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Mary & Carol Higgings Clark, Le mystère de Noël

Une enquête du Club des Cinq pour adultes cher à la fille de Mary, Carol. C’est gentillet et culcul, tout à fait dans la charité chrétienne pour la fête de l’Enfant sauveur. Les Cinq, comme les Trois mousquetaires qui étaient quatre, sont six – mais c’est bien le même travail d’équipe avec chacun son rôle. On trouve l’ineffable Alvirah Meehan, détective amateur, et son mari Willy ; l’autrice de romans policiers Regan Reilly et son mari Luke ; leur fille unique Regan et son mari Jack, chef de la brigade des affaires spéciales de Manhattan.

Des employés d’un magasin de tout jouent régulièrement au loto et finissent par gagner le gros lot avec les numéros dans l’ordre. La veille de Noël, la mégère devenue récemment épouse de leur gentil patron leur a sucré leur prime traditionnelle de Noël pour la remplacer par une photo narcissique de son propre mariage. Humiliés, vexés, trahis, ayant gagné, ils décident de ne plus travailler. C’est un coup dur pour la boite familiale, en plein Festival de la Joie qui réunit la « communauté » de la ville. Les Américains adorent ce genre de raout familial où bonne bière et bons gâteaux sont censés réconcilier chrétiennement les gens entre eux.

Ce sont évidemment des envoyés du Mal qui vont bouleverser ce programme angélique. Deux escrocs financiers ont subverti le jeune Duncan, qui leur a « confié » 5000 $, toute son épargne, pour une fumeuse compagnie de pétrole, sans vérifier qu’elle existe. Il est ruiné, sans prime de Noël, comment va-t-il faire pour acheter la bague de fiançailles qu’il a réservée à la bijouterie du coin, pour offrir à sa belle, nommée Fleur en raison de parents hippies ? Laquelle bague s’avère volée à une vieille dame par une femme de ménage qui justement a changé de nom et de pratique mais habite la « communauté ».

De quoi embrouiller les nœuds de l’intrigue, que le club des Cinq (qui sont six) va finir par trancher à la façon d’Alexandre. Le droit, le sort et Dieu feront le happy-end de rigueur.

Mary & Carol Higgings Clark, Le mystère de Noël (Dashing Through the Snow) 2008, Livre de poche 2010, 288 pages, €7,90, e-book Kindle €7,49

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Thornton Wilder, Le pont de San Luis Rey

En 1714, au Pérou, le pont d’osier inca qui relie Cuzco à Lima se rompt, entraînant dans la mort cinq personnes qui le traversaient. Fatalité ? Main de Dieu ? Pourquoi ? Le frère franciscain Juniper veut le savoir. Pour cela il enquête, des années ; il reconstitue la vie de chacun, leurs fautes, leurs bienfaits, leur itinéraire, leurs derniers moments. Si tout arrive par volonté divine, alors l’existence de Dieu peut être prouvée. La raison de leur mort serait leur plus grand bien. S’il parvient à le démontrer, alors Dieu est grand.

Mais les personnes sont diverses et leurs existences compliquées. Comment leur mort peut-elle être « expliquée » selon un plan divin ? L’Inquisition l’interrogera, conclura que cette œuvre est impie, le condamnera à la voir brûlée, et lui avec. On ne badine pas avec la croyance au XVIIIe siècle espagnol. L’intolérance catholique valait bien celle des Juifs en Israël et des Islamistes aujourd’hui.

La vieille marquise de Montemayor est moquée dans la ville parce que guère belle ; mais elle écrit divinement des lettres à sa fille doña Clara, telle une marquise de Sévigné. Et elle a recueilli, sur sa demande à la prieure d’un orphelinat, la jeune Pepita de 14 ans qu’elle forme aux bonnes manières.

Cette dernière est toute dévouée et efficace, mais aimerait un peu d’amour en plus des attentions d’étiquette. Elle est l’avenir de la religion, selon la mère abbesse Maria del Pilar. Or elle meurt en son adolescence à cause du pont écroulé, sans avoir pu faire fleurir ses vertus.

L’oncle Pio également, homme d’intrigues et mentor de la célèbre artiste la Périchole, amante du vice-roi et de quelques autres, qui a eu un fils malingre, Don Jaime. Elle a fini par confier le garçon pour un an à l’oncle, peut-être son grand-père, pour qu’il fasse de lui un gentilhomme – mais cette bonne intention, comme les autres, tombe dans le gouffre avec la chute du pont.

Enfin Esteban qui pleure son frère jumeau Manuel, tombé amoureux sans espoir de la Périchole, au détriment de l’amour fusionnel des deux frères orphelins. Pourquoi cet amour infini, profond, unique, est-il châtié par la mort à cause du pont ?

On le voit, l’examen des vies n’apprend rien. Le scepticisme l’emporte sur la main de Dieu. Le hasard est probable plus que le destin programmé. Non sans humour, l’écrivain américain décortique la croyance par les ramification des existences. Les innocents sont tués comme les coupables ; le mal est sur le même plan que l’amour face à la mort. Où serait Dieu dans tout cela ?

L’auteur est peu connu en France bien qu’il ait inspiré la comédie musicale Hello Dolly ! Trois films ont été tournés sur ce sujet préoccupant les foules. Le dernier en 2004 (ci-dessous).

Prix Pulitzer 1928

Thornton Wilder, Le pont de San Luis Rey(The Bridge of San Luis Rey), 1927, L’Arche 2014, 128 pages, €18,00

DVD, Le Pont du roi Saint-Louis, Mary McGuckian, 2004, avec Robert De Niro, F. Murray Abraham, Gabriel Byrne, Geraldine Chaplin, Kathy Bates, Metropolitan Film & Video 2005, doublé anglais, français, 1h55, €3,59

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Arthur Conan Doyle, Les mémoires de Sherlock Holmes

Douze autres nouvelles, plus graves, qui se terminent avec la disparition du détective fétiche. Conan Doyle en avait marre de son héros ; il avait peur que le public n’assimile son œuvre à de la sous-littérature, le genre policier lui paraissant inférieur aux romans historiques qu’il affectionnait d’écrire. C’est son éditeur, le magazine Strand, qui l’a convaincu – chèque confortable à l’appui – de livrer une nouvelle série.

La forme est standard, exposé des faits, enquête, déductions de génie et chute inattendue. Les personnages sont pris dans toutes les strates de la société, propriétaire de chevaux, négociant en houblon pour la bière, commis d’agent de change, juge de paix, aristo londonien, châtelains de province, homme d’État ministre, anciens soldats des Indes, interprète, prof d’université devenu malfrat.

C’est presque toujours le passé qui rattrape des victimes : une infidélité, une erreur grave, des frasques de jeunesse. Parfois une faute d’inattention due à la fatigue et à la trop grande confiance, comme dans « Le traité naval ». Pas de jugement de valeur mais les faits, rien que les faits – Sherlock Holmes et Arthur Conan Doyle y tiennent. Il laisse les personnages évoluer par eux-mêmes, bien que l’ordre social doive selon sa norme être rétabli. Mieux, pour Sherlock Holmes, la Justice doit régner. Ce pourquoi lorsque Holmes se collette à Moriarty, c’est à mort : le Mal doit être vaincu, même si le champion du Bien doit disparaître. Les raisons du crime importent plus que le crime lui-même. Mensonge, égoïsme, cupidité sont à éradiquer et à punir. Le pire étant le pouvoir… Il rend inhumain.

Les qualités humaines ne sont pas l’apanage des classes sociales élevées, même si l’éducation et l’aisance contribuent à les faire s’y épanouir. Holmes utilise volontiers des gamins des rues de Londres pour chercher et rendre compte ; il leur paye leur dû mais reconnaît leur astuce, leur initiative et leur goût du travail bien fait. De même, les domestiques sont souvent représentés comme fidèles et rigoureux dans leurs tâches. Ordre social, oui, il est nécessaire ; mais les forces qui tendent à le fissurer se font jour, autant en être conscient pour les comprendre.

La douzième nouvelle, intitulée « Le dernier problème », scelle le destin de Sherlock Holmes : il disparaît. John Watson en rend compte deux ans plus tard. Dans son combat contre Moriarty, la chute dans une crevasse des Alpes suisses semble un précipité d’enfer. Watson ne retrouve que le piolet de Holmes, pas son cadavre, ainsi qu’un dernier message écrit « avec l’aimable autorisation de Mr Moriarty ». Il veut « libérer la société » de la bande maléfique, dit-il, en livrant des documents à la police pour les mettre hors d’état de nuire, et avoue que sa « carrière avait atteint un point critique ».

Tollé des lecteurs ! Brutalité de la chute. Certains en ont pleuré. Mais ce n’était que fausse sortie…

Sir Arthur Conan Doyle, Les mémoires de Sherlock Holmes, 1893, Archipoche 2019, 360 pages, €8,50, e-book Kindle €1,49

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes coffret tome I et II, Gallimard Pléiade 2025, 2320 pages, €124,00

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Pensez au présent uniquement, préconise Alain

En avril 1908, le philosophe pense à la douleur, aux Stoïciens, à l’imagination. Bouddha avait raison, la vie est souffrance et la réduire doit être le but premier de la sagesse. Commençons donc par ne pas l’amplifier, dit Alain. Par ne pas la multiplier par l’imagination, en songeant à ce qu’elle a été et à ce qu’elle sera. Seul le présent compte. La sagesse est de ne vivre qu’au présent.

Les Stoïciens sont utiles, eux qui sont si proches du bouddhisme que l’on se demande si une certaine influence n’a pas eu lieu de l’un à l’autre. « Un de leur raisonnement qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus qu’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. Nous n’avons, disent-ils, que le présent a supporter. Ni le passé, ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus et que l’autre n’existe pas encore. C‘est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. » Les historiens savent la difficulté de découvrir « la vérité » historique – il ne reste que des témoignages, matériels ou écrits, mais partiels et partiaux ; même aujourd’hui, trois témoins d’un crime ne donneront pas la même version, mais seulement ce qu’il ont cru voir. Quant à la « vérité » future, les prévisionnistes et les « voyants » savent que c’est du vent ; même les économistes ou les météorologues, bardés de toutes leurs données et de tous leurs logiciels de probabilités, ne donneront pas la même version.

En effet, seul le présent que nous vivons est réel. Le passé est révolu et le futur incertain. Bien sûr, notre présent est fait de tout ce passé que nous avons accumulé ; les bouddhistes l’appellent le karma : la somme des actions bonnes et mauvaises de toute notre existence. Cette somme qui nous suit jusqu’à la fin – et même au-delà, selon la croyance indienne qui réincarne les créatures. Nous creusons notre tombe avec nos dents, disent les médecins en préconisant de manger équilibré, en homo sapiens omnivores, préparés par dix millions d’années une à une – sans tous ces fanatismes végan, végétalien, sans-gluten ou autres anti-tout. Nous sommes sur les épaules de nos ancêtres, ce pourquoi nous voyons plus loin qu’eux, dit un poète en vérité. Mais ce passé ne doit pas nous imposer sa voie, ni nous écraser de qu’il fut. Ce n’est pas parce qu’untel ou unetelle est haut dans les sondages qu’il sera élu…

L’avenir n’est écrit nulle part, sauf dans les crânes des trop croyants qui préfèrent se soumettre à un « Dieu » dont personne n’est sûr qu’il existe, et dont les « commandements » ont été rédigés par des interprètes successifs qui en ont tordu le sens premier au gré de leurs intérêts de pouvoir. Ou à un « hasard » qui n’est que le laisser-aller des choses : une chance sur deux. Non, le pape n’est pas infaillible, pas plus que la martingale à la roulette ; non, le prêtre, l’imam ou le rabin n’est pas l’envoyé de Dieu ; non, le directeur de collège n’a pas droit de châtiment et de dressage sur les êtres immatures ; non, le père n’est pas ce pater familias issu des Romains qui avait droit de vie ou de mort sur toute sa maisonnée. L’avenir est ce que nous préparons au présent. En bon ou en mauvais…

« Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes », dit Alain. « L’un, qui a mal à la jambe, pense qu’il souffrait hier, qu’il a souffert déjà autrefois, qu’il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. » S’il ne pensait qu’à son présent, il souffrirait, mais à sa juste dose, sans l’augmenter par la mémoire ni par l’imagination. Chaque chose en son temps, agissons par étape, à chaque jour suffit sa peine. La sagesse populaire rejoint celle des philosophes, ceux de la vie bonne, pour dire qu’il faut vivre au présent. Le cueillir et en savourer la jouissance, ou le supporter car il ne durera pas.

« Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue, de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. »

Mais nous restons responsables personnellement de chaque minute :

– se laisser aller, et le passé se poursuit, selon la croyance que « c’était mieux avant » (avec le droit du plus fort, la hiérarchie du mâle dominant, la brutalité, les viols sur les femelles et les jeunes, la dictature du tyran plébiscité par les plus braillards, l’impérialisme colonisateur) ; ou que – mektoub – c’est écrit, avec l’abandon à la foule, à la masse, à la force, qui n’est au fond que le pouvoir de quelques-uns qui manipulent les autres.

– se vouloir responsable de ses actes et de ceux qu’on apprivoise, et l’avenir se construit, pas à pas, avec les autres. Aimer un enfant est un choix, qu’on en soit le père ou non, qu’on l’ait (dans le passé) désiré ou non ; promouvoir le droit par le débat en assemblée et autres moyens est un choix, même à son petit niveau, sous peine de se soumettre aux menaces et agressions des plus avides et des plus puissants. L’existentialisme considère chaque individu comme un être unique maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter, dit l’encyclopédie.

Rien n’est fatalité, tout est choix, plus ou moins éclairé – mais pour chacun, et à chaque instant.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Howard Buten, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué

Howard Buten vient de mourir, le 3 janvier de cette année ; il avait 74 ans et vivait en France. Il était juif, clown et psychologue de l’autisme infantile. Il connaît bien les enfants en tant que clinicien, et compatit en tant que clown. Son premier roman met en scène un enfant de 8 ans qui se raconte depuis ses 5 ans. Il a été enfermé dans un hôpital psychiatrique pour avoir fait quelque chose à son amie du même âge Jessica, mais ne comprend pas ce qui est mal.

Il dit avec ses mots d’enfant ce qu’il a ressenti, ses délires entre la réalité et la fiction, son amour au fond pour la petite fille, semble-t-il partagé. Un jour qu’ils sèchent l’école, après la mort du père de Jessica, ils se promènent sous la pluie et, trempés, se réfugient chez elle. Tout le monde est parti, ils sont seuls. Jessica le fait monter dans sa chambre, sur son lit. C’est elle qui prend l’initiative, lui « remontant son élastique, serré, serré sous on ventre ». Et puis il s’est envolé.

Gilbert, dit Gil, est un petit garçon juif, nanti d’une sœur aînée, Sophie, avec qui il a peu de relations, et d’un frère aîné de probablement 10 ans, Jeffrey, avec qui il joue parfois. A 5 ans, il a vu à la télé une poupée qu’un présentateur montrait, disant qu’elle appartenait à une petite fille qui venait d’être tuée. Il a eu mal, est monté dans sa chambre, a pleuré. Puis il a « tordu le doigt avec lequel faut pas montrer » et l’a appuyé contre sa tête. « Et puis j’ai fais poum avec mon pouce et je m’ai tué » p.10. Il a trop d’empathie ; dans la société contemporaine, ça ne se fait pas.

Son meilleur copain est Schrubs, mais il est un peu bête et répond toujours « ch’ais pas » quand on lui pose une question. Gil se bagarre, se roule dans les flaques, déchire ses vêtements. Il est plein de vie car il joue au cow-boy ou à Zorro. Au zoo, quand il y va avec sa classe, il ôte sa chemise devant les singes pour jouer Tarzan dans la jungle. Il demande un costume de Spiderman pour son anniversaire car il est moulant et fait ressortir les muscles.

Mais il a déjà des sensations au zizi. Son adversaire dans la bagarre, islandais ou écossais, lui donne des coups de pied dans le zizi pour l’arrêter, et ça lui fait tout drôle. Sa mère a vu son zizi quand il enfilait son pantalon et il a eu honte – comme Titeuf, « j’ai oublié mon slip ! » Le psychiatre à l’hôpital lui serre une ceinture de contention autour du ventre et du zizi, et ça le calme. A 8 ans… Le zizi est-il plus sensible chez les « manches courtes » que chez les « manches longues » ? Ainsi s’interroge-t-il, avec humour souvent. Il aime se glisser par les fentes des caves à charbon, se faisant tout aplati. Son père lui demande pourquoi il ne se mettrait pas dans une enveloppe pour s’envoyer en Alaska. « – Mais c’est que je n’ai pas assez de timbres », lui répond Gil.

Il ne comprend pas qu’on le brime dans cet hôpital, il ne sait pas pourquoi on l’y a mis. C’est à cause de la mère de Jessica, et ses parents se sont soumis. Les rêves deviennent des symptômes cliniques et les psy remplacent le vivant par de la théorie. Rien de plus risible que ce document de psychiatre qui tente de réduire un enfant à ses cases préprogrammées, usant d’une logique formelle hors sol. Il n’écoute pas, il sait tout d’avance. Gil avait de l’amour, il a agi naturellement. Les adultes ne le comprennent pas, ne l’acceptent pas. « L’enfant refuse d’affronter la réalité du mal qu’il a fait à Jessica », écrit le psy p,43 – mais quel « mal » ? Qu’est-ce que « le mal » ? A-t-on expliqué au petit garçon ce qui est bien et mal ? A-t-on parlé de « ces choses » que les adultes taisent par honte et bêtise ?

Pour eux Gil est un monstre à rééduquer, pas un enfant à éduquer. « Ma manman m’avait dit qu’un jour quand je serais grand j’aimerais quelqu’un et ça voudrait dire que j’essayerais d’empêcher tout le monde de lui faire du mal » p.200. Eh bien c’est raté : la société ne veut pas qu’on aime les autres, elle veut qu’on s’en méfie. Surtout des garçons quand on est fille. Depuis la sortie du livre en 1981, c’est devenu encore pire.

Howard Buten, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué (Burt), 1981, Points Seuil 2004, 224 pages, €7,90

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William Diehl, Régner en enfer

Un très bon thriller de l’avant-Internet, donc bien écrit, bien construit, bien documenté. Cette fois-ci, pas un psychopathe individualiste (encore que) mais une plongée dans l’inconscient sociologique de l’Amérique : les tarés de la Bible, les prophètes d’Armageddon, les chrétiens intégristes. Ceux qui ont soutenu et voté Trump récemment, au bord de la guerre civile si leur dieu à mèche peroxydée ne l’avait pas emporté. Or, voici trente ans, on en parlait déjà, de ces fanatiques. Ils existaient à bas bruit, mais se préparaient en secret. Le FBI les avaient à l’œil, mais ils n’étaient pas populaires ; leurs outrances ne passaient pas. Et puis, après les attentats islamiques de Ben Laden, les immigrés musulmans devenus fous au volant de leur SUV, le virus chinois, la numérisation de tout et l’IA en espionnage généralisé, la montée des périls dans le monde, les tarés ont fait des émules ; ils sont devenus légion. Comme le Diable (« Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup » Évangile de Marc). D’où l’intérêt de lire ou relire ce thriller haletant, bien au fait des groupes apocalyptiques et de leur psychologie.

L’efficacité du Sanctuaire allie le professionnalisme d’un général, ancien des opérations spéciales inavouables, et l’exaltation charismatique d’un prêcheur faux-aveugle, amateur de très jeunes filles (13-14 ans). Le second galvanise les foules et fait des adeptes prêts à se sacrifier pour la Cause de Dieu ; le premier organise les milices des églises et sélectionne les meilleurs éléments qu’il entraîne aux armes dans les conditions les plus rudes dès l’âge de 14 ans.

Le président des États-Unis est un ex-général issu de la haute société, que le général des opérations spéciales, parti de l’armée fédérale comme simple colonel avant de gagner ses étoiles dans la garde nationale du Montana, hait de toutes ses fibres. Haine sociale, haine personnelle, jalousie féroce. Il décide alors de déclencher l’Armageddon. Une nuit, un convoi transportant des explosifs militaires et des armes, est bloqué sur un col enneigé du Montana, l’escorte tuée (pas moins de douze citoyens américains), et le semi-remorque avec ses quatre tonnes d’explosif C4 dérobé. Le tout n’a duré que six minutes. Deux explosions ont enseveli des indices, seuls les corps des soldats tués ont été alignés dans des sacs militaires, comme un hommage dérisoire de combattants à combattants.

