussit pas, la justice immanente à laquelle croit le bon peuple yankee ne le permet pas. Mais c’est qu’il a quasiment avoué ses crimes à Charlotte, son bon ange : il a admis être l’un des deux suspects de la police ; il a déblatéré contre les veuves joyeuses avec une haine qui a étonné ; il a cherché à récupérer la bague émeraude pour ne laisser aucune trace. Il a donné devant tous sa vision du monde : « Vous vivez dans un rêve. Vous êtes somnambule. Comment savez-vous à quoi ressemble le monde? Savez-vous que le monde est une sale souillure ? Savez-vous que si vous arrachiez la façade des maisons, vous trouveriez des porcs ? Le monde est un enfer. »

Même si le suspect de New York est mort dans un accident d’avion, déchiqueté par une hélice ua point de ne pas pouvoir en tirer le portrait, Charlie ne se sent pas libéré. Les détectives renoncent, faute de preuves, mais lui entreprend de poursuivre avec une nouvelle veuve riche, Mrs Pierce, rencontrée au club de sa sœur où il a fait une brillante conférence. Le mal est en lui : accident de vélo étant enfant ou mauvaise expérience du monde ? Désordre biologique ou milieu délétère ? Toujours est-il qu’il ne peut s’en dépêtrer. C’est ce qui va le perdre définitivement.

Malgré une musique tonitruante de Dimitri Tomkin qui passe mal aujourd’hui, une subtilité psychologique qui permet au réalisateur anglais de porter sa critique sur la norme ennuyeuse de la société américaine idéaliste dans tous ses aspects.

DVD L’ombre d’un doute (Shadow of a Doubt), Alfred Hitchcock, 1943, avec Teresa Wright, Joseph Cotten, Macdonald Carey, Patricia Collinge, Henry Travers, Universal Pictures France 2012, 1h43, €19,43 Blu-ray €14,31

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La dame de Shanghaï d’Orson Welles

Ce film est un monstre baroque devenu culte après avoir été boudé à sa sortie. C’est qu’il est déroutant : des personnages hideux, une intrigue tordue, une oscillation perpétuelle entre film noir et film d’aventure.

Rita Hayworth (Rosaleen) et Orson Welles (O’Hara) étaient mariés dans la vraie vie mais amants venimeux dans le film. Ils allaient divorcer mais c’est Rita qui avait convaincu le producteur Cohn de financer Welles. Comme quoi, lorsque rien n’est simple, tout se complique ! Michael O’Hara est un marin irlandais qui aime bien bourlinguer et boire un coup à l’occasion. Il est naïf et un peu brutal mais idéaliste, le portrait du « pionnier » idéal. Il va découvrir la vraie Amérique, celle de ceux qui ont réussi : un vrai banc de requins d’un égoïsme féroce, partisans du droit du plus fort où l’argent est l’objectif suprême. Aucune émotion chez ces gens, sinon le sadisme ; aucun amour, si ce n’est masochiste.

Le marin en balade dans Central Park un soir sauve la blonde bien roulée Rosaleen d’une agression par une bande de jeunes un peu maladroits. Il les fait fuir à coups de poing et la raccompagne au garage dans son fiacre dont le cocher a fui. Rien de plus, pas de dernier verre, mais un attrait physique de l’un pour l’autre, comme aimantés. Rosaleen est mariée à Arthur Bannister (Everett Sloane), avocat célèbre mais impotent et impuissant. Perverse, Rosaleen propose au marin d’être le capitaine du yacht de son mari (en vrai celui d’Errol Flynn) pour la croisière en préparation. O’Hara ne veut pas se lier, encore moins coucher avec une femme mariée sous les yeux de l’époux, mais il finit par dire oui, comme aimanté par le mal. Car l’avocat Bannister lui-même lui demande et joue avec lui à qui tient le mieux l’alcool. Il perd, montrant par là combien O’Hara est plus fort que lui physiquement. Il pourra contenter sa belle femme, ce que lui ne peut pas.

Cela se fera sous le regard libidineux et concupiscent de l’associé de l’avocat, le huileux George Grisby (Glenn Anders). Il encourage Michael, baisant ainsi Rosaleen par procuration. Le film, dans ces années quarante, ne montre que le baiser, d’ailleurs un scandale lorsqu’il est en public. Toute une bande d’écoliers se gausse ainsi du couple ventousé devant les murènes à gueules ouvertes de l’aquarium où Rosaleen a donné rendez-vous à Michael après la croisière ; aujourd’hui, la bande sourirait, les envierait et tenterait peut-être quelques travaux pratiques par imitation. L’époque a bien changé, encore que le rigorisme puritain revienne, porté par le protestantisme militant yankee, le catholicisme réactionnaire français, l’intégrisme juif israélien, l’orthodoxie poutinienne et l’islamisme pudibond maghrébin…

Michael O’Hara le marin découvre l’univers des riches, individus morbides qui se haïssent et restent en bandes, inséparables comme les requins. Il a toujours la velléité de démissionner et abandonner le navire, mais il est pris par son devoir de capitaine et par l’aimantation magnétique de la femelle blonde. Elle est belle, fragile : peut-elle être sauvée ? Il lui proposera plusieurs fois de fuir à deux, loin des autres et de tout, sans guère d’argent mais est-ce ce qui importe ? – Oui, à ce que fait comprendre Rosaleen à Michael. Lui est amoureux de son fantasme, pas vraiment de la femme réelle ; il découvrira que, pour les bourgeois comme elle, l’image est tout et l’idéal néant. Alors « l’amour », quelle blague !

Bannister « aime » sa femme mais comme bel objet de son pouvoir ; il ne la possède qu’en droit, pas en fait car il a la langue mieux pendue que le zizi. Grisby « aime » Rosaleen comme un objet qu’il convoite mais ne peut avoir, d’où sa haine de Bannister et son voyeurisme envers O’Hara. Rosaleen « n’aime » personne, elle est trop adulée depuis toute petite pour éprouver un quelconque sentiment pour ceux qui d’aventure l’aimetraient ; elle est reine, elle règne, et tous lui doivent hommage. La scène où elle bronze en maillot (une pièce quand même) sur un rocher montre la sirène, les formes physiques idéales mais l’âme d’une goule prête à séduire pour consommer, et à jeter ensuite. Ainsi fera-t-elle de Michael le naïf. Dans ce film, l’amour ne passe que par la perversité. Il est un jeu où chacun positionne ses pions pour avoir la meilleure chance, comme aux échecs ; l’allusion sera transparente dans la scène du procès où le juge déplace des pions entre deux séances. L’amour est aussi mimétisme, désirer ce que l’autre possède et qu’on n’a pas, comme dans la scène des miroirs. Lorsqu’ils sont brisés à coups de pistolet, c’est l’image de Rosaleen qui est brisée pour tous : l’idéal de Michael, le bel objet de Bannister, sa propre image de femme même.

Le jeune homme O’Hara découvre jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage. Il est prêt à se compromettre, à tuer même, à passer pour l’idiot du village. Il n’y a pas de victime innocente, pas de bourreau par hasard.

Car ce jeu d’amours se double d’une intrigue tordue. George Grisby, l’avocat associé de Bannister, propose à O’Hara de le tuer sans risque contre 5 000 $ en cash. Il lui suffit de se faire remarquer, de tirer en l’air deux coups de feu et de s’enfuir au vu de tous, tandis que Grisby disparaîtra en canot pour commencer une nouvelle vie en touchant l’assurance. O’Hara sera pris mais qu’importe : en Californie, pas de cadavre, pas de preuve, pas de condamnation. Mais le jeune marin est bien niais : comment toucher une assurance-vie lorsqu’on n’est plus en vie ? Bannister démontera cette logique implacable. Comment enlever la femme riche avec seulement 5 000 $ ? Rosaleen démontera ce rêve comme un décor de carton pâte. Comment ne pas être pris à un autre piège ? Car Grisby a pour objectif de tuer Bannister et de faire accuser O’Hara, trouvé en possession de l’arme ; il obtiendra ainsi l’assurance-vie souscrite par son associé et peut-être, en prime, la veuve blonde « éplorée ».

Mais Bannister avait engagé un détective pour surveiller sa femme et voir comment O’Hara s’acquittait de ses devoirs. Le détective surprend Grisby, qui le tue, mais il n’achève pas sa victime et celui-ci a encore la force de téléphoner pour prévenir. O’Hara est arrêté et accusé mais Bannister, qui le défend à la demande de sa femme, a reçu le témoignage qui permet de l’innocenter. Il joue son rôle de la défense à la perfection, faisant même rire le jury lorsqu’il s’interroge lui-même comme témoin, puisque l’accusation l’a fait citer. Mais le spectateur ne sait pas quel sera le verdict du jury, O’Hara parvient à fuir le tribunal à la reprise des débats.

L’intrigue compte moins que l’univers d’images et de symboles. Orson Welles dénonce l’Amérique, les stars et Hollywood. Tous sont des requins sans merci qui ne vivent que pour le fric et sont affolés par lui comme les squales par le sang. Les apparences sont trompeuses et la réalité sordide. Aujourd’hui encore, le bouffon Trump l’a montré à tous. La femme fatale n’a rien d’un amour possible, elle n’est qu’un monstre assoiffé de mâles et d’argent ; O’Hara aurait dû la laisser se faire violer au cœur de la ville, elle aurait probablement aimé ça. Dans la galerie des glaces du parc d’attraction désert où elle a fait se cacher O’Hara après sa fuite du tribunal, elle devient une créature surnaturelle maléfique. La star rousse Rita Hayworth se métamorphose en froide blonde calculatrice, executive woman comme les firmes yankees en sont pleines. L’intrigue policière reste jusqu’au bout peu compréhensible car seuls comptent les rapports aliénés des personnages. Le chien Orson Welles dans le jeu de quilles hollywoodien chamboule son cinéma narratif classique au profit de l’abstraction symbolique qui sera celle des années 60.

Que reste-t-il ? Une Rita au sommet de sa gloire physique, un Orson jeune qui n’est pas encore bouffi, un Acapulco mexicain encore paradisiaque mais déjà gangrené par le tourisme de riches. Et un portrait de l’Amérique qui reste trop bien d’actualité.

DVD La dame de Shanghaï (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947, avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane, Glenn Anders, Ted de Corsia, Arcadès 2018, 1h28, €11,47 Blu-ray €8,50

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock

Un photographe baroudeur, Jeff (James Stewart), est cloué sur sa chaise longue à cause d’une jambe cassée dans un reportage mouvementé sur les circuits automobiles. Il n’y a pas à l’époque Internet, ni les séries addictives ; ne reste que le spectacle de la cour. Les Américains, comme tous les protestants ne ferment que rarement leurs rideaux – ce serait cacher quelque chose. Aussi, les fenêtres sont comme autant d’écrans de contrôle de leurs faits et gestes en leurs huis clos. Même s’il est socialement mal vu de faire le voyeur, comme le rappelle la voix des femmes, gardiennes de la morale, en la personne de la petite amie Lisa (Grace Kelly). Jeff hésite à se marier parce que sa vie est le baroud dans l’austérité et que Lisa est plutôt mode et fanfreluches vautrée dans la richesse.

Mais Lisa, après s’être moquée de Jeff qui passe son temps à observer les voisins, toutes fenêtres ouvertes dans la touffeur de l’été new-yorkais à Greenwich Village, se prend de passion pour un crime qui a peut-être été commis. L’infirmière Stella (Thelma Ritter) croit au début que Jeff s’est fait un film, mais elle se laisse tenter par le romanesque de la chose. Un lieutenant détective de la police ami de Jeff (Wendell Corey), contacté par téléphone, voit une fabulation avant que, peu à peu, les indices s’accumulent, formant un faisceau de preuves. L’intelligence mâle peut déraper (l’image est-elle « objective »?), l’intuition féminine s’avérer une impasse (ce que fait « tout le monde » est-il ce que fait chacun?), le droit à la vie privée et au caractère sacré du domicile un obstacle. La frontière entre fantasme et réalité est étroite, tout comme entre rumeur et vérité. Seul le droit d’exercer la force légitime peut assurer la vie réglée des citoyens. Le spectateur est comme un dieu qui observe les insectes humains se débattre dans leur fourmilière.

Aux fenêtres sur cour, Jeff et le spectateur peuvent assister à la vie créatrice et fêtarde d’un compositeur de musique ; aux exercices sexy de miss Torse, une danseuse jeune et qui aime les hommes ; d’une plantureuse du rez-de-chaussée qui commet des sculptures abstraites innommables et va bronzer en bikini sur la pelouse ; d’un couple juste marié qui n’arrête pas de copuler stores baissés et dont la femme rappelle son jeune étalon dès qu’il se repose à la fenêtre en fumant une cigarette. Trois appartements retiennent l’attention : une miss Cœur solitaire dont la date de péremption est en train de passer qui mime le couple en disposant une table pour deux avant de se saouler, puis invite un jeune homme avant de le rejeter brutalement parce qu’il ose la renverser sur le canapé (ce qui est pourtant son fantasme secret) ; un couple qui dort sur son balcon et s’affole maladroitement lorsqu’il pleut, propriétaire d’un petit chien fureteur qui va gratter sans cesse la plate-bande de dahlias du voisin d’en-dessous. Ce dernier est un gros représentant de commerce en bijoux de fantaisie dont la femme acariâtre est malade et tient le lit toute la journée, l’engueulant dès qu’elle le peut sur tout et rien. Un jour, ce voisin (Raymond Burr) devient suspect parce qu’il sort à deux heures du matin en portant sa valise, puis revient et repart avec elle, avant de revenir sur le matin. Que transporte-t-il ainsi ? Pourquoi va-t-il soigneusement la nettoyer avant de replacer ses échantillons dedans ?

Dans la culture occidentale, primauté à l’œil. Dans l’immeuble d’en face tout est image, sans le son, et l’épris de photographie Jeff ne peut que s’en délecter. Il observe aux jumelles puis au téléobjectif, ces instruments « scientifiques » qui déforment le réel et permettent de le voir différemment, ces spécimens voisins et spécule sur leurs activités. Mais il se contente d’observer, pas de collecter des preuves : il ne prend aucun cliché. Pourquoi le petit chien, descendu au panier par une corde dans la cour, est-il retrouvé mort un matin ? Pourquoi Cœur solitaire prépare-t-elle des pilules rouges et un verre avant de se mettre à écrire une lettre ? Pourquoi le butor d’en face ne montre-t-il plus sa femme mais enserre une grosse malle d’une corde solide après avoir soigneusement enveloppé une scie et un énorme couteau de boucher dans du papier journal ?

Il faut provoquer les images pour en faire une histoire. Jeff va demander à Lisa, excitée à cette idée, de glisser une enveloppe accusatrice sous la porte du voisin – qui manque de la surprendre. Il va ensuite lui téléphoner pour lui donner un rendez-vous dans un hôtel proche afin de l’éloigner pour que l’infirmière Stella et sa fiancée Lisa aillent voir ce qui est enterré sous le parterre. Comme il n’y a rien, Lisa joue l’aventureuse et escalade les balcons pour s’introduire dans l’appartement du représentant de commerce afin de trouver une preuve. Une femme ne part jamais sans ses bijoux, affirme-t-elle, or le voisin en a sorti du sac à main comme ils l’ont vu aux jumelles, alors qu’elle est censée avoir pris le train pour la campagne. Évidemment, le voisin revient et surprend Lisa… Le suspense est au sommet !

Il faut provoquer les images pour en faire une histoire. Jeff va demander à Lisa, excitée à cette idée, de glisser une enveloppe accusatrice sous la porte du voisin – qui manque de la surprendre. Il va ensuite lui téléphoner pour lui donner un rendez-vous dans un hôtel proche afin de l’éloigner pour que l’infirmière Stella et sa fiancée Lisa aillent voir ce qui est enterré sous le parterre. Comme il n’y a rien, Lisa joue l’aventureuse et escalade les balcons pour s’introduire dans l’appartement du représentant de commerce afin de trouver une preuve. Une femme ne part jamais sans ses bijoux, affirme-t-elle, or le voisin en a sorti du sac à main comme ils l’ont vu aux jumelles, alors qu’elle est censée avoir pris le train pour la campagne. Évidemment, le voisin revient et surprend Lisa… Le suspense est au sommet !

Ce qui oblige Jeff à appeler la police pendant qu’elle se fait attaquer. Les policiers arrivent in extremis (aujourd’hui, ils attendraient probablement une heure ou deux) et emmènent Lisa au poste, mais elle a eu le temps de passer l’alliance de la femme à son doigt, « preuve » qu’elle a laissé son principal bijou et que c’est suspect !

