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Christian Jacq, Le moine et le vénérable

Christian Jacq est surtout connu pour ses romans historiques dans l’Égypte antique (chroniqués sur ce blog). Marié à 17 ans, ébloui lors de son voyage de noces par le pays des pharaons, il a soutenu une thèse, mais ce qui l’intéresse est moins la fouille et la découverte que la religiosité égyptienne. Il relie volontiers la sagesse des papyrus aux symboles des cathédrales et à la franc-maçonnerie. Il cherche toujours la « révélation », arguant que les religions du Livre sont inspirées de la religion des pharaons. Il a créé en 1992 une « Maison de vie » à l’intérieur de la franc-maçonnerie, où la Règle communautaire est la base. Il a fait de cette idée ce roman.

Le Moine et le Vénérable ont réellement existé, dit-il. Le Vénérable franc-maçon s’appelait Edouard-José Laval, initié en 1926 au sein de la loge «Minerve» numéro 410 (créée en 1909) de la Grande Loge de France à l’Orient de Paris. Déporté pour faits de Résistance, Laval rencontre à Buchenwald un prêtre. Ils font tous deux le vœu, l’un de bâtir un temple, l’autre une chapelle, s’ils arrivent à sortir vivants du camp de la mort. Christian Jacq romance cette histoire vraie pour faire passer ses idées sur la religion, la Règle, la vie communautaire.

En 1944, un médecin franc-maçon, Vénérable de la loge secrète « Connaissance », est arrêté à Paris par la Gestapo et déporté dans un burg de l’Ordre noir SS. C’est une branche de l’Ahnenerbe (dont l’auteur oublie le « n » et place mal le « h »), la Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral, créée en 1935 par Himmler pour étudier l’esprit, les hauts faits et le patrimoine de la race indo-européenne nordique. Dans le roman, le chef du burg a pour mission de traquer ce qu’il peut y avoir de vrai et d’utilisable dans les « pouvoirs » des astrologues, voyants, radiesthésistes, sourciers, guérisseurs et franc-maçons initiés. C’est ainsi que le Moine bénédictin enseigne la radiesthésie au chef, et soigne les malades par les plantes de la montagne qu’il va cueillir sous escorte, et que le Vénérable est sommé de poser par écrit les degrés d’initiation à la Règle et de justifier le pouvoir qu’elle a sur les membres de la loge.

L’intrigue avance par la concurrence des deux croyances, celle en Dieu et celle au Grand ordonnateur, et par la fraternité issue du nazisme comme ennemi commun. Les malades meurent un à un, faute de médicaments ; les franc-maçons sont tués un à un pour sauver la Règle ; seul un bombardement américain sur le burg permet aux rescapés de s’échapper – et de bâtir après-guerre leur temple ou leur chapelle. Piège sadique où les croyances doivent s’affronter sous l’œil des nouveaux maîtres du monde, chacun tenant pour la sienne, l’auteur opérant la synthèse sous la forme de la Règle originelle, issue des anciens bâtisseurs égyptiens, transmise aux bâtisseurs de cathédrales, donc aux ordres monastiques (Règle de saint Benoît), et à la franc-maçonnerie des Lumières : les valeurs sont supérieures aux actes ; la communauté des frères supérieure à la survie individuelle ; l’esprit est tout.

Se lit bien, confronte deux personnalités riches et solides, mais pas un « grand roman » : il manque de recul et de profondeur.

Christian Jacq, Le moine et le vénérable, 1985, Pocket 2003, 241 pages, €6,40, e-book Kindle €7,99

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Conan le barbare de John Milius

Après la défaite ignominieuse du Vietnam, l’Amérique avait besoin de compenser par des héros positifs, musclés, vrais combattants, et pas ces drogués ramassés pour servir des buts politiques incertains. Décalé dans un autre temps et dans un lieu indéterminé, Conan n’est qu’un enfant (Jorge Sanz) lorsqu’il voit massacrer sa famille, son père (William Smith) d’un coup de hache dans le dos, sa mère (Nadiuska) décapitée par Thulsa Doom (James Earl Jones), le chef reptilien de la horde, alors qu’elle tient son fils par la main. Réduit à la condition d’esclave, selon les normes des barbares que les Russes ont poursuivi avec les enfants ukrainiens, Conan se construira une cuirasse de muscles et un mental d’acier pour survivre d’abord, puis se venger ensuite.

Enfant, esclave, gladiateur, voleur, puis conquérant, le barbare va se civiliser par lui-même. Enchaîné à la roue de la douleur, une machine sans fin dans le désert, le gamin est rivé à la chaîne avec deux autres avant, en grandissant, de pousser sa barre tout seul puis, une fois adulte (Arnold Schwarzenegger), à pousser à la roue sans aucun autre forçat. C’est à ce moment qu’il relève la tête. Il est Conan le fort et non plus le petit garçon soumis par la force. Cela justifie la citation de Nietzsche qui ouvre le film : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ».

Ses maîtres s’en aperçoivent, qui le vendent comme gladiateur contre d’autre brutes aussi musclées, mais moins dotées cérébralement. D’abord maladroit – il se laisse faire – il finit par riposter, et l’emporter, avant d’être formé militairement. Il est célèbre, rapporte beaucoup d’argent. Lorsque personne ne veut plus parier contre lui, il est libéré. Il erre alors seul, volant ce qu’il trouve pour subsister. Un seul but – pas très reluisant : la vengeance. Ce sera sa quête.

Comme son père le forgeron le lui a appris, Conan ne fait ainsi qu’un avec son épée, source d’énergie séminale. Cette alliance de l’âge du fer donne un esprit à la matière, ce qui aide l’homme à survivre : seul l’acier est fiable, il ne faut faire confiance à personne d’autre, dit le papa au gamin. Thulsa Doom qui a anéanti sa famille sous ses yeux a rendu Conan barbare. Il va combattre sa propre faiblesse pour la surmonter – avis au peuple américain à peine rescapé du bourbier vietnamien et que Reagan récemment élu veut galvaniser. Il faut dire que le réalisateur était absolument anti-hippie et militariste, il avait rêvé de finir général dans l’armée et collectionnait les armes. L’épée paternelle ayant été volée par Thulsa Doom sous ses yeux, Conan va devoir trouver la sienne afin de se forger une âme (comme on dit l’âme d’une épée).

Il la trouvera en se réfugiant dans un trou de rocher contre les loups – qui s’avère un tombeau de roi où le squelette tient une épée. Conan se l’approprie, puisque le défunt n’en a plus l’usage – d’ailleurs il s’écroule en poussière. Cette épée le libère en lui permettant de briser sa chaîne. Elle remplace la croix chrétienne pour assurer le symbolique, la vitalité humaine qui s’exprime ; l’épée s’oppose aux deux serpent qui se font face, enseigne de Thulsa Doom et de sa secte, rappel du diable de la Genèse qui a tenté Eve. Laquelle s’est laissé faire, volontiers « sous emprise », selon l’excuse universellement invoquée de nos jours pour tout ce qui concerne les femmes. Seule l’épée tranche par la volonté et la raison, et établit le vrai, au lieu de l’illusion fascinatrice des yeux de serpent qui ramène chacun de nous aux réflexes de croire de son cerveau reptilien. Le film va plus loins que la simple fantaisie héroïque:il donne un sens philosophique à la destinée humaine.

Dans son errance, Conan rencontre une sorcière (Cassandra Gava), avec qui il fait l’amour torride avant qu’elle ne s’échappe en fumée ; puis un voleur, Subotaï (Gerry López) avec qui il noue une alliance d’intérêt ; enfin Valeria (Sandahl Bergman), une aventurière qui convoite les joyaux contenus dans la tour de la secte. Celle-ci, aux dires du roi, fait régner la terreur sur le pays et a enlevé sa fille roi pour la livrer à son chef et grand-prêtre Thulsa Doom. Conan connaît Valeria bibliquement, et c’est meilleur qu’avec la sorcière parce que bien réel. Elle sera la femme de sa vie, bien qu’elle le paye de la sienne. Le trio s’infiltre dans la tour par une corde, Conan tue le gros serpent (en duralumin sous une peau en mousse de caoutchouc vulcanisée). Il allait dévorer une vierge sur ordre de Thulsa Doom qui la tient « sous emprise » de son regard magnétique, il vole le gros rubis de la taille d’une orange gardé par le reptile et l’offre à Valeria qui le porte désormais en sautoir.

Les deux autres veulent en rester là, mais Conan poursuit sa quête névrotique de vengeance. Se déguisant en prêtre après avoir assommé l’un d’eux qui lui faisait des propositions sexuelles au vu de sa musculature, il est démasqué par les sbires de Thulsa. Il l’a bien reconnu comme celui qui a massacré son village et décapité lui-même sa mère. Dans son temple, le reptilien ne le tue pas mais lui dit qu’il se trompe : ce n’est pas l’acier qui est la vérité de l’homme, mais la chair. Détenir du pouvoir sur la chair vaut mieux que sur l’acier – et, d’un geste, il fait signe à une vierge de sauter ; elle s’écrase à ses pieds, morte. Le diabolique fait crucifier Conan sur l’arbre du malheur, sec en plein désert, comme le Christ sur sa croix, « pour réfléchir » – ainsi le diable a-t-il tenté Jésus durant quarante jours au désert.

Mais Subotaï le retrouve, à moitié mort, et effectue la descente de croix, tandis que Valeria s’affaire comme sainte Irène a soigné Sébastien. L’enchanteur mongol (Mako) qui ne croit pas vraiment à ses passes mais s’en fait une armure contre les méchants, l’aide à lutter contre les esprits, en contrepartie de sa propre vie. Une fois Conan remis, ils pénètrent le palais souterrain de Thulsa Doom lors d’une orgie cannibale où tout le monde communie dans l’extase et la drogue pour sauver la fille du roi Osric qui les avaient mandatés. Durant sa fuite, Valeria succombe à une flèche faite d’un serpent raidi lancé par Thulsa Doom, qui l’empoisonne.

La jolie et conne princesse fausse vierge (Valérie Quennessen), qui reste croyante en son maître et « sous emprise », est attachée à un rocher comme Andromède pour attirer Doom et ses sbires. Moins parce qu’il « l’aime » (un reptile est trop froid pour ressentir une quelconque émotion) que parce que son ego souffre qu’on l’ait volé et que Conan s’en soit tiré au lieu de réfléchir et le rejoindre. Conan, Subotaï et le sorcier préparent une embuscade entre les rochers d’un ancien temple barbare. Les gardes de Doom sont tués dans une grosse bagarre habile comme on les aime, avec les lieutenants Rexor et Thorgrim qui avaient massacré le village cimmérien du petit Conan. Ils portent des armes invraisemblables, un gros marteau comme le Thor nordique, des haches monumentales comme on n’en a jamais fait pour combattre (celles retrouvées en fouilles sont des haches d’apparat). En bref du gros, de l’excessif, du yankee. Il faut toujours que tout soit énorme pour contenter le peuple habitué aux qualificatifs outrés du commercial. Même Swcharzeneggerapparaît comme un Hercule de style Bibendum Michelin plus que Farnèse. Valeria apparaît de l’au-delà en un flash comme une valkyrie pour sauver Conan d’un coup de Rexor. Et Conan, lors du duel, brise l’épée volée à son père. Ce n’est donc pas l’acier qui est l’âme, mais bien la chair qui le manie : la force et l’intelligence.

La princesse voit son emprise s’écrouler sous la dure réalité de l’indifférence de Doom, qui la laisse à son sort – et à son rocher où elle gît à moitié nue. Conan la délivre retourne avec elle au temple pour décapiter le reptilien Thulsa Doom devant toute sa secte, et la croyance en son pouvoir se dissout aussitôt. Il incendie le temple et repart avec la princesse qu’il redonne à son père. Sera-t-il roi ? « C’est une autre histoire », dit le film – et cela deviendra le mantra de la suite.

Le fantastique s’immisce avec la sorcière incongrue, le serpent géant dans le puits de la tour, la métamorphose de Thulsa Doom en reptile, qui pourrait suggérer qu’il est un ancien Atlante rescapé, la danse des esprits qui tentent d’enlever le corps agonisant de Conan blessé, et l’apparition comme un flash pour donner du courage de Valeria revenue d’entre les morts pour soutenir son Conan contre le barbare.

Reste que cette débauche de muscles ne rend pas de Schwarzenegger la perfection faite mâle. S’il peut séduire par son outrance les jeunes garçons qui rêvent d’avoir le dixième de sa musculature (et peut-être frémir aussi les filles une fois pubères qui rêvent de bras puissants), la barbarie se mesure plus à l’aune de l’esprit qu’à celle du corps.

DVD Conan le barbare (Conan the Barbarian), John Milius, 1982, avec Arnold Schwarzenegger, Cassandra Gava, James Earl Jones, Max von Sydow, Sandahl Bergman, ‎20th Century Studios 2002, anglais, français, 2h09, €4,12, Blu-ray €12,83

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Le vrai esprit est celui qui perçoit le vrai monde, dit Alain

Un jour, en novembre 1908, le philosophe Alain relit Shakespeare. Mieux que les séries télé d’aujourd’hui, le théâtre du grand anglais décrit le monde tel qu’il est, les gens tels qu’ils se rêvent. « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes » est dans La Tempête. L’esprit Ariel déchaîne les vents et les mers à sa fantaisie, comme un Trompe enfant.

Dans Shakespeare, « on y voit deux amoureux qui sont comme hors du monde et perdus dans leurs rêves ; leur ivresse gagne jusqu’aux spectateurs et les choses se passent dans la pièce justement comme les amoureux les imaginent ; tout doit finir bien ; l’esprit est roi du monde ». Le hideux Caliban se traîne à terre comme Trompe voudrait voir faire le serpent chinois et le coq européen. Sauf que Caliban reprend des forces, car lui n’est pas un rêve, mais une puissance de la terre. Dès lors, « l’enfant est fait », dit Alain. Ariel disparaît comme un songe.

