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Usual Suspects de Bryan Singer

Un navire amarré au port de San Pedro en Californie est incendié, et 27 personnes tuées lors d’un massacre. Seulement deux survivants, un Hongrois à l’hôpital (Morgan Hunter), gravement brûlé, qui se fait appeler Koskoskoskos, et Roger « Verbal » Kint (Kevin Spacey), petit escroc handicapé. L’agent des douanes Dave Kujan (Chazz Palminteri) vient de New York pour l’interroger à propos d’une supposée cargaison de drogue dans le bateau pour 91 millions de dollars.

Verbal, dont le surnom vient de ce qu’il parle beaucoup, mais sans « balancer », raconte. Ils étaient cinq, Keaton (Gabriel Byrne) et lui, aux côtés de Michael McManus (Stephen Baldwin), Fred Fenster l’extravagant à chemise ouverte et verbe haut (Benicio del Toro) et Todd Hockney (Kevin Pollak), présentés à un tapissage. Ils ont été arrêtés comme suspects habituels pour détournement de camion auquel ils nient avoir participé. « Ça ne s’arrêtera jamais ! » s’exclame Keaton qui s’est rangé des voitures sous le métier de financier – une autre façon d’escroc, plus respectable au pays de l’Oncle Sam. Relâchés grâce à l’avocate Edie (Suzy Amis), petite-amie de Keaton, McManus propose de se venger de la PD de New York en braquant l’une de leurs voitures qui sert de taxi à des trafiquants d’émeraudes, avec pot-de-vin à une cinquantaine de flics corrompus. Ils vont ensuite se mettre au vert en Californie, où un certain Redfoot (Peter Greene), qui refourgue les cailloux verts, leur propose un autre deal. Keaton est réticent, mais finit par accepter, poussé par la bande.

Dans le parking en sous-sol d’un hôtel, ils braquent le bijoutier censé détenir une fortune dans sa valise, mais celui-ci refuse de la remettre ; il est descendu. Puis les gardes du corps pour éviter les témoins. Las ! Dans la valise, point de bijoux, mais de l’héroïne. Ce n’était pas le deal. Après une altercation avec Redfoot, celui-ci révèle qu’il s’agissait d’un test organisé par un avocat du nom de Kobayashi (Pete Postlethwaite), qui prétend être un représentant de Keyser Söze, un chef de bande turc émigré aux USA qui épouvante tout le monde du crime. La légende prétend qu’il a lui-même tué toute sa famille devant une bande de Hongrois venue lui faire renoncer à son territoire, sa femme et ses enfants dont son petit garçon, par orgueil de ne rien céder. Puis, implacable, il a descendu tous les Hongrois, leur famille avec femmes et enfants, leurs amis, mis le feu à leurs entrepôts, magasins et cafés, en bref la terreur. C’est ce que raconte Verbal Kint à l’enquêteur des douanes. « C’est le diable ! »  conclut-il, en ajoutant, finaud en citant sans le savoir Baudelaire, « la plus belle ruse du Diable est de vous faire croire qu’il n’existe pas ». Ce n’était pas si bien dire, Kujan s’en apercevra trop tard. La police a un dossier sur ce Söze, mais il est insaisissable et la rumeur dans le Milieu veut qu’il s’abrite derrière une brochette de subalternes qui travaillent pour lui souvent sans le savoir.

Kobayashi déclare à Keaton et sa bande qu’ils ont, sans le vouloir, volé son argent par leurs braquages précédents et que, pour se racheter, il leur faut détruire une cargaison de drogue de 91 millions de dollars dans le port de San Pedro pour se venger des Hongrois. La came détruite avec le bateau et la bande qui le convoie, les dollars du paiement seront à eux et ils seront quitte. Keaton ne le croit pas, Fenster fuit et Kobayashi le tue avant d’être menacé à son tour d’être éliminé, jusqu’à ce qu’il les emmène à son bureau. L’avocate petite-amie Edie discute d’un arrangement d’extradition ; elle sera otage jusqu’à leur mission accomplie.

Ils sont donc forcé de le faire. Pas simple, le bateau est gardé par toute un clan d’Argentins passeurs de drogue et de Hongrois acheteurs. Chacun son rôle dans la bande de Keaton, le tireur d’élite et ceux qui s’avancent vers l’équipage avant de monter à bord. Le fusil à lunette fait plop, les fusils-mitrailleurs crachent, les pistolets aboient. Les hommes du bateau sont un à un descendus. Mais « pas de coke à bord ! » s’exclame Keaton. Seulement un prisonnier : les Argentins avaient l’intention de vendre Arturo Marquez aux Hongrois, un passeur qui a échappé aux poursuites en prétendant qu’il pouvait identifier Söze. Verbal, parce qu’handicapé, reste sur le quai en vigie ; Keaton lui ordonne de prévenir Edie si tout tourne mal. A lui aussi de piloter le van contenant les 91 millions. Verbal déclare avoir vu un assaillant invisible tuer Hockney, McManus, Keaton et entendu descendre un prisonnier dans une cabine. L’homme en contre-jour, à long manteau et chapeau, met alors le feu au cargo. C’est toujours Verbal qui raconte.

Kujan en déduit que Keaton était en fait Keyser Söze et qu’il a organisé l’attaque du bateau pour assassiner Marquez et simuler sa mort afin de changer de vie, avec le seul Verbal comme témoin. Il ne sera ainsi plus le suspect habituel qu’on arrête quand se passe un casse. Même sa petite-amie Edie a été tuée, reflet des mœurs du Turc implacable. Mais Söze veut dire « trop parler » en turc, autrement dit Verbal. Celui-ci a finalement avoué que Keaton était derrière tout, allant dans le sens de Kujan. Il lui a dit ce qu’il voulait entendre – c’est ainsi que le storytelling (la belle histoire) est crue par ceux qu’elle manipule. Les fausses vérités deviennent des vérités « alternatives » parce qu’on a envie d’y croire, et Trompe poussera la tromperie jusqu’à des sommets. L’Amérique y est déjà préparée par le monde d’illusions qu’elle ne cesse de créer, de la fausse liberté qui n’est que celle du fric à la fausse consommation qui n’est que malbouffe et mode éphémère, à la fausse générosité humanitaire qui n’est qu’impérialisme préparant la prédation des ressources.

Verbal refuse de témoigner au tribunal et est libéré sous caution. Kujan, en laissant errer son regard sur le panneau d’affichage encombré de notes et d’images du sergent qui lui a prêté le bureau, s’aperçoit que tous les noms cités par Verbal étaient sous ses yeux. Kobayashi était par exemple le fabricant de la tasse à café… Il comprend qu’il s’est laisser prendre par la « belle histoire » et qu’il a été intégralement enfumé. Il se précipite dehors pour rattraper l’handicapé, mais celui-ci a repris une marche normale et son complice, le faux Kobayashi, le prend en Jaguar pour l’emmener vers sa nouvelle vie. Pendant ce temps, un fax parvient à la brigade, représentant le portrait-robot de « Söze » tracé par les descriptions du Hongrois brûlé à l’hôpital : c’est… Suspense !

Tout en retours en arrière tissés par la narration de Verbal, le film permet de découvrir à mesure les couches de tromperie et de fake news, révélées dans la violence, avant le retournement final en beauté. Qui, ailleurs qu’au pays de l’arnaque, aurait pu réaliser un meilleur film sur l’arnaque ? C’était le film préféré de François Hollande, expert en manipulations socialistes, ainsi qu’il l’a déclaré à Nantes le 20 juin 2019 au festival SoFilm SummerCamp.

DVD Usual Suspects, Bryan Singer, 1995, avec Chazz Palminteri, Gabriel Byrne, Kevin Pollak, Pete Postlethwaite, Stephen Baldwin, MGM United Artists 2020, vo anglais doublé français, 1h42, €9,99, Blu-ray vo anglais sous-titré français ou néeerlandais, 20th Century Fox 2007, €19,66

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Very bad trip de Todd Phillips

Un titre en anglais pour la « traduction » française… Miroir de la colonisation mentale des intellos par l’univers yankee. Il est vrai que le titre américain The Hangover (gueule de bois) ne dit pas grand-chose de l’histoire au public. En fait, des amis veulent enterrer la vie de garçon de l’un des leurs par une virée in extremis pour deux jours à Las Vegas, la ville de tous les vices. D’où le « très mauvais voyage » (ou très mauvais « trip ») en français.

Doug (Justin Bartha) le futur marié, se voit confier par son beau-père une Mercedes ancien modèle, rutilante et puissante. Il doit en prendre soin, une sorte d’initiation pour prendre soin de la fille. Les voilà donc partis sur l’autoroute, lui seul au volant, il l’a promis. Ses amis sont Phil Wenneck (Bradley Cooper), professeur en collège, Stu Price (Ed Helms), qui se dit constamment « médecin » alors qu’il n’est que dentiste, et qui veut se marier avec sa compagne autoritaire et inquisitoriale Melissa. Plus le futur beau-frère Alan (Zach Galifianakis), gros et maladroit. Tous choisissent de prendre une suite au Caesars Palace, juste pour une nuit.