Le crime est signé ; le président y voit une déclaration de guerre, son attorney général (procureur général des États-Unis) un acte terroriste. C’est une femme, et on l’appelle général – non pour son grade, mais en raccourci de son titre. Elle est chargée de veiller au respect des lois et de la Constitution, et de conseiller le président. L’équipe de crise décide alors de constituer un « dossier RICO » – Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (RICO) Act ou, en français, loi sur les organisations motivées par le racket et la corruption. Cette loi fédérale de 1970 prévoit des sanctions pénales étendues et une cause d’action civile pour les délits commis dans le cadre des activités d’une organisation criminelle. Dirigée initialement contre la Mafia, elle s’étend aux délits d’initiés en bourse, à la corruption organisée comme celle de la FIFA, et aux actes terroristes. Un procureur spécial est nommé, chargé d’enquêter et de monter le dossier juridique justifiant les poursuites fédérales.

L’attorney général Margaret Castaigne, portoricaine qui a gravi les échelons du droit jusqu’au sommet, propose le jeune procureur Martin Vail comme attorney général adjoint, chargé de monter un dossier RICO contre le Sanctuaire. Son équipe se met vite au travail, aidée par toute la machinerie policière et du renseignement intérieur, FBI, NSA, ATF (service fédéral chargé de la loi sur les armes, les explosifs, le tabac et l’alcool, créé en 1972). Au vu des indices concordants, un juge fédéral autorise la mise sur écoute, la surveillance publique et l’accès aux comptes bancaires de l’organisation et de ses filiales.

Martin Vail va interroger deux anciens militaires, ex-partisans du Sanctuaire et compagnons de son général, pour connaître un peu mieux les rouages. Mais le plus jeune, 27 ans, témoin protégé fédéral, est descendu dans sa ferme peu après sa visite. Un tueur mandaté avait suivi l’avion officiel, puis la voiture de location du procureur, et en avait déduit sur la carte l’endroit où devait se cacher le témoin. Il l’a descendu de deux balles tirées à 1200 m par un fusil à lunette, avant de filer par un itinéraire de repli jusqu’à son avion privé. Il était loin de la scène de crime au bout d’une heure, et n’avait laissé qu’un seul indice – volontaire – une suite de chiffres : 2-3-13. Une allusion nette à la Bible, lue littéralement.

L’enquête est bien menée et avance assez vite ; l’action est palpitante et bien décrite, les personnages puissants. La fin est du grand guignol, mais nous sommes aux États-Unis, et le spectacle est obligatoire. Sans explosions ni massacres, rien ne passe la rampe. Toujours est-il que le Diable est vaincu, lui qui se prenait pour Dieu, fanatisé plus par sa haine que par sa compréhension du texte religieux. Une citation de Pascal vient à propos : « Les hommes ne s’adonnent jamais au mal avec tant de joie et de démesure que lorsqu’ils y sont poussés par leurs convictions religieuses » (incipit du Livre III, p.235). Ce qui s’applique à l’islam djihadiste s’applique aussi au judaïsme extrémiste à Gaza et au christianisme dévoyé américain. Les fous de Dieu sont partout…

William Diehl, Régner en enfer (Reign in Hell), 1997, Livre de poche 2001, 511 pages, occasion 1,90

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John Steinbeck, A l’est d’Éden

Steinbeck a voulu écrire le livre de sa vie, une véritable Bible de sa famille et de sa région, la vallée de Salinas en Californie du nord. Une Bible qui englobe tout, de la création du (nouveau) monde à la sueur de son front, du « croissez et multipliez » contrarié par le péché, de la leçon de vie donnée par Dieu. Avec une obsession renouvelée pour le mythe biblique de Caïn et Abel, le frère qui tue son frère – par jalousie de l’amour du Père. Que ce soit Charlie et Adam, ou Caleb et Aron (toujours des prénoms en C et en A), le meurtrier (abouti ou non) est exilé à l’est du Paradis, l’Éden biblique.

L’est est là où le soleil se lève, où tout peut recommencer sous l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. L’ouest est au contraire toujours promesse de paradis retrouvé, de nouveau monde à défricher, de cité de Dieu à bâtir – d’où le tropisme puritain vers la terre promise des Amériques et, en Amérique, la ruée vers l’ouest des pionniers jusqu’à la Californie où coule, sinon le lait et le miel, du moins le coton et les oranges avant les filons d’or et la technologie. Au-delà, c’est la mer. Ceux qui se sont aventurés toujours plus vers l’ouest n’ont trouvé que les îles tropicales où se perdre dans l’oisiveté et le sexe, ou poursuivre inlassablement le monstre marin de Moby Dick.

C’est « l’histoire du bien et du mal, de la force et de la faiblesse, de l’amour et de la haine, de la beauté et de la laideur », écrit Steinbeck dans son Journal du roman. Il intercale l’histoire de deux familles dans le roman, la sienne, les Hamilton germano-irlandais un peu foutraques mais généreux, ses grands-parents maternels, et la famille Trask, inventée sur le modèle biblique avec un père dominateur et deux frères qui s’aiment et se haïssent. La mémoire et l’invention s’entremêlent. Cela donne un roman fleuve, contradictoire, immoral selon les normes du temps, addictif – au fond terriblement humain.

Il tourne sur l’interprétation dans la Bible du péché. « La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé », écrit justement l’auteur sous son personnage du chinois domestique et philosophe Lee, p.1143 Pléiade. D’où la jalousie du fils délaissé à l’égard de son père, tel Caïn le laboureur, dédaigné au profit d’Abel l’éleveur, l’autre fils. Cette injustice délibérée au premier degré laisse pantois. Mais Dieu inscrit au front de Caïn un signe pour que personne ne le tue. Et le fils premier-né, chassé du regard du Père, s’exile à l’est d’Éden. Sur deux générations, les Trask vont reproduire le modèle – comme quoi être imbibé de Bible n’est pas bon pour la santé psychologique de l’humanité.

Charles offre à son père un couteau à lames multiples, avec l’argent qu’il a gagné en coupant du bois à la sueur de son front. Au lieu d’en être récompensé par un regard, une parole ou un geste d’amour, le père dédaigne le cadeau au profit de celui de son autre fils, Adam, qui se contente sans effort de lui offrir un chiot trouvé dans la forêt. Charles tabasse alors Adam en le laissant pour mort. Mais il ne l’est pas et, devenu père à son tour après un périple forcé dans l’armée, il reproduit le schéma : il reçoit en cadeau de son fils Caleb une grosse somme d’argent acquise par le travail des haricots et l’astuce de profiter de la montée des prix, pour compenser la perte d’un projet de vente de salades préservées dans la glace qui a échoué. Mais Adam refuse ce cadeau indignement (selon lui) gagné par la spéculation et préfère les bons résultats scolaires de son autre fils Aron. Caleb se venge en révélant à son faux jumeau Aron que leur mère n’est pas morte, mais une putain qui tient maison dans la ville après avoir tiré sur leur père et les avoir abandonnés. Effondré, Aron, à 17 ans, s’engage dans l’armée et se fait tuer dans la Première guerre mondiale.

C’est toute la différence entre l’être beau, obéissant et conformiste, et l’être moins doué par la nature mais qui compense par ses efforts. Le pur et le maléfique, l’ange et le démon. Dieu est bien injuste, lui qui a créé les hommes tels qu’ils sont, Abel comme Caïn. Aron ressemble à son père, orthodoxe et suivant les commandements à la lettre, tout désorienté lorsque la réalité vient contrecarrer ses rêves. Il n’aime pas sa fiancée Abra (au prénom qui vient d’Abraham), il aime l’idée idéalisée qu’il se fait d’elle. Au fond, il reste centré sur lui-même, égoïstement parfait, et le monde doit tourner autour de lui sans qu’il ne fasse rien pour.

Caleb ressemble à sa mère, la putain Cathy, depuis toute petite manipulatrice et sans affect, une parfaite psychopathe. Recueillie par Adam alors qu’elle était fracassée par son souteneur, après avoir simulé un viol qui a conduit l’un de ses professeurs au suicide, tué ses parents dans un incendie, elle l’a épousé pour mieux le détruire. Elle a couché avec lui et avec son frère Charlie pour affirmer sa liberté et, malgré une grossesse non désirée où elle a accouché de faux jumeaux, elle est partie en abandonnant mari et progéniture. Elle s’est instillée dans les bonnes grâce de la tenancière d’un bordel de Salinas avant d’empoisonner sa bienfaitrice qui l’instaurait légataire, et de pervertir les notables du coin par des pratiques sado-masochistes inusitées, dont elle conservait des photographies. Caleb la perce à jour, Aron en est effondré. Cathy, arthrosique et vieillissante, se suicide en laissant tout à Aron – qui laisse tout à sa mort sur le front.

Au fond, la Bible peut se lire de façon contradictoire : soit comme une soumission inconditionnelle à Dieu (ce que pratiquent les intégristes chrétiens, les puritains et… les musulmans), soit comme une liberté offerte à l’humain de construire sa vie selon ses choix successifs (ce que pratiquent les protestants, les catholiques après Vatican II et… les Juifs). La Parole de Dieu est soit un commandement absolu auquel il faut obéir à la lettre, soit un élément de réflexion à approfondir par soi-même. Steinbeck a choisi la modernité, et s’amuse de ce que Dieu « préfère l’agneau aux légumes » p.1142. Chacun est responsable de son destin et peut choisir le bien ou le mal à chaque instant. « Le mot hébreu timshel – ‘tu peux’ – laisse le choix. C‘est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si ‘tu peux’, il est vrai aussi que ‘tu peux ne pas’ » p.1177. Cal réussit à accepter ses fautes et à faire d’elles des forces pour aller de l’avant.

Le roman est plus riche que ce que je peux en dire en une seule note, et le cinéaste Elia Kazan en a tiré un film (chroniqué sur ce blog) qui recentre l’histoire sur Caleb et Aron, faisant du père Adam un monstre de rectitude borné, sans empathie, sûr de son bon droit moral issu du Livre – assez éloigné de l’Adam du roman.

Cette fresque familiale s’inscrit aussi dans l’histoire des États-Unis et du monde de 1863 à 1918, avec les guerres indiennes, la guerre de Sécession, la Première guerre mondiale, avec le développement du chemin de fer, de l’industrie automobile, du grand commerce et de la publicité, avec l’immigration venue de la vieille Europe et de la Chine. Tout cela incarné dans les petits gestes du quotidien, les situations sociales et l’amour. Plus que dans les vérités éternelles du Livre, les humains trouvent leur expérience dans la terre et dans la vie. « La production collective ou de masse est entrée aujourd’hui dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Tel est le danger qui nous menace. (…) Notre espèce est la seule à être capable de créer, et elle ne dispose pour inventer que d’un seul outil : l’esprit individuel de l’homme. (…) C’est seulement après qu’a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l’exploiter, mais le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau solitaire de l’homme » p.992

Un grand livre de l’humanité, le testament de l’auteur.

John Steinbeck, A l’est d’Éden (East of Eden), 1952, Livre de poche 1974, 631 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Jean-Christophe Grangé, Rouge karma

Jean-Christophe Grangé, journaliste, s’est lancé dans l’écriture de thrillers. Il en fait trop : trop de documentation, trop d’excès dans le massacre et les horreurs, trop d’obstination paranoïaque chez ses personnages. Mais il se renouvelle, et sait conter une histoire. Celle-ci est prenante, et la longueur du livre engendre une véritable ambiance (à condition de ne pas lire seulement dix pages pour reprendre plus tard, en ayant regardé trente fois ses messages, répondu à quiconque vous interrompt, et allé voir si le sanglier sur le feu ne brûlait pas…) Un bon thriller exige un certain recueillement et la longueur des heures. On le lit à grandes goulées de cent ou deux cents pages, sinon rien.

Dès la première page, c’est la révolution. Celle des étudiants – naïfs et utopiques en mai 68 à Paris. Des rêveurs qui cassaient le vieux monde pour y mettre à la place les paradis artificiels et le sexe. Sauf les Mao UJC-ML de Normale Sup, froids et organisés, sous la houlette de profs de philo agrégés… partis à l’asile (Louis Althusser et Robert Linhart) – p.157. Des cinglés qui agitent les âmes faibles, pour le compte de la Chine communiste pas fâchée de servir d’exemple social au monde et de nouvelle religion à sa jeunesse.

Dans le bordel ambiant (celui que Mélenchon et ses sbires rêvent de reproduire aujourd’hui pour y faire émerger leur pouvoir), « la gauche » avec Mitterrand et Mendès-France a peine à se faire entendre. D’ailleurs, trop, c’est trop. Les Français sont las des pénuries d’essence et des produits essentiels, las des casseurs, souvent « provos », qui scient les arbres centenaires du boulevard Saint-Michel et brûlent des voitures. Le monôme hormonal ne durera pas. Fin juin, Pompidou Premier ministre a conclu avec les syndicats les accords de Grenelle, le Vieux revenu ragaillardi de Baden-Baden va dissoudre l’Assemblée, et une manif monstre de pro-gaullistes va envahir les Champs-Élysées, présageant l’élection d’une nouvelle chambre introuvable, avec majorité absolue pour l’ordre et le travail. Même si l’on a vécu aux marges de cette période mythique – et si l’on sait que l’auteur n’avait que 7 ans à l’époque – plonger dans l’histoire avec un thriller est une cure de jouvence – et un recul salutaire.

Car, en ces temps troublés, les criminels pouvaient s’en donner à cœur joie en toute impunité. Les flics étaient occupés ailleurs et la médecine légale était en grève. Donc un premier crime, horrible, l’éviscération d’une jeune fille nue pendue par les pieds. L’une des trois copines d’Hervé, étudiant en histoire brillant à la tête d’une barricade. Son handicap est de tomber amoureux très vite et il ne sait pas choisir ni se stabiliser. Suzanne, Cécile, Nicole – trois intellectuelles en philo qui suivent le mouvement et débattent en Sorbonne avec les étudiants (et les marginaux venus squatter la cour). Suzanne est retrouvée dans sa chambre, les tripes sur la gueule, dans une position reconstituée de yoga. Il faut dire qu’elle pratiquait cette nouvelle discipline orientale à la mode et qu’elle avait invité une fois Hervé à une séance dans le Xe arrondissement. Après Suzanne, c’est le tour de Cécile, retrouvée idem, nue et les tripes sorties au crochet par l’utérus (Grangé adore être glauque jusqu’à l’écœurement, cela fait partie de la fascination qu’il exerce). Elle aussi en position de yoga. Quant à Nicole, bonne bourgeoise du 7ème arrondissement sous ses airs rebelles et féministes, elle n’échappe que de peu au tueur, un « danseur » revêtu de noir qui s’est introduit jusque chez elle on ne sait comment.

Il se trouve qu’Hervé a un grand demi-frère inspecteur à la brigade criminelle, Jean-Louis. Lorsqu’il découvre Suzanne éventrée en lui apportant un matin des croissants, il le prévient en téléphonant d’un café (pas de mobile à l’époque). Jean-Louis va quitter sa mission « d’infiltration » chez les étudiants (où il fait de la provocation pour faire sortir du bois les leaders – sauf qu’il n’y en a pas…). Il va être chargé de l’enquête, puisque personne n’est disponible. Avec Hervé et la survivante Nicole, le trio va réfléchir, chercher, visiter les salles de yoga, interroger les hindouistes de Paris.

Peu à peu va se dessiner une sombre machination ésotérique autour d’une secte indienne, la Ronde, fondée par une occidentale enrichie dans le commerce de caoutchouc en Asie du sud-est. Elle ne propose pas moins que la libération mentale par divers exercices de pensée œcuménique – dont une forme de tantrisme. Il s’agit de se libérer de la chair en pratiquant le sexe assidûment. La « Mère » de la secte a été assassinée, dit-on, et sa réincarnation est en attente. Or il se trouve qu’Hervé a sur l’avant-bras une marque révélatrice…

Rien de plus pour relier les meurtres parisiens à la secte indienne, et pour que le trio s’envole pour Calcutta, avant d’aller errer jusqu’à Varanasi au bord du Gange, là où l’on crame les cadavres sur des bûchers au bord de l’eau sacrée où se baignent rituellement nus les fidèles tous les matins. Après le bordel parisien, c’est le bordel indien. Tout part à vau l’au dans ce pays grouillant de gosses et sujet à la pauvreté, à la prostitution, aux trafics, à la famine et aux maladies sans nombre. La chair ne vaut rien, seule l’âme doit être sauvée et les religions comme les sectes pullulent.

La source du Mal est en Inde et Hervé est sa cible. Des liens mystérieux de génération le relient en effet à la secte via la Mère et à son demi-frère qui n’a jamais connu son père. C’est embrouillé et tordu à souhait, comme souvent chez Grangé qui semble avoir quelques comptes à régler avec les relations familiales et l’Église catholique. Car l’hydre du Mal a plusieurs têtes – et l’une se trouve au Vatican ! Cette dernière partie se trouve vite expédiée car le roman était déjà trop long. On en est un peu frustré.

Mais le lecteur passe plusieurs heures évadé dans le passé parisien puis dans le kaléidoscope misérable et chatoyant de l’Inde de l’époque, d’ailleurs sous les déluges de mousson, où l’auteur recycle son premier reportage sur Calcutta en 1990.

Jean-Christophe Grangé, Rouge karma, 2023, Livre de poche 2024, 761 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

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Les thrillers de Jean-Christophe Grangé déjà chroniqués sur ce blog

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Incassable de M. Night Shyamalan

Un film bizarre d’un réalisateur décalé sur une Amérique hors des normes. A une extrémité, l’homme blanc musculeux, invincible, qui ne peut être blessé et n’a jamais été malade ; à l’autre extrémité, l’homme noir chétif, atteint de la maladie des os de cristal et qui est la plupart du temps en chaise roulante. L’écart absolu entre noir et blanc, le mal et le bien. Par haine du destin, le Noir cherche son alter ego à l’autre bout d’une évolution dont il est la victime – cassé, il veut trouver l’incassable. Par instinct du bien, le Blanc cherche à protéger les autres sans le vouloir, simplement parce qu’il est bâti ainsi – immunisé, il veut se croire fragile comme les autres.

Tout commence dans le bruit et la fureur d’une catastrophe ferroviaire. Cent-vingt morts dans le déraillement du train New York-Philadelphie, à quelques kilomètres de sa destination – un seul survivant, David Dunn (Bruce Willis), banal surveillant à la sécurité du stade de la ville. Il est indemne, pas même une égratignure. Certes, les trains des compagnies privées des États-Unis ne sont pas toujours contrôlés, révisés et entretenus comme il se doit, mais on apprendra vers la fin que le hasard n’y était pour rien. Ce n’était pas la première catastrophe des dernières années : un Boeing qui s’écrase, un paquebot qui coule…

David s’interroge, à la fois poussé par son fils qui l’admire et se demande s’il est pareil, aussi invincible comme un super-héros de comics, et par une énigmatique carte d’invitation d’une galerie d’art qui lui demande s’il a jamais été malade. Au fait, l’a-t-il un jour été ? Il ne s’en souvient pas, son épouse Audrey (Robin Wright) non plus. Oui, mais ils ont eu un accident de voiture étant étudiants, un tonneau. Lui a été éjecté de la voiture et a sorti celle qui allait devenir sa femme. Mais a-t-il été blessé ? Probablement, encore que ce ne soit pas sûr.

Le patron de la galerie d’art, spécialisée dans les dessins originaux de comics, est Elijah Price (Samuel L. Jackson), né avec la maladie génétique des os de verre (en termes techniques, une ostéogenèse imparfaite de type I). Souvent à l’hôpital durant son enfance pour des fractures répétées, solitaire parce qu’il ne pouvait jouer avec les autres, il est devenu misanthrope par force et sa mère lui a acheté des comics, dont il est dit au début qu’ils représentent un talent de l’Amérique. Price se dit que, s’il existe d’aussi débiles que lui nés sur la terre, il doit exister aussi l’autre extrême, le super-mâle au squelette d’acier. Intoxiqué par son imagination, il veut le trouver dans la réalité. Ce pourquoi il collectionne les récits de catastrophes dans les journaux avant de tomber sur la perle : un seul survivant dans une apocalypse de ferraille.

Elijah l’anti-Goliath rencontre David l’anti-adolescent (les références bibliques, même inconscientes, ne cessent d’irriguer la mentalité américaine). Il s’aperçoit que l’agent de sécurité est capable de percevoir le mal chez ceux qu’il croise, comme cet homme en chemise flottante qui pourrait bien cacher « un pistolet argent à crosse noire » (c’est très précis). Il demande alors à son collègue de fouiller chacun avant qu’il n’entre sur la stade… et l’homme en chemise quitte la file. En le suivant, Elijah tombe dans les escaliers du métro et se casse littéralement en morceaux, mais a le temps de voir les dessous de l’homme – et le gros pistolet effectivement argent à crosse noire.

