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Pierre Nord, Le guet-apens d’Alger

Un grand thriller à la française qui prend pour décor un événement historique précis, le débarquement allié en Afrique du nord le 8 novembre 1942 – il y a exactement 83 ans. L’auteur, André Brouillard, est entré dans le contre-espionnage à 14 ans lors de la guerre 14-18 dans le Nord – d’où son nom de plume. Il a été arrêté à 16 ans, condamné à mort, et gracié en raison de son âge avant de faire Saint-Cyr et de devenir officier de chars. Catholique conservateur – ce qui devrait plaire de nos jours – il reste au Deuxième bureau en 40. Fait prisonnier, il s’évade et entre en résistance avec son ami Hubert de Lagarde. On ne s’étonnera pas de retrouver un Hubert comme meilleur ami dans ce roman.

Pierre Lestoquoist – un vrai nom du Nord – est jugé et condamné à mort à Alger en octobre 1942. Il a tué. Qui et pourquoi, on en le découvrira que progressivement, c’est ce qui fait le sel du livre. Dans sa cellule de condamné, en attendant d’être raccourci, il se remémore les événements qui l’y ont conduit. Il était capitaine dans l’armée d’Afrique, commandant un régiment d’indigènes, avant d’être muté en France en 40 dans la cavalerie des Ardennes (bien dérisoire face aux panzers allemands). Fait prisonnier avec d’autres, il réussit à s’évader après plusieurs tentatives, selon la même filière que le général Giraud, sous les ordres duquel il avait servi en Afrique.

Il se retrouve donc à Alger sous Vichy, département loin des Occupants mais surveillé par un commissaire allemand. La ville blanche grouille de militaires désœuvrés, de services rivaux, d’espions en tous genres. Mais la résistance s’organise ; elle veut se préparer pour un retour en France, avec l’aide des Alliés, notamment des Américains, moins marqués que les Anglais par le massacre de la flotte française à Mers-el-Kébir, due à l’inertie coupable de l’amiral commandant français qui n’a pas su prendre une décision face à l’ultimatum anglais qui lui demandait soit de rejoindre la Royal Navy, soit de se saborder. Comme quoi la bêtise administrative coûte en vies humaines lorsque le moment est venu de choisir.

Pierre est affecté à un Service cinématographique des armées, couverture sous laquelle il attend les ordres de mission. Il s’ennuie, mais ne tarde pas à retrouver ses amours de jeunesse folle, Isabelle et Axelle. La première est la sœur de son grand ami Hubert, déclaré mort par la Gestapo après avoir été fait prisonnier, mariée à un autre et veuve très vite, orpheline de ses deux petits enfants tué dans le bombardement d’Orléans ; la seconde est la maîtresse avide qui l’a ensorcelé de sexe… avant de se marier avec Hubert. Pierre est plus homme d’action que futé et ne comprend guère les femmes. Il les désire, il les aime, mais s’il sait le faire, il ne sait pas le dire. Donc ça colle avec Axelle mais pas avec Isabelle. Pourtant, c’est elle qu’il aime. Axelle, née Gottlieb, veuve d’un noble polonais, a pour père le renommé Dieudonné, riche commerçant d’Alger, devenu français par le décret Crémieux. Hubert mort, Axelle renoue ; Pierre se vautre dans le sexe car la belle cavalière, folle de chevaux, sait chevaucher.

La résistance prépare longuement le débarquement des Américains à Alger, Oran et autres ports, et a besoin pour cela d’organiser une vaste opération d’intoxe vis-à-vis des Allemands. Pierre est aux premières loges car son colonel « Christian » (officieusement devenu général) lui fait écouter une conversation entre le chef des renseignements nazis à Alger et son meilleur agent, « n°1 ». Il n’en croit pas ses oreilles ! Il connaît cette voix, il sait à qui elle appartient. Sa mission, dès lors, va consister à faire comme si de rien n’était, à continuer de jouer son rôle social et intime, et à distiller sciemment des renseignements faux sur le débarquement : les Américains viseraient plutôt Dakar pour leur aviation ; plutôt Malte pour tenir la Méditerranée ; ce ne serait pas avant fin novembre ou début décembre 42.

La vérité est qu’ils visent Alger, et dès le 8 novembre, mais chut !… Personne ne le sait, jusqu’au dernier moment. Le 8 novembre 1942 est justement la date à laquelle Pierre Lestoquoist doit être guillotiné. Un plan pour le faire évader avant échoué, par la faute d’un abcès dentaire mal soigné de son confesseur complice. Ses recours sont peu à peu épuisés, il ne compte plus que sur ses amis pour le sauver, lui qui n’a tué que sur ordre, pour protéger le débarquement en empêchant l’informateur allemand de parler au « n°1 ».

Bien découpé en chapitres qui distille chacun une bribe de l’histoire, bien conté comme un roman d’aventures pour adulte, bien servi par des personnages typés attachants – même dans le vice et la traîtrise. Un très bon roman d’espionnage fondé sur des faits vrais (rappelés parfois en notes de bas de page). Il montre que la guerre est surtout d’informations, et que vaincre un ennemi a lieu moins sur les champs de bataille qu’en amont, par la psychologie. L’essor du net (la « guerre hybride ») a amplifié ce phénomène qui existait déjà du temps de Sun Tzu et qui a fait florès durant la Seconde guerre mondiale.

Pierre Nord, Le guet-apens d’Alger, 1955, Livre de poche 1972, 378 pages €4,00

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Nevil Shute, Le dernier rivage

Un roman de fiction… toujours actuel. Car la Technique a saisi les hommes et les domine. Elle peut conduire, entre les mains de cerveaux faibles aux egos surdimensionnés (suivez mon regard…) à l’Apocalypse. Et c’est bien ce qui arriva. L’auteur, ingénieur aéronautique, pilote et écrivain, décédé à 60 ans d’un AVC en 1960 à Melbourne en Australie, anticipe la guerre mondiale possible – dont la menace culminera en 1962 lors de la crise des missiles soviétiques de Cuba.

Nevil Shute imagine, juste après la mort de Staline, un petit pays encouragé à posséder la Bombe et à qui ont été vendus par les communistes des bombardiers lourds – pour « se défendre contre le capitalisme ». Le dictateur totalitaire ultra-stalinien Enver Hodja était capable de tout – donc de provoquer l’Occident en bombardant New York. S’ensuit une guerre entre URSS et Chine pour que Moscou obtienne Shanghai, port en eaux libres, avec riposte maoïste, et une riposte américaine sur le bloc de l’Est. En bref, plus de 4000 bombes H « au cobalt » sont lancées. La bombe au cobalt était une arme nucléaire « sale », conçue exprès pour produire des retombées radioactives destinées à contaminer de vastes zones durant une centaine d’années. Dès lors, tout l’hémisphère nord est irradié, toute vie éradiquée. Ne restent que quelques pays de l’hémisphère sud épargnés, de l’Australie à l’Afrique du sud.

Mais pour peu de temps… Car le régime des vents pousse les poussières radioactives inexorablement vers l’hémisphère sud. C’est une question de mois, de semaines, de jours, avant que l’irradiation ne s’accomplisse, que les vivants aient des nausées, des diarrhées, des arrêts cardiaques. C’est cette chronique d’une mort annoncée qui fait l’intrigue de ce roman d’anticipation.

Il est poignant, car saisi au ras des gens, dans leur petite vie tranquille qui ne demande rien à personne, tout comme l’auteur s’est exilé en Australie pour vivre dans une ferme dès 1950. Le lieutenant de vaisseau australien Peter Holmes est convoqué par son amiral pour servir d’officier de liaison avec Dwight Towers, commandant le sous-marin nucléaire des États-Unis Scorpion, réfugié dans ses eaux après la disparition de son pays. Leur mission : effectuer un long périple vers le nord pour observer les côtes et repérer d’éventuels survivants à l’apocalypse. Un signal radio erratique a été capté près de Seattle.

La mission ne fait que confirmer ce que tout le monde pressent, après les arrêts successifs de toutes les émissions radios des pays non directement touchés par les bombes : plus aucun vivant, des rues vides, des maisons intactes, des lumières encore allumées parfois, des techniques automatiques qui poursuivent leur programme sans aucun humain.

De retour, le sous-marin est désarmé, son commandant va le couler au large, selon la procédure. Plus d’essence, l’Australie n’a pas de pétrole exploité dans les années cinquante ; les gens circulent à cheval, en charrette ou en trains et trams mus à l’électricité provenant des centrales à charbon, car l’Australie a beaucoup de charbon. La vie n’est paisible que dans les fermes, où l’élevage fournit le lait et la viande, tandis que le potager et le verger donnent légumes et fruits. L’argent ne sert plus à rien : dans un mois ou deux nous serons tous morts.

Curieusement, ce n’est pas l’explosion des pulsions qui vient à l’esprit de l’auteur. A la fin des années cinquante, la morale et la religion étaient encore prégnantes et disciplinait les comportements. Ce ne serait vraisemblablement plus le cas aujourd’hui, où pillages, casses, viols et meurtres seraient monnaie courante. A l’époque, pas d’orgies ni de casseurs, seulement des soûlards et des filles qui se donnent pour connaître « ça » avant la fin, faute de réaliser leur rêve social du couple avec enfants. Les solitaires vivent leur passion, comme Osborne le scientifique, qui a acheté une Ferrari rouge et ose s’inscrire à une course automobile. Ou Moïra, jeune fille qui boit des double-brandys pour oublier et tente de séduire au moins pour quelques semaines Dwight Towers. Ou ledit Towers, le commandant qui exécute les ordres et les procédures à la lettre, sa seule dignité après avoir tout perdu, dont son épouse et ses deux enfants aux États-Unis – pour qui il achète, de façon dérisoire, des « cadeaux ». Quant aux couples, ils intensifient de façon névrotique leur vie de couple centrée sur le bébé, la maison, l’aménagement du jardin (déraciner deux arbres pour planter des légumes, acheter un banc pour la saison prochaine). Pour rien.

Pour oublier qu’ils vont mourir, que c’est écrit, que c’est proche. Qu’il va falloir tuer le bébé Jennifer pour qu’elle ne reste pas toute seule au cas où les parents mourraient avant elle. Poignante décision, que refuse Mary la mère, de tout son corps, de tout son cœur, de toute son âme. Mais c’est ainsi, inutile de faire la sotte et de croire que tout cela ne pourra jamais arriver, cela arrive, et très vite. Des pilules de suicides sont d’ailleurs distribuées gratuitement dans toutes les pharmacies pour abréger les derniers instants, très douloureux et sans plus aucun organisme de soins.

Comment conserver un sens à l’existence lorsque le monde s’écroule et que la mort vient ? Les réponses, dit l’auteur sans en avoir l’air, simplement en décrivant la vie des gens, sont dans l’amour, la famille, l’amitié, le métier, la quête de soi. Rester digne, faire bien son boulot, vivre sa vie jusqu’au bout en restant debout.

Un beau film de Stanley Kramer a été tiré de ce roman en 1959, mais il suscite moins la réflexion. Comme toujours, le livre permet le recul de l’écrit, sans l’émotion des images qui inhibe la pensée. Mais on peut lire et voir, c’est complémentaire.

Nevil Shute, Le dernier rivage (On the Beach), 1957, Livre de poche 1970, 382 pages, occasion rare €25,00

DVD Le Dernier Rivage (On the Beach), Stanley Kramer, 1959, avec Anthony Perkins, Ava Gardner, Donna Anderson, Fred Astaire, Gregory Peck, MGM United Artists 2004, doublé anglais, français, allemand, espagnol, italien 2h09, €11,98, Blu-ray €11,40

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Elisabeth Kay, Sept mensonges

Le mensonge fascine l’époque. L’heure est à « la transparence », l’égalité de tous devant « la vérité », le tout savoir « démocratique ». Ce pourquoi le mensonge est la forme de Satan – celui qui séduit en disant le faux, celui qui tente par la « belle histoire ». Vieux remugles bibliques de la culture occidentale. Ce roman policier très récent est focalisé sur le mensonge – pas moins de sept. Dont la succession est une sorte d’engrenage fatal qui va aboutir au pire.

Jane et Marnie sont deux filles anglaises qui se se sont connues en sixième, à 11 ans, et ne se sont jamais séparées depuis. Elles font tout ensemble, pis que des jumelles. Elles co-louent, elles dorment dans le même lit, elles rient des mêmes choses, même si l’une est extravertie et solaire (Marnie) et l’autre repliée sur elle et maussade (Jane). Mais elles ne sont pas lesbiennes, elles ont chacune leurs peitts amis – qui changent. L’accord des tempéraments et les sentiments forme une sorte de sororité prête à la romance, sans rien de sexuel.

C’est Jane qui raconte. A qui ? A la fille Marnie lorsqu’elle est encore bébé et ne comprend pas encore. Mais devant le baby-phone qui répercute le son et l’image – donc renvoie la vérité. Jane avoue avoir menti une toute première fois à Marnie en ne raisonnant pas son ardeur pour Charles, qui va devenir son mari. Charles est associé d’un fonds d’investissement, riche, beau parleur, beau mec, bien musclé, bien habillé, content de lui. Et égoïste à faire peur – ce qui semble aller avec. Marnie ne voit rien, aveuglée par l’amour. Quand le vagin vous tient…

Oh, Jane sait ce qu’il en est : elle aussi a connu l’amour, sous la forme d’un Jonathan grand, sportif, musclé, seulement cameraman, mais gentil et attentif. Le contraire de Charles. Sauf qu’en sortant du métro, après un marathon, il a été écrabouillé par un chauffeur de taxi bourré en plein Londres – sous les yeux de sa femme. Dès lors, Jane va se réfugier dans les bras de son amie. Charles est vite lassé de ce ménage à trois et le fait savoir. Mais pas question pour Jane de voir s’éloigner Marnie. Elle n’aime pas Charles, elle ne va pas l’aider. Et il va disparaître.

Jane raconte sa vérité, tissée de sept mensonges, chiffre symbolique, dont le premier est le plus bénin. Qui aurait à cœur de doucher l’enthousiasme de son amie pour son nouvel amour ? Sauf que, si elle l’avait fait, Charles serait peut-être encore en vie… La suite des mensonges ne fait qu’enfoncer l’amitié dans les secrets toxiques qui la détruisent de l’intérieur. Jane, délaissée par sa mère qui lui a toujours préféré sa petite sœur fragile Emma, s’est reconstituée une sœur avec Marnie. Lorsque celle-ci s’éloigne, pour cause de couple avec Charles, elle ne le supporte pas et fera tout pour que cela change.

Plus : lorsque Marnie accouchera d’une petite fille, faisant famille par elle-même et excluant de fait sa meilleure amie en la faisant passer au second plan, Jane ne sait pas de quoi elle peut être capable. Surtout qu’une journaliste ambitieuse traque les témoignages de qui a fait quoi lors de la mort de Charles. Et celle de Jonathan. Et celle d’Emma. Et celle de la mère. Jane est toujours là, toute proche.

Mais s’il y a morts, il n’y a ni enquête, ni fausses pistes. Jane raconte linéairement à l’enfant de l’avenir les étapes de son amitié fusionnelle remise en cause, de sa résistance, de ses méfaits sans le vouloir, poussée par une force qui la possède.

Ce roman policier tente une approche originale, où la psychologie est une analyse en profondeur de la psyché. Une amitié trop fusionnelle, par réparation d’une enfance frustrée, ne peut donner que de l’envie obsessionnelle – et faire déraper les relations équilibrées. Quand les vérités ne sont pas égales, le mensonge les compense. Pour le pire.

L’auteur, éditrice anglaise, écrit là son premier roman, et il est réussi. J’ai beaucoup aimé ce décorticage honnête des ressorts psychologiques d‘une meurtrière malgré elle, qui ne sera jamais reconnue comme telle.

Elisabeth Kay, Sept mensonges (Seven Lies), 2020, Pocket 2024, 439 pages, €9,00, e-book Kindle €9,99

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If… de Lindsay Anderson

La Bretagne qui se veut Grande a toujours considéré la discipline comme sa meilleure force. « Si vous savez obéir, vous savez donner des ordres », dit un professeur aux élèves de la Public School. Cette formation payante, réservée aux enfants de l’élite, doit former les cadres bien formatés de la société de demain. Elle se confit dans la Tradition, et les « chères vieilles choses » en deviennent sacrées, sanctionnées par la religion, en cette fin des années soixante. Le clergé justifie les professeurs qui encouragent l’armée – ces trois professions étant au service de la Reproduction sociale.

Le film, dont le titre est tiré du célèbre poème de Kipling, se veut un brûlot qui passe du documentaire à la fiction. Le collège est un univers clos où l’on vit entre soi. Les nouveaux, en la personne d’un Jute de 12 ans (Sean Bury), sont vite mis au pas. Les anciens les appellent « Scum », écume ou déchets. Tout leur enseigne la crainte sous le nom de respect. Les châtiments corporels sont la sanction ultime, assurés par d’anciens élèves surnommés Whips, ‘les Fouets’. Ils frappent à coups de trique les fesses des prévenus. Cela dérive vite vers un certain sadisme, effet du sexe constamment réprimé par la religion, la bourgeoisie, l’armée. La puberté fait bouillir les adolescents, badiner les grands au sujet de ceux qui deviennent « mignons », et dicte les gestes équivoques de certains professeurs, notamment ecclésiastiques.

Le sport, non seulement autorisé mais aussi encouragé, vise à défouler les pulsions, mais les douches sont le lieu où la nudité s’exhibe entre-soi. L’un des grands se baigne nu devant un domestique de 13 ans en uniforme cravaté, trop mignon pour n’être pas un peu « fille ». Bobby Philips (Rupert Webster) s’émerveillera de voir un grand faire évoluer son corps aérien au trapèze, puis finira dans le lit de Wallace, l’un des rebelles. Comme dans les collèges catholiques du continent, les amitiés particulières sont réprimées, mais inhérentes à la logique des établissements fermés où les garçons tourmentés de puberté restent entre eux.

Seuls trois rebelles résistent au système. Ce sont des Terminales, déjà mâles avec poils et moustache (non autorisée dans l’enceinte de l’école, pour préserver la vénusté idéale des élèves), et ils sont aptes à penser par eux-mêmes. Mick (Malcolm McDowell), Johnny (David Wood) et Wallace (Richard Warwick) décident d’organiser « la résistance » comme dans le film français de Vigo, Zéro de Conduite, sorti en 1933 face à la montée des extrémismes droitiers. Les trois jeunes considèrent que leurs études, destinées à former la future élite anglaise, suivent une méthode archaïque, autoritaire, dépassée et trop conservatrice. Au point de faire régresser la personnalité au lieu de l’épanouir. L’équilibre entre discipline et liberté s’est rompu, alors que la société évolue. Au lieu de s’adapter, le recteur est fier de vanter la sauvegarde, l’âme de l’Angleterre et de ses valeurs. L’esprit de soumission domine à l’école, formatée par la religion, la culture classique et l’entraînement militaire. Cela prépare une société soumise où tout sens de l’entraide et de la coopération est remplacé par la compétition de tous contre tous. Les chapitres du film sont toujours introduits par le rassemblement des élèves et des encadrants dans la chapelle de l’école pour communier via les chants religieux, célébrer la gloire de Dieu, de la patrie et de la Public School.

Le salut est dans la fuite à l’extérieur des murs. Deux des trois rebelles s’évadent et piquent une moto dans un stand d’exposition. Ils roulent dans la liberté de la campagne anglaise au printemps, ivres de vitesse et de lumière, jusqu’à un café isolé où Mick drague la serveuse, une jeune fille (Christine Noonan) qui ne se laisse pas faire. C’est « une tigresse », comme elle le dit, et il se fantasme à la baiser nu. Le combat de fauves à la Hobbes entre sexes reste dans le prolongement des valeurs inculquées par l’école, comme quoi la liberté reste à conquérir.