Dès le premier soir, transgression : la montée (interdite sauf au personnel) sur le toit. Il s’agit de contempler la ville illuminée, d’avoir le monde à ses pieds. Alan, qui n’en rate jamais une, leur offre une liqueur allemande, la Jägermeister à base de plantes médicinales, afin de ne jamais oublier la nuit qu’ils vont passer. Il a mis subrepticement une drogue dans la liqueur, qu’il croit de l’ecstasy et qui se révélera du rohypnol qui inhibe la mémoire à court terme, aussi appelé la drogue du viol. Il vont donc tout oublier de cette fameuse nuit. Il paraît que c’est une histoire vraie, un producteur au matin qui s’éveille avec une note de bar à putes pharamineuse. Bof ! Pas une idée de génie.

Dans la suite en bordel le lendemain de cuite, tous sont nauséeux, ils ne se souviennent de rien : le trou noir, une nuit blanche – comme on dit d’une zone blanche qui ne capte rien. Le dentiste a perdu une dent, un vrai tigre rugit dans la salle de bain et Doug à disparu. En le cherchant, Alan trouve un bébé dans le placard. A qui est-il ? Ils ne peuvent l’abandonner tout seul mais, au lieu de le confier à l’hôtel, Alan s’en empare et le trimballe, mimant même une branlette avec le bras du bébé. Pas très fin… Phil s’aperçoit qu’il porte un bracelet d’hôpital et ils y vont pour en savoir plus sur leur nuit et la disparition de Doug, mais le voiturier leur amène une voiture de police. Gag à gros sabots.

Le médecin leur dit que Phil avait une « légère commotion cérébrale », qu’ils revenaient d’un mariage express, spécialité de Las Vegas où « tout est possible », dans une chapelle tout en rose – et payante : chez les Yankees, tout se paye. Stu s’y est marié volontiers avec Jade, une jeune pute des hôtels ; il lui a même donné l’alliance de sa grand-mère juive, rescapée de l’Holocauste. Dérision lourdingue. Il paye pour se démarier, mais doit retrouver la fille qui doit consentir. Survient alors un SUV noir d’un gang chinois qui veut les braquer. Fuite dans la voiture de police, direction l’adresse de la récente mariée. Toujours avec le bébé – qui est en fait le sien. Irruption des flics, qui arrêtent les trois amis. Méli-mélo de menottes, gag avec les écoliers qui testent sur eux le teaser, libération par intérêt mutuel. Les flics en gros cons, ça fait toujours rire, surtout s’il y a sur les deux un Blanc niais et une Noire énorme qui joue l’autorité (inversion des rôles).

Leur Mercedes est à la fourrière ; ils la récupèrent mais entendent des coups dans le coffre. C’est Doug ? Non, c’est un Chinois tout nu qui jaillit et les agresse avant de s’enfuir. Dans leur suite les attendent deux gros Noirs dont Mike Tyson, à qui appartient le tigre. Il descend – à la Tyson – d’un coup de poing Alan avant de discuter : les autres doivent rapporter la bête à la vaste propriété, sous peine de pire. Pas simple d’amadouer un tigre. Alan, réveillé, use des petites pilules pour en fourrer une entrecôte que le tigre avale en quelques coups de dents ; une fois endormi (pas très bien), il est transporté dans la Mercedes, mais se réveille avant l’arrivée et donne des coups de patte ; ils doivent pousser la bagnole et sont en retard. Un gag de cirque. Les caméras de surveillance montrent comment ils ont emmené le tigre en laisse, trop bourrés pour en avoir peur – le tigre donc en confiance, car il n’est agressif que devant quelqu’un qui a peur (du moins on le suppose).

Au retour, la belle Mercedes dont ils devaient prendre soin est enfoncée par le gros 4×4 noir du gang chinois, dont le tout nu jailli du coffre. Il leur apprend qu’il est Monsieur Chow et qu’il veut récupérer sa sacoche avec 80 000 $ gagné par lui lors d‘un jeu au casino la nuit précédente avec la bande des quatre. Doug était donc avec eux à ce moment-là. Mais ils n’ont pas le fric ; Chow leur donne 24 h pour leur rendre Doug contre les dollars (deal). Alan retrouve le livre qu’il a apporté et étudié pour gagner au black jack : c’est « simple », il faut compter les cartes. Il gagne les dollars, ils retrouvent Chow dans le désert de Mojave, il leur livre Doug sous cagoule… qui se révèle être un autre Doug, le dealer noir qui a vendu le rohypnol au lieu d’ecstasy. Rebondissement et retour à la case départ. Où est Doug ? Le vrai.

Phil, le moins con des trois qui restent, pense à un jeu d’ado qu’ils ont fait à Doug en colo : l’emmener endormi se réveiller sur la jetée du lac. Peut-être ont-ils agi de même cette nuit-là ? De fait, ils le retrouvent sur le toit de l’hôtel, incapable de descendre car la porte se referme automatiquement si elle n’est pas bloquée. Il a des coups de soleil, ayant dormi comme une brute en plein air, assommé par la drogue et l’alcool durant une partie de la matinée. Juste le temps de rentrer à Los Angeles pour le mariage, qui a lieu trois heures plus tard.

La Mercedes cabossée fonce, la bande commande par téléphone une livraison sur autoroute des costumes de pingouin nécessaires pour la cérémonie, qu’ils enfilent devant tout le monde au bord de la route, et ils arrivent à temps. Mariage de Doug, rupture de Stu avec son cerbère femelle, retrouvaille de son petit garçon par Phil. Alan, toujours lui, a trouvé un appareil photo numérique dans une poche. Il révèle les clichés de la nuit blanche. Une horreur sexuelle et alcoolisée, tous les péchés prohibés par le puritanisme yankee. « On les regarde une fois, et on efface tout » ! Comme une confession catholique (non pratiquée en pays protestant – gag pour intello).

Un film pour mecs, un humour américain de chambrée, lourdingue avec ses équivoques sexuels et ses stéréotypes racistes. Alan est pédé, slip ouvert sur l’arrière, demandant à Doug de ne jamais parler de ce qu’ils ont fait entre eux jeunes ados, interdit d’approcher une école ou un parc de jeux pour enfants à moins de 50 m, s’ébattant avec le mafieux chinois tout nu durant la nuit blanche. Stu est le dentiste juif de caricature, porté toujours à en faire trop, jusqu’à s’arracher soi-même une dent de devant, soumis à la Mère juive, ici sa compagne Melissa depuis trois ans qui le régente et le surveille. Le dealer est évidemment noir, tout comme l’excessivement riche et violent Mike Tyson (qui joue son propre rôle). Le mafieux ne peut être que chinois – cruel et tapette. Doug est le plus beau de la bande, donc le plus bizuté par ses copains depuis l’âge tendre. Il va entrer dans la norme (mariage et belle-famille), et ses copains en profitent une dernière fois. Phil, le prof de collège, est déjà marié et a un fils qu’il aime beaucoup ; il est le plus raisonnable, et le fil conducteur de l’histoire – équilibrant Alan le perturbateur. Des enfants gâtés se vautrant dans « le péché » au « paradis » de Las Vegas. Vraiment pas tentant !

A prendre au premier degré, filles s’abstenir tant elles sont quantités négligeables dans l’histoire, soit pute, soit avide d’être reine de la fête sociale et mondaine du « mariage », soit voulant tout régenter.

Gros succès, donc deux suites. Guère d’intérêt, sauf après une soirée foot alcoolisée entre potes. Mais il paraît que c’est couru…

DVD Very Bad Trip (The Hangover), ou Lendemain de veille, Todd Phillips, 2009, avec Bradley Cooper, Ed Helms, Zach Galifianakis, Justin Bartha, Heather Graham, Mike Tyson, Warner Bros. Entertainment France 2009, 1h36, €2,90

DVD Very Bad Trip – La Trilogie, Warner Bros. Entertainment France 2013, doublé Français, Espagnol, Italien, Anglais, Allemand, €33,40

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Loup Durand, Le Caïd

Ils étaient quatre, mais un seul émerge : Louis Manza. Mieux vaut être Corse, clanique, dur, implacable. Savoir lire et écrire n’est pas indispensable, pas plus que savoir conduire, Louis Manza n’a jamais su. Être intelligent est plus utile, en tout cas savoir jauger les hommes et se constituer un réseau pour devenir intouchable.

Outre Louis Manza, opèrent aussi entre les années 20 et 60 Paul Venture Carbone, Jo Renoso et Michel Quasquara. Les Corses ont la faim des immigrés et la dureté des ambitieux formatés par des centaines d’années de vendetta et d’obéissance fidèle au clan. Ils s’implantent dans la ville portuaire de Marseille comme la teigne sur le bétail. Le port offre de multiples possibilités de trafics, avec les colonies d’Asie et d’Afrique du nord, les liaisons avec les Amériques, du nord et du sud, la prostitution appréciée des marins.

La richesse commence par le tapin, puis le bordel, se poursuit par les hôtels, restaurants et cercles de jeux, s’amplifie avec le trafic de cigarettes avec Tanger, d’or et de piastres, avant l’héroïne, raffinée dans la région par un chimiste renommé, base de la French Connection qui va inonder les États-Unis de came dans les années 60. Ce n’est pas une mafia mais un Milieu – le Mitan comme on dit dans le sud, ce qui signifie la même chose (on parle du mitan du jour).