Intrigué, David teste ses muscles devant son fils aux haltères. Le gamin charge les poids ; c’est trop lourd, le père demande d’en enlever. Le gamin en rajoute au contraire, et David soulève toujours. Il se rend compte ainsi qu’il est plus puissant qu’il ne le croyait. Au point que le fils est persuadé que son père est l’un de ces super-héros des comics. Il tente même de lui tirer dessus avec un revolver dans la cuisine… avant d’obéir quand même par respect filial quand son père le somme de poser cette arme sous peine de disparaître de sa vie. C’est que son couple ne va plus très fort, passage en creux habituel après une douzaine d’années de mariage et un seul enfant. Joseph (Spencer Treat Clark, 12 ans au tournage), teste à l’école sa propre force en se battant avec un copain qui le défie – il est flanqué par terre. La surveillante convoque non pas la mère comme d’habitude mais le père, comme demandé par le fils, et se rend compte qu’elle le connaît : elle l’a vu quasi se noyer jadis dans la piscine où des copains l’avaient poussé. Il est bien resté cinq minutes sous l’eau, mais est ressorti indemne. Cela, elle s’en souvient.

Elijah, placé dans le service de l’épouse de David, la fait parler. Dans l’accident de voiture, son futur mari n’a pas été blessé mais a peut-être provoqué l’accident lui-même pour écourter sa carrière de footeux pro et épouser la belle (le football américain est l’école d’une particulière violence). Au téléphone, David le reconnaît. Elijah lui demande alors de se tester en utilisant sa sensibilité particulière pour trouver un ennemi de l’humanité, dans un lieu où il y a du monde. En gare de Philadelphie, David repère un agent d’entretien en combinaison orange (la même que celle des prisonniers…).

Il le suit et le voit entrer le soir dans une maison d’un quartier bourgeois où il tue le père et la mère et attache les deux enfants dans la salle de bain. Silencieux, en cape de pluie intégrale car il a une phobie de l’eau depuis son enfance, David libère les kids (un garçon et une fille, comme il se doit dans la famille yankee). Le criminel, qui le découvre, le projette dans la piscine, où la bâche de protection s’écroule sous son poids. Mais les deux enfants déjà grands lui tendent une perche et il sort pour étrangler l’assassin d’une clé au cou. Le lendemain, David montre en cachette à Joseph l’article du journal qui relate « le sauvetage de deux enfants par un héros », un dessin le représentant en grande silhouette sous cape, ce que les kids ont retenu de leur sauveur. Il ne faut pas que son épouse le sache, elle en serait déstabilisée.

David va donc retrouver Elijah qui patronne une exposition de sa galerie et, lors du serrement de mains, il a un flash : Elijah est le Mal incarné, le Méchant des comics, un gibier d’hôpital psychiatrique. Voulant à toute force confirmer sa théorie des deux bouts de la chaîne, il a provoqué des catastrophes pour découvrir LE personnage qui est son inverse absolu. Il est dit en bandeau que David le dénonce pour qu’il finisse interné.

Au fond, Superman n’est-il pas un homme ordinaire qui fait bien son boulot ? Et le Méchant un être handicapé d’une tare qui se venge de l’humanité ? Le Bien et le Mal sont facile à distinguer chez les Yankees. De la Bible aux comics, ils sont clairement révélés.

Mais ici avec plus de psychologie que d’action, les tourments de tous les personnages étant au premier plan, y compris les seconds rôles comme la passagère du train avant le déraillement ou la surveillante de collège qui se souvient. Un bémol quand même : on ne rigole pas dans ce film. Le comics est trop sérieux pour qu’on s’en moque – autre trait typique de la culture trop jeune yankee.

DVD Incassable (Unbreakable), M. Night Shyamalan, avec Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Robin Wright, Charlayne Woodard, Spencer Treat Clark, Touchstone Home Video 2001, 1h42, 17,84, Blu-ray€14,99

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Rosemary’s Baby de Roman Polanski

A la veille de mettre le pied pour la première fois sur la lune, l’Amérique intello s’angoisse de ce qu’elle vit sur la terre. Tout va mal depuis l’assassinat de Kennedy et la guerre du Vietnam : le Mal (biblique) est en nous. Il suffit de peu pour le révéler. Le film de Roman Polanski est tiré du roman d’Ira Levin, paru en 1967, Un bébé pour Rosemary. Ira Levin était juif athée new-yorkais, ce qui n’est pas neutre pour comprendre cette histoire.

Un jeune couple décide de s’installer à Manhattan, dans le vieux New-York dont le travelling de titre donne le contraste avec les immeubles neufs alentour. Rosemary (Mia Farrow) et Guy (John Cassavetes) sont bien un peu préoccupés de la réputation de la maison Bramford, où ils visitent l’appartement d’une vieille dame récemment décédée (mais à l’hôpital). Il se dit que les sœurs Trench y mangeaient de jeunes enfants, que le sorcier Mercato y fut et qu’une sorcière nommée Adrian y tuait les gens dans les corridors pour leur sang – tous personnages inventés, comme le building. Ce Dakota Building, qui fait office de maison Bramford, a été construit dès 1880 et John Lennon y fut vraiment assassiné en 1980. Mais Rosemary et Guy n’y croient pas, en bons Yankees de leur époque scientiste.

Sauf que : la vieille dame a mystérieusement bouché un placard par un gros secrétaire ; l’immeuble tout entier incite à faire l’amour, comme ils le font à l’emménagement par terre, dans la pièce encore vide ; la jeune fille au pair des Castevet, Terry Gionoffrio (Angela Dorian), qui l’ont recueillie dans la rue où elle se droguait et dont Rosemary a fait la connaissance à la laverie commune du sous-sol, s’est jetée du 7ème étage pour mourir, justement leur étage – mais aussi les 7 jours de la création du monde, les 7 branches du chandelier juif, les 7 péchés capitaux, les 7 sceaux de l’Apocalypse, tous symboles juifs ; Minnie et Roman Castevet (Ruth Gordon et Sidney Blackmer) sont leurs voisins de palier et s’invitent chez eux sans discuter, inquisiteurs et impérieux ; Minnie va même jusqu’à offrir un vieux bijou « porte-bonheur » à Rosemary, une boule ajourée qui contient de la racine de tanis puante (herbe inventée soi-disant venue de la ville d’Égypte du même nom), un porte-malheur plutôt car c’est le même qu’elle avait offert à sa jeune fille au pair.

Tout cela n’est pas très catholique, comme on dit en France, or Rosemary est catholique et le dit ; son jeune mari Guy ne croit pas, bien qu’élevé dans la norme protestante américaine. Il sera le passeur du Mal qu’il considère, en tant qu’incroyant, comme un fantasme. Il sera d’autant plus manipulé par les forces sectaires qu’il socialise avec elles volontiers, alléché par ses perspectives de carrière comme acteur. Roman, en effet, lui raconte les acteurs qu’il a connus et veut l’aider à obtenir son premier grand rôle. Cette naïveté, accompagnée d’une certaine lâcheté, sera fatale à sa femme et au bébé. Lequel n’est pas le sien mais celui de Satan. Ou comment vendre sa femme au diable pour obtenir des bienfaits.

Car Guy est vite appelé au téléphone pour un rôle qu’il a raté, celui qui avait été choisi étant brusquement devenu aveugle. Il devait en attendant tourner des spots publicitaires, notamment pour les motos Yamaha. Et c’est Hutch (Maurice Evans), un vieil ami de Rosemary, venu en visite dans leur nouvel appartement bien redécoré et repeint par la jeune femme, qui perd un gant et se retrouve brutalement dans le coma, d’où il ne sortira pas. Roman Castevet était venu en voisin justement au même moment. Guy l’avait prévenu… Et posséder un objet de la personne à laquelle jeter un sort est le b.a. ba de la sorcellerie.

Rosemary s’inquiète de tous ces événements, d’autant que Minnie leur offre un soir le dessert, une mousse au chocolat bien « chargée » pour elle, afin qu’elle tombe en sommeil et se laisse faire. Elle n’en mange qu’un peu et jette le reste, à l’insu de son mari qui insiste pour qu’elle finisse. Ce pourquoi elle sera à demi-consciente de ce qui lui arrivera dans la nuit. Une GHB de sorcière qui permet à Satan de venir la violer au vu et su de toute la secte. Guy prétend, au matin, que c’est lui qui s’est emparé d’elle tant il était en vigueur, et puisqu’ils voulaient tous eux un enfant. Mais, après tout, le mâle n’est-il pas « le diable » pour les angoisses féminines ? Il s’agit dans cette histoire d’un viol, d’une pénétration non consentie, même si l’époque considérait les choses autrement, le mariage étant un contrat implicite de relations sexuelles permises dès le départ.

Rosemary se retrouve enceinte, elle en est heureuse, mais la vieille Minnie, un brin vulgaire lorsqu’elle mange, ce qui révèle son caractère profond, lui conseille de laisser son gynécologue le docteur Hill (Charles Grodin) pour avoir recours, sur sa recommandation et avec des prix réduits, au docteur Sapirstein au nom yiddish (Ralph Bellamy). Lequel demande à Minnie d’offrir chaque jour à la femme enceinte une potion vitaminée de sa composition. Rosemary ressent des douleurs, mais le docteur lui affirme que c’est normal et qu’elles passeront. Dans les faits, l’épouse et future mère se retrouve entièrement sous la coupe de son mari, de ses voisins, du docteur qui lui est attribué, de la secte satanique, de ce qu’elle ingère… Elle n’a plus aucune autonomie, ses amis sont écartés, parfois au prix de leur vie. La femme n’est pas encore libérée, l’emprise est totale.

C’est qu’il s’agit de donner un fils au diable, tout simplement, tout comme la Vierge en a donné un à Dieu. Mitou ! s’exclame Satan en globish, et il va de ce pas y pourvoir, sans envoyer un ange comme l’Autre. On voit ses mains brunes et griffues caresser le corps nu et tendre de Rosemary inerte sur le lit. Mia Farrow nue se fantasme sur un bateau. Il la chevauche comme un bouc et lui enfourne sa semence jusqu’à plus soif. Son fils sera un bébé comme lui, yeux fendus, doigts crochus, pieds fourchus – toute la mythologie judéo-biblique inventée par les puritains en manque, sur l’exemple ésotérique de la Kabbale. Le spectateur peut noter que tous les sorciers passés et présents sont juifs, du couple Castevet (ex-Mercato, au docteur Sapirstein), jusqu’à l’auteur de l’histoire Ira Levin et au réalisateur du film Roman Polanski. De là à évoquer un Complot kabbaliste, l’intromission du germe juif dans le ventre d’une catholique tel le coucou dans le nid des autres, il n’y a qu’un pas symbolique. Ce contre quoi l’ami Hutch met en garde Rosemary par-delà la mort, via un livre sur le sujet qu’il lui fait parvenir par une amie : Tous des sorciers. Il y est révélé qu’un sorcier célèbre qui habitait le bâtiment et qui a été lynché par la foule, Mercato, était le père de Roman, lequel a changé son nom par anagramme.

Les sciences occultes ne sont pas des sciences mais des croyances et des savoirs rituels, il ne faut pas se laisser circonvenir par les mots. Les apparences sociales ne sont pas la réalité des êtres, et même les paranoïaques ont des ennemis. La confiance ne droit pas rester inconditionnelle, même envers son mari, ses voisins et son médecin. Se laisser enfermer par le couple, l’appartement, la sociabilité de convenance, n’est pas un bon moyen de penser par soi-même et d’être libérée des déterminismes. Le corps personnel n’est pas inviolable, or Rosemary a été carrément violée : oralement par les potions, génitalement par Satan, moralement par son mari, socialement par ses voisins, et religieusement par le diable (le Juif incarné pour les catholiques). Se souvenir qu’un an plus tard, le 9 août 1969, Sharon Tate enceinte de Roman Polanski, a été assassinée à Los Angeles par la secte de Charles Manson, un meurtre rituel. Elle avait d’ailleurs été violée par un soldat à 17 ans, comme elle le raconte à son mari en 1966, qui l’épouse en janvier 1968…

Malgré tout, Rosemary est mère et cela compte dans sa mythologie personnelle. Elle ressent le besoin naturel et social de s’occuper de son bébé, même s’il est diabolique et probablement maléfique dans le futur. Le mal est banal et ordinaire, pourquoi s’en faire ? Ne vaut-il pas mieux faire avec ? Une mère aime toujours son petit monstre.

L’histoire monte savamment en paranoïa. Tout paraît de moins en moins normal, mais à chaque fois une explication rationnelle peut fonctionner… jusqu’à la scène finale et la dépression post-partum. Le fameux placard, bouché par la vieille et que le couple a rétabli, ouvre chez les voisins sataniques et là tout se révèle à cru, la réalité soupçonnée derrière l’apparence. Le dénouement, à mon avis inutile, est bien amené avec les doutes qui se lèvent, le cœur qui s’interroge, le corps qui se rebelle – les maux pour le dire. Peut-être aurait-il mieux valu laisser le doute…

DVD Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968, avec Mia Farrow, John Cassavetes, Ruth Gordon, Sidney Blackmer, Maurice Evans, Paramount Pictures France 2023, 2h17, 4K Ultra HD + Blu-Ray €32,78

DVD simple 2021, €19,79

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Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses

L’auteur écrit un roman social pour son temps sur l’amour, le cancer, l’euthanasie, le deuil – et la religion. Cela fait beaucoup pour un seul texte et la fin est ratée, le dernier chapitre part dans un délire chrétien un peu niais avec petit garçon atteint, refus de soulager sa souffrance par un excès de morphine, « prière » à Dieu au lieu d’être à ses côtés et de l’accompagner sur la fin – et vœu exaucé : Dieu tue le gamin. Il ne souffre plus. Le pire dans l’espoir bébête est cette nouvelle annoncée : « Cancer vaincu. Sérum efficace à 95 % ». Quant on voit que, 66 ans plus tard, « le » cancer n’est toujours pas vaincu mais seulement certains cancers circonscrits, on se dit que la foi de l’auteur est celle du charbonnier et qu’il n’est pas humain de propager une telle fausse nouvelle.

Hors ce dernier chapitre, il s’agit d’un bon roman, bien écrit, avec passion et prenant. Il est tiré d’un témoignage vécu de Sorana Gurian, son Récit d’un combat publié en 1956.

Jeanne et Jean sont jeunes – le prénom Jean signifie jeune ; il désigne le junior de l’équipe du Christ. Jeanne aime Jean, qui l’adore. Il n’ont pu avoir d’enfant et leur amour est devenu fusionnel. Lui est un ancien résistant envoyé dans les camps d’où il s’en est sorti. Pas croyant, il est généreux et humain. Elle, est petite fille, attirée par la protection du grand corps nu dans son lit. Elle voudrait adopter un garçon et le couple est allé à l’Assistance voir le petit Yves-Marie, 3 ans. L’adoption était plus facile en ces années où l’État ne se mêlait pas encore de tout et où la prolifération des bureaux n’avait pas généré cette avalanche de normes et de contrôles – d’ailleurs peu efficaces, comme en témoignent les « ratés » des services sociaux ces dernières années. Les bureaux fonctionnent entre eux et pour eux, générant leurs propres règles et ne faisant leur métier que pour les appliquer, peu concernés par les véritables individus à qui elles sont destinées. Mais à chaque fois, Jean recule devant l’engagement, ou Jeanne ne se sent pas prête. Le petit Yves sera leur grand regret.

Jusqu’à ce qu’un jour, une douleur, un nodule sous le sein, alerte Jeanne que quelque chose ne va pas. Mais elle le dénie et n’ose pas consulter, ni même en parler avec son mari. Elle a peur et joue l’autruche à la tête dans le sable. Lorsqu’elle se résout enfin à demander conseil, c’est à un rebouteux – la science avec sa vérité l’effraie trop – attitude très catholique de préférer l’illusion à la vérité. Ne pas vouloir savoir et prier est l’attitude soumise de ces années-là. Mais « il est plus tard que tu ne penses » et le cancer, cette maladie du siècle, n’attend pas. Il se développe et ronge, indifférent aux émotions. Lorsque l’opération, par « le meilleur » chirurgien (on dit toujours ça) a lieu, il est trop tard. Jeanne ne gagne qu’un répit de quelques mois avant que les métastases ne se répandent et qu’il n’y ait plus rien à faire.

Désormais, la douleur sera permanente, avec ses hauts et ses bas. L’époque n’était pas tendre avec la souffrance. Elle était considérée comme un mal nécessaire, une volonté de Dieu. L’auteur ne nous passe rien de l’exemple du Christ et de son calvaire, sur l’Expiation, sur l’Offrande à Dieu et autres billevesées destinées aux malades laissés pour compte de la médecine qui ne peut pas tout (au contraire de la foi). Mais le mal est de pire en pire, Jeanne souffre tellement qu’elle se replie sur elle-même, en vient à haïr les vivants, y compris Jean, qui en est désespéré. Elle tente de mettre fin elle-même à ses jours en avalant un tube entier de Gardénal ; c’est Jean qui la sauve en la faisant vomir en attendant les médecins.

Mais la souffrance persiste, augmente. Jeanne n’est pas heureuse d’avoir été sauvée et son frère Bruno, prêtre, se demande si Jean n’aurait pas dû la laisser mourir. Les mois se passent, au total la maladie aura duré deux ans. Il n’y a plus rien à faire, seulement atteindre la fin. Mais elle tarde, le cancer tourmente. Jean finit par obtenir une ordonnance de morphine avec les doses à ne pas dépasser. A un paroxysme de douleur de Jeanne, un soir, Jean répond par huit ampoules de morphine au lieu de deux. Elle le supplie des yeux, trace le signe de la croix sur son front ; elle veut en finir. Il ne fait qu’agir sous son emprise : elle dit oui.

Elle meurt donc et, avec elle, sa souffrance indicible. Bruno le petit frère et prêtre comprend. Le médecin ne dit rien. Chacun sait combien Jean aimait Jeanne et que c’était la délivrer que d’agir ainsi.

Mais la conscience coupable du catholique tourmente le jeune homme, ambiance de société malgré son manque de foi personnelle. Trois mois plus tard, il veut se « confesser » au procureur de la République qui, au vu des faits et de la loi, ne peut que poursuivre. Il y a procès, moins de Jean lui-même que de l’euthanasie. L’auteur détaille les arguments juridiques, philosophiques et moraux des partisans de l’une et de l’autre partie. Un thème qui reste d’actualité même si l’on a voulu avec la loi Léonetti le « en même temps » de ne pas donner la mort mais d’assurer une fin sans douleur. La réductio at hitlerum (l’accusation massue de nazisme) n’est pas oubliée, comme quoi elle n’est pas une invention des réseaux sociaux comme aiment à le croire les milléniums narcissiques. Mais le jury populaire tranche : non coupable. Jean n’a fait qu’agir selon la volonté de la malade, sans préméditation, avec la charité de l’amour qu’il lui portait.

Gilbert Cesbron est un écrivain catholique et le fait savoir – un peu trop. Nous sommes dans le sentimentalisme sulpicien, l’amour inconditionnel, la préférence pour les illusion consolatrices face à la vérité, les affres de la conscience coupable et la souffrance rédemptrice, le monde meilleur… ailleurs. Signe des temps, le roman a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Ironie divine ? L’auteur sera lui-même, vingt ans plus tard, atteint d’un cancer incurable et décédera en 1979 à 66 ans.

Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses, 1958, J’ai lu 1975, 305 pages, €5,11, e-book Kindle €5,99

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Michel del Castillo, Tanguy

Né en 1933 en Espagne, Michel porte le nom de sa mère issue d’une riche famille espagnole car son père, Français, n’a pas voulu de lui et s’est séparé. Maman est républicaine sans être « communiste » (injure facile de ce temps d’intolérance et de haine) mais elle est forcée à fuir en France à cause des républicains pour s’être inquiétée du sort des prisonniers faits par eux. Aidée un temps par le père de son enfant, elle ne résiste pas à l’attrait du militantisme et est internée en camp de républicains espagnols en France, avec son fils. A l’arrivée des Allemands, elle veut fuir au Mexique mais laisse le gamin au passeur catalan avant de joindre Madrid, d’où elle se désintéressera de son sort.

Tanguy est un double de Michel, sans être tout à fait lui, ainsi que le dit l’auteur dans sa longue et bavarde préface de 1994, bien loin du style du roman paru en 1957. Je prie le lecteur de ne lire ce pensum préfacier qu’après avoir lu le texte lui-même, car il aurait une mauvaise impression.

Tanguy est un enfant sensible qui n’a connu que des ruptures affectives, ce pourquoi il aime sans condition et accepte l’amour sans condition – y compris celui des garçons. Son père était trop lâche, imbu de « respectabilité » sociale, pour accepter ce fils qu’il n’a pas désiré ; sa mère était trop lâche, imbue de « justice sociale » (pour les autres mais pas pour son enfant) et trop emplie de haine de classe pour être tout simplement humaine. Lui n’a pas répondu aux appels au secours de Tanguy ; elle l’a abandonné de ses 9 ans à ses 18 ans sans même chercher à savoir ce qu’il était devenu dans la tourmente de la guerre. Et c’est Tanguy qui l’a recherchée, après avoir trouvé son père.