Pour leur attitude « insolente », leurs cheveux trop longs et leur contestation permanente, les Whips les puniront tous les trois à coups de trique. Seul Rowntree (Robert Swann) les applique, accent snob et conformisme social outré masquant ses pulsions malsaines envers les corps. Il ironise en effet sur les jeunes adolescents qu’il traite de pédés et s’évertue à les « pervertir ». Il se défoule à la trique sur les fesses des grands qui lui doivent soumission. Cela dans la neutralité lâche de la direction qui laisse faire les jeunes entre eux sous prétexte que cela les forme aux relations sociales.

Après l’exercice absurde d’entraînement militaire, où les petits chefs se prennent pour des guerriers en hurlant leur haine de l’ennemi, Mick décide de passer à l’action. Il tire à balles réelles (sans tuer personne) sur le vicaire en colonel et les élèves assemblés. Ils seront cette fois punis par le recteur lui-même, pédagogue aux méthodes plus libérales. Cela conduira les trois rebelles, aidés de leurs petits amis, la fille pour Mick et l’éphèbe Bobby pour Wallace, à découvrir une cache d’armes et de munitions dans les sous-sols de l’école qu’ils doivent ranger. Ainsi, un crocodile empaillé, un rapace, de vieux livres et meubles sont passés au feu, tandis qu’une armoire cadenassée révèle des bocaux de fœtus dans le formol, signe que les corps sont bien un objet d’étude pour l’école, et non pas ceux d’humains à respecter.

Cette cache servira au massacre final de grand guignol, lors de la cérémonie où assistent les parents, l’évêque et un général ancien de l’école – autrement dit l’alliance des nantis, du sabre et du goupillon. Il ne fera guère de victimes, l’idée étant de descendre surtout l’institution plutôt que les gens. Le film se termine d’ailleurs sur les tirs, sans que l’on sache comment les rebelles s’en sont sortis. Seule la fillei tire au revolver une balle entre les deux yeux du recteur. Ce qui était fantasme chez Mick devient réalité lorsque les femmes s’en mêlent – comme s’il fallait être étranger à l’école pour oser sortir de ses cadres. Le rebelle en chef, qui donnera le mauvais garçon d’Orange mécanique en 1971, écoute en boucle le « Sanctus » de la Missa Luba, jouée lors de chaque rentrée de l’école, signe qu’il est contaminé malgré lui.

Un film culte, sélectionné parmi les meilleurs films anglais, qui n’a pas pris une ride. Il a été longtemps censuré, malgré la palme de Cannes, et est très rarement passé à la télévision. Le passage épisodique du noir et blanc à la couleur, incongru aujourd’hui, était essentiellement liée à la pellicule disponible et aux problèmes de lumière pour le tournage.

Palme d’or Cannes 1969

DVD If…, Lindsay Anderson, 1968, avec Malcolm Macdowell, Iris Delaney, Ernest Leicester, Judd Green, Clea Duvall, Paramount Home Entertainment 2007, anglais seulement (il semble qu’il n’existe pas de dvd en français), 1h47, €8,15

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La Classe de neige de Claude Miller

Nicolas, 10 ans (Clément Van Den Bergh, 12 ans au tournage), est un garçon perturbé qui ne sourit jamais et parle peu. Il est flanqué d’un petit frère qu’il aime bien (Tom Jacon), d’une mère démissionnaire (Tina Sportolaro) et d’un père un brin inquiétant (François Roy) qui lui raconte des histoires à faire peur. Sadisme inconscient ? Il brutalise le garçon, peut-être pour masquer ses désirs incestueux. Nicolas cauchemarde qu’il le pousse dans le grand bain alors qu’il sait mal nager ; il le tue à plusieurs reprise dans des fantasmes de vengeurs masqués ou d’accident de voiture.

Il est envoyé en classe de neige à Morzine, à plus de 200 km de la maison, et son père veut le conduire lui-même dans sa R25 grise de fonction ; il est représentant en prothèses médicales. L’accident de car de Beaune est encore frais dans les mémoires, le car a brûlé le 31 juillet 1982 sur l’autoroute A6 et a tué 546 enfants et adolescents de 5 à 14 ans, plus sept adultes.

Nicolas rejoint les autres qui sont déjà arrivés. Comme il est timide, il n’a pas vraiment de copain, ni de copine. Il oublie – et son père aussi – son sac dans le coffre et se retrouve sans pyjama le soir. Il pourrait dormir en slip, cela se faisait couramment dans les colos, mais il semble que ce ne soit pas le cas ici. Un autre garçon, étranger et plus mûr, lui prête son pyjama de rechange. Hodkann (Lokman Nalcakan) devient son ami, attiré peut-être par sa vulnérabilité et son air perpétuellement rêveur. Il dort dans la couchette en-dessous.

La peur de Nicolas est de pisser au lit, symptôme évident d’un gamin troublé, angoissé la nuit. Sa mère ne semble pas s’en préoccuper, et la maîtresse (Emmanuelle Bercot ) non plus. Il n’a qu’à « ne pas pisser, et voilà tout ». Ben voyons… Nier ce qui gêne a toujours été le cas des profs et des parents indifférents. Les premiers parce qu’ils considèrent que ce n’est pas leur métier, les seconds parce que ça passera. Nicolas mouille son lit une nuit, se lève et va se laver, mais s’aperçoit qu’il neige enfin dehors. Il ne fait pas de ski, faute d’affaires, mais se réjouit pour les autres. Il sort alors dehors pour toucher la neige et s’en frotter, les pieds nus, mais la porte sécurisée ne s’ouvre que de l’intérieur. Il est enfermé dehors et personne ne répond !

Il avise alors la 2CV de Patrick (Yves Verhoeven), un gentil moniteur qui l’a pris sous son aile et qui l’aime bien. Il dit même à la caissière de la boutique où il va lui acheter quelques affaires, anorak, tee-shirt, chaussettes, cagoule, que s’il n’est pas réclamé d’ici un an, il le garderait bien. Son père, en effet, n’est pas revenu porter le sac oublié. Sa mère ne sait pas où il est ni comment le joindre. La colo avance donc probablement les fonds nécessaires « en urgence », avant de se faire rembourser par les parents. La 2CV s’enfouit sous la neige qui tombe en continu, et Nicolas cauchemarde qu’il est glacé, mort, et qu’on le fourre dans un cercueil d’où il ne peut pas sortir. C’est Patrick qui le trouve au matin et le prend dans ses bras comme un petit enfant pour le ramener au chaud.

Il tombe malade, avec de la fièvre, rien de bien grave. Le docteur dit à la maîtresse que Nicolas est un ourson mal léché. Mal léché quand il était petit par sa mère, qui semble-t-il ne l’a pas aimé ni caressé comme il se devait. Peut-être parce que le père a pris toute la place en le surprotégeant, sans la tendresse qui aurait dû aller avec. Il ose à peine le toucher, mettre un bras sur ses épaules, l’étreindre. Il se contente de parler en raisonneur. Nicolas fantasme l’amitié de Hodkann, rêvant de se le sauver lors d’une invasion de terroristes ; il fantasme l’amour d’une femme en rêvant de se voir embrasser sur la bouche par sa maîtresse ; il fantasme de se retrouver petit bébé avec une mère aimante lorsqu’il voit, au retour, dans une station-service, une maman et son bébé. Toutes les névroses de l’auteur du roman, Emmanuel Carrère, apparaissent probablement dans ce livre. Le film en rend bien compte.

Nicolas est laissé au café avec un Lucky Luke tandis que les autres vont skier. Deux gendarmes entrent et font apposer une affiche à propos de René, un jeune garçon du coin qui a disparu depuis trois jours. Nicolas en cauchemarde la nuit venue, se rappelant ce que son père qui a dit un jour : que des inconnus enlevaient des enfants pour les éventrer et leur prélever un rein, une façon d’évoquer ses propres fantasmes érotico-sadiques, une façon aussi de « justifier » son interdiction de monter avec lui sur les montagnes russes, accessibles uniquement avec un adulte avant 14 ans. Pour se rendre intéressant auprès de son seul ami, Nicolas affabule. Il grossit cette anecdote en faisant de son père un chasseur de méchants. Ce pourquoi, lorsque les gendarmes reviennent pour enquêter sur une R25 grise, Hodkann leur dit que le père de Nicolas en a une, ce qui leur permet de faire le rapprochement avec ce qu’il savent déjà.

L’abuseur d’enfant est arrêté et Nicolas renvoyé chez lui. C’est Patrick qui l’accompagne personnellement en 2CV. On n’a rien dit au garçon car les profs, comme d’habitude, ne veulent pas se mouiller, ce n’est pas leur métier. La maîtresse se fâche même lorsque les élèves, pourtant de 9 à 11 ans, parlent entre eux de ce garçon retrouvé mort. Il faut se taire, ne pas évoquer cette histoire, selon elle. Alors qu’il serait au contraire nécessaire d’en parler, avec des mots d’adulte envers des enfants, pour évacuer l’émotion. Mais il ne faut attendre cela des profs, ce n’est pas leur métier, ils n’ont pas été formés, ils ne sont pas assez payés, ils ont bien d’autres choses à faire, et ainsi de suite… La critique ironique du film consiste, à ce moment-clé, en un dialogue entre Vanessa et Hodkann ; elle demande : « ça veut dire quoi être violé » ? Et il répond : « c’est mettre sa b… » juste avant que la maîtresse prenne sa grosse voix et l’éjecte au dortoir. Les gamins sont souvent moins niais que les profs en ces occasions.

Un bon thriller psychologique, où l’enfant révèle par ses cauchemars ce qu’il sait au fond de lui sans savoir le formuler : les brèches des adultes, le manque d’amour, le sadisme rentré de son père. Si l’institutrice est presque toujours en-dessous de tout, le moniteur Patrick est au-dessus de ce qu’on lui demande.

Prix du jury du Festival de Cannes 1998

DVD La Classe de neige, Claude Miller, 1998, avec Clément Van Den Bergh, Lokman Nalcakan, François Roy, Yves Verhoeven, Emmanuelle Bercot, LCJ Éditions & Productions 2022, version restaurée 4K ultra HD, 1h32, €10,99

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Jane Austen, Emma

Emma Woodhouse est une jeune anglaise de 21 ans au temps de Napoléon. Elle vit à Hilbury dans la campagne anglaise auprès de son vieux père qui craint les changements et les courants d’air ; sa mère n’est plus. La ville est petite et le rang social exige de ne parler qu’avec des égaux, les inférieurs étant objets de considération et les supérieurs trop lointains. Emma, en jeune fille rangée, ne pense qu’au mariage. Oh, pas le sien ! Elle s’en voudrait, elle est bien comme ça, elle reste auprès de papa. Mais ceux des autres, qu’elle s’ingénie à apparier. Elle est décrite par son autrice comme « belle, intelligente, et riche, avec une demeure confortable et une heureuse nature ». Elle ne se prend par pour rien, mais reste généreuse et « quand elle se trompe, elle reconnaît vite son erreur. »

Elle croit avoir favorisé l’accouplement de Mr et Mrs Weston, l’épouse étant son ancienne gouvernante. Elle ne se préoccupe que de futilités sociales, faute d’avoir à craindre le lendemain et de pouvoir faire un quelconque travail, et se délecte de respecter les rangs. Elle ne veut pas se marier, sauf si elle découvre le grand amour, comme Jane Austen elle-même. Elle interdit par exemple à la jeune Harriet, 15 ans, orpheline godiche d’origine inconnue, élevée dans les principes, de s’accoupler avec le fils Martin, un jeune homme vigoureux et avisé qui est amoureux d’elle. Il n’est que fermier et est considéré par Emma comme socialement inférieur. Elle croit encourager les avances du jeune vicaire Mr Elton, aimable avec tout le monde, mais qui ne vise le mariage que pour la rente. Elle lui destine Harriet alors que lui n’a de vue que sur elle, Emma. Elle en est mortifiée et l’éconduit sèchement. Le révérend Elton se console en trois mois en se fiançant avec 250 000 £ de patrimoine dans une ville voisine, avant de revenir parader avec son épouse à Hilbury. Isabella, la soeur aînée d’Emma, et John, le cadet des voisins Knightley, représentent le mariage idéal. Ils habitent Bloomsbury, quartier huppé de Londres, ont un enfant tous les deux ans, et les aînés Henry et John, deux petits garçons de 4 et 6 ans sont turbulents, donc adorables. Trois autres petits les suivent, dont une fillette qui vient de naître.

Emma est curieuse de connaître Frank Churchill, le fils mystérieux de Mr. Weston, qui doit rendre visite à son père à Highbury. C’est un beau jeune homme que tout le monde vante, déjà bachelor et qui va hériter de sa tante, auprès de laquelle il vit habituellement. Son père n’a eu ni le goût, ni les compétences, ni le courage d’élever une fois devenu veuf. Emma se découvre amoureuse de lui sans vraiment le vouloir mais son esprit critique lui fait distinguer tous les défauts du jeune homme : « la vanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pour l’opinion des autres. » Elle a pour concurrente une autre orpheline, Jane Fairfax, nièce de Miss Bates et récemment arrivée à Highbury. Elle joue très bien du piano, garde un maintien réservé de bon aloi, mais a le teint blême et une santé fragile. Emma intrigue pour que Frank n’ait pas de vue sur elle. De fait, il lui cache son jeu. L’arrivée d’un piano forte chez Miss Bates, qui vit avec sa mère et héberge Jane, intrigue Emma. Elle soupçonne un amoureux secret. Qui cela pourrait-il être ? Mr Dixon son gendre ? Frank Churchill ? Mr Knightley ? Au bal, que Frank a voulu organiser avec elle, Mr. Knightley demande une danse à Harriet, tandis que Mr Elton l’a dédaignée ouvertement. Emma et Mr. Knightley dansent ensemble et s’en trouvent bien. Frank revient avec Harriet, qui s’est évanouie sur le chemin parce qu’elle a été malmenée par des gitans. Chacun croit que son aimée en aime un autre, ce qui fait le sel du roman.

Mr. Knightley est le beau-frère d’Emma, de seize ans plus âgé qu’elle, et vient souvent en visite chez les Woodhouse parce qu’il est propriétaire du domaine voisin, Donwell Abbey. Il est un ami proche et un modérateur. Il remet souvent Emma dans le droit chemin de la raison en usant de l’humour. Celle-ci finit par croire qu’elle a du sentiment pour lui, mais c’est Harriet qui se déclare. Elle croit naïvement, sur la foi de ce qu’Emma lui a dit, qu’elle peut aspirer à un mariage au-dessus de sa condition, mais la gentry, un rang juste en-dessous de la noblesse, n’est pas pour elle. Mrs. Elton est le parfait contre-exemple, aux yeux d’Emma, de la manière de ne pas se comporter en tant que membre de la gentry. Elle est vaniteuse, ramenant tout à elle, et n’a aucun scrupule à rabaisser les autres ; « prétentieuse, hardie, familière et mal élevée ; elle manquait totalement de tact », n’hésite pas à confirmer l’autrice. Après avoir été refusée par Mr Elton et s’être vue refuser Mr Knightley, Harriet en revient obstinément à son premier prétendant, le jeune fermier de 24 ans Martin.

Après toutes ces intrigues qui nous semblent, vue d’aujourd’hui, celles d’une adolescente dans la fièvre du sexe inassouvi, chacun trouve sa chacune et les chaussures encore neuves trouvent leur bon pied. Sans mariage, les femmes de l’époque ne sont rien. Ses manipulations sociales divertissantes permettent à Emma de connaître et de maîtriser ses émotions, ainsi son insulte injuste à l’égard de Miss Bates que lui reproche Knightley, ce qui fait de son histoire une initiation à l’âge adulte. En réciproque, Knightley prend ses responsabilités d’homme adulte en consentant à ce qu’Emma continue de vivre auprès de son père une fois mariée. Les imperfections des personnages et la peinture réaliste, souvent ironique, de la vie ordinaire, rendent ce roman attachant et toujours édifiant, malgré les écarts d’époques.

Jane Austen, Emma, 1816, Livre de poche 2025 (nouvelle traduction), 704 pages, €8,90

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Henri Troyat, La tête sur les épaules

Un fils et sa mère, le père parti lorsqu’il avait 6 ans, divorcé, puis tué dans un accident de vélo. Étienne a désormais 18 ans et porte le nom de son père, Martin, tandis que sa mère a repris son nom de jeune fille pour sa petite entreprise de couture à façon. Elle connaît un certain succès, avec deux employées chez elle, dans la salle à manger, et un homme son âge, Maxime, s’intéresse à elle.

Étienne, qui vient de passer son bac et envisage le droit pour devenir avocat pénaliste, est un brin jaloux, mais se dit, en homme, que sa mère le mérite bien. Sauf que… Le destin le rattrape. Il reçoit une lettre à son nom où la seconde femme de son père lui écrit, à l’article de la mort, pour lui faire parvenir les derniers objets de son père : une montre, un portefeuille, des boutons de manchette. Étienne l’a à peine connu ; encore se souvient-il d’une main qui ébouriffe ses cheveux, d’être porté dans des bras puissants pour regarder une vitrine de Noël. Il veut en savoir plus.

Sa mère, qu’il appelle Marion, soupire. Elle veut bien lui dire… Son père n’a pas été tué dans un accident de vélo en 1945, il a été exécuté après jugement pour avoir tué ceux qu’il faisait passer la frontière espagnole durant l’Occupation. Le motif en serait l’argent. Étienne tombe de haut. Lui qui était l’instant d’avant l’orphelin innocent, se voit soudain accablé du poids de son hérédité : fils d’assassin. Il veut en savoir encore plus. Il se rend à la Bibliothèque nationale pour consulter les journaux du procès. Il découvre l’accusation, les plaidoirie, et une photo noir et blanc qu’il découpe en fraude. Il est le fils de ce père qui a tué, que le peuple a jugé, qui a été condamné à avoir la tête tranchée.

Même si son père s’est toujours défendu d’avoir voulu eu le vol comme motif, même s’il a invoqué une vengeance personnelle, ou une prise de bec d’un passé méprisant, il a bel et bien exécuté d’une balle dans la tête trois personnes. Il était violent, impulsif, aigri – et son fils doit en garder les traces héréditaires. Étienne ne sait plus où il en est. Il ne sait plus à qui parler.

Sa mère n’est pas la bonne interlocutrice de ses questions de garçon, de fils, elle qui a tiré un trait sur le passé et rayé son ex-mari de sa vie comme de ses souvenirs. Elle a brûlé toutes les lettres, les photos, les documents. Elle a refait sa vie en tentant de préserver l’enfant de la vérité jusqu’au bout. Les amis de son âge ne sont pas non plus indiqués, Étienne le fort en thème, souvent premier dans les travaux, leur apparaîtrait entaché ; il aurait honte de leurs regards. Le garçon est seul. Il songe même à se suicider avec le petit revolver que sa mère garde dans sa table de nuit. Le fils du guillotiné va-t-il perdre la tête ? Il échoue au dernier moment, faute de courage croit-il – faute de motif suffisant, sait-on.

Il récuse l’amitié en pédalant plus vite que son condisciple qui vient le chercher pour une promenade en vélo, car il le trouve insignifiant, vulgaire, sans considérations philosophiques sur les grandes questions. Le garçon aurait volontiers été son ami, mais Étienne en est dégoûté. Il récuse l’amour, ou plutôt le sexe, avec Yvonne, une fille de 24 ans avec qui il a été forcé à danser dans un cabaret du quartier latin, et qui a été pourtant séduite par sa force physique et par son décalage avec les autres. La fille aurait volontiers couché avec lui, mais Étienne en est dégoûté.