Ainsi passent les dieux, ceux qui disent « je veux » et dont la volonté s’accomplit par le verbe. Ainsi dans la Genèse : « Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. » Ainsi dans le show politique de Trompe : « Donald dit : « que les droits de douane soient ». Et les droits de douane furent » – et le marché obligataire américain a dévissé dans l’heure de 0,5 %, soit dix fois plus qu’en une seule année. Dieu est omnipotent, dans l’imaginaire des hommes ; pas Trompe. Il a dû dire le contraire de ce qu’il venait de dire, tout en s’en glorifiant (nul compliment n’est meilleur que venu de soi-même) : « Finalement, je suspens pour 90 jours ». Et le marché obligataire américain, celui de la dette de l’État, s’est redressé. Provisoirement. En attendant la prochaine frasque du Bouffon qui se prend pour Dieu.

Nos rêves sont faits de la trame du réel, analyse Alain. Ainsi les électeurs « croient » le politicien quand il affirme haut et fort qu’il agira. Mais « je croyais que j’avais rêvé ; en réalité j’avais perçu les choses, mais assez mal (…) J’avais essayé, comme nous faisons toujours, de reconstruire les choses d’après cela. » L’histoire est toujours reconstruite a posteriori. Nous avons l’illusion que la volonté suffit, sans tenir compte des circonstances ni des choses ; si cela ne fonctionne pas comme attendu, c’est toujours de la faute des autres, ainsi du communisme à cause des méchants capitalistes (ou de la CIA) ; ainsi du trompisme – cet art de tromper le monde – à cause des marchés, de la Fed, des méchants exportateurs vers l’Amérique.

Découvrir les vraies causes, « c’est cela même qu’on appelle le réveil », écrit Alain. Quelqu’un marche devant nous et nous « croyons » le connaître ; c’est en fait quelqu’un d’autre. Nous suivons une route (ou la technologie GPS) ; ce n’est pas le bon chemin, nous avons « cru » le reconnaître, ou « cru » le GPS, qui n’a pas été mis à jour – dame Hidalgo vient justement de changer le sens interdit dans la rue à Paris, ce qui arrive constamment. « Nos rêves nous viennent du monde, non des dieux. C’est notre paresse qui les fait. De là les faux esprits. (…) Le vrai esprit est celui qui perçoit le vrai monde. » Encore une fois, penser n’est pas croire, mais analyser avant de juger, et tester son hypothèse pour la confirmer avec les faits.

Le rêve est bon quand nous dormons, ou que nous laissons errer la pensée. Il est mauvais lorsque nous sommes éveillés et actifs.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Tout dépend de notre corps, dit Alain

A commencer par nos humeurs. S’il fait beau, que notre libido irradie, nous voilà joyeux sans raison. Voyez les adolescents. A l’inverse, qu’il fasse gris et venteux, nous frissonnons, notre mental dans les chaussettes. Ce pourquoi les vieillards et vieillardes sont plus neurasthéniques que les jeunes garçons et filles. A quel âge devient-on vieillard ? Demandez à François Hollande, il l’a bien su sur les « riches ».

Neurasthénie : manque de force des nerfs, dit l’étymologie grecque ; la neurasthénie est une névrose, dit la psychologie ; état durable d’abattement accompagné de tristesse, dit le Robert. En bref, un affaiblissement de l’énergie vitale.

Or les êtres humains normalement constitués ne sont pas que leur corps, ils sont aussi une âme. « Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins », écrit Alain. A la partie pensante de réagir donc à une faiblesse temporaire du tempérament. Pas besoin d’ajouter la raison à la faiblesse ou à la joie, ces deux états se suffisent à eux-mêmes.

En tirer une philosophie sur l’existence serait bien vain… « Pascal, qui souffrait dans son corps, était très effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu’il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu’il prenait froid à sa fenêtre, sans s’en apercevoir. Un autre poète, s’il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies ».

Intéressons-nous aux choses qui valent, dit Alain, désirons ce que nous sommes assurés de désirer, plutôt que de nous perdre dans l’imaginaire né de nos réactions corporelles.

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D.H. Lawrence, Femmes amoureuses

Un roman écrit « sept fois » , coupé en deux, et dont la première partie L’Arc-en-ciel a été censurée lors d’un procès pour indécence de la part de l’évêque de Londres, en vertu d’une loi de 1857. L’auteur de moins de 30 ans décrit l’activité sexuelle à une époque où le conflit mondial pousse la moralité publique à se rigidifier. Il faudra encore quatre ans pour que la seconde partie, qui deviendra Femmes amoureuses, puisse enfin être éditée, après moult corrections et révisions, et d’abord aux États-Unis, à 1250 exemplaires seulement, avant le succès. L’édition anglaise de 1500 exemplaires, ne suivra que précautionneusement, l’année suivante, la critique trouvant le roman « absurde », voire « une abomination ». C’est que la religion, la bourgeoisie et le qu’en-dira-t-on ne badinent pas avec les convenances victoriennes. Et ce n’est qu’en 1960 qu’un nouveau procès à propos d’une œuvre ultérieure de l’auteur, L’amant de Lady Chatterley, balayera – enfin ! – ces réactions d’un autre âge.

« Ce roman ne prétend être qu’un témoignage sur les désirs, les aspirations et les luttes de son auteur : en un mot, un récit des plus profondes expériences du moi. Rien de ce qui vient de l’âme profonde et passionnée n’est mauvais, ni ne peut être mauvais. Il n’y a donc aucune excuse à présenter, sauf à l’âme elle-même, si l’on a donné d’elle une image mensongère. » C’est ainsi que l’auteur tente de se justifier dans un Projet de préface en 1919. Il est vrai que le roman parle du désir, de « l’amour », de ce qu’il est et de ce qu’il devrait être, l’ensemble de l’histoire baignant constamment dans une atmosphère érotique.

Deux jeunes femmes de 30 ans, déjà présentes dans L’arc-en-ciel, Ursula et Gudrun, songent à « s’établir » en société. Ce qui signifie, outre le métier, qu’elles exercent, plus ou moins le mariage. Pas d’autre fin dans la société chrétienne bourgeoise anglaise pour les filles. C’est qu’en l’absence d’avortement autorisé et de pilule pas encore inventée, tout « écart » peut engendrer un bébé, donc dévaluer la personne et la mettre au ban de la « bonne » société respectable. Sauf que l’émancipation est venue aux filles avec le siècle, Ursula enseigne en primaire tandis que Gudrun sculpte et dessine, artiste à peu près reconnue dans les milieux londoniens. Pas question, donc, de devenir des bobonnes assignées aux mômes, à la cuisine et à l’église. Toutes deux portent des prénoms wagnériens et sont adeptes de la volonté nietzschéenne, que l’auteur prisait fort.

Elles vont jeter leur dévolu, dans leur province minière aux alentours de Nottingham, sur deux hommes à peu près de leur âge, Rupert Birkin, inspecteur des écoles, qu’Ursula côtoie professionnellement, et Gerald Crich, fils aîné du patron des houillères locales, que Gudrun attire physiquement. Les deux jeunes hommes sont amis, et même « amoureux » l’un de l’autre, dépassant le magnétisme du corps pour viser la fusion des âmes.

Le corps, l’esprit, ne sont que des concepts ; dans la réalité des êtres, ils ne peuvent être dissociés. « Et elle sut, avec la clarté du savoir suprême, que le corps n’est que l’une des manifestations de l’esprit, la transmutation de l’esprit intégral inclut aussi la transmutation du corps physique » p.204. Conception très nietzschéenne, que l’auteur fait sienne, et qu’il décline chez les deux sexes. « Oh, la beauté de ses reins soumis, blancs et faiblement lumineux lorsqu’il grimpa sur le côté de la barque, cette beauté inspira à Gudrun une envie de mourir, mourir. La beauté de ses reins pâles et lumineux lorsqu’il grimpa dans la barque, son dos arrondi et doux… Ah, c‘en était trop pour elle, c’était une vision trop définitive. Elle le savait, c’était fatal. Le terrible désespoir du destin, et de la beauté, d’une telle beauté ! Pour elle, il n’était pas comme un homme, il était une incarnation, une grande phase de la vie » p. 192 Pléiade. Le corps a une aura qui attire, et le désir sexuel qu’il suscite est une étape vers le désir d’amour qui va plus loin. « Gerald s’approcha du lit et contempla Birkin dont la gorge était dévoilée, dont les cheveux en bataille retombaient de façon charmante sur son front chaud, au-dessus d’yeux si incontestés et si calmes dans ce visage satirique. Gerald, aux membres pleins et gonflés d’énergie, répugnait à s’en aller, il était retenu par la présence de l’autre homme. Il n’avait pas le pouvoir de partir » p.223. Gerald est un tombeur, sa beauté nordique, sa prestance musculaire, son aisance sociale font tourner les têtes des filles. « Gerald, qui maîtrisait à présent parfaitement la danse, avait à nouveau pour partenaire la cadette des filles du professeur, qui se mourait presque d’enthousiasme virginal, parce qu’elle trouvait son cavalier si beau, si superbe. Il la tenait en son pouvoir, comme si elle était un oiseau palpitant, une créature qui voletait, rougissante, aux abois » p.443.

Pour lui, la sexualité est une limite qui empêche d’aller au-delà du corps, vers l’âme. C’est un obstacle, la plupart du temps désagréable. « C’était le sexe qui transformait l’homme en moitié brisée d’un couple, la femme en autre moitié brisée. Et il voulait être une unité à lui seul, comme la femme serait une unité à elle seule. Il voulait que le sexe retournât au niveau des autres appétits, considéré comme un processus fonctionnel et non comme un épanouissement. Il croyait en un mariage sexuel. Mais par-delà, il voulait une union plus complète, où l’homme avait un être et la femme avait le sien, deux êtres purs, chacun constituant la liberté de l’autre, chacun équilibrant l’autre comme les deux pôles d’une même force, comme deux anges, ou deux démons. Il aspirait tant à être libre, et non sous la compulsion d’un besoin d’unification, et non torturé par le désir insatisfait » p.212. Pour elle, c’est au contraire l’amour qui est tout. « Elle croyait que l’amour surpassait de loin l’individu. Il disait que l’individu était supérieur à l’amour, ou à toute relation. Pour lui, l’âme brillante, isolée, acceptait l’amour comme une de ses situations, une condition de son propre équilibre. Elle croyait que l’amour était tout. L’homme devait se soumettre à elle, pour qu’elle pût le boire jusqu’à la lie. Qu’il fût entièrement son homme, et elle en retour serait son humble esclave, qu’il le voulût ou non » p.285. C’est cela qui est inacceptable pour Birkin, qui a quitté Hermione, trop dominatrice ; c’est aussi inacceptable pour Gerald, qui finira par presque tuer Gudrun pour échapper à son pouvoir, et fuira hors d’atteinte de ses rets. Laquelle Gudrun se pense comme Cléopâtre, la couguar dévoreuse d’hommes, à commencer par ses frères-maris dès 13 ans, les Ptolémée. « Cléopâtre avait dû être une artiste ; elle prélevait l’essentiel d’un homme, elle récoltait la sensation suprême, et jetait l’enveloppe » p.484.

Vampirisme féminin ou brutalité phallique, l’amour est une guerre des sexes, tandis que le mariage est une guerre des classes, et l’entreprise une guerre de domination sur la matière et sur les hommes. Tout est conflit, chez Lawrence. Il interprète la « volonté de puissance » de Nietzsche comme on le faisait en son temps pré-nazi, comme une volonté de domination. Alors que ce n’est pas cela, nous le savons aujourd’hui. De même, les amis s’affrontent, ils doivent être « les meilleurs ennemis » dit Nietzsche. C’est lorsqu’un troisième personnage intervient, comme un trublion, que la violence éclate. Ainsi Hermione avec Birkin, ou Loerke avec Gerald.

Ce que nous appelons « l’amour » est un combat, une lutte continuelle, où le désir physique de domination est roi, de l’aura magnétique des corps à la possession des étreintes et à l’imposition de sa volonté à l’autre. Homme comme femme. Gerald tente ainsi de posséder Birkin par la lutte japonaise. Les deux amis s’entraînent « nus » sur le tapis dans le salon, où ils ont poussé les meubles, porte verrouillée à cause des domestiques. « C’était comme si toute l’intelligence physique de Birkin et le corps de Gerald s’interpénétraient, comme si son énergie fine et sublimée entrait dans la chair de l’homme plus robuste, comme une puissance, ses muscles enfermant dans un filet étroit, dans une prison les profondeurs mêmes de l’être physique de Gerald » p.290. Fusion des corps comme amour des âmes. Gudrun est excitée par Gerald, fantasmant une absence complète de retenue licencieuse. « Elle se rappela les abandons de la décadence romaine, et son cœur s’embrasa. Elle savait qu’elle aspirait elle-même à cela aussi, ou à autre chose, à quelque chose d’équivalent. Ah, si se libérait ce qu’il y avait en elle d’inconnu et de refoulé, quel événement orgiastique et satisfaisant ce serait. Et elle le voulait, elle tremblait légèrement du fait de la proximité de l’homme qui se tenait derrière elle, suggérant la même noirceur licencieuse qui se dressait en elle. Elle la voulait avec lui, cette frénésie inavouée » p.308.