Son destin est simple : pris avec des Juifs, lui qui ne l’était pas, il a été interné en camp de concentration en Allemagne malgré ses 9 ans. Il n’a dû son salut qu’à l’amour de Günther, jeune et « très beau » prisonnier allemand interné avec les autres car probablement homosexuel, en tout cas pas dans les normes de la Nouvelle Allemagne aryenne et nazie. Libéré à 13 ans, le garçon a été renvoyé en Espagne après un trop bref séjour en France parce que son père, ne l’ayant pas reconnu, n’en a pas fait un Français. Là, fils de républicaine « rouge », il a été enfermé au bagne des Frères, une maison de redressement tenue par des prêtres catholiques férus de fouetter nus les garçons dans les douches, de les punir sadiquement, et de violer les 8 à 13 ans qui leur plaisaient en piquant l’un ou l’autre au gré des soirées. Tanguy va s’évader à 16 ans avec Firmin, un « parricide », qui a fait la peau de son père, ivrogne sans travail qui battait sa femme et son fils, incitant ce dernier à se prostituer pour rapporter de l’argent. Tout un univers ancien régime de mâle dominant et pervers, où femmes et enfants ne sont que des objets, situation bénie alors par la sainte Église et par le régime autoritaire.

L’attrait de Tanguy est que l’enfant traverse les épreuves comme immunisé contre le mal. Il ne le voit pas, le ressent à peine dans sa chair. Il est comme les gamins de Dickens, miraculeusement au-delà des travers et méchancetés humaines pour ne garder que l’amour – qui existe aussi parmi les hommes. Quant à Dieu… N’en déplaise aux croyants, l’hypothèse de son existence n’a aucune utilité dans sa vie. Mieux vaut un padre réel qui écoute ou une veuve humaine qui compatit. A Tanguy qui avouait au Père jésuite qu’il n’était pas sûr de croire en Dieu, l’homme bon a répondu : « Laisse en paix ses histoires !… Mange, dors, joue, étudie, ne mens pas, sois bon avec tes camarades, travaille, agis loyalement. Quand tu auras fait toutes ces choses, et qu’en plus tu te sentiras capable d’aimer ton prochain jusque dans tes actes, alors demande-toi si tu crois en Dieu ; pas avant. La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner 1000 pesetas »  p.251.

Une parole de sagesse, qui est le bon sens même, bien meilleure que ce « moralisme chrétien, dolent et sentimental » inculqué alors par la société catholique, selon l’auteur (p.12). Le mal existe, la jouissance de la souffrance des autres et de leur humiliation, des nazis en camp aux pères catholiques en maison de redressement, de papa qui refuse son rôle à maman qui néglige le sien. Une naïveté qui fait la fraîcheur de ce roman, une sorte de mythe impossible à vivre dans la vraie vie.

Ce pourquoi notre société qui refuse le réel le conseille en lecture aux collégiens, poursuivant l’irénisme béat du tout-le-monde-il-est-beau-et-gentil qui sévit trop volontiers dans l’éducation « nationale ». En témoignent les « réactions » à la mort d’un professeur de collège, Dominique Bernard, tué trois ans après Samuel Paty : on se propose de discuter, « échanger » (quoi ?), de blablater sans fin dans des communions collectives de lamentations et de « recueillements » face aux fanatiques qui tuent au couteau – au lieu de se demander quelles solutions concrètes et efficaces il y aurait lieu de prendre. Mais surtout « ne pas » ! Ne pas assimiler, ne pas exagérer la réponse, ne pas humilier, ne pas… Donc on ne fait rien, en « priant » (laïquement) qu’en laissant tout en l’état rien de grave n’arrive plus – jusqu’au prochain meurtre.

C’est pourquoi ma lecture de ce roman célèbre est mitigée. Jeune, j’ai adhéré dans l’émotion et l’empathie aux malheurs de ce petit garçon jeté aux lions ; mûr, je me demande si la morale de l’histoire est la bonne, si la moraline chrétienne d’ambiance est encore de mise. Le monde est dur, la société se durcit, les humains se murent dans leur ego et leur nationalisme. Ni l’Occident, ni les États, ni les sociétés éclatées ne sont plus en mesure d’imposer une morale saine. Il faut voir les situations et les gens tels qu’ils sont, leurs ressentiments, leur haine attisée par des trublions trotskistes convertis à l’islamisme par tactique électoraliste comme Mélenchon. Le Tchétchène Ingouche expulsable en 2014 et dont « les zassociations » ont eu pitié, a tué en 2023, pour « commémorer » le Tchétchène islamiste qui a égorgé Samuel Paty. Les zassociations de pauvres âmes – pas si belles qu’elles le croient – sont responsables ; tout comme les fonctionnaires des diverses administrations qui se contentent de fonctionner au prétexte que « la loi » les empêche d’agir. A quoi cela sert-il, le « fichage S », s’il y a plus de 10 000 noms dans les fichiers ?

C’est tout cela qu’évoque finalement Tanguy aujourd’hui, ce roman d’une autre époque. Sa candeur un peu niaise envers le mal, qu’il accepte comme un destin, doit nous faire réagir.

Michel del Castillo, Tanguy, 1957 revu 1995, Folio 1996, 338 pages, €9,20

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Regardez nus les « bons et les justes », dit Nietzsche

Car ils vous apparaîtront dans leur naturel : ni bons, ni justes, mais travestis par leurs oripeaux, « bien parés, vaniteux et dignes », ces hypocrites. « Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même, car ceci est ma suprême sagesse humaine. Ainsi parlait Zarathoustra. »

Lorsque Nietzsche évoque « la sagesse des hommes », dans un chapitre de Zarathoustra, il la mesure à l’aune de celle à laquelle il aspire, celle du sur-homme. S’il compatissait avec ses frères humains, il resterait trop humain, or il veut le sur-humain. C’est pourquoi sa « sagesse » est d’observer, de ménager les vaniteux et de mesurer les méchants.

« Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper pour ne pas être obligé de me garder des escrocs. » Car pour étudier l’homme, il faut ne pas se garder de lui. Autrement dit être comme un journaliste qui rend compte des faits ou un sociologue des statistiques. La journaliste russe Anna Politkovskaïa a documenté les crimes de guerre de l’armée de Poutine en Tchétchénie, ce pourquoi elle a été assassinée… le jour de l’anniversaire de Poutine. Ne pas se laisser tromper pour avoir un regard lucide sur les hommes.

« Et ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus que les fiers. » Il faut de bons acteurs pour bien jouer la vie, et les vaniteux sont de bons acteurs. « Ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder, tout leur esprit est dans cette volonté. Ils se représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, cela me guérit de la mélancolie. » L’homme comme spectacle : « il se nourrit de vos regards, c’est de votre main qu’il accepte l’éloge. Il aime à croire en vos mensonges dès que vous mentez bien sur son compte : car au fond de son cœur il soupire : que suis-je ? » C’est le cas de tous ceux et de toutes celles qui veulent séduire, se faire par des artifices autres qu’ils ne sont. Une vanité bénigne au quotidien mais qui peut prendre des proportions gigantesques lorsqu’il s’agit de tyrans. Que serait Trump sans la presse qui le suit et le commente ? Sans les réseaux sociaux qui agglutinent les fans tout en foi et sans cervelle ? Et quand Poutine se prend pour Staline, c’est encore pire : des centaines de milliers de morts… par vanité, pour rien.

« Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants. » Car le mal est profond et il a un avenir tout tracé, tant est faite ainsi l’espèce humaine. « Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissent pas tout à fait sages, de même j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation. »

La méchanceté existera toujours car elle est inhérente à l’espèce humaine. Ce pourquoi il ne faut pas vouloir le Bien (idéalisme), ni vouloir le rien, le je-m’en-foutisme du no future (nihilisme), il faut vouloir l’homme-plus, le surhomme. Autrement dit l’homme qui s’est libéré des croyances et des religions et de leurs commandements « moraux » (y compris laïques comme le communisme ou aujourd’hui l’écologisme). Le surhomme construit ses propres valeurs, il n’est soumis ni à un Dieu, ni à une idéologie, ni à une « morale ». Seulement à son éthique, celle qu’il a voulu et fait sienne.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La victoire sur soi-même de Nietzsche

« Toutes les vérités tues deviennent venimeuses », dit Zarathoustra. Il faut donc dire la vérité vraie. Cette volonté de vérité est ce qui pousse les sages et aussi Zarathoustra. Mais lui ne veut pas ce que veulent les sages, qui est que « tout ce qui est doit se plier et se soumettre (…) Tout doit s’assouplir et se soumettre à l’esprit, comme le miroir et le reflet de l’esprit. » L’esprit n’est pas tout, ni premier, car en premier est la volonté.

Les hommes du peuple dit Nietzsche sont semblables au fleuve sur lequel un canot continue de flotter. « Et dans le canot sont assis, solennels et masqués, les jugements de valeur. » Ce sont les sages qui ont placé de tels hôtes dans le canot et les ont décorés de parures et de noms somptueux. Cela au nom de leur propre volonté dominante – ainsi l’Église depuis plus de mille ans, ou les Droits de l’Homme depuis 1789. Mais le fleuve continue d’entraîner le canot et il faut qu’il le porte. Car la fin du bien et du mal « c’est cette volonté même, la volonté de puissance, la volonté de vivre inépuisable et créatrice. »

Car tout est volonté vers la puissance. Nietzsche énumère tout ce qu’il a trouvé partout où est la vie :

1/ tout ce qui est vivant obéit ;

2/ on commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même ;

3/ il est plus difficile de commander que d’obéir. « Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et cette charge facilement l’écrase. »

Leçon pour nos politiciens, ceux qui commandent et ceux qui voudraient bien commander. « Toujours lorsque l’être vivant commande, il risque sa vie. Et quand il se commande à soi-même, il faut qu’il expie son autorité et soit juge, vengeur et victime de ses propres lois. » Le Président et ses services voient plus loin que chacun et chacune dans leurs petits coins. Même si sa méthode est urgente et maladroite, il fallait faire une réforme des retraites. Elle ne sera pas la seule et il faudra probablement en refaire une d’ici dix ans. Tous ceux qui sont au fait des régimes de retraite par répartition le savent : quand les actifs qui cotisent diminuent alors que les retraités ayant-droits augmentent, il y a blocage du système. Ce serait mentir que de le nier, ce dont pourtant l’opposition, qui a toujours le beau rôle du démagogue suivant « le peuple », ne se prive pas. Réformer est indispensable, même si l’on peut contester cette réforme-ci et préférer celle à points, plus juste et plus durable, qui était prévue avant Covid. Mais le temps presse, la dette qui augmente et la hausse des taux deviennent redoutables, il faut très vite faire des économies au lieu de prendre le temps que Chirac a longuement perdu.

Le Président est juge, mais aussi victime de sa propre loi. Si l’opposition était au pouvoir, elle ferait de même et serait contestée de la même façon. Les gens ne veulent pas travailler plus, mais il ne veulent pas gagner moins, ni en activité par les cotisations, ni à la retraite par une moindre pension. C’est l’impasse. Il faut donc transgresser cette inertie à ne rien faire pour assurer l’avenir. « On commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même. »

Mais il n’y a pas les maîtres et les esclaves, dit Nietzsche. « Même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. » La volonté vers la puissance est partout, y compris chez ceux qui sont dominés. « Et de même que le plus petit s’abandonne au plus grand pour qu’il jouisse du plus petit, et le domine, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C’est là le don du plus grand qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Et où il y a sacrifices et services rendus et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être maître. C’est par des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusqu’au cœur du plus puissant, et vole la puissance. » Comme quoi Nietzsche n’est pas simple, pas aussi simpliste que les cerveaux étroits du nazisme l’ont interprété – à leur volonté.

Car selon Nietzsche « La vie elle-même m’a confié ce secret : « vois m’a elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. (…) Qu’il faille que je sois lutte, devenir, but et opposition des buts, hélas ! celui qui devine ma volonté devine sans doute aussi les chemins tortueux qu’il lui faut suivre ! Quelle que soit la chose que je crée et de quelque façon que je l’aime, il faut que bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour. Ainsi, le commande ma volonté. » Hegel et Marx appelaient cela la dialectique de l’Histoire : tout change sans cesse par les contradictions qui naissent et doivent être résolues, la volonté vers l’efficacité et la puissance restent en marche tant qu’il y a vie.

Ce n’est pas forcément facile à comprendre et Nietzsche dans ce chapitre de Zarathoustra multiplie les phrases sans le rendre vraiment lumineux. Il faut filtrer l’avalanche des phrases pour en tirer l’essentiel : qui est que la volonté de vérité rencontre la volonté vers la puissance car la vérité est la volonté de la vie d’aller vers la puissance. Elle est le moteur du vivant. «  Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : non pas la volonté de vie mais – ainsi t’enségné-je – la volonté de puissance. »

Il n’est bien ni mal qui soit éternel. « Il faut que le bien et le mal se surmontent sans cesse par eux-mêmes. » Autrement dit, qu’ils soient remis en cause périodiquement en fonction des circonstances de la vie. Pas par caprice de tyran, mais par nécessité du monde. Ce qui est bien un moment ne l’est plus ensuite : on le voit avec les mœurs qui évoluent, on le voit aussi avec le régime de retraite qui doit s’adapter. « En vérité, je vous le dis, le bien et le mal qui seraient impérissables, n’existent pas. » C’est aux créateurs d’exercer la force, de juger des valeurs. « Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs. Une nouvelle victoire qui brise l’œuf et la coquille de l’œuf. Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal, en vérité, celui-là commencera par être un destructeur et par briser les valeurs. » Nul ne crée sans remettre en cause, nul ne réforme sans changer de régime. Ce n’est pas forcément de gaieté de cœur, mais impliqué par le courant même de la vie qui va et du monde qui se transforme. La victoire sur soi-même est de l’accepter, et de l’accompagner.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock

Un film psychologique et brutal, le préféré de son auteur. Un homme de la trentaine en costume et chapeau rumine dans une chambre d’hôtel à New York (Joseph Cotten, 37 ans). Il est surveillé par deux hommes dont on soupçonne qu’ils sont des détectives. Qu’a-t-il Fait ?

Il sort de sa chambre, prévenu par sa logeuse qui l’a à la bonne car il est charmeur et même charmant à ses heures. Il sème ses suiveurs et prend le train pour la Californie avec tous ses bagages. Pour n’être pas reconnu, il voyage en compartiment fermé, jouant les malades affaibli, canne à pommeau de vieillard à la main et gros pardessus. Il va retrouver à Santa Rosa sa famille, sa sœur aînée mariée Emma qui est un moulin à paroles (Patricia Collinge), son mari employé de banque (Henry Travers) et leurs trois enfants, Charlotte l’aînée (Teresa Wright, 24 ans au tournage), Anne la liseuse invétérée (Edna May Wonacott, 10 ans) et Roger, le petit dernier (Charles Bates, 7 ans). Charlotte l’adore, elle en est amoureuse, elle l’avoue. Elle a absorbé l’admiration béate de sa mère pour le petit frère qui a réussi. Pour Charlotte, son oncle Charlie est un soleil qui entre dans la maison.

Mais la réalité va se heurter au fantasme. Le doute va faire planer son ombre. Dès le premier soir, Charlie subtilise le journal que le père n’a pas encore lu pour enlever quelques pages. Fatale erreur : c’est attirer l’attention sur un article que Charlotte, après de multiples ruses et contorsions pour récupérer la page déchiquetée, va lire à la bibliothèque publique sur les conseils pleins de bon sens de la préado Anne. Ce qu’elle découvre lui fait froid dans le dos : la police est en quête d’un étrangleur de veuves joyeuses qui lui a échappé à New York. Elle poursuit deux hommes, l’un dans l’est, l’autre en Californie, tous deux soupçonnés des meurtres. Mais aucune photo pour que les témoins puissent reconnaître le bon.

D’où cette « enquête statistique » cousue de gros fil blanc, élaborée par les détectives californiens afin de pénétrer la famille de Charlie et l’intérieur de la maison. L’un d’eux parvient à faire une photo de lui, rentrant bêtement avant que les entretiens soient terminés au lieu d’aller passer la soirée ailleurs parce que non concerné. Est-il bête ou joue-t-il avec le feu ? Il semble que ce soit une troisième hypothèse : il est amer, las du monde, des gens et de la vie. S’il a zigouillé ces vieilles bonnes femmes emperlousées, c’est qu’elles dépensaient en alcool, hôtels et jeux les fortunes durement gagnées de leurs maris épuisés par la tâche, morts avant elles. Elles jouissaient égoïstement de biens acquis sans rien faire, en dormant seulement dans le même lit. Elles ne méritaient pas leur aisance et usaient des biens transmis comme des truies. Sont-elles encore humaines ? Dignes de la société ? A la sortie du film, nous sommes en 1943, en pleine guerre contre les nazis, les hommes américains pouvaient se sentir concernés par ce thème de la veuve joyeuse et avoir eu envie d’imiter ce tueur en série à la morale libertarienne.

Aujourd’hui, c’est une profondeur plus grande que nous apercevons dans le film. Charlie est un charmeur qui pourrait fleurir dans les affaires ; il en a la capacité, la clarté d’esprit et l’aisance de comportement. Mais à quoi bon ? Ses capitaux sont mal acquis, sa vie de famille inexistante, son existence vide sans l’aiguillon « moral » du crime. Tout le contraire de sa sœur, assise dans une vie de famille modeste mais sûrement établie, effectuant ses tâches domestiques en gardant son petit moral à elle (« je me suis mariée et, vous savez ce que c’est, vous oubliez qui vous êtes vraiment, vous devenez l’épouse de votre mari »). Lequel mari s’adonne innocemment à la lecture avide de revues d’énigmes criminelles et devise avec son copain Herbie, vieux garçon, (Hume Cronyn) de la meilleure façon de trucider son prochain. D’un côté l’ambition velléitaire et le crime accompli de qui se prend pour Dieu ; de l’autre l’existence modeste et routinière et le crime fantasmé de l’humain trop humain. Un New York froid aux friches emplies de carcasses de bagnoles ; un Santa Rosa chaud, fleuri, paisible, où les policiers souriants et consciencieux font traverser la rue. Deux mondes.

Illustrés par un homme et une jeune fille portant tous deux le même prénom, Charles et Charlotte – déclinés tous deux en Charlie ; vivant les mêmes spleens couché sur leurs lits ; rêvant l’un de l’autre en idéalisant, Charlotte la réussite sociale de Charles, Charles la pureté innocente de Charlotte ; l’un rongé par le mal en lui et l’autre qui le découvre en elle et dans sa ville, « vas-t-en ou je te tuerai » lui dit-elle dans le bar à putes où son oncle l’entraîne pour discuter, et où elle n’a jamais mis les pieds. La jeune américaine idéale est déniaisée psychologiquement par l’oncle à l’âme sombre. Non, tout le monde n’est pas beau ni gentil ; non, le monde n’est pas un univers rose bonbon à la Disney ; oui, le mal existe dans le monde et en chacun de nous ; oui, « le même sang coule dans nos veines ».

Charlie cherche à se ressourcer auprès de sa sœur et sa famille ; il veut changer, commencer une nouvelle vie en Californie. Sauf que les Érinyes de ses crimes le poursuivent et le contraignent comme des mouches agaçantes. Charlotte est trop fine, parce que trop amoureuse, pour ne pas s’en apercevoir ; elle en sait trop, elle devine le reste. Après l’épisode du journal, elle se lie avec l’un des jeunes détectives, Jack (Macdonald Carey, 20 ans) et le croit ; elle se pose des questions sur une bague ornée d’une belle émeraude que son oncle lui a offert et dont l’anneau est gravé des initiales de la dernière veuve trucidée. Par trois fois Charlie va tenter de faire disparaître Charlotte : en sabotant l’escalier en bois extérieur pour que les hauts talons imbéciles de la mode du temps se prennent dans les marches ; en sabotant la porte du garage qui se ferme toute seule, après avoir laissé allumé le moteur de la voiture familiale et avoir retiré la clé de contact pour que l’air se sature de monoxyde de carbone ; dans la dernière séquence du train où il cherche à la jeter au-dehors.

Il n’y réussit pas, la justice immanente à laquelle croit le bon peuple yankee ne le permet pas. Mais c’est qu’il a quasiment avoué ses crimes à Charlotte, son bon ange : il a admis être l’un des deux suspects de la police ; il a déblatéré contre les veuves joyeuses avec une haine qui a étonné ; il a cherché à récupérer la bague émeraude pour ne laisser aucune trace. Il a donné devant tous sa vision du monde : « Vous vivez dans un rêve. Vous êtes somnambule. Comment savez-vous à quoi ressemble le monde? Savez-vous que le monde est une sale souillure ? Savez-vous que si vous arrachiez la façade des maisons, vous trouveriez des porcs ? Le monde est un enfer. »

Même si le suspect de New York est mort dans un accident d’avion, déchiqueté par une hélice ua point de ne pas pouvoir en tirer le portrait, Charlie ne se sent pas libéré. Les détectives renoncent, faute de preuves, mais lui entreprend de poursuivre avec une nouvelle veuve riche, Mrs Pierce, rencontrée au club de sa sœur où il a fait une brillante conférence. Le mal est en lui : accident de vélo étant enfant ou mauvaise expérience du monde ? Désordre biologique ou milieu délétère ? Toujours est-il qu’il ne peut s’en dépêtrer. C’est ce qui va le perdre définitivement.