Jeff rappelle alors son détective mais le voisin a eu le temps de le voir l’observer et vient le trouver chez lui. Curieusement, la porte n’est pas fermée à clé et il s’introduit sans problème. Jeff va alors l’aveugler avec des ampoules de flash pour le retarder, mais il est suspendu au-dessus du vide lorsque détective et policiers parviennent à maîtriser le coupable. Tout est bien qui finit bien, sauf que Jeff a cette fois les deux jambes dans le plâtre. Lisa somnole en face de lui en feignant de lire un livre de voyage aventureux puis, voyant qu’il s’est endormi, reprend sa revue de mode Harper’s Bazaar.

Au fond, cette expérience de couple se confronte à celle des autres couples aux fenêtres en face : les jeunes mariés qui baisent jusqu’à plus soif et se lassent ; les vieux mariés rassis qui n’en peuvent plus au point qu l’un tue l’autre ; la non mariée trop prude qui le regrette et ferait n’importe quoi pour « vivre » comme les autres ; le couple sans enfant qui compense par un petit chien insupportable. Qu’en sera-t-il de Jeff et Lisa ? La fin ouvre aussi sur un début.

DVD Fenêtre sur cour (Rear Window), Alfred Hitchcock, 1954, avec James Stewart, Grace Kelly, Thelma Ritter, Wendell Corey, Universal Pictures France 2010, 1h49, €16,57 Blu-ray €9,78

Alfred Hitchcock déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles

L’amour, la mort, la quête éperdue de vérité, l’absolu du romantisme – voilà un beau roman (comme on n’en fait plus) qui utilise la matière historique pour évoquer l’essentiel. La guerre de 14, vraiment la plus con, « commémorée » comme un moment national par le moins bon des présidents de la Ve République, a été déclenchée par vanité et entretenue par bêtise. Elle a soumis des hommes quatre ans durant à la merde des tranchées, sans avancer ni reculer, se faisant hacher de façon industrielle par les obus ou par les offensives ratées de généraux. Quoi d’étonnant à ce que « le peuple », qui se révolte déjà pour une hausse du prix de l’essence ou l’allongement progressif de l’âge de la retraite, se soit mutiné ?

Car tout commence par l’histoire de cinq soldats qui se tirent ou se font tirer par les Boches une balle dans la main. Blessés, ils seraient envoyés hors du front ; sans la main, incapables de tirer. Sauf que cela ne se passe pas comme ça à l’armée. Pétain est généralissime et décide de faire un exemple. Les soldats doivent être fusillés pour désertion devant l’ennemi, et son ordre est de les jeter attachés entre les lignes pour qu’ils y crèvent lentement, pris entre deux feux, et même trois si l’on compte déjà les avions. Que Pétain soit une ordure, on le savait déjà, mais ce roman révèle un fait vrai de la Grande guerre : le « héros » de Verdun était un minable sadique.

Les cinq hommes jetés aux Boches ne sont pas des lâches et ont fait preuve de courage mais les badernes qui les gouvernent, de Pétain au caporal prévôt, en font des boucs émissaires. Ils sont des traîtres absolus parce qu’ils ont eu un moment de faiblesse, parce qu’ils n’ont pas voulu se planquer comme les autres, ou en faire le minimum comme beaucoup. Pétain ordonne, le tribunal militaire condamne, le président de la République gracie, le commandant du régiment garde sous le coude la grâce durant un jour et demi par vengeance mesquine envers son capitaine de secteur, le caporal chargé de lâcher les hommes entravés dans le no man’s land du secteur surnommé Bingo crépuscule (le lecteur saura pourquoi ce nom bizarre) descend d’une balle dans la nuque celui qui gueule le plus. Français contre Français, à vous dégoûter d’être Français.

Kléber dit l’Eskimo parce qu’il a vécu dans le Grand nord est menuisier ; son ami Benjamin dit Biscotte est très habile de ses mains à travailler le bois et ne peut avoir d’enfant, il a adopté les quatre de sa compagne devenue veuve ; Francis dit Six-Sous (franc x six) est soudeur et communiste idéaliste ; Benoît dit Cet-homme parce qu’il ne dit pas son nom est un enfant trouvé, paysan de Dordogne, aimant une femme dont il a eu un enfant, Baptistin dit Titou ; Ange dit Droit commun est un proxénète de Marseille condamné à la prison pour avoir tué un rival, tombé amoureux à 13 ans de Tina qui en avait 12, laquelle se prostitue et ferait tout pour lui. Tous ont la trentaine. Seul le cinquième des condamnés n’a que 19 ans. Il s’agit de Manech (Jean en basque, qui s’écrit Manex) dit le Bleuet parce qu’il est de la classe 17, la plus jeune. Il est intrépide et généreux jusqu’à ce qu’un copain lui explose en pleine gueule à cause d’un obus. Il en est couvert, il est terrorisé et aura désormais peur de toute explosion. Il est fiancé à Mathilde, tombé amoureux à 14 ans d’une fille de 11 ans handicapée des jambes et à qui il a appris tout nu à nager.

Laissés pour compte liés et sans armes devant l’ennemi, le sort des cinq est vite scellé. Si la tranchée d’en face, outrée de ce traitement, ne tire pas de suite et attend des ordres de l’arrière, c’est un avion allemand qui passe et les mitraille (avant d’être descendu à la grenade par l’un d’eux, qui a trouvé l’engin entre les lignes). L’un sera tué par un caporal français, dans la nuque par « le coup du boucher », les autres par les obus de la bataille qui reprend. La relève survient le jour d’après par des Canadiens ; ils voient trois corps, relèvent les plaques d’identité et enterrent sommairement les cadavres en attendant. Les cinq hommes sont réputés « tués à l’ennemi » et l’administration militaire avise les familles par lettre.

Mais deux ne veulent pas le croire : Tina qui connaît son Ange et a correspondu avec lui par lettres codées ; et Mathilde, enferrée dans son déni et qui, d’une famille riche des Landes, fera tout pour retrouver la piste des derniers moments et de leur suite. C’est cette enquête passionnante qui passionne, le roman est pour cela bien monté. Tina veut se venger des bourreaux qui ont jeté son homme et va les descendre un par un jusqu’au dernier ; elle ne passe pas par « la justice » mais on la comprend, elle sera rattrapée par ses actes mais gardera la tête haute d’Antigone face à Créon. Mathilde qui peint des fleurs d’espoir et expose prend des notes qu’elle garde avec les lettres dans un coffret. Elle écrit, passe une annonce dans les journaux de Poilus et dans L’Illustration, se renseigne auprès des militaires via l’avocat de son père qui connaît quelqu’un qui…, engage un détective privé, Germain Pire dont l’entreprise s’appelle Pire que la fouine. De fil en aiguille, de renseignements épars en pistes recoupées, elle découvrira la vérité. Une histoire de bottes est révélatrice, un caporal parlera de deux blessés venus du secteur au poste sanitaire, mais il ne faut pas en dire plus.

C’est une histoire d’amour entre adolescents devenus adultes par la guerre, mais les personnages secondaires sont tout aussi attachants : le sergent Esperanza qui a eu ordre malgré lui de convoyer les condamnés au secteur désigné et qui renseignera Mathilde sur les derniers moments avant de crever de la grippe espagnole ; l’orphelin Célestin Poux, dit la Terreur des armées par sa débrouille et son sens du « rab » qui racontera ce qu’il a vu et entendu sur place et alentour car il bougeait beaucoup ; le capitaine Favourier, chef du secteur, qui avait en horreur cette mission et traitait son colonel de vrai con qui se défile ; Sylvain qui assiste Mathilde dans sa villa de Cap-Breton (dans les Landes) et la conduit sur les lieux qu’elle veut voir ; Pierre-Marie Rouvière l’avocat admiratif de l’obstination et de la précision de Mathilde.

Malgré la guerre, l’amour surnage et se révèle le plus fort. Pas besoin d’en dire plus. Un film avec Audrey Tautou en Mathilde et Gaspard Ulliel en Manech a été tiré du livre, en modifiant certains lieux et le déroulement de l’histoire ; il peut être vu en complément mais le livre est premier, le plus prenant.

Prix Interallié 1991

Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, 1991, Folio 19993, 375 pages, €9,20, e-book Kindle €8,99

DVD Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, 2004, avec Audrey Tautou, Gaspard Ulliel, Tchéky Karyo, Chantal Neuwirth, Dominique Bettenfeld, Clovis Cornillac, Warner Bros 2005, 2h08, €7,67

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Crin-blanc d’Albert Lamorisse

Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un beau gamin pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 minutes), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 70 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le garçon est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , ,

Mean Streets de Martin, Scorsese

Sorti en 1973, c’est le film qui a lancé Martin Scorsese et Robert De Niro. Il est tiré de la vie de son réalisateur et de son quartier de Little Italy à New York dans les années soixante, quartier misérable, signification de Mean dans le titre. Le terme joue aussi sur l’homonymie entre Main Street (grande rue) et Mean Street (rue minable) peuplée de prostituées, drogués, pédés, macs et paumés. Les personnages de Charlie Cappa (Harvey Keitel) et Johnny Boy (Robert de Niro) s’inspirent de sa propre histoire familiale, son frère était ingérable et leur père avait demandé à Martin de le protéger. Boy est ici le cousin de Charlie.

A cette époque, on ne faisait carrière dans la vie que poussé par sa famille et dans son quartier. Le territoire et la cooptation étaient les clés, plus que l’intelligence ou les études. Ceux qui réussissent sont ceux qui savent s’entourer et se faire respecter, ainsi l’oncle de Charlie, parrain prospère qui gère ou protège bars, boites de nuit et restaurants (Cesare Danova). Justement, il doit confier un rade qui bat de l’aile à son neveu pour qui il est temps de s’installer. Mais Charlie est pris encore par ses copains et son existence de jeune désœuvré qui se contente de récupérer pour l’oncle l’impôt mafieux sur les commerçants et d’arnaquer des ados en quête de drogue. Il hante les boites de son clan et consomme de l’alcool avec ceux auprès de qui il a grandi, poursuivant les jeux et bagarres de gamins, se réconciliant comme des frères après les coups.

L’oncle Giovanni (Cesare Danova) le parrain respecté, et Teresa (Amy Robinson), la cousine de son compère Johnny Boy avec qui il aime baiser, sont des ouvertures vers l’âge adulte, mais Charlie a peine à franchir le pas. Il est encore habillé par sa mère, conseillé par son oncle, pris par l’église. Le parrain tente bien de lui faire comprendre que les hommes honorables vont avec les hommes honorables et pas avec les perdants comme Johnny « qui a un grain », ni avec les filles entachées comme Teresa « épileptique » ; le catholicisme fait bien du vol et de la baise un « péché », mais Charlie n’en peut mais. Il biaise. Admirant saint François d’Assise, il veut être gentil avec tout le monde et non-violent pour ne pas enclencher le cycle de l’honneur à venger. Il doit protéger Johnny Boy de lui-même en bon Samaritain, il veut aimer Teresa en future mère de famille mais en son temps et plus tard, quand il sera installé dans son restaurant. Il est pressé mais surtout angoissé d’aller si vite. Tout lui est prétexte à ralentir le temps, à rester dans l’état irresponsable de sa jeunesse.

Il faut dire que Johnny son copain d’enfance lui donne du fil à retordre. Rétif à tout travail, il promet toujours sans rien tenir et vit d’expédients. Joueur invétéré par pur goût du défi, il accumule les dettes, tire au pistolet en haut d’un immeuble. Seul le plus con, Michael Longo (Richard Romanus), lui prête encore, n’ayant pas compris qu’il ne remboursera jamais et donnant sans cesse de nouveaux délais qu’il sait ne pas voir tenir. Il s’impatiente mais lorsque Johnny Boy l’insulte à la face de tout le monde en lui proposant 10 $ sur les 3000 $ qu’il lui doit « dernier délai » et en le menaçant d’un pistolet pas chargé tout en le traitant de pédé, il décide de se venger. Son tueur arrosera la voiture des compères Charlie et Johnny, Teresa entre eux, et les blessera – sans les tuer, tant le tueur est aussi nul que son maître.

Johnny « Boy » est la séduction du mal, la mafia dans ce qu’elle a de pas très catholique. Il est le gamin écervelé qui vit de ses instincts, le joker trublion, joueur, menteur, baiseur. Son entrée flamboyante avec deux filles racolées dans un bar est une entrée en scène, surtout lorsqu’il enlève son froc pour le confier à réparer à la fille du vestiaire. Vêtu d’un costume neuf, chapeau crânement vissé sur la tête et ricanement à la bouche, il incarne le diable, le plus bel ange déchu. Sur l’air de l’excellent rock Jumpin’Jack Flash des Rolling Stones il subjugue par son charisme. Charlie l’admire et lui en veut depuis l’enfance pour cette liberté qu’il prend avec toutes les conventions, avec sa vie même. Il est en conflit avec lui-même, se regardant le matin ou après la bagarre dans le miroir pour tenter de fixer son image de jeune mafieux en devenir. Teresa est son double féminin, respectueuse et craintive envers les mâles contrastés Charlie et Johnny – de sa génération. Une plongée dans les années 70 américaines.

DVD Mean Streets, Martin, Scorsese, 1973, avec Robert De Niro, Martin Scorsese, Harvey Keitel, David Proval, Arcadès 2011, 1h52, standard €5.11 Blu-ray €8.50

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Cinquième colonne d’Alfred Hitchcock

1942, l’Amérique entre en guerre contre l’Allemagne nazie qui coule ses paquebots civils et le Japon qui l’a agressé sans sommation à Hawaï. Alfred Hitchcock, Anglais égaré aux États-Unis, monte un film d’espionnage qui est aussi un film de propagande pro-américaine et un hymne à la liberté, symbolisée par la statue dans le port de New York où aura lieu la scène finale.

Barry Kane (Robert Cummings) est un jeune homme dans les 25 ans, ouvrier dans une usine d’aviation, ce pourquoi il n’est pas mobilisé. Un incendie se déclare et il donne à son meilleur ami un extincteur que lui a passé l’ouvrier Fry… sauf que l’extincteur est un allumeur rempli d’essence et que le feu redouble, tuant son ami. Barry est donc vite accusé, bien qu’il s’en défende.

L’histoire se déroule en trois parties : la première raconte l’accident à l’usine et sa fuite pour retrouver le saboteur Fry dans la campagne américaine ; la seconde est son périple avec Patricia Martin (Priscilla Lane), la fille de l’aveugle dans un décor de western ; la troisième se situe à New York et passe de la « bonne » société à la révélation du réseau d’espionnage.

C’est que l’espionnage, à cette époque, n’est pas considéré comme une trahison de la patrie mais comme une opinion politique. Certaines hautes sphères de la société, par convictions conservatrices ou pour le jeu des affaires, sont plutôt sympathisants des nazis, vus de loin comme des redresseurs du chaos dans cette Europe décidément aristocratique et décadente qui a justement conduit à l’Indépendance américaine. Le chef des traîtres, Charles Tobin (Otto Kruger), réside paisiblement dans un ranch, symbole de l’Amérique historique des pionniers, et se délasse à la piscine avec sa petite-fille. La couverture urbaine se situe dans un hôtel particulier d’Henrietta van Sutton (Alma Kruger), une richissime rombière endiamantée qui offre des « galas de charité » pour financer le réseau, tout comme Trump lorsqu’il a flirté avec les réseaux de l’ex-KGB. Ces gens sont défendus par « la police », ce qui comprend à la fois les bouseux shérifs des provinces et le fameux FBI censé traquer le crime. D’où le premier message du film asséné par le musicien aveugle qui vit isolé sur le devoir de se soustraire parfois à la loi en raison des dérives patriotiques. Parce qu’une fois suspect, on l’est aux yeux pour tous.

Le second message est celui du Pionnier, de l’homme qui se prend en main, seul contre tous s’il le faut, pour faire triompher la vérité, le droit et la liberté. Cet homme est Barry Kane, jeune premier issu du peuple, qui a perdu un ami et acquerra un amour tout en défendant sa patrie et ses valeurs. Il se souvient d’une enveloppe portant l’adresse du saboteur Fry ; il part en routard sur le réseau américain et parle avec l’Américain de base en la personne d’un camionneur. L’adresse est celle du ranch de Tobin, loin de tout. Le propriétaire le reçoit en peignoir blanc, à peine sorti en slip de sa piscine : évidemment, il ne connaît aucun Fry mais va « se renseigner » auprès de son voisin à 20 km. En fait, il téléphone au shérif, dit qu’il a retrouvé le fugitif dont le portait-robot est diffusé sur toutes les radios. Lorsqu’il revient, il est en peignoir noir. Mais Barry a compris qu’il était joué quand la petite-fille de Tobin a extirpé pour jouer, de la poche de la veste de son grand-père, des lettres de Fry. Rappel du message premier, le contraste frappant entre le dangereux pro nazi et sa tendresse affichée envers le bébé fille évoque les images de propagande où les dictateurs font de l’enfant le symbole de leur sentiment pour le peuple. Le Pionnier sera évidemment rattrapé au lasso lorsqu’il s’enfuit à cheval.