Reste le professeur de philosophie, M. Thuillier, rencontré par hasard à la Bibliothèque nationale. L’adulte invite son ancien élève à bavarder, l’écoute exposer ce qu’il vient d’apprendre, sa détresse. Il lui fait une réponse de philosophe, que chacun est soi, que selon Nietzsche il faut assumer sa violence instinctive pour la dominer, que selon Schopenhauer il importe d’accepter sa souffrance, qu’enfin, selon Sartre (très à la mode en ces années post-guerre), aucun destin ne pèse sur chacun. Le professeur lui fait surtout une réponse d’homme en le haussant à son niveau, lui lisant un passage du livre qu’il est en train d’écrire et qui s’applique à son cas. En bon existentialiste, la liberté existe et un homme doit faire ses choix. Étienne est rasséréné. Les livres ne sont pas la vie, mais ils aident à vivre. Il oublie le suicide, renoncement de lâche envers soi-même lorsqu’on est jeune et bien portant.

Mais reste la position de sa mère. Comment peut-elle, ex-femme d’assassin guillotiné, penser à refaire sa vie ? Son futur fiancé sait-il qui elle est ? Alors qu’un dîner se prépare avec Maxime, auquel Étienne aurait voulu échapper, il décide de prendre les devants. Il trouve l’adresse de l’amant et se rend chez lui avec le revolver. Il veut le tuer, tout simplement, accomplir son destin sur les traces de son père. Mais tout ne tourne pas selon sa volonté…

« Ignorant la résistance que les choses, les hommes et les mots opposent à celui qui prétend ignorer l’ordre de l’univers, il avait cru être un sage parmi les sages et son incompétence avait failli se traduire par un désastre. Maintenant, ayant évité le pire il se détournait de ses illusions et n’espérait plus de l’existence qu’un peu de paix studieuse, d’amitié, de tendresse » p.241. Et le bonheur de sa mère.

Un roman d’initiation à la vie, au début des années cinquante du siècle dernier, mais sur des interrogations éternelles : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Car, aléas de la vie, remugles du passé, préceptes théoriques – il importe avant tout, pour être un homme, de garder « la tête sur les épaules. »

Henri Troyat, La tête sur les épaules, 1951, Livre de poche 1966, 243 pages, occasion €2,20
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Marini, Les aigles de Rome

Un album aux dessins somptueux sur l’histoire romaine. Ermanamer est un prince Chérusque, autrement dit un Germain, envoyé comme otage à Rome après que le général Drusus, devenu l’empereur Germanicus, ait vaincu les tribus. Marcus est le fils d’un notable romain, Titus Valerius Falco, et d’une princesse barbare. Comme bâtard de Rome, il est plus imbu de sa romanité que quiconque, et voue une haine à sa belle-sœur, vraie romaine d’un premier mariage, et sale garce en même temps.

Les deux garçons vont se rencontrer durant leur adolescence, vers 15 ans environ, sur ordre de l’empereur Auguste, qui exige de Falco, ancien centurion, qu’il éduque les deux garçons ensembles et en fassent de vrais Romains ; il accorde illico la citoyenneté romaine à Ermanamer, sous le nom d’Arminus. Ce nom deviendra célèbre dans l’histoire…

Arminius, aussi blond que Marcus est brun, n’a peur de rien et adore le combat. Il a déjà tué un ennemi lorsqu’il avait 13 ans. Marcus est entraîné dans son sillage à devenir un homme et à dompter sa fougue inefficace. Le garçon est un brin voyant, comme sa grand-mère barbare, et ses rêves de louve blanche lui instillent de la peur. Un légionnaire au service de Falco s’occupe des deux adolescents rétifs et les mène à la dure. Il ne tarde pas à voir leur corps se développer, leur endurance croître et leur courage avec. Rien de tel qu’un corps sain et athlétique pour avoir un esprit serein et sûr de soi.

Un jour, dans la forêt, Marcus sauve par réflexe Arminius d’un ours qui l’a fait tomber de cheval, sous lequel il reste coincé. C’est alors l’amitié, célébrée à la chérusque, par échange des sangs. Mais les deux garçons sont pleinement hétéros, malgré l’ambiance romaine favorable aux relations avec les jeunes garçons. Le légionnaire instructeur a son propre petit esclave, tout comme le père de Marcus a son mignon. C’est encore Arminius qui fait initier Marcus à l’amour avec une femme, l’esclave Thalita après l’avoir baisée sous ses yeux. Les garçons gonflés de sève aiment bien tout partager, même les moments intimes.

La belle-sœur de Marcus est vouée à épouser un gras sénateur, trop vieux pour elle ; elle veut se faire déflorer avant par un homme qu’elle a choisi : le bel athlète Arminius. Durant l’acte, auquel elle prend du plaisir, elle dit au garçon souhaiter la mort de sa belle-mère, qu’elle hait. Sans que l’on sache qui l’a fait, ladite belle-mère est retrouvée morte dans son jardin, comme paisiblement endormie.

Marcus et Arminius s’entraînent au camp romain et vont se détendre le soir à la ville, baiser à 18 ans. Le souteneur leur propose diverses marchandises de chair, dont une fausse Cléopâtre voilée, une négresse à grosses fesses et deux jumeaux préados – mais c’est une jeune fille qui passe en chaise à porteur, « la pute la plus chère de Rome », qui les embarque. Ils lui feront, à deux sur elle, tout ce qui fait plaisir, dans le même lit, sous le regard impassible des esclaves de la belle. Si les postures sont réalistes, jamais on n’entrevoit de sexe, selon les conventions de la censure. Ce pourquoi ces albums peuvent être conseillés aux grands enfants et adolescents. Je suis toujours amusé des commentaires de lecteurs qui s’étonnent que ces bandes dessinées ne soient pas réservées aux adultes : eux ont droit de voir, pas les autres ; petite mesquinerie élitiste qui n’a rien à voir avec « la morale ».

Pendant que les garçons vigoureux épuisent ainsi agréablement leur jeunesse, une devineresse chérusque lance les runes dans la forêt germanique. Elle prédit un destin exceptionnel à Arminius…

BD Marini, Les aigles de Rome – Livre 1, 2007 Dargaud 2024, 60 pages, €17,50, e-book Kindle €6,99

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Pour être soi il ne faut pas être seul, dit Alain

Fin décembre 1907, le philosophe Alain se rend compte qu’« il y a de merveilleuses joies dans l’amitié ». Moins dans le sentiment lui-même, comme on tend à le penser, que dans la contagion de l’autre. « Il suffit que ma présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me fasse éprouver à mon tour une joie. » On n’est joyeux que dans la joie partagée – pas tout seul.

« L’homme content, s’il est seul oublie bientôt qu’il est content ; toute sa joie est bientôt endormie ; il en arrive à une espèce de stupidité et presque d’insensibilité. » Le sentiment intérieur a besoin des humains ou des animaux domestiques pour exister ; pour apparaître au jour ; pour se révéler. C’est pourquoi la morosité des autres nous contamine, le « sérieux » pesant des politiciens nous déprime, l’atmosphère constamment critique démolit tout. La dérision n’est pas un rire, c’est une grimace ; elle n’amuse pas, contrairement à ce que croient les « amuseurs » ; elle rend triste. D’ailleurs, les clowns sont tristes, ils l’ont toujours été. Et l’humour juif est celui qui est le plus poignant parce qu’il ne fait pas rire.

« Il faut une espèce de mise en train pour éveiller la joie », dit Alain. Il la compare à ces branches sèches qui deviendront poussière si l’on n’y boute pas la flamme. Mais alors, quel feu ! Comme le petit enfant, il faut rire pour être joyeux – et non pas le contraire. « On a besoin aussi de paroles pour savoir ce que l’on pense », poursuit Alain. Ce pourquoi coucher sur le papier ses pensées permet tout simplement de penser. Sans les mots, tout ce qui est en nous reste informulé, informe, inexprimé. D’où la réflexion du philosophe que « tant qu’on est seul, on ne peut être soi ». Les plus primaires, manquant de mots pour le dire, parlent avec leurs poings. C’est un échec de l’éducation, la familiale comme la nationale : ne pas faire des adultes des enfants qui lui sont confiés – les laisser seuls.

Seuls les « nigauds de moralistes », dit Alain, pensent qu’aimer est s’oublier. C’est tout le contraire. Aimer, c’est réagir à l’autre et le faire réagir, donc exister. « Plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. » Vaste réflexion, comme en passant, sur une affinité courante : l’amitié. Tel est le sel de la philosophie, la vraie, celle qui propose une vie bonne.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Un éléphant ça trompe énormément d’Yves Robert

Clin d’œil au parti républicain américain de l’éléphant et de son Trump de chef macho, ce film français des années soixante-dix relate les mœurs des quadragénaires parisiens tentés par le démon de l’âge. Quatre mâles, copains de tennis, tous avec des situations confortables, se mêlent de draguer ailleurs qu’au bercail et subissent les conséquences des femelles émancipées qui s’essaient à leur liberté.

Étienne Dorsay (Jean Rochefort) est un directeur de ministère qui voit sa libido se réveiller, lors du passage dans le parking souterrain du ministère, d’une belle jeune femme élancée (Annie Duperrey) en robe rouge fendue sur les cuisses, au-dessus d’une grille de chauffage qui fait voler son linge en la dévoilant jusqu’à l’entrejambe, comme la Marilyn du mythe. Dès lors, il change. Il est marié à Marthe (Danièle Delorme) qui lui a donné deux jeunes filles de 14 et 12 ans et reprend ses études abandonnées il y a vingt ans ; mais elle est en butte aux avances lourdes d’un lycéen de 17 ans qui joue aux intellos (Christophe Bourseiller) en lui déclarant aimer ses seins, particulièrement le gauche, et vouloir passer une nuit torride avec elle. Marthe résiste, Étienne non.

Il va inviter « Charlotte », qu’il reconnaît comme mannequin servant à la publicité pour un nouvel emprunt d’État, changer son costume et sa coiffure sur une remarque qu’elle lui fait, faire du cheval au bois parce qu’elle monte régulièrement, se faire donner rendez-vous à Londres pour une nuit sexuelle – mais son avion est détourné sur Bruxelles en raison des conditions météo, enfin l’imposer chez sa marraine… qui l’attend avec sa femme et toute sa famille parce que c’est son anniversaire.

De quiproquos en scènes cocasses, les quatre amis ne réussissent pas vraiment leurs amourettes. Simon (Guy Bedos) est un médecin étouffé par sa mère juive, Mouchy (Marthe Villalonga). Daniel (Claude Brasseur) vend des voitures mais se fait jeter par son petit ami homosexuel à cause d’un jeune blond nommé Eric. Quant à Bouly (Victor Lanoux), machiste de caricature qui saute sur tout ce qui porte jupe et bouge encore, il revient un jour chez lui alors que femme, enfants et meubles se sont envolés. Les amis doivent se monter des bateaux les uns pour les autres afin d’acquérir chacun un espace de liberté dans toutes ces conventions sociales et habitudes conjugales.

C’est justement le cadeau que lui font ses amis qui permet à Étienne de passer une vraie nuit avec Charlotte, dans son appartement au 4 avenue de la Grande-Armée. Las ! Au matin, son mari revient – car elle est mariée – et Simone – qui ne s’appelle pas Charlotte – pousse Étienne sur la corniche sous les fenêtres, au dernier étage, en attendant que son mari reparte. Mais il s’incruste, ferme fenêtre et volets roulants, et part avec elle pour Marrakech en voiture. Étienne se résigne, en peignoir, à devoir sauter du haut de l’immeuble dans la toile tendue par les pompiers appelés par les badauds qui se sont progressivement massés dans la rue.

Il s’agit d’amuser le spectateur de ces années Giscard avec la vanité mâle, les mensonges, les petites lâchetés, les faiblesses (qui plaisent tant aux femmes), sous le couvert de la solidarité masculine et de l’amitié (qui plaît tant aux hommes) parce qu’elle est plus fidèle que « l’amour » (qui n’est souvent que sexe refroidi).

Du vaudeville chez les grands gamins, sous le titre d’une comptine scoute, « Un éléphant, ça trompe ». Un film de pote où le comique réside dans les situations, mais surtout entre le commentaire off d’Étienne Dorsay et la réalité des choses. Les gays et lesbiens ont jugé que Claude Brasseur dans le film est le premier personnage homosexuel « positif » du cinéma français – ce qui est bien anodin aujourd’hui malgré les Zemmour, les Poutine et les Trump. Le monde a quand même changé depuis cette époque pré-woke et anté-Mitterrand du « mieux avant ».

Ce film a reçu trois Césars et un Golden Globe en 1977.

DVD Un éléphant ça trompe énormément, Yves Robert, 1976, avec Jean Rochefort, Claude Brasseur, Guy Bedos, Victor Lanoux, Danièle Delorme, Anny Duperey, Marthe Villalonga, Gaumont 2013, 1h43, €9,77, Blu-ray €13,65

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Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty

Eneas est un gamin irlandais né à Sligo en 1900. Il va traverser le siècle en vivant la passion de l’Irlande, son calvaire vers la liberté, avec les obstacles de la pauvreté, du chômage et de l’occupation des protestants anglais. Eneas, pas très doué mais doté d’une belle charpente (et notamment d’un large dos sexy), va constamment se fourvoyer. Au point d’être rejeté par cette Irlande dont il est rejeton, et de finir dans les flammes comme il est dit dans la Bible catholique.

Eneas était heureux lorsqu’il était enfant unique. Cela s’est terminé à ses 5 ans, avec la ponte successive de deux petits frères et d’une petite sœur. Son père courait la ville, ivre de musique, prêt à jouer de ses instruments et à chanter pour faire danser les gens. Sa mère faisait ce qu’elle pouvait mais Eneas s’est senti expulsé du nid, incité à faire sa vie dans la rue. Avec les autres garnements aux pulls déchirés, il a volé des pommes au pasteur, il a grimpé sur les murs ornés de tessons de bouteille, il a exploré Tuppenny, fille facile de 13 ans, lorsqu’il en avait 11. Il a surtout été amoureux d’amitié pour un garçon un peu plus âgé, le chef de bande des gamins, Jonno l’orphelin battu. Il l’admirait, il a voulu devenir son plus proche, il l’a sauvé des griffes du pasteur qui l’avait surpris en train de voler des pommes.

Et puis, à 16 ans, désœuvré, Eneas a cherché du boulot ; il n’en a pas trouvé. Il s’est alors engagé « pour la guerre » (la Première) afin de « sauver la France ». On sait (ou devrait savoir) les liens privilégiés qui attachent l’Irlande catholique à la France, fille aînée de l’Église et révolutionnaire, contre les Anglo-saxons protestants et colonialistes. Mais, à 16 ans, seule la marine marchande (britannique) lui était possible. Il a donc « trahi » la cause de l’indépendance irlandaise, selon les cerveaux bornés des chômeurs comploteurs de l’armée républicaine. Jonno n’a plus voulu le saluer à son retour, un an plus tard.

Toujours pas de boulot, plus d’ami, le cordon sanitaire mis autour de lui qui a travaillé pour les Anglais. Eneas, toujours aussi niais de bonne volonté, trouve seulement un emploi dans la police « royale » de l’Irlande, celle qui relève les « traîtres » tués par la cause irlandaise et qui traque les criminels. Car ces règlements de compte ont peu à voir avec la lutte pour l’indépendance, beaucoup plus avec le ressentiment contre ceux qui réussissent et dont on veut prendre la place.

Eneas est alors considéré comme doublement « traître ». Il est mis sur liste noire, les gens importants du pouvoir de l’ombre le condamnent à mort. Jonno vient le lui dire, le provoquer, mais il ne le tue pas. Par reste d’amitié peut-être, par lâcheté plus probablement. Malgré sa tombée en amour pour Viv à ses 20 ans, Eneas est condamné rompre et à sortir à nouveau du berceau de son enfance pour s’exiler ailleurs. Il tarde à la faire car la condamnation n’est pas appliquée, l’indépendance survenue en 1921 retarde les comptes. Mais ils restent toujours écrits, bien loin du catholicisme qui pardonne (la « religion » n’est comme partout que le prétexte idéologique des intérêts égoïstes de ceux qui s’en réclament – c’est vrai pour les cathos en Irlande, pour les islamistes en France, pour les juifs en Israël).

Le jeune homme passe trois années à pêcher le hareng dans l’Atlantique nord, puis il s’engage dans l’armée britannique alors que la guerre (la Seconde) menace. Il a déjà 40 ans et est envoyé dans le nord de la France où il subit la débâcle de Dunkerque. Ne pouvant rembarquer, il s’éloigne dans les terres et va aider un vieux paysan dont les deux fils sont morts à la guerre. Curieusement, car les vignes ne sont pas dans le nord de la France, il va soigner la vigne, faire du vin. Puis, les combats étant retombés, il va trouver une filière pour rentrer en Angleterre où il est démobilisé, traumatisé par Dunkerque.

Il passe quelque temps dans un asile, ou maison de repos pour les post-traumatismes, puis revient une fois de plus chez lui, retrouver sa famille. Tous sont grands et les parents sont vieux. Sa petite sœur est devenue bonne sœur et aide des orphelins ; son frère Tom est devenu maire de Sligo, son frère Jack ingénieur. Eneas n’a plus sa place dans la famille. La condamnation à mort tient toujours tant les militants irlandais ont le cerveau atrophié par l’atavisme, l’alcoolisme et la bêtise nationaliste. Jonno, son maître O’Dowd et les très jeunes nervis, portent des chemises bleues du fascisme irlandais, admirateurs d’Hitler. Eneas doit donc une fois de plus partir.

Il signe un contrat de trois ans en Afrique pour creuser un canal au Nigeria. Il lie amitié avec un Noir nommé Port Harcourt, né à Lagos, qui est épileptique et ne peut continuer à creuser. L’ingénieur blanc (Irlandais) les renvoie à l’entrepôt à la capitale, où ils achèvent leur contrat. Mais, comme en Irlande, la révolte anticolonialiste couve et répand son venin. Les bas du front saouls et fanatiques écument la ville et sèment la terreur, adorant ça. Il massacrent le père d’Harcourt et Eneas fuit. Ne retrouvant pas son ami, il retourne en Irlande, où les années passées n’ont pas atténué la vengeance décrétée une fois pour toutes. Il voit en coup de vent sa famille puis fuit encore pour s’installer sur l’île aux Chiens en Angleterre, où sa pension d’invalidité, accumulée depuis onze ans, lui permet d’acheter une bâtisse pour en faire un hôtel pour chiens perdus sans collier, vieux marins devenus inaptes ou proscrits comme lui.

Cela ne dure que quelques années car O’Dowd et Jonno le retrouvent, ayant filé son frère Jack lorsqu’il vient le voir. Harcourt le protège mais Eneas en a assez, il se sent éternellement condamné. Lui qui n’a jamais tué, même à la guerre, il veut en finir. Une bagarre éclate, le jeunot de moins de 18 ans qui accompagne Jonno sort son pistolet mais Harcourt lui saute dessus, Eneas saute sur son ancien ami Jonno. Dans la bagarre, un coup de feu éclate et l’adolescent tue net son chef sans le vouloir. Effaré de son acte, il fuit à toutes jambes. Il faut dès lors faire disparaître le corps. Quoi de mieux que de brûler la baraque ?

Mais Eneas est lié à Jonno et à son passé. Il croit l’entendre crier, comme s’il n’était pas mort. Il retourne à l’étage où le feu fait rage – et succombe aux flammes purificatrices.