Malgré une musique tonitruante de Dimitri Tomkin qui passe mal aujourd’hui, une subtilité psychologique qui permet au réalisateur anglais de porter sa critique sur la norme ennuyeuse de la société américaine idéaliste dans tous ses aspects.

DVD L’ombre d’un doute (Shadow of a Doubt), Alfred Hitchcock, 1943, avec Teresa Wright, Joseph Cotten, Macdonald Carey, Patricia Collinge, Henry Travers, Universal Pictures France 2012, 1h43, €19,43 Blu-ray €14,31

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La dame de Shanghaï d’Orson Welles

Ce film est un monstre baroque devenu culte après avoir été boudé à sa sortie. C’est qu’il est déroutant : des personnages hideux, une intrigue tordue, une oscillation perpétuelle entre film noir et film d’aventure.

Rita Hayworth (Rosaleen) et Orson Welles (O’Hara) étaient mariés dans la vraie vie mais amants venimeux dans le film. Ils allaient divorcer mais c’est Rita qui avait convaincu le producteur Cohn de financer Welles. Comme quoi, lorsque rien n’est simple, tout se complique ! Michael O’Hara est un marin irlandais qui aime bien bourlinguer et boire un coup à l’occasion. Il est naïf et un peu brutal mais idéaliste, le portrait du « pionnier » idéal. Il va découvrir la vraie Amérique, celle de ceux qui ont réussi : un vrai banc de requins d’un égoïsme féroce, partisans du droit du plus fort où l’argent est l’objectif suprême. Aucune émotion chez ces gens, sinon le sadisme ; aucun amour, si ce n’est masochiste.

Le marin en balade dans Central Park un soir sauve la blonde bien roulée Rosaleen d’une agression par une bande de jeunes un peu maladroits. Il les fait fuir à coups de poing et la raccompagne au garage dans son fiacre dont le cocher a fui. Rien de plus, pas de dernier verre, mais un attrait physique de l’un pour l’autre, comme aimantés. Rosaleen est mariée à Arthur Bannister (Everett Sloane), avocat célèbre mais impotent et impuissant. Perverse, Rosaleen propose au marin d’être le capitaine du yacht de son mari (en vrai celui d’Errol Flynn) pour la croisière en préparation. O’Hara ne veut pas se lier, encore moins coucher avec une femme mariée sous les yeux de l’époux, mais il finit par dire oui, comme aimanté par le mal. Car l’avocat Bannister lui-même lui demande et joue avec lui à qui tient le mieux l’alcool. Il perd, montrant par là combien O’Hara est plus fort que lui physiquement. Il pourra contenter sa belle femme, ce que lui ne peut pas.

Cela se fera sous le regard libidineux et concupiscent de l’associé de l’avocat, le huileux George Grisby (Glenn Anders). Il encourage Michael, baisant ainsi Rosaleen par procuration. Le film, dans ces années quarante, ne montre que le baiser, d’ailleurs un scandale lorsqu’il est en public. Toute une bande d’écoliers se gausse ainsi du couple ventousé devant les murènes à gueules ouvertes de l’aquarium où Rosaleen a donné rendez-vous à Michael après la croisière ; aujourd’hui, la bande sourirait, les envierait et tenterait peut-être quelques travaux pratiques par imitation. L’époque a bien changé, encore que le rigorisme puritain revienne, porté par le protestantisme militant yankee, le catholicisme réactionnaire français, l’intégrisme juif israélien, l’orthodoxie poutinienne et l’islamisme pudibond maghrébin…

Michael O’Hara le marin découvre l’univers des riches, individus morbides qui se haïssent et restent en bandes, inséparables comme les requins. Il a toujours la velléité de démissionner et abandonner le navire, mais il est pris par son devoir de capitaine et par l’aimantation magnétique de la femelle blonde. Elle est belle, fragile : peut-elle être sauvée ? Il lui proposera plusieurs fois de fuir à deux, loin des autres et de tout, sans guère d’argent mais est-ce ce qui importe ? – Oui, à ce que fait comprendre Rosaleen à Michael. Lui est amoureux de son fantasme, pas vraiment de la femme réelle ; il découvrira que, pour les bourgeois comme elle, l’image est tout et l’idéal néant. Alors « l’amour », quelle blague !

Bannister « aime » sa femme mais comme bel objet de son pouvoir ; il ne la possède qu’en droit, pas en fait car il a la langue mieux pendue que le zizi. Grisby « aime » Rosaleen comme un objet qu’il convoite mais ne peut avoir, d’où sa haine de Bannister et son voyeurisme envers O’Hara. Rosaleen « n’aime » personne, elle est trop adulée depuis toute petite pour éprouver un quelconque sentiment pour ceux qui d’aventure l’aimetraient ; elle est reine, elle règne, et tous lui doivent hommage. La scène où elle bronze en maillot (une pièce quand même) sur un rocher montre la sirène, les formes physiques idéales mais l’âme d’une goule prête à séduire pour consommer, et à jeter ensuite. Ainsi fera-t-elle de Michael le naïf. Dans ce film, l’amour ne passe que par la perversité. Il est un jeu où chacun positionne ses pions pour avoir la meilleure chance, comme aux échecs ; l’allusion sera transparente dans la scène du procès où le juge déplace des pions entre deux séances. L’amour est aussi mimétisme, désirer ce que l’autre possède et qu’on n’a pas, comme dans la scène des miroirs. Lorsqu’ils sont brisés à coups de pistolet, c’est l’image de Rosaleen qui est brisée pour tous : l’idéal de Michael, le bel objet de Bannister, sa propre image de femme même.

Le jeune homme O’Hara découvre jusqu’où il est capable d’aller pour suivre un mirage. Il est prêt à se compromettre, à tuer même, à passer pour l’idiot du village. Il n’y a pas de victime innocente, pas de bourreau par hasard.

Car ce jeu d’amours se double d’une intrigue tordue. George Grisby, l’avocat associé de Bannister, propose à O’Hara de le tuer sans risque contre 5 000 $ en cash. Il lui suffit de se faire remarquer, de tirer en l’air deux coups de feu et de s’enfuir au vu de tous, tandis que Grisby disparaîtra en canot pour commencer une nouvelle vie en touchant l’assurance. O’Hara sera pris mais qu’importe : en Californie, pas de cadavre, pas de preuve, pas de condamnation. Mais le jeune marin est bien niais : comment toucher une assurance-vie lorsqu’on n’est plus en vie ? Bannister démontera cette logique implacable. Comment enlever la femme riche avec seulement 5 000 $ ? Rosaleen démontera ce rêve comme un décor de carton pâte. Comment ne pas être pris à un autre piège ? Car Grisby a pour objectif de tuer Bannister et de faire accuser O’Hara, trouvé en possession de l’arme ; il obtiendra ainsi l’assurance-vie souscrite par son associé et peut-être, en prime, la veuve blonde « éplorée ».

Mais Bannister avait engagé un détective pour surveiller sa femme et voir comment O’Hara s’acquittait de ses devoirs. Le détective surprend Grisby, qui le tue, mais il n’achève pas sa victime et celui-ci a encore la force de téléphoner pour prévenir. O’Hara est arrêté et accusé mais Bannister, qui le défend à la demande de sa femme, a reçu le témoignage qui permet de l’innocenter. Il joue son rôle de la défense à la perfection, faisant même rire le jury lorsqu’il s’interroge lui-même comme témoin, puisque l’accusation l’a fait citer. Mais le spectateur ne sait pas quel sera le verdict du jury, O’Hara parvient à fuir le tribunal à la reprise des débats.

L’intrigue compte moins que l’univers d’images et de symboles. Orson Welles dénonce l’Amérique, les stars et Hollywood. Tous sont des requins sans merci qui ne vivent que pour le fric et sont affolés par lui comme les squales par le sang. Les apparences sont trompeuses et la réalité sordide. Aujourd’hui encore, le bouffon Trump l’a montré à tous. La femme fatale n’a rien d’un amour possible, elle n’est qu’un monstre assoiffé de mâles et d’argent ; O’Hara aurait dû la laisser se faire violer au cœur de la ville, elle aurait probablement aimé ça. Dans la galerie des glaces du parc d’attraction désert où elle a fait se cacher O’Hara après sa fuite du tribunal, elle devient une créature surnaturelle maléfique. La star rousse Rita Hayworth se métamorphose en froide blonde calculatrice, executive woman comme les firmes yankees en sont pleines. L’intrigue policière reste jusqu’au bout peu compréhensible car seuls comptent les rapports aliénés des personnages. Le chien Orson Welles dans le jeu de quilles hollywoodien chamboule son cinéma narratif classique au profit de l’abstraction symbolique qui sera celle des années 60.

Que reste-t-il ? Une Rita au sommet de sa gloire physique, un Orson jeune qui n’est pas encore bouffi, un Acapulco mexicain encore paradisiaque mais déjà gangrené par le tourisme de riches. Et un portrait de l’Amérique qui reste trop bien d’actualité.

DVD La dame de Shanghaï (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947, avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane, Glenn Anders, Ted de Corsia, Arcadès 2018, 1h28, €11,47 Blu-ray €8,50

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Mean Streets de Martin, Scorsese

Sorti en 1973, c’est le film qui a lancé Martin Scorsese et Robert De Niro. Il est tiré de la vie de son réalisateur et de son quartier de Little Italy à New York dans les années soixante, quartier misérable, signification de Mean dans le titre. Le terme joue aussi sur l’homonymie entre Main Street (grande rue) et Mean Street (rue minable) peuplée de prostituées, drogués, pédés, macs et paumés. Les personnages de Charlie Cappa (Harvey Keitel) et Johnny Boy (Robert de Niro) s’inspirent de sa propre histoire familiale, son frère était ingérable et leur père avait demandé à Martin de le protéger. Boy est ici le cousin de Charlie.

A cette époque, on ne faisait carrière dans la vie que poussé par sa famille et dans son quartier. Le territoire et la cooptation étaient les clés, plus que l’intelligence ou les études. Ceux qui réussissent sont ceux qui savent s’entourer et se faire respecter, ainsi l’oncle de Charlie, parrain prospère qui gère ou protège bars, boites de nuit et restaurants (Cesare Danova). Justement, il doit confier un rade qui bat de l’aile à son neveu pour qui il est temps de s’installer. Mais Charlie est pris encore par ses copains et son existence de jeune désœuvré qui se contente de récupérer pour l’oncle l’impôt mafieux sur les commerçants et d’arnaquer des ados en quête de drogue. Il hante les boites de son clan et consomme de l’alcool avec ceux auprès de qui il a grandi, poursuivant les jeux et bagarres de gamins, se réconciliant comme des frères après les coups.

L’oncle Giovanni (Cesare Danova) le parrain respecté, et Teresa (Amy Robinson), la cousine de son compère Johnny Boy avec qui il aime baiser, sont des ouvertures vers l’âge adulte, mais Charlie a peine à franchir le pas. Il est encore habillé par sa mère, conseillé par son oncle, pris par l’église. Le parrain tente bien de lui faire comprendre que les hommes honorables vont avec les hommes honorables et pas avec les perdants comme Johnny « qui a un grain », ni avec les filles entachées comme Teresa « épileptique » ; le catholicisme fait bien du vol et de la baise un « péché », mais Charlie n’en peut mais. Il biaise. Admirant saint François d’Assise, il veut être gentil avec tout le monde et non-violent pour ne pas enclencher le cycle de l’honneur à venger. Il doit protéger Johnny Boy de lui-même en bon Samaritain, il veut aimer Teresa en future mère de famille mais en son temps et plus tard, quand il sera installé dans son restaurant. Il est pressé mais surtout angoissé d’aller si vite. Tout lui est prétexte à ralentir le temps, à rester dans l’état irresponsable de sa jeunesse.

Il faut dire que Johnny son copain d’enfance lui donne du fil à retordre. Rétif à tout travail, il promet toujours sans rien tenir et vit d’expédients. Joueur invétéré par pur goût du défi, il accumule les dettes, tire au pistolet en haut d’un immeuble. Seul le plus con, Michael Longo (Richard Romanus), lui prête encore, n’ayant pas compris qu’il ne remboursera jamais et donnant sans cesse de nouveaux délais qu’il sait ne pas voir tenir. Il s’impatiente mais lorsque Johnny Boy l’insulte à la face de tout le monde en lui proposant 10 $ sur les 3000 $ qu’il lui doit « dernier délai » et en le menaçant d’un pistolet pas chargé tout en le traitant de pédé, il décide de se venger. Son tueur arrosera la voiture des compères Charlie et Johnny, Teresa entre eux, et les blessera – sans les tuer, tant le tueur est aussi nul que son maître.

Johnny « Boy » est la séduction du mal, la mafia dans ce qu’elle a de pas très catholique. Il est le gamin écervelé qui vit de ses instincts, le joker trublion, joueur, menteur, baiseur. Son entrée flamboyante avec deux filles racolées dans un bar est une entrée en scène, surtout lorsqu’il enlève son froc pour le confier à réparer à la fille du vestiaire. Vêtu d’un costume neuf, chapeau crânement vissé sur la tête et ricanement à la bouche, il incarne le diable, le plus bel ange déchu. Sur l’air de l’excellent rock Jumpin’Jack Flash des Rolling Stones il subjugue par son charisme. Charlie l’admire et lui en veut depuis l’enfance pour cette liberté qu’il prend avec toutes les conventions, avec sa vie même. Il est en conflit avec lui-même, se regardant le matin ou après la bagarre dans le miroir pour tenter de fixer son image de jeune mafieux en devenir. Teresa est son double féminin, respectueuse et craintive envers les mâles contrastés Charlie et Johnny – de sa génération. Une plongée dans les années 70 américaines.

DVD Mean Streets, Martin, Scorsese, 1973, avec Robert De Niro, Martin Scorsese, Harvey Keitel, David Proval, Arcadès 2011, 1h52, standard €5.11 Blu-ray €8.50

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Guillaume Auda, Jeunes à crever

Double sens du mot : être jeune à en crever pour les minables devenus terroristes, être jeune et crever pour la génération trentenaire branchée parisienne.

Le procès du 13 novembre – un vendredi 13 choisi exprès pour la superstition – s’est voulu un procès pour l’Histoire ». Allez, n’ayons pas peur des mots : 132 morts, 1000 enquêteurs, 4000 scellés, 242 tomes de procédure, 20 accusés, 2300 parties civiles, 400 témoignages dont 150 pour le Bataclan, 330 avocats, 8 magistrats, 10 mois d’audience, 65 millions d’euros en tout – ce fut un procès pour l’exemple, filmé pour l’édification des foules et le retentissement international, en bref Hollywood, Kramer contre Kramer rejoué en État contre terroristes. Guillaume Auda, journaliste impliqué dans l’affaire comme témoin des premières heures après l’attentat, s’est efforcé de rendre l’atmosphère particulière et la grande variété des situations dans un livre témoignage. Il est bien écrit et très vivant.

Sauf qu’il y a erreur : ce procès n’a pas concerné les terroristes eux-mêmes, tous morts sauf un, mais les seconds couteaux, les complices entraînés par la bande. L’édification vertueuse qui voulait faire de ce procès un exemple tombe donc un peu à plat. Seul Abdeslam, l’accusé numéro un, dernier survivant du commando islamique, « éructe » – au début, se la jouant terroriste – avant de mettre de l’eau dans son thé (le vin est interdit aux musulmans) et de faire des demi-aveux qui sonnent aussi comme des demi-mensonges. Il n’a pas fait sauter sa ceinture soi-disant par humanité, a-t-il dit, en réalité parce qu’elle était défectueuse, ont dit les policiers.

C’était le procès d’une génération contre une autre, la même mais inversée. Les terroristes étaient en effet trentenaires, issus de l’immigration et radicalisés principalement dans leur nid laxiste belge de Molenbeek ; les victimes étaient trentenaires elles aussi, issues de la diversité parisienne dans un arrondissement multiculturel et métissé, dont l’idéologie est à l’ouverture et, disons-le tout net, à la naïveté de « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Comment donc « décortiquer et revivre l’histoire des jeunes qui tuent d’autres jeunes » page 25 ?

Vaste réflexion sur la justice. L’auteur discute avec des victimes et des avocats, des témoins et des policiers. Il est nécessaire tout d’abord de juger un être humain contre l’hystérie primitive de la société. Le choix de la civilisation (qui est l’inverse de la barbarie terroriste) est que la raison doit dominer les sentiments et les instincts. Mais la justice c’est aussi « neutraliser un ennemi » page 25. Pour cela, il faut d’abord comprendre.

Les terroristes sont des jeunes en crise d’identité, et au mal-être qui les porte vers le nihilisme avant de s’accrocher à la religion comme à un tuteur. Ils se sentent humiliés par la société et, pour eux, les attentats ont une réponse à la violence, celle d’un pays qui les néglige, celle d’un pays qui bombarde les populations « frères » en Irak et en Syrie. Se venger de l’humiliation est toujours l’argument des barbares, après Hitler et Daesh, voyez Poutine. L’effet de fratrie, de bande, de communauté religieuse, fait le reste.

Ils ont tué des gens beaux et insérés dans la société pour se venger d’être tout l’inverse. Pas de quoi s’en glorifier. La France est une société ouverte, tolérante et altruiste, surtout dans la génération des 30 ans. C’est contre cela même que veulent agir les ultraconservateurs rigoristes, qu’ils soient à prétexte religieux comme les islamistes, à prétexte impérialiste comme les Russes de Poutine ou à prétexte politique comme les ultradroitiers qui gravitent autour de Zemmour et de Le Pen.

Le journaliste décrit Maya et Olivier, qui témoignent, et Marie Violleau, avocate de Mohamed Abrini, qui a fait défection à Bobigny la veille de l’attentat, et une fois de plus en mars 2016 à l’aéroport de Bruxelles. Comprendre n’est pas pardonner et les gens qui disent « vous n’aurez pas ma haine » ne parlent que pour eux, dans le déni caractéristique de qui veut passer à autre chose. Il faut au contraire se souvenir, comme du 6 février 1934, de juin 1940, de la Shoah, des terroristes du vendredi 13. Un témoin qui était au Bataclan cite « le rictus sinistre des assassins qui piègent les spectateurs. Ils leurs disent de partir et puis leur tirent dans le dos, tout en s’esclaffant » page 87. Un témoin musulman, le père de Thomas, tué, s’insurge contre la malhonnêteté intellectuelle : « je ne peux pas accepter qu’on puisse faire l’amalgame entre des va-t-en-guerre, des paumés de notre société, des inadaptés sociaux, des tueurs sanguinaires – et les musulmans qui n’ont qu’une seule envie, vivre en paix et en harmonie avec et dans une communauté humaine ouverte et respectueuse de chacun » page 113.

Ce procès est aussi celui de la société qui n’a pas voulu voir les problèmes que posait l’immigration sans intégration, qui a laissé faire les moralistes de gauche pour qui le sujet était (et reste ?) tabou, qui n’a pas réagi lorsque la radicalisation a débuté avec les imams prêcheurs qu’on a laissé dire et les fichés S qu’on a laissé aller et venir en toute liberté. « Le mal est une contradiction logée au cœur du monde », dit l’auteur page 19, et juger le mal signifie : 1/ qualifier les faits (enquête), 2/ rétablir le droit (procès) et la norme (sociale), 3/ prendre du temps pour les victimes (catharsis) tout en respectant les accusés (justice) et 4/ siéger dans un lieu de mémoire, au cœur du vieux Paris (l’île de la Cité). Ce procès a été « une Odyssée » page 213, un voyage qui a fait changer les victimes, comme les accusés peut-être – mais pas vraiment la société, à mon avis.

L’auteur est titulaire d’un Master du Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg en 2004, après une maîtrise de Science politique à la Sorbonne. Il a été reporter à France Inter, Le Parisien, correspondant RTL à Jérusalem, journaliste iTélé Canal+ en Centrafrique, en Ukraine pendant Maidan, en Irak, à Gaza, à Washington, grand reporter à Stupéfiant-France 2 puis La fabrique du mensonge-France 5. Guillaume Auda est désormais auteur indépendant. Son livre s’étire un peu passée la page 150 (en numérique, soit probablement la page 300 en livre), les intermèdes citant des tweets n’ont guère d’intérêt (les mots ne sont pas des photos, ni des scellés). Il laisse trop de place aux pleurards, aux pardonneurs et aux vertueux qui posent, citant intégralement la plaidoirie de Marie Violleau (avocate elle aussi trentenaire) – et sans doute trop peu aux réactions saines de ceux qui veulent que les accusés assument leurs responsabilités.