Remis à la police, qui ne veut rien entendre pour sa défense, il profite du camionneur qui bouche un pont pour sauter menotté dans la rivière. Les flics, toujours aussi peu compétents, ne parviennent pas à le reprendre et Barry se présente, trempé et sous une sévère pluie d’automne, devant une masure dans la forêt. Il y rencontre le pianiste aveugle qui est un idéaliste croyant en la bonté humaine. Il la ressent : « Je vois des choses intangibles, l’innocence. » Il est l’homme des Lumières américaines, croyant optimiste en l’être humain bon et sans préjugés, adepte juridique de l’innocence jusqu’à preuve du contraire. Chez lui, Barry Kane fait la connaissance de Patricia Martin (Priscilla Lane), sa nièce.

C’est une star publicitaire très connue, elle apparaît sur toutes les affiches de la campagne et dans la ville. Ses messages pub vont rythmer le film et commenter l’histoire comme un chœur antique. C’est You’re Beeing Followed (vous êtes suivi) en première partie, She’ll Never Let You Down (elle ne vous laissera jamais tomber) en seconde partie, A Beautiful Funeral (un bel enterrement) en troisième partie à New York. Après avoir douté de Barry et cru plutôt la masse manipulée par la police que son oncle anarchiste, Patricia va se convertir au jeune homme qui la protège, et sur l’exemple de ces parias sociaux que sont les monstres d’un cirque ambulant qui les cachent dans leur fuite. Elle va découvrir Soda City, une mine de potassium abandonnée qui servait à faire du Coca en plein désert et qui sert de repaire aux espions. Une ouverture découpée dans la cloison, un trépied et une longue vue indiquent clairement que la prochaine cible est le barrage hydroélectrique qui fournit un quart de l’énergie au comté. Mais comme Barry joue le jeu des traîtres en se faisant passer pour complice de l’incendiaire Fry et envoyé par le chef Tobin, Patricia change une nouvelle fois d’avis, en tête de linotte femelle habituelle aux standards d’Hollywood. Elle va le dénoncer à la police… qui est de mèche avec les traîtres. Comme quoi il vaut mieux suivre son bon sens que les représentants de la loi.

Ce qui la fera emmener à New York, où Barry accompagne les espions qui le croient acquis. Ils se retrouvent chez la van Sutton, en plein bal de charité. Patricia découvre qu’elle s’est une fois de plus trompée sur Barry (elle ne le reniera que deux fois) en entendant Tobin parler dire aux autres qu’il n’est pas des leurs. Mais Barry et elle ont du mal à s’extirper de ce repaire mondain, la fille servant d’otage aux traîtres pour forcer Barry à ne pas faire de vagues. Emprisonné dans un sous-sol, il a l’idée de Pionnier de déclencher avec une allumette le système anti-incendie du Radio City Hall, sous lequel il se trouve. Il s’y fait arrêter tandis que Fry parvient à s’échapper dans un déluge de coups de feu qui doublent ceux du film passé à l’écran.

Barry parvient à s’échapper pour se rendre aux docks, où les saboteurs ont prévu de faire sauter l’Alaska, un nouveau navire américain qui doit être baptisé au champagne. L’explosif convainc enfin la police, qui ne peut que suivre tant elle est incompétente, tandis que Patricia prend Fry en filature. Mais c’est Barry Kane qui va acculer le saboteur Fry au sommet symbole de la statue de la Liberté. Il a réussi à promouvoir et défendre tout ce qui fait l’Amérique face aux Nazis : l’usine, le ranch, le barrage, l’art dégénéré du cirque, le cinéma de divertissement, le building, le bateau. Mais aussi l’initiative individuelle, la quête de la vérité. C’est tout cela la liberté, tout cela l’art de vivre à l’américaine.

DVD Cinquième Colonne (Saboteur), Alfred Hitchcock, 1942, avec Robert Cummings, Priscilla Lane, Otto Kruger, Universal Pictures 2022, 1h49, 4K Ultra HD + Blu-Ray €19,95

Alfred Hitchcock sur ce blog

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mais qui a tué Harry ? d’Alfred Hitchcock

Dans un flamboyant automne de la campagne nord américaine du Vermont, un petit garçon en T-shirt s’avance. Il porte un pistolet à la ceinture et un fusil mitrailleur à la main. Soudain, trois coups de feu rapprochés : le petit garçon se jette à terre, comme au cinéma. C’est peut-être la guerre ? Il se relève et va voir en direction des coups de fusil : ce n’est peut-être qu’un chasseur même si l’adjoint du shérif a interdit de tirer dans ces lieux.

Le gamin nommé Arnie (Jerry Mathers) monte une colline et, au pied des arbres en feu de saison, découvre un cadavre fraîchement mort. Un homme en costume gris, cravaté et chaussures de ville aux pieds. Il porte un trou ensanglanté dans le front et il ne bouge plus. Le petit garçon court au village prévenir sa mère (Shirley MacLaine). Entre temps, le capitaine retraité Wiles (Edmund Gwenn), celui qui a tiré, est bien embêté : il a cru viser un lièvre et voilà un corps gisant. C’était un accident, se dit-il, autant le faire disparaître.

Mais ne voila-t-il pas qu’à chaque fois qu’il saisit le mort par les pieds, surgit un quidam qui passe par là. C’est successivement sa voisine Miss Ivy, une fille fille de 42 ans qui en paraît dix de plus (Mildred Natwick), un vagabond (Barry Macollum) qui s’empare des belles chaussures en laissant voir les chaussettes ridicules du mort à bouts rouge vif, le docteur aux lunettes épaisses qui lit un livre et ne voit rien (Dwight Marfield), la mère et le gamin qui reviennent… « Ah ! C’est Harry mon mari ! Il ne bouge plus, bien fait pour lui. » Et encore le peintre du village Sam (John Forsythe), artiste envolé qui n’a pas encore 30 ans et expose ses toiles chez l’épicière (Mildred Dunnock), sans en vendre aucune car, si elle ont de belles couleurs, elles sont abstraites et on ne reconnaît rien, disent les commères.

Le capitaine est bien embêté, surtout lorsque le peintre commence à dessiner le portrait du mort au pastel. Il lui expose les faits : ses trois balles tirées, l’une dans une boite de bière pour s’entraîner, l’autre dans le panneau interdit de chasser, la troisième dans un lapin qui passait. Mais il n’a pas trouvé de lapin, c’est donc le mort qui en a fait office. Conclusion : se taire et dissimuler. Informer les autorités serait une suite de tracas sans nom et puisque Harry a été reconnu par sa femme et qu’elle semble être contente qu’il soit passé de l’autre côté, pourquoi s’en faire ? Chacun peut goûter l’ironie de cette attitude dans ce monde très puritain du Vermont, où le clocher pur d’une église toute blanche se dresse dans le paysage. Dieu sait ce qui s’est passé et cela suffit.

D’où l’enterrement sous un arbre du coin. Mais le comique de répétition va à nouveau sévir : après le défilé de « tout le canton » devant le cadavre, les interrogations taraudent les uns et les autres. On déterre, on réenterre, et à nouveau… C’est que le gamin a trouvé un lapin mort sous les arbres, le capitaine l’a donc bien abattu, y aurait-il une quatrième balle ? Mais alors, qui a tué Harry ? L’épouse avoue un coup de poêle à frire sur sa tête car il était insistant et voulait la reprendre alors qu’il ne l’aime pas et qu’il ne s’était marié que parce qu’elle était veuve de son frère. La vieille fille confesse qu’avant de « trouver » le capitaine devant le cadavre, elle a rencontré Harry sur le chemin, il titubait, il l’a prise pour sa femme, il a voulu l’agresser ; en se défendant, elle l’a atteint au front d’un coup de talon de chaussure renforcé au fer. Alors, si ce n’est pas le capitaine, pas l’épouse, serait-ce elle qui a tué Harry ?

Le cadavre, déterré, est porté au domicile de la veuve pour que le docteur myope l’examine. Pour cela, il faut le nettoyer, laver ses vêtements, ce qui engendre une scène cocasse où les deux couples en formation vaquent aux tâches ménagères, lavage, séchage, repassage. Le docteur conclut à un arrêt du cœur, tout simplement une crise cardiaque, même si le spectateur peut avoir des doutes sur ses compétences. L’adjoint du shérif (Royal Dano) soupçonne quelque chose mais perd une à une les « pièces à conviction » qu’il laisse sans surveillance. Il n’y a pas d’affaire Harry, pas de « trouble » selon le vocable anglais. Il faut donc le réenterrer. Sauf que… le peintre envolé et la veuve joyeuse ont décidé de se marier. Il faut donc déclarer le cadavre, sinon la loi exige d’attendre sept ans pour rendre officielle la disparition. Pas question d’enterrer Harry, il faut que les autorités le découvrent comme s’il était tout neuf. Comment faire ?

C’est là que le gamin va jouer son rôle.

Un chef d’œuvre d’humour à la Hitchcock dans un paysage de feu, où le cadavre est un objet qu’on trimballe et sert de prétexte à plusieurs histoires du village, dont le millionnaire (Parker Fennelly) qui achète toute l’œuvre du peintre. De l’influence des morts sur les vivants : la vieille fille trouve un vieil homme à sa pointure, la jeune veuve esseulée trouve un jeune mari, le gamin de 5 ans un papa, l’adjoint du shérif enfin une affaire, le peintre un mécène, tous un cadeau… C’est léger, irrespectueux des mines de circonstance devant « la mort » et plein de charme.

DVD Mais qui a tué Harry ? (The Trouble with Harry), Alfred Hitchcock, 1955, avec‎ Edmund Gwenn, John Forsythe, Mildred Natwick, Mildred Dunnock, Jerry Mathers, Universal Pictures 2022, 1h39, €14,99 Blu-ray €16,90 4K €20,97

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

La Soif du mal d’Orson Welles

Il s’agit du dernier film hollywoodien du grand et gros Orson Welles à son retour d’Europe après le maccarthysme – la période fasciste de l’Amérique entre 1950 et 1955 (la tentation crispée, déjà).

Nous sommes dans une zone interlope, aux États-Unis mais à la frontière mexicaine où des derricks monstrueux pompent encore languissamment les derniers restes de pétrole qui ont fait le boom de la région. Un couple américano-mexicain en voyage de noces déambule dans la ville le soir. Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), haut-fonctionnaire des stups, et son épouse Susan (Janet Leigh), suivent sans le savoir une voiture de type péniche qui se dandine sur ses suspensions et dans laquelle le spectateur a pu voir un homme placer une bombe à retardement. Ce plan-séquence d’ouverture est célèbre dans l’histoire du cinéma et Welles a obtenu de faire remplacer la musique commerciale du producteur par les simples bruits de la rue : c’est plus réaliste et fait monter le suspense. On se demande quand la voiture va sauter et si le gentil couple aura le temps de se sauter avant le grand saut.

Et puis boum ! Mais on ne le voit pas, seulement les conséquences, les gens qui crient, les sirènes des secours, et le mâle Vargas qui prie sa trop fragile femelle Susan de rentrer à l’hôtel, et elle qui ne veut pas, s’attarde, manque de se faire écraser par un camion, se fait rattraper et aborder par un jeune latino en blouson de cuir noir (Valentin De Vargas). Elle le prend de haut, la péronnelle, appelant le jeune « Pancho », en femelle alpha du peuple alpha de la planète, puis elle renverse la vapeur parce qu’un inconnu lui parle en sa langue et pas en espagnol : elle doit suivre le jeune homme, elle le suit. Bêtement, car elle est gourde, comme la plupart des pétasses d’Hollywood à cette époque macho. C’est cela aujourd’hui qui met mal à l’aise. Sans être féministe outre mesure, cette façon de considérer les bonnes femmes comme des poupées sans cervelle à qui il faut souvent couper le son par un long baiser langoureux, montrant combien elles en veulent (et ne veulent que ça), les seins en obus, la croupe en violon – c’est désagréable.

Mais il ne se passe rien, la fille est emmenée sans la forcer dans une pièce où oncle Joe Grandi (Akim Tamiroff), le frère de celui qui a été arrêté pour trafic de drogue et que celui qui a sauté dans la voiture devait déférer à la Cour, lui délivre un message : dites à votre mari mexicain de laisser tomber les charges. Et c’est tout, vous êtes libre. Seul le neveu, le jeune en cuir, est un brin séduit par la belle carrosserie et irait bien voir sous le capot, quitte à vitrioler le mari pour le dégager. Ce qui rate, il est bête, mené par sa queue comme la fille par ses seins.

Le commissaire américain Hank Quinlan (Orson Welles) prend l’affaire en main, ou plutôt dans ses grosses pognes. Car il cogne, il n’a pas de temps à perdre, il a ses « intuitions ». Et pour habitude de fabriquer des preuves pour les prouver, de toutes façons les gens sont coupables, à eux de dire de quoi. Ce pourquoi il arrête Sanchez (Victor Millan), qui a le tort d’avoir un nom mexicain et qui était l’amant de la fille du sauté de la voiture ; il aurait eu intérêt à voir disparaître le vieux qui ne l’aimait pas pour que la fille ait le fric et lui avec. Mais Vargas, convié à suivre l’enquête en observateur, a fait tomber une boite à chaussures vide en se lavant les mains, la même boite où le commissaire Quinlan affirme qu’ont été retrouvés deux bâtons de dynamite, ceux qui restaient du vol attesté sur le chantier. Vargas comprend alors que Quinlan n’est pas un flic intègre mais plus qu’un ripoux, un tyran. Il n’aura de cesse que de chercher dans les archives de la police les pièces à conviction « trouvées » par Quinlan, puis à le piéger sur ce qu’il a fait par un micro caché. Comme tous les fascistes, le gros, parce qu’il est laid, veut avoir raison et imposer sa volonté. Il manipule alors les gens et les preuves en faveur du pouvoir, le sien et ceux qu’il sert : les partisans de l’Ordre, moral, civique et militaire.

Orson Welles règle ses comptes avec la période McCarthy et dénonce ce fascisme latent de l’État américain. La bombe à retardement est la métaphore d’un univers en vase clos, qui pourrit lentement sous la corruption de l’entre-soi et qui ne peut qu’exploser à la fin. Le roman d’où est tiré le film est Badge of Evil de Whit Masterson (en français La soif du mal) n’a aucun message politique, se contentant d’opposer flic pourri et flic vertueux. Orson Welles élève Hank Quinlan au rang symbolique de César, célèbre pour avoir vaincu les Gaulois truands et pacifié la frontière – et Miguel Vargas à la noblesse de son opposant shakespearien Brutus : l’abus de pouvoir ou la république. Référence au Jules César de Shakespeare, que Welles connaît bien. Vargas ne déclare-t-il pas fermement : « Notre travail est censé être dur. Le travail de la police n’est facile que dans un État policier » ? Tout est facile quand on décide de tout et manipule le monde au nom de ses préjugés ou du Complot (comme le fit McCarthy – et Staline, ou Poutine) ; beaucoup moins si l’on doit chercher et enquêter.

Les deux hommes sont doublés en creux par deux femmes qui les accompagnent dans leur vie : Susan (Janet Leigh) qui est le rêve hollywoodien lisse pour un Mexicain aspirant au progrès ; Tanya (Marlene Dietrich) qui est la tenancière immigrée d’un bar et qui lit dans les cartes, la déchéance des bas-fonds et des superstitions qui attirent le flic tyran désabusé. Le spectateur préfère sans conteste Vargas à Quinlan, mais Tanya à Susan – inversion des couples qui fait tension.

La célébrité du film tient moins à son intrigue, mince et peu cohérente, ou à ses personnages – un Charlton Heston sans relief à la moustache ridicule, un Orson Welles en gros soûlard écrasant – qu’à sa forme. Le plan d’ouverture est original et attise le suspense, les jeux d’ombres, les travellings, l’usage de la profondeur de champ depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police, les contrastes exacerbés entre les blancs et les noirs, les décors plantureux, les maquillages exagérés dont Welles lui-même rendu énorme, le visage épaissi, exsudant, les yeux gonflés – un expressionnisme baroque outré.