N’avoir que des relations entre sexes rend incomplet, inachevé, pense Birkin ; pas Gerald. « En fait, poursuivit Birkin, parce qu’on fait de la relation homme-femme la relation suprême et exclusive, c’est là qu’intervient toute la contrainte, la mesquinerie et l’insuffisance. (…) Il nous faut quelque chose de plus large. Je crois en une relation additionnelle parfaite entre hommes, additionnelle au mariage. (…) Gerald eut un mouvement de malaise. Tu sais, je ne sens pas cela. Il ne saurait y avoir entre deux hommes quelque chose d’aussi fort que l’amour sexuel entre un homme et une femme. La nature n’y fournit aucune base. – Eh bien, moi, je pense le contraire, évidemment. Et je crois que nous ne pourrons pas être heureux tant que nous ne nous serons pas établis sur cette base. Il faut se débarrasser de l’exclusivité de l’amour conjugal. Et il faut accepter entre deux hommes cet amour refusé. Cela offre plus de liberté pour tous, un plus grand potentiel d’individualité chez les hommes comme chez les femmes » p.380. Mais c’est Birkin qui va se marier, pas Gerald…

Un roman qui reflète le chaos de Lawrence, reflet du chaos de son monde, ce début du XXe siècle qui allait bouleverser les consciences, les mœurs, l’économie avec ses guerres mondiales, la perte des empires, l’émancipation de la religion – et la montée des individus.

En 1969, Ken Russell réalise Women In Love, un film tiré du roman.

David Herbert Lawrence, Femmes amoureuses (Women in Love), 1920, Folio 1988, 704 pages, €5,00

D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

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Les romans de D.H. Lawrence déjà chroniqués sur ce blog

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La Maison des damnés de John Hough

Une toile horrifique tirée de La maison des damnés, roman d’horreur de Richard Matheson, traduit en français et édité en poche ; Matheson a été le scénariste du film. Comme nous sommes au début des années soixante-dix, le film reflète l’humeur de son époque : une remise en cause de la science, tout en se méfiant des émotions fantasmatiques.

Un milliardaire convoque un physicien, une médium et le dernier survivant du massacre mystérieux, vingt ans auparavant, dans la maison de l’Enfer (titre anglais). Elle appartenait au très riche, excentrique et pervers Emeric Belasco et il veut savoir si l’au-delà existe vraiment, si les morts sont toujours présents, et ainsi de suite. Vastes questions qui agitent toujours les consciences mais ne trouvent jamais aucune réponse plausible.

Voici donc le docteur Lionel Barett (Clive Revill), scientifique spécialiste en parapsychologie mais cartésien. Il veut des preuves et apporte des machines d’enregistrement et de diffusion d’ondes électromagnétiques. Car il est convaincu que le corps humain est capable d’en émettre et d’en recevoir, tout comme un poste de radio. Tout dépend du psychisme et de sa puissance. Son épouse Ann (Gayle Hunnicutt) décide de l’accompagner malgré lui, car elle veut partager toutes les expériences avec lui.

La demoiselle Florence Tanner (Pamela Franklin) est une jeune médium très sensible mais aussi très décidée. Elle paye de sa personne pour s’ouvrir mentalement (et physiquement) et entrer en communication avec les ondes psychiques. Elle croit aux morts toujours présents par l’esprit et se laisse envahir par eux jusqu’à somatiser ce qu’ils veulent (en général, baiser). Ce qui correspond à ses fantasmes refoulés, étant restée demoiselle.

Enfin l’unique survivant, Benjamin Franklin Fischer (Roddy McDowall), médium lui aussi mais « physique », qui se tient en retrait : il connaît trop bien la maison et ses dangers. Il est surtout celui qui ne s’engage jamais et reste spectateur de la vie.

Nous voici avec quatre personnages en un même lieu maléfique, un manoir sombre envahi de brouillard, pour une semaine seulement, temps imparti pour toucher 100 000 £ chacun du milliardaire. L’électricité a été rétablie mais il faut actionner le générateur de secours pour qu’elle illumine un peu les pièces. Des flambées dans les cheminées sont permanentes, alimentées par on ne sait qui. Car personne n’a l’air d’effectuer une quelconque tâche ménagère, qu’il s’agisse de cuisine ou de mettre des bûches dans le foyer. Tout est réservé à l’intellect et aux sensations.

La science se confronte aux croyances en l’au-delà. Ce sont les habituels phénomènes d’objets en mouvement, mais ici amplifiés par une intention agressive. Des plats volent en direction du sceptique scientifique, des lustres de fer tombent sur les protagonistes qui en réchappent de justesse. Mais surtout, dans la chapelle, lieu incongru de ce manoir hanté, une grande croix où le Christ est comme emballé de toiles d’araignées qui l’enserrent dans un filet diabolique. Elle s’effondrera pour tuer.

Les événements se précipitent, comme si un psychisme puissant les actionnait, repoussant ceux qui viennent exorciser la maison. Le suspense est lié à la Bible et au sexe, blasphèmes et perversions, ces obsessions de la société anglaise chrétienne des années d’après-guerre. Ce sont en fait les faiblesses de chacun que la maison met en lumière : Florence est trop candidement croyante aux forces spiritualistes, Barett trop incrédule et méprisant pour accepter que la méthode scientifique ne soit qu’une méthode et qu’elle ne puisse pas tout, Ann sa femme pleine de désirs refoulés, Fischer d’une prudence qui confine à l’inaction.

Florence la médium est soumise à l’attaque d’un chat noir qui se jette sur elle pour la mordre et la griffer, Emeric Belasco, le père, croit-elle, disparu avec les autres il y a 20 ans mais sans cadavre. Cela se passe sans témoin car on n’a jamais vu un chat se jeter sur un humain sans raison apparente. On doit la croire, même si ce sont probablement ses fantasmes freudiens qui agissent. Elle a aussi des cauchemars sexués, jusqu’à se marquer de griffures sur le dos, sauvagement baisée par l’incube, ce démon mâle qui viole les femmes endormies (qui adorent ça, comme la psychologie l’a montré). Elle sent un jeune homme « un très jeune homme, même », qui la désire et se sent seul, c’est « Daniel » Belasco – un être dont nul n’a jamais fait mention. Mais un jeune cadavre enchaîné est découvert dans une pièce. L’enterrer avec les rites chrétiens, comme le fait la bande des quatre, ne suffit pas à lui ôter tout pouvoir de nuisance, semble-t-il. Comme quoi la religion est impuissante, plus que la science elle-même.

Car Barett se fait livrer une machine à ondes électromagnétiques et parvient à « exorciser » le manoir, les ondes scientifiques chassant les ondes psychiques au-delà. Et ça marche… sauf dans la chapelle, où la puissance mauvaise est toujours là. Évidemment, dans une chambre secrète, les murs sont en plomb, et un cadavre momifié attend, malfaisant.

Tout se termine mal, évidemment. Seuls l’épouse de Barett et le survivant Fischer en sortent vivants. Le scientifique et la médium, un homme et une femme, le rationnel sec et affaibli par la polio étant enfant et l’émotionnelle saisie d’exacerbations érotiques, sont éradiqués. Ils sont morts de leurs défauts.

Un partout entre la science et la croyance. En bref, on ne sait pas…

DVD La Maison des damnés (The Legend of Hell House), John Hough, 1973, avec Pamela Franklin, Roddy McDowall, Clive Revill, Gayle Hunnicutt, Roland Culver, BQHL éditions 2019 (audio anglais ou français), 1h33, Blu-ray €6,98

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Nietzsche évoque Trump dans Zarathoustra…

Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?

Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.

« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.

« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.

« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir  ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.

Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté  ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?

Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée  : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »

Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.

Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les sept sceaux de Nietzsche

Les sept sceaux concluent la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, en référence au livre de l’Apocalypse qui conclut la Bible. On se souvient que Nietzsche était fils de pasteur et qu’il a assidûment lu les textes sacrés. Sa propre prophétie est ici déroulée en entier par son prophète Zarathoustra, avatar du fondateur du Zoroastrisme, né en Iran vers 1500 ans avant notre ère.

« Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », scande Nietzsche/Zarathoustra à la fin de chaque sceau. Telle est sa signature, l’amour de l’éternité, lui qui est « plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, qui chemine entre le passé et l’avenir (…) prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, chargé d’éclairs affirmateurs ! qui se rit de leur affirmation ! » – tel est le premier sceau qui scelle le destin du prophète : deviner l’avenir.

Le second est colère et moquerie, « balai pour les araignées » et « vent purificateur ». Il est celui qui « aime à être assis sur les églises détruites ». Églises mises pour dogmes réputés intangibles et qui ne demandent qu’à être remis en cause, « falsifiés » selon Karl Popper en ce qui concerne la science.

Le troisième est souffle et rire, « jouer aux dés avec les dieux ». il est celui qui fait trembler la terre « de nouvelles paroles créatrices ». Un appel à s’épanouir soi-même et à créer ses propres valeurs, ce qui vaut pour bien vivre : des enfants, une œuvre, des actes envers les humains et des créations artistiques.

Le quatrième sceau est son art de mêler. « Ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et le pire au meilleur. » Car, selon Nietzsche, « il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume. » Car en ce monde, tout est sans cesse mêlé et sans cesse en mouvement. Le pur n’est qu’une vue de l’esprit, une abstraction ; tout est lié, bon comme mauvais, bien abstrait comme mal abstrait, contrairement au dogme biblique trop binaire – et l’humain doit faire avec s’il veut devenir plus qu’humain.

Le cinquième est une « joie de navigateur », un goût profond d’explorer l’inconnu et de connaître l’inouï. « J’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit. » Il s’agit d’une joie inquiète, sans cesse le mélange entre le bon et le mauvais, l’exaltation qui pousse et la prudence qui ne laisse pas en repos. Les côtes ont disparu, mais en route !

Le sixième sceau est la « vertu du danseur » qui ne reste jamais en repos, une « méchanceté riante » qui décape les fausses illusions, les stratégies de pouvoir et les mensonges. « Dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude. » Ceci « est mon alpha et mon oméga », dit Nietzsche, « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ». Bien loin des pesantes digestions des petit-bourgeois allemands de son temps qui ruminent leur petit foin dans leur petit coin en regardant passer les trains ; loin des lourdeurs de la philosophie allemande qui jargonne avec les mots-valise, si aisés à créer en allemand ; loin des ventres à bière et goûts de la fange de ses compatriotes.

Quant au septième sceau, il est la synthèse de tout cela. « Ainsi parle la sagesse de l’oiseau : voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ? » Rien n’est jamais établi mais sans cesse en mouvement ; rien n’est jamais donné qu’on ne doive conquérir ; nulles paroles ne sont à prendre pour argent comptant mais soupesées et critiquées car elles sont avant tout mensonges – vrai partiel, enjolivé ou flétri, déformé par celui qui parle et la vision qu’il a de ses propres paroles – les mots ne sont que des abstractions des choses et les phrases des échafaudages de mots, pas du réel. Pour Zarathoustra, l’éternité est un éternel recommencement, l’anneau Draupnir du dieu Odin (qui était un bracelet viking et non pas une bague), qui faisait ruisseler la richesse.

Car Nietzsche l’Allemand reste proche de la mythologie nordique dans son subconscient. Comme elle, il exalte une aristocratie qui met en avant le caractère et l’énergie, l’art poétique et ses variations plus que le traité philosophique ne varietur. Comme elle, Nietzsche voit l’histoire du monde comme une suite de cycles de naissances et de décadences qui se terminent par une catastrophe cosmique avant la renaissance d’un monde nouveau doté de valeurs nouvelles.

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Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

De l’ambition infinie de la science… Les laboratoires tentent toutes les expériences, dont celle pour augmenter l’intelligence à la fin des années cinquante est prometteuse. La souris blanche nommée Algernon court de plus en plus vite dans ses labyrinthes en évitant les pièges. Une opération du cerveau plus un traitement hormonal permettent de la faire progresser. Pourquoi, dès lors, ne pas passer à l’expérimentation humaine ? Les protocoles ne sont pas encore au point ? La durée de l’expérience ne permet-elle pas encore de constater la stabilité de la transformation dans la durée ? Qu’à cela ne tienne, les financeurs de la Fondation n’attendent pas ; il leur faut du résultat rapide.

C’est dans ce contexte que les professeurs ambitieux Nemur et Strauss, dont le premier doit soutenir sa thèse de doctorat, vont choisir le déficient mental Charlie Gordon parmi un panel offert par le cour d’études Bikman pour adultes attardés. Il n’a un QI que de 70 mais il est motivé à apprendre. Une fois l’opération et le traitement donnés, son intelligence s’améliore en effet nettement et rapidement, lui permettant d’atteindre en quelques mois un QI supérieur à 185. Les professeurs et la psy qui le suivent lui ont conseillé de noter chaque jour ses impressions et ce qu’il retient en vue d’un « compte-rendu » scientifique. De fait, son orthographe et son vocabulaire se bonifient, le lecteur qui avait un peu de mal avec son charabia indigent du début est vite soulagé.

Dès lors, Charlie se prend d’affection pour Algernon, son alter ego souris qui progresse comme lui. IL est boulimique d’apprendre, lit des livres de plus en plus érudits, ingurgite plusieurs langues ; son esprit s’ouvre et effectue les corrélations à son insu, ce qui lui permet de découvrir des choses nouvelles en mathématique et d’en discuter avec d’éminents professeurs. Mais aussi de trouver la faille dans les recherches des professeurs Nemur et Strauss… Son traitement ne va pas durer. Il va redevenir aussi bête qu’avant, voire pire. Il s’y attend et les prévient. Les apprenti sorciers sont des savants fous.

Car l’esprit tout seul ne suffit pas à l’épanouissement humain. Le cœur a ses raisons, tout comme le sexe, et « la science » n’en tient pas compte. Charlie comme Algernon se révoltent de se voir traités comme des objets de laboratoire et non pas comme des êtres à part entière. « Comprenez moi bien. L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. (…) Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. »

Charlie a eu une enfance malheureuse, névrosé par sa mère qui ne l’aimait pas à cause de son handicap, avait peur pour sa petite sœur et restait hantée religieusement par le sexe. Charlie ne peut pas avoir des relations sexuelles adultes, une fois devenu intelligent, sans que le Charlie infantile profond de son inconscient ne ressurgisse. Il faut qu’une fille libérée le saoule pour qu’il se lâche, et encore pas la première fois. Il tombe amoureux de sa psy Alice, mais est inhibé, puis trop arrogant devant son intelligence qu’il a dépassée. Ce n’est que lorsqu’il régressera inexorablement qu’un moment surviendra d’équilibre éphémère où ils seront égaux en capacités d’esprit et en phase question sexe.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais dans Gargantua. Cette maxime de sagesse n’a pas vieilli. La connaissance sans les capacités à la comprendre est vaine – et dangereuse : c’est être apprenti sorcier que de manier les poudres et protocoles sans savoir leurs conséquences. Le savant poussé par la finance en devient fou car il ne laisse pas le temps à l’expérience. Car « l’âme » (ce qui anime l’être) est bien plus vaste que le seul esprit qui acquiert la science (le savoir) ; la conscience est aussi l’effet des capacités des instincts et des affects, autrement dit des pulsions et du cœur. Ne pas être conscient des trois étages de l’humain mène au dessèchement scientiste, à la cruauté rationaliste, à la psychopathie sociale (les psychopathes n’ont aucun affect pour les êtres). Ce roman de fiction est donc une grave réflexion sur les dangers d’une science sans ordre ni limites, laissée à elle-même et à l’avidité des militaires ou des financiers.

Ralph Nelson en a tiré un film en 1968 et plusieurs téléfilms des 2000 à 2015 ont été tournés, ce qui indique la permanente actualité de l’histoire et des thèmes qu’elle remue.

Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon), 1966, J’ai lu 2012, 544 pages, €6,90 – édition augmentée avec le roman, la nouvelle originale de 1959 « Des fleurs pour Algernon », et l’essai autobiographique « Algernon, Charlie et moi ».

DVD Charly, Ralph Nelson, 1968, avec Cliff Robertson, Claire Bloom, Lilia Skala, Leon Janney, Ruth White, MGM 2005, 1h43, €15,54

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Nietzsche contre l’immaculée connaissance

Zarathoustra voit se lever la lune et se dit qu’elle se prend pour le soleil. Mais elle est trop pâle et timide : elle ment avec sa pseudo-grossesse. Elle se contente d’effleurer la terre plutôt que de l’engrosser comme le soleil le fait. Par cette parabole, Nietzsche se moque des la religiosité de ceux qui croient à « l’immaculée connaissance », en référence à l’immaculée conception de la Vierge Marie. Comment peut-on engendrer la chair à partir de rien ? Seuls les gogos se soumettent à cette fausse vérité qui est – chez les chrétiens – le signe même de la foi. Il s’agit d’abolir sa raison et sa volonté pour adhérer de tout son cœur, d’obéir au Père sans discuter, ni réfléchir, ni vouloir.

Mais l’être humain n’est pas que de foi ni de raison : il est en trois étages intimement mêlés, comme Nietzsche n’a cessé de le répéter depuis toujours, dans la lignée des Antiques : les instincts qui induisent les passions qui meuvent l’esprit. La « volonté vers la puissance » est ce mouvement même du bas vers le haut et qui revient du haut en bas pour faire agir. L’esprit neutre, objectif, la « connaissance immaculée », ne sont que de vastes blagues, des infox d’intellos qui se prennent pour des clercs de religion.

« Vous aussi aimez la terre et tout ce qui est terrestre : je vous ai bien devinés ! – mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise conscience – vous ressemblez à la lune. On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n’a pas persuadé vos entrailles : or ne sont elles pas ce qu’il y a de plus fort en vous ? » L’esprit a honte de dépendre des entrailles qui lui paraissent vulgaires, trop charnelles, matérielles, lui qui se voudrait éthéré et proche de « Dieu ». Mais l’être humain est fait de chair, et donc à trois étages, pas à un seul. C’est un fait : il a été créé ainsi. Avoir « honte » de cela est une ineptie, cela devrait l’être même aux croyants.

Car la morale d’église trompe et égare en corrompant la foi pour une question de pouvoir sur les âmes, donc sur les corps. « Ce serait pour moi la chose la plus haute – ainsi se parle à lui même votre esprit mensonger – de regarder la vie sans convoitise et non pas comme un chien, la langue pendante. Être heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans désir égoïste – froid et couleur de cendres sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune. (…) Ainsi s’égare celui qui a été égaré. (…) Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, comme un miroir aux yeux innombrables. » L’université laïque réagit comme une église lorsqu’elle prône la connaissance « pure », détachée de tout, neutre en méthode. Tout est préjugé, chacun parle depuis quelque part, avec une langue particulière, selon un point de vue. C’est l’objet de la méthode scientifique que de chercher à minimiser ces préjugés et déterminants du chercheur, ce pourquoi la connaissance avance avec essais et erreurs, comparaisons et validations croisées, « falsification » dit Karl Popper. « Ne rien demander aux choses », ce n’est pas faire de la recherche mais rester coi, béat devant la Création, sans volonté ni désirs. Une larve prête à obéir à tout et à passer sa vie inutile à ne rien faire.

Au contraire, le désir est innocent. Il vient des entrailles et entraîne la volonté – et cela est bénéfique aux vivants : c’est ainsi qu’ils survivent et étendent leur pouvoir sur les choses pour durer. Les immaculés connaissant ne connaissent rien de ce qui est vivant, de ce qui fait la vie même. Ils n’aiment « pas la terre comme des créateurs, comme des générateurs, joyeux de créer ! » Ils préfèrent les objets – chosifiés, indifférents – aux êtres vivants et qui passionnent. D’où les dérives scientistes du calcul qui négligent l’humain et le méprisent, des délires de la finance spéculative aux drones à intelligence artificielle qui cherchent à tuer leurs opérateurs parce qu’il mettent des bâtons dans les roues de la mission définie.

« Où y a-t il de l’innocence ? Là où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut créer ce qui le dépasse, celui là possède à mes yeux la volonté la plus pure. Où y a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté : où je veux aimer et disparaître, pour qu’une image ne reste pas qu’une simple image. Aimer et disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est aussi être prêt à la mort. » Il faut oser croire en soi-même pour créer, que ce soit un enfant, un objet ou une œuvre d’art. Croire en soi n’est pas croire en un « dieu » qui meut, mais en les trois étages qui composent l’humain, chair, cœur et cerveau, tous unis par la volonté d’agir, de faire pour vivre.

« Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, vous, les purs : votre affreux ver rampant s’est caché sous le masque d’un dieu. » Vous prétendez, vous faites croire, vous façonnez une image de vous-mêmes – ô hypocrites ! Vous n’existez pas, vous n’êtes que fumée, illusion, esbroufe. Il en est tant et tant de ces « auteurs », « chercheurs », « philosophes » et missionnaires de toutes causes qui ne sont rien que le masque qu’ils se sont créés pour se faire regarder en miroir – pas pour engendrer des choses nouvelles.

Là, Zarathoustra/Nietzsche se fait sensuel, car la connaissance est désir, pas seul esprit froid :

« Car déjà l’aurore monte, ardente – son amour pour la terre approche ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.

Regardez donc comme l’aurore passe, impatiente, sur la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour ?

Elle veut aspirer la mer et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève avec ses mille mamelles.

Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil altéré ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle même !

En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.

Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter à ma hauteur.

Ainsi parlait Zarathoustra. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Colette, Mitsou

Paru en feuilleton dans l’hebdomadaire de frivolités La Vie parisienne durant la Grande guerre, Colette en a fait un conte pour sa publication en volume. Il s’agit de l’histoire d’une fille de music-hall, surnommée Mitsou, qui rencontre fortuitement dans sa loge deux jeunes lieutenants en permission cachés là par une copine, et qui va, de fil en aiguille et de lettres en rencontres, développer un sentiment amoureux pour le Lieutenant Bleu, couleur de son uniforme. Lui est bourgeois lettré et aisé, elle peuple inculte et pauvre, mais elle va tenter de coller peu à peu à l’image que son amant se fait d’elle.

Dans la première partie légère, Petite-Chose, la copine des Folies-Olympiques (quel titre sexuellement aguichant !), revendique haut et fort ses droits au sexe contre la morale pudibonde ; la guerre, justement, fait craquer les gaines et les beaux jeunes hommes qui ont frôlé la mort et vont y retourner sont trop tentants pour les laisser échapper. Mitsou n’est pas de ce genre, entretenue par un Homme Bien de la cinquantaine pris par les « affaires » et qui se délasse en dînant et discutant en sa compagnie. Son surnom Mitsou, d’ailleurs, est formé ironiquement par les initiales des sociétés du Monsieur : Minoteries Italo-Tarbaises et Scieries Orléanaises Unifiées. Le jeune lieutenant de 24 ans la baise, évidemment, mais est-il amoureux ?

La seconde partie est faite de lettres échangées entre la fille et le lieutenant avec leur gradation : rapprochement, estime, amour. Comment l’esprit vient aux filles est un conte grivois de La Fontaine et dit combien la « perte » de la virginité est un dessillement pour la jeune fille : elle voit enfin le monde tel qu’il est et comprend les autres tels qu’ils sont. La physique de l’amour monte à la tête et fait s’épanouir l’esprit, c’est-à-dire la sensibilité aux autres et l’intelligence des situations. Mitsou, petite ouvrière en mode qui a eu peur de la déchéance due à la guerre, est montée sur les planches parce qu’elle n’est pas trop mal faite. Elle danse « les Fleurs prisonnières », « le Décolleté du ventre » ou « le Lierre du champ de bataille » en montrant ce qu’il faut. L’amour avec un jeune bourgeois devenu guerrier au sortir du lycée va la faire sortir, au moins mentalement, de sa condition. Elle se révèle par ses lettres ingénues et bourrées autant de fautes d’orthographe et son mauvais goût que de petits faits naïfs de sa vie quotidienne.

Mais va-t-elle revoir son lieutenant ? La guerre n’est pas finie en 1917 et nul ne sait quand elle finira. Le lieutenant ne reviendra peut-être pas et tout le tragique du conte est dans cette question : sera-ce parce qu’il a été tué ou parce qu’il ne veut plus d’elle ?

Colette, Mitsou ou Comment l’esprit vient aux filles, 1917-1919, Livre de poche 1987, 190 pages, €5,70, e-book Kindle e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Erik Andler, artiste-peintre contemporain

Né à Langres voici 58 ans, le jeune Erik s’interrogeait enfant sur les planètes, l’espace infini et le paradoxe du temps. Comment naît l’univers ? Comment naissent – et meurent ! – les étoiles ? Quelles sont ces forces qui meuvent la matière et façonnent ces formes que nous admirons ?

La peinture est pour lui un intermédiaire entre deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit. Comment émouvoir par l’art à partir de matériaux picturaux ? Étudiant à la fois les maths et la peintures, Erik Andler passe par Dijon, Paris, New York, Rome, Barcelone, Lyon – Saint-Etienne.

Une question vitale le taraude : est-ce que ce que nous ressentons est bien ce que nous voyons ?

Le temps ? – il est relatif.

La matière ? – elle se transmute et se transforme.

Le regard ? – il appartient à chacun avec son histoire et son tempérament.

Une toile est un objet, mais aussi un objet de réflexion, mais encore un objet du temps, dans le temps. Elle sera vue aujourd’hui différemment d’hier et probablement que demain. Que signifie une date ? Même la « norme » ISO ne définit qu’une forme, pas un moment du temps. Un arbitraire qui devient subjectif dès lors qu’on le regarde et qu’on pense. Chacun a son temps propre, son passé et ses souvenirs, son avenir et ses possibilités.

Regardez bien ces peintures : elles sont chacune une toile qui décore, une forme de cerveau, une couleur vive qui interpelle les émotions, une date qui fait sens… Regardez bien : il y a vraiment une date, « écrite » dans la peinture.

La science n’est qu’un processus sans cesse mouvant d’appropriation du monde, une tentative jamais aboutie de comprendre les forces de l’univers, bien trop vaste pour nos humbles capacités humaines.

Erik Andler explore tout cela, en autodidacte qui se forme progressivement au dessin, aux concepts. Il se réapproprie notamment l’esthétique des Date paintings d’On Kawara, japonais obsédé de dates et mort en 2014, qu’il a vu à New York. On ne crée jamais du neuf qu’en imitant du vieux.

le site de l’auteur

sa collection NFT

Exposition « Distorted Date » jusqu’au 23 février 2023 à L’ Hotel La Louisiane, 60 rue de Seine, 75006 Paris. Entrée GRATUITE.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Tout vient du corps, dit Nietzsche

« L’âme » est un enfantillage, un moi détaché du corps – ce qui est biologiquement et physiquement inepte. Pas de corps sans âme – ou bien on est mort ; pas d’âme sans corps – car ce n’est qu’une croyance. Le corps est tout, début et fin en soi. Ce sont les « contempteurs du corps » – les chrétiens, les adeptes de toutes les religion du Livre, les ascétiques, les suicidaires, qui déclarent le corps impur et pourriture. Les humains sains, les êtres qui sont bien dans leur peau, ne se posent pas la question. Ils vivent et c’est ainsi.

« Celui qui est éveillé et conscient dit : ‘je suis corps tout entier et rien d’autre ; l’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps’ ». Une émanation du corps, une chair intelligente – qui n’est rien sans son support biologique. Ce que nous appelons « l’âme » est tout simplement le vital qui « anime » un corps de chair. Elle n’est pas lorsqu’il n’y a pas corps. Avions-nous donc une « âme » avant de naître ?

C’est l’esprit humain qui a distingué des morceaux dans le multiple de ce qu’il vit. « Le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger », dit Nietzsche. La petite raison (ce que nous appelons raison) est un instrument de la grande raison qui est celle du corps animé. Même le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. « Ce que les sens éprouvent, ce que l’esprit reconnaît, n’a jamais de fin en soi [au sens de finalité]. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : telle est leur fatuité. » Ils ne sont qu’instruments et jouet du « soi ».

Le « soi » de Nietzsche est le corps tout entier, le corps vivant, animé d’un élan vital, tiré par un vouloir de « puissance », celle de survivre, de mieux vivre, et de déborder de vie. « Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » La pensée qui est moi est issue du vital qui est soi, « un souffleur de ses idées ». Il n’est aucune pensée, aucun moi, sans la vie qui l’anime – et elle vient du corps, de la biologie, de la matière.

Nous faisons, dans notre orgueil de mortel qui voudrait s’égaler aux dieux (qui sont nos projections idéales), de notre petit moi une « âme » étincelle divine. Or nous ne sommes qu’une parcelle du grand tout qu’est l’univers. « Le corps créateur a créé pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté. » Et la sagesse antique reconnaît que l’homme sage est un esprit sain dans un corps sain, autrement dit les trois étages humains que distinguait Pascal hier comme les neurobiologistes aujourd’hui.

Ceux qui méprisent le corps méprisent la vie, le vivant, le vital. Ils préfèrent l’au-delà à l’ici-bas, la croyance au réel. Ils vivent dans l’illusion consolatrice d’un monde qui est pour eux souffrance. Mais il ne tient qu’à eux de ne plus souffrir. Quelle est leur volonté ? « Créer par-delà lui-même », répond Nietzsche. Créer la joie pour contrer la souffrance, entreprendre pour contrer la faim et le froid, chercher pour contrer l’ignorance… En bref avancer, s’élever, se transformer, s’adapter. Tout ce que les suicidaires que sont pour Nietzsche les chrétiens, et pour nous les islamistes, les puritains et les écolos intégristes, ne veulent plus faire. « Votre soi veut disparaître, et c’est pourquoi vous êtes devenus des contempteurs du corps », analyse Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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De l’amitié selon Montaigne

Le mot français « amitié » est très large d’acception et comprend les simples contacts (les « amis » sur Facebook) comme les relations (obligées au travail, en commerce) ou les camarades (solidaire des mêmes études ou activités). Mais il vient du mot « amour », qui est une passion, et se décline en les différents étages de l’humain : amour sensuel ou sexuel, amour de cœur ou affectif, amour bienveillant et charitable de l’esprit. L’amitié peut être une sorte d’amour. Montaigne l’a connue à son incandescence lorsqu’il avait 25 ans, pour Etienne de La Boétie qui en avait 28. Il en fait tout le chapitre XXVIII de son 1er livre des Essais.

Pourquoi ? Pour rien : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi », dit-il tout simplement. Par je « ne sais quelle force inexplicable et fatale ». Comme une prédestination : « nous nous cherchions avant que de nous être vus ». Un coup de foudre affectif et mental : « Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».

Amitié rare en son temps, rare d’ailleurs de tout temps : « il ne s’en lit guère de pareille et, entre nos contemporains, il ne s’en voit aucune trace en usage. » Cette amitié n’est aucune de « ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne », dit Montaigne qui tente de l’analyser. Rien à voir avec l’amour filial « des enfants aux pères » (parents) ou des parents aux enfants – car cet amour-là est trop inégal. Rien à voir avec l’amour fraternel – car la compétition pour bâtir sa propre vie fait des frères (ou des sœurs) « qu’ils se heurtent et choquent souvent » et les caractères peuvent être éloignés. Rien à voir avec l’amitié de rencontre, qui ne dure que le temps d’un séjour. Rien à voir avec l’amour pour les femmes – car c’est « un feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin » ; l’amour sexuel est avant tout désir et de plus en plus rares sont les couples qui résistent à l’usure des années lorsque le désir s’atténue et s’éteint. « La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié, au rebours, est jouie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. »

Le mariage est un marché, dit Montaigne, « qui n’a que l’entrée libre » (le divorce étant interdit par l’Église, donc par le roi). Sa durée ne dépend pas de notre volonté, or l’affection exige la liberté. « Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour répondre à cette conférence et communication », expose notre philosophe en son XVIe siècle où la femme, côte d’Adam et pécheresse originelle selon la Bible, est inférieure en tout point au mâle et lui reste soumise. Comment une amitié peut-elle naître de cette inégalité ? Montaigne est intelligent et ne craint pas de penser contre son temps et son Eglise. Aussi poursuit-il sa phrase : « Et certes, sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fut engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble. » Donc rien d’impossible par essence entre homme et femme, mais cela n’est pas encore arrivé, pas même dans l’Antiquité où notre Périgourdin puise ses sources.

D’où cette interrogation sur la « licence grecque » qui était que des hommes aiment des garçons, plus égaux et plus libres que les femmes. L’amitié véritable, telle que Montaigne l’a connue durant quatre ans seulement avec La Boétie (qui est mort jeune), serait-elle comblée par le même sexe ? Non pas, dit Montaigne, « pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges et différences d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons. » L’amitié érotique pour un jeune garçon, même socialement acceptée, valorisante pour l’aimé et à but civique de formation du guerrier citoyen accompli chez les antiques Grecs, n’a rien de l’amitié pleine et entière analogue à celle de Michel pour Etienne. A cause « de cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au cœur de l’amant sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse ». Comme cela est bien tourné… pour dire le désir érotique. Il est incompatible avec la liberté d’accord entre les êtres. L’amour sexuel est emprise car le désir est souverain ; l’amour amitié est volontaire car l’esprit comme le cœur sont libres.

Reprenant Platon sans le citer, notre philosophe avance que l’amitié grecque était fondée sur la beauté du corps plutôt que sur celle de l’âme (nous dirions aujourd’hui la personnalité) – car l’esprit est encore en germe dans la jeune tête. Avec la maturité venait parfois l’amitié véritable de l’amant pour l’aimé, le désir sexuel éteint par la virilité atteinte du protégé et « le désir d’une conception spirituelle par l’entremise d’une spirituelle beauté ». L’égalité rétablie entre désormais deux hommes, et non plus un homme et un adolescent, la liberté était rendue aux liens affectifs. « Enfin, tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire que c’était un amour se terminant en amitié », conclut Montaigne en raison.

L’amitié de Montaigne pour La Boétie « n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi », dit-il. « Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. »

Car là est l’absolu. Aucun « devoir » entre vrais amis, ni « ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant effectivement commun entre eux, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. » Les amis véritable sont pour Montaigne des jumeaux qui partagent tout, un idéal fusionnel, une société communiste entre eux, vécu par lui également avec La Boétie.

Nul ne peut donc avoir une « multitude d’amis », déclare Montaigne, ou ce ne sont pas de vrais amis. « Car cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs ». On peut aimer en quelqu’un sa beauté, en un autre « la facilité de ses mœurs », en un autre encore la paternité, la fraternité ou la libéralité ; « mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. »

La mort de l’ami est comme une part de soi qui nous est arrachée. Et de citer en plusieurs pages les poètes latins pour dire avec pudeur son chagrin, et d’éditer les sonnets de son ami en ses propres œuvres pour le faire connaître au chapitre XXIX qui suit celui-ci. Mais les 29 sonnets écrit par La Boétie et publiés dans les premières éditions ont été effacés des suivantes. Nous ne les connaissons pas ; peut-être étaient-ils trop éloignés de ce que Montaigne voulait laisser de son ami à la postérité ?

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

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Le savoir n’est pas l’éducation dit Montaigne

Le chapitre XXV de son Premier livre des Essais traite de l’art d’enseigner. En ce temps-là, on l’appelait « pédantisme » – et le mot est resté, bien péjoratif mais pas faux pour autant. Il faut en effet distinguer les têtes bien faites des têtes bien pleines, dira Rabelais sur l’exemple de Montaigne, ceux qui apprennent la vie de ceux qui apprennent les livres.

Ce n’est pas nouveau et sévit depuis que le savoir existe. Déjà « Plutarque dit que Grec et écolier étaient mots de reproche entre les Romains et de mépris ». Dès lors, pourquoi ? « Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’eau, et les lampes de trop d’huile ; aussi l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière, lequel, saisi et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler », répond Montaigne. A trop ingurgiter, on régurgite au lieu de bien digérer. Gaver l’enfant ne fait pas de lui un savant qui sait mais un pédant qui récite. La manie du « par cœur » de l’avant-68 n’était qu’une ânerie et dressait plus des singes savants que de mûrs esprits. Aujourd’hui encore, la sélection par les maths – et uniquement par les maths – (dé)forme des élèves qui ne font que tout calculer et croire que tout est calculable au lieu de se demander – par eux-mêmes – si cette approche est juste et adaptée à la situation.

Si « notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit », rétorque quand même Montaigne pour ne pas encourager l’ignorance à la mode « bon » sauvage (prônée notamment par les suites de Mai-68), le savoir doit être adapté pour qu’il serve, et non récité pour se faire valoir. Il doit donc être assimilé, transformé, afin que ce qu’apprennent les philosophes et les savants devienne ce que l’on sait soi-même, et comment s’en servir. Car penser par soi-même est le but de toute éducation. Le pédant perroquette, l’adulte réussi raisonne et utilise.

Car les vrais savants selon Montaigne, à l’exemple des Antiques, sont ceux qui « comme ils étaient grands en science, ils étaient encore plus grands en toute action ». Ainsi d’Archimède qui mit son savoir au service de la défense de son pays par des miroirs aptes à brûler les voiles des vaisseaux. Les savants n’aiment pas gouverner car ils voient trop d’incapables demeurer au pouvoir, ainsi Héraclite et Empédocle.

La science n’est rien sans le jugement ni la vertu. Montaigne réclame une éducation de l’être tout entier plutôt que le simple enseignement des savoirs. « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides ». Ainsi voit-on des antivax suivre n’importe quel gourou qui affirme n’importe quoi plutôt que de juger par leur bon sens propre des informations fournies par des sources fiables. Les demi-savants sont pire que les ignorants car ils croient savoir alors qu’ils ne savent rien. « Ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et la mettre au vent », dit Montaigne. On pourrait croire qu’il parle d’Internet car c’est exactement ce qui s’y passe.

Le pillotage (du verbe piller, joliment décliné par notre Périgourdin) n’est pas une connaissance mais un patchwork de soi-disant « preuves » apportées uniquement pour conforter l’opinion préalable de celui qui les cite. Les manipulateurs d’opinion sont passés maître en cet art du storytelling. Zemmour crée la « belle histoire » en réécrivant à son idée celle de la France, tout comme le parti communiste chinois sous Xi Jinping et les nomenklaturistes des Organes l’histoire russo-soviétique sous Poutine. Cette fausse science, « passe de main en main, pour cette seule fin d’en faire parade, d’en entretenir autrui, et d’en faire des contes, comme une vaine monnaie inutile à tout autre usage », analyse Montaigne comme s’il parlait d’aujourd’hui.

« Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse », dit le philosophe. Denys le Grec se moquait « des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs », renchérit Montaigne. Le savoir doit teindre l’âme en apprenant à dompter les pulsions, maîtriser les affects et exercer ses facultés de raisonnement – sinon, à quoi sert-il ? Le but est de faire un adulte accompli et un être épanoui, pas un rouage de la machine ni un robot parlant. « Si notre âme n’en va un meilleur branle, si nous n’en avons le jugement plus sain, j’aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la paume ; au moins le corps en serait plus allègre ». Ce pourquoi les meilleurs enseignements ont toujours associé le corps, le cœur et l’esprit, que ce soit dans les collèges anglais ou chez les Jésuites français par exemple. « On nous instruit non pour la vie mais pour l’école », persifflait Sénèque cité en latin par Montaigne. Le savoir est un instrument qui doit servir selon la vertu et le caractère, pas un maquillage qui cache le vide. « Quel dommage, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien faire » !

De son temps, Montaigne critique la noblesse, qui n’éprouve pas le besoin de connaître mais seulement celui de commander. Au rebours, « il ne reste que plus ordinairement, pour s’engager tout à fait à l’étude, que les gens de basse fortune qui y quêtent les moyens à vivre ». Il en est ainsi de nombre de nos fils et filles de famille qui s’en remettent à leur « classe » plutôt que d’étudier pour se former. Mais ont-ils eu de leurs parents le bon exemple ? « Et de ces gens-là les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exemple du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables » (Montaigne accorde l’adjectif au dernier genre, le masculin ne l’emporte pas encore). A chacun selon ses capacités, « les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ».

C’est sévère, tout le monde il est pas beau ni gentil, mais juste. « Elever » un enfant, c’est lui faire acquérir du caractère et de la vertu, en plus du savoir. Rien sans l’autre ne vaut. Les Perses, selon Xénophon, apprenaient aux enfants royaux la vertu avant toute chose, puis le cheval et la chasse, les exercices du corps pour qu’ils soient « beaux et sains », enfin à 14 ans les quatre éducateurs : « le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la nation ». Rien ne vaut le jugement propre et l’expérience, le vrai savoir ne s’acquiert qu’ainsi – et non pas en apprenant les livres.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

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Matthieu Ricard, L’Esprit du Tibet

Pour le centenaire de la naissance en 1910 de Dilgo Khyentsé Rinpoché, le moine bouddhiste Matthieu Ricard (fils de feu Jean-François Revel), réédite le livre d’hommage qu’il a consacré à son maître spirituel. Il a étudié douze ans auprès de lui.

Très illustré de photos de l’auteur, orné de textes de méditation, de poèmes du maître ou de ses inspirateurs, ce beau livre est, pour qui le lit attentivement, une profonde introduction à ce pays mystérieux, de haute élévation spirituelle, qu’est le Tibet.

Approcher l’esprit du Tibet n’est pas anodin aujourd’hui. Les Chinois han communistes ont en effet entrepris de détruire au canon, par les camps puis par la colonisation massive et l’industrialisation matérialiste ce peuple des montagnes. Cela pour extirper ce qu’ils ne comprennent pas et appellent de façon méprisante et scientiste les quatre « vieilleries ».