On serait tenté, avec Zarathoustra, de dire aux victimes comme aux accusés : « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ». Or on a le sentiment, à lire ces témoignages et ces comptes-rendus, que ce qui compte avant tout est d’opposer un dogme social à l’autre et non pas une vertu personnelle à une lâcheté. « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres », dit encore Zarathoustra, fort justement. La vertu n’est pas la bien-pensance, ni une sorte de geste pour l’exemple, ni un appel à la discipline et à toujours plus de police.

La vertu – la vraie – est intérieure, elle se construit par l’éducation (des parents, des pairs, de l’école et des associations, de la société en ses institutions et ses média). Elle est celle des gens de bien, à la fois une force physique, un courage moral et une sagesse de l’esprit – et pas l’un sans l’autre. Les Latins en faisaient le mérite même de l’être humain, la force d’âme. On se demande où est désormais cette force dans notre société : serions-nous capables de résister comme les Ukrainiens ? Ce ne sont pas les procès-spectacle « pour l’histoire », celui du V13 fort bien décrit en ce livre ardent, qui vont changer les gens. Mais il témoigne.

Guillaume Auda, Jeunes à crever – Attentats du 13 novembre, un procès, une génération, 2022, 496 pages, Le Cherche Midi, €21.00 e-book Kindle €14.99

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Je n’aime pas les miséricordieux, dit Nietzsche

Donner est bon mais la pitié tue car, quand l’émotion submerge, elle fait perdre la raison. « Il faut retenir son cœur : car si on le laissait aller, on aurait vite fait de perdre la tête ! » s’exclame Zarathoustra. Les réseaux sociaux et les médias sont remplis de bons sentiments et d’élans pour « les aider ». Mais pour quoi faire ? Les sauver de leur État en faillite, qu’ils ont eux-mêmes contribué à ériger – comme au Liban ? Reconstruire pour qu’ils détruisent au nom de leur ressentiment religieux – comme en Afghanistan ? à Gaza ? Donner sans contrepartie pour que les gangs au pouvoir ou dans la rue accaparent l’aide – comme à Haïti ? en Syrie ? Ah, il est loin le Biafra où des enfants mourant de faim exprimaient l’évidence de l’intervention humanitaire ! Aujourd’hui, tout est plus complexe : faut-il « sauver » les migrants qui se mettent volontairement en danger sur des embarcations de fortune en comptant sur l’aide des bateaux humanitaires en Méditerranée ou des gardes-côtes en Manche ?

« Hélas ! Où a-t-on fait sur terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu’est-ce qui a fait plus de mal sur terre que la folie des miséricordieux ? Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié ! » La pitié n’est pas un sentiment honorable, contrairement à ce qu’on croit, car elle met la compassion au même niveau que l’amour – et c’est abaisser l’amour que de le réduire ainsi au réflexe. « L’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur devant tout ce qui souffre. » Homme est ici pris au sens générique d’humain, donc les femmes aussi, les trans, les bi, etc. (la liste est longue et sans limites connues). Et le « ce » de « ce qui souffre » est pris au sens général, il n’y a pas que les humains à souffrir mais aussi, les bêtes, les plantes, le paysage, la planète.

« En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui sont heureux de leur pitié : la pudeur leur manque. » Et c’est bien là le principal grief de Nietzsche. Si la compassion est un mouvement humain affectif qui ne se commande pas (et un réflexe de survie de l’espèce), la piété de pitié est une part de la religion doloriste qu’a répandu le christianisme. La vie est souffrance, le Christ a été torturé et est mort sur la Croix, imitons-le pour accéder aux félicités de l’Autre monde, souffrir est une vertu, ceux qui souffrent le plus sont des saints ! C’est tout ce misérabilisme qui révulse Nietzsche. Se glorifier de sa pitié, d’être un miséricordieux, lui est odieux. « En vérité, j’ai fais bien des dons pour ceux qui souffrent : mais il m’a toujours semblé faire mieux quand j’apprenais à mieux me réjouir. (…) Lorsque nous apprenons à mieux nous réjouir, nous désapprenons le mieux de faire du mal aux autres et d’inventer des douleurs. » Là est la grande leçon : la souffrance est une honte qui dit plus sur l’humanité que sa miséricorde. L’inverse de l’amour et de la joie.

« Car j’ai honte, à cause de sa honte, d’avoir vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai durement atteint sa fierté ». Celui qui souffre a honte parce que sa souffrance est souvent causée par lui-même : son impéritie, sa légèreté, sa lâcheté. Ce sont bien les Allemands qui ont élu puis réélu Hitler dans les années 1930, et les Russes qui ont élu et réélu Poutine le dictateur dans les années 2000. S’ils souffrent, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes – ils ont eu les politiciens qu’ils méritaient ; ils sont responsables de ce qui leur arrive. A l’inverse, la catastrophe imprévue, comme l’invasion de l’Ukraine par son voisin « frère » ou le tremblement de terre en Turquie et Syrie récemment, comme hier le tsunami en Indonésie, sont des souffrances dont les peuples ne sont pas responsables. Ou du moins partiellement : on pourrait objecter que la dérive de Poutine n’a pas voulue être vue, ses menaces ont été minimisées en Occident tout entier ; que les bâtiments écroulés en Turquie n’étaient pas aux normes antisismiques bien que dans une région sans cesse éprouvée par des séismes, que la corruption des entrepreneurs immobiliers proches du pouvoir d’Erdogan est elle aussi probante. Mais quand même : l’aide est ici justifiée, il s’agit de survie pour reconstruire, pas d’aider à fuir ce qu’on a laissé détruire.

« Il est difficile de vivre avec les hommes, parce qu’il est difficile de garder le silence », dit Nietzsche/Zarathoustra.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Ne rendez pas le bien pour le mal à vos ennemis, dit Nietzsche

Dans un nouveau chapitre un brin énigmatique, Nietzsche prend la parabole de la vipère qui pique sans raison Zarathoustra endormi et qui, lorsqu’il se réveille, veut rependre son venin. Dans cette histoire à la manière des Évangiles, la morale est pour les disciples et elle n’est pas très claire. « Les bons et les justes m’appellent le destructeur de la morale : mon histoire est immorale », dit Zarathoustra. En effet, ceux qui se disent bons et justes parce qu’ils croient en eux-mêmes définissent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Nietzsche/Zarathoustra pourfend cette morale qui n’est pas la sienne, il est donc « immoral ». Mais pas amoral : sa morale à lui, il la définit lui-même, elle ne lui est pas imposée par d’autres, ni par des dogmes surgis il y a trois mille ans.

Zarathoustra est donc l’ennemi des chrétiens et des bourgeois moralistes, conformistes même s’ils sont laïcs. Mais, en bon « lion » des Trois métamorphoses, celui qui se révolte, il a besoin d’un ennemi pour se construire. « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car cela l’humilierait. Démontrez-lui plutôt qu’il vous fait du bien. » La colère est le moyen de progresser plus que le cynisme car elle affirme et caricature ses propres arguments face aux autres. « Mettez-vous en colère plutôt que d’humilier. » C’est ainsi que Nietzsche veut philosopher « au marteau ».

Restez humain, avec vos trois étages de pulsions, de passions et de raison, et ne laissez pas la seule raison agir. « Il est plus humain de se venger un peu que de s’abstenir de la vengeance ». L’homme qui aspire à être surmonté est riche d’énergie et généreux, il considère qu’« il est plus noble de se donner tort que de garder raison, surtout lorsqu’on a raison. Mais il faut être assez riche pour cela ». La justice est froide alors qu’elle devrait être « l’amour aux yeux clairvoyants ». « Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, hors celui qui juge ! » Car chacun a ses raisons, celui qui juge n’a que la règle ; il n’est pas légitime à comprendre et se pose en dictateur pour l’imposer.

« Mais comment saurais-je être absolument juste ? Comment pourrais-je donner à chacun le sien ! Que ceci me suffise : Je donne à chacun le mien. » C’est par l’exemple que vient la règle de conduite, pas par une force de contrainte. Tous les parents le savent ou devraient le savoir : leurs enfants les imitent, de leur meilleur jusque dans leurs turpitudes. Il n’y a donc pas de Justice immanente, seulement celle que l’on crée en étant soi. Et « gardez-vous d’offenser le solitaire », dit encore Zarathoustra. Il est sa propre raison et sa propre justice. « Mais si vous l’avez offensé, eh bien, tuez-le aussi ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Le sens d’un peuple, ce sont ses valeurs, dit Nietzsche

« Zarathoustra vit beaucoup de contrées et beaucoup de peuples », raconte Nietzsche, d’où le bienfait de tous les voyages : ils vous font voir loin, et autre chose. « C’est ainsi qu’il découvrit le bien et le mal de beaucoup de peuples. » Donc ses valeurs – toutes différentes dans leurs priorités. « C’est la table de ce qu’il a surmonté, c’est la voix de sa volonté de puissance. »

Car seul ce qui est difficile permet de se surmonter ; on en fait une valeur. « Ce qui est indispensable et difficile s’appelle bien. Et ce qui délivre de l’extrême détresse, cette chose rare et difficile, il l’appelle : sacré. »

Par exemple les Grecs antiques : « Il fut que tu sois toujours le premier et que tu surpasses les autres : ton âme jalouse ne doit aimer personne, si ce n’est l’ami. » Ou les Polonais, ce « peuple d’où vient mon nom » croyait Nietzsche : « Dire la vérité et savoir bien manier l’arc et les flèches. » Ou les Juifs et les Arabes : « Honorer père et mère, leur être soumis jusqu’aux racines de l’âme ». Ou les Allemands, ou peut-être les Français : « Être fidèle et, pour l’amour de la fidélité, consacrer son sang et son honneur à des causes même mauvaises et dangereuses. »

Cela ne vient pas de Dieu mais des hommes. Ils « se sont eux-mêmes donné leur bien et leur mal (…) C’est l’homme qui a prêté de la valeur aux choses, afin de se conserver ». L’homme est « celui qui évalue ». Qui donne du sens pour lui-même. Côté sombre, les storytellers le savent bien qui habillent un mensonge d’une belle histoire pour faire passer la pilule. Côté clair, c’est l’enthousiasme du patriotisme, de l’humanisme, de la conquête spatiale, de l’expérience scientifique, de l’exploration : les valeurs de cœur, de curiosité d’esprit, d’humanité. « Évaluer, c’est créer. »

« Les créateurs furent d’abord des peuples et plus tard des individus. » L’individualisme est la plus jeune des créations selon Nietzsche. « Le plaisir du troupeau est plus ancien que le plaisir du Roi. » Bonheur de faire nid dans l’entre-soi, de se rengorger de penser ensemble la même chose, d’être d’accord comme à Valmy. « Et tant que la bonne conscience s’appelle troupeau, la mauvaise conscience seule dit : Moi. En vérité, le moi rusé, le moi sans amour qui cherche son profit dans l’avantage du plus grand nombre : ce n’est pas là l’origine du troupeau, mais son déclin. » Car il y a un mauvais moi : l’égoïste, le prédateur ; et un bon moi : l’amoureux, le coléreux, le créateur.

« Ce furent toujours des aimants et des créateurs qui créèrent le bien et le mal. Le feu de l’amour et le feu de la colère brillent dans toutes les vertus. » Zarathoustra « n’a pas trouvé plus grande puissance sur la terre que les œuvres de ceux qui aiment : « bien » et « mal », ainsi se nomment-elles. » Cette puissance « est pareille à un monstre », dit Nietzsche. « Qui domptera ce monstre ? » Mille buts car mille peuples, « il manque le but unique. L’humanité n’a pas encore de but ». En voilà un pour les écologistes, s’ils étaient moins dans le « moi » et plus dans le planétaire, moins dans les petites gifles entre conjoints consentants et plus dans les émissions de gaz à effet de serre de Poutine et de Xi, de Trump et de Bolsonaro, plus contre la guerre en Ukraine que contre Total énergies – qui ne fait que son métier qui est de livrer durant encore des années le gaz de chauffage et le carburant du parc automobile qui ne va pas changer d’un coup de baguette magique.

« Mais, dites-moi mes frères, si l’humanité manque de but, ne fait-elle pas elle-même défaut ? » Nietzsche voyait bien plus loin que les cervelles étroites qui l’ont repris et tordu pour leur nationalisme agressif.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur

Un court essai philosophique sur le bonheur, écrit de manière très accessible avec nombre d’exemples pris dans l’actualité, la littérature, le cinéma. Trois parties ponctuent l’ouvrage : 1. Le malheur, 2. L’heur, 3. Le bonheur. L’heur est un terme qui veut dire « chance ». Il peut être mauvais (malheur) ou bon (bonheur). L’heur, du latin augurium (présage), est ce qui nous arrive, à nous de le considérer positivement ou négativement.

Car – et c’est là le message du livre –  » l’intelligence consiste à anticiper les événements qui vont t’arriver, non à les ignorer. Dans le premier cas, ta tristesse est moindre puisque tu avais prévu l’événement ; dans le second cas, ta tristesse est renforcée par ta naïveté te faisant croire que cela aurait dû ne pas se produire et par ta mauvaise foi affirmant, pour mieux te mentir à toi-même, que ce qui t’arrive est une injustice. » Autrement dit, il ne sert à rien de se prendre la tête pour ce qui nous arrive, si l’on n’y peut rien. C’est au contraire s’enfoncer dans le malheur que d’adopter le statut (à la mode) de victime. Il s’agit plutôt de rester positif et de poursuivre sa vie en acceptant ce qui s’est passé comme un fait auquel on ne peut rien changer.

Vaste programme pour les mentalités effrayées, panurgiques et limitées de nos contemporains !

Le malheur vient de ne pas accepter le réel et de s’illusionner sur le « comme si » d’une Justice immanente. « Osons cette hypothèse : la manie de l’être humain post-moderne de se vivre comme un Ego n’est-elle pas responsable de son malheur ? » La réponse est OUI.

La faute en est, outre aux personnalités affaiblies par l’éducation indigente, la mode inepte et les soucis quotidiens, aux faux espoirs fournis par la science et par la technique depuis le XIXe siècle.  » La science mit l’humanité en confiance : elle produisit régulièrement de nouvelles découvertes et développa des applications techniques modifiant le quotidien de l’être humain ». D’où l’utopie du transhumanisme et la cryogénisation des corps au cas où. Mais toute découverte a son revers car nous ne serons JAMAIS dans un monde parfait, ce Paradis des mythes du Livre. L’énergie nucléaire a fourni de l’électricité plutôt propre et pas chère – mais aussi des bombes, des accidents et des déchets. La médecine a accru l’espérance de vie – mais aussi les années de vie dépendante, indignes et souffrantes (d’autant que le droit de mourir volontairement n’est toujours pas accordé en France aux personnes conscientes qui en manifestent la volonté, sur l’inertie des interdits catholiques !). Notons que l’auteur cède à cette confusion courante entre « espérance de vie » (à la naissance) et durée de vie moyenne ! Contrairement au mythe, les hommes préhistoriques ne mouraient guère plus jeunes qu’il y a un siècle ! Seuls les progrès de la médecine depuis quelques décennies ont amélioré la fin de vie et fait reculer les décès des bébés ou des femmes en couche.

« Ce qui est bizarre chez les citoyens actuels ne vient pas du progrès de leur espérance de vie : il provient de leur angoisse de mourir ». Plus la science et la médecine reculent l’âge probable du décès, plus l’angoisse croît, ce qui ne fait pas le bonheur des gens. D’où probablement cette crispation sur « l’âge de la retraite » que le gouvernement voudrait (rationnellement) augmenter, à l’image des pays voisins, mais que les salariés refusent (irrationnellement), par crainte de ne pouvoir « en profiter ». Cette « angoisse de la mort est bien plus forte que lorsque les religions régnaient et nourrissaient les âmes », note avec raison l’auteur. Comme s’il fallait « croire » pour mieux vivre, en méthode Coué pour l’élan vital. Après tout, il existe bien un effet placebo des l’homéopathie et des « miracles » de Lourdes…

Mais les humains (des trois sexes +) sont peu armés pour la logique. « Lorsque tu fondes la mort de ton enfant ou de ton conjoint sur la maladie, tu cherches une cause à la mort, voire un responsable ; tu refuses au fond d’être toi-même res-ponsable, c’est-à-dire capable de répondre de la mort de ce proche. Attention : être responsable ne veut nullement dire « coupable ». La responsabilité signifie ici que tu comprends et acceptes les événements qui arrivent parce que tu les as anticipés. Tu réponds donc des événements avant qu’ils arrivent et, lorsqu’ils arrivent, tu les accueilles. «  Trouver une cause, un coupable, mandater un bouc émissaire de tous les péchés, est un réflexe atavique – mais inutile et vain. Condamner un « méchant » ne fera pas revenir l’assassiné, ni accuser « le gouvernement » de ne pas vacciner, puis de trop vacciner, puis d’obliger à la vaccination lors d’une pandémie sur laquelle personne ne sait grand-chose. C’est se défouler pour se faire plaisir, et se dédouaner de ses propres responsabilités.

« Le mal est un « possible » et non une exception. En considérant cet acte criminel comme une exception, la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie. Or le vol, le viol et le crime sont aussi normaux que l’accident, la maladie et la mort de vieillesse. En les déclarant normaux, ces événements ne sont nullement valorisés : ils sont seulement considérés comme des réalités que nous devons anticiper. » La norme veut dire que cela arrive souvent. Le malheur est culturel : notre société moderne refuse la mort, l’accident, le viol et les ennuis, tout simplement parce que la mathématisation du monde des savants et des technocrates lui a assuré que tout était calculable, donc prévisible, donc évitable. Mais le malheur survient et « la douleur morale n’est pas une souffrance dans la mesure où elle ne provient pas du corps, mais de l’âme : elle est l’effet de notre imagination qui considère qu’un événement aurait dû ne pas arriver. »

Dès lors, écrit l’auteur sagement, « pour essayer de ramener les citoyens dans la réalité, il convient de distinguer le méchant et le malheur. Le premier pratique le mal et finit, la plupart du temps, beaucoup plus mal qu’il a commencé. Le second, en revanche, n’est pas une réalité : il est une interprétation de ce qui nous arrive et dont nous attribuons la responsabilité à un méchant ou à la nature. »

Si le livre n’en parle pas (pour ne pas fâcher les élèves dans l’Education nationale et les classes du prof ?), le terrorisme est ici clairement visé. Il profite de l’interprétation que les Occidentaux font de ce qui leur arrive, il veut les sidérer, les angoisser – en bref les terroriser pour mieux imposer sa loi arbitraire et étroitement religieuse. Mais, « si le méchant réalise que nous sommes au-dessus de ce qu’il a fait, il ne comprendra bien sûr pas notre force, mais il finira par constater sa faiblesse face à l’indifférence que nous éprouvons pour lui.  » Survivre et poursuivre dans nos pratiques, nos coutumes et nos valeurs est le meilleur antidote au terrorisme (sans parler bien-sûr de la traque policière et des représailles militaires si besoin est).

Le sage accompagne la réalité avec intelligence. « Inversement, celui qui est rivé à ses désirs ne voit rien arriver et ignore, au fond, qui il est : il n’est ni un moi, ni un ça, ni un surmoi. Il est un non-sage. » Autrement dit étourdi ou crétin ; c’est-à-dire un fétu de paille au vent, qui se laisse ballotter par la mode, les dominants qui passent et les circonstances qui viennent. Donc un con – un connard ou une connasse pour suivre la pente genrée de l’auteur.

Contrairement aux croyances les mieux ancrées, ni l’amour, ni l’argent, ni la santé ne font le bonheur. L’amour est un mot-valise qui comprend le désir, l’affection, la tendresse, la charité ; seul le don permet le bonheur, mais ni l’envie, ni la jalousie, ni la possession, ni le fusionnel. Combien se sont suicidés par amour déçu ? L’argent révèle la nature humaine, cupidité et égoïsme – au cœur de sa famille, de son conjoint et de ses amis. « La générosité par l’argent n’a pas d’odeur et ne sent pas l’amour. » Combien se sont suicidés parce que la richesse éloigne des gens et ne « paye » pas l’amour ? « Pourquoi les riches ne sont pas mécaniquement heureux et les pauvres mécaniquement malheureux ? La réponse est bien sûr liée au bonheur qui découle de l’esprit, d’un équilibre intérieur de la personnalité, autrement dit d’une force de l’âme. Dès lors, si un riche est heureux, il doit son bonheur à sa richesse spirituelle, non à sa richesse matérielle. « 

Les apparences ne sont pas la réalité, pas plus que l’habit ne fait le moine. « Ce que tu prenais pour des biens – gloire, richesse et santé – ne sont que des préférables et qu’il est nécessaire que tu t’intéresses à la liberté si tu veux sortir de l’indifférence pour atteindre le Bonheur. « 

Le bonheur, justement. Citant le film Quatre mariages et un enterrement, l’auteur conclut : « Contrairement aux coups de foudre, le bonheur est à la fois capable de s’adapter au réel et de résister au temps et aux difficultés. «  Le bonheur n’est pas un but mais une récompense de ses actes.