« Louis Manza » a-t-il existé ? La quatrième de couverture dit : « Le Caïd est à la fois un document et un récit. Document par la rigoureuse authenticité des événements relatés, récit par une nécessaire transposition de certains noms, de certaines situations. » Il est probable que le personnage est calqué sur un vrai, mais rendu « type » par l’auteur. Il le saisit à 11 ans en son milieu, la montagne de l’Incudine en Corse, où le gamin illettré mais chasseur et bon connaisseur de la nature, garde les chèvres. L’Oncle vient le voir à Zicavo, et part avec le père dans la montagne couverte de sapins noirs. « Le gosse les attendait là, rigoureusement immobile, sa longue mèche noire tombant sur le front, ses diables d’yeux fixés sans ciller sur le nouveau venu. Assis sur un rocher, il tenait le fusil à plat sur ses genoux » p.13. Un ourson mal léché, mal aimé, qui s’est fait tout seul, en sauvage insensible – à l’égoïsme mortel.

« Monté » à Marseille à ses 20 ans, et flanqué d’une palanquée de frères, dont Dominique dit Doumé son cadet, il va faire rapidement sa place au soleil. Il séduit les filles, les met sur le trottoir, achète des maisons closes, s’entend avec le Milieu. L’Occupation et les compromissions des uns et des autres permettent de juteuses relations entre flic et voyous, entre pègre et politiciens. Les socialistes engagent du monde pour contrer les communistes, le FBI américain s’inquiète du danger soviétique dans la ville. Le Milieu est ravi, les protections affluent, contre quelques menus services de porte-flingues.

Au milieu des années cinquante, les Manza sont florissants. « Aux bars, restaurants, cabarets, hôtels, à l’immense chaîne de la prostitution, aux ‘services rendus’ au FBI, à la CIA, aux polices françaises plus ou moins officielles, et encore aux appuis accordés aux partis et mouvements politiques, venaient en outre s’ajouter d’autres activités, certaines peu légales, d’autres visant au contraire à un embourgeoisement, un accroissement de la respectabilité du clan » p.256. La valse des partis à l’Assemblée sous la IVe République était propice aux petits arrangements entre amis, à la corruption généralisée, aux trafics d’influence. Les débuts de la Ve poursuivront avec la guerre au FLN et ses réseaux, puis à l’OAS. Ce n’est qu’ensuite, avec un pouvoir fort et déterminé, et l’insistant appui des Américains agacés de voir la drogue déferler sur leur sol via la pègre marseillaise, que le Milieu sera mis au pas. Non sans règlements de compte.

Aujourd’hui, une nouvelle pègre maghrébine a remplacé les Corses, et certaines mafias italiennes ont investi sur la Côte. Mais le « récit » s’arrête à la fin des années soixante avec la mort – par balles – de Louis Manza et sa fin de son empire qui, au fond, ne tenait qu’à sa personne.

Un livre captivant, où tout est vrai et tout est masqué, les noms des politiciens soigneusement cachés (Georges Ribot, Henri Tasso, Michel Carlini, Gaston Deferre, tous maires de Marseille entre 1951 et 1958 ne sont jamais cités). Mais l’analyse de la corruption du haut en bas de la société, les femmes étant le gibier qui se monnaye et se refile entre mâles dominants, les flingues étant les juges de paix.

Loup Durand, Le Caïd – récit, 1976, Livre de poche 1977, occasion €13,95

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Jean Lartéguy, Enquête sur un crucifié

Notre époque a oublié la précédente, pourtant fertile en bouleversements du monde. La Seconde guerre mondiale et la Résistance, la décolonisation, les combats contre le communisme en Asie, contre les révolutions en Amérique latine, le journalisme d’investigation. Lucien Osty dit Jean Lartéguy, neveu du chanoine Osty qui traduisit la Bible qu’on lit encore, a vécu tout ce siècle. Né en 1920, il a été militaire, évadé, capitaine décoré, correspondant de guerre, écrivain, papa de deux filles. Il a écrit des récits, mais aussi des romans à propos de ce qu’il a vécu.

Enquête sur un crucifié évoque le Vietnam en 1970, envahi par une armée américaine de drogués et de hippies qui se reposait sur la grosse technologie du bombardement à haute altitude. Des guerriers, les Yankees ? De pauvres loques, manipulées par l’idéologie à la mode dans les campus, et par des stratèges en chambre au Pentagone. Où s’est-elle enlisée, la Mission de sauver le monde de la dictature froide des nouveaux curés rouges ? Dans l’héroïne, les putes à quelques piastres et les gamins orphelins qui se vendent avec plaisir pour survivre… L’époque de libération sexuelle semble littéralement obsédée par baiser les très jeunes ; l’auteur le relate, un brin dégoûté. Il faudra attendre quarante ans pour que cela devienne un délit moral et un crime puni par la loi.

L’auteur met en scène trois « jeunes hommes déboussolés qui se jettent dans les guerres en les haïssant, dans les dangers en les redoutant. Et, un jour, meurent où disparaissent sans que personne, même pas eux, ait connu les raisons qui les avaient poussés à se conduire de la sorte. » C’est le Christ, Ron Clark, flanqué de ses deux larrons, le drogué Jockey et le mercenaire Max. A trente ans, ils seront tous les trois exécutés par les Vietcongs, au Cambodge, dans l’affolement d’une retraite précipitée sous la poussée sud-vietnamienne.

Le juriste banquier neutre Hans Julien Brücker, est chargé par sa banque suisse de prouver que Ron est mort ou vivant. Il a pour le moment simplement « disparu » comme journaliste cameraman de la CBS, avec ses deux compagnons. Sa femme Andrea, comtessa italienne de pacotille, qui adore baiser avec n’importe qui et si possible avec deux éphèbes à la fois, voudrait bien qu’il soit déclaré mort pour toucher le pactole de sa fortune, alors qu’ils étaient en instance de divorce. Mais Ron n’a rien signé et la banque suisse, qui tient à garder les millions dans ses coffres, fait tout pour rechercher une preuve qu’il est encore vivant. Brücker est envoyé à la recherche d’une preuve.

C’est une véritable enquête de personnalité, qui le conduit tout d’abord aux États-Unis pour y rencontrer le père de Ron, un acteur américain célèbre, Edwin Clark, le double d’Errol Flynn dont l’auteur s’est inspiré (le Fletcher Christian du film Bounty de Charles Chauvel en 1933). Errol Flynn, comme Edwin Clark, était un homme à femmes, surtout mineures, à fêtes et à cuites. Pour les 18 ans de son fils Ron, Edwin Clark lui offre une pute de 15 ans sur un plateau, s’attendant à ce qu’il la prenne sur le champ, devant tous, comme c’était l’usage. A peine sorti de son collège suisse, l’adolescent est écœuré, mais June s’accroche à lui et le dissuade de mettre fin à ses jours. Ron a une demi-sœur, Sabrina, tout aussi paumée que lui, qui le recueille à Londres. Il va la quitter lorsqu’il rencontrera Andrea, trop belle pour lui, qui s’attachera comme une sangsue, profitant des dollars pour assouvir ses passions comme celle de son frère pédé et de son ami, fort amateur de petits garçons de Madère. Les années soixante avaient tellement désorienté les Yankees qu’ils avaient jeté toute morale et tout simple bon sens aux orties, contaminant le reste du monde occidental de leur argent et de leur tout-est-permis. Ron, élevé en Europe selon des principes calvinistes, en est révulsé.

Il n’aura de cesse de se plonger dans les aventures les plus extrêmes pour se prouver que l’argent qu’il a ne fait pas tout, qu’il existe en tant qu’homme, et qu’il peut témoigner des horreurs de la guerre. Les massacres à la bombe, mais aussi les trahisons, la drogue, les trafics, la prostitution. Cette mission personnelle lui sera fatale, lui qui rêvait, comme le Christ, de changer le monde. L’auteur se délecte à calquer la vie de Ron sur celle de Jésus, avec son faux père Erwin, June en Marie-Madeleine, Sabrina en sœur de Lazare, et les deux larrons. Manquent cependant son saint Jean et ses disciples.

Dans ce monde des années soixante où tous trichent et trahissent, où les religions et la morale ont disparu dans les petits intérêts commerciaux et doctrinaux, la vertu personnelle est la seule qui vaille. De même que Ron, le fils d’Edwin Clarck, Sean, le fils d’Errol Flynn, a lui aussi été porté disparu le 6 avril 1970, capturé par l’Armée populaire vietnamienne alors qu’il circulait sur les pistes du Cambodge en moto Honda. Et exécuté sans délai ; on relate aussi deux prêtres crucifiés comme leur Christ par les athées adeptes du petit Livre rouge.

Un beau roman d’aventure sous couvert d’une enquête quasi policière, qui fait se ressouvenir de cette époque tragique du jeu des puissances et de la tectonique des plaques idéologiques, au moment où un noveau mouvement des plaques se propage. Un livre introuvable sauf en recueil Omnibus, mais qui replace la grande histoire dans les esprits humains.