Les tribulations d’Eneas sont un peu comme le périple d’Énée, chassé de sa ville, obligé de s’établir ailleurs. Mais Eneas reste un enfant malgré sa carrure. Il a la candeur et la stupidité des siens irlandais, sauf qu’il est chassé du troupeau de ses semblables. Ce qui en fait un être ambivalent, un homme bon qui veut faire le bien ; un éternel gamin un peu bête qui se laisse emporter par les tumultes de l’histoire. Son double Jonno ne réussit pas mieux que lui, même s’il est du « bon » camp, celui de l’IRA et des Républicains. Un « bon » camp qui est au fond mauvais : celui du jugement sommaire et du crime sans rémission. Un hymne à l’Irlande et à son calvaire, une dénonciation implacable du fanatisme qui fait s’entretuer – pour rien.

Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty (The Wereabouts of Eneas McNulty), 1998, 10-18 2004, 295 pages, occasion. Seule édition disponible sur Amazon, l’édition brochée Plon 1999, 301 pages, à3,99.

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Colette, Le pur et l’impur

D’une réflexion sur Don Juan à la lecture de Sodome et Gomorrhe de Proust, Colette élabore une revue des plaisirs sexuels en marge, faite de bouts rajoutés. D’où une lecture parfois plaisante dès qu’un sujet est conté, plus fastidieuse lorsqu’il s’agit de pensées décousues. Car Colette est une pragmatique, pas une théoricienne ; elle observe et décrit (fort bien), elle ne réfléchit guère.

Les unisexuelles, le Lesbos aristo, Renée Vivien, Missy, la Chevalière, les dames de Llangollen, les invertis, Damien… tous les prénoms ou surnoms ont été changés et le noticier de la Pléiade a parfois du mal à les situer. Il s’agit moins d’amour que de sexe, et même moins de sexe que de « plaisirs », la sensualité de la caresse ou l’affectivité du regard semblent parfois suffire.

Où donc est alors « le pur » que Colette a mis en avant ? Il s’agit d’un terme convenu du moralisme social et religieux qui n’a pas grand sens au regard de la diversité des sensations, sentiments et affects de la gent humaine. Ce qui est pur est ce qui n’est pas mêlé : or qu’y a-t-il de plus mêlé que la psyché humaine ? Ce qu’on nomme l’amour est par exemple mêlé de sensualité, de désir sexuel, d’affection et de tendresse, de respect et d’admiration… La pureté est un mensonge idéaliste, une hypocrisie morale, une impossibilité vivante. L’impur serait donc le lot commun : le vice, la pollution, le métissage.

Colette ne condamne pas les choix érotiques de chacun – car Éros est libre de désirs ; ce qu’elle réprouve, ce sont les choix inauthentiques, insincères, comme celui pour un homme de s’habiller en femme alors qu’il est désirable en tant qu’homme, ou pour une femme de singer le costume masculin en accentuant les fautes de goût par vanité féminine, comme de porter la pochette deux doigts plus haut que nécessaire ou des revers plus grands que les vestes d’homme. « Tu comprends, une femme qui reste une femme, c’est un être complet. Il ne lui manque rien, même auprès de son ‘amie’. Mais si elle se met en tête de vouloir être un homme, elle est grotesque. Qu’est-ce qu’il y a de plus ridicule, et de plus triste, qu’un homme… simulé ? » p.612 Pléiade. La fourberie est une faute morale, pas le choix de l’inversion. Donjuaniser est une faute morale (car cela fait souffrir les victimes), pas le fait de baiser ; son pendant féminin, la goule, ne vaut pas mieux, car Don Juan en femme existe, affirme Colette. Consommer de la chair n’est pas aimer, mais seulement jouir en égoïste.

Anecdotes, souvenirs et portraits se juxtaposent en une mosaïque qui finit par faire sens. Il s’agit d’une étude empirique, littéraire mais naturaliste, sur le petit monde en marge, ses désirs et ses tentations, ses citadelles et ses réserves, ses vanités pathétiques et ses couples, quelquefois parfaits, tels le poète et son paysan et les dames de Llangollen en Pays de Galles, qui vécurent en couple une cinquantaine d’années jusque passé 90 ans. « Il est vrai que leur demeure offre de réels trésors : une bibliothèque nombreuse et bien fournie, une vue et une situation délicieuses… Une vie égale, paisible, une parfaite amitié – tels sont leurs biens… » p.619. L’amour est une duperie universelle mais la vie paisible à deux un paradis.

Colette, Le pur et l’impur, 1932, Livre de poche 1991, 189 pages, €7,90, e-book Kindle €4,99, livre audio €1,95 (lu par Marie-Christine Barrault)

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Les trois commerces de Montaigne

Au chapitre III du Livre III des Essais, Montaigne nous expose ses « trois occupations favorites » : les hommes, les femmes, les livres. Ce qu’il appelle ses « commerces », qui bougent sa façon. Car « La plupart des esprits ont besoin de matière étrangère pour se dégourdir et exercer  ; le mien en a besoin pour se rasseoir plus tôt et séjourner, car sa plus laborieuse et principale étude, c’est s’étudier à soi. »

« Les discours, la prudence et les offices d’amitié se trouvent mieux chez les hommes », dit-il. Mais leur commerce « est ennuyeux par sa rareté » car, le plus souvent, nous n’avons occasion de converser qu’avec le tout venant, de choses banales et quotidiennes. Des femmes, « je ne connais Vénus sans Cupidon » car les apprêts, afféteries et autres maquillages ne sont rien sans le désir ; or « il se flétrit avec l’âge. » Que reste-t-il ? Les livres. Leur commerce « est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. (…) Il me console en la vieillesse et en la solitude, il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent. Il émousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres ; (…) il me reçoivent toujours de même visage. »

Les livres sont des stimulants, pas seulement un savoir accumulé. « J’aime mieux forger mon âme que la meubler », dit Montaigne. « La lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours, à en besogner mon jugement, non ma mémoire. » Montaigne fait état d’une complexion difficile, rêveuse et peu à autrui. Si « La gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le poids et la profondeur », « je sommeille en toute autre communication et je n’y prête que l’écorce de mon attention », répondant souvent « des songes et bêtises indignes d’un enfant et ridicules». « Cette complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes (il me les faut trier sur le volet) et me rend incommode aux actions communes. » Il a connu une amitié parfaite, celle de La Boétie, et depuis goûte peu les relations qui ne sont pas de ce degré. « Les hommes de la société et familiarité desquels je suis en quête, sont ceux qu’on appelle honnêtes et habiles hommes ; l’image de ceux-ci me dégoûte des autres. » Il regrette de n’être assez souple pour être bien partout et de plain pied avec chacun. « Je louerais une âme à divers étages qui sache et se tendre et se démonter, qui soit bien partout où sa fortune l’apporte, qui puisse deviser avec son voisin de son bâtiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier ; j’envie ceux qui savent s’apprivoiser au moindre de leur suite et dresser de l’entretien en leur propre train. » Ce n’est pas son cas.

Pour les femmes, elles sont trop empruntées, « enterrées et ensevelies sous l’art » de la parure et du maquillage. « C’est qu’elle ne se connaissent point assez, dit Montaigne  ; le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elle d’honorer les arts et de farder le fard. » Foin des femmes savantes, « quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leurs besoins, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le fassent pour avoir loi de les régenter sous ce titre. » Socrate conseillait de faire « selon qu’on peut ». L’excès en-deça ou au-delà est paresse ou vanité. « C’est aussi pour moi un doux commerce que celui des belles et honnêtes femmes, dit Montaigne (…) Mais c’est un commerce où il faut se tenir un peu sur ses gardes et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moi. Je m’y échaudais en mon enfance et il souffris toutes les rages que les poètes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre et sans jugement. » L’enfance est ici non la pré-puberté mais avant l’âge de la majorité civile, fixé à cette époque fort tard, sur l’exemple romain ; autour de 25 ans selon les provinces, 30 ans pour le mariage.

« Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié. La solitude que j’aime et que je prêche, ce n’est principalement que ramener à moi mes affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, mais mes désirs et mon souci, résignant la sollicitude étrangère et fuyant mortellement la servitude et l’obligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. » Montaigne est le premier individualiste des Lumières, qui ne naissent pas encore mais pointent seulement à la Renaissance avec la redécouverte des moralistes antiques.

Seuls des livres sont des compagnons fidèles et à merci. Et Montaigne de décrire sa « librairie », qu’on appelle aujourd’hui bibliothèque (le mot librairie est resté en anglais, transmis avec la culture romane par les Normands). « Elle est au troisième étage d’une tour » – que l’on peut encore visiter au château de Montaigne. « D’une vue, tous mes livres rangés à cinq degrés environ » car la pièce est courbe. « J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. » Car il faut garder un coin à soi, dit Montaigne.

Les livres servent toute la vie. « J’étudiais, jeune, pour l’ostentation ; depuis, un peu, pour m’assagir ; à cette heure, pour m’ébattre ; jamais pour le gain. » Ce n’est point accumuler du savoir que de lire selon Montaigne, c’est se mieux connaître soi et autrui. L’inconvénient du livre, consent notre philosophe, est que, « si l’âme s’y exerce », il immobilise le corps « duquel je n’ai non plus oublié le soin ». Toujours modéré, toujours balancé, Montaigne est un libéral avant que le mot soit formé.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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Visite virtuelle du château de Montaigne et de sa tour librairie

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R.K. Narayan, Le licencié ès lettres

Ecrivain indien brahmane de Madras décédé à 94 ans en 2001, Narayan raconte sa vie dans ses romans. Il donne une bonne image de l’Inde des années 1930, sous l’empire anglais. La société est alors très rigide, séparée en castes qui ne se marient ni ne se fréquentent entre elles. Les études sont le seul moyen d’élévation sociale, avec le piston familial. Les mariages sont toujours arrangés, non seulement les convenances de caste sont observées, mais aussi les horoscopes de chacun des futurs doivent être conciliés. Tout cela prend du temps et la volonté personnelle se heurte à la destinée.

Le narrateur Chandran, qui est aussi l’auteur, achève péniblement au college ses études de lettres après le lycée, en étant sans cesse sollicité par sa famille et ses amis, mais aussi par ses professeurs qui le veulent secrétaire d’association. Organiser les débats, convoquer les membres, demander des intervenants, surveiller le bon déroulement, prend un temps infini, au détriment de la révision des examens. C’est tout l’objet de la première partie de ce roman que de conter les misères dorées d’un étudiant de Mysore, ville rebaptisée du nom imaginaire de Malgudi.

Une fois son diplôme obtenu, en 1930 pour l’auteur, le jeune homme ne sait quoi faire et il reste plusieurs mois chez ses parents aisés à lire et à se promener, tout en songeant vaguement à aller poursuivre des études de droit en Angleterre afin de revenir nanti d’un diplôme qui lui permettrait un poste d’enseignant. Las ! Il voit une jeune fille de 14 ans au bord de la rivière jouer avec sa petite sœur et il en tombe amoureux platonique sans jamais l’aborder ni oser lui dire un mot. Cela ne se fait pas, il faut être présenté, et toute déclaration d’amour doit être précédée d’une demande formelle en mariage. Mais c’est la famille de la jeune fille qui doit prendre l’initiative et faire la démarche auprès des parents du jeune homme, ce qui désespère Chandran, porté à bouleverser d’un coup toutes les coutumes et traditions pour aller droit au but, à l’occidentale.

Il est néanmoins d’un caractère faible et consensuel, il ne veut faire aucune peine à sa famille et surtout à sa mère. Il consent donc à passer par toutes les étapes requises, prenant son mal en patience… jusqu’à ce que l’examen des horoscopes de la jeune fille, qui aborde tout juste la puberté, et du sien, à 23 ans déjà, montre une incompatibilité des astres sur plusieurs années. Les calculs montrent qu’une union laisse prévoir la mort de la fille. La grand-mère de l’auteur était très férue d’astrologie et experte en horoscopes.

Chandran est désespéré, s’étant fait tout un cinéma romantique issu de la littérature pour cette très jeune fille. Refusé, il ne peut rester dans sa ville, au risque de croiser son amour déçu, et part donc à Madras chez un oncle. Au dernier moment, il esquive sa rencontre pour trouver un hôtel tout seul. Il fait la connaissance d’un viveur qui dépense pendant quelques mois son argent avant de retourner auprès de sa femme et boit beaucoup d’alcool avant d’aller voir les putes. Chandran est révulsé par ce genre et il décide de se faire sanyasi (ou sannyāsin), renonçant, moine errant. Il vit ainsi plusieurs mois dans le dénuement volontaire, en dhoti qui lui laisse le torse nu, mendiant sa nourriture. Mais il a peine à quitter le monde et revient chez lui après un an. Il retrouve sa famille vieillie et ses anciens amis envolés. Après l’amour, qui se révèle une convention, l’amitié lui fait défaut, personne ne se souciant plus des autres après les mois passés ensembles. Les rêves de jeunesse se heurtent à la dure réalité sociale et matérielle.

Comme l’auteur, devenu un temps journaliste, Chandran décide alors de se ranger et, plutôt que d’aller poursuivre une chimère en Angleterre. Il prend un poste de commercial pour un journal régional, pistonné à la fois par son ancien ami devenu chroniqueur et par un ami de son père qui connaît le directeur du journal. Il organise la prospection des abonnements, gagne un peu d’argent, puis arrête de se marier selon les convenances, sans amour, laissant sa mère trouver l’heureuse élue. Cette fois, les horoscopes sont convergents et les familles se conviennent ; de plus, la fiancée se révèle jolie et spirituelle. Les fiançailles sont célébrées mais le mariage n’aura pas lieu avant plusieurs mois. Les deux époux s’écrivent chaque jour, jusqu’à ce que la fiancée reste plusieurs jours sans envoyer une lettre.

Le roman se termine ainsi, sur une incertitude, laissant Chandran en plan.

Ces tribulations se lisent bien et découpent en filigrane le portrait d’une société indienne qui a de fait assez peu évoluée depuis cette époque. Les traditions sont toujours primordiales et les mariages le plus souvent arrangés ; les études comptent toujours autant et les gosses de riches ont inlassablement la même flemme à étudier.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le licencié ès lettres (The Bachelor of Arts), 1937, 10-18 1993, 218 pages, occasion €1.79

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Jonas de Christophe Charrier

Première réalisation d’un nouveau talent, ce film ambitieux ne répond pas entièrement à ce que l’on pouvait en attendre mais il se regarde avec sentiment. Jonas (Nicolas Bauwens) est un garçon de 15 ans timide, qui se cherche, fils unique d’un papa beauf adepte de Johnny (Pierre Cartonnet) et d‘une mère insignifiante (Marie Denarnaud). Un soir, à une station service, son père part quelques minutes et le retrouve terrorisé dans la voiture qu’il a verrouillée.

Le spectateur comprend très vite qu’il s’agit d’un traumatisme dû à ce qui lui est arrivé. Flash-back : Jonas fait son entrée en troisième, fils unique et solitaire qui se laisse conduire par le destin. Une fille s’intéresse à lui et il se dit pourquoi pas mais, dès la première heure du premier jour dans la première classe, un garçon s’impose à côté de lui : Nathan (Tommy-Lee Baïk). Un tout petit peu plus âgé que lui et plus mûr au point de se prendre pour un adulte, il s’est fait virer de son collège de curés et est nouveau au collège public de Toulon. Il assure, à l’aise de sa personne et tout en aisance avec les autres qui commencent à se moquer de son amitié exclusive. C’est qu’il aime les garçons et, malgré l’histoire abracadabrante qu’il conte à Jonas qui la gobe, il a dû être renvoyé pour avoir séduit un petit copain de classe.

L’ami de Jonas en quatrième, Nicolas, a déménagé, suivant sa mère qui a divorcé et Jonas en est meurtri. Son petit cœur de 15 ans est vulnérable et jamais autant le spectateur mâle et mûr, surtout s’il a élevé des garçons, n’a autant envie de le prendre dans les bras malgré sa grande carcasse. Son père le fera une fois. Nathan lui offre tout ce qu’il n’a pas : l’audace, l’affection, quelques baisers et caresses (mais on n’en saura pas plus), la transgression de fumer, la protection vis-à-vis des autres – et même sa Game boy (qu’il doit trouver trop gamine pour lui désormais). Jonas est un faire-valoir mais aussi un ami, dans l’ambivalence de l’adolescence. Il va jusqu’à se laisser taxer d’une cigarette qu’il a soigneusement « préparée » exprès par un envieux qui les traite de tapettes, du haut de son machisme manifestement jaloux. A la façon dont il regarde le beau Jonas, on sent qu’il le désire tout en résistant à ce qui est pour lui une déviance morale. Ayant fumé, il est malade et dégueule tripes et boyaux devant toute la classe au gymnase. Il n’y reviendra pas et Jonas est ébloui de cet exploit, après l’avoir été par le torse de Nathan au vestiaire.

Mais Nathan va plus loin, peut-être pour « conclure », comme on dit dans Les Bronzés. Il l’invite chez lui et c’est toute une procédure parce que la mère de Jonas veut rencontrer celle de Nathan (Aure Atika ), prendre son numéro de téléphone, laisser des antihistaminiques faire ses recommandations et ainsi de suite. Mais tout se passe bien. Nathan va avoir un petit frère et sa mère, enceinte jusqu’aux yeux alors que son mari est absent pour trois semaines, aime avoir des gens à la maison.

Ils vont au cinéma voir Nowhere, un film américain de 1997 déjanté qui glorifie sexe et drogue à l’adolescence tout en étant hanté par l’amour et par la fin du monde. Nathan offre à Jonas sa Game boy et ils s’embrassent goulûment dans l’obscurité. Une fois sortis, Nathan veut entrer dans une boite gay, le Boys ; pour lui, il suffit d’oser. Mais il se fait jeter, n’ayant manifestement pas 18 ans, encore moins son copain Jonas. Un homme qui vient de sortir leur propose alors d’aller dans une autre boite, « à quinze minutes », où il peut les faire entrer. Jonas rechigne à aller avec un inconnu ; Nathan, aveuglé par son pouvoir de séduire, accepte.

Et c’est là que l’on ne peut plus raconter tant le film est tricoté comme un thriller et qu’il serait dommage de gâcher le plaisir de la découverte. Il est monté en allers et retours entre le gamin de 15 ans (la partie la mieux réussie tant les acteurs jouent juste) et l’adulte de 33 ans (Félix Maritaud) qui a physiquement changé au point d’en être devenu genre boxeur sur le retour, se perd dans la cigarette, les baises frénétiques d’un soir et l’errance. Brancardier à l’hôpital, et apprécié des malades car il est empathique par tempérament, il ne peut se fixer et son mec le jette parce qu’il le trompe à gogo avec n’importe qu’elle bite bien montée sur un corps jeune et musclé. Le spectateur s’aperçoit que l’adulte abîmé est le résultat du traumatisé adolescent. D’autant que Jonas s’entête à fumer comme Nathan, à jouer sur sa Game boy donnée par Nathan, et à rechercher la famille de Nathan dix-huit ans après. Il fait la rencontre bébé qui devait naître lors de leur ultime virée, Léonard (Ilian Bergala), qui porte beau ses 18 ans à la plage avec sa meuf.

Et tout se dévoile à Léonard et à sa mère, dans l’horreur du souvenir et la compréhension de leur amitié de jadis, comme si tout ce qui survient aujourd’hui était « normal », la nouvelle norme pour adolescents surprotégés et mal surveillés.

Les parents inaptes veulent établir un cordon sanitaire moral tandis que la société ne cesse d’offrir l’étalage des turpitudes (la clope, le film, la boite) ; les parents déboussolés croient que nier les dangers ne les font jamais apparaître et, lorsqu’ils surviennent brutalement, l’ado est nu et démuni face à eux parce qu’il n’a pas appris à les anticiper, ni à leur faire face. Les gays sont acceptés en principe, et en principe dès l’âge de 15 ans – mais réprouvés dans la réalité (Jonas ne peut en parler à ses parents, il est jalousé et moqué dans sa classe). D’où un moralisme exacerbé qui monte – et qui ne sert à rien, qu’à se cacher la tête dans le sable.