Le réalisateur Orson Welles poursuit une quête impossible entre Vérités et mensonges (F for fake), le titre d’un documentaire qu’il réalisera en 1973 sur le cinéma comme art de l’illusion. La frontière américano-mexicaine en est le décor parfait où rien n’est blanc ou noir mais tout en gradations, dans une confusion de trafics, de niveau de vie, de mœurs, de races, de métissage généralisé.

DVD La Soif du mal (Touch of Evil), Orson Welles, 1958, avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Universal Pictures 2005, 1h46, €9,99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Oliver Twist de Roman Polanski

Reprendre en film le roman célèbre de Charles Dickens, le Victor Hugo anglais, est une gageure. On peut en effet tomber soit dans le réalisme le plus cynique pour cette époque bourgeoise moralisatrice assez minable (regard du XXIe siècle), soit dans le misérabilisme à la Cosette du romantisme en plein essor (regard tradi, très en vogue encore dans la foule sentimentale qui encombre les réseaux). Polanski a pris de la distance et sonne juste.

Il a certes écarté la profusion de personnages secondaires et des scènes de genre qu’affectionne Dickens, mais pour resserrer l’image autour du garçon, l’Orphelin empli de vertu mais en butte aux Mal. Il faut y voir une métaphore de son propre destin, Roman Polanski étant en effet né juif en France avant que ses parents, par une nostalgie mal placée, retournent en Pologne en 1937, deux ans avant l’invasion conjointe soviétique et nazie. A 10 ans comme Oliver, Roman sera mis par son père sur les routes à la liquidation du ghetto de Cracovie afin d’échapper aux bourreaux. Oliver Twist (Barney Clarke) n’est pas « mignon » mais « mélancolique », comme le dit le réalisateur. Son innocence est brutalement saisie par la misère et son corps malmené par les méchants tandis que son cœur et sa droiture demeurent, comme par hérédité. Il est en effet dans le roman non pas un « fils de pute » comme la société le considère mais issu d’un amour romantique malheureux.

Dickens fait de l’enfant trop sensible une icône passive analogue au Christ, un exemple de pureté idéale à la Platon. Il est le vecteur de sa dénonciation des institutions et des mœurs sociales de son pays et de son temps. Pour l’Angleterre impériale, très vite darwinienne (L’Origine des espèces paraît en 1859), la valeur d’une personne réside en sa « race », au sens à l’étranger de Blanc anglo-saxon, et à l’intérieur de bien né. Les pauvres n’ont que ce qu’ils méritent, ce que Dieu a voulu pour eux. La Loi sur les pauvres de 1834 oblige indigents et orphelins à résider dans un hospice qui les fait travailler. Nous y rencontrons Oliver, mené par le bedeau de la paroisse, un Mister Bumble (Jeremy Swift) à canne et bicorne tout gonflé de son importance.

Dès 10 ans, l’enfant est voué à besogner pour gagner sa vie. Certains le font dans les mines dès 8 ans, tout nu sous terre afin de pousser les wagonnets de charbon, d’autres démêlent de vieux cordages pour en faire de la filasse destinée à refaire d’autres cordages pour la marine de Sa Majesté (récupération qu’on appellerait de nos jours recyclage écologique). Oliver est chargé de cela avec des dizaines d’autres. Ironiquement, on affirme aux enfants qu’on va leur apprendre un métier « utile » qui « sert la Reine et son pays ». Dans les faits, ils sont méprisés, sévèrement encadrés et battus à la moindre incartade. Telle est l’hypocrisie sociale du puritanisme victorien naissant.

Comme dans les camps de concentration (que les Britanniques inaugureront lors de la guerre des Boers à la fin du siècle), sous-alimenter les gens les empêche de se révolter. Ainsi un gamin arpente le dortoir la nuit parce qu’il a trop faim, au point de fantasmer dévorer le garçon couché à côté de lui. La métaphore de la nourriture est souvent sexuelle, tel l’ogre qui avale les petits garçons ou le loup qui croque les petites filles ; Dickens n’est pas avare de ces allusions de gorge dénudée, chemise ouverte et autres envies de chair. Et c’est le scandale lorsque le jeune Oliver, tiré au sort pour le mois afin d’aller demander une part de gruau supplémentaire (« s’il-vous-plaît, Monsieur, j’en veux encore »). Le chef de salle outré fait irruption dans la salle à manger du conseil de paroisse qui bâfre et se goberge devant une table où s’amoncelle la nourriture ; il s‘étrangle presque de rapporter cette audace du gamin affamé. Inadmissible ! On lui fait la charité et il en veut encore : tendez-lui la main et il vous prendra le bras. Dehors !

La viande est réputée favoriser l’agressivité, depuis l’Antiquité où les guerriers en donnaient à leurs cavales de guerre. Lorsqu’Oliver se rebelle contre les propos sur sa mère (« une coureuse ») que lui envoie Noah Claypole (Chris Overton) l’adolescent chez le croque-mort où il a été « vendu » pour 5£, Mr Bumble explique que c’est la viande qui est responsable du mauvais comportement d’Oliver. Il se bat, il est battu, il s’effondre le soir et s’enfuit au matin. Il a failli être vendu à un ramoneur (Andy Linden) mais a réussi à apitoyer le magistrat qui s’apprêtait à signer son contrat comme tuteur public. C’est que le ramoneur décrit avec force détails comment il traite les enfants qui l’assistent : « les enfants sont paresseux », rien de tel, s’ils s’attardent à l’intérieur de la cheminée, que d’activer un petit feu par-dessous afin qu’ils grillent un peu et sortent plus vite ; bien-sûr, la fume les asphyxie et parfois ils meurent, mais ce ne sont que des enfants et des pauvres. Le faible et le mal né sont esclaves dans la société britannique impitoyable du XIXe siècle – un reste de cette mentalité subsiste encore aujourd’hui dans le chacun pour soi libertarien des pays anglo-saxons.

Oliver part donc à pied pour Londres, à 70 miles de là. Il défaille de faim et est rejeté par un fermier qui n’aime pas les pauvres tant il a peur d’en devenir un. Une vieille, en revanche, n’a pas grand-chose mais partage ce qu’elle a, parfaite incarnation de la charité chrétienne, tant vantée par la morale prude anglicane… qui ne la pratique que rarement.

Une fois à Londres, que faire ? Affalé le ventre vide et les pieds en sang sur le parvis d’une église, maison de Dieu qui ne protège pas car sa porte est fermée, il est repéré par Coquin, Dodger en anglais (Harry Eden), adolescent pas encore mué habillé en gentleman – et pickpocket émérite. Il prend sous son aile le « nouveau » et le présente à sa bande, dirigée par le vieux juif Fagin (Ben Kingsley). Malgré sa cupidité, Oliver lui plaît – comme il plaît au fond à tout le monde. « Il a un air de bonté en lui », dira du garçon son futur protecteur Mr Brownlow (Edward Hardwicke). Fagin, pris d’une étrange tendresse pour le tendron, prend son temps pour lui apprendre à voler. Les autres garçons ne sont pas jaloux de son statut de chouchou dans le film, ce qui peut étonner. En cause sa passivité, sa complaisance et sa candeur ? Chacun a envie de le protéger.

Dès qu’il suit Coquin et Charley piquer dans les poches, il les regarde éberlué de leur dextérité. Mais le libraire les a vus et alerte le voisinage. Mr Browlow, un client régulier, s’est fait chiper son mouchoir. C’est alors la course à l’enfant ; les deux compères s’enfuient habilement, en profitant d’un fiacre qui passe pour disparaître. Oliver, surpris, n’en a pas le temps et c’est sus à lui que court la foule, qui grossit à mesure sans savoir qui ni pourquoi. Comportement imbécile, comportement de réseau social où chacun imite tout le monde, l’esprit déconnecté. Oliver est arrêté net par un vieux miséreux qui lui flanque son poing sur la gueule et emmené au poste par un constable assez humain. Le magistrat qui officie est au contraire un sordide chenapan. Il n’a de cesse, envers quiconque, de l’attaquer pour l’accuser de choses les plus folles, retournant toujours les propos en sa faveur, vaniteux de son petit pouvoir (les sous-fifres sont toujours les pires). Oliver n’est pas saisi car aucune plainte n’est déposée contre lui ; le libraire témoigne que c’étaient d’autres garçons, Mr Browlow est touché par son air de bonté (encore lui) et du nom qu’il lâche à demi dans les vapes et qui est son vrai nom, pas celui de Twist que le gros bedeau imbu lui a donné comme à un chien (c’était l’année des T).

Il emmène chez lui le gamin évanoui, fiévreux, et le soigne, le nourrit et l’habille. Mais Fagin a peur qu’il dénonce la bande et son trafic, lui qui accumule dans un coffre de fer dans une cachette sous le plancher son trésor juif « pour ses vieux jours » : monnaie, bijoux, montres… Lui le receleur et son acolyte cambrioleur Sykes (Jamie Foreman) envoient une fille qui travaille pour eux, Nancy (Leanne Rowe), qui aime bien elle aussi Oliver, pour se renseigner au poste de police. Elle dit chercher son jeune frère et le policeman, obligeant, lui donne la carte qu’a laissé Mr Brownlow. Sykes et Nancy font le guet et profitent d’une course que doit faire Oliver à la librairie pour son nouveau protecteur. Ils l’enlèvent et le traînent chez Fagin où les godelureaux le dépouillent de tous ses vêtements de riche et du billet de 5£ qu’il devait remettre au libraire. Le voilà à nouveau vendu pour la même somme que l’hospice réclamait pour s’en débarrasser : une nouvelle ironie.

Emprisonné au grenier, vêtu seulement d’une chemise pauvre, les pieds nus, le voilà revenu à son point de départ. Mais Sykes a l’idée d’aller cambrioler la maison de Brownlow et profite de la petite taille d’Oliver et de sa connaissance des lieux pour l’emmener avec lui et Toby Crackit (Mark Strong), un dandy de la cambriole muni de tous les accessoires tels que pied de biche, lanterne sourde et autres. Sykes menace Oliver de le descendre au pistolet et le charge soigneusement sous ses yeux. Mais, une fois dans la place, Oliver cherche à s’échapper et Sykes tire, le blessant à l’épaule. Le fric-frac est éventé, les deux bandit s’enfuient, en n’oubliant pas d’emporter le garçon blessé et à nouveau évanoui. Fagin le soigne avec ses vieux remèdes juifs transmis de père en fils depuis des générations. Sykes voudrait achever Oliver, mais hors de la ville pour ne pas alerter, et Nancy, touchée, décide de prévenir Brownlow. Elle lui fixe rendez-vous à minuit sur le pont de Londres et lui donne le nom de Fagin en lui disant qu’il détient Oliver ; mais elle ne veut pas dénoncer Sykes, son amant qui la bat mais à qui elle est attachée. Fagin, qui l’a fait suivre par Coquin, le révèle à Sykes qui aussitôt la bat et l’abat.

Mais Browlow a alerté la police et celle-ci, accompagnée d’une foule toujours aussi imbécile que sur les réseaux sociaux, empressée à sauver le gamin qu’elle avait voulu lyncher (autre ironie du film), encercle la masure où niche Fagin et Sykes. Celui-ci prend le gamin en otage et sort sur les toits glissants. La police tire mais vise mal et Brownlow impose qu’on ait considération du garçon, ce qui n’était pas, semble-t-il dans les mœurs (pas plus que pour les Noirs aux États-Unis). Sykes est puni par là où il a péché, s’emmêlant dans une corde qui l’emmène d’une façade à l’autre il se retrouve pendu alors qu’Oliver est sauf. Fagin est emprisonné, les gamins pickpockets envolés.

Et l’on retrouve Oliver lavé, rhabillé en gentleman, chez Mr Brownlow. Il veut rendre visite à Fagin dans sa prison car le vieux juif a eu des bontés pour lui, une certaine tendresse peut-être. Le vieux délire, il sombre dans la folie ; s’il reconnaît Oliver et l’étreint, c’est pour lui parler aussitôt de son magot et de là où il l’a caché. Le garçon arraché à cette prison, pleure. On le voit coiffé d’un canotier de plaisance plutôt ridicule et le nez chaussé de lunettes en train de lire un livre au jardin, en oisif rentier. Il n’a plus à s’en faire pour son avenir, il a été reconnu par la « bonne » société. Scène qui ne figure pas dans le roman et où l’on devine que Polanski a mis encore une fois de l’ironie. Oliver fait coïncider son essence avec son existence, comme diraient les philosophes marxistes, sa vraie nature avec son apparence ; il semble peut-être trop parfait, trop conforme, pour qu’on ait envie de l’imiter.

DVD Oliver Twist, Roman Polanski, 2005, avec Barney Clark, Ben Kingsley, Jamie Foreman, Harry Eden, Leanne Rowe,Edward Hardwicke, Pathé 2006, 2h06, €7.00, Blu-ray €11,92

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Barry Lindon de Stanley Kubrick

Sorti en 1975, c’est un film que j’ai vu dès l’origine et, depuis, plusieurs fois. Ce n’est pas que le héros en soit un, Barry (Ryan O’Neal) est plutôt une canaille, viril Irlandais qui en veut aux femmes depuis que sa cousine, la laide Nora (Gay Hamilton), a refusé de se marier avec lui et l’a traité comme « son teckel » devant un capitaine anglais riche qui va payer les dettes de sa famille. Mais Barry a de l’énergie, il est le Julien Sorel de la prose anglaise, méprisé par la « bonne » société qui se croit légitime, où il veut par tous moyens se faire une place.

Redmond Barry est inspiré d’un personnage réel, l’aventurier irlandais Andrew Robinson Stoney dont Thackeray a fait un roman satirique empli d’aventures, les Mémoires de Barry Lyndon (The Luck of Barry Lyndon). Le film de Kubrick ne reprend que les vingt-cinq années depuis le départ de Barry, de son Irlande natale en 1759 à sa chute sociale deux ans après la mort de son fils en 1786. Nous sommes juste avant les bouleversements européens de la Révolution française et l’aristocratie anglaise sous George III est décadente, vile, corrompue. Barry va révéler sa faiblesse, son snobisme, sa moralité toute de façade. Les aristocrates des deux sexes (les hommes par le jeu, les femmes par le mariage) sont prêts à se donner au premier usurpateur brutal pour rajeunir à sa force. Ce sera Napoléon en France. Brutalité, grossièreté, arrogance, ignorance, oisiveté, ivrognerie sont l’apanage des nobles du temps – dont les Russes d’aujourd’hui semblent avoir hérité.

Stanley Kubrick traite en documentaire cette histoire vécue du XVIIIe siècle, reconstituant les paysages et les costumes comme à l’époque. Ce pourquoi les images sont somptueuses, en lumière naturelle à l’intérieur avec les bougies comme à l’extérieur, inspirées des peintres du temps tels Gainsborough, Reynolds, Constable, Hogarth, Wright of Derby. L’histoire est contée par un narrateur en voix off, en deux parties : l’ascension de Redmond Barry, puis la chute de Barry Lindon, nom qu’il est autorisé par la cour à prendre après son mariage avec la comtesse Lindon.

Barry est orphelin depuis que son père s’est fait tuer en duel pour le prix d’un cheval. Élevé par sa mère et recueilli par son oncle, il voudrait bien épouser sa cousine mais il est godiche, il n’ose pas aventurer sa main entre les seins de la fille, qui a pourtant mis exprès son ruban dans son décolleté généreux. Elle le domine, il se révolte ; elle joue avec lui en flirtant ouvertement avec un Anglais, militaire et capitaine, doté d’une fortune que Barry n’a pas. Ses frères encouragent le mariage avec l’Anglais pour assurer leurs biens et régler les dettes. Barry, outré et outragé, défie le capitaine en duel, comme son père. Mais cette fois il l’atteint et le croit mort. Il doit fuir urgemment vers Dublin où il pourra se cacher des gendarmes pour avoir tué un homme, un Anglais occupant de l’Irlande de surcroît. C’était en fait une farce, comme quoi « l’honneur » aristocratique n’est qu’apparence. Le capitaine Grogan (Godfrey Quigley) qui aime bien Barry, l’informe qu’il n’a pas tué Quin mais que les pistolets étaient bourrés à étoupe et non à balle.