Jean Lartéguy, Enquête sur un crucifié, 1973, Flammarion, 507 pages, occasion €3,99

Jean Lartéguy, Le mal d’Indochine : Enquête sur un crucifié, L’adieu à Saïgon, Les naufragés du soleil, Le Gaur de la Rivière noire, Le cheval de feu, Le baron céleste, Omnibus 1976, €10,74

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Laird Koenig, Labyrinth Hotel

Laird Koenig, décédé en 2023 à 95 ans, était un maître du thriller à l’américaine, au temps où les séries télé n’avaient pas dévasté la profession. Le thriller, à sa grande époque, était « écrit » ; il était découpé en séquences comme au cinéma ; il maintenait le suspense comme dans les romans policiers. Surtout, il faisait la part belle à la psychologie, au caractère des personnages. Le décor n’était qu’un prétexte pour mettre en avant les sentiments, les grandes questions humaines. L’auteur a fait des études de lettre et de psychologie, pas de cinéma ni de marketing. Les fraîchement retraités s’en souviennent, il a été coscénariste de Flipper le dauphin, série ado animale de 1964 à 1967.

Dans cet opus, nous sommes à New York en 1980. La ville est une Babylone soupçonnée de tous les péchés, la ville satanique par excellence où, en particulier à la fin des années 70, toute la faune marginale et désaxée se retrouve pour des crimes sans nom. Crise économique, irruption du Sida, prostitution, enlèvements, pauvreté. La police est débordée, corrompue, fonctionnaire. Elle touche, elle ramasse, elle ne fout rien. La ville se désagrège, la drogue fait des ravages et la violence est permanente. Comme le dit une journaliste dans le roman, une jeune femme seule le soir sur un trottoir a de grandes chances de se faire voler, violer, trucider – dans cet ordre.

Susannah Bartok, tout fraîchement débarquée de sa Californie, où elle a couvé un beau bébé blond aux yeux bleus de désormais 2 ans, l’apprend à ses dépens : tout peut arriver. Par exemple, son gamin vaut 100 000 $ sur le marché de l’adoption illégale. Elle a quitté le doux soleil californien qui a doré son bébé à cause de Scott, le géniteur qui l’a quittée pour une plus jeune. C’était l’époque décérébrée du Californien-type, trop magnifiée par ceux qui pensaient y voir la liberté : aucune lecture, baise à tout va, surf, et drogue en stimulant. Susannah a pris son enfant et des vêtements légers pour s’envoler voir son père, dans le nord-est des États-Unis. Elle n’avait pas prévu le retard d’avion, le froid polaire, la grande ville anonyme et dangereuse. C’est qu’une femme agit par impulsion, sans réflexion : nombreux sont les romans policiers américains à mettre ce genre de comportement en évidence, bon ressort d’intrigue. Les personnages doivent ressembler à leurs lectrices.

Au lieu de rester à son hôtel, voilà la gourde qui, en pleine soirée de fin décembre, à déjà 22 h, cherche à « aller faire des courses ». Elle emmène le petit dans les rues passantes où les passants passent indifférents. Sauf ceux qui vous zieutent, soupèsent votre bon poids en fric – et passent à l’action. Un tour de bonneteau, une giclée de macis ou d’ammoniaque dans les yeux, et hop ! Le bébé est subtilisé à la main de sa mère, qui ne voit plus rien et se débat comme une poule affolée. La foule s’en fout.

Un bébé flic vaguement noir s’émeut de sa détresse, mais n’a pas été « formé » pour y répondre ; il contacte son supérieur, qui embarque l’agitée dans le fourgon. Car Susannah se démène, veut rester sur place, chercher en tous sens, surtout ne pas quitter l’endroit, vite, vite, courir ici ou là. Hystérie sans effet. Elle est emmenée au poste, où un inspecteur lui assène des paroles lénifiantes, sans faire grand-chose que « signaler » la disparition et envoyer la photo du petit blond à tous les postes du quartier. Et de remplir un interminable questionnaire bureaucratique au lieu d’agir. La mère, amputée de son enfant, en devient folle.

Heureusement, Victoria, une journaliste underground, passait par là en quête de scoop. Elle la prend sous son aile. Solidarité de femme, peut-être désir de gouine, puisqu’elle l’est et vient de larguer sa mannequine blonde. Toujours est-il qu’elle met en branle sa connaissance intime de New York, son entregent de journaliste abonnée aux exclusivités, ses relations dans les milieux inavouables, pour tracer un plan de recherche. Elle liste les pistes à suivre : police, FBI, recherche de cas dans les journaux, voyant, bureaux d’adoption pour le marché noir des bébés, assistantes sociales, intuition…

Roy le drogué la renvoie pour 20 $ à Michelle, qui a vendu son bébé engendré lors d’une passe parce qu’elle ne voulait pas l’élever, laquelle pour 100 $ dit la marche qu’elle a suivie : un docteur, un avocat qui s’occupe de jouer les intermédiaires, et le bébé livré à l’adoption pour 500 $ avec faux papiers. Le célèbre voyant Zellner, être hypersensible assisté de son trop beau jeune Kurt, délivre ce qu’il voit pour avoir sa photo dans The Pressoù Victoria a décroché sa pige. La police n’aurait même pas eu l’idée d’enquêter dans ces milieux non respectables. Sauf que ça marche : le voyant voit le bébé dans une boite au milieu de nombreuses boites, il a froid. Est-ce la morgue ? Un saut audit lieu prouve que non. Alors où ? Un grand hôtel désaffecté est le bout de la piste, d’où le titre français. Là sont les malfrats qui, pour quelques piquouses, font tout ce que « la Chienne » leur dit de faire. Et justement, un couple de riches brésiliens leur a commandé via un avocat un exemplaire de petit garçon blond aux yeux bleus…

Tout va se jouer à la minute : trouver la planque, faire avouer les kidnappeurs, empêcher l’envol de l’avion, prévenir la police – mais quand tout est réglé, sinon les lenteurs de la procédure mettraient des bâtons dans les roues. Victoria va se sacrifier pour la cause du scoop et pour son amour naissant envers Susannah. Laquelle, en mère courage, va se révéler bien plus pugnace qu’elle ne croit elle-même, et le laisse paraître.

Un bon thriller qui vous agrippe par la bonne bouille du petit blond, espèce en voie de disparition avec le métissage, qui vous tient par la découpe haletante de l’action, qui vous inonde de joie au dénouement. A (re)lire : même si on l’a lu une fois et que l’on connaît la fin, on marche toujours. C’est la progression qui compte, pas le résultat.

Laird Koenig, Labyrinth Hotel (Rockabye), 1981, Livre de poche 1982, 381 pages, €3,21

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Nadège Mazery, Les larmes de Potap

La Russie d’aujourd’hui, c’est le no future des jeunes. La mafia des services soumis à Poutine ne vise qu’à s’enrichir et à conserver le peuple sous une chape de répression. Pas de développement économique, le pays vit sur ses rentes pétrolière et en matières premières ; l’armée omniprésente dans les têtes pour affirmer sa puissance, colosse aux pieds d’argile, le David ukrainien l’a démontré à la face du monde. Le Goliath torse nu chevauchant un ours n’est qu’un tigre de papier.

Potap Kerenski est un jeune de Russie, il a tout juste 18 ans et la famille va célébrer son anniversaire… Son nom de Kerenski n’est pas par hasard, il est un descendant du chef du gouvernement provisoire en 1917, le guide de la liberté. La Russie, depuis, a basculé dans l’autoritarisme et la dictature avec Lénine, Staline et les autres jusqu’à Poutine. Les moujiks semblent préférer ça. Potap, nom grec qui signifierait « vagabond », est né à Tcheboksary en Tchouvachie, sur les bords de la Volga, à 600 km à l’est de Moscou. Il le dit, « juridiquement, je deviens pleinement responsable de mes actes ».

Or, ses actes se résument à se piquer avec ses deux copains Chadek et Ivan dans une cave glaciale et délabrée de l’immeuble voisin. Tout est glacial et délabré en Russie, sauf pour les riches qui vivent de trafics. Depuis un an, il concasse des comprimés de codéine, achetés en pharmacie, les mêle à de l’iode, des têtes d’allumette, de l’essence, pour se l’injecter ans les veines à l’aide de la même seringue, jamais nettoyée. Pas les moyens de s’acheter de la vraie héroïne, venue d’Afghanistan, dont le goût est venu via les militaires envahisseurs de l’empire colonial soviétique. Seuls les gosses de riche ont de quoi s’en payer. Les autres sont réduits au Krokodil, ce mélange infâme bricolé (tout est bricolé en Russie). De quoi oublier, s’envoler et en finir. Car Ivan est tabassé par son père, toujours imbibé de vodka, qui fait de même avec sa mère.

Il était pourtant « bien dessiné » à 17 ans, lors de son précédent anniversaire, dit son grand-père maternel Luka, qui l’aime mais n’a rien vu. Son père, ouvrier d’une usine de tracteurs, le méprise ; sa mère préfère son frère aîné, issu de son premier mariage, et sa fille Nina, 20 ans, qui va avoir un bébé. Personne n’aime Potap, il est inutile, non désiré, ni par sa famille, ni par les filles, ni par sa patrie. S’il a baisé une fois, c’est passivement, étant défoncé, avec une fille qui l’a chevauché en étant elle-même défoncée.