Meilleur téléfilm au Festival de la fiction TV de La Rochelle 2018

DVD Jonas, Christophe Charrier, 2018, avec avec Félix Maritaud, Nicolas Bauwens, Tommy Lee, Aure Atika, Outplay 2018, 1h22, €17,99

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Qui est apte à l’amitié ? demande Nietzsche

Le curieux chapitre des Discours de Zarathoustra intitulé « De l’ami » fera grincer quelques dents. Il est en effet plutôt sibyllin. L’individu ermite dans sa coquille commence par « il y a toujours quelqu’un de trop auprès de moi ». Mais la solitude rend fou : « Je et Moi sont toujours en conversation trop animée : comment supporterait-on cela si l’on n’avait pas un ami ? » se demande Nietzsche. La solitude entraîne vers les profondeurs de soi, pas vers le haut de l’homme – qui doit être surmonté. « Notre désir d’un ami est notre témoin ».

L’amitié est donc une façon de sortir de soi pour évoluer, se surmonter. « Souvent l’amour ne sert qu’à surmonter l’envie. Souvent l’on attaque et l’on se fait un ennemi pour cacher que l’on est soi-même exposé. » Le respect véritable de « celui qui n’ose pas solliciter l’amitié », demande que l’on soit au moins son ennemi. Car seul le débat avec quelqu’un d’autre que soi-même peut permettre d’aller au-delà de soi et d’avancer.

Suit un développement sur le meilleur ennemi. « Si l’on veut avoir un ami, il faut aussi vouloir se battre pour lui : et pour se battre, il faut être capable d’être ennemi. » C’est-à-dire de s’opposer, de ne pas toujours « être d’accord » comme nous enjoignent trop souvent la moraline commune et les réseaux sociaux, cette réduction au médiocre et au banal des personnalités. « Ton ami doit être ton meilleur ennemi. C’est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son cœur. » Car l’amitié est exigeante, elle n’est pas fusionnelle. Il s’agit du choc des personnes qui élève, pas de faire œuf ou nid qui engluent.

D’où la distance nécessaire à ce que chacun se préserve de l’autre, le quant à soi qui n’est pas duplicité mais pas entière vérité non plus. En témoignent ces phrases quelque peu ambiguës sur l’amitié entre hommes : « Tu ne veux pas t’envelopper de voiles devant ton ami ? Tu veux faire honneur à ton ami en te donnant à lui tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il t’envoie au diable ! » L’hygiénisme et le naturel romantique avaient développé le nudisme en Allemagne, peut-être est-ce à cela que Nietzsche fait référence ? Sa pruderie protestante, due à son éducation, l’inhibait en ce sens. L’attirance du désir est pour lui incompatible avec l’amitié, il le dira à propos des femmes. Un ami, c’est un partenaire en esprit, pas un corps fusionnel. « Qui ne sait se dissimuler provoque l’indignation : voilà pourquoi il faut craindre la nudité ! Ah, si vous étiez des dieux, vous pourriez avoir honte de vos vêtements ! » Mais les dieux ne sont pas contraints par les désirs, ils les surmontent.

Les hommes le doivent aussi, et pour cela s’habiller. « Tu ne saurais assez bien t’habiller pour ton ami : car tu dois être pour lui une flèche et un désir dirigé vers le Surhomme ». Pas vers le semblable mais vers le plus. Regarder dormir son ami, dit Nietzsche, montre son propre visage en miroir imparfait. De quoi désirer le Surhomme plutôt que l’homme que l’on est.

« Es-tu un esclave ? Tu ne peux donc pas être un ami. Es-tu un tyran ? Tu ne peux donc pas avoir d’amis. »

Suit un développement sur la femme, dont on sait que Nietzsche avait une expérience malheureuse et une méfiance profonde. Élevé par des femmes, tenu en pruderie jusque fort tard dans sa vie, baladé par la Salomé qui consommait les mâles par vide essentiel et vanité, contaminé par la syphilis qui le rendra fou, le philosophe avait tout pour haïr la gent femelle. Sa sœur même, qui avait épousé un futur nazi, tordra son œuvre posthume en publiant La volonté de puissance, un ramassis de notes éparses que Nietzsche n’aurait certainement pas publié tel quel. Mais ses remarques acides ne sont pas dénuées de fondement.

« Pendant trop longtemps un esclave et un tyran ont été cachés dans la femme. » Ce n’est pas faux, étant donnée la condition faite aux femmes par la domination millénaire des hommes, encouragée par les religions du Livre. « C’est pourquoi la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour. » Tout est dans le « pas encore », ce qui laisse une perspective d’évolution de la condition féminine pour Nietzsche. L’amitié suppose en effet l’égalité, pour regarder ensemble dans la même direction, au lieu de s’entre-regarder dans la fusion amoureuse. « Dans l’amour de la femme, il y a de l’injustice et de l’aveuglement à l’égard de tout ce qu’elle n’aime pas. » L’hystérie des mitou ne fait que prouver tant et plus cette assertion en nos temps désorientés. « Des chattes, voilà ce que restent les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, en mettant les choses au mieux, des vaches. » Bien que ces références animales soient plaisantes, et peut-être au second degré (les chattes griffent et ronronnent, les oiseaux chantent bêtement, les vaches ruminent et allaitent), nous laissons à l’auteur son propos. A chacun de le méditer s’il le souhaite.

Propos qu’il tempère d’ailleurs aussitôt : « La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais, dites-moi, vous hommes, qui d’entre vous est donc capable d’amitié ? » En effet, il existe couramment de la camaraderie, mais peu d’amitiés véritables. Au mitan de sa vie, chacun peut les compter sur les doigts d’une seule main. Les « amis » des réseaux ne sont que des relations (plus ou moins utiles, sans plus), pas de véritables amis sur qui l’on peut compter. Pourquoi ? « Maudites soient votre pauvreté et l’avarice de votre âme, ô hommes ! Ce que vous donnez à vos amis, je veux le donner même à mon ennemi, sans en être appauvri. » Sommes-nous assez généreux pour nos amis ? Ouvrons-nous nos âmes assez large ? L’ami n’est-il que le faire-valoir de soi ou un protagoniste qui rend meilleur ? Une béquille qui soutient ou un défi pour aller de l’avant ?

Ce chapitre peu clair d’Ainsi parlait Zarathoustra jette sur le papier des idées qui mériteraient d’être développées.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola

Durant la guerre, trois jeunes partisans italiens sympathisent. La victoire venue, chacun part vers son destin. Gianni (Vittorio Gassman), sur recommandation et après son doctorat en droit, devient avocat à Rome. Antonio (Nino Manfredi) était et reste brancardier dans la capitale. Nicola (Stefano Satta Flores), prof de latin en province, est viré pour subversion communiste avant d’être rattrapé lorsqu’il devient célèbre dans un jeu télévisé où son érudition ciné passionne les foules.

Mais chacun passe de l’idéalisme du maquis, renverser le vieux monde fasciste et conservateur, au réalisme de l’existence qui ne se change pas par décret. Gianni se trouve obligé de défendre le pourri Romolo Catenacci (Aldo Fabrizi), gros porc enrichi dans les profits de guerre et qui se paye sur la bête des crédits municipaux pour construire des HLM ; il épouse même sa fille, la godiche Elide (Giovanna Ralli), qu’il tente de redresser des dents à la tête en lui faisant porter un appareil et lire des livres. Il devient donc riche – mais seul, la maladie de la fortune. Nicola vomit le système mais y participe par la télé, échouant cependant à la dernière épreuve du quitte ou double ; il n’obtient qu’une Fiat 500 comme prix de consolation au lieu du million six de lires. Sa femme l’a quitté avec leur môme pour retourner chez ses parents car son mari est incapable de composer pour faire vivre sa propre famille. Nicola terminera comme obscur critique de cinéma dans divers magazines. Seul Antonio reste tel qu’en lui-même, seulement brancardier mais empathique et généreux, bien que coléreux.

« Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés ! » C’était d’actualité à la sortie du film en 1974, après le séisme de mai 68. La jeunesse passe, avec son irresponsabilité et son monde en noir et blanc, méchants d’un côté et bons tous de l’autre. Il faut s’adapter à ce qu’on ne peut changer, composer avec les gens qui ne sont jamais tout noir ou tout blanc, naviguer sur la mer de l’existence, calme ou démontée. Ce n’est ni avec des principes rigides, ni avec de bons sentiments, que l’on y parvient.

Antonio rencontre Luciana (Stefania Sandrelli) à l’hôpital ; actrice dans la dèche, elle est tombée d’inanition dans la rue. Ils sympathisent. Toujours extraverti, Antonio lui présente son ami Gianni et le vante tellement qu’elle en tombe amoureuse. Lorsque le couple le lui apprennent, Antonio a une faiblesse, puis surréagit ; sa violence rompt l’amitié, contrecoup de l’amour qui l’a brisée. Mais Gianni est ambitieux et succombe aux charmes (financiers) de la fille de son gros (énorme) client Romolo Catenacci ; il épouse Elide et lui fait deux gosses, un garçon et une fille, qu’il voit peu et qui lui deviennent à peu près indifférents. Il est surchargé de travail car les « affaires » du beau-père et de son idiot congénital de fils l’obligent à des acrobaties juridiques. La rupture avec Luciana est violente et elle tente de se suicider ; Antonio l’alerte ainsi que Nicola, monté à Rome après avoir été viré de son lycée de province, mais Gianni ne viendra pas. Il choisit l’ambition plutôt que l’amour et délaisse l’amitié. Nicola raccompagne Luciana, qui ne sait où aller ; il l’invite dans son grenier pas cher où il compose ses critiques de films en vivotant. Il en tombe amoureux à son tour.

Luciana est celle qui révèle à chacun son être même : l’ambition pour Gianni, le militantisme borné de l’érudit intello Nicola qui se croit l’avant-garde des prolos amener à changer le monde (thème léniniste fort à la mode dans les années 70), la simple générosité d’Antonio. C’est lui qu’elle va épouser, déjà mère d’un petit garçon eu avec on ne sait qui (Gianni ?) ; il lui fera une petite fille. C’est lui aussi qui va imposer son action militante directe, simple elle aussi, en faisant occuper une école où il n’y a que deux cents places pour plus de cinq cents demandes. Les parents qui campent devant toute la nuit vont s’imposer sur le terrain pour se faire entendre et dénoncer le scandale entre principe d’une école obligatoire et ouverte à tous et indigence des crédits et des réalisations. Gianni, retrouvé par hasard dans la ville sur un parking par Antonio qui le croit gardien, va s’éclipser ; cela lui est indifférent, il a d’autres chats à fouetter. Mais c’est en perdant son permis de conduire que les autres vont découvrir son adresse, et qu’il ne leur a pas dit sa richesse acquise. Il en a honte face à eux ; il a choisi une autre voie que la leur.

Malgré sa longueur, le film est traversé de nostalgie et d’humour. Nostalgie que cet hommage (appuyé) aux monuments du cinéma que sont Le Cuirassé Potemkine, que Nicola cherche à reproduire sur les escaliers de la place d’Espagne devant une Luciana peu convaincue ; Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, qui mourra moins de deux semaines après la fin du tournage de Scola et à qui le film est dédié ; Ou encore Partie de campagne de Jean Renoir, La dolce vita de Fellini où Antonio retrouve Luciana en figurante, L’Année dernière à Marienbad et L’Éclipse d’Antonioni. Les monstres du cinéma Federico Fellini, Marcello Mastroianni, Vittorio De Sica, Mike Bongiorno, apparaissent comme acteurs sur le tournage. Ettore Scola a choisi le noir et blanc pour le passé et la couleur pour le présent, ce qui contraste pour l’œil la vision qu’il offre de la jeunesse intransigeante et de la maturité chatoyante.

Quant à l’humour, il apparaît en contrepoint du dramatique, comme pour dire que la vie est mêlée de joie et de douleur et qu’il faut faire avec. La famille de gros qui bâfre du cochon rôti tombé du ciel par une grue de chantier est un grand moment, le bis repetita du beau-père obèse et asthmatique, livré par grue chez lui également, tout comme la noria des véhicules qui quittent la grande villa de Gianni après une discussion cruciale, sa femme en Alfa Roméo, lui en Jaguar, son fils en moto, sa fille en mobylette, les beaux-parents Catenacci en vieille limousine noire, les domestiques en Fiat 500 ou Mini : tous sont seuls et nul ne fait plus famille, pourris de fric et d’égoïsme.

Ce film est un bon moment de retour sur soi si l’on a déjà vécu, et de réflexion utile (si c’est aujourd’hui possible) quand on se lance seulement dans l’existence. L’idéal n’est pas la réalité, la pensée théorique pas le vécu réel, le couple pas une copulation d’égoïsmes, la richesse pas un bonheur. L’amour passe, mais pas l’amitié – sauf si l’on se referme sur soi, solitaire, hors de la vie.

César du Meilleur Film Étranger 1977

DVD Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati), Ettore Scola, 1974, avec Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Stefano Satta Flores, Giovanna Ralli, StudioCanal 2007, 2h04, €7.00

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Raymond Radiguet, Le bal du comte d’Orgel

L’auteur du Diable au corps poursuit selon son âge l’exploration des sentiments d’amour, la grande affaire humaine. Alors qu’il avait entre 16 et 18 ans lorsqu’il écrivit les frasques sensuelles et sentimentales d’un adolescent de 15, il en a entre 18 et 20 lorsqu’il décrit cette fois les relations amoureuses d’un jeune homme de 20 ans.

François – le « je » du Diable au corps devait porter ce prénom selon les brouillons – est devenu Séryeuse et a acquis une particule. Il reste un côté potache chez Radiguet, l’enfant terrible des années folles qui fit tourner la tête de Cocteau. François de Séryeuse aime Mahaut, créole de la noblesse émigrée sous Louis XIII, qui aime son mari Anne d’Orgel, comte dont le nom remonte aux croisades, cité dit-il par Villehardouin. A noter encore qu’Orgel est l’anagramme de Legro… une autre potacherie. Lequel aime d’amitié mondaine François.

Radiguet adore décortiquer les sentiments et tenter de comprendre les actes de chacun plus que les actes eux-mêmes, qui semblent dictés par le destin – ou les pulsions. L’amour est irrésistible, même s’il n’est ni « convenable » ni « moral », ni mêle parfois souhaité. Les faux-semblants et les ambiguïtés abondent dans les relations humaines, surtout entre les hommes et les femmes.

Le canevas est celui de La princesse de Clèves, que Radiguet prisait fort (contrairement à Sarkozy). Ceux qui ont aimé les quiproquos, les relations bancales et le style amoureux de ce roman du XVIIe aimeront le roman de Radiguet. Il se passe dans les années folles, juste après la Grande guerre imbécile de 14-18 qui a ravagé cul par-dessus tête toutes les croyances, valeurs et vertus jusqu’ici admises. Rien ne valait plus après la boucherie absurde de la guerre industrielle provoquée par des badernes à l’honneur aussi archaïque et incongru que chatouilleux. L’après-guerre a été par opposition résolue à la fête, aux étourdissements des distractions, à la remise en cause sociale. L’usage du prénom Anne pour un homme, attesté durant la période féodale (Anne de Joyeuse, favori d’Henri III), apparaît comme un renversement du monde bourgeois au début des années 1920 tout comme un rappel de La princesse de Clèves, avec une discrète allusion à l’ambiguïté des amitiés masculines.

Le comte d’Orgel est de ces oisifs qui possèdent château et hôtel particulier et font des bals, aiment briller dans la conversation, tout en futilités et plaisirs. Il invite tous ceux qui sont de son milieu mais aussi ceux qui l’amusent. François de Séryeuse, oisif paresseux à la fortune familiale assuré est de ceux-là (un adolescent prolongé). Rencontré au cirque Medrano (encore une potacherie), Anne, François et Mahaut organisent une mise en boite du trop sérieux et prudent Paul Robin, diplomate arriviste, ami de Séryeuse, qui aime faire étalage de ses relations tout en faisant des cachotteries. A cachotterie, cachotterie et demi : ils lui font croire qu’ils se connaissent depuis longtemps alors qu’ils viennent de se rencontrer. Radiguet s’amuse.

Mais de fil en aiguille, de bals en dîners, de sorties en bord de Marne aux spectacles, le sentiment d’être bien ensemble se développe pour le triangle amoureux en amitié chaude puis en amour fantasmé des uns pour les autres, y compris d’Anne pour François. Il ne se passera rien, tout sera plus « convenable » que le diable au corps du garçon de 15 ans, mais tout sera aussi plus subtil et compliqué. Contrairement au premier, ce roman sera publié après la mort de l’auteur par son grand (petit) ami Cocteau.

Il est écrit simple et direct à la Stendhal, voué à l’analyse psychologique à la Madame de La Fayette. Un exemple de phrase concernant un personnage secondaire dit le style et me ravit : « Pensait-elle faire succéder ses séances de pose à d’autres séances ? François de Séryeuse entendit innocemment la phrase : pas une seconde la pensée ne l’effleura que Mrs Wayne pouvait disposer, pour le fatiguer, d’autres moyens que sa conversation. Il oubliait que cette Américaine était femme, et fort belle » p.44 La litote et la logique amènent une douce ironie qu’un lecteur empathique sait goûter.

Raymond Radiguet, Le bal du comte d’Orgel, 1924, Livre de poche 2003, 190 pages €7,20

DVD Le bal du comte d’Orgel, Marc Allégret, 1970, avec Jean-Claude Brialy, Sylvie Fennec, Bruno Garcin, Micheline Presle, Gérard Lartigau, LCJ éditions, 1h31, €10,18

Raymond Radiguet, Oeuvres complètes, Omnibus 2012, 896 pages, €19,00 e-book Kindle €18,99

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Le plein de super d’Alain Cavalier

La France d’il y a cinquante ans… Sortie à peine de mai 68, hébétée par la modernité, tâtonnant dans de nouvelles relations humaines. L’intrigue est banale, un employé de garage que son patron oblige à aller livrer une voiture de Nord de la France à Cannes le week-end, une grosse américaine Chevrolet d’un client. Mais il ne se retrouve pas seul et les relations à quatre se développent, amicales, rivales, nouvelles.

Klouk (Bernard Cronbey) est un jeune homme inséré dans la vie, marié, un métier, un costume avec cravate ; il est vendeur de voitures mais ne peut pas avoir d’enfant. Son ami Philippe (Xavier Saint-Macary) est infirmier et sa compagne l’a quitté car il n’est jamais disponible ; il voit trop de malheur à l’hôpital, comme ce jeune homme qu’il enserre dans un drap mortuaire au début du film. A un arrêt sur l’autoroute vers Paris, ils rencontrent un de leur âge, Charles (Etienne Chicot), qui vient d’obtenir de l’avocat de son ex l’adresse de son gosse qu’il a envie de revoir ; il est près d’Aix. Dans Paris, Charles les invite à dîner et son colocataire Daniel (Patrick Bouchitey), un chômeur victimaire sans le sou malgré le plein-emploi d’époque, jeune lui aussi donc libre et libertaire, décide de venir avec eux. Les quatre vont peu à peu former une bande.