Barry fuit mais, dans une forêt, se fait rançonner par le Robin des bois irlandais, le fameux « capitaine » Feeney (Arthur O’Sullivan) et son fils, qui lui prennent son argent, ses bagages et son cheval. Barry en est réduit à s’engager dans l’armée anglaise, qui a besoin d’hommes pour la guerre de Sept ans sur le continent, et qui recrute comme un vulgaire Poutine. Peut-on arriver au mérite par la carrière militaire ? L’ambition de Barry est en effet de pénétrer cette aristocratie qui le fascine et qu’il envie. Mais il s’aperçoit vite que la gloire et l’honneur ne sont que colifichets réservés aux rois et aux officiers ; les soldats ne sont que des mercenaires recrutés de force dès 15 ans ou volontaires pour échapper aux famines d’Irlande et d’ailleurs, condamnés aux seuls plaisirs qui restent à leur portée : se saouler, piller et baiser. Barry profite que deux officiers homos se baignent nus à l’écart pour voler un uniforme et des papiers de mission l’accréditant à traverser les lignes pour rejoindre la Hollande.

En chemin, après avoir baisé plusieurs mois une jeune paysanne en mal d’homme parce que le sien a été pris pour la guerre, il pense rejoindre la côte et embarquer pour retourner chez lui, lorsqu’il rencontre une patrouille prussienne. Son commandant, le capitaine Potzdorf (Hardy Krüger) l’invite à chevaucher avec eux car la direction qu’il a prise n’est pas la bonne ; il le fait dîner à l’auberge, le fait boire, le fait parler. Il discerne très vite qu’il n’est pas celui qu’il dit être et lui met le marché en main : où il le rend comme déserteur à l’armée anglaise, ou il travaille pour son oncle, ministre de la Police. Barry choisit le moindre.

Il est chargé de surveiller un joueur professionnel qui se fait appeler le chevalier de Balibari (Patrick Magee), officiellement autrichien mais probablement irlandais, peut-être un espion. En présence du chevalier, Barry se trouve devant un compatriote et, en larmes, avec le mal du pays, avoue sa patrie et sa mission. Le chevalier compatit et décide de l’associer. Barry rendra compte au ministre de faits précis et réels mais sans grande importance et il assistera Balibari lors des parties de cartes où celui-ci triche impunément. Un système de codes permet à Barry, qui joue les valets ignorant le la langue et qui vaque à servir les alcools, d’indiquer les couleurs des cartes ou, au baccara, de passer sous la table la bonne carte à sortir du sabot. Les duels pour « l’honneur » quand on accuse le joueur de tricher ou que l’on répugne à payer, sont gagnés aisément par Barry, jeune homme vigoureux expert en armes (comme quoi l’aristocratie, dont c’est pourtant le métier, ne sait même plus se battre). Expulsé pour avoir endetté un prince, le chevalier exfiltre Barry habilement.

Désormais, ils vont de table de jeu en table de jeu mais Barry l’errant n’a pas renoncé à son envie d’élévation sociale. Pour cela, il doit séduire une veuve riche. Il jette son dévolu sur la comtesse Lindon (Marisa Berenson), flanquée d’un mari vieux et handicapé. Il la regarde, la drague, elle succombe à sa faconde d’Irlandais qui sait ce qu’il veut. Le mari succombe lui aussi, opportunément, d’une crise d’asthme après une altercation avec Barry. Ils peuvent se marier et c’est la face de hareng maigre du révérend Samuel Runt (Murray Melvin) qui les marie, puritain précepteur du fils de 10 ans de sir Charles, qui porte déjà le titre de lord Bullingdon sans avoir rien fait (Dominic Savage). Le garçon n’aime pas son beau-père qu’il croit plus opportuniste qu’amoureux et qui trompe sa femme avec les servantes. Il l’insulte et se fait châtier à coup de canne sur les fesses.

Il le détestera encore plus à l’adolescence lorsque Barry préférera sans conteste son propre garçon, Bryan (David Morley à 8 ans) et qu’il dilapide la fortune familiale pour tenter d’obtenir un titre en arrosant les aristos anglais. Mais il est trop Irlandais et trop rustre pour espérer l’obtenir ; il dépend donc entièrement de sa femme et, lorsqu’elle mourra, lui n’aura plus rien. C’est ce que lui dit sa vieille mère, la tête près du bonnet, venue vivre au château.

La justice est absente de ce monde, les voyous restent riches alors que les braves restent pauvres. Comme si c’étaient seulement les bons qui ont château, fortune et roulent en carrosse et les méchants qui restent à trimer à la terre, à la guerre et finissent à l’hospice. Seul l’esbroufe réussit, ou la race, pas le mérite.

Lord Bullingdon devenu jeune homme (un Leon Vitali à grosses lèvres) fait un scandale public le jour anniversaire de sa mère, lady Lyndon. Il prend par la main son jeune demi-frère Bryan, beau petit blond, et lui fait claquer des chaussures en plein concert pour se faire remarquer. Puis il éructe sa haine envers son beau-père l’usurpateur et celui-ci le rosse copieusement devant les invités des hautes classes. Bullingdon quitte sur le champ la demeure familiale et l’incident public donne à Barry mauvaise réputation. Ses anciens « amis » (à l’anglo-saxonne, à la Facebook) ne sont plus, du jour au lendemain ses amis et il perd tous ses appuis précieux dans l’aristocratie anglaise qu’il avait mis des années et une fortune à acquérir.

Pire, le garçonnet Bryan, enfant gâté jamais corrigé de ses mauvais penchants pris sur l’exemple de son père, est désarçonné du cheval qu’il lui avait promis pour le jour de ses 9 ans. Il a désobéi, ayant « promis » (promesse à l’anglo-saxonne, qui se transgresse dès que ses propres intérêts sont en jeu) d’attendre le jour anniversaire et son père pour monter le cheval. Mais il ne peut s’empêcher de vouloir tout, tout de suite, sort en catimini de sa chambre, passant devant le révérend benêt, enfourche sans toque le cheval qui se cabre, tombe sur la tête et meurt un peu plus tard. Fou de chagrin, et se sentant responsable, Barry sombre dans l’alcool, tandis que lady Lyndon se réfugie avec excès dans la religion sous la conduite intéressée du révérend que la mère de Barry veut virer pour faire des économies et empêcher sa mauvaise influence. Après une tentative de suicide de sa mère, Bullingdon provoque Barry en duel mais il est terrorisé, il ne connaît rien aux armes. Son coup part tout seul sans qu’il le veuille. Pris de pitié ? de remord ? de compassion ? Barry Lindon tire son coup par terre et non dans son beau-fils. Le coup suivant de l’adolescent lui casse la jambe et le chirurgien, pas très doué, déclare qu’il faut la couper.

Voilà Barry réduit et ingambe, comme l’ex-mari de la comtesse, mais sans le titre, ni l’argent, ni la considération. Sa mère s’occupe de lui et lord Bullingdon consent à lui verser à vie une pension de 500£ par an – à la condition expresse qu’il sorte d’Angleterre et n’y remette jamais les pieds. Il ira jouer sur le continent.

Le film dresse le portrait d’un ambitieux sans scrupules ni humanité, mais aussi en creux celui d’une élite dégénérée qui n’a plus aucune légitimité à son aristocratie. C’est le pouvoir des mauvais, l’emprise des riches, le mépris de classe quasi raciste. Barry a sans le vouloir l’esprit ravageur, il ridiculise les travers, les tics mentaux, les prétentions de ceux qui se croient supérieurs à lui. La citation en fin de film rappelle qu’une fois mort, tous sont désormais égaux. Le tragique de ce destin est accompagné par de Trio pour piano et cordes no 2, op. 100 de Schubert, comme une ode funèbre qui reste dans la tête une fois les images enfuies.

DVD Barry Lindon, Stanley Kubrick, 1975, avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Patrick Magee, Hardy Krüger, Steven Berkoff, Warner Bros Entertainment 2001, 2h58, €7,48 Blu-ray €7,99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’argent de Marcel L’Herbier

Chef d’œuvre du muet, ce pourquoi le film est long, allongé des tableaux de texte, Marcel L’Herbier revisite le roman de Zola (chroniqué sur ce blog) publié en 1891 dans les années 20. Le spectateur d’aujourd’hui peut voir s’animer le grouillement des traders de l’époque, petits spéculateurs, au palais Brongniart, le temple de la Bourse de Paris. La corbeille est au centre, réservée aux agents de change en charge (un office comme celui des notaires à l’époque), comme un vortex qui fascine et absorbe l’argent investi sur de petits papiers. Un travelling tourbillonnant et plongeant de caméra donne d’ailleurs cet effet étourdissant au spectateur.

L’histoire est modernisée et simplifiée, cinéma oblige. Jacques Hamelin (Henry Victor) est un pionnier de l’aviation plus intéressé par la technique et l’aventure que par l’argent. Ce n’est pas le cas de sa femme Line (Marie Glory), une dépensière qui a accumulé les dettes et les cache à son mari. Son ami journaliste, Huret (Jules Berry), propose à Jacques de rencontrer le financier Nicolas Saccard (Pierre Alcover), président de la Banque Universelle, qui adore investir dans des projets spéculatifs. Hamelin peut joindre la Guyane française dans le nouvel avion qu’il a conçu avec un nouveau carburant et assure que les terrains là-bas, sur lesquels il a pris une option, regorgent de pétrole et autres minerais. Saccard est gros et riche, il paraît opulent mais il est, comme d’habitude, au bord de la ruine. Il voit dans le projet Hamelin l’occasion de se refaire.

Un banquier concurrent lui en veut particulièrement, Alphonse Gunderman (Alfred Abel), dont le nom évoque chez L’Herbier la banque protestante, parée de vertu et opposée à la banque spéculative catholique (en France). Saccard rencontre Gunderman pour s’assurer de sa neutralité mais l’autre trouve immoral l’argent non fondé sur des actifs tangibles et refuse. Mais Saccard, finaud, fait du storytelling. Il laisse croire qu’il est au mieux avec Guderman et que celui-ci va le soutenir, juste pour que ses actions jusqu’ici en baisse sur des rumeurs de faillite, puissent remonter. Ce qui lui permet d’empocher un prêt supplémentaire d’une banque de Bordeaux qui l’avait refusé récemment.

L’annonce de l’opération exploitation pétrolière en Guyane avec un héros de l’aviation en tête de gondole comme vice-président est l’occasion d’une belle publicité – et l’augmentation de capital auprès des petits et gros actionnaires est un succès. Même Gunderman investit – non sans arrières-pensées : « il stocke des munitions », dit un courtier avisé. Il fait acheter par Londres, New York, Berlin, Amsterdam, Tokyo pour que cela se voie moins ; il fera vendre de même lorsque le moment sera venu de sonner l’hallali, ce qui fera croire que les analystes boursiers du monde entier sont d’accord pour évaluer la Banque Universelle. Saccard ne s’arrête pas là.

Il complote avec son secrétaire particulier Mazaud (Antonin Artaud lui-même) pour manipuler l’information. Le vol transatlantique de Hamelin est un succès, Radio Paris annonce son atterrissage en Guyane – hausse des actions Saccard, ventes partielles des courtiers Saccard. Puis Tokyo annonce que son avion a été vu à l’est de certaines îles proches, piquant en flamme dans l’océan – chute des actions Saccard, rachats partiels des courtiers Saccard sur la nouvelle, en-dessous d’un certain prix. Dans un télégramme codé, le secrétaire particulier annonce cependant à son patron que les colis sont bien livrés, donc que l’aviateur a pleinement réussi. Lorsque la nouvelle est officielle, confirmée par un télégramme de Jacques à sa femme Line, les actions Saccard remontent, engendrant une belle plus-value.

C’est évidemment faire peu de cas des sentiments de Line. Effrayée par l’aventure de son mari, elle le supplie de ne plus partir mettre sa vie en danger dans les airs, surtout qu’il est sujet à des pertes de vision. Saccard, pour obtenir qu’il devienne vice-président alors que Jacques le refuse, fait croire à sa femme que ce poste le maintiendra à Paris. Elle s’aperçoit que c’est faux parce que Jacques pose une seule condition : continuer à être aviateur et voler. Les adieux sont hystériques (et interminables, ce qui est lassant). A la nouvelle que l’avion s’est écrasé, Line est effondrée et va au grand bureau de Saccard pour se suicider au pistolet sous ses yeux. Le gros banquier jongle avec les téléphones, dans un fouillis de tableaux et de fils qui vont perdurer d’ailleurs à Paris jusque dans les années 1990 à la Bourse ! Il réussit à l’empêcher d’appuyer sur la détente et lui livre le télégramme du succès.

Il la désire depuis le premier jour mais les affaires avant tout. Ce n’est qu’ensuite, lorsque le succès est assuré, qu’il va manipuler la jeune femme écervelée et panier percé, en lui trouvent un grand appartement, un bracelet de 125 000 francs, un carnet de chèques – avec procuration de son mari, signée en Guyane sans le savoir par Jacques auprès du secrétaire parmi d’autres papiers, dont les bilans de la société. Saccard les tient. Line claque 300 000 francs en quelques semaines et si elle ne lui cède pas, il fera opposition à ses chèques, ce sera la ruine, la correctionnelle, la honte sociale et personnelle.

C’est la baronne Sandorf (Brigitte Helm), une femme cupide et stupide, adonnée au jeu, ancienne maîtresse de Saccard et qui veut se venger de lui en rapportant des rumeurs sur le précaire équilibre financier de la Banque Universelle et les malversations qu’y aurait commises Saccard, qui convainc Line de porter plainte en justice, ce qui est le droit de tout actionnaire. Elle évitera ainsi de céder au chantage sexuel que la baronne a perçu à la soirée organisée par le banquier. Line liquide les actions de la Banque Universelle, porte l’affaire en justice et Saccard est arrêté, de même que Jacques Hamelin en tant que vice-président de la société lorsqu’il revient toucher le sol français depuis un paquebot, puis un transport aérien de Bordeaux au Bourget. Sa santé s’est dégradée sous le climat tropical guyanais et il n’y voit plus guère. Au procès, il est cependant acquitté pour avoir été dupé et est acclamé en tant que héros national, tandis que Saccard écope de six mois de prison pour faux bilans. Ce n’est pas cher payé mais il est vrai qu’il n’a tué ni violé personne. Son affaire s’écroule et Gunderman, en banquier avisé, s’empresse de reprendre l’idée de Jacques et les terrains vendus à la faillite, tout en récupérant le héros dans sa propre affaire pour qu’il la développe sans spéculation.

Incorrigible joueur et bateleur de vent, Saccard emprisonné parle d’une prochaine affaire dont il a eu l’idée au gardien, lequel se demande s’il ne serait finalement pas intéressé… Tout le film est une charge contre l’ARGENT. Il achète tout, il rend goujat, il corrompt. L’argent est une malédiction diabolique qui métamorphose les gens en féroces prédateurs, égoïstes et cupides, avides d’assouvir leur pouvoir et leur sexualité, perdant toute raison. D’où l’association de l’argent (l’avarice, l’usure, la banque impitoyable, le capitalisme) aux Juifs par Zola en son temps. Marcel L’Herbier a peut-être voulu casser le code en faisant de Gunderman, dont le nom peut être protestant alsacien plutôt que juif (Zola en avait fait un Juif), un banquier non spéculatif, plus intéressé par l’investissement en actifs productifs que par des gains sur allers et retours boursiers. Saccard y succombe, ce qui le rend humain malgré son gros ventre content de lui et ses lèvres pulpeuses lorsqu’il lorgne les bas gainés de soie de la jeune Line. L’envoûtement du spectateur est là : l’argent fascine, il permet tout, est cause de tout, peut donner la gloire et la richesse comme la ruine et la honte. Quiconque se soumet à l’argent entre en tragédie.

Le noir et blanc 1928 et les expressions outrées des acteurs et actrices du muet accentuent ce côté théâtral. La Méchain (Yvette Guilbert) tout en noir, qui rachète au plus bas prix uniquement les actions en quasi faillite, est une Cassandre qui apparaît aux bons moments, telle un vautour. Même le petit groom de 12 ans en uniforme à boutons dorés (Jimmy Gaillard) qui porte les plis au gros banquier Saccard, a son rôle de messager du destin.