Arrive donc le jour fatidique de son anniversaire, celui de sa majorité. Sa mère a invité son demi-frère Maksimilian, son aîné de seize ans. Contrairement à Potap, 60 kg, qui s’est rabougri à se droguer et à ne rien faire, Mak est athlétique et a un visage attractif. Il a fait deux ans d’armée russe : l’enfer où les sous-officiers brutalisent les recrues, tabassant et violant. « Ce bizutage est censé endurcir les recrues. En fait, il les tue. La torture physique et psychologique demeure permanente. Personne ne respecte le règlement disciplinaire. Les anciens, au lieu de former les plus jeunes, passent leur temps à les humilier à les frapper, à les racketter, à les faire bosser pour leur propre compte… tout en les privant de sommeil et de nourriture. Si tu n’es pas protégé par un supérieur ou par quelqu’un de l’extérieur qui peut payer pour ta sécurité, tu ne représentes rien. » Toute la Russie de Poutine résumée en quelques mots : la brutalité, les protections, le comportement mafieux. Mak a ensuite effectué deux ans de « contre-insurrection » en Tchétchénie, d’où il est revenu tatoué de partout, avant d’être envoyé au Brésil et ailleurs, pour se faire oublier.

Le jour de son anniversaire, son grand frère surprend Potap dans la salle de bain. Il a baissé son pantalon pour… se piquer. Mak se rend compte tout d’un coup de la solitude de Potap, de son manque d’espoir infini et de son suicide programmé. Il décide alors de le prendre en main. Dès l’anniversaire terminé, direction la grande ville, où il fait jouer ses relations pour soigner son frère. La Russie nie la drogue, et aucun centre de désintoxication n’existe. « Nos camés se retrouvent soit emprisonnés, soit laissés à leur famille en accusant ces dernières d’avoir fauté à éduquer correctement leurs enfants. C’est-à-dire, en les ayant éloignés des valeurs religieuses et morales. Pour résumer, on abandonne nos drogués, comme on délaisse aussi nos séropositifs. Les deux représentent la honte du pays. » Seules des associations religieuses ouvrent des cliniques où les camés peuvent reprendre pied, mais sans méthadone. S’ils sont violents, on les frappe et on les menotte à leur lit de fer. S’ils persistent, le surveillant les envoie à la cave, les attache et les viole. En toute impunité. C’est comme cela en Russie de Poutine – et bientôt dans l’Amérique de Trump : soumettez-vous, ou vous êtes abandonné aux plus forts.

Sauf que Potap a un grand frère, et que celui-ci a une certaine puissance. Il paie des gens pour veiller sur lui et tabasse (seule relation que les Russes semblent comprendre) ceux qui touchent au jeune homme. Potap est examiné par une doctoresse, maîtresse de Mak, ses plaies soignées, mais quelques orteils amputés à cause des engelures prises dans la cave, ainsi que son bras gauche, celui des injections : il est trop gangrené. Potap se rebelle, veut en finir, mais il sent que quelqu’un enfin se préoccupe de lui et sans doute l’aime : son grand frère Mak. Il va peu à peu émerger de ses brumes, reprendre sa vie en main, envisager un futur. Un peu d’attention et d’amour, c’est tout ce qu’il demandait… Il va commencer par dessiner, car il en a le don, puis s’intéresser à ses petits camarades, écrire leurs histoires. Il renaît.

Un beau roman sur la fratrie, la Russie, le gel actuel. Bien informé, presque romantique, émouvant.

Nadège Mazery est née à Nantes, a grandi et étudié dans cette région avant de s’exiler deux ans outre-Manche. A son retour, petit job tranquille en Vendée avant un changement de cap et une nouvelle vie sur Paris. Deux jolis bébés plus tard, elle pose ses valises à la campagne, en Charente-Maritime, où elle vit et travaille, en tant que free-lance pour de nombreux magazines européens. Les déplacements hors frontières sont très courants. Pour les occuper, lecture et à présent écriture.

Dommage qu’elle ne publie qu’en auto-édition, son roman mériterait un véritable éditeur.

Site de l’auteur : http://caboclos.wixsite.com/nadege-mazery

Nadège Mazery, Les larmes de Potap, 2017,‎ Independently published, 333 pages, €13,99, e-book Kindle €2,99

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Jean-Christophe Grangé, Rouge karma

Jean-Christophe Grangé, journaliste, s’est lancé dans l’écriture de thrillers. Il en fait trop : trop de documentation, trop d’excès dans le massacre et les horreurs, trop d’obstination paranoïaque chez ses personnages. Mais il se renouvelle, et sait conter une histoire. Celle-ci est prenante, et la longueur du livre engendre une véritable ambiance (à condition de ne pas lire seulement dix pages pour reprendre plus tard, en ayant regardé trente fois ses messages, répondu à quiconque vous interrompt, et allé voir si le sanglier sur le feu ne brûlait pas…) Un bon thriller exige un certain recueillement et la longueur des heures. On le lit à grandes goulées de cent ou deux cents pages, sinon rien.

Dès la première page, c’est la révolution. Celle des étudiants – naïfs et utopiques en mai 68 à Paris. Des rêveurs qui cassaient le vieux monde pour y mettre à la place les paradis artificiels et le sexe. Sauf les Mao UJC-ML de Normale Sup, froids et organisés, sous la houlette de profs de philo agrégés… partis à l’asile (Louis Althusser et Robert Linhart) – p.157. Des cinglés qui agitent les âmes faibles, pour le compte de la Chine communiste pas fâchée de servir d’exemple social au monde et de nouvelle religion à sa jeunesse.

Dans le bordel ambiant (celui que Mélenchon et ses sbires rêvent de reproduire aujourd’hui pour y faire émerger leur pouvoir), « la gauche » avec Mitterrand et Mendès-France a peine à se faire entendre. D’ailleurs, trop, c’est trop. Les Français sont las des pénuries d’essence et des produits essentiels, las des casseurs, souvent « provos », qui scient les arbres centenaires du boulevard Saint-Michel et brûlent des voitures. Le monôme hormonal ne durera pas. Fin juin, Pompidou Premier ministre a conclu avec les syndicats les accords de Grenelle, le Vieux revenu ragaillardi de Baden-Baden va dissoudre l’Assemblée, et une manif monstre de pro-gaullistes va envahir les Champs-Élysées, présageant l’élection d’une nouvelle chambre introuvable, avec majorité absolue pour l’ordre et le travail. Même si l’on a vécu aux marges de cette période mythique – et si l’on sait que l’auteur n’avait que 7 ans à l’époque – plonger dans l’histoire avec un thriller est une cure de jouvence – et un recul salutaire.

Car, en ces temps troublés, les criminels pouvaient s’en donner à cœur joie en toute impunité. Les flics étaient occupés ailleurs et la médecine légale était en grève. Donc un premier crime, horrible, l’éviscération d’une jeune fille nue pendue par les pieds. L’une des trois copines d’Hervé, étudiant en histoire brillant à la tête d’une barricade. Son handicap est de tomber amoureux très vite et il ne sait pas choisir ni se stabiliser. Suzanne, Cécile, Nicole – trois intellectuelles en philo qui suivent le mouvement et débattent en Sorbonne avec les étudiants (et les marginaux venus squatter la cour). Suzanne est retrouvée dans sa chambre, les tripes sur la gueule, dans une position reconstituée de yoga. Il faut dire qu’elle pratiquait cette nouvelle discipline orientale à la mode et qu’elle avait invité une fois Hervé à une séance dans le Xe arrondissement. Après Suzanne, c’est le tour de Cécile, retrouvée idem, nue et les tripes sorties au crochet par l’utérus (Grangé adore être glauque jusqu’à l’écœurement, cela fait partie de la fascination qu’il exerce). Elle aussi en position de yoga. Quant à Nicole, bonne bourgeoise du 7ème arrondissement sous ses airs rebelles et féministes, elle n’échappe que de peu au tueur, un « danseur » revêtu de noir qui s’est introduit jusque chez elle on ne sait comment.

Il se trouve qu’Hervé a un grand demi-frère inspecteur à la brigade criminelle, Jean-Louis. Lorsqu’il découvre Suzanne éventrée en lui apportant un matin des croissants, il le prévient en téléphonant d’un café (pas de mobile à l’époque). Jean-Louis va quitter sa mission « d’infiltration » chez les étudiants (où il fait de la provocation pour faire sortir du bois les leaders – sauf qu’il n’y en a pas…). Il va être chargé de l’enquête, puisque personne n’est disponible. Avec Hervé et la survivante Nicole, le trio va réfléchir, chercher, visiter les salles de yoga, interroger les hindouistes de Paris.

Peu à peu va se dessiner une sombre machination ésotérique autour d’une secte indienne, la Ronde, fondée par une occidentale enrichie dans le commerce de caoutchouc en Asie du sud-est. Elle ne propose pas moins que la libération mentale par divers exercices de pensée œcuménique – dont une forme de tantrisme. Il s’agit de se libérer de la chair en pratiquant le sexe assidûment. La « Mère » de la secte a été assassinée, dit-on, et sa réincarnation est en attente. Or il se trouve qu’Hervé a sur l’avant-bras une marque révélatrice…

Rien de plus pour relier les meurtres parisiens à la secte indienne, et pour que le trio s’envole pour Calcutta, avant d’aller errer jusqu’à Varanasi au bord du Gange, là où l’on crame les cadavres sur des bûchers au bord de l’eau sacrée où se baignent rituellement nus les fidèles tous les matins. Après le bordel parisien, c’est le bordel indien. Tout part à vau l’au dans ce pays grouillant de gosses et sujet à la pauvreté, à la prostitution, aux trafics, à la famine et aux maladies sans nombre. La chair ne vaut rien, seule l’âme doit être sauvée et les religions comme les sectes pullulent.