Klouk n’était pas très chaud d’emmener avec lui tous ces zozos mal intégrés mais ils finissent par lier connaissance, s’offrir des petits-déjeuners, fumer du haschich et rigoler un bon coup. Klouk défoncé répond sans la déférence requise par les mœurs bourgeoises mais avec ironie à son patron qui téléphone dans la voiture, puis écorne une aile plus tard sur une route étroite où il roule trop vite car il a peur d’être en retard. Il sera viré mais se sera fait des amis. Il est dans l’entre deux d’époque, intégré dans la machine sociale mais assez jeune encore pour découvrir qu’un autre monde est possible, du moins une autre façon de voir que la façon traditionnelle, la chemise ouverte plutôt que le costume cravate, employé qui s’amuse plutôt que de rester bien sage, mari dévoué mais qui s’émancipe pour échapper à la corvée des noces d’argent des beaux-parents, obéissance au gros client exigeant mais avec les aléas du voyage. Le monde d’hier est télescopé par le monde qui vient, plus libéré, moins contraint.

Les garçons entre eux se racontent encore les mille façons de baiser les femmes, les prendre par derrière étant semble-t-il la plus bandante tandis que l’asseoir sur sa queue, d’un coup, paraît le comble du jouir (faites-en l’expérience). Certains n’hésitent pas à aller voir un autre garçon, comme Philippe au restoroute, qui suit un jeune barbu pour se faire un peu de fric afin de payer les petits-déjeuners à ses potes. Avec cette réserve : « tu me touches pas, tu me regardes nu et prendre une douche, c’est tout ». Les volages sont ancrés par l’enfant, comme Charles, qui se languit de son petit blond aux cheveux mi longs. Son ex l’a jeté et ne veut pas qu’il vienne mais il s’impose, profitant du hasard de la voiture ; évidemment elle n’est pas là, dans la communauté où elle vit près d’Aix-en-Provence avec son nouveau mec, Jean-Louis.

Ce n’est que par un autre hasard qu’ils se rencontrent, dans le virage où la grosse Chevrolet a heurté la roche. En ces années légères, le hasard fait toujours bien les choses car on se fie à lui. Charles retrouve son petit Nicolas et l’emmène pour la journée. Un gosse de 3 ou 4 ans mal élevé (Nicolas Pecresse), à qui on laisse tout faire, comme à cette époque rebelle, mais qui réclame de l’attention et de l’amour comme à toutes les époques. Il raconte qu’il s’est coincé le zizi quelques semaines auparavant dans la fermeture éclair de son jean, peut-être parce qu’il ne portait pas de slip, c’était une façon de faire post-68 pour éviter la corvée bourgeoise de la lessive. Lorsqu’il a envie de chier, ce qui arrive brusquement aux petits enfants, son père s’en occupe avec naturel et l’essuie d’une feuille du cahier de Daniel. Charles l’aime et il est mal de ne pas le voir, puis de le quitter.

Dans le train du retour, Philippe évoque le problème de Klouk, ne pas pouvoir faire un enfant, la spermatose à zéro. Sa femme aimerait bien en avoir un mais lui ne peut pas. Les trois autres envisagent donc plus ou moins sérieusement de s’y mettre à sa place, si elle y consent. A trois, ce serait « la nature » qui déciderait du père biologique, « il n’y aurait aucun attachement », dit Charles. Ce serait l’enfant de Klouk. C’est dire la liberté des consciences et des expressions dans ces années enfuies. Rien n’est choquant, tout est question de point de vue et de relations affectives.

Cheveux longs, moustaches, pantalons pattes d’éléphant, billets de banque larges comme des mouchoirs froissés dans les poches de jean, plaquette de hasch dont on se sert pour fumer, pour garnir des biscuits ou comme réserve d’argent, un monde en sécurité sur les autoroutes, des stations-services nombreuses, le pétrole à gogo (deux fois le plein en moins de 1000 km pour la Chevrolet qui suce), les cendriers qu’on jette par la vitre, comme le journal une fois lu, l’aisance à se mettre nu devant les autres pour se changer ou à garder chemise ouverte. C’était un autre monde, ni meilleur ni pire que celui d’avant ou celui d’après. Le monde des vingt ans d’une génération qui s’y reconnaît et qui peut en garder la nostalgie. D’autres relations qu’aujourd’hui, moins prudes, plus incertaines dans l’exploration, plus chaleureuses peut-être car moins égoïstes. Un film spontané avec des acteurs au naturel dans leur road-movie en deux jours.

DVD Le plein de super, Alain Cavalier, 1976, avec Étienne Chicot, Bernard Crombey, Xavier Saint-Macary, Patrick Bouchitey, Gaumont 2109, 1h35, €17,00 blu-ray €16,93

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Sotte vanité mais bien humaine que la réputation, dit Montaigne

De ne communiquer sa gloire fait l’objet du chapitre XLI des Essais, livre 1.Montaigne résume tout en introduction : « De toutes les sottises du monde, la plus reçue et plus universelle est le soin de la réputation et de la gloire, que nous épousons jusqu’à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectifs et substantiels, pour suivre cette vaine image et cette simple voix qui n’a ni corps ni prise » – et de citer Le Tasse qui dit que la renommée n’est qu’un écho.

La suite du texte est une enfilade d’exemples historiques qui montrent – à l’inverse, Montaigne adore ça – combien les grands furent sages de laisser leur renommée aux jeunes ou aux vassaux, alors qu’ils eussent pu la tirer à eux. Et de citer la bataille de Crécy, où les Français furent vaincus, dont le prince de Galles « encore fort jeune, avait l’avant-garde à conduire ». Comme le principal effort fut en cet endroit, certains seigneurs autour du roi Edouard lui demandèrent de le secourir. Mais ce dernier « s’enquit de l’état de son fils, et, lui ayant été répondu qu’il était vivant et à cheval : « Je lui ferais, dit-il, tort de lui aller maintenant dérober l’honneur de la victoire de ce combat qu’il a si longtemps soutenu ; quelque hasard qu’il y ait, elle sera toute sienne ». »

La réputation, c’était l’honneur des nobles ; leur gloire était leur image, il ne suffit que de relire Corneille. Les Lumières ont remis la vertu antique au premier plan pour la réputation. Elle est plus individuelle, moins sociale, moins attachée au lignage et au « bon sang » qui « ne saurait mentir ». L’honneur, les honneurs, sont attribués collectivement ; la vertu est toute en négatif, une disposition interne qui se révèle. L’honneur ou la réputation est l’image qu’ont les autres de soi ; la vertu est un courage personnel qui se vit. L’honneur ou la gloire est le devoir que l’homme de condition accomplit pleinement sous peine de honte publique ; la vertu est la qualité de l’homme de qualité, le gentleman, le mec solide (ou la nana) dit-on dans les milieux d’aujourd’hui. La différence entre les deux est que l’homme de condition est de noblesse ancienne et illustre et donc qu’il « se doit » (noblesse oblige), tandis que l’homme de qualité a une vertu inhérente à lui-même qui ne doit rien à son rang, ni à sa famille, ni à son sang.

De nos jours, la seconde acception a submergé la première, encore que l’origine sociale ou être « fils ou fille de » compte encore dans certains milieux – notamment ceux liés à l’image (la politique, le spectacle, parfois l’université ou la médecine). On attend du rejeton ou de la rejetonne qu’ils illustrent le sang – donc la vertu – dont ils sont issus. La popularité est de nos jours la réputation qui est le plus recherchée : non pas auprès d’un petit nombre qui compte, mais auprès du plus grand nombre anonyme. C’est ainsi que les adolescents, qui s’engagent toujours avec passion dans les relations sociales, cherchent moins l’approbation de papa ou de seurette que celle de leurs pairs et de leur classe d’âge anonyme. L’effet mimétique de René Girard joue à plein. Il s’agit de faire pareil, d’être d’accord, de se poser comme normal. Sensuellement en exposant son corps sculpté selon les normes, affectivement en se mettant « en couple » pour se poser normal, beaucoup moins intellectuellement ou spirituellement, ce qui est mal vu chez les ados dont on dit qu’ils « se la jouent » ou qu’ils sont des « bouffons ». Par jalousie de ne pourvoir rivaliser, évidemment.

Ce pourquoi l’amitié est d’abord imitation et accord avant d’être sentiment ; encore plus l’amour. Il peut aller jusqu’à se vouloir fusionnel avec l’être aimé, de même sexe si l’on ne parvient pas à faire aussi bien que les autres (croit-on), ou de sexe différent si l’on recherche les vertus qu’on n’a pas, une certaine féminité pour les garçons ou masculinité pour les filles. La réputation que l’on cherche en cet intime est alors plus de la considération pour soi-même que la notoriété ou même la célébrité auprès des autres. Il s’agit de se connaître, pas de se révéler ; de se construire, pas de s’exposer tout fait.

La réputation est une sottise, dit Montaigne, mais qui importe même aux sages : pourquoi mettent-ils leur nom sur leurs livres s’ils y étaient indifférents ? Comme tous les attributs, la réputation peut être la meilleure ou la pire des choses. Le meilleur quand elle vous pousse à vos devoirs ou simplement à l’image que vous vous faites de vous-même : « un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus face à la barbarie. Le pire lorsqu’elle vous pousse à l’enflure, au mensonge, à la gonflette, à jouer un rôle. Le pire aussi lorsque la non-conformité est honnie et harcelée, lorsque la déviance de la norme vous fait rejeter de la bande (ne pas « être d’accord », quelle honte en société totalitaire ou sur les réseaux de lynchage sociaux !). Donc rien de trop : la réputation qui émane de vous doit refléter votre être même, sous peine de n’être qu’outre gonflée de vent, grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf ou faux personnage – qui sera un jour découvert. Ainsi les « affaires » en politique, piquer dans la caisse ou « violer » une collaboratrice, vous rattrapent toujours. D’autant plus que certains (et certaines) bâtissent leur réputation justement à dénoncer les autres. Moins comme « victimes » (parfois quarante ans après !) que pour se faire mousser, connaître « la gloire », cet écho creux de Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Méfiance quotidienne

En me promenant en grande banlieue parisienne en ces temps de post–Covid, je remarque combien la façon de vivre a changé depuis trente ans. Dans les années 1930, de hauts murs de 2,50 m bordaient les jardins, en serrant les rues de remparts de part et d’autre. Les maisons nouvelles des années 1970 ont vu plutôt le surgissement de clôtures basses, de haies clairsemées, voire pour certains, pas de clôture du tout à la mode américaine. Depuis quelques années, les hautes clôtures de pierre pleine reviennent à la mode. Les maisons neuves enserrent leur terrain de murs élevés, flanqué de grilles fermées sans aucune poignée, à ouverture électrique et caméra de surveillance.

Ce ne sont que quelques signes parmi d’autres de la méfiance généralisée qui se répand dans la société française, même parmi les classes moyennes et aisées jusqu’ici préservées par leur culture et leur éducation. Désormais, on doute de tout et le net répand le n’importe quoi que la répétition finit par faire croire.

L’entre soi exige que l’on construise une piscine dans son jardin plutôt que d’aller à la piscine municipale ou, pire, nager avec les gamins du peuple tout nu dans la rivière comme il y a peu. Laquelle est d’ailleurs interdite depuis quelques années seulement par « principe de précaution » pour cause de pisse de renard qui pourrait donner, via quelques égratignures, une zoonose. Cela ne gênait pas les ados de le transgresser il y a quinze ans encore, c’est un interdit strictement respecté aujourd’hui.

De même, le torse nu, si naturel et courant en Ukraine par exemple, ne se porte plus dans la rue, en vélo, ni même sur les pelouses publiques, il est réservé aux lieux privés, au stade et aux espaces de sports où les grands ados trouvent à se défouler. Même le skate se pratique désormais en tee-shirt, ua rebours de la mode lancée par les Californiens. Et le short s’est transformé en bermuda jusqu’aux genoux, voire en pantacourts, même durant les canicules. Montrer ses cuisses ou son torse est considéré aujourd’hui comme pornographique : une étape vers le voile intégral et la djellaba ras les chevilles même pour les garçons ? Contrairement à il y a 30 ans, les filles ne viennent plus flirter avec les gars dépouillés par l’exercice, lesquels se mettaient gaiement en valeur, mais restent soigneusement en bande de trois ou quatre dans des activités séparées, rarement en public.

J’ai même vu, la semaine dernière, des primes adolescents de 12 et 13 ans vaguer dans la rue après collège en portant le masque sur la figure. Il n’est plus obligatoire depuis un mois mais l’habitude est prise et ce serait dirait-on comme se promener sans slip que de ne plus le porter. On n’est plus rebelle à cet âge-là, comme si l’infantilisation se prolongeait plus longtemps qu’avant. Je me suis laissé dire que la sexualité se trouve retardée de plusieurs années par rapport aux années 1970 et 1980 – sauf dans les collèges parisiens où dès la sixième se passeraient des choses étranges dans les toilettes, en raison des films pornos librement visibles sur YouTube. Mais ce n’est pas pour cela que reviennent les amitiés fiévreuses et chastes des adolescents des années 30 racontées dans les romans scouts. L’amitié aujourd’hui est plus un compagnonnage d’habitude, une façon miroir de se regarder soi-même et d’évoquer ses propres problèmes devant une oreille complaisante.

La pandémie de Covid n’a évidemment rien arrangé, elle a surtout précipité des tendances latentes.

Celle à la méfiance généralisée, allant jusqu’au soupçon de complot de la part de tout ceux qui vous dominent et que vous connaissez mal (le patron, le député, le ministre – mais moins le voisin, le maire ou même le président).

Celle au repli sur soi, à sa famille proche et à son clan, dans son petit quartier préservé derrière de hauts parapets.

Celle du refus de participer à des activités collectives, sauf le foot pour les garçons ou la danse et parfois le judo pour les filles ; même le tennis, qui faisait autrefois l’objet de « défis » poussant à connaître les autres, ne se pratique plus qu’entre potes ou en famille. La fête est plus importante entre amis autour d’un barbecue dès le printemps venu que lors des réjouissances collectives organisées par la commune. Seule la « fête des voisins » connaît un certain succès, mais dans certains quartiers seulement, et en excluant les autres rues. Méfiants, les gens ressentent tout de même une curiosité pour ceux qui les entourent ; s’ils ne se livrent pas, ils posent quantité de questions.

La « crise » (qui dure depuis 50 ans), la pandémie, l’avenir des retraites et de la dette, les prix, la guerre désormais à nos portes grâce aux néofascistes du monde entier encouragés par ceux de chez nous et les candidats collabos, l’école en faillite, la justice effondrée, l’hôpital explosé, les services publics décatis – tout cela encourage le repli, le sentiment qu’il faut désormais se débrouiller tout seul, ne rien dire et n’en faire pas moins dans la compétition sociale où les rares places sont de plus en plus chères.

C’est tout cela que l’on peut observer dans les rues d’une petite ville de la grande banlieue verte d’Île-de-France où je réside en pointillés depuis un demi-siècle.

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De l’amitié selon Montaigne

Le mot français « amitié » est très large d’acception et comprend les simples contacts (les « amis » sur Facebook) comme les relations (obligées au travail, en commerce) ou les camarades (solidaire des mêmes études ou activités). Mais il vient du mot « amour », qui est une passion, et se décline en les différents étages de l’humain : amour sensuel ou sexuel, amour de cœur ou affectif, amour bienveillant et charitable de l’esprit. L’amitié peut être une sorte d’amour. Montaigne l’a connue à son incandescence lorsqu’il avait 25 ans, pour Etienne de La Boétie qui en avait 28. Il en fait tout le chapitre XXVIII de son 1er livre des Essais.

Pourquoi ? Pour rien : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi », dit-il tout simplement. Par je « ne sais quelle force inexplicable et fatale ». Comme une prédestination : « nous nous cherchions avant que de nous être vus ». Un coup de foudre affectif et mental : « Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».

Amitié rare en son temps, rare d’ailleurs de tout temps : « il ne s’en lit guère de pareille et, entre nos contemporains, il ne s’en voit aucune trace en usage. » Cette amitié n’est aucune de « ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne », dit Montaigne qui tente de l’analyser. Rien à voir avec l’amour filial « des enfants aux pères » (parents) ou des parents aux enfants – car cet amour-là est trop inégal. Rien à voir avec l’amour fraternel – car la compétition pour bâtir sa propre vie fait des frères (ou des sœurs) « qu’ils se heurtent et choquent souvent » et les caractères peuvent être éloignés. Rien à voir avec l’amitié de rencontre, qui ne dure que le temps d’un séjour. Rien à voir avec l’amour pour les femmes – car c’est « un feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin » ; l’amour sexuel est avant tout désir et de plus en plus rares sont les couples qui résistent à l’usure des années lorsque le désir s’atténue et s’éteint. « La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié, au rebours, est jouie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. »

Le mariage est un marché, dit Montaigne, « qui n’a que l’entrée libre » (le divorce étant interdit par l’Église, donc par le roi). Sa durée ne dépend pas de notre volonté, or l’affection exige la liberté. « Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour répondre à cette conférence et communication », expose notre philosophe en son XVIe siècle où la femme, côte d’Adam et pécheresse originelle selon la Bible, est inférieure en tout point au mâle et lui reste soumise. Comment une amitié peut-elle naître de cette inégalité ? Montaigne est intelligent et ne craint pas de penser contre son temps et son Eglise. Aussi poursuit-il sa phrase : « Et certes, sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fut engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble. » Donc rien d’impossible par essence entre homme et femme, mais cela n’est pas encore arrivé, pas même dans l’Antiquité où notre Périgourdin puise ses sources.

D’où cette interrogation sur la « licence grecque » qui était que des hommes aiment des garçons, plus égaux et plus libres que les femmes. L’amitié véritable, telle que Montaigne l’a connue durant quatre ans seulement avec La Boétie (qui est mort jeune), serait-elle comblée par le même sexe ? Non pas, dit Montaigne, « pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges et différences d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons. » L’amitié érotique pour un jeune garçon, même socialement acceptée, valorisante pour l’aimé et à but civique de formation du guerrier citoyen accompli chez les antiques Grecs, n’a rien de l’amitié pleine et entière analogue à celle de Michel pour Etienne. A cause « de cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au cœur de l’amant sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse ». Comme cela est bien tourné… pour dire le désir érotique. Il est incompatible avec la liberté d’accord entre les êtres. L’amour sexuel est emprise car le désir est souverain ; l’amour amitié est volontaire car l’esprit comme le cœur sont libres.

Reprenant Platon sans le citer, notre philosophe avance que l’amitié grecque était fondée sur la beauté du corps plutôt que sur celle de l’âme (nous dirions aujourd’hui la personnalité) – car l’esprit est encore en germe dans la jeune tête. Avec la maturité venait parfois l’amitié véritable de l’amant pour l’aimé, le désir sexuel éteint par la virilité atteinte du protégé et « le désir d’une conception spirituelle par l’entremise d’une spirituelle beauté ». L’égalité rétablie entre désormais deux hommes, et non plus un homme et un adolescent, la liberté était rendue aux liens affectifs. « Enfin, tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire que c’était un amour se terminant en amitié », conclut Montaigne en raison.

L’amitié de Montaigne pour La Boétie « n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi », dit-il. « Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. »

Car là est l’absolu. Aucun « devoir » entre vrais amis, ni « ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant effectivement commun entre eux, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. » Les amis véritable sont pour Montaigne des jumeaux qui partagent tout, un idéal fusionnel, une société communiste entre eux, vécu par lui également avec La Boétie.

Nul ne peut donc avoir une « multitude d’amis », déclare Montaigne, ou ce ne sont pas de vrais amis. « Car cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs ». On peut aimer en quelqu’un sa beauté, en un autre « la facilité de ses mœurs », en un autre encore la paternité, la fraternité ou la libéralité ; « mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. »

La mort de l’ami est comme une part de soi qui nous est arrachée. Et de citer en plusieurs pages les poètes latins pour dire avec pudeur son chagrin, et d’éditer les sonnets de son ami en ses propres œuvres pour le faire connaître au chapitre XXIX qui suit celui-ci. Mais les 29 sonnets écrit par La Boétie et publiés dans les premières éditions ont été effacés des suivantes. Nous ne les connaissons pas ; peut-être étaient-ils trop éloignés de ce que Montaigne voulait laisser de son ami à la postérité ?