DVD L’argent, Marcel L’Herbier, 1928, avec Pierre Alcover, Brigitte Helm, Marie Glory, Yvette Guilbert, Alfred Abel, Carlotta Films 2088, 2h24, €13,26

ou Blu-ray Lobster Films 2019 €21,25

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jason et les Argonautes de Don Chaffey

Les Argonautes sont des héros fabuleux dont même Circé parle dans L’Odyssée. Ils sont les pions des dieux, amusés à jouer aux échecs. Zeus (Niall MacGinnis) dispute avec son épouse Héra (Honor Blackman) une partie et les humains en sont les pièces ; ils les regardent s’ébattre dans un bassin comme à la télé. Pélias (Douglas Wilmer) a voulu être roi de Thessalie à la place du roi. Il l’a donc attaqué, vaincu et tué. Mais une prophétie lui apprend qu’il sera tué par le fils de ce roi, chaussé d’une seule sandale. Un bébé a échappé à la tuerie à l’arme blanche : son neveu Jason. Vingt ans plus tard, c’est un beau jeune homme robuste (Todd Armstrong), élevé en berger, qui sauve Pélias tombé, par la malice d’Héra, dans le fleuve où son cheval a fauté. Pélias est rescapé de la noyade grâce à Jason, sans le connaître. Jason, de son côté, sait-il qu’il est le fils de l’ancien roi et qu’il a l’intention de reconquérir son royaume que l’actuel roi asservit en tyran.

Mais pour cela, il lui faut un symbole qui le légitime aux yeux du peuple. Une fabuleuse toison d’or aurait, paraît-il des vertus de ce genre, assurant la prospérité du royaume de Colchide, aux confins du monde (connu). Pélias, qui a reconnu en Jason celui qui le tuera, ne peut le supprimer sur le champ, comme son fils Acaste (Gary Raymond) le presse de le faire : ce serait offenser les dieux que de faillir à l’honneur. Il suggère plutôt à Jason d’aller chercher la toison d’or. Ce sera au péril de sa vie et donnera à Pélias le répit d’existence auquel il aspire.

Jason réunit tout ce que la Grèce a de meilleur : un bateau de guerre solide, un équipage d’athlètes vainqueurs aux jeux, dont le fameux Hercule, et vogue la galère vers la Colchide mystérieuse. Le jeune Hylas se fait inviter par les héros en rusant pour égaler Hercule au lancer de disque : il fait ricocher le sien, ce qui demande moins de force. Une figure de proue est installée à la poupe et regarde vers l’intérieur du navire. Si celui-ci est nommé Argos du nom de son capitaine (Laurence Naismith) – d’où le nom d’Argonautes donné à ses marins aventuriers – la figure est celle d’Héra, cheftaine des dieux après Zeus. Elle a obtenu de son dominateur de mari le droit de répondre à cinq questions seulement pour aider Jason, mais pas une de plus.

Le bateau part de Thessalie, enfile le Bosphore – où sont les falaise rapprochées, les roches broyeuses – avec pour direction la côte sud de la mer Noire et la Colchide, aujourd’hui la Géorgie. C’est une quête du soleil (l’or), symbole de vie et de fortune matérielle (le bélier). L’esprit astucieux et rusé (la métis des Grecs) s’unit chez Jason à la passion de retrouver son trône et chez son équipage de prouver leur valeur, ainsi qu’à l’instinct de prédation de tous pour rapporter un trésor. Tous les étages de l’humain sont associés à cette quête initiatique durant laquelle dieu opposant et déesse adjuvante vont contrer ou favoriser le héros pour qu’il accomplisse son destin. Le compagnonnage guerrier doit à la fois mériter de son chef et ce dernier les mériter.

Les obstacles sont nombreux, à commencer par la vanité d’Hercule (Nigel Green) qui fait tuer son jeune compagnon Hylas (John Cairney) en dérobant, contre les ordres formels de Jason, un bien des dieux sur l’île où Héphaïstos a forgé les statues de Titans. L’un d’eux, Talos, se venge et écrase le jeune homme en s’abattant après que Jason eût compris que sa faiblesse est au talon. Triton, en revanche, mandaté par Héra, protège le navire contre les roches broyeuses du Bosphore et permet à Jason de sauver la grande prêtresse de Colchide, Médée (Nancy Kovack), qui tombe raide dingue de lui. Ce qui permettra à nos héros d’entrer dans la cité.

Hylas hélas ! Jason en prison ! Mayday Médée ! Le traître se cache dans les détails : le beau svelte Acaste suggère de pénétrer la cité de nuit, pour ne pas se faire repérer bien sûr, mais surtout pour éliminer Jason sans que personne ne le soupçonne. Instruit par les dieux, le héros le défie, ils se battent, Acaste se jette dans les flots et disparaît… mais pour mieux les trahir en les dénonçant au roi de Colchide Aétès (Jack Gwillim), qui les fait enfermer. Médée drogue les gardiens pour faire échapper Jason et ses compagnons qui vont, dès lors, reprendre leur vaisseau tandis que Jason va à la chasse à la toison. Il se bat avec l’hydre, puis avec quelques soldats de Colchide, enfin avec une troupe de squelettes levée par Aétès (quatre mois de travail pour le tournage) en invoquant un dieu qui lui conseille de semer les dents de l’hydre morte, lesquelles vont lever depuis le sol. Jason combat, ce qui n’est pas sans cocasseries côté squelettes, des guerriers meurent mais le héros s’échappe en sautant directement de la falaise dans la mer – les squelettes ne savent pas nager… C’est épique, mais la partie n’est pas terminée pour les dieux !

Les effets spéciaux de Ray Harryhausen sont restés mémorables mais font évidemment piètre figure aujourd’hui. L’hydre aux sept têtes menaçantes apparaît comme un gros calmar en plastique qu’on déplace d’avant en arrière pour l’action. Les roches broyeuses sont des dents mal chaussées du décor qui oscillent même quand elles ont fini de s’écrouler. Seules les harpies font vrai, diaboliques avec leurs ailes membraneuses et leurs voix criardes. Le colosse de Telos, géant de bronze qui grince à chaque mouvement est réussi, de même que la bataille des squelettes qui impressionne vivement les plus petits.

DVD Jason et les Argonautes (Jason and the Argonauts), Don Chaffey, 1963, avec Todd Armstrong, Nancy Kovack, Jack Gwillim, Gary Raymond, Niall MacGinnis, Douglas Wilmer, Laurence Naismith, Honor Blackman, Michael Gwynn, Sidonis Calysta 2019, 1h40, €13,00 Blu-ray €14,98

Pistes pédagogiques pour les profs

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Das Boot de Wolfgang Petersen

Un film de guerre retraçant la vie réaliste des sous-mariniers allemands durant la Seconde guerre mondiale. Il est l’adaptation romancée du récit de Lothar-Günther Buchheim, journaliste embarqué. Il existe plusieurs versions de ce film culte qui a réhabilité l’armée en Allemagne en 1981. Je chronique ici la version longue originale sans coupures de 4h42 (en 2 DVD). La version cinéma ne faisait que 2h29 et c’était déjà trop pour un film en salle. Une version télévisée en série en six épisodes de 50 mn a été adaptée en 1985 d’après le tournage original. Enfin une version « director’s cut » a été montée en 1997 pour 3h29. Mais rien ne vaut l’original en son entier.

Le bateau (Boot en allemand) est un microcosme d’humanité. C’est un lieu fermé qui renferme des personnalités diverses et des caractères plus ou moins placides ou emportés. C’est aussi un instrument de guerre, un poing fermé entre les mains de son commandant qui obéit aux ordres de l’amirauté. Son but : couler le maximum de navires alliés qui viennent ravitailler le front en Europe, et notamment le Royaume-Uni, seul pays qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. En octobre 1941, lorsque débute l’histoire, il y a moins que les 18 U-Boot affectés à l’Atlantique en 1940 ; beaucoup ont été coulés selon le capitaine.

Ce sont encore des « sous-marins » occasionnels, fonctionnant au diesel. Ils ont besoin de remonter en surface pour faire de la vitesse (14 nœuds) recharger les batteries et renouveler l’air (le schnorkel ne sera mis en service que fin 1943), ou viser pour tirer efficacement des torpilles. Leur durée en plongée est réduite à quelques heures et leur vitesse est lente (4 nœuds). Les Alliés, qui ont perdu beaucoup de cargos dans les premiers mois de la guerre, perfectionnent leurs techniques de défense et de traque. Des destroyers escortent les convois, des avions chasseurs de sous-marins décollent des côtes, mais les deux sont handicapés par leurs rayons d’action, trop faibles pour couvrir toute la traversée de l’Atlantique. En revanche, dès qu’un U-Boot est repéré par l’émission caractéristique en morse de la lettre B suivie d’une barre, les destroyers se coordonnent pour le grenader en triangulant sa position par radiogoniométrie. Les Allemands ignoraient ce dispositif et continuent d’envoyer réglementairement toutes les heures, un message indiquant leur point en code. Le capitaine s’étonnera que les autres sous-marins ne lui envoient pas leur point, mais c’était justifié par l’expérience ! La dernière partie du film montrera aussi le « ping » caractéristique des premiers sonars anglais sur la coque métallique du sous-marin échoué sur le fond, aptes à repérer une grosse masse métallique.

Dans le film, le U-96 va appareiller de la base bétonnée de La Rochelle. La veille, l’équipage et les officiers ont fait la grosse fête, surtout alcoolisée, avec des petites femmes. L’un des officiers a une amoureuse qui est enceinte de lui, il peine à la quitter et s’inquiète des « maquisards » qui lui feront sa fête si l’Allemagne perd la guerre. Le départ a lieu dans les flonflons, puis la croisière dans l’Atlantique se déroule en surface, comme si de rien n’était. Car la zone affectée au sous-marin par l’amirauté n’est pas propice à rencontrer des convois. Le gros galonné de « grand » amiral Dönitz fait le matamore devant Hitler, marmonne le commandant (Jürgen Prochnow), mais il n’est pas foutu d’organiser la surveillance des convois et la tactique efficace pour les chasser. C’est pourquoi le capitaine, qui voit que l’équipage s’ennuie et commence même à connaître des frictions, entreprend de torpiller une corvette qui passait par là. Sauf que celle-ci l’a repéré et fonce sur le sous-marin qui est forcé de plonger en catastrophe. Premiers grenadages, qui font quelques dégâts, mais réparables. Ouf !

C’est ensuite le message qu’un autre U-Boot a accroché un convoi et le U-96 se porte sur les lieux. Il lance trois torpilles qui font mouche, mais il est une nouvelle fois repéré par les destroyers, qui se relaient pour le traquer. Le grenadage provoque un incendie à bord et des voies d’eau, le sous-marin descendant à une profondeur limite pour sa coque. Mais il s’en sort une fois de plus parce que chacun fait bien son métier. Lorsque le U-Boot refait surface, les destroyers se sont éloignés avec le convoi et seul un pétrolier brûle sur la mer. Mais il n’est pas coulé et le commandant décide, on ne sait pourquoi, de l’achever avec une nouvelle torpille. Il aurait pu le laisser flamber, de toutes façons il était inutilisable. Des marins sont encore à bord qui tentent d’échapper au feu en se jetant à l’eau et en nageant vers le sous-marin en surface. Mais l’engin comprend déjà une cinquantaine d’homme et ne peut prendre en charge les rescapés. Il recule et s’efface dans la nuit. Cela a marqué les officiers, la guerre et ses exigences contreviennent à l’humanité et à la solidarité des gens de mer.

Retour à La Rochelle pour avitailler et réparer, sauf que… message radio codé : le U-96 doit rallier Vigo en Espagne, pays neutre, pour y refaire le plein de mazout et de vivres, puis aller en Méditerranée pour soutenir un Rommel en peine avec l’Afrique du nord, enfin La Spezia en Italie. Ce qui est suicidaire : passer le détroit de Gibraltar étroitement surveillé par les destroyers anglais est une risque élevé ! Berlin refuse même que le correspondant de guerre Werner (Herbert Grönemeyer) débarque à Vigo ainsi que le premier lieutenant ingénieur en chef (Klaus Wennemann) dont la femme vient d’être bombardée à Cologne.

Le U-Boot va donc tenter de passer, en surface pour bénéficier du courant favorable dans ce sens, et pour avoir de la vitesse, puis en plongée une fois terminée l’étroitesse du détroit. La chance est avec eux au début, puis tourne. Un patrouilleur repère le sous-marin et la traque commence. Le U-Boot est obligé de plonger profond puis, endommagé par les charges sous-marines, ne peut se stabiliser. Il descend au-delà du cadran prévu pour la profondeur, à 280 m, heureusement arrêté dans sa chute par un banc de sable. La coque craque, des joints éclatent, des boulons sautent, mais la carcasse résiste quand même. Cependant, l’eau entre et les batteries sont noyées pour beaucoup. C’est alors que commence pour l’équipage la course contre la mort. Colmater, purger, gonfler, réparer le courant en joignant les batteries restantes, restaurer le diesel, enfin remonter et faire surface. Il était temps, l’air commençait à manquer ! C’est là que se révèlent les caractères, du chef-mécanicien Johann (Erwin Leder) qui craque puis se reprend en héros, au premier lieutenant qui se donne totalement, et aux hommes qui, épuisés, portent quand même des seaux pour évacuer l’eau.

Le U-96 n’a pas pu passer Gibraltar et est trop endommagé pour continuer ; il rallie La Rochelle, son port d’attache. Une fois à quai à La Pallice, dans les flonflons des autorités et des badauds… un raid aérien allié survient ! Tragique de l’histoire, le sous-marin qui avait vaillamment résisté à toutes les épreuves en mer avec un seul blessé est coulé à terre et son équipage décimé. Le commandant, atteint de plusieurs balles, n’a que le temps de voir disparaître complètement son bâtiment avant d’expirer, sous les yeux du correspondant de guerre navré.

La longueur permet le suspense tout en faisant connaissance avec chacun. Le spectateur vit l’aventure jusqu’au bout avec ses moments drôles, ses instants dramatiques et sa fin tragique. Les marins sont pris dans l’engrenage qui les dépasse, celui de la guerre, des folies d’un dictateur, de la mégalomanie ronflante d’un amiral, des ordres ineptes des bureaucrates à Berlin. Chacun fait son boulot et c’est cela l’héroïsme : faire ce qu’on doit au moment où on le doit – malgré sa peur et sa lassitude, malgré tout.

DVD Das Boot (Le bateau) version longue, Wolfgang Petersen, 1981, avec Jürgen Prochnow, Herbert Grönemeyer, Klaus Wennemann, Hubertus Bengsch, Martin Semmelrogge, Sony Pictures 2004, 4h42 en 2 DVD, €14,12 Blu-ray €15,63

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les trois mousquetaires de Richard Lester

Une série à l’ancienne de trois films d’1h45 chacun environ pour mettre en images les romans célèbres d’Alexandre Dumas. L’histoire est connue, d’Artagnan (Michael York) est un cadet de Gascogne écervelé, au corps souple et plein d’énergie, que son père ancien soldat a entraîné vigoureusement à l’épée et à la lutte pour l’envoyer à ses 18 ans à Paris, auprès du comte de Tréville (Georges Wilson), capitaine-lieutenant des mousquetaires du roi. Une lettre de recommandation lui est confiée ainsi que l’épée du grand-père en souvenir du bon vieux temps.

Le cadet agira comme un jeune chien dans un jeu de quilles, se battra en duel contre les gardes du cardinal et se fera trois amis, couchera avec sa logeuse qui a l’oreille de la reine, laquelle lui confie la mission d’aller récupérer à Londres des ferrets de diamant imprudemment donnés à Buckingham son amant de cœur. Aidé de son fidèle laquais Planchet (Roy Kinnear), d’Artagnan trouvera sur sa route le comte de Rochefort (Christopher Lee), capitaine des gardes du cardinal et Milady (Faye Dunaway), une perverse narcissique qui travaille contre la reine et Buckingham.

D’Artagnan est un personnage qui a vraiment existé, de son vrai nom Charles de Batz de Castelmore, né vers 1615 près de Lupiac en Gascogne et mort au siège de Maastricht en 1673, après que Louis XIV lui ait fait arrêter en 1661 le surintendant Fouquet puis l’ait fait gouverneur de Lille. D’Artagnan a habité au numéro 1 de la rue du Bac à Paris dans un hôtel particulier et a eu deux fils prénommés Louis tous les deux. Il a pris des notes avec lesquelles Gatien de Courtilz de Sandras a rédigé à la Bastille des Mémoires apocryphes qu’Alexandre Dumas, les découvrant par hasard chez son ami Joseph Méry à Marseille en 1843, s’empresse de reprendre pour son feuilleton dont le premier tome paraît en 1844. Quant aux autres « trois », ils ont aussi existé parmi les mousquetaires : Armand de Sillègue d’Athos d’Autevielle, Isaac de Portau et Henri d’Aramitz, tous Béarnais. Mais Dumas a bien sûr raccourci, enjolivé et déformé pour créer une œuvre d’imagination emplie d’action et de verve.