La source du Mal est en Inde et Hervé est sa cible. Des liens mystérieux de génération le relient en effet à la secte via la Mère et à son demi-frère qui n’a jamais connu son père. C’est embrouillé et tordu à souhait, comme souvent chez Grangé qui semble avoir quelques comptes à régler avec les relations familiales et l’Église catholique. Car l’hydre du Mal a plusieurs têtes – et l’une se trouve au Vatican ! Cette dernière partie se trouve vite expédiée car le roman était déjà trop long. On en est un peu frustré.

Mais le lecteur passe plusieurs heures évadé dans le passé parisien puis dans le kaléidoscope misérable et chatoyant de l’Inde de l’époque, d’ailleurs sous les déluges de mousson, où l’auteur recycle son premier reportage sur Calcutta en 1990.

Jean-Christophe Grangé, Rouge karma, 2023, Livre de poche 2024, 761 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

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Les thrillers de Jean-Christophe Grangé déjà chroniqués sur ce blog

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Georges Coulonges, Pause-café

La série popu de la télé aux trois chaînes en 1981 est aussi – et surtout – un roman de Georges Coulonges. Il est rempli d’ironie et d’humour sur l’époque, la jeunesse, les adultes post-68 qui se cherchent comme des ados déstabilisé, tandis que « le Système » perdure en ses routines administratives.

Joëlle Mazart est une assistante sociale, nouveau métier de services qui monte. Elle a 22 ans et vient de sortir de l’école avec l’enthousiasme de sa mission et le bulldozer de ses convictions qu’il y a toujours quelque chose à tenter. Elle est proche des élèves par l’âge et les goûts un brin vulgaires, curieuse de nouveautés. Elle ne tarde pas à se faire appeler par eux « Pause-café » parce qu’elle en offre une tasse à qui vient dans son bureau.

Les élèves de lycée, entre 15 et 20 ans, sont à l’âge hormonal. Ils se cherchent, se flairent, se blessent. En conflit avec les parents souvent parce que ceux-ci ne les écoutent pas, ne font pas attention à eux, sont empêtrés dans leurs problèmes de couple, de boulot ou de salaire. A commencer par le proviseur, dont le fils le décrit comme flic pour se faire remarquer. Un fils d’ingénieur aimerait devenir trapéziste et, malgré ses facilités, accumule les mauvaises notes en physique. Un autre est obsédé parce qu’il n’a jamais baisé et qu’aucune fille ne veut de lui, surtout lorsqu’il leur propose tout à trac. Une fille est triste que son petit-ami ne la regarde plus parce qu’elle est obligée de garder un corset durant deux ans.

Ce sont de petits drames du quotidien, mais monstrueux à cet âge. Il y a pire : Une fille se fait chercher par son beau-père, qui aimerait bien la violer ; elle fugue et ne veut pas rentrer. Une autre s’est naïvement fait baiser et le compagnon de son âge est prudemment reparti en Tunisie ; elle doit se faire avorter, ce qui demeure interdit par la loi. Elle accouche donc dans les toilettes du proviseur au lycée.

Joëlle se préoccupe de tous ces problèmes comme s’ils étaient les siens. Au détriment de sa vie intime. Son compagnon, le censeur, accepte mal de devoir coucher sur le canapé parce qu’elle a recueilli une âme en peine, ou de subir le violoncelle du jeune qui ne peut pas jouer chez lui, ou encore « la fête » anniversaire qui laisse un tas de bouteilles vides et de mégots partout. Mais les jeunes sont drôles et n’hésitent pas monter des bateaux ou à subvertir les noms des profs qu’ils n’aiment pas. Ainsi le professeur Doche se fait surnommer Label ou Labide (à cause de la belledoche ou de la bidoche).

Les problèmes des années 70 – mes années lycée – n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes actuels : pas de bandes, peu de drogue, pas de prosélytisme religieux, pas de racisme car peu d’immigrés de couleur encore. Mais le système reste rigide, ancré en castes professorales, et les administrations se font rivales : l’assistante sociale dépend du ministère de la Santé et pas de celui de l’Éducation nationale.

Reste une tendresse pour la jeunesse, une attention portée aux oisillons qui tentent leurs premiers pas hors du nid, et l’activisme roboratif d’une assistante sociale qui ne sait pas mieux que vous, contrairement à beaucoup de celles d’aujourd’hui, ce qui est le mieux pour vous. Un bon roman qui se lit avec bonheur et qui rappellera leurs jeunes années aux retraités d’aujourd’hui.

La série en DVD intéressera les nostalgiques, la saison 1 est visible sur Dailymotion, mais j’avoue être agacé par la façon de parler de Véronique Jannot. Le chanteur Marc Lavoine y a débuté sa carrière.

Georges Coulonges, Pause-café, 1980, Livre de poche 1997, 317 pages, occasion €0,91, e-book Kindle €7,49

DVD Pause-café l’intégrale (3 saisons), Serge Leroy, avec Véronique Jannot, Jacques François, Georges Werler, Jacques Bachelier, Odile Michel, LCJ Editions & Productions 2007, 5h12, €34,19

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Robocop de Paul Verhoeven

Un film violent qui dénonce la violence non sans en jouir, un film satire sur la yankee way of life de la fin des années 80 après la défaite honteuse au Vietnam, les mensonges politiciens de Nixon et l’arrivée de la droite Reagan. Un film noir qui voit l’avenir à la technique et les militaires au pouvoir, dans l’ombre. Cette propension au Complot est toujours présente dans la mentalité puritaine où le Diable reste en embuscade. Voir ce film 37 ans après (je ne l’avais jamais vu) dit plus sur les dérives des États-Unis que sur l’humaine condition.

L’histoire se passe à la fin du XXe siècle, autrement dit une génération plus tard qu’à la sortie en salle. Les États-Unis voient reculer l’État et s’étendre la loi de la jungle. C’est le règne du plus fort, des gangs qui massacrent, pillent et volent (pas de viol encore dans ce genre de cinéma à l’époque), forts de leur pouvoir acquis grâce à l’argent de la drogue. La masse imbécile qui aspire la poudre blanche, est soumise et hébétée, tandis que les grandes entreprises tirent les ficelles en coulisse en vendant des système d’armes. Susciter la violence pour vendre de la sécurité, c’est bien américain.

La planète n’est pas en reste, selon les actualités décrites à la télé de façon lénifiante et rigolarde par un duo de Ken et Barbie à gifler. Quant aux fonctionnaires, notamment de police, ils manquent de moyens (air connu), ne sont pas soutenus par le système judiciaire (air connu), et sont envoyés au casse-pipe comme autant de pov’Russes abrutis. Ils menacent même de faire grève !

Alex Murphy vient d’être affecté dans une brigade des secteurs mal famés de Détroit, ancienne ville automobile en proie aux restructurations et au chômage. Les industriels ont en effet décidé avec cynisme de ne plus investir dans l’industrie traditionnelle, trop chère, mais dans l’armement. Ainsi firent les années Reagan, décentralisant en Asie à tout va pour se concentrer sur ce qui est le plus rentable. Avec sa partenaire Ann Lewis, Murphy est appelé sur un braquage et se lance à la poursuite du gang de Clarence Boddicker.

Ce patron de la pègre à Détroit fait la pluie et le beau temps dans la drogue, les braquages et les contrats juteux main dans la main avec le complexe militaro-industriel de ’OCP, l’Omni Cartel des Produits. Une aciérie désaffectée, en ruines, est le refuge du gang. Les deux flics, qui ne peuvent obtenir de renforts faute de moyens disponibles, décident d’entrer quand même pour « arrêter » les malfrats. Décision inepte au vu de leurs petits pistolets face aux fusil-mitrailleurs du gang. Évidemment les criminels gagnent. Ann Lewis est basculée dans le vide après avoir « menacé » (au lieu de lui tirer dessus) un grand Noir ricanant, mais s’en sort pour être tombée sur du mou. Quant à Murphy, au lieu de tirer dans le tas, il joue les chevaliers de la loi et est capturé et mutilé, chaque membre écrabouillé par balles avant d’être achevé d’une balle dans la tête par le chef Boddicker.

Ann Lewis prévient les secours mais Alex Murphy décède à l’hôpital (on se demande comment il a pu survivre jusque là, sauf pour les besoins du film). C’est le moment pour Bob Morton, ambitieux second de l’OCP, de réaliser son projet tout prêt de robot-flic (RoboCop), un cyborg à demi-humain pour ses capacités d’intelligence, mais à demi-métal pour échapper aux balles des tueurs. Cette combinaison fera respecter les règles. Un pas de plus dans le transformisme, après Rambo qui avait gonflé les muscles pour se venger des petits Viets, Murphy se dote d’une armure pour se venger des petits gangs. Les Yankees ont toujours mal lu la Bible : c’est David qui est le plus fort car intelligent et rusé, pas Goliath l’épais balourd musculeux au cerveau rétréci.

C’est que l’OCP, qui s’occupe de tout à la place des politiciens, veut changer le peuple. Il a pour projet ambitieux de raser Détroit pour établir une Delta City, et d’éradiquer les gangs comme on le fait des cafards pour installer (le temps de la construction) deux millions d’ouvriers. Après… qu’ils aillent voir ailleurs. Ce qui compte est de construire pour faire des bénéfices. Et pour cela vendre de l’armement de sécurité pour dératiser la ville. Un premier projet, présenté au PDG par le directeur Dick Jones (dont on apprendra qu’il est accessoirement le numéro 2 du cartel de la drogue) échoue lamentablement. Le pur robot ED-209, grand comme un yéti et doté d’une tête d’alien avec deux bras armés de mitrailleuses tirant balles ou roquettes, n’a pas obéi aux instructions et le cobaye qui testait sa réaction à un braquage d’arme sur lui a été pulvérisé devant tout le conseil d’administration. Après cette « anicroche », le PDG écoute volontiers Bob Morton et son projet de cyborg Robocop.