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

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Richard Price, Les seigneurs

Qui connaît Richard Price ? Il est pourtant le scénariste bien connu du film Mad Dog and Glory avec Robert de Niro. Mais le public américain l’a découvert avec Les seigneurs, publié en 1974, tout de suite un succès. L’écrivain y raconte en effet son adolescence des années 1960 dans le Bronx, quartier mélangé de New York. William Burroughs, célèbre soixantuitard subversif, a adoré ce livre.

Il n’est pourtant pas bien méchant. Le titre français semble faire régner la jeunesse dans le quartier. Le titre américain est plus modeste : The Wanderers, les vagabonds ou les errants, sont le nom de la bande de garçons de 16 à 18 ans. Ils sont dans l’entre-deux, finissant l’enfance avant d’entrer de plain-pied dans le monde adulte. On travaille tôt, ces années-là, dans la banlieue pauvre. Il faut se battre pour tout, pour cette trilogie en B des mâles anglo-saxons : bite, biture, baston. Exister exige la performance dans les trois, de quoi bien préparer à la vie adulte où les trois B perdurent : bourrer, se bourrer, bosser.

Nous sommes dans les années macho et dans les années racistes où subsiste encore l’apartheid entre Blancs et Noirs. Les bandes sont ethniques et le politiquement correct n’a pas encore sévi. On s’insulte la mère et on oppose sans complexe les Ritals, les Négros, les Bridés et les Irlandais. Chacun sa vérité : le Rital porte haut la gueule mais chie souvent de trouille ; le Négro pue mais roule des muscles évidents ; le Bridé ne parle pas mais se déplace toujours en bande, sachant jouer du judo ; l’Irlandais ne mesure qu’1m50 mais est animé d’une haine religieuse pour tout ce qui ne porte pas la croix tatouée.

Richard Price raconte en courts chapitres à thème la vie de cette fin d’enfance. La liberté commence vers 10 ans quand on va jouer au basket dans les parcs. Vers 12 ou 13 ans, les premières bandes se composent et l’on s’y branle en chœur avant de jouer aux Indiens. Les 14 et 15 ans lorgnent les bandes des 16 à 18 ans qui respectent les Boules à Z, des « grands » de 20 ans plus baiseurs, biturés et bastonneurs que tout le monde. D’ailleurs les Boules se défont vite parce que certains s’engagent dans la marine.

16 ans est l’âge charnière, assez responsable pour aimer ses copains et s’engager avec ses copines, pour entreprendre de petits boulots à l’occasion comme « arnaqueur maison au bowling ». Mais la grande préoccupation est de baiser pour la première fois. Certains se font sucer à 12 ans, tailler une plume par la copine ou une pipe par la voisine. On se pelote, on se met nus – mais pas question de pénétrer, même avec capote, les filles ont peur de tomber enceintes. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Buddy, 17 ans, obligé de se marier aussi sec avant d’avoir fini le lycée.

Etrange période, bien sage au fond, où la jeunesse singe le monde adulte en ne rêvant que de s’y couler. Pas de drogue, pas d’homosexualité, pas de crime – sauf par bêtise, comme l’infernal Douggie (12 ans) qui fait sauter son copain du dernier étage en feignant d’être enfermés sur le toit. L’amitié entre potes compte plus que celle entre sexes mais on ne se moque pas des filles, chacun a sa chacune attitrée. Les Errants sont entre deux mondes, celui du nid et celui de la vie. Ils s’essaient à battre des ailes – et c’est universel. Ecrit en direct, avec des mots crus et des émotions, on ne s’ennuie jamais.

Richard Price, Les seigneurs (The Wanderers), 1974, 10-18 2007, 296 pages, €8.10 e-book Kindle €10.99

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Michael Connelly, La glace noire

L’inspecteur Hieronymus Bosch connaissait Calexico Moore, officier du Narcotic Bureau qui est retrouvé mort d’une décharge dans la tête dans une chambre de motel loué par lui. Pas de lettre de suicide mais ce seul mot dans la poche arrière de son jean : « j’ai découvert qui j’étais ». Et tout est là : la hiérarchie est pressée de classer l’affaire, la mort d’un flic la veille de Noël fait tache sur la ville ; Bosch en revanche n’y croit pas, les faits réels contredisent les faits apparents et laissent croire à un meurtre. Qui était donc Cal Moore ?

En mauvaise tête qu’il est, Bosch va bien sûr enquêter de son côté. Son collègue l’inspecteur alcoolique Porter n’est pas venu au travail et le lieutenant confie à Bosch ses enquêtes en cours, le pressant d’en résoudre au moins une pour les statistiques de fin d’année. Curieusement, Bosch découvre que plusieurs d’entre elles sont liées… et reliées au cadavre de Cal Moore. Ce flic des stups serait « passé de l’autre côté », peut-être en raison de ses liens d’enfance dans les barrios de la frontière mexicaine. Bosch découvre en effet chez lui des photos de Cal enfant et adolescent, torse nu avec un autre de son âge. Et cet autre ne serait autre que le fameux Zorillo, chef d’un gang puissant de passeur de drogue.

C’est qu’une nouvelle composition vient de faire son apparition, un mélange d’héroïne et de PCP qui fait planer plus et plus longtemps pour guère plus cher. Les Mexicains supplantent progressivement les Hawaïens dans le commerce de cette drogue qui fait fureur parmi les jeunes paumés de Los Angeles.

Bosch enquête, creuse et frôle la mort ; on veut l’assassiner comme ont été tués Moore et Porter. Mais Harry Bosch n’hésite pas, il fouille et trouve. Qui est au fond Cal Moore, enfant qui n’a jamais connu son père, rejeté par le patron de sa mère qui l’avait pris sous son aile avant de les jeter ? Qu’est devenu le garçon peau à peau avec lui dans la touffeur de la liberté d’été sur les photos ? Cette amitié venue de loin a-t-elle influé sur le fic des stups ? L’action se double de psychologie et de la description minutieuse de la faune des dealers comme de l’administration lourdaude des flics de L.A.

Un long thriller où l’on ne s’ennuie pas.

Michael Connelly, La glace noire, 1993, Livre de poche 2016, 528 pages, €8.70 e-book Kindle €8.49

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William Shakespeare, Sonnets et autres poèmes

Le grand Will a précédé Molière mais suivi Pétrarque. Né en 1564 à Stratford-upon-Avon, il y est mort en 1616, après avoir transité longtemps par Londres pour sa carrière théâtrale. Ses Sonnets (1609) traduit par Jean-Michel Déprats, sont précédés de Vénus et Adonis (1593) et Le Viol de Lucrèce (1594). Une anthologie des traductions des sonnets en Français, dont celle de François-Victor Hugo (fils de), clôt le volume.

Tout a été dit, croit-on, sur ces sonnets amoureux du dramaturge qui s’adressent à un beau jeune homme clair et blond puis à une femme aux yeux et aux cheveux noirs. Les amateurs d’étiquettes, affolés par la diversité et les changements incessants du monde, lui ont accolé le qualificatif de « bi », le B du sigle à la mode : LGBTQ+. Mais c’est ignorer l’époque et l’homme. Pour Shakespeare soumis, comme plus tard Molière, au bon vouloir des Grands pour écrire et jouer ses pièces de théâtre, doit faire sa cour. La dédicace des Sonnets à « Mr W.H. » a fait couler beaucoup d’encre mais le plus probable est que ces initiales désignent un protecteur ami, soit Henry Wriothesley (qui se prononce Rosely), comte catholique de Southampton né en 1573, soit William Herbert, comte de Pembroke né en 1580 et neveu du poète Philip Sidney. Les Sonnets ont été écrits entre 1591 et 1604, croit-on, ce qui donnerait un âge de 18 à 30 ans pour Henri mais de 11 à 24 ans pour William. Les deux sont possibles car « l’amour » n’a pas, à l’époque de Shakespeare, le même sens sexuel et pornographique qu’aujourd’hui. Rappelons à ceux qui jugent sans connaître que William Shakespeare s’est marié à l’âge de 18 ans (avec une femme) et a déjà fait trois enfants avant ses premiers sonnets.

L’amitié masculine, issue de la Renaissance italienne, remettait à l’honneur le platonisme tout en permettant les amours masculines ouvertes, non sans un certain homoérotisme. Il était analogue à l’amour courtois des cénacles du sud français où l’on chantait les charmes de la belle, vantait son physique et ses attraits, mais sans jamais toucher ni consommer. Dans l’Angleterre du futur Jacques 1er, l’art de la louange prenait la forme du sonnet dans un échange de don et de contre-don où l’on exposait son amour contre une estime. « L’amour » du grand Will pour le « beau jeune homme » est donc à replacer dans ce contexte social et littéraire, assez loin des mièvreries sentimentales chères à notre XIXe siècle bourgeois comme des ébats frénétiques revendiqués par notre XXIe siècle bobo genré racisé.

L’érotisme n’est pas absent des poèmes où celui qui signe malicieusement Shake-Speare (brandisseur de lance) associe aussi son prénom Will au vit (will est la bite en argot d’époque). Bite qui brandit sa lance n’est pas mal pour un nom de poète ! Mais l’érotisme est présent surtout dans Vénus et Adonis où l’ardeur érotique de la déesse d’amour autorise d’amples descriptions de l’éphèbe frais et joli au simple duvet (15 ans au plus ?) : « Le doux printemps qu’on voit sur ta lèvre tentante / Te montre encore enfant, mais on peut te goûter » p.11. Le garçon n’est pas mûr et repousse les avances de la femme en se réciant : « Qui cueille le bourgeon avant que la fleur sorte ? » p.27, « A mes vertes années mesurez ma froideur. / Me connaître je dois avant d’être connu. / L’immature fretin ne tente nul pêcheur » p.33. Son désir mâle ne se lève pas aux caresses femelles mais se rebelle au contraire comme un enfant rétif aux mamours de sa mère.

« Her eyes petiononers to his eyes suing

His eyes saw her eyes as they had not seen them,

Her eyes wooed still, his eyes disdain’d the wooing

Les yeux de la déesse aspirant à l’amour,

Ceux d’Adonis les voient et ne voient pas ces yeux

Scintillant d’un désir qu’il dédaigne en retour » p.25

Il préfère ses amis et la chasse, la nature à la femme. « L’amour emprunte trop, je ne veux rien devoir (…) / Car on m’a dit qu’aimer n’est que vivre en mourant » p.27. Mais il sera violé malgré lui par la nature en la personne d’un sanglier hirsute et brute à la dent acérée au point de lui percer le flanc.

Les poèmes alternent figures de styles et effets sonores en des croisements sans fin entre mots et pensée. Le grand Will se permet tout et invente, subvertissant la langue et la morale par malice – comme par amour. « From fearest creatures we desire increase : Des êtres les plus beaux, on voudrait qu’ils procréent », s’écrie-t-il dans le premier sonnet inspiré d’Erasme. L’immortalité est dans l’enfant héritier – comme dans les vers qui poursuivent le souvenir en poèmes plutôt que de ronger les chairs. « You live in this, and dwell in lovers’ eyes : Tu vis dans ce poème, et dans les yeux qui t’aiment » p.357. La suite des 154 sonnets chante les amours partagés, les infidélités pardonnées, les doux reproches d’être abandonné, les écarts avec d’autres et même avec une femme. « Ces jolis errements que commet la licence, / S’il arrive que je sois absent de ton cœur, / Sont bien le fait de ta beauté, de ta jeunesse » p.329. Mais l’amour prend diverses et ondoyantes formes, même s’il demeure un noyau premier. Il peut être désir sexuel ou sensualité des caresses, il peut être affection et possession, il peut être amitié et accord des esprits. « Au mariage d’âmes sincères, n’admettons / Aucun empêchement : l’amour n’est pas l’amour / Qui change dès lors qu’il rencontre un changement, / Ou se détourne dès lors que l’autre se détourne » p.479.

L’amour ou l’amitié ne sont pas exclusifs. « J’ai deux amours, l’un m’apaise, l’autre m’afflige, / Tels deux esprits, ils me sollicitent sans cesse ; / Le bon ange est un homme, un bel homme au teint clair, / Le mauvais ange une femme couleur du mal » p.535 (le noir). L’anglais confond en hell le sexe de femme et l’enfer, ce qui n’est pas pour déplaire aux puritains. Mais le désir se renouvelle sans cesse tant que la vie dure et chaque sonnet est une renaissance. Ces œuvres méconnues de Shakespeare sont à lire, à relire, à méditer autant que ses comédies et tragédies. Ils disent le liberté, celle du désir et celle d’aimer.

William Shakespeare, Sonnets et autres poèmes – Œuvres complètes bilingues VIII, Gallimard Pléiade 2021, 1052 pages, €59.00

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Caldwell et Thomason, La Règle de quatre

Il y a quinze ans, la mode était aux énigmes et aux jeux de rôle. Dan Brown dans le Da Vinci Code en a été l’expert, transformant le genre en thriller Hollywood, mais Umberto Eco avec Le nom de la rose en avait été l’instigateur en situant ce même genre dans les ténèbres obscurantistes du Moyen-Âge. Nos deux auteurs américains, amis depuis l’âge de 8 ans et diplômés l’un de Princeton et l’autre de Harvard, situent l’énigme en université américaine, avec des références à Francis Scott Fitzgerald – formé à Princeton mais pris par la poésie au point d’en sortir non diplômé. Comme Paul, l’un des personnages de La règle de quatre.

Nous sommes plongés dans l’ambiance de Princeton pendant le week-end du Vendredi-saint 1999. Tom, Paul, Charlie et Gil sont quatre, comme Les Trois mousquetaires. Ils sont amis, colocataires et vont terminer leur année. Tout commence par un jeu de chasse dans les sous-sols de la chaufferie d’un bâtiment, deux équipes vite traquées par les proctors, les gardiens policiers du campus. Les quatre émergent par un boyau dans la cour où défilent les « Jeux olympiques nus », les deuxièmes années qui dansent à poil pour la seule fois de leur vie, survivance d’une tradition masculine. Ces JO nus vont d’ailleurs être interdits dès l’année suivante dans la vraie vie, le moralisme religieux puritain défendant de tels « débordements » de sensualité qui marquent la jeunesse. Car cette période devient honnie à mesure que les boomers au pouvoir vieillissent. Les libertaires de 68 sont les plus moralistes et les plus fachos dès qu’ils atteignent 50 ans (exemple la Springora).

Paul tente de résoudre l’énigme de l’Hypnerotomachia Poliphili – en français Le songe de Poliphile – imprimé en 1499 par Alde Manuce à Venise, soit un demi-millénaire auparavant tout juste. Il a inspiré l’art des jardins à la fin de la Renaissance puis Rabelais et jusqu’au psychologue Carl Gustav Jung. Son auteur aurait été le mystérieux Francisco Colonna, noble romain de la Renaissance et seigneur de Palestrina ; il aurait mis ses relations et sa fortune au service des œuvres d’art que le moine puritain Savonarole poussait la foule à brûler en place publique à Florence. Il aurait ainsi préservé dans une crypte cachée nombre de manuscrits, de peintures et de sculptures héritées de l’antique. Tout le livre, écrit en cinq langues, latin, italien, hébreu, arabe et grec (avec quelques faux hiéroglyphes égyptiens en sus et 172 gravures sur bois), est un message codé suivant la règle de quatre. Celle-ci stipule de choisir une lettre pour commencer (à deviner) puis de poursuivre le décryptage en prenant la lettre qui se situe quatre colonnes à droite, puis deux colonnes en haut, enfin deux lignes à gauche – et ainsi de suite. Des gravures érotico-sadiques montrent un gamin nu fouettant deux femmes à poil avant de les décapiter puis de donner leurs restes aux fauves. Et ce n’est pas Cupidon… Qui est-ce ?

Paul reprend les travaux du père de Tom, qui s’est tué en voiture avec son fils à bord lorsqu’il avait 15 ans. Tom ne s’en est jamais vraiment remis, une jambe abîmée et l’âme meurtrie par l’obsession de son père qui l’a empêché de vivre et a bousillé son couple comme sa famille. S’il aide Paul, qui a besoin de l’esprit des autres pour résoudre les énigmes, Tom est amoureux de Katie et ne veut pas que sa relation en souffre. Pour son malheur, chaque étape réussie de Paul le fait retomber dans la fièvre de la découverte et il néglige Katie qui, pourtant, l’attend, aidée de Gil.

Ce dernier, beau play-boy charmeur fils de trader newyorkais, est président de l’Ivy club à l’université et aide ses protégés. Il est flanqué de Charlie, grand Noir athlétique qui fait ambulancier avant de se lancer en médecine. Paul, orphelin, ne sait pas que son professeur Bill Stein et son directeur de thèse Vincent Taft conspirent pour s’approprier ses travaux – et découvrir le contenu fabuleux de la crypte scellée dont parle Colonna. L’endroit secret où il a rassemblé les trésors sauvés des griffes de l’obscurantiste Savonarole, écolo précurseur qui veut jeter la science au profit de la foi. Richard Curry, le mentor de Paul, les tue au long de l’ouvrage, ponctuant d’une note policière ce roman d’énigme.

Un brin bavard et lent à démarrer, ce thriller universitaire écrit à deux nous fait découvrir la vie quotidienne d’une école supérieure privée américaine de prestige, où les relations sociales comptent plus que le savoir transmis malgré les six millions de livres en bibliothèque et les 92 000 œuvres d’art. 65 prix Nobel et 3 présidents américains en sont sortis depuis sa création en 1746… ainsi qu’un acteur de Superman.

Princeton célèbre l’humanisme, symbole de la Renaissance, et s’oppose au puritanisme, incarné par Savonarole hier et par les sectes chrétiennes, islamiques et écolos aujourd’hui. Le nouveau millénaire, qui commence avec le XXIe siècle, choisira-t-il les forces de vie ou celles de mort ? Paul explique : « Savonarole fustige le carnaval. (…) Il clame qu’une force plus puissante que les autres contribue à la corruption de la ville. Cette force enseigne aux hommes que l’autorité païenne peut prendre le pas sur la Bible, qu’on peut vénérer la sagesse et la beauté dans ses manifestations les plus impies. Elle pousse les hommes à croire que la vie se résume à une quête du savoir et du bonheur terrestre, ce qui les détourne de la seule chose qui compte vraiment : le salut. Cette force, c’est l’humanisme » p.282. Les religions, ces cancers de l’âme humaine, détruisent la curiosité et l’initiative, incitant à croire plutôt qu’à chercher, à subir plutôt qu’à se libérer et à obéir plutôt qu’à exercer sa responsabilité.

C’est peut-être au fond le message de ce livre.

Ian Caldwell et Dustin Thomason, La Règle de quatre (The Rule of Four), 2004, Livre de poche 2006, 448 pages, €8.74, occasions à partir de €0.90

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La Déchirure de Roland Joffé

La guerre du Vietnam bat son plein sous Nixon mais un bombardier B52, par une erreur de calcul, largue des bombes sur une ville frontalière du Cambodge. C’est le début de la révolte des Khmers rouges contre les Américains, les Occidentaux et tous les citadins, considérés comme corrupteur de la pureté native du paysan Khmer. Ce long film britannique analyse les conséquences de l’inconséquence militaire américaine, le vidage manu militari des villes, le camp d’extermination et les camps de travail rouges, mais aussi l’antidote que représente alors la presse, ce « quatrième pouvoir » qui allait bientôt virer Nixon de la présidence. A sa sortie, le film a fait choc car il n’y avait encore ni chaînes d’infos en continu ni évidemment l’Internet et l’utopie maoïste faisait encore un peu rêver les intellos de bureau.