Le désir est une excitation, une tension qu’il faut résoudre en la déchargeant. Il n’est pas un état de bonheur mais une libération du désir pour retrouver, le calme, l’équilibre ». « Les buts raisonnables et sensés que tu atteins génèrent du bonheur là où les buts irrationnels et excités engendrent plaisirs ponctuels et conséquences négatives ». Baiser ne fait pas plus le bonheur que devenir riche.

Les stoïciens avaient avancé dans la voie de la sagesse, Montaigne les a repris, et de nos jours entre autres André Comte-Sponville et Clément Rosset. « Marc-Aurèle était empereur, Sénèque était sénateur et Epictète était esclave. Mais ce qui les rendait heureux, tenait moins à leur situation sociale qu’à leur sagesse.  » Le stoïcisme, étudié jadis dans les classes, est aujourd’hui vulgarisé sous forme de bouddhisme à l’usage des bobos et bobotes dans les « stages » de méditation et de « développement personnel ».  Ils apprennent, avec l’exotisme du storytelling marketing de la sauce mercantile yankee, ce qu’est le bonheur acheté en kit. Selon l’auteur, qui ne les cite pas, « il y a dans la liberté (stoïcienne) une capacité à anticiper les événements te permettant de les accueillir sans pour autant penser que tu en serais la cause. Lect-rice/eur, tu sculptes ta liberté en mettant en œuvre ton pouvoir d’accepter ce qui arrive. «  A noter l’écriture inclusive adoptée sans raison par Emmanuel Jaffelin ; elle est très agaçante à l’usage, n’apporte absolument RIEN au propos et ne montre aucun respect pour le lecteur dont elle limite les sexes à deux seulement ! C’est une fausse galanterie qui gêne l’œil pour obéir à une passion passive – celle de la mode – et se soumettre à une colonisation – celle des Etats-Unis.

Chacun est déterminé par ses gènes, sa famille, son milieu, sa religion, son pays et sa race. Nul n’est libre, pas même le plus puissant ou le plus riche. Même Trump ou Poutine n’ont pas fait ce qu’ils ont voulu, pas plus qu’Hitler ou Mao. Mais il y a un domaine dans lequel le destin n’intervient pas : la pensée de chacun. Il s’agit de « positiver » ! Par exemple, à propos de la mort d’un proche : « tu t’ouvres à nouveau sur la réalité pour voir son immensité et son infinité afin de raisonner et te dire que la vie de la personne qui vient de mourir était un miracle puisque tu aurais pu ne jamais la connaître. »

Ni maître et possesseur de la nature, ni pure Volonté de réaliser l’Histoire, mais la fin de la démesure et de l’orgueil de Fils de Dieu. « La personne qui renonce à maîtriser le monde, accepte en revanche de se maîtriser elle-même, ce qui donne lieu à une sagesse. En suivant ce but – la sagesse, Sophia – le sage a pour récompense le bonheur  » – avis à ceux qui ont la prétention de « changer le monde » au lieu de le connaître. En général, ils aboutissent à des catastrophes…

Au fond, « trois moyens nourrissent la sagesse : d’abord bannir l’espérance (qui fait souffrir) ; ensuite, ne pas regretter le passé ; enfin vivre ici et maintenant. » C’est tout simple ! Cela veut dire bannir les illusions, qu’elles soient sur l’avenir ou le passé, et même au présent. « La vertu ne consiste donc pas à suivre un idéal hors du monde ou une réalité transcendante : elle est cette vue exacte que la raison a de la nature et de nous-mêmes.  » La nature n’est pas celle des écolos mais le cosmos lui-même et son ordre, dont les mathématiques les plus poussées ne nous donnent encore qu’une vague idée. Cette nature « est une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont nous pouvons anticiper les phénomènes, non pour la transformer comme le fait superficiellement la technoscience, mais pour forger notre âme. » Sagement dit.

Mais qui touchera peu de monde, même s’il le faudrait : « dans la civilisation de l’égo, de l’égoïsme, de l’égotisme et du tout-à-l’égo qui caractérise notre civilisation au XXIe siècle, il est difficile d’expliquer à une personne que son MOI est une fiction et une invention de sa culture ». Je corrigerais en « sous »-culture, tant l’emprise de la mode et des mœurs anglosaxonnes imbibent les mentalités et les comportements, allant jusqu’à singer ce qui n’a rien à voir avec notre propre culture : Halloween, le puritanisme exacerbé, la haine entre hommes et femmes, la grande prosternation envers les cultures « dominées » et toutes les imbécilités à l’œuvre dans les universités américaines.

Un petit livre intelligent et sans jargon qui fait penser et dit sur le bonheur plus que des bibliothèques entières. Il remet les pendules à l’heure sur les mots, leur définition et ce qu’est véritablement le bonheur – qui ne résulte que de la sagesse.

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur, 2020, Michel Lafon 2021, 176 pages, €12.00 e-book Kindle €9.99

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Cultiver sa vertu selon Nietzsche

« Mon frère, quand tu as une vertu, et quand cette vertu est tienne, tu ne l’as en commun avec personne », dit Zarathoustra. Une vertu est une qualité, en latin virtus est le courage. C’est une propension à faire – une « volonté » dans le vocabulaire de Nietzsche. Or cette propension vient de soi-même, pas d’ailleurs. Elle ne résulte pas d’un commandement divin ou d’une obligation sociale de la morale : elle naît de soi et est « inexprimable ».

Cette propension à faire a « en elle peu d’intelligence, et encore moins de sens commun » – puisque les vertus sont propres à chacun et issues du plus profond de leur soi ; elles ne sont pas « pensées », elles sont des forces vitales. « Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais à présent, tu n’as plus que des vertus : elles sont issues de tes passions. Tu as placé au cœur de ces passions ta fin suprême ». Car ta personne devient personnalité en étant elle-même, en réalisant ton vouloir vivre. Elle se construit sur le socle de tes instincts qui animent tes passions, lesquelles sont domptées et aiguillées par ton esprit. « Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils ont fini par se changer en oiseaux et en d’aimables chanteurs. » Car tous chantent à l’unisson, celui de ta volonté, de ce tu veux faire de toi, de ta vie.

Une vertu est un bonheur, car elle sait ce qu’elle veut. Le monde prend du sens, un but est fixé, toute la personne est mobilisée comme on dit aujourd’hui. « Et plus rien de mal ne naît de toi, hormis le mal qui naît de la lutte entre tes vertus. » Car « le » mal en soi n’existe pas, il n’est que projection d’un commandement divin ou moral. Les vertus, les aspirations, les propensions à faire, sont diverses en chacun – mais elles s’affrontent parfois, tel est le mal de chacun. « C’est une distinction que d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est un sort bien lourd ; et il en est qui sont allés dans le désert et qui se sont tués parce qu’ils étaient fatigués d’être le champ de bataille des vertus. » Vivre l’ascèse mais désirer sans cesse, est-ce tenable ? Avoir juré la chasteté mais être tenté chaque jour, est-ce tenable ? Ou se présenter comme un grand professionnel mais ne pas réussir, est-ce vivable ? Être ou ne pas être, telle est la question. Le tragique est justement l’impossible résolution des contradictions entre les vertus. Comment aimer et se respecter ? Avoir de l’ambition mais ne pas déchoir ? Se battre mais ne pas tuer ? Manifester mais rester démocrate ? Dire ce qu’on voudrait mais ne pas l’imposer aux autres ?

« Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux ? Ce sont des maux nécessaires ; l’envie et la méfiance et la calomnie ont leur place, indispensables, parmi tes vertus ». Ce qui paraît contradictoire tant nous considérons la vertu de façon morale comme une qualité de la liste socialement acceptable. Mais la vertu est une force qui va, une propension à faire, une volonté, dit Nietzsche. Dès lors, sa fin justifie les moyens et il n’y a pas de mal à vouloir son bien. « Regarde comme chacune de tes vertus aspire à ce qu’il y a de plus haut : elle veut ton esprit, afin que ton esprit soit son héraut, elle veut toute ta force dans la colère, la haine et l’amour. » Mobilisation générale, dit la vertu ; comme un enfant, chaque vertu est jalouse d’une autre vertu, elle veut le soi pour elle toute seule. « Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie ». La propension à faire couple et la propension à faire carrière se jalousent et se battent ; le goût de passer du temps avec ses enfants et le goût de faire bien son métier s’envient et se contredisent ; faire du sport et étudier ou faire l’amour, est-ce compatible dans notre emploi du temps limité – une propension ne va-t-elle pas supplanter les autres ? Et ainsi de suite…

Ce pourquoi « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté », dit Zarathoustra, car il est un nid de vertus contradictoires, de propensions inégales, et il doit les dompter pour devenir en cela non plus « rien qu’humain mais « plus » qu’humain, un véritable Créateur de lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock

Le crime parfait, ou presque, inspiré du premier roman policier de Patricia Highsmith. Deux inconnus se rencontrent par hasard dans un train ; l’un deux propose d’échanger les crimes : lui tuera la femme de l’autre qui refuse de divorcer et s’envoie en l’air avec le premier venu ; l’autre tuera son père, tyran autoritaire qui veut le faire enfermer, à défaut de travailler. Pas de mobile pour chacun, inconnus de l’entourage, sitôt arrivés sitôt parti – des tueurs sans traces.

Sauf que le plan ne se passe pas comme prévu. Bruno Anthony (Robert Walker), fils unique à maman et gosse de riche, n’est pas net mais un brin psychopathe. La trentaine sonnée, il adore encore mystifier les gens en leur racontant des horreurs, joignant parfois le geste à la parole au point que les vieilles dames emperlousées s’en étranglent. Le jeune et beau tennisman Guy Haines (Farley Granger, 25 ans au tournage), célèbre par les revues de sport, le rend presque jaloux. Il a ce que Bruno ne parvient pas à avoir : un travail dans lequel il est bon, la notoriété, une nouvelle fiancée Anne (Ruth Roman, 28 ans au tournage), fille de sénateur, qui lui a offert un briquet gravé à leurs deux initiales – bien que Guy ne fume quasiment pas. Si Bruno le tente par le meurtre prémédité de sa femme Myriam (Laura Elliott) devenue encombrante et enceinte d’un autre, le jeune Guy agit comme le Christ au désert, il refuse. Mais le diable a mille ruses, dont la première est le fait accompli. Et la seconde la malice : prenant une cigarette, il demande du feu et omet de rendre le briquet.

Même si Haines lui a dit non, interloqué de voir que n’importe qui connaît presque tout de sa vie intime par la presse, Anthony va le faire – et réclamer sa réciproque. La première scène du film où ne sont vues que les chaussures, disent tout des bonshommes : la frime bicolore du raté, les richelieus sobres du jeune homme bien dans sa peau. C’est en se faisant du pied que les deux inconnus se rencontrent dans le train et se parlent. Une vraie passe de drague pour le fils raté qui veut être reconnu et aimé. D’où la provocation des meurtres. Ce que le bon sens du champion refuse. L’autre va donc insister, s’obstiner, s’imposer. Jusqu’à la haine, une inversion d’amour.

Mais ce sentiment négatif ne le servira pas, il se prendra à sa propre toile et terminera comme il se doit. Bruno suit Myriam, serpent à lunettes qui s’amuse follement avec deux jeunes avec qui elle va faire la fête avant de coucher. Il profite d’un moment où elle est seule dans la nuit pour l’étrangler, sur l’île d’amour du parc de Metcalf, alors que les deux jeunes sont en train d’amarrer le bateau. Il se voit en miroir dans les lunettes de la fille et jouit de sa terreur progressive. Il la laisse morte et empoche les lunettes pour preuve, ainsi que le briquet de Guy, qui est tombé de sa poche. Cela lui donnera une idée.

Pendant ce temps Guy, en colère parce que Myriam a refusé de divorcer et qu’elle est enceinte, a téléphoné à Anne qu’il voudrait la supprimer – il l’a même répété trois fois, comme le reniement de Pierre dans les Évangiles. A l’heure du meurtre, qui est très vite découvert par les petits amis de Myriam, le tennisman est dans le train pour New York en compagnie d’un vieux prof aviné qui lui explique les intégrales (John Brown). Le problème est qu’il ne se souviendra de rien, trop bourré pour faire un témoin. Guy ne peut donc offrir qu’un demi alibi aux inspecteurs : il a cité un passager effectivement dans le même train, mais a pu monter en route à Baltimore. Les flics le surveillent donc constamment pour voir s’il va se couper.

Bruno le maniaque harcèle Guy pour qu’il accomplisse son meurtre en retour, celui de son père haï. Il lui téléphone, le rencontre « par hasard » au musée, dans la rue, s’incruste même aux invitations du futur beau-père, sénateur, se lie de relations mondaines avec des amis de l’entourage. Il envoie par la poste un plan de la maison avec une clé, puis un pistolet. Excédé, Guy décide d’en finir : il déjoue (facilement) la surveillance des flics sous sa fenêtre et se rend à la maison de Bruno, jusqu’à la chambre du père indiquée sur le plan. Il veut parler avec lui de son fils et lui dévoiler la machination du fou. Mais le vieux n’est pas là et c’est Bruno qui l’attend. Ce qui est curieux est que Guy aurait pu tirer sur la forme dans le lit, pour accomplir sa mission et tuer ainsi le psychopathe net. Bruno joue avec la mort, la donnant sans remord mais désirant aussi qu’on la lui donne pour expier sa mauvaise nature. La devoir au beau jeune homme amoureux et à qui tout réussit serait peut-être une grâce, un geste d’amour peut-être. Il y a une ambiguïté homosexuelle, consciente ou non, dans le film. Peut-être était-ce l’époque, au masculinisme accentué du fait de la guerre toute récente.

Mais Guy repart de la maison sans même que Bruno ne lui tire dessus. Guy a-t-il même pris le soin d’ôter les balles du chargeur, puisqu’il n’avait pas l’intention de tirer ? Il est probable que non, ce qui montre sa légèreté, voire son innocence au sens psychologique. Il a même oublié de débrancher le téléphone chez lui, qui a sonné interminablement la nuit, sans doute Anne toujours inquiète et cherchant le réconfort en vrai femelle du temps, ce qui a intrigué les flics. Ils se sont alors aperçus, mais un peu tard, que l’oiseau s’était envolé. Anne a en effet découvert le pot aux roses en observant Bruno évoluer en intrus parmi les convives d’une soirée organisée par son père le sénateur, où il a parlé crime avec deux épouses qui s’ennuient et a mimé l’étranglement sur l’une d’elle. Hypnotisé par les lunettes de Babette (Patricia Hitchcock), la sœur d’Anne qui le regardait, il en a oublié de ne pas serrer trop fort et s’en est même évanoui. Guy a alors tout avoué à Anne, sa rencontre, la proposition des deux meurtres sans mobile, son refus et le harcèlement. Mais le dire à la police serait devenir coupable aux yeux de la loi, sans témoin fiable pour le corroborer.

Bruno a une autre idée : aller remettre le briquet sur l’île du parc d’attraction pour faire accuser directement Guy et se venger de son refus de tuer son père. Il l’en informe et le jeune tennisman veut alors le rejoindre pour l’en empêcher mais sa fiancée lui fait remarquer qu’il doit tout d’abord subir l’épreuve du championnat de tennis, ce serait louche s’il déclarait forfait. Guy va donc s’efforcer de gagner en trois sets, malgré un adversaire coriace, pour attraper un train vers Metcalf avant la nuit tombée, heure où le meurtrier ira incognito déposer la preuve sur l’île. Ce qui donne une séquence de suspense bien construite où les images du match serré où tout est à l’initiative de Guy et les images du voyage inexorables de Bruno vers Metcalf sont intercalées.

Grâce à Babette, efficace personnage secondaire qui prépare un taxi pour lui, Guy parvient à attraper le train pour Metcalf et arrive au soleil couché. Les flics qui le surveillent préviennent leurs collègues sur place et il est suivi en force dans le parc d’attraction. Bruno est retardé par la foule qui se presse sur l’île, voulant voir « les lieux du crime » ; aucun bateau n’est disponible et la queue est longue. Il est reconnu par son chapeau enfoncé sur les yeux et son air sévère, halluciné plus que fêtard, par le loueur de canots (Murray Alper), qui l’indique aux flics. Mais, voyant Guy, il tente de lui échapper en grimpant sur un manège qu’un con de flic fait tourner en folie lorsqu’il tire un coup de feu en pleine foule qui tue le machiniste, poussant le levier à la vitesse maxi.

Le combat entre Guy et Bruno est un autre moment de suspense, avec le sempiternel gamin innocent des films américains. Juché sur un cheval de bois, il tape avec enthousiasme sur Bruno le méchant qui l’envoie bouler, manquant in extremis d’être éjecté si Guy ne l’avait pas retenu puis sauvegardé dans une baignoire. Lorsque le manège est enfin arrêté par un employé qui passe dessous afin d’accéder au frein d’urgence, tout s’écroule dans un fracas pré-hollywoodien au milieu de la foule hystérique, et Guy s’en sort alors que Bruno y reste. Il mentira jusqu’au bout, sans se repentir une seconde en mauvais larron, niant avoir le briquet et accusant Guy de l’accuser. Alors qu’il l’a dans la main, qui s’ouvre à son dernier soupir devant le flic qui comprend tout.

Le côté destinée, version protestante de la grâce innée ou du mal sans recours, est très fortement souligné dans ce film noir. Guy est la jeunesse championne, énergique et innocente – en bref l’Amérique juste après-guerre ; Bruno est la version décadente d’enfant gâté, pourri de l’intérieur, jaloux et paresseux, voué à détruire. Le pendant féminin est entre Anne, fille de riche mais non gâtée, amoureuse – et Myriam, dont la fêlure intime est révélée par le port de lunettes, qui veut jouir sans payer, égoïste et menée par le vagin.

Un thriller efficace qui n’a rien perdu de son mordant ni de son attrait. Je l’ai vu et revu régulièrement. En connaître la fin n’a aucune importance car ce qui compte est la progression tragique de la prédestination au mal.

DVD L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951, avec Farley Granger, Robert Walker, Ruth Roman, Leo G Caroll, Warner Bros Entertainmenent France 2001, 1h39, €7,40 blu-ray €15,81 – avec version bis britannique, 2 mn de différence.

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Roberto Garcia Saez, Dee Dee Paradize

Le roman qui fait suite à Un éléphant dans une chaussette, chroniqué sur ce blog. Il est plus simple et plus déjanté, se terminant abruptement.

Nous avons laissé Patrick Romero amer, viré de l’ONU où il dirigeait un programme de lutte contre le SIDA et autres tuberculose en Afrique. Accusé sans preuves de s’être mis dans la poche des commissions occultes du fournisseur de médicaments par un flic anglais aigri et borné, il avait tout simplement mis fin à sa mission, permettant au bordel du Machin de ronronner à l’aise dans sa bureaucratie « transparente » mais inefficace. Ce coup de gueule d’un spécialiste en stratégie de santé était bienvenu et bien amené.

La suite est plus facile à lire, plus plaisante, mais moins efficace. L’auteur, comme gêné par son héros, tend à le diluer avant de le finir.

Romero s’est établi en Thaïlande, où il a acheté un appartement à Bangkok, la ville de tous les vices et de tous les plaisirs, avec son femme Isabella. Laquelle s’ennuie de jouer à rester jeune et branchée fêtarde alors que l’âge vient et l’envie d’enfants. Les deux ont bien parrainé un petit Sophea des rues, gamin cambodgien débrouillard et joyeux dans la misère, devenu adulte désormais. Mais Romero n’a jamais eu la vocation de père, bien trop occupé à ses plaisirs égoïstes et flamboyants. Il se voit en grand frère du gamin majeur, comme le Noir Bonaventure le fut pour lui lors de sa jeunesse en Afrique. Il s’affiche avec lui, loue ses services pour aller visiter un village de la frontière où des Chinois déforestent avec l’aval du gouvernement et où un programme de lutte contre le SIDA est en place avec l’association qu’il conseille.

Car il est revenu dans une direction de l’ONU avec un titre ronflant au profil sans objet, permettant à ceux qui l’ont embauché d’avoir un organisateur efficace pour dépenser l’argent facile de l’aide humanitaire. Une étude en double aveugle est entreprise par un labo américain afin de tester un gel intime pour les femmes, censé protéger à près de 80 % de la contamination par le VIH. Curieusement, dans ce village de la frontière où les ouvriers chinois baissent à couilles rabattues, la prévalence augmente au lieu de s’équilibrer entre les lots de placebo et les lots de soin. Y aurait-il une faille ?