Le cobaye étant tout frais grâce au gang, sa mémoire est purgée et son apprentissage accéléré pour faire respecter la loi selon des directives tout droit tirées des trois lois de la robotique d’Isaac Asimov : servir l’intérêt général, protéger les innocents, faire respecter la loi. Y est ajoutée une quatrième directive, secrète. Un exosquelette lui est posé et le voilà prêt pour l’action. Il y réussit fort bien dans son ancien district, arrêtant les malfrats qui croyaient agir en toute impunité, tirant avec une précision inégalée sans aucun état d’âme, au grand dam des crapules qui croyaient s’en sortir avec une otage devant eux. La scène où la balle traverse la jupe de la fille hurlante pour toucher les couilles du bandit est un point Godwin, un instant de jouissance rare dans le film.

Mais des bribes de son passé hantent la mémoire du robot humain. Il se revoit père de famille, adulé par son fils accro aux films violents où le héros fait tourner son flingue par le pouce avant de le remettre dans son étui ; il a le même réflexe. Son ex-partenaire Ann le reconnaît malgré son casque d’acier et lui dit son nom : Murphy. Un malfrat qui braquait une station service reconnaît aussi le Robocop pour l’avoir « tué ». La machine humaine l’arrête, non sans rafales de balles et explosion (que de gaspillage pour faire respecter la loi ! Une seule balle dans le bras droit aurait suffit). Murphy-robot décide donc de partir en chasse pour se venger, en se foutant des directives de l’OCP. Car la loi, c’est bien ; l’efficacité, c’est mieux. Mentalité typique américaine, qui préférera par exemple un gros con mais énergique Trump à une légaliste mais inefficiente Clinton. Car la loi est pour les plus forts, ceux qui ont la plus grosse (arme) et qui pulvérisent tout avant de réfléchir (ce qu’ils ne savent pas faire). C’est ainsi que Dick Jones envoie Boddicker assassiner Bob Morton ; il a eu trop de succès et il l’a « insulté ».

Murphy Robocop arrête successivement tous les membres du gang en allant les chercher où ils sont, mais « les avocats » de Dick Jones les font libérer en un temps record. Robocop va donc s’attaquer directement à Dick Jones dans le building de l’OCP, gardé par un ED-209 que Murphy neutralise parce qu’il est moins con que lui. Mais il ne peut mettre la main sur le directeur car la fameuse Directive n°4 l’inhibe : son programme ne lui permet pas d’arrêter un membre de l’OCP – impunité gratuite des plus forts. La loi, c’est pour les autres. Jones alerte les flics, qui attendent le robot félon dans les sous-sols et l’arrosent comme d’habitude de balles, effet de meute, effet de force : plus ils sont bornés, plus les Américains adorent ça. Écraser tout sur son passage évite de penser à ce qui serait judicieux.

Mais Ann Lewis le sauve et l’emporte dans l’usine désaffectée où le Robocop se répare avec les outils qu’elle lui a apportés. Sa visée est faussée et elle l’aide à la recadrer. En tirant sur des pots de bébé où figure la photo d’un visage d’enfant, le spectateur est assez mal à l’aise, mais c’est voulu : le réalisateur, en gauchiste européen cynique, veut provoquer. Cela montre aussi que Murphy n’a plus guère d’humain, qu’il a été transformé en machine implacable – rêve du capitalisme pour ses ouvriers. Comme il est traçable par puce, Dick Jones charge le gang d’aller le descendre une fois pour toute, à l’aide de fusils anti-matériel qui tirent des roquettes plutôt que des balles. Après quelques belles scènes d’action, tout le monde est descendu, Ann blessée mais vivante et Boddicker achevé à la dague qui sert d’interface au robot : enfin un acte de ruse plutôt qu’une lourdingue application de puissance. Les robots seraient-ils plus intelligents artificiellement que les humains ?

Robocop retourne au siège de l’OCP où il confond le vice-président Dick Jones devant tout le conseil d’administration en passant un enregistrement des vantardises qu’il lui a faites précédemment dans son bureau, notamment d’avoir fait tuer Morton. Jones, acculé, prend le président en otage et le Robocop ne peut tirer car la Directive n°4 continue de l’inhiber. Mais le PDG, qui est au courant de ce blocage, annonce à haute voix à Jones qu’il « est viré ». N’étant plus membre de l’OCP, il peut être descendu, ce que Murphy le robot-flic exécute avec délices (et foin de « la loi » qui exigerait de « l’arrêter »).

Malgré sa charge politique qui lui est probablement passée au-dessus de la tête, le public américain a aimé ce premier film. Il a fait l’objet de plusieurs suites, réunies en trilogie, d’une série télé et d’autres produits dérivés vendables. Les grosses bagnoles, les gros guns, les grosses répliques – en bref tout ce qui est « gros », fort et brutal – séduisent toujours les cerveaux étroits. La violence, outrageante à l’époque, est aujourd’hui banale et, si le film reste « interdit aux moins de 12 ans », les kids en ont vu d’autres. Reste une critique sans nuances du capitalisme de prédation, des liens entre business et politique, des tentations de privatiser tout, y compris la police. On ne s’ennuie pas.

DVD Robocop 1, Paul Verhoeven, 1987, avec Peter Weller, Nancy Allen, Dan O’Herlihy, Ronny Cox, Kurtwood Smith, MGM Home Entertainment 2014, 1h43, €5,99, Blu-ray €16,44

DVD Robocop – La trilogie, €11,80 Blu-ray €19,99

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Robert Daley, L’année du dragon

L’année du dragon, nous y sommes, c’est cette année ; la cinquième année d’un cycle qui revient tous les douze ans. L’auteur situe son roman policier en 1980, dans une New York confrontée à l’effervescence des communautés chinoises qui se développent. Un courant continu de très jeunes arrive clandestinement depuis Hong Kong, important les habitudes frustres de brutalité et de solidarité de clan. Les vieilles Triades (qui sont des mafias) avaient investi le jeu et sont poussées, par cette immigration avide, à se mettre à la drogue.

Chinatown connaît ses fusillades pour faire perdre la face et imposer le nouveau pouvoir. La police reste inerte, bien contente de laisser aux Triades le soin de réguler la communauté. Ne croyez pas que c’est de l’histoire ancienne ! Ce qui se passe dans nos cités françaises est exactement du même type : les mafias maghrébines trafiquantes font leur police et le pouvoir politique local est bien content de voir l’ordre assuré, en fermant les yeux volontairement sur les trafics. La route nationale du RN qui paraît si dégagée sur ces questions changera-t-il les choses ? Trop d’intérêts en jeu, je n’y crois pas une seconde.

A New York, un capitaine de police ne l’entend pas de cette oreille. Il est entré dans les forces de l’ordre pour le faire régner, et a pour croyance (sans doute naïve) que tous les Américains, quelle que soit leur origine, doivent bénéficier du même traitement par la loi. Pas question donc de tolérer l’embrigadement de gamins de 15 ans dans les clans de tueurs, recrutés dès la sortie de l’école où ils sont bizutés pour n’être pas de « vrais » Américains parlant l’anglais comme les autres. Pas question non plus de tolérer les règlements de compte entre bandes ou contre les commerçants.

C’est une fusillade perpétrée dans un grand restaurant chinois, par deux jeunes de 17 et 18 ans venus de Hong Kong, celui du « maire » de Chinatown Mr Ting, dans lequel dîne le capitaine Powers avec la journaliste de télévision Cone, qui va ancrer sa détermination. Il se fait nommer commissaire provisoire du district et met sous surveillance le nouveau parrain et « maire » Koy, qui prend un maximum de précautions. En effet, Koy a été policier à Hong Kong, ville alors très corrompue, et est parti avec plusieurs millions de dollars s’installer aux États-Unis où il a eu la patience d’attendre la durée nécessaire pour devenir citoyen sans faire parler de lui. Il s’y est marié une nouvelle fois, a eu deux enfants en plus du fils laissé à Hong Kong avec sa mère Orchid, de laquelle il n’est pas divorcé. Désormais, il veut lancer ses affaires en grand et, pour cela, importer de l’héroïne directement depuis le Triangle d’or thaïlandais où les « seigneurs de la guerre », anciens du Kuomintang refoulés par Mao, s’adonnent à la production d’opium base sur leur territoire.

Koy est sans scrupule moral, il ne voit que ses intérêts et use du « deal », comme le bouffon dangereux Trump, pour régler toutes ses affaires. Sauf que la « face », si importante pour un Chinois, risque de lui être retirée par le petit capitaine armé de sa seule détermination. Powers enquête, obstiné, se rend à Hong Kong où il manque de perdre la vie, pour acquérir des informations supplémentaires, met en jeu sa carrière face à des supérieurs sceptiques et jaloux. Contrairement aux grévistes vantards, lui « ne lâche rien ».