Le film de Richard Lester simplifie et caricature encore, ce qui est la loi du genre. Notre époque pressée préfère le simplet et les images font, plus que la lecture, support à l’imaginaire. La première scène où le jeune d’Artagnan se bat torse nu comme un lion contre son père qui finit par reconnaître qu’il est devenu son égal est un morceau d’anthologie. Après la sortie du film, en 1974, nombre de jeunes garçons sortaient se battre aux bâtons sans chemise sur les stades et dans les prés. D’autres scènes juste assez érotiques pour titiller la puberté naissante, sans faire sourciller les parents rigoristes, restent à la mémoire. Constance Bonassieux (Raquel Welch), la logeuse de Paris au mari faible et niais, femme de chambre de la reine, est bien jolie et aime prendre du plaisir avec les jeunes hommes plein de vigueur qui lui plaisent. Cela tombe à pic, d’Artagnan garde rarement sa chemise et ne la ferme presque jamais avant d’être devenu mousquetaire et policé. Plus tard, ce sera la courtisane espionne de luxe « Milady » dite « de Winter » alors qu’elle a été flétrie de la fleur de lys sur l’épaule comme voleuse et putain, qui sert les intérêts du cardinal duc de Richelieu (Charlton Heston). Elle est bien plaisante elle aussi et sait faire agir ses charmes, notamment la naissance de ses seins ; mais elle est un adversaire redoutable, loin d’être une faible femme, et porte toujours un poignard dans son corset entre ses deux mamelles.

Des « trois » mousquetaires restants, seul Athos (Oliver Reed) a quelque consistance dans le film ; les deux autres sont insignifiants et servent de faire-valoir. Porthos (Frank Finlay) est balourd et vaniteux, dépensier et constamment perdant ; Aramis (Richard Chamberlain) est fin et bien mis mais fasciné par la prêtrise. Athos, le plus âgé, prend le jeune d’Artagnan sous son aile, comme un fils qu’il croit n’avoir jamais eu (lisez la suite, Le vicomte de Bragelonne, pour le savoir). Il a été marié à une femme très belle à qui il a donné son titre de comte de la Fère, son château et sa fortune, et dont il a découvert la flétrissure lors d’une chute de cheval. Il l’a répudiée mais n’a jamais pu oublier son amour. Il la fera condamner au terme de péripéties aventureuses où elle trahit la reine de France Anne d’Autriche (Geraldine Chaplin) puis le duc de Buckingham (Simon Ward), Premier ministre d’Angleterre avec qui elle couche avant de le faire zigouiller, d’étrangler la Bonnasieux et de tenter de tuer à plusieurs reprises d’Artagnan après l’avoir mis dans son lit. Car il s’agit de Milady, évidemment. Le bourreau de Béthune, sur les terres de la Fère, lui tranchera la tête pour cinq pistoles, comme on fait d’un serpent.

Le roi Louis XIII (Jean-Pierre Cassel) est présenté comme frivole et bêta, la reine comme une jolie femme qui s’ennuie mais ne veut pas trahir son mari, son roi, ni la France. Le cardinal de Richelieu, en revanche, est un grand personnage du film, l’égal de d’Artagnan en importance. Il est fin, raisonnable et a le sens de l’honneur. Il fait de la haute politique, ce qui implique les intrigues et le meurtre, mais sait reconnaître les qualités de ses adversaires. A commencer par d’Artagnan, mousquetaire du roi, que les gardes du cardinal ne cessent de provoquer en duels divers. Ceux-ci sont assez mal organisés dans le premier opus, mieux dans le second, à moins que l’on s’habitue à ce que l’épée soit maladroite et les coups de pieds ou de poings majoritaires. C’est en tout cas un bon spectacle.

Les costumes sont superbes et les lieux bien rendus, quoique le palais du Louvre fasse carton-pâte en fond de décor. Des galapiats errent entre les soldats, les marins et sur les marchés, dépoitraillés à loisir à la mode des années 70, et toute cette vie bien rendue est un plaisir supplémentaire et un clin d’oeil aux gamins spectateurs. De même qu’un certain humour, comme ce duel sur la glace entre Rochefort et d’Artagnan puis, au siège de La Rochelle, ces moutons chassés par les canons qui tirent un à un – après qu’un prêtre catholique les eut bénis !

Une bonne série pour enfants et adolescents, emplie de scènes d’action, d’amitié virile et de désirs délicats pour les belles femmes, sur fond d’honneur du royaume et de trahisons d’espions.

DVD Les trois mousquetaires 1973 – On l’appelait Milady 1974 – Le retour des mousquetaires 1989, Richard Lester, 1973, avec Michael York, Faye Dunaway, Oliver Reed, Raquel Welch, Geraldine Chaplin, Charlton Heston, Richard Lester, Christopher Lee, Richard Chamberlain, Jean-Pierre Cassel, Frank Finlay, StudioCanal 2004, 5h04, €148,64

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder

Le célèbre détective revisité bien après la mort de son fidèle Docteur Watson. Une malle retrouvée « à l’ouvrir que cinquante ans après » livre les secrets d’une affaire délicate qui met en cause les femmes et le gouvernement de Sa Majesté. Je veux parler de VR, Victoria Regina, la petite dame en noir.

Le récit est réjouissant et la réalisation emplie d’un humour tout britannique. Souffrons cependant que le factotum, quand même docteur en médecine, soit présenté comme un niais qui bafouille lorsqu’il croit voir des choses. Pour le reste, histoire tordue, monstre du Loch Ness, belles pépées, sept nains, six moines, Russes plus vrais que nature, Écossais bourrus à souhait, Allemands retors bien que dirigé par le petit-fils de Victoria la reine, le Kaiser Guillaume.

Sherlock (Robert Stephens) s’ennuie, aucune affaire ; il y a bien les sept nains qui ont disparus mais le directeur du cirque n’offre que 5 £ car il n’y en a que six. Sherlock se shoote à la cocaïne pour oublier, au grand dam de son médecin Watson (Colin Blakely) qui aimerait bien une nouvelle affaire pour que le maître agite ses petites cellules grises et que lui puisse suivre puis publier dans The Strand Magazine une nouvelle aventure qui fait les délices du public. Au courrier, une seule chose intrigue Sherlock : qu’on lui offre des billets en loge pour le Lac des cygnes des ballets impériaux russes qui passent à Londres et dont les inscriptions sont closes depuis longtemps.

La célèbre diva Petrova (Tamara Toumanova) effectue sa dernière danse. Sherlock baille ; autant il aime la musique, autant le ballet l’ennuie. Au baisser de rideau, le directeur Nikolaï Roghozin (Clive Revill) s’introduit dans leur loge afin de les convier à le suivre. Il laisse Watson aux mains des ballerines qui s’empressent de le faire danser sans parler un seul autre mot anglais que « yes » et pousse Sherlock dans la loge de la diva. C’est simple, elle lui offre un violon Stradivarius, un vrai du XVIIe siècle (une fortune), pour qu’il la baise une semaine à Venise et lui fasse un enfant. Elle veut en effet, à la russe, le meilleur : sa beauté à elle et son intelligence à lui. Sherlock Holmes n’a rien contre les femmes mais il les tient à distance, en bon Anglais dressé dans les collèges victoriens. Il déclarera avoir été fiancé à la fille de son prof de violon mais la fille a eu le mauvais goût de décéder d’influenza deux jours avant les noces. Depuis, il se méfie : les femmes sont imprévisibles, aptes à la trahison. Ne sachant comment décliner sans vexer, il laisse entendre qu’il est pédé – comme Tchaïkovski. La Petrova est outrée, le directeur aussi, mais Sherlock est sauvé. Il récupère un Watson échevelé qui badine fort avec les jolies ballerines et leurs « popotins ». Sauf que le directeur s’empresse de divulguer la chose aux filles et elles s’éloignent du docteur, laissant la place à leurs jeunes partenaires masculins – l’homosexualité est courante dans les ballets.

Lorsqu’il l’apprend, Watson est outré. Il accuse Holmes de l’avoir déconsidéré auprès de la société, de son régiment de fusiliers, de son club… Lui, homosexuel ? Quelle honte ! Sherlock élude, c’était la seule façon de se sortir de ce piège habilement tendu. C’est alors que surgit une autre affaire, encore une femme. La poule mouillée est déshabillée, quasi muette (Geneviève Page), repêchée dans la Tamise par un cocher qui réclame le prix de sa course ; pourquoi l’a-t-il amenée chez Holmes ? Parce qu’il a trouvé sa carte dans ses poches avec l’adresse, 221b Baker Street. Faut-il la renvoyer ? Watson s’empresse, lui fait donner du thé par sa logeuse, lui verse un somnifère, lui consent son lit – il couchera sur le divan. Quant à Holmes, il cogite. Ses chaussures indiquent une marque de Paris, elle parle donc français ; ses étiquettes de vêtements indiquent Bruxelles, elle est donc belge ; son anneau de mariage montre son prénom Gabrielle et celui de son mari, Émile. Quant à sa paume, elle a gardé la trace d’une étiquette de consigne avec le numéro 310 qu’Holmes aperçoit lorsqu’elle se réveille et sort nue pour se jeter dans ses bras ; il est suggéré qu’elle a couché avec lui dans la nuit. Il part donc chercher la valise au débarqué de la malle maritime de Belgique tandis que Watson dort toujours. Celle-ci révèle une pile de lettre de son mari Émile Valladon, ingénieur et son portrait.

Le mari ne répond plus et sa femme est venue aux nouvelles. L’adresse qu’il a donné est une boutique vide et la société Jonas qu’il indique comme son employeur n’existe pas. Gabrielle engage Sherlock à retrouver son mari. Ce dernier consent car il veut se débarrasser d’elle au plus vite, elle le gêne dans ses activités et les femmes engendrent des émotions embarrassantes qui font mauvais ménage avec la logique. Ils vont donc envoyer une lettre vide à l’adresse, s’y planquer et voir qui vient la chercher. Il y a dans la pièce tout un lot de canaris qu’une vieille en fauteuil roulant vient approvisionner tout en prenant le courrier. Des ouvriers viennent prendre un lot d’oiseaux en cage et la vieille laisse en partant une lettre… destinée à Holmes !

Celui-ci est convoqué au Diogène’s Club, un antique ramassis de vieillards compassés, qui semble servir de couverture au ministère des Affaires étrangères et où officie le frère de Sherlock, le haut-fonctionnaire Mycroft Holmes (Christopher Lee). L’affaire Valladon est un secret d’État et le détective privé est prié de s’effacer. Mais Sherlock a pu comprendre lors de la livraison d’un plis que l’Écosse, et même le Glenn quelque chose qui ouvre sur le Loch Ness, était l’endroit où devaient être livrées « trois boites ». Il embarque donc tout son petit monde par le train d’Inverness tandis que Gabrielle ouvre et ferme curieusement son ombrelle à la fenêtre comme si elle fonctionnait mal. Sherlock et Gabrielle sont Monsieur et Madame Ashdown tandis que Watson est leur valet. Ce qui donne des situations cocasses dans le train où le valet voyage en troisième classe et dort assis au milieu des moines trappistes qui lisent le livre de Jonas (tiens?) tandis que le couple dort en wagon-lit ; puis au château hôtel où ils ont une suite tandis que le valet est au grenier et les chiottes au sous-sol…

En visitant le pays, les trois vont d’abord au lieu mentionné par inadvertance par Mycroft. C’est un cimetière où, en effet « trois boites » sont livrées, trois cercueils dont deux petits : « un père et ses deux fils », disent le fossoyeurs ; ils se sont noyés dans le loch lorsque leur barque s’est renversée à cause de la houle – ou bien parce qu’ils ont vu le Monstre ! Juste après, plusieurs petits personnages viennent se recueillir sur les tombes : ce sont des nains et pas des enfants – probablement ceux du cirque – mais qui est l’adulte ? Dans la nuit, pour en avoir le cœur net, Sherlock ouvre le cercueil : il s’agit de Valladon, bel et bien mort avec trois canaris devenus blancs et son anneau de mariage devenu vert. Il n’y a qu’une seule explication : le chlore. La visite touristique se poursuit en vélo pour trouver le château. Un seul est « interdit au public » et le guide officiel n’y connaît rien en histoire tandis que les touristes évincés voient livrer deux cages de canaris et deux bidons d’acide sulfurique. En interagissant avec l’eau, cela donne… du chlore ! C’est donc le bon endroit.

Ils y reviennent de nuit en barque à rames et voient survenir le Monstre au ras de l’eau qui se dirige droit vers le château. Watson est terrifié mais Holmes écoute au stéthoscope le bruit d’un moteur sous la surface. Il s’agit donc d’un bateau sous-marin dont le col de dragon est érigé pour effrayer les superstitieux (surtout dans le brouillard et après un whisky bien tassé). Mycroft, qui est plus malin qu’on ne croie, invite donc son frère qui persiste à visiter la base secrète et à rencontrer la reine Victoria qui vient inaugurer le nouveau fleuron de la Marine britannique. Sauf que la petite reine est outrée qu’on puisse tirer sournoisement et sans sommation sous la surface, en n’arborant pas fièrement les couleurs britanniques. Elle refuse l’engin, même si les Prussiens construisent un prototype et espionnent pour ça. Holmes suggère alors à Mycroft, qui lui apprend qui est « Gabrielle » – une belle espionne allemande qui a trucidé la vraie Gabrielle en Belgique pour prendre sa place – de laisser les moines espions allemands s’emparer du prototype mais de laisser une vanne ouverte afin qu’ils coulent en plein loch.

Puis il arrête la fausse Gabrielle, qui regrette son Sherlock qui lui a résisté plus que les autres, et qui sera échangée contre un espion britannique, avant d’être exécutée par les services japonais alors qu’elle était aller espionner là-bas – mais sous le nom de Madame Ashdown, un signe de plus qu’elle tenait à Sherlock. Lui aussi, amoureux sans le dire, part s’enfermer dans sa chambre avec la cocaïne.

Une belle histoire qui prolonge et renouvelle le genre, avec moins de brillantes déductions et plus d’action, baignant dans l’humour très british.

DVD La vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes), Billy Wilder, 1970, avec Robert Stephens, Colin Blakely, Geneviève Page, Christopher Lee, Tamara Toumanova, L’Atelier d’images 2018, 2h07, €13,96 Blu-ray €19,67

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

20 000 lieues sous les mers de Richard Fleischer

Paru en 1869, le roman d’aventures de Jules Verne fait la part belle à la mer. C’est, à l’époque, un continent inexploré sous la surface. Les vapeurs ont à peine remplacé les voiles et les sous-marins ne sont qu’à l’état d’ébauches. Quant aux scaphandres autonomes, il faudra attendre les années 1950 pour les voir surgir. C’est dire si l’écrivain est en avance sur son temps. Mais il est au siècle optimiste où la science et l’industrie prennent leur essor tandis que les sociétés se démocratisent (avant de sombrer dans le nationalisme le plus étroit qui conduira à trois guerres européennes, vite mondiales).

20 000 lieues sous les mers condense tout cela en une œuvre magique : elle fait rêver tout en pointant les travers de l’humanité. Un « monstre marin » écume les océans et coule les bateaux, ce qui montre combien la superstition reste ancrée à l’époque scientifique. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle français (Paul Lukas) est coincé à San Francisco parce que les marins ont peur et ne veulent plus prendre la mer. C’est donc « l’État » (américain) – sur pression des assurances maritimes… – qui va mandater des navires armés pour sillonner la mer afin de trouver et d’étudier ou d’éradiquer ce monstre. Le professeur Aronnax est convié à participer à l’expédition. Ce qu’il fait en compagnie de son fidèle domestique nommé Conseil (Peter Lorre). Le harponneur québécois Ned Land (Kirk Douglas tout en muscles) est de l’expédition ; il affûte son fer pour harponner le monstre qu’il croit un simple narval géant.

Mais la bête se fait rare, jusqu’à ce que le navire de guerre américain entame son retour. C’est alors qu’il assiste en direct au coulage d’un bateau « d’une certaine nation » (jamais citée pour ne fâcher aucun allié après la Seconde guerre mondiale). Il aperçoit les deux yeux jaunes phosphorescents (très chien des Baskerville) du « monstre » et l’attaque au canon. Il le loupe mais l’animal se retourne sur eux, il fallait s’y attendre, et éperonne le navire, qui est alors désemparé. Ned et Aronnax sont tombés à la mer, Conseil s’y jette. Les deux se soutiennent à un espar cassé de la mâture tandis que le harponneur s’est agrippé à sa chaloupe retournée. Lorsque le brouillard se lève, il abordent tous un curieux engin tout de métal riveté, dans le style tour Eiffel typique de ces années d’acier. Ils montent à bord et découvrent un engin sous-marin. Personne dans les lieux mais, par un hublot, ils assistent à un enterrement en scaphandre, parmi les coraux. Le professeur est abasourdi et émerveillé : tant d’avancées scientifiques en quelques minutes !