Sydney Schanberg (Sam Waterston) est journaliste au New York Times, il s’est pris d’amitié pour son assistant cambodgien efficace Dith Pran (Haing S. Ngor) qui se débrouille toujours pour l’aider à trouver un transport ou un informateur. Il travaille avec le photographe Al Rockoff (l’ineffable John Malkovich) et a lié amitié avec le journaliste britannique au Sunday Times Jon Swain (le blond Julian Sands). Le film s’inspire de l’histoire vécue de Sydney Schanberg, prix Pulitzer du journalisme en 1976. De quoi se poser la question de l’exploitation par un grand reporter de son correspondant local. Même si « Sydi » (surnom que lui donne Pran) fait évacuer la famille cambodgienne de son ami par les hélicoptères des Marines américains, il garde Pran auprès de lui car il est trop précieux. Ou plutôt il lui laisse « le choix », ce qui revient à le choisir lui, par fidélité, amitié et conscience professionnelle. Une fois Pran expulsé de l’ambassade de France, où les derniers occidentaux ont trouvé refuge après l’invasion de Phnom Penh, et malgré la tentative de faire un faux passeport pour Pran de la part de Rockoff et de Swain – la photo est mal fixée -, le Cambodgien est expédié en camp de travail où il doit se « purifier » en piochant des champs et plantant du riz. Il a quand même sauvé la vie des journalistes en traduisant aux illettrés Khmers venus des campagnes qui ils étaient.

La dictature de Pol Pot qui s’installe est à la fois fanatique et inhumaine. Pas mal pour des communistes qui se revendiquent de l’utopie de Marx de réconcilier l’homme avec sa nature ! Aidés par Mao, le régime Khmer rouge est tenu d’une main de fer par l’Angkar, « l’Organisation », aussi robotisée que dans 1984. de Pol Pot, le chef suprême de cette clique, croit à la corruption sociale, à l’influence délétère des villes et de la culture (forcément « bourgeoise ») et il tient à embrigader comme Staline les enfants dès leur plus jeune âge pour dénoncer les déviants et les anciens bourgeois qui se cachent dans leurs rangs.

Chacun peut constater que les écolos politiques français d’aujourd’hui ne sont pas très loin de tenir le même langage avec leur retour à la terre et leur haine du progrès au nom du Complot des élites urbaines – et n’oublions pas « capitalistes ». La scène du film où le chef du camp de travail en appelle aux « anciens professeurs, interprètes, médecins, parce que le Parti a besoin de vous » est un morceau d’anthologie du mensonge d’Etat et de la langue bifide de tous les « révolutionnaires ». Ceux qui se « dénoncent », croyant se réhabiliter, sont emmenés loin des autres, enchaînés puis expédiés à l’arme blanche. Le Parti a besoin en effet d’éradiquer par le massacre toutes les têtes pensantes et tous les cultivés afin d’assurer son pouvoir sans partage sur les ignares et les brutes – « parce que le royaume des cieux est à eux », disait-on dans le temps. Le marxisme, même revu et tordu par le Géorgien Staline puis par le Chinois Mao a en effet de claires racines bibliques. Le film montre combien les petits chefs règnent par la terreur, combien chacun cherche à se faire bien voir de ses supérieurs par une brutalité plus grande, combien les enfants-soldats sont encore plus inhumains que les adultes. Le camp d’extermination de Choeung Ek – les « Killing Fields » du titre anglais du film – est digne des pires camps nazis. Et un autre morceau d’anthologie montre Pran, qui s’est échappé, marcher parmi les cadavres par milliers…

Pran sera repris, mais par d’autres Khmers rouges, et son commandant de camp, qui l’a adopté comme serviteur pour lui et son tout jeune fils, cherche à le faire craquer en lui posant à l’improviste une question en français. « Tu as vécu à Phnom Penh, tu parles donc le français ». Il le surprendra à écouter la radio en langue française et désormais le teindra à merci. Mais c’est pour lui avouer qu’il ne cautionne pas les dérives du parti et qu’il craint pour l’avenir du pays comme pour sa vie. Puisqu’il est tombé amoureux du garçonnet de 5 ans, il le lui confie pour qu’il fuie vers la Thaïlande, avec quelques dollars et une carte sommaire. Un bombardement vietnamien (venu pour aider la minorité Viêt persécutée par les Khmers rouges) permet à Pran de fuir avec quelques autres et le gamin. Mais l’itinéraire est long, chacun part de son côté, et son dernier compagnon, qui porte le petit garçon, marche sur une mine antipersonnelle. Le gamin est tué, ce qui désole Pran, mais il suit son chemin vers le camp de réfugié côté thaï. C’est de là qu’il prévient Sydney à New York.

Le film date de 1984 (date symbolique en souvenir d’Orwell) mais relate des faits survenus entre 1973 et 1976, soit il y a près d’un demi-siècle – la préhistoire pour les spontanéistes nés avec le mobile vissé à l’oreille du nouveau siècle. Il montre combien la civilisation des années 1970 était encore celle du papier : il y en avait partout, et pas seulement pour circuler avec passeports et visas mais aussi pour taper un article (sur feuilles) qui sera faxé (donc recopié sur d’autres feuilles) ou télexé (régurgité sur listings à picots) avant d’être imprimé (sur le journal). Mais l’indépendance d’esprit et la réflexion étaient à ce prix et il n’est pas sûr qu’elles subsistent aussi fort aujourd’hui dans la civilisation numérique de l’instant où le délai d’information est tellement raccourci qu’une info chasse l’autre.

Un très grand film que j’ai vu au moins quatre fois depuis sa sortie ; il rappelle à chaque fois combien toute utopie est mortifère, quelle que soit ses « bonnes » intentions au départ.

DVD La Déchirure (The Killing Fields), Roland Joffé, 1984, avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Movinside 2018, 2h21, €10.96 blu-ray €40.63

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Le monde vu de Moscou

Jamais la Russie ne m’a paru si loin de l’Europe. Je croyais jadis qu’une certaine culture commune existait, faite de christianisme, de littérature, d’histoire conjointe voire d’affinités ethniques. Il s’avère qu’il n’en est rien, du moins sous Poutine. Mais comme il est élu (malgré les fraudes probables) avec un pourcentage si élevé et une popularité forte (en baisse dans les villes), il représente le point de vue russe sur le reste du monde. J’ai pu m’en rendre compte par moi-même en Ukraine, en Crimée, à Saint-Pétersbourg, lorsque je m’y suis rendu ces dernières années.

Aussi l’extrême-droite (et une bonne part de la droite traditionnelle) se trompent – comme d’habitude – sur la « Sainte » Russie conservatoire de la tradition. Comme tous les idéologues, ils prennent leurs désirs pour des réalités. Trump en est l’exemple outré, mais « croire » plutôt que de « voir » est le lot de quiconque est persuadé à l’avance d’avoir tout compris et d’avoir forcément raison. Alain Besançon, dans les années 1970, l’avait déjà dit contre la gauche béate en communisme : la Russie (hier l’URSS) a ses propres intérêts d’Etat et elle ne représente en rien une culture « originelle » qui permette de ressourcer une Europe affaiblie par la mondialisation et le métissage culturel.

Il faut relire Jules Verne, bien plus réaliste que maints commentateurs géopoliticiens (chroniqué sur ce blog) : la Russie est à cheval sur l’Asie et a été soumise longtemps aux cavaliers des steppes mongoles. Elle n’est donc qu’en partie européenne, une partie forcée par les élites emmenées par Pierre le Grand, mais qui ne touche guère en profondeur le peuple. Saint-Pétersbourg est la vitrine, pas le pays, tout comme Saint-Germain des Prés n’est que la facette intello bobo de la France. L’Eurasie est une conception du monde avant d’être une politique, celle trop vague de Vladimir Poutine pris entre l’étau de l’OTAN et celui d’une Chine en plein essor de puissance.

Jean-Sylvestre Mongrenier a le mérite de replacer tout récemment les choses en chercheur dans les 550 entrées de son Dictionnaire. Docteur en géopolitique, chercheur associé à l’Institut Thomas-More, il est professeur agrégé d’histoire et chercheur à l’Institut français de géopolitique.

La Russie n’a pas d’affinités électives : répétons-le, elle n’a que des intérêts d’Etat. L’ex-communiste colonel du KGB n’a rien d’un chrétien, même s’il affiche son soutien à l’église orthodoxe. Cet appareil est le pendant populaire du parti communiste pour les élites russes actuelles : on s’en sert pour canaliser le peuple. C’est mieux que l’opium aux Etats-Unis qui fait que la population se rêve héroïne. Pas de solidarité chrétienne avec l’Arménie chrétienne (où je me suis rendu aussi) – mais le cynique intérêt stratégique d’aider le Haut-Karabagh pour s’implanter militairement au Caucase, et l’intérêt stratégique de soutenir la Turquie en enfonçant un coin dans l’OTAN affaibli par un paon ignare à la tête des Etats-Unis. L’essentiel est que l’armée russe soit déployée dans chaque Etat du Caucase : en Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud), en Arménie (base de Gumri), en Azerbaïdjan (Haut-Karabakh). La Russie de Poutine, jamais en reste de placer ses pions, a obtenu un statut d’observateur au sein de l’Organisation de la Coopération Islamique… Car elle se veut une puissance globale, de même niveau que les Etats-Unis et la Chine, malgré sa démographie déclinante, son économie bananière et sa rigidité de gouvernement.

La fameuse Russie « de l’Atlantique à l’Oural », souvent citée car énoncée par de Gaulle, n’est pas une invention du grand homme, nous apprend Mongrenier. Elle a été émise au XVIIIe siècle par Tatitchev, le géographe de Pierre le Grand et visait à poser le souverain de toutes les Russies en égal des souverains européens à la tête d’empires outre-mer. Aucune solidarité d’origine, de culture ni de destin commun à toute l’Europe dans cette expression purement géopolitique.

Les Etats n’ont que des intérêts, pas « d’amitié ». Moscou a félicité Hitler en 1940 lorsque la France s’est effondrée : le pacte germano-soviétique, longtemps occulté par « nos » communistes qui ne voulaient plus le voir, était une réalité d’intérêts partagés. Mais le « traité d’amitié et de coopération du 28 septembre 1939 » avec l’Allemagne, qui faisait suite au « pacte » du 23 août, n’a pas empêché Hitler de se retourner contre son « ami » dès 1941. La politique spectacle à laquelle nous sommes habitués depuis Mitterrand – depuis que les radios sont « libres » et l’audiovisuel éclaté au profit d’intérêts purement commerciaux d’audience – ne peut plus comprendre ce qu’est une politique de puissance. Pourtant Trump et l’Amérique même sous Obama ou Clinton, nous montrent la réalité. Poutine est de la même eau, tout comme Xi Jinping et Erdogan. Blablater à la Macron sur « l’amitié » ou la solidarité européenne de la Russie, ou encore sur son appartenance chrétienne en contraste avec l’islam, n’a aucun sens. Cela ne pourrait en avoir – et encore, provisoirement – que si la Russie était envahie par des hordes islamiques ou des divisions chinoises, mais cela ne paraît pas pour demain.

Ce qui compte aujourd’hui pour Poutine et le pouvoir russe (même sans Poutine) est de renverser l’ordre international imposé en 1945 puis étendu à l’Europe centrale et orientale après la chute du Mur. Poutine se veut le nouveau rassembleur des « terres russes » et il profite de toute faiblesse occidentale pour rattacher des territoires par la force armée : en Géorgie, en Ukraine pour le moment. Les agitations pro-russes dans le Donbass en Ukraine, la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, constituent des points d’appui pour de futures entreprises militaires quand l’occasion fera le larron.

La Russie partage avec la Chine l’impression du Déclin de l’Occident, tout comme Oswald Spengler l’avait pointé en 1918. Je l’ai évoqué sur ce blog pour son livre L’homme et la technique paru en 1931 juste après la crise de 29. Les vantardises du clown à la Maison-Blanche, tout comme les mensonges vantards des conservateurs britanniques, les y encouragent nettement.

Jean-Sylvestre Mongrenier, Le monde vu de Moscou – Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique, 2020, PUF, 676 pages, €29.50 e-book Kindle €22.99  

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Joseph Kessel, Le lion

Ce roman m’avait ému et captivé lorsque je l’ai lu pour la première fois à 14 ans, âge d’extrême  sensibilité. Il réunissait alors tout ce qui avait enchanté mon enfance : la nature vierge, les animaux sauvages, l’amitié et l’amour, le courage et l’honneur, l’orgueil et la tragédie…

Le narrateur, un double de l’auteur sans le dire, visite le parc royal d’Amboseli au Kenya alors sous protectorat anglais. Il s’éveille au matin avec un tout petit singe apprivoisé, Nicolas, qui lui soulève une paupière pour voir s’il dort, puis rencontre sur la véranda une gazelle minuscule qui vient lui lécher la main, Cymbeline. La nature lui est propice et il va à la rencontre de la vie sauvage qui s’ébat au loin dans la savane… jusqu’à ce qu’il soit brutalement arrêté par une voix atone qui lui dit stop. C’est celle d’une petite fille de 10 ans, Patricia, la fille de l’administrateur du parc John Bullit.

Vêtue d’une salopette pâle, coiffée en boule comme un garçon, la fillette sait parler plusieurs langues africaines et le langage des animaux. Elle est la vie sauvage personnifiée, la fierté de son père que son passé de chasseur n’a jamais conduit à connaître cette harmonie. Patricia est tombée dans la nature toute petite, élevée avec un lionceau gros comme le poing qui vagissait dans un buisson. La boule de poils est devenue grand lion adulte, nommé King évidemment. Il est reparti vers la savane mais ne manque jamais, chaque jour sous un arbre, de venir saluer Patricia et parfois son père qui l’a sauvé et dont il se souvient.

Mais l’humain dans la nature n’est pas un animal comme les autres, contrairement à ce que croit encore naïvement Patricia, restée enfant (et les écolos urbains). Outre qu’il est un singe nu qui doit à son industrie de pouvoir se nourrir, se protéger et se vêtir, l’être humain dépend des autres, de la horde sociale et de ses rites, pour exister. Même la tribu masaï, qui vit de presque rien, d’un troupeau de vaches étiques nomades et de huttes éphémères de branchages et de bouses, possède sa culture hors nature et ses traditions d’initiation. Tel est le tragique de cette histoire qui finit mal. Le bonheur harmonique avec la vie sauvage n’est pas possible, malgré les utopies naturistes et écologiques. L’humain est social, il doit aménager son milieu et se faire reconnaître des siens.

Patricia se trouve donc écartelée entre une mère, Sybil, qui veut la civiliser comme elle-même le fut en pension convenable pour qu’elle puisse tenir son rang dans la société anglaise de son temps, et l’éphèbe masaï Oriounga qui doit tuer un lion selon les traditions de sa tribu pour devenir homme. L’Anglaise et le Masaï sont les deux extrêmes de l’existence humaine entre lesquels Patricia fait encore candidement le grand écart. Par amour pour sa mère, elle apprend bien ses leçons et regarde les photos de sa jeunesse civilisée ; par défi pour le guerrier noir, elle se pavane avec son lion et le provoque, car il veut l’épouser selon les coutumes de sa tribu qui marie les filles dès 9 ou 10 ans. La « sauvagerie » (avec des milliers d’années de traditions derrière elle) et la « civilisation » (avec son progrès, un niveau de vie amélioré mais une prédation de plus en plus massive et brutale) s’affrontent dans un processus tragique dont le père, un hercule à toison rousse qui lutte par jeu avec le lion, est le point de bascule.

John Bullit (de bull, le taureau ou le mâle) est heureux d’observer les animaux et de voir sa fille heureuse ; mais il aime sa femme et est malheureux de voir son angoisse pour l’avenir telle une Cassandre qui prédit le pire (Sybil est une sybille). Patricia de son côté (de pater, le père), éprouve un amour incestueux pour son papa qu’elle reporte sur son lion ; ils ont tous deux la même toison solaire et la fillette fourrage et s’agrippe à la poitrine velue de son père dépoitraillé en permanence par excès d’énergie, tout comme elle fourrage et s’agrippe à la crinière de King. Petite femelle, elle fait des deux ce qu’elle veut. Jusqu’au drame.

Car l’enfance ne sait pas que le monde sauvage n’est pas le monde civilisé, que l’univers animal n’est pas celui de l’humain, que les pulsions naturelles peuvent tuer. A force d’exciter par jeu le lion et le morane, orgueilleux de sa jeunesse élancée et superbe mâle de sa tribu, elle suscitera l’affrontement inévitable entre Oriounga et King et les deux seront tués. Le Masaï par le lion, le fauve par le gardien du parc John, dont la morale comme la loi est de préserver avant tout la vie humaine. Décillée d’un coup, sortant brutalement de l’enfance, Patricia choisira la pension à Nairobi et exigera que ce soit le narrateur, en médiateur neutre comme le chœur antique, qui l’y emmène. L’illusion enfantine « du temps où les bêtes parlaient », dont Disney fera une guimauve yankee, se dissipe. Le tragique est que, pour devenir humain, il faut quitter le naturel sauvage.

L’enfant est allée trop loin et la réalité des choses et des êtres lui rappelle les limites, tel un couperet : la démesure est ce qui perd les humains dans toutes les civilisations. Le morane a outrepassé ses facultés magnifiques en affrontant seul le lion alors que la tradition le voulait en bande ; la fillette a cru pouvoir manipuler King pour affirmer son pouvoir sur les mâles sans percevoir le jeu dangereux auquel elle se livrait. Pour la première fois, devant King et Oriounga, elle a peur ; elle apprend ce qu’est la mort. La liberté n’est jamais totale mais doit composer avec les autres et le milieu. Patricia n’est pas une lionne qui élève, fraternise, épouse un lion, mais une fille des hommes qui doit faire sa place parmi les siens ; Oriounga n’est pas le nouvel Hercule masaï vainqueur du lion de Némée mais un éphèbe solitaire que son orgueil châtie. Des deux côtés, le péché originel est l’orgueil : celui de coucher avec son père pour Patricia, celui de tuer le père pour Oriounga. Une balle tranchera le nœud gordien, principe de réalité qui rappellera à tous qui est le vrai père et le gardien. Ce n’est la faute de personne mais une destinée tissée des actes de chacun, « provoquée, appelée, préparée d’un instinct têtu et subtil » p.1121 Pléiade.

Je n’avais pas perçu tout cela à 14 ans bien sûr, mais cet arrière-plan profond agissait dans ma conscience sans que je le soupçonne. Par-delà l’aventure d’une fillette de 10 ans dans la savane, au-delà de son amour avec un lion, tous les grands mythes humains se profilaient : le paradis terrestre, le péché d’orgueil ou la démesure, le processus de civilisation, le courage et la peur.

Issu de son voyage au Kenya en 1954 raconté dans La piste fauve, Kessel a eu l’idée de ce roman tragique par l’histoire d’un amour entre une fillette et un lion racontée par l’administrateur réel du parc Amboseli, le major Taberer. Il change les physiques et les caractères comme les noms, il les enrobe d’une fiction romanesque et de son admiration d’enfance pour le lion – et les ouvre à l’universel. Mais la base est bien réelle, comme toujours chez Kessel. C’est ce qui fait le pouvoir de ses œuvres et son envoûtement : il dit vrai.

Joseph Kessel, Le lion, 1958, Gallimard Folio 1972, 256 pages, €9.95

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

Film américain de 1962 sur YouTube (en anglais et sans sous-titres, contrairement aux annonces à la Trump) une jolie fillette mais préférez le livre

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