L’auteur, qui écrit très bien, a été commissaire délégué de la ville de New York en 1971 et 1972, et sait de quoi il parle. Il est aussi très sensible à la psychologie des gamins de 15 ans, tout comme à celle des bureaucrates de la police. Il entrelace ses actions d’une romance entre la journaliste Cone de 42 ans, qui passe chaque jour plus d’une heure à se refaire la façade et s’empresse de séduire tous ceux qui peuvent lui apporter un quelconque scoop, et le capitaine Powers de 46 ans, toujours amoureux de sa femme après 25 ans de mariage et de ses deux fils à l’université, mais qui se laisse enflammer pour la belle femelle médiatique.

L’intrigue est plutôt bien menée, dans une langue littéraire fort agréable et rare dans le roman policier américain. Le roman est puissant et rempli de passion : l’attirance sexuelle, mais aussi la ferveur de la quête, le culte de la vérité, la vénération de la morale.

En 1985, Michael Cimino en tirera un film plus caricatural sous le même titre, L’année du dragon, chroniqué sur ce blog.

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Robert Daley, L’année du dragon (Year of the Dragon), 1981, Livre de poche 1984, 543 pages, occasion €4,48

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Tom Wolfe, Acid test

Un document ! Celui de la génération qui a eu 20 ans dans les années soixante en Californie – le laboratoire du siècle. Les États-Unis étaient à leur apogée, vainqueurs incontestés de la Seconde guerre mondiale, ayant contenu le communisme en Corée et tentant de le faire au Vietnam, première puissance militaire et industrielle de la planète. Après les Atomic boys des années cinquante, place aux hippies et aux freaks. Un mélange de mystique et de technologie unique à l’univers américain. La drogue de synthèse LSD, la musique électro et le cinéma se mêlent dans un trip d’enfer pour briser les gaines des conventions sociales et découvrir l’au-delà de la perception.

L’expérience est l’aboutissement des années d’après-guerre américaines, ce sentiment que tout est possible, que tout reste à explorer. « Il n’avaient que 15, 16 ou 17 ans, et portaient des chemises Oxford roses, style haute couture, des pantalons tirés, des ceintures étroites et souples, des chaussures de sport – avec tout ce Straight et ce V8 en poudre dans le coffre et cette splendeur de néons au-dessus. Cela rejoignait les supers-exploits technologiques des jets, de la TV, des sous-marins atomiques, des supersoniques – les banlieues américaines de l’après guerre – un monde merveilleux  ! Et merde pour les intellectuels délicats de la civilisation américaine qui dégénère… Ils ne pouvaient comprendre, à moins de lui avoir donné le jour – cette impression – ce que c’était que d’être des Super-Kids » p.43.

Tom Wolfe, décédé à 88 ans en 2018, était un essayiste inventeur du Nouveau journalisme. Il s’agissait d’écrire ses enquêtes comme un roman, tout en conservant la vérité des faits. « L’investigation est un art, laissez-nous juste être des sortes d’artistes », disait-il. Ce pourquoi Acid test est sous-titré « chronique ». « Je me suis efforcé non seulement de raconter l’histoire des Pranksters mais aussi d’en recréer l’atmosphère mentale, la réalité subjective. Je ne crois pas que l’on aurait pu, sinon, comprendre quoi que ce soit à pareille aventure. Tous les événements que je rapporte, tous les dialogues ici consignés, j’en ai été témoin » p.407.

La chronique raconte l’odyssée en 1964 des Merry Pranskters à bord d’un vieux bus scolaire peinturluré psychédélique, comme les hallucinations colorées du LSD. Le personnage principal, sans être « le chef », est l’écrivain Ken Kesey (auteur en 1962 de Vol au-dessus d’un nid de coucouqui donnera le film avec Jack Nicholson) avec sa femme Faye et leurs quatre petits blonds, ainsi que le célèbre Neal Cassady (héros de Sur la route de Jack Kerouac, bible de la Beat generation publiée en 1957). D’autres suivent, agglomérés à la suite des expériences ddu psychologue Vic Lovell sur les drogues modifiant l’état de conscience. Kesey a été volontaire et a la sensation, avec le LSD, de voir s’étendre son état de conscience. « De fait, comme tout le reste ici, cela ressortit à la même… expérience, celle du LSD. Cet autre monde auquel le LSD ouvrait votre esprit n’existait que dans l’instant – maintenant – et toute tentative de planification, de composition, d’orchestration, d’écriture, ne pouvait que vous le dérober, vous rejeter dans un monde de conditionnement et de routines où l’esprit n’était plus qu’une soupape de sûreté… » p.62.

C’est dès lors un voyage vers « l’Hailleur » (Further) en bus à travers le sud-ouest américain qui commence, dans un déluge de guitares électriques, de sons remixés et de peinture Day-Glo (fluorescente). Il s’agit de coller à l’instant pour le vivre intensément, défoncé donc sans plus aucune contrainte. Un film de quarante heures est tourné sur le vif pour montrer « juste la vie ». Les fondateurs de religion sont tous comme Kesey : tout commence par une Expérience, puis sa communication avec un rituel de chants, danses, liturgie à l’acide pour communier ensemble, donc un sentiment de communauté conduite à l’extase, les êtres synchronisés. Pour convaincre les autres, rien de mieux que le Test de l’acide (Acid test). « Les tests étaient à l’origine du style psychédélique et de pratiquement tout ce qui en était sorti. (…) Les Spectacles complets – il procédaient directement de leur combinaison de lumières, de projections cinématographiques, des stroboscopes, des bandes magnétiques, du rock’n’roll et de la lumière noire mêlée. Le Rock acide – aussi bien Sargent Peppers des Beatles que les vibratos électroniques aigus des Jefferson Airplane, des Mothers of Invention, et de tant d’autres groupes – c’étaient les Grateful Dead (traduit par les Morts reconnaissants) qui avaient tout inventé, au cours de ces Tests » p.246.

Ce voyage aboutira aux Trips festivals de San Francisco et Los Angeles en 1966 après avoir attiré les Beatles et les Hells Angels, et contribué à créer le groupe des Grateful Dead. Ken Kesey voudra « dépasser la drogue » pour aboutir à l’état de conscience augmentée sans LSD. Ce sera le mouvement psychédélique des « acid tests » où les sons et les effets de lumière, les projections d’images sur les murs et au plafond permettront la transe puis l’extase – sans extasy. Quoique… chacun arrive déjà défoncé et le FBI veille.

Une expérience, une impasse mais féconde.

Tom Wolfe, Acid test (The Electric Kool-Aid Acid Test), 1968, Points Seuil 1996, 412 pages, €8,90 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Tennessee Williams, Mémoires d’un vieux crocodile

Thomas Lanier Williams dit Tennessee, est mort en 1983 à 71 ans. Écrivain de théâtre et de nouvelles il a notamment présidé le Festival de Cannes en 1976. Dans ces mémoire de commande, il saute du coq à l’âne, incapable de garder une chronologie à peu près cohérente. Il part d’un sujet pour enchaîner sur une anecdote, survenue des décennies avant, puis revient péniblement au sujet. En fait, ces mémoires l’ennuient. Il ne se trouve pas intéressant, éternellement seul malgré sa sœur aînée Rose (devenue folle) et son frère cadet Dakin (qui l’aime bien). Mais Thomas dit Tennessee est différent : il aime les garçons.

Cela lui est venu à la fin de l’adolescence, restée chaste jusque fort avant, comme il se doit lorsqu’on est né en 1911 (non, ce n’était pas le bon temps). Il a été « amoureux » (fort platonique) de jeunes filles, avant d’éprouver de l’amitié (passionnée) pour quelques garçons. Il cite Franckie avec qui il est resté « en couple » quatorze ans, puis Ryan, ses cinq dernières années. Il dit avoir eu une triple révélation de ses tendances sexuelles à 17 ans, lors d’un voyage en Europe en 1928. Le garçon écrit depuis l’âge de 5 ans à cause d’une diphtérie ; auparavant, il se souvient avoir été plutôt robuste et bagarreur mais est devenu faible depuis sa maladie, et vit entouré de femmes.

Son grand-père pasteur était assez strict du point de vue moral mais assez compréhensif en ce qui concerne les études ; il a financé les siennes à Tennessee parce que son père alcoolique et voyageur de commerce en était incapable. Il obtient une bourse au vu d’une nouvelle qu’il a écrite, mais ne connaît le succès qu’en 1943, à 32 ans, avec sa pièce de théâtre La ménagerie de verre. Il poursuivra avec Un tramway nommé Désir où Marlon Brando, jeune comédien de l’Actors Studio, fait ses débuts. Tennessee Williams remporte le prix Pulitzer pour cela en 1948. Kazan adapte la pièce au cinéma et Brando joue son rôle de scène. Le film obtiendra douze Oscars. Williams écrit selon les personnages qui l’entourent mais aussi selon les acteurs qu’il veut voir jouer les rôles. Cette plasticité l’ancre dans le concret.

« Je crois qu’écrire, c’est poursuivre sans cesse une proie qui vous échappe et que vous n’attrapez jamais. (…) Ce que je veux faire, en quelque sorte, c’est capter la qualité constamment évanescente de l’existence . Quelquefois j’y parviens, et j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose. Mais cela ne m’est arrivé que rarement par rapport au nombre de mes tentatives » p.127. Il se sent bien dans les pays du sud, la Floride