Ils font la connaissance du capitaine Nemo (James Mason) – pseudo qui veut dire « personne » en grec, Ulysse l’a utilisé – et celui-ci décide, au vu de la nationalité et du prestige scientifique du professeur de ne garder que lui. Nul n’est invité jamais à bord et il s’agit d’une exception. Aronnax ne peut que se récrier et, par grandeur d’âme, partager le sort de ses compagnons. Qu’il en soit ainsi, ils sont jetés dehors et le sous-marin plonge. Mais il n’a pas fait deux mètres sous l’eau que Nemo renonce : il a vu ce qu’il voulait voir, qu’Aronnax est un homme fiable, fidèle à ses amis. Il songe à lui pour « une mission ».

Commence alors le voyage, qui est le meilleur du livre et que le film passe en accéléré, ajoutant quelques anecdotes pour faire cocasse et éviter de lasser le (trop) jeune spectateur : le dîner de la mer qui écœure le marin Ned, la cueillette des homards et des tortues sous-marines, le trésor de la caravelle, l’attaque des sauvages nus cannibales, la lutte contre le calmar géant. Plus une clé : l’observation d’un bagne sur une île où l’on exploite les minéraux qui servent à faire la poudre à canon. Nemo avoue avoir été enfermé là parce qu’il ne voulait pas livrer ses secrets d’ingénieur à « une certaine nation » ; il n’a rien dit et sa femme et son enfant ont été emprisonnés, torturés sous ses yeux pour le faire avouer, puis tués. Ce qui explique son acrimonie pour cette « certaine nation » et son goût de couler tous ses bateaux lorsqu’il les croise. Il s’est évadé avec une vingtaine de compagnons et ils ont construit le Nautilus dont ils forment l’équipage.

Les nationalismes montent, imbéciles comme toujours : la Grèce s’est soulevée en 1820, les Belges contre les Pays-Bas, les Polonais contre les Russes, l’Allemagne et l’Italie s’agitent, la guerre de 1870 est toute proche. L’ingénieur ne veut pas livrer sa nouvelle technologie sous-marine et ses nouvelles sources d’énergie (qui ne sont pas détaillées dans le film, mais il s’agit de l’électricité) aux despotes et aux bornés. Bien que le savant du Muséum l’en presse, candide face à la science, sans se soucier des conséquences mais tout épris de « l’universalisme » idéaliste des Lumières, véhiculé par la Révolution. Pour Nemo, réaliste, l’humanité n’est pas mûre et en ferait un usage belliqueux – « un jour, peut-être ». Ce sera la même chose après 1945 lorsque les savants atomistes juifs, émigrés aux États-Unis pour ne pas que les hitlériens aient la Bombe (le nabot à mèche n’y croyait d’ailleurs pas), décident pour certains de la livrer aussi à l’URSS pour éviter qu’une seule nation ait une puissance sans contrepartie.

Le capitaine Nemo est sans conteste la personnalité la plus intéressante et la plus complexe du film ; contrairement au livre, le professeur Aronnax fait bon bourgeois falot. Nemo, mis au ban par la société, se veut « libre » comme un libertarien américain, explorateur des mondes inconnus et des technologies nouvelles. Par contraste, Ned le harponneur, géant blagueur (qui joue avec l’otarie apprivoisée du Nautilus), se veut libre comme tout être humain – donc de penser ce qu’il veut, de le dire s’il veut, de s’évader s’il le peut, de préférer le grand large à l’air confiné. Ce qui ne l’empêche pas de sauver Nemo des tentacules du calmar, juste parce que c’est aussi sa conception de la liberté que celle des autres soit assurée. Il a jeté des bouteilles à la mer avec un message qui donne les coordonnées de l’île Vulcania qui sert de base au Nautilus.

Aussi, à la fin, des navires de guerre attendent-ils le bâtiment hors-la-loi et Nemo a juste le temps de plonger sous la falaise pour entrer dans le lagon et y faire sauter ses ateliers et les plans de ses inventions. En revenant dans le sous-marin, il se prend une balle, dont il tombe une grêle sans que personne ne soit jamais touché, sauf lui, à la dernière seconde pour le suspense. Il réussit à piloter le Nautilus jusqu’au large, à faire sauter son île (Disney en fait un champignon atomique alors que l’idée même du radium n’existait pas encore – découvert en 1898 seulement !). Il s’effondre avec son bâtiment, que le spectateur voit « couler » sans penser une seconde qu’il s’agit malgré tout d’un sous-marin… Cela permettra à d’autres aventures de se raccrocher à celle-ci. Le trio du prof, du larbin et du musclé ont réussi à fuir par le canot de fer toujours arrimé sur le pont à la queue du sous-marin et rendront compte au monde.

Le roman de Jules Verne est plus détaillé (606 pages), plus humain, moins clownesque et laisse plus de place à l’imagination (évitez surtout les ineptes versions « abrégées » !) mais le film du studio Disney reste un grand classique bien reconstitué malgré un calmar géant qui fait caoutchouc. La maquette du Nautilus est visitable à échelle réelle à Disneyland Paris (61 m de long), c’est un bon moment pour qui a lu le roman ou vu le film. Évidemment, aucune femme : ce n’était pas la coutume dans la marine – mais faut-il à ce point avoir « peur » aujourd’hui des mœurs du passé ?

DVD 20 000 lieues sous les mers (20 000 Leagues Under the Sea), Richard Fleischer, 1954, avec Kirk Douglas, James Mason, Robert J. Wilke, Paul Lukas, Peter Lorre, Ted de Corsia, Walt Disney home entertainment 2004, 2h02, €10,99

Catégories : Cinéma, Jules Verne, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Amadeus de Miloš Forman

Adapté d’une pièce de théâtre de Peter Shaffer, elle-même inspirée assez librement d’une pièce de Pouchkine, écrite en 1830, le film n’est pas une biographie mais une vision romancée de Wolfgang Amadeus Mozart. Amadeus, « aimé de Dieu » (Tom Hulce), est le fil conducteur qui l’oppose dans cette fiction à Antonio Salieri (F. Murray Abraham) qui joue le démon (il a d’ailleurs un gros nez). En vrai, Salieri s’est dit responsable de la mort de Mozart mais sur le plan figuré, comme n’ayant pas accueilli dignement le génie et avoir tardé à reconnaître la nouveauté de sa musique. Ici, il raconte sur la fin de sa vie à un prêtre venu l’assister à l’hôpital (Herman Meckler) son duel avec Mozart, sa jalousie et son reniement de Dieu pour l’avoir laissé choir, lui le laborieux, au profit de cet épouvantail à la facilité déconcertante.

Reste un film long et harmonieux qui baigne dans les notes, tourné (à Prague plutôt qu’à Vienne) dans des décors d’époque et avec des personnages plus vrais que nature. L’archevêque prince de Salzbourg Hieronymus von Colloredo (Nicholas Kepros) a la suffisance d’église de son temps ; l’empereur Joseph II du Saint-empire romain germanique de Vienne (Jeffrey Jones) est moins sot que l’on pourrait penser ; le clan des « Italiens » de la cour est aussi bête et machiavélique que l’engeance des courtisans partout et en tous temps – c’est l’un d’eux qui pense que L’enlèvement au sérail a « trop de notes » ! ; le public des grandes cocottes applaudit parce que tout le monde le fait tandis que le populo du théâtre bouffon est bon public pour les farces et apparitions de La flûte enchantée. Que lui commanda en vrai Emmanuel Schikaneder (Simon Callow), grand ami franc-maçon de Mozart.

Cette « belle histoire » inventée oppose la nuit Salieri au soleil Mozart, la vieillerie à la jeunesse (ils n’avaient pourtant que 6 ans d’écart en vrai, que le film a forcé à 14), le besogneux au génie – l’aimé de Dieu au médiocre. Pourtant, c’est Salieri qui a réussi socialement et a de la fortune, pas Mozart qui jette l’argent par les fenêtres et ne pense qu’à baiser, picoler, rigoler – et composer – avec son rire idiot qui gâche un peu le film. Marié en 1782 à Constance dite Stanze (Elizabeth Berridge) malgré son père Léopold (Roy Dotrice), le couple a eu six enfants en neuf ans dont le dernier en juillet 1791. Seuls deux garçons ont survécu. On a dit du rire de Mozart, selon les témoignages par lettres, qu’il était comme « du métal rayant du verre », mais il fait tache dans l’ensemble. C’est plutôt le hennissement d’une jument en chaleur que l’expression d’une joie spontanée de cet homme-enfant. Plutôt petit, 1,62 m si l’on en croit les biographes qui ont dû le mesurer pour que cela soit aussi précis, Wolfgang était une bête de cirque, formaté depuis la prime enfance par un père aimant mais autoritaire et fusionnel à faire le singe savant devant les cours d’Europe. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été libertaire et amoureux du Figaro de Beaumarchais – interdit dans l’empire austro-hongrois -, exécrant les courtisans et les simagrées, sûr de sa perfection musicale et peu diplomate envers les Grands comme envers ses collègues. Il imposera ses Noces de Figaromalgré l’empereur et malgré la cour.

Salieri, qui s’est voué tout enfant à la musique devant Dieu à cause d’un père trop normal, terre à terre, bâfreur et ignorant, est présenté comme jaloux du jeune Mozart qui réussit tout ce que lui n’a pas pu ni su : folâtrer dans les salons avec une jeunette qui arbore les pommes de ses seins jusqu’à la naissance des tétons, arriver en retard devant l’empereur, émettre des objections à ce qu’il dit, retenir un morceau de musique en ne l’ayant entendu qu’une seule fois, écrire ses partitions comme on écrirait une lettre – en bref oser. Tout ce que la Révolution française accomplissait à la même époque, les Lumières bouleversant la société européenne aussi fort que le mouvement de mai 68. Mozart est un génie parce qu’il est vrai. Cela ne veut pas dire qu’il « s’exprime » spontanément sans jamais avoir appris : au contraire ! Depuis tout petit, il a pratiqué assidûment le piano, le violon et la musique et ce n’est qu’une fois aguerri par tous ces exercices que jouer et composer sont devenus pour lui une seconde nature, tout comme Victor Hugo parlait en alexandrins ou Chateaubriand en prose romantique.

Salieri n’a pas assisté à la mort de Mozart, pas plus qu’il n’a tenu la plume pour sa Messe de requiem, mais la dynamique de la fiction exigeait un deus ex machina – le spectre du Commandeur de Don Giovanni,l’image du père comme du Père qui rappelle la règle, et emporte dans la mort après les trois coups du Destin.

Ce film amoureux de Mozart a obtenu de nombreuses récompenses au milieu des années 1980 – et c’est mérité. Je l’ai revu avec bonheur.

DVD Amadeus, Miloš Forman, 1984 (la version director’s cut rallongée de vingt minutes en 2002 ne semble pas disponible en DVD doublage français), avec Tom Hulce, F. Murray Abraham, Milos Forman, Elizabeth Berridge, Simon Callow, Roy Dotrice – et sir Neville Marriner dirige la musique, Warner Bros entertainment 2000, 2h33, €9,89

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mon nom est personne de Tonino Valerii

Sur « une idée de » Sergio Leone, son beau-frère en a écrit le scénario et son assistant a tourné le film. Ce western spaghetti italo-franco-allemand du début des années 1970 est culte. Plusieurs scènes d’anthologie y figurent, drôles, parodiant les westerns yankees qui se prennent trop au sérieux. Dès la première, trois gangsters bâillonnent et ligotent un barbier et son fils, petit blond des années soixante-dix, avant que l’un prenne la place pour raser celui qui vient. Il ne s’agit pas moins de Jack Beauregard (Henri Fonda), célèbre justicier de l’Ouest, qu’un de ses anciens complices veut faire descendre par peur qu’il se venge de la mort de son frère Nevada Kid. Suspense, coupe-chou dont la lame se prépare, s’approche de la gorge offerte, mais le revolver sur les couilles : il ne se passe rien. Puis une balle tirée par la vitre d’un complice dehors, qui a fait taire l’ado du barbier, dormeur dans le foin. Deux coups de feu rapides, deux morts, le dernier s’enfuit.

Jack reprend la route et croise celle d’un jeune admirateur dont le nom est, comme celui d’Ulysse donné à Polyphème, « Personne » (Terence Hill). L’homme a rêvé enfant aux exploits de Beauregard et s’en est fait une image de héros magnifique. Il rêve de le rencontrer, de le suivre, de l’égaler. Mais le justicier qui se fait vieux n’a qu’une idée en tête, quitter l’Ouest sauvage pour retourner finir ses jours au calme, en Europe. Loin du rêve américain, trop risqué l’âge venant et, avec lui, la myopie et la perte de réflexes. Personne s’amuse avec les gangsters car il tire plus vite que tous, selon le célèbre adage qui court l’Ouest, « plus vite que son ombre ». Une série de gags désopilants s’ensuivent, Personne mandaté pour porter un petit panier à Jack assis au bar (c’est une bombe) et le rejetant par la fenêtre en disant : « il n’en veut pas ». Le trio de gangsters qui lève les mains et soutient ainsi le toit de la paillote qui s’effondrait, soulageant le Mexicain qui en portait tout le poids. Personne au cimetière indien où sont enterrés les desperados, dont Nevada Kid mais aussi Sam Peckinpah (réalisateur de La Horde sauvage) – dont justement la horde surgit au galop dans la poussière et passe au bas du village, pistolets à la ceinture et fontes remplies de dynamite. Horde qui commande à Sullivan (Jean Martin), qui a racheté une mine stérile à bas prix pour y blanchir l’or volé en en faisant de la poudre soi-disant tirée du minerais. Duel de chapeaux entre Jack et Personne, chacun reprend sa route. Duel de verres cassés au tri dans un saloon, puis duel à qui tirera le plus vite entre Personne et un méchant tout en noir qui ne se pred pas pour rien mais se fait baffer à chaque fois.

Mais Personne ne lâche pas son héros. Il veut le voir finir en beauté pour assurer sa légende. Pour cela, rien de tel que d’affronter tout seul la horde sauvage. Il fera tout pour que cela survienne. Mais Jack Beauregard en a assez, il négocie avec Sullivan de ne pas le tuer pour venger son frère, « un beau salaud », mais de prendre sa part d’or. Il veut prendre le bateau pour l’Europe et rejoindre un train pour la côte. Mais Personne vole le train qui transporte des barres de dix kilos d’or, à la barbe des soldats disciplinés qui « gardent » mais ne regardent pas. Autre scène d’anthologie dans la pissotière où le chauffeur du train se fait souffler son train par un Personne aux yeux très bleus qui le regardent, le troublent et l’égarent. Lorsque Jack veut prendre le train, celui-ci, conduit par Personne, s’arrête. Il doit d’abord accomplir son exploit et affronter tout seul la Horde sauvage qui accourt au grand galop pour dérober l’or sur la musique rythmée des Walkyries d’Ennio Morricone. Jack prend la position du tireur couché, chausse ses besicles, règle la mire, et tire avec ses deux carabines sur les fontes des chevaux remplies de bâtons de dynamite. Les gangsters sautent et il en tue un bon nombre, pas les cent cinquante, mais assez pour satisfaire la légende. Personne actionne le train et tous deux partent tandis que la Horde ne parvient plus à les suivre.

L’exploit ultime accompli, comment sortir de l’histoire ? Par la mort tout simplement. Personne va tuer Jack devant les photographes et la presse, lors d’un duel de rapidité. Ce qui est fait. Sur la tombe que ce qui reste de la Horde vient contempler : « Jack Beauregard, 1848-1899. Personne était plus rapide que lui ». Jack est devenu Personne et Personne peut désormais se faire un nom. Car Jack n’est pas mort, le duel était truqué ; il s’embarque pour l’Europe et écrit une longue lettre à son jeune successeur. Ce siècle qui vient (le XXe) n’est plus le sien, il le lui laisse. Le temps mythique des justiciers est mort, un nouveau temps commence, celui des entrepreneurs et de l’ordre républicain. Mais il faut toujours se méfier : la scène du barbier recommence.

DVD Mon nom est personne (Il mio nome è Nessuno), Tonino Valerii, 1973, avec Terence Hill, Henry Fonda, StudioCanal 2007, 1h57, €9,99 blu-ray €14,99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,