Mais aussi parce que le sous-sol tibétain est riche de minerais rares, vitaux pour l’industrie patriotique, et que ses hauts-plateaux contrôlent l’eau du sud-ouest asiatique tout en mettant sous le feu des missiles nucléaires de Pékin n’importe quelle puissance régionale. Enivrés par leur essor économique, les Chinois han ne se sentent plus et usent de leur puissance pour vilipender quiconque un tant soit peu connu qui reçoit le Dalaï-lama. Cette forme de terrorisme intellectuel est condamnable. Il faut y résister.

Selon les enseignements du maître, il faudrait chercher chez les Hans « la nature de l’Esprit », attitude qui seule permet de rester ouvert. L’existence du précieux Khyentsé (rinpoché veut dire précieux) montre combien le bouddhisme est une discipline exigeante qui prend toute une vie. Les dons précoces ne suffisent pas, un maître doit vous reconnaître. Il va désormais s’attacher à vous enseigner la voie droite, vous apprendre à lire et relire et à réciter par cœur des volumes entiers de textes de sagesse. Vous devrez pratiquer assidûment et par longues périodes la méditation en solitaire pour, enfin, transmettre et enseigner. Car le bouddhisme n’est rien s’il ne transmet. Nul ne fait son salut tout seul et l’état de compassion envers les autres est une étape obligée pour atteindre l’Eveil. A votre tour de reconnaître un ancien maître spirituel dans un petit enfant qu’il vous reviendra de former.

Matthieu Ricard, L’Esprit du Tibet – La vie du maître Dilgo Khyentsé Rinpoché, préface du Dalaï-lama, 1996, éditions La Martinière, réédition 2009, 167 pages €51.90

Ou (non illustré) Points-Seuil 2001, 176 pages €6.50

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William Shakespeare, Sonnets et autres poèmes

Le grand Will a précédé Molière mais suivi Pétrarque. Né en 1564 à Stratford-upon-Avon, il y est mort en 1616, après avoir transité longtemps par Londres pour sa carrière théâtrale. Ses Sonnets (1609) traduit par Jean-Michel Déprats, sont précédés de Vénus et Adonis (1593) et Le Viol de Lucrèce (1594). Une anthologie des traductions des sonnets en Français, dont celle de François-Victor Hugo (fils de), clôt le volume.

Tout a été dit, croit-on, sur ces sonnets amoureux du dramaturge qui s’adressent à un beau jeune homme clair et blond puis à une femme aux yeux et aux cheveux noirs. Les amateurs d’étiquettes, affolés par la diversité et les changements incessants du monde, lui ont accolé le qualificatif de « bi », le B du sigle à la mode : LGBTQ+. Mais c’est ignorer l’époque et l’homme. Pour Shakespeare soumis, comme plus tard Molière, au bon vouloir des Grands pour écrire et jouer ses pièces de théâtre, doit faire sa cour. La dédicace des Sonnets à « Mr W.H. » a fait couler beaucoup d’encre mais le plus probable est que ces initiales désignent un protecteur ami, soit Henry Wriothesley (qui se prononce Rosely), comte catholique de Southampton né en 1573, soit William Herbert, comte de Pembroke né en 1580 et neveu du poète Philip Sidney. Les Sonnets ont été écrits entre 1591 et 1604, croit-on, ce qui donnerait un âge de 18 à 30 ans pour Henri mais de 11 à 24 ans pour William. Les deux sont possibles car « l’amour » n’a pas, à l’époque de Shakespeare, le même sens sexuel et pornographique qu’aujourd’hui. Rappelons à ceux qui jugent sans connaître que William Shakespeare s’est marié à l’âge de 18 ans (avec une femme) et a déjà fait trois enfants avant ses premiers sonnets.

L’amitié masculine, issue de la Renaissance italienne, remettait à l’honneur le platonisme tout en permettant les amours masculines ouvertes, non sans un certain homoérotisme. Il était analogue à l’amour courtois des cénacles du sud français où l’on chantait les charmes de la belle, vantait son physique et ses attraits, mais sans jamais toucher ni consommer. Dans l’Angleterre du futur Jacques 1er, l’art de la louange prenait la forme du sonnet dans un échange de don et de contre-don où l’on exposait son amour contre une estime. « L’amour » du grand Will pour le « beau jeune homme » est donc à replacer dans ce contexte social et littéraire, assez loin des mièvreries sentimentales chères à notre XIXe siècle bourgeois comme des ébats frénétiques revendiqués par notre XXIe siècle bobo genré racisé.

L’érotisme n’est pas absent des poèmes où celui qui signe malicieusement Shake-Speare (brandisseur de lance) associe aussi son prénom Will au vit (will est la bite en argot d’époque). Bite qui brandit sa lance n’est pas mal pour un nom de poète ! Mais l’érotisme est présent surtout dans Vénus et Adonis où l’ardeur érotique de la déesse d’amour autorise d’amples descriptions de l’éphèbe frais et joli au simple duvet (15 ans au plus ?) : « Le doux printemps qu’on voit sur ta lèvre tentante / Te montre encore enfant, mais on peut te goûter » p.11. Le garçon n’est pas mûr et repousse les avances de la femme en se réciant : « Qui cueille le bourgeon avant que la fleur sorte ? » p.27, « A mes vertes années mesurez ma froideur. / Me connaître je dois avant d’être connu. / L’immature fretin ne tente nul pêcheur » p.33. Son désir mâle ne se lève pas aux caresses femelles mais se rebelle au contraire comme un enfant rétif aux mamours de sa mère.

« Her eyes petiononers to his eyes suing

His eyes saw her eyes as they had not seen them,

Her eyes wooed still, his eyes disdain’d the wooing

Les yeux de la déesse aspirant à l’amour,

Ceux d’Adonis les voient et ne voient pas ces yeux

Scintillant d’un désir qu’il dédaigne en retour » p.25

Il préfère ses amis et la chasse, la nature à la femme. « L’amour emprunte trop, je ne veux rien devoir (…) / Car on m’a dit qu’aimer n’est que vivre en mourant » p.27. Mais il sera violé malgré lui par la nature en la personne d’un sanglier hirsute et brute à la dent acérée au point de lui percer le flanc.

Les poèmes alternent figures de styles et effets sonores en des croisements sans fin entre mots et pensée. Le grand Will se permet tout et invente, subvertissant la langue et la morale par malice – comme par amour. « From fearest creatures we desire increase : Des êtres les plus beaux, on voudrait qu’ils procréent », s’écrie-t-il dans le premier sonnet inspiré d’Erasme. L’immortalité est dans l’enfant héritier – comme dans les vers qui poursuivent le souvenir en poèmes plutôt que de ronger les chairs. « You live in this, and dwell in lovers’ eyes : Tu vis dans ce poème, et dans les yeux qui t’aiment » p.357. La suite des 154 sonnets chante les amours partagés, les infidélités pardonnées, les doux reproches d’être abandonné, les écarts avec d’autres et même avec une femme. « Ces jolis errements que commet la licence, / S’il arrive que je sois absent de ton cœur, / Sont bien le fait de ta beauté, de ta jeunesse » p.329. Mais l’amour prend diverses et ondoyantes formes, même s’il demeure un noyau premier. Il peut être désir sexuel ou sensualité des caresses, il peut être affection et possession, il peut être amitié et accord des esprits. « Au mariage d’âmes sincères, n’admettons / Aucun empêchement : l’amour n’est pas l’amour / Qui change dès lors qu’il rencontre un changement, / Ou se détourne dès lors que l’autre se détourne » p.479.

L’amour ou l’amitié ne sont pas exclusifs. « J’ai deux amours, l’un m’apaise, l’autre m’afflige, / Tels deux esprits, ils me sollicitent sans cesse ; / Le bon ange est un homme, un bel homme au teint clair, / Le mauvais ange une femme couleur du mal » p.535 (le noir). L’anglais confond en hell le sexe de femme et l’enfer, ce qui n’est pas pour déplaire aux puritains. Mais le désir se renouvelle sans cesse tant que la vie dure et chaque sonnet est une renaissance. Ces œuvres méconnues de Shakespeare sont à lire, à relire, à méditer autant que ses comédies et tragédies. Ils disent le liberté, celle du désir et celle d’aimer.

William Shakespeare, Sonnets et autres poèmes – Œuvres complètes bilingues VIII, Gallimard Pléiade 2021, 1052 pages, €59.00

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Mettre en rôle ses chimères dit Montaigne

En son huitième chapitre des Essais du premier livre, le philosophe observe les terres oisives « foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles » si l’on ne les cultive point, tout comme les femmes enfantent des êtres « déréglés » si l’on ne les éduque point.

Aussi juge-t-il que « l’oisiveté » est le champ des chimères de l’imagination et qu’il faut redresser son esprit pour le mettre en ordre. Le chômage comme la retraite sont propices aux dérèglements de l’oisiveté, aussi faut-il, comme Montaigne, se donner des activités afin de canaliser tout son être. Faire de l’exercice physique pour garder forme, de l’exercice relationnel pour garder bon cœur et bonne amitié, de l’exercice mental pour garder raison. « L’âme qui n’a point de but établi, elle se perd ».

Montaigne, retiré sur ses terres après une vie active bien remplie, avait en idée le repos. « Il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même et s’arrêter et rasseoir en soi ». Mais au contraire ! Son esprit fait « le cheval échappé » comme un adolescent au printemps et « m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos ».

Donc que faire ? C’est simple, dit Montaigne : « pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé à les mettre en rôle [à les enregistrer], espérant avec le temps lui faire honte à lui-même ». C’est ainsi qu’écrire ses pensées permet de les fixer au lieu qu’elles aillent dans tous les sens. Et, qu’ainsi fixées, elles soient « réfléchies » – comme dans un miroir – permettant à la raison de prendre de la distance et de les examiner à tête reposée. Puis de les nuancer, les modifier, les infirmer. Ecrire, c’est se connaître mieux, c’est raisonner son esprit, c’est fixer l’état transitoire de ce qu’on pense. Se confier au papier est aussi une psychanalyse qui révèle de soi ce qui restait informulé.

Un bel exercice que le blog nous permet aujourd’hui, tout comme hier les Essais pour Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00  

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Cul, culte, culture

Non, je ne bafouille pas, ni ne cherche une traduction originale de Ku Klux Klan. J’observe avec émerveillement combien la langue française, en rajoutant à chaque fois une syllabe, parvient à dire l’évolution du cerveau humain, du processus de civilisation.

• Le cul, c’est la base réflexe, le conditionné des instincts. Bouffer, baiser, dormir en paix sont les dispositions biologiques héréditaires : s’alimenter, se reproduire, se protéger.

• Le culte va au-delà. Il s’agit de rendre grâce et de prier les puissances pour ce qui s’offre et ce qui arrive. Il s’agit de croire qui l’on veut suivre et d’écouter ses avis. Il s’agit d’organiser son monde en ordre au tour de soi.

La culture ne vient qu’ensuite, pour ceux qui ont la chance d’avoir été “cultivés” comme on dit d’un jardin. Elle est réflexion, ce qui signifie miroir, retour d’expérience de ce qu’on fait, retour sur soi-même de ce qu’on pense.

Le cul est éternellement reproduit à l’identique ; le culte se transmet sans guère de changements sur des millénaires ; seule la culture évolue et est cumulative.

Pascal distinguait « trois ordres de différents genres » : sagesse, esprit et chair (Pensées, 103). « L’esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre. » (322) Et le corps est d’ordre de la nature. « Tous les corps et tous les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un autre ordre tout surnaturel. »

Nietzsche nous fait découvrir les trois métamorphoses de l’homme : « comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1). Il évoque ainsi l’esclave qui suit aveuglément, le révolté plein de ressentiment qui s’oppose à tout pour exister, enfin l’homme régénéré, créateur, neuf, osant penser par lui-même.

La neurobiologie contemporaine distingue dans le cerveau ce qui ressort du moteur, de l’émotion, du cognitif (ou dit plus savamment : contrôle sensoriel, contextuel et épisodique).

Cul, culte et culture, autrement dit les instincts, les passions et l’intelligence.

L’esprit domine et maîtrise – mais il ne peut rien sans désirs (énergie vitale), ni amours (passionnés). Les Lumières selon Kant en 1784 sont une audace de penser par soi-même, un relativisme qui observe plutôt que d’affirmer, enfin un processus toujours à reprendre avec chaque enfant, dans chaque société, à chaque époque.

Mais si la culture se réduit au culte comme les religions revivifiées voudraient nous y inciter ou se résume au cul comme le divertissement marchand nous l’impose, alors nous sommes perdus !

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Gilbert Sinoué, L’Egyptienne

Une passion torride au prétexte du rêve oriental de Bonaparte en 1798, voilà qui fait aimer l’histoire aux lectrices férues d’un peu de culture. Gilbert Sinoué, Égyptien né grec catholique melkite comme son héroïne Schéhérazade, date de l’irruption française sur le Nil le développement industriel et mental de son pays. Bonaparte ne fera que passer, bloqué par les Anglais, et Mohammed-Ali poursuivra son œuvre d’Etat, se détachant de la Porte et combattant le wahhabisme saoudien.

Tout commence en 1790 lorsque Schéhérazade a 13 ans, troublée par la « peau chaude et âpre » de Karim, son amoureux de 17 ans qui roule sur elle en jouant. Le fils de Soleiman le jardinier fut son amour d’enfance ; il deviendra grand amiral de la flotte égyptienne jusqu’à sa fin à la bataille de Navarin. Il l’appellera sa « princesse » et ils feront une fois l’amour, mais ne s’uniront jamais pour former couple. C’est un autre catholique grec melkite, Michel, qui deviendra son mari et lui donnera un fils, Joseph, après un premier bébé en fausse couche parce qu’elle s’était affolée pour Karim lors des troubles du Caire. Ce mariage social restera de raison, un amour tiède de convenances et d’habitude, qui se terminera avec la mort de Michel lorsque des émeutiers musulmans raseront et brûleront sa maison, épargnant miraculeusement Schéhérazade parce qu’elle tient en ses bras son bébé. L’amour véritable, fusionnel, des corps et des âmes, elle le trouvera avec le Vénitien Ricardo, de fort caractère comme elle et qui n’hésite jamais. Ces trois amours parcourent le panel des passions que peut vivre une femme.

Cela au bord du Nil, ce fleuve de vie dont la crue est comme une rosée vaginale pour les plantes nourricières de ses abords, le blé, les légumes, le coton. Schéhérazade a été ainsi prénommée parce que, petite dernière d’une fratrie de trois, son accouchement a duré et que le père a conté durant tout ce temps des histoires à sa mère pour lui faire oublier. Sa grande sœur Samira se mettra en couple avec un officier français marié qui l’emmènera en France et la larguera avec un môme, la forçant à faire la pute pour survivre. Son grand frère Nabil se prendra de passion patriotique et fondera un mouvement de résistance aux envahisseurs français pour finir décapité après avoir tué d’un coup de lance un général en pleine rue. Seule Schéhérazade survivra, obstinée, se desséchant et se régénérant à chaque fois comme le Nil.

L’auteur s’est documenté sur l’expédition de Bonaparte en Egypte et cite ses sources en annexe au roman. La cruauté était à la mesure de l’hostilité et des opérations de guérilla mais la fondation d’instituts scientifiques apportait autre chose que la guerre et la destruction. Ce savoir, et l’esprit qui l’animait, a permis à l’Egypte de s’émanciper de la tutelle prédatrice de l’empire Ottoman et des exactions des tout-puissants mamelouks. Joseph, le fils de Schéhérazade, deviendra ingénieur et pas guerrier. Mohammed-Ali, que l’on écrit habituellement Méhémet Ali pour le distinguer du boxeur noir américain contemporain, était un mercenaire albanais né en Macédoine. Il a profité du retrait français et de la faiblesse des gouverneurs turcs pour s’emparer du pouvoir en 1805 avec l’aide des ulémas nationalistes du Caire. Protecteur du peuple et éradiquant les mamelouks dans le sang, négociant avec le sultan ottoman, Méhémet Ali que l’auteur appelle toujours Mohammed-Ali, fonde une Egypte indépendante et modernisée en faisant creuser des canaux, encourageant l’irrigation et le remembrement des terres, créant une industrie textile.

L’auteur place dans la bouche de Mohammed-Ali ces propos : « C’est un problème de mentalité. Si les Arabes infestent les routes et harcèlent les garnisons égyptiennes placées dans les villes, c’est qu’ils ne parviennent pas à se débarrasser de cet esprit maraudeur et indépendant qui de tous temps les a habités. Le drame du monde arabe c’est qu’il a toujours été dominé par des individualités despotiques et incompétentes ; incapables de concevoir un plan dont les parties seraient bien ordonnées et solidement établies ; ne s’accommodant d’aucune règle d’aucune discipline et ne s’animant de son plus bel élan que fanatisé par une foi religieuse. Est-ce sensé ? » (chapitre 36). En 1839, l’Egypte sera à nouveau sous tutelle, cette fois des Anglais dont l’intérêt cynique visait la route des Indes.

La passion et la guerre, l’amour fécondant de la femme et du pays, forment une fresque à l’ancienne qui se lit bien, et le début d’une saga.

Gilbert Sinoué, L’Egyptienne, 1991, Folio 1993, 681 pages, €10.90

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Régine Pernoud, Les hommes de la croisade

Contre les préjugés sommaires sur le Moyen-Âge, véhiculé par l’école et les romans du XIXe, Régine Pernoud, décédée en 1998 à 88 ans, se sert de son savoir d’archiviste paléographe et de docteur en histoire médiévale à la Sorbonne en 1935. Ne pouvant être prof parce que les femmes étaient peu recrutées à l’époque, elle se lance dans la vulgarisation du savoir, avec succès. « Transmettre dans un langage simple ce que j’avais découvert par des recherches difficiles », dit-elle.

Pour elle, la croisade fut un élan de la foi au XIe siècle avant de dégénérer par les ambitions féodales en rivalités commerciales au XIIIe siècle. Le dernier roi saint fut Louis IX, mystique de chevalerie chrétienne, après lui la déroute. Frédéric II notamment fut un destructeur.

Se mettre en marche vers une autre vie était la motivation première ; elle a commencé avec les humbles qui avaient besoin de voir et de toucher les endroits où le Christ avait vécu. C’est au cri de Dieu le veult ! que les pèlerins s’élançaient vers la terre sainte ; ils prenaient la suite de la Reconquista espagnole contre les infidèles, sectataires de Mahomet. Ce qui a entraîné peu à peu le désir de connaître son ennemi, depuis la traduction en latin du Coran aux conversations avec les savants et érudits musulmans. Car l’infidèle n’est pas le diable ; il est un adversaire honorable qui se bat bien, même s’il parjure parfois sa parole et tue jusqu’aux femmes et enfants quand il ne les réduit pas en esclavage. « Les relations avec les Assassins |les chiites ismaéliens du Vieux de la montagne] forment le chapitre le plus curieux sans doute de l’histoire des croisés, celui qui les montre de façon la plus saisissante ouverts à une mentalité en complet désaccord avec la leur. Mais, en dehors de ces alliés dangereux, les relations qui s’établissent avec l’Islam révèlent, au milieu même des combats, une estime réciproque où l’on discerne l’admiration pour la valeur guerrière, pour la sagesse d’un ennemi que l’on sait apprécier » chap.10.

L’auteur approche les croisades par les mentalités car, selon elle, l’accès aux Lieux saints primait sur tout le reste. Les musulmans récemment convertis par Mahomet pillaient, rançonnaient et massacraient selon leur lecture fruste du Coran les chrétiens se rendant en pèlerinage à Jérusalem depuis au moins l’an 333. Le calife Hakim fit même en 1009 raser les églises et monastères de Palestine pour extirper le mécréant, persécutant chrétiens et juifs. C’est ce qui a entraîné le prêche du pape Urbain II en 1095, relayé par la prédication de Pierre l’Ermite sur son âne, pour déclencher la première croisade. Ce seront 15 à 20 000 hommes dont 1000 à 2000 chevaliers qui s’élanceront en 1096 vers le Levant et mettront trois mois à rejoindre la première étape, Constantinople, à raison de 30 km par jour.

Ils prendront Jérusalem après trois ans, en 1099, malgré l’empereur byzantin Alexis Comnène qui voulait que les villes conquises lui soient remises. Cet empire chrétien d’orient deviendra le principal obstacle aux croisades, jusqu’à ce qu’exaspérés et poussés par les Vénitiens, les croisés ne prennent Constantinople pour y placer les leurs. Le second obstacle sera le pape qui enverra ses délégués, trop souvent arrogants et militairement inaptes, ce qui entraînera des désastres en Egypte. Le troisième obstacle seront les féodaux, partis sans fortune chercher la gloire, et qui se révèleront devant les infidèles : certains brilleront en stratèges, d’autres feront éclater leur incapacité, suscitant la division entre Francs, y compris lorsqu’ils appartiennent aux ordres créés pour défendre le saint Sépulcre (Templiers, Hospitaliers, Teutoniques). Le pouvoir personnel était banni à l’origine au profit du conseil des barons et Godefroi de Bouillon, lorsqu’il devient maître de Jérusalem, a refusé le titre de roi pour celui de défenseur. Mais la démesure ne tarde pas chez les barons, notamment avec ce risque-tout de Renaud de Châtillon à Hattin en 1187 et l’orgueilleux Robert d’Artois à Mansourah en 1250. Elle entraînera la zizanie, donc l’échec sur le long terme.

Les hommes de la croisade étaient parfois des femmes, non comme soldates mais comme compagnes des chevaliers et barons comme des hommes du peuple venus en masse à leur suite. D’autres restaient au pays pour gérer les fiefs, fonction d’importance pour préserver l’héritage aux enfants. Les croisés partis célibataires ou qui n’avaient pas emmenés leur épouse prenaient souvent femme en Palestine car le « racisme » (cette notion moderne) n’existait pas au Moyen-Âge : seule comptait la foi. Si l’épouse devenait chrétienne, l’épouser était licite. C’était la même chose côté musulman : renier sa foi pour embrasser celle du Prophète laissait la vie sauve.

La conquête et l’occupation du pays n’avaient rien de « colonial » (encore une notion moderne) en ce sens qu’elle ne visait pas à exploiter mais à conserver l’accès aux lieux saints et à les entretenir. Le pouvoir féodal instauré par les Occidentaux laissait libre les coutumes et usages, prenant même avec la dîme moins d’impôts que les musulmans. L’infériorité numérique des croisés fut compensée par le réseau de forteresses qu’ils ont bâti en quelques années, dont le fameux krak des chevaliers.

Avec Raymond Lulle, au destin étonnant et qui meurt en 1315, la mystique politique se transforme en mystique évangélisatrice et la mission remplace la croisade.

Les hommes de la croisade sont un livre d’histoire sur l’esprit des hommes, celui qui soulève des montagnes, bien oublié en notre époque matérialiste et frileuse.

Régine Pernoud, Les hommes de la croisade, 1958 revu et augmenté 1982, Texto Tallandier 2013, 352 pages, €10.90

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Camus, la pauvreté et l’écologie

Il y a quelque chose d’un chrétien laïc chez Camus. Il ne croit pas aux fins dernières mais admire fort la morale chrétienne – sa meilleure partie – qu’il tient pour la suite (certes gauchie) des morales antiques. Ainsi de la pauvreté.

Diogène a vanté le détachement de tous les biens terrestres pour atteindre la liberté de penser. Platon a glorifié la tempérance et la frugalité pour savoir raison garder et son Socrate mouche le trop bel Alcibiade qui lui propose un libertinage qui corromprait sa faculté de cogiter. Jésus, de même, vante les pauvres : ceux en esprit qui auront plus de chance d’accéder au paradis que les chameaux de passer par le chas d’une aiguille parce qu’ils croient sans penser ; ceux en biens qui devront tout lâcher pour suivre la voie du Christ car la foi vaut mieux que les biens matériels.

Camus se met dans la lignée. « Qu’est-ce qu’un homme peut souhaiter de mieux que la pauvreté ? »

Oh, certes, il y a pauvreté et misère, qu’il ne faut pas confondre ! La misère aliène parce qu’elle empêche de penser à autre chose qu’au présent obsédant : manger ou dormir. Camus : « Je n’ai pas dit la misère et non plus le travail sans espoir du prolétaire moderne. »

La pauvreté, au contraire de la misère, libère parce qu’elle exclut le superflu, le luxe, la parade, la course sans fin au toujours plus. Elle ne cherche pas à accumuler les biens matériels inutiles ni à briller par vanité sur le théâtre social. Elle permet de ne pas s’attacher à l’argent ni aux médailles, honneurs et hochets. Camus en fait presque un idéal de vie, frugale mais dense : « Mais je ne vois pas ce qu’on peut désirer de plus que la pauvreté liée à un loisir actif. »

Car être pauvre en biens ne signifie pas être pauvre en esprit – au contraire du message chrétien. Ceux qui suivent le Christ remplissent leur esprit de la foi, ce qui est une façon de quitter le monde pour se laisser submerger par l’au-delà. Mais la frugalité morale n’empêche nullement d’exister dans ce monde-ci en étant libre d’exercer – non un travail, on en trouve peu – mais quelques heures ici ou là, à son gré. Libre de penser à autre chose, de lire, d’écrire, de rencontrer. Notamment de tenir un blog comme « un loisir actif » ou de cultiver son jardin, comme ce retraité en province qui double sa pension en vendant ses légumes.

Pauvreté n’est pas misère et l’expérience prouve qu’on peut bien vivre non de rien mais de peu. Camus, en ce sens, et à la suite des Antiques, en avait l’intuition juste. Gavés de smartphone, de grosses bagnoles et de Rolex, certains l’ont oublié ? Le Coronavirus – venu de Chine arriviste en plein essor économique – nous le rappelle brutalement. L’argent ne fait pas le bonheur, disent à la fois les moralistes romains, Confucius et le Christ. Et ils ont raison.

Il n’y a que les écolos français pour faire de cette vertu une purge en forme de revanche. L’austérité n’est pas la tempérance ; elle est un luxe de nanti déjà pourvu des biens nécessaires. Rouler en vélo, quand on est bobo parisien, ne coûte pas grand-chose ; en revanche, aller travailler en vélo en province s’apparente au biathlon. Si accumuler est un vice, une névrose compulsive, faire de nécessité vertu est un renoncement : vanter la misère sociale constatée comme une pauvreté de tous dans l’avenir en vilipendant les voyages en avion, les automobiles, le chauffage à plus de 18°, l’Internet et ses serveurs géants, le Tour de France (pourtant en vélo…), les sapins de Noël parce qu’ils sont coupés – rien de cela n’est vertueux. Ce n’est que mépris pour ce qu’on ne peut pas avoir, haire et discipline. C’est se faire mal pour expier ses péchés : le pire du christianisme, d’ailleurs condamné par l’Eglise.

Ni les Romains, ni Confucius ne l’ont prôné, signe que l’écologie en France aujourd’hui est bel et bien une religion qui recycle le pire du vieux christianisme (son millénarisme) – et pas « une science » comme ses adeptes veulent le faire croire. Il faut aller voir ailleurs, dans les pays anglo-saxons ou germaniques pour savoir ce que peut être une harmonie de l’humain et de son milieu, loin des macérations vengeresses des revanchards de la modernité. Relire Camus nous y aide, lui qui a vécu cette harmonie en Méditerranée, qu’il raconte lyriquement dans Noces.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Carnet IV, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.990, €68.00

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Victor Davis Hanson, Carnage et culture

Pour ce professeur d’histoire militaire à l’université de Californie, tout se trouve chez les Grecs : « la manière particulière qu’avaient les Grecs de tuer étaient le fruit d’un gouvernement consensuel, de l’égalité dans les classes moyennes, de l’audit civil des affaires militaires, de la séparation du politique et du religieux, de la liberté, de l’individualisme et du rationalisme » p.17. Tout est dit. On croirait un hymne à l’armée américaine. C’est que l’on se bat toujours avec sa culture, de l’épopée des Dix Mille à la guerre du Golfe.

En Occident, la guerre est amorale ; elle doit donc être conduite de manière à être efficace ; elle ne peut donc qu’être meurtrière. Hanson examine un par un les exemples des batailles de Salamine, Gaugamèles, Cannes, Poitiers, Tenochtitlan, Lépante, Rorke’s Drift, Midway, le Têt. Cela de -480 à 1968.

Il montre que la liberté donne le moral, le civisme la discipline, l’initiative l’ingéniosité. La technique est celle de l’assaut frontal, issue de l’attitude des citoyens libres des Etats–cités grecs. L’héroïsme individuel est subordonné au courage collectif. Les attaques directes sont toujours « justes » alors que les embuscades et les attentats sont des « traîtrises ». La discipline romaine est une science froide qui permet de tuer le plus possible. Le caractère public de la recherche militaire permet de fabriquer de bonnes armes et d’élaborer une tactique fluide et novatrice.

Ce pourquoi l’islam a été repoussé. Le rationalisme s’y trouvait en contradiction avec la révélation du Coran : « s’il n’y eut jamais de véritable économie de marché dans le monde musulman, c’est parce que la liberté d’entreprendre y manquait et que leur essor eût contrarié le Coran qui ne faisait aucune distinction entre vie religieuse et vie politique, culturelle ou économique et qui décourageait donc un rationalisme économique sans entrave » p.328. Les bonnes armes ne suffisent pas il faut aussi l’esprit pour les employer. « On ne saurait se contenter d’importer des techniques supérieures ; si l’on ne veut pas qu’elles deviennent aussitôt statiques et obsolètes, il faut aussi adopter les pratiques qui les accompagnent : liberté de pensée, méthode scientifique, recherche sans entrave et production capitaliste » p.434. L’auteur l’affirme surtout pour les temps présents.

Ce livre est une utile réflexion sur la place de la technique dans la guerre et sur la place de la guerre dans la société. Se battre est en Occident une affaire sérieuse : ni une parade, ni une razzia. Avec l’essor de l’économie, de la mentalité d’efficacité issue de l’économie, la guerre est devenue une industrie avec sa productivité, sa rationalité et son marketing. Seules la « traîtrise » peut provisoirement la vaincre. Les attentats aveugles sont de ce type, tout comme l’attaque de Pearl Harbor en 1941. Ce point de vu paraît ethnocentriste ; il n’est pour l’instant pas démenti.

Victor Davis Hanson, Carnage et culture – les grandes batailles qui ont fait l’Occident, 2001, Champs Flammarion 2003, 598 pages, €12.20

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George Sand, Lélia

Roman poème philosophique, Lélia est non seulement difficilement classable mais aussi difficilement lisible en notre siècle. Deux personnages-types seulement : la femme et l’amant ; déclinés en deux binômes antagonistes comme l’auteur aime à créer, découvrant la dialectique avant Marx.

Lélia est une femme de 30 ans, frigide et revenue de tout ; son pendant est sa sœur chérie Pulchérie (qui sonne également comme sépulcre), jouisseuse du présent et multipliant les amants d’un soir, tentée même d’être gouine avec sa sœur par enivrement des sens (p.372 – tentation personnelle de l’auteur). L’amant de Lélia est Sténio, « l’enfant » (d’environ 17 ans au début, 20 ans à la fin), poète énamouré vibrant de désirs ; son pendant est Trenmor, vieux routard du sexe et de la vie, galérien cinq ans pour dettes de jeu, revenu de tout lui aussi mais avec énergie et volonté – le héros romantique sans sexualité. Un autre pendant noir est Magnus, prêtre par dépit de l’amour, hanté de macération et de sexe, le parfait négatif de toute foi chrétienne parce qu’il en accentue avec une discipline exacerbée toutes les injonctions d’église pour châtier la chair. Ni amour, ni poésie, ni religion : le siècle a tout détruit.

Et tous ceux-là monologuent à longueur de pages, déclament leurs hautes pensées dans une grandiloquence aussi vaste que creuse car le lecteur pense très vite que ce qu’il leur faudrait à tous, c’est baiser ardemment une bonne fois pour toutes afin de réconcilier « la chair », le cœur et « l’esprit » que le siècle fait divorcer. C’est ce que voudrait l’adolescent Stenio, empli de la santé du corps, des désirs du cœur et du bon sens de la jeunesse. Il est décrit frissonnant de sensualité, garçon « dont la beauté faisait concevoir la beauté des anges » p.478. Mais Lélia joue avec lui comme avec un bichon, se déclarant « sa mère » (dominatrice et castratrice), caressant sa peau nue par la chemise ouverte avant de flirter jusqu’au baiser, puis de repousser ses ardeurs avec horreur. « Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! » p.322. Stenio ne sera heureux que dans l’illusion d’une seule nuit, lorsque Pulchérie, qui a la même voix que Lélia, le baisera jusqu’à plus soif sous couvert de l’obscurité. Sténio aura alors un sentiment d’accomplissement de tout son être qui le rendra heureux… jusqu’au matin où il s’apercevra de la supercherie. Il comprendra alors « la leçon de la vie » : le froid réalisme des êtres et des situations. « La poésie a perdu l’esprit de l’homme », conclut philosophiquement Lélia (l’auteur) p.378.

Faute de pouvoir aimer de tout son être, en harmonie des sens avec sa passion et toute son âme, le garçon ne sera plus qu’animal. Il se lancera dans la débauche, de fille en femme, de vin en élixirs, de fêtes en orgies. Trenmor, sur les instances de la frigide et orgueilleuse Lélia pleine de remords (l’idéal de George Sand), le retrouvera flétri dans la villa italienne de Pulchérie, la chemise défaite sur sa maigreur maladive. Il tentera de le sauver en l’emmenant au monastère des Camaldules mais ce sera trop tard. L’esprit s’est séparé de la chair et le cœur est devenu sec. Le « mal du siècle » XIX de cette « génération avide et impuissante » (p.296), a encore frappé. Nous sommes, selon ce romantisme corrosif de toute santé, « condamnés à souffrir, (…) faibles), incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous » p.260.

Le lecteur d’aujourd’hui comprend pourquoi George Sand a connu des échecs au théâtre car ces beuglements interminables sur l’aspiration vaine à l’inaccessible lasse vite tout public, même en belle langue. Le sublime n’a rien de naturel et ne peut être tenu constamment. L’amour platonicien est réservé aux sages, pas au tout venant ; et notamment à ceux qui ont beaucoup vécu et sont las des sens. Le spiritualisme poussant le christianisme à l’éthéré est une imposture qui masque la cruauté des femmes (d’Aurore Dupin elle-même avec Aurélien de Sèze) et souvent leur frigidité en cette époque de machisme tranquille où (contrairement au XVIIe siècle) l’homme prend son plaisir sans égard pour sa compagne, violée trop tôt selon les usages du temps. Ainsi « la princesse Claudia » sera amenée à Stenio débauché dans la fleur tendre de ses 14 ans à cause de « sa puberté précoce » p.455 ; le jeune homme ne la souillera pas, moins par scrupule d’user des femmes comme des objets après ce que Lélia lui a fait, que par impuissance due à l’épuisement de sa débauche. Lélia, c’est la Femme « telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge. (…) Si tous les hommes n’étaient pas fous, (…) ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi » p.314. Lélia, c’est Aurore Dupin dite George Sand, une masculine avide de dominer les hommes plus jeunes qu’elle et de les efféminer par revanche : Jules Sandeau, Alfred de Musset, Sténio.

La leçon philosophique de George Sand sur la religion est loin du catholicisme d’Eglise de son temps et plus proche de la philosophie naturelle à la Rousseau : « Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! » p.481. Il n’y a pas d’esprit du mal, « l’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés » p.260. Darwin évoquera l’hérédité, Spencer la société, Nietzsche l’illusion des croyances, Marx l’économie matérielle et la société, Freud l’éducation – mais George Sand qui ne sait pas grand-chose mélange tout ça dans la réponse chrétienne d’évidence : « Dieu ». Quand on ne sait pas, c’est Dieu ; quand on ne comprend rien, c’est Dieu ; quand on vit bien ou mal, c’est Dieu – même « le calme » qui est la fin de tout changement du monde et des situations, c’est Dieu ! p.282. D’où l’impuissance de ses personnages à prendre leur destin en main comme à nous intéresser à leur sort. Car d’intrigue : point. Et tout le monde meurt à la fin.

George Sand, Lélia, 1833, Folio 2003, 308 pages, €8.50 e-book Kindle €2.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Voltaire, la raison et les injures

A propos du Contrat Social de Rousseau – brûlé à Genève – François Marie Arouet – dit Voltaire – écrit :

« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit » (Idées républicaines, 1762).

Il y aurait tant à dire de notre époque contemporaine, dans le style de Voltaire !

« Nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre » s’applique évidemment aux cléricaux de toutes religions et de toutes idéologies, et aux imbus d’eux-mêmes (ou d’elles-mêmes). Plus particulièrement en France aux politiciens, aux histrions des médias, aux auteurs qui veulent faire leur pub mais n’acceptent pas la critique, aux blogueurs qui ne « commentent » que pour dire leur réaction. Et tant d’autres.

« Pas assez d’esprit », pensez-y ! Voltaire faisait de la raison, cette faculté d’intelligence, le « bon » sens au-dessus des cinq que sont le regard, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.

  • Sentir, toucher, goûter sont des sens archaïques, « reptiliens » diraient les spécialistes du cerveau. Il s’agit d’animal, dont l’être humain n’est que le rameau complexe.
  • Regarder et écouter fait déjà appel à une autre organisation mentale. Ces sens font de la reconstruction dans le cerveau pour donner une « image » apte à être reconnue, classifiée et mémorisée. L’œil n’est pas une caméra objective ni l’oreille un micro fidèle, mais ces deux sens donnent un schéma utile pour agir vite et archiver pour comprendre. Il s’agit d’affinités et de passions qui poussent à faire et à se souvenir. Les chiens et les chats ont cela ; même les chevaux.
  • Seul le « bon » sens – l’intelligence au sens de l’ancien français, passé tel quel en anglais – s’élève au-dessus de ces instruments. Ce sens est la faculté de réfléchir (de renvoyer une idée en miroir à la réalité présente), de mémoriser (de classer en base de données pour retrouver), de penser (d’organiser ses idées selon un ordre et de trouver des cohérences dans les données), de concevoir (d’inventer, d’imaginer, de se projeter en actes dans l’avenir – propriété émergente de tout ce qui précède).

Nous le voyons sans peine, cette faculté de penser est bien rare parmi les politiciens, les histrions des médias et les blogueurs qui « commentent ». Bien sûr elle existe, mais elle est bien trop rare, mise en sommeil, effacée pour « ne pas avoir l’air », dans le désir d’être conforme à la masse, au plus petit con des nominateurs qui écoutent, lisent ou regardent.

Car il s’agit (séquelles de mai 68 ?) d’être dans le spontané, l’immédiat, le réactif, en ado attardé mû par son seul désir du moment, corps excité, cœur léger, esprit frivole.

  • Le politicien se doit d’avoir un avis sur tout et de promettre de faire ce qu’on demande sur l’heure : il est donc sûr de lui, arrogant, égoïste. Réfléchir ? Allons donc ! « Moi je » sais tout sur tout, je suis l’énarque, le choisi, l’élu : par le système, la société, par Dieu lui-même, pourquoi pas ? N’est-ce pas Emmanuel, Jean-Luc ou Ségolène ?…
  • L’histrion des médias (j’entends qu’il ne s’agit pas de TOUS les professionnels des médias mais d’un trop grand nombre) se doit d’occuper l’antenne, le micro ou la colonne. Pas de temps mort, on est dans la pub, chaque seconde de silence est une auditrice de moins de 50 ans qui zappe ! Penser ? Allons donc ! « Moi je » l’amuseur, le bonimenteur, la force occupante de l’antenne qui coupe la parole toutes les cinq secondes, je n’existe que parce que je rigole sur tout et que je tchatche sans arrêt, surtout pour ne rien dire. Mais le silence, c’est ma mort. Les « invités » ne sont que des faire-valoir du « Moi je » histrion. Dont le mot signifie « mauvais acteur ».
  • Le commentateur sur les blogs prolonge parfois les notes qu’ils commentent en apportant du neuf ou de la critique constructive. Mais, vous le constatez vous-mêmes si vous êtes blogueur, plus des neuf dixièmes des soi-disant « commentaires » sont des réactions. Au sens le plus réactionnaire du terme : du réflexe, de l’émotionnel, du superficiel. Râler, dénoncer, accuser – voilà qui est jouissif, surtout dans l’impunité qu’offre l’apparent anonymat (eh oui, il n’est qu’apparent…). Complimenter est plus rare mais arrive – sans plus de recul ni d’arguments, hélas !

« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit. » Mais tout mot bizarre qui n’est pas dans le répertoire des 400 mots usuels est considéré comme injure. Evoquez le « grotesque » et on se sentira blessé : le mot signifie pourtant simplement « qui fait rire par son extravagance » – lequel dernier mot veut dire « hors de l’ordinaire, du convenu, celui qui vague en-dehors ».

Il est piquant que dans la langue de Voltaire les mots soient imprécis, qu’au pays de Voltaire les propos de Voltaire soient ignorés, les idées de Voltaire soient inappliquées et que le tempérament libéral de Voltaire soit honni par ceux qui prétendent « libérer » les hommes.

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