Romero rend compte, ce qui le fait haïr de tout le monde, position qu’il adore. Se poser en justicier victime semble être sa tasse de thé. Le flic aigri Harrisson s’empresse de revenir à la charge et d’insinuer que le « pourri » pourrait bien faire du chantage afin d’obtenir encore plus de commissions occultes afin de nourrir son train de vie dispendieux. Sauf qu’on est en Thaïlande, où les prix des plaisirs ne sont pas ceux de Londres. Harrisson s’obstine, en bon puritain borné qui soupçonne le Mal en toute bonne œuvre. Ce qui l’empêche de s’occuper de lui (il sombre dans l’alcool), de sa femme (qui lui est devenue indifférente), de son fils de 14 ans (avec un père absent et une mère rigide, vite devenu pédé), de sa fille de 15 ans (qui veut faire de l’humanitaire en opposition frontale à papa).

Sa névrose rencontre les manigances d’un « révérend » d’une secte de « chrétiens talibans » – évidemment américains du sud – qui veut prouver au monde scientifiquement que tous les produits de soin et de prévention ne sont que des incitations à baiser, donc à « faire le Mal », à l’encontre des commandements de Dieu (qui ne dit rien). Pour cela il magouille les lots avec ses médecins infiltrés ; il veut fausser l’étude. Dommage que l’auteur passe rapidement sur la façon dont il sera contré, cela aurait développé le côté policier de ce roman un peu fade.

A l’inverse, l’auteur se fait une joie d’en rajouter côté baise tous azimuts entre garçons, entre filles, garçon et fille, dominateur et dominant, amis et prostitués. Agrémenté de doses de whisky à assommer un éléphant et de piquouzes diverses à assécher tout désir. Isabella finira par quitter la Thaïlande pour œuvrer en Afrique, quitter Patrick pour se faire monter par un Noir, quitter la vie de plaisirs pour se faire engrosser. Quant à Patrick, bien ravagé par tout ce qu’il consomme et entreprend, il finit mal. Et son Dee Dee bien pire.

Comme quoi le bonheur n’est jamais dans l’excès, qu’il soit de plaisirs ou de vertu.

Roberto Garcia Saez, Dee Dee Paradize, 2021, éditions Atramenta (Finlande), 229 pages, €22.00 e-book Kindle €9.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Edward Morgan Forster, Quelle importance ?

Cinq délicieuses nouvelles pour pimenter la subversion épanouie. EM., l’un des apôtres de Cambridge (Cambridge Apostles) qui a vécu avec sa mère sa vie durant, avait un grand-père pasteur. C’est dire s’il connait sa morale victorienne sur le bout des doigts. Dans ces nouvelles, parues soigneusement après sa mort, il avoue son plaisir, le prendre où il vient, sans autre souci que l’autre.

Il met en scène avec humour les embarras des conventions sociales, le moralisme sourcilleux des rombières pondeuses délaissées ou des vierges folles de ne pas être désirées. Lui aime les garçons. Tombé amoureux fin 1916 d’un Egyptien de 17 ans (il en a 20 de plus), il règle son sort avec humour dans l’Autre bateau, la troisième nouvelle du recueil. Il s’invente en jeune Lion (Lionel) de 12 ans jouant sur le bateau de retour des Indes avec un Noix de cacao du même âge mais moricaud à n’en plus pouvoir. Il le retrouve dix ans plus tard alors qu’il cherche une cabine pour les Indes et le jeune homme le dépanne – dans sa propre cabine. L’athlétique imberbe lieutenant anglais est séduit par le sinueux gracile indien et ils font l’amour, avec passion, après un prime émoi jadis, lorsqu’ils étaient à peine adolescents. Mais c’en est trop pour le Surmoi social. Lion ne peut accepter le grand écart entre sa race, sa caste et sa virilité – et son penchant sexuel et affectif. Il va rompre, radicalement. Car seule la fin peut résoudre l’impossible.

La nouvelle première qui donne son titre à la publication française donne la morale de l’auteur : Quelle importance ? Dans un pays imaginaire d’Europe centrale, la Pottibakie, le président de la République est le docteur Schpiltz. Son chef de la police, le comte Waghaghren cherche à le compromettre pour prendre le pouvoir. Il lui lance pour cela dans les pattes son épouse alors qu’il jouit de sa maîtresse, puis un gendarme sportif de 18 ans pour qu’il le séduise. A chaque fois, tout est prévu pour que le président soit surpris tout nu. Mais, après tout, quelle importance ? Tirer un coup ne compte pas si le plaisir est partagé entre pairs consentants. Et si tout le monde veut le savoir ? Qu’il le sache.

Une autre nouvelle renvoie le plaisir au paganisme cultivé, celui d’avant l’emprise chrétienne sur la conduite sexuelle de tous et de chacun. L’Annexe classique met en scène un conservateur de musée municipal, à Bigglesmouth (Grande gueule). La culture anglaise valorise le classicisme grec et romain et tout musée, même de province, se doit d’avoir ses statues. Justement, les statuettes féminines de Tanagra semblent amochées ; elles se sont déplacées comme douées d’une vie propre. La feuille de vigne que les chiennes de garde pour la Vertu puritaine obligent la statue d’un athlète grandeur nature à porter se détache toute seule. Pire, « le nu s’était disjoint de son socle et s’apprêtait à l’écraser ». La nature se révolte ainsi contre la morale, le naturel gréco-romain de la pudeur socialement imposée par l’Eglise. Le conservateur s’enfuit en se signant, sans oublier de verrouiller la porte du musée. Il réfléchira chez lui à ce qu’il y a lieu de faire du surnaturel. Mais sa femme lui apprend que son fils Denis, 14 ans, est parti à sa rencontre avec « quasiment rien dessus à part son short de football ». Il a gagné le match et voulait l’annoncer à son papa. Le musée est fermé à clé… mais le gamin a fauché le double. Le conservateur en émoi se précipite au musée et entend « un bruit délicieux : un petit gloussement » puis des grognements, un fou rire. L’éphèbe et l’athlète se sont rencontrés. Le conservateur fait le signe de la Croix – et tout se fige. « Dans les années qui suivirent, un groupe hellénistique intitulé la Leçon de Lutte devint la grande attraction de Bigglesmouth. (…) Regardez donc comme le frère aîné a plaqué le petit à terre. Regardez donc comme le petit prend bien la chose ». Une chute exquise.

Le Torque oppose la vierge sainte imbue de son christianisme fanatique et Marcian, son jeune frère de 18 ans plus enclin à profiter des plaisirs de l’ici-bas. L’autoritaire femelle porte bien haut sa virginité inutile aux hommes et prie tandis que son cadet la protège des tentations des Goths qui envahissent le pays tout en faisant produire la ferme. Il subit des outrages à sa place et gagne un torque d’or – que la chaste revendique comme son dû. « Tout acte fécond et passionné était mal » – voilà la doctrine enseignée par les chrétiens. Il faut rester chaste, ne pécher en rien et s’abstenir de tout plaisir. Ainsi sera-t-on déclaré « saint » et gagnera-t-on le Ciel – s’il existe. Mais la sainteté n’est pas la santé, « elle sévère, ascétique, voilée ; lui exposé à tous les vents et à tous les soleils ». Marcian rit sous cape. Lui sait comment sa sœur est resté vierge, certes pas avec ses prières et sa foi godiche que Dieu la protège elle toute seule. Euric le Goth a aimé Marcian et son plaisir les a sauvés. Car le plaisir, pris dans la joie et la santé, quelle importance ? Il ne concerne que les relations privées.

Edward Morgan (dit E.M.) Forster, Quelle importance ? (Short Stories), 1947, 10-18 1998, 181 pages, €6.00

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Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute dit Montaigne

Telle est la conclusion d’un long chapitre du premier livre des Essais, le chapitre XIV, intitulé « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons ». C’est l’idée que nous nous faisons des choses qui les rend bonnes ou mauvaises – pour nous. Donc, « si les maux n’ont entrée en nous que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner à bien ». Cette idée stoïcienne fait les choux gras du bouddhisme, qui considère que toute douleur en ce monde vient que nous nous en tourmentons et que surmonter la maladie, la vieillesse et la mort nous rendra libre, apte à l’éveil de la conscience, au nirvana. « Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes étrangement fous de nous bander pour le parti qui nous est le plus ennuyeux », dit Montaigne en sa langue verte.

Ce que nous appelons le mal ne l’est pas en soi, mais seulement par l’opinion que nous en avons ; il peut d’ailleurs être un bien pour les autres – ainsi « d’éradiquer les mécréants » selon les Talibans qui n’ont que foutre des « droits de l’Homme ». La diversité des opinions dans le monde sur des sujets semblables montre que tel est bien le cas. Ainsi la mort, la pauvreté et la douleur, examine Montaigne.

Il donne force exemples de la mort acceptée et même recherchée par certains, soit parce qu’ils croient en quelque chose de plus fort, soit parce qu’ils ne veulent pas se soumettre. Ainsi de Socrate, premier grand exemple, cité par Montaigne, avant les pendus qui refusent la grâce parce que la garce qui leur est proposée à féconder ne leur convient pas. Ou de ces « femmes et concubines, ses mignons » qui se jettent allègrement au feu de leur chef mort. « Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie ». C’est parfois ce que nous appelons fanatisme, dont le pendant positif est la foi.

Et de citer Pyrrhon, le philosophe stoïcien, qui se trouvait un jour sur un bateau pris dans la tempête. Aux plus effrayés, il montrait un cochon qui ne s’en souciait pas. « Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, de quoi nous faisons tant de fête, et pour le respect duquel nous nous tenons maîtres et empereurs du reste des créatures, ait été mis en nous pour notre tourment ? » s’interroge Montaigne. L’intelligence nous conduit-elle à notre ruine ? Le raisonnement s’emballe-t-il au point de nous étouffer de craintes ? La vie exige la mort au bout et, si certains espèrent un au-delà, il n’est rien moins que certain. La mort viendra et peut-être le néant, pourquoi donc nous en tourmenter toute notre vie durant ?

Pire serait la douleur ? Car nos sens ne nous trompent pas : le pourceau de Pyrrhon « est bien sans effroi à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente », expose raisonnablement Montaigne. Citant Ovide, il affirme même que « la mort fait moins de mal que l’attente de la mort ». Rien n’est pire que l’incertitude, elle fait travailler l’imagination et s’épouvante de fantômes grossis et amplifiés. « Et à la vérité ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur, son avant-coureuse coutumière ». Souffrir est bien pire que finir, la douleur est « le pire accident de notre être » dit Montaigne qui avoue la fuir autant qu’il le peut. « Mais il est en nous, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par la patience, et, quand bien le corps s’en émouvrait, de maintenir ce néanmoins l’âme et la raison en bonne trempe ». D’ailleurs « la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution », que seraient-elles sans « la douleur à défier » ? Où serait l’aventure s’il n’y avait danger ? Le plaisir de l’effort si tout était confortable ? Et de citer Lucain en résumé : « il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coûte cher ».

En bon héritier des classiques de l’Antiquité, Montaigne hiérarchise ce qui nous fait humain : les pulsions sont toutes instincts et même la plante en a ; les émotions sont passions et les animaux en sont doués ; seul l’être humain est pourvu d’une raison évoluée, apte au langage et à l’abstraction, ce que l’époque de Montaigne appelle « l’âme ». Puisque nous sommes humains, il nous faut donc prendre notre principal contentement en l’âme et non dans le corps, c’est elle qui nous fera supporter, « seule maîtresse de notre condition et conduite », dit le philosophe. La douleur « se rendra de bien meilleure composition à qui lui fera tête. Il se faut opposer et bander contre ». Ce qui n’a rien à voir avec la jouissance sexuelle du masochiste, soit dit en passant, Montaigne parle dru mais sa langue est celle de son siècle. « Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l’âme » – qui se laisse aller souffre bien plus que celui qui résiste. Et de citer les femmes des Suisses mercenaires qui accouchaient debout sans prendre de repos, le Romain Mucius Scévola qui se laissa griller le bras pour affirmer sa volonté de tuer son ennemi, ou encore le gamin spartiate qui, par discipline, laissa un jeune renard lui dévorer le ventre plutôt que de broncher à l’exercice. C’est « notre opinion [qui] donne prix aux choses (…) et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons » – ainsi « l’achat donne titre au diamant », alors que ce n’est qu’un vulgaire caillou dur et brillant, note l’avisé Montaigne.

La pauvreté, en ce sens, est un point de vue. Ce n’est pas la quantité de richesses qui importe mais le bonheur que l’on trouve en chaque instant avec les moyens que l’on a. Et Montaigne de citer son propre exemple :

1/ insoucieux jusqu’à 20 ans, « n’ayant d’autres moyens que fortuits », il fut fort heureux ;

2/ lorsqu’adulte il eut de l’argent, il s’en est tourmenté : en avait-il assez en cas d’accident ? suffisamment en ses voyages ? trop pour susciter la tentation et le vol ? « Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir » – l’avarice vient avec la richesse ;

3/ dans « une tierce sorte de vie », due au plaisir de certains voyages, « je fais courir ma dépense avec ma recette ; tantôt l’une devance, tantôt l’autre ; mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d’avoir de quoi suffire aux besoins présents et ordinaires ; aux extraordinaires, toutes les provisions du monde n’y sauraient suffire ». Il se contente donc de ce qu’il a (quoi qu’il ait) et vit heureux – c’est-à-dire en accord avec lui-même. J’ai rencontré de ces gavroches au Népal qui vivaient au jour le jour de fruits ramassés et de vente de petites babioles, en guenilles et pieds nus mais fort heureux dans l’animation de la rue, avec leur fratrie et copains, qui s’initiaient à plusieurs langues pour faire guides, plus tard. « L’aisance donc et l’indigence dépendent de l’opinion d’un chacun », conclut Montaigne, et de répéter : « chacun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve ».

« La fortune ne nous fait ni bien ni mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence, laquelle notre âme, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il lui plaît, seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse ». Oh, bien sûr, celui qui meurt de faim ne peut que rêver d’un peu, le feignant a tourment de l’étude, tout comme le luxurieux voit la frugalité qui le réfrène comme un supplice, mais c’est « notre faiblesse et lâcheté » qui font les choses difficiles et douloureuses, pas les choses elles-mêmes. « Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nôtre ».

« Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute » et il nous faut choisir entre résister ou fuir, vivre ou mourir. Mais c’est bien nous qui choisissons, même en laissant faire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Jean Delumeau, Guetter l’aurore

L’historien du monde moderne, professeur honoraire au Collège de France, a raison : même aujourd’hui non-croyants bien qu’élevés par le catéchisme, le patronage, les scouts et l’aumônerie, nous avons été élevés dans le sérail d’une société majoritairement chrétienne et catholique en France. Sa culture nous a façonnés, bercés, instruits. Ce que de nombreux « laïcs » revendiqués ne savent pas est que « l’humanitaire » ou « le socialisme » sont imprégnés du message évangélique, que les réflexes de « la morale » et donc du droit occidental sont imbibés de la tradition chrétienne. Même Voltaire croyait en un Dieu Grand horloger, même Descartes croyait qu’in fine tout vient de Dieu et Einsteins que Dieu ne joue pas aux dés (donc qu’il n’y a pas de hasard).

Cela dit, l’essai du professeur pour un christianisme de demain est plutôt décevant pour qui ne croit pas déjà dans l’Eglise. Il dit aux bourgeois catholiques de France ce qu’ils ont envie d’entendre mais cela ne fait pas avancer les choses d’un pouce : Rome n’a rien à faire des bourgeois catholiques français. « Contrairement aux autres religions de la planète, il [le christianisme] a été mouvement et innovation. Ce fut sa force. Il doit continuer dans cette voie » p.8. Malgré la réaction antimoderne à la Révolution jusque sous Pétain, il y eut Vatican II et, plus encore, Jean-Paul II. Sauf qu’espérer un changement d’une Eglise catholique gouvernée par un aréopage de cacochymes, tous mâles et célibataires, heureux d’être au pouvoir et ne voulant surtout pas changer reste un vœu… pieux.

En onze chapitres, Jean Delumeau veut prendre en compte les objections actuelles au christianisme. Le christianisme va-t-il mourir ? Non, deux milliards de chrétiens dont un milliard de catholiques dans le monde, ce n’est pas rien. Le renouveau évangélique et charismatique fait la vitalité du christianisme aujourd’hui – mais il a lieu sur les continents africain et sud-américain, assez loin du centre du pouvoir hiérarchique et centralisé où le pape est réputé (depuis le XIXe siècle) « infaillible ». La compétition sur les victimes ? Certes il y a eu les croisades, l’Inquisition et les bûchers d’hérétiques, la colonisation, mais l’auteur rappelle que le XXe siècle a tué plus de chrétiens que tous les autres siècles avant lui, entre communisme, nazisme, islamisme, extrême-droite sud-américaine et nationalismes ethniques (Rwanda). La querelle avec la science ? Galilée a été réhabilité en… 1992 (seulement !) mais le savoir scientifique est humble et limité face à l’univers immense et à l’émerveillement devant la création. Alors « Dieu » garde sa place, avant le Big Bang et par la complexification du vivant jusqu’à « la conscience » – jusqu’à montrer peut-être un « projet » (un Dessein intelligent ?). Rien de très neuf.

De même que sur la lecture de la Bible, qui ne doit plus être « naïve » mais prendre en compte les travaux des historiens et des linguistes. La lecture de l’Ancien comme du Nouveau testament ne doit plus être littérale, « fondamentaliste », mais prendre en compte les paraboles, les « signes ». Les évangiles sont une reconstruction didactique de son enseignement à partir de la certitude de sa résurrection. « Il s’agissait moins pour leurs auteurs de suivre Jésus pas à pas dans les temps et les lieux de sa prédication que de regrouper ses paroles et ses gestes pour que s’en dégage un message exceptionnel auquel la Résurrection donnait son sens » p.157. Un storytelling à usage de marketing en quelque sorte. Dans la réalité, Jésus a très probablement eu des frères et des sœurs (ou demi-frères et sœurs). « La défiance postérieure à l’égard de la sexualité et la surévaluation de la virginité auraient ensuite conduit l’Eglise à privilégier la virginité perpétuelle de Marie. Mais le dogme de l’Incarnation du Sauveur ne postule nullement que Jésus, « fils premier-né » de Marie, n’ait pas été l’aîné d’une famille nombreuse, comme il y en avait beaucoup à l’époque » p.166. Les « miracles » font sens symbolique plus qu’ils ne sont de la magie.

Ce qui choque aujourd’hui les peuples déchristianisés mais devenus adultes est le contraste scandaleux entre la morale sexuelle rigoriste (et inadaptée à notre temps) prônée par les prêtres des églises – et la conduite réelle des mêmes, chargés de faire entendre la « bonne » parole. Pourquoi cette obsession du sexe de la part du monde ecclésiastique ? L’église catholique comme les églises protestante ont cette monomanie, peut-être contaminés au-delà du raisonnable par une certaine psychanalyse. Dieu est amour, pas sexe ; le sexe n’est qu’un véhicule de l’amour, pas le moindre mais pas le seul (heureusement pour les enfants…). L’auteur ne le rappelle que trop légèrement, même s’il s’appesantit sur « le péché originel » qui n’est ni un péché en soi faute d’avoir été pleinement conscient dans l’innocence du Paradis, ni une culpabilité héréditaire que Jésus récuse. D’ailleurs, il n’existe pas dans les Evangiles, ce sont saint Paul puis saint Augustin qui ont fait monter la sauce pour faire peur. L’auteur passe aussi de façon superficielle sur « le mystère du mal » qui serait une « loi naturelle » qui a toujours été là et sur laquelle on ne peut rien dire – sinon qu’être « humain » est justement de résister au mal (et que Dieu « souffre avec nous »). Le bien existe aussi, même si l’on n’en parle pas plus que des trains qui arrivent à l’heure. « La bonté est plus profonde que le mal ».

Jean Delumeau en appelle à la réconciliation entre les différentes églises du même christianisme. Sans nier leurs particularités, elles pourraient dialoguer et cesser de se combattre. Comme dans l’islam, la zizanie (fitna) reste la pire des choses humaines. Vœu pieux, comme le reste de ses incantations rituelles vers la « fraternité », le « partage », la « collégialité », et ainsi de suite. L’espérance reste la racine du chrétien, même si « la compassion » apparaît comme le socle de toutes les religions universelles, les religions du Livre comme le bouddhisme. Pour faire communauté, les chrétiens, surtout catholiques, doivent abandonner la pompe et la hiérarchie romaines, s’ouvrir aux femmes et aux laïcs, devenir plus proches de fidèles et de leurs attentes.

On attend. L’essai date déjà de 2003…

Jean Delumeau, Guetter l’aurore – un christianisme pour demain, 2003, Grasset, 284 pages, €9.53 e-book Kindle €5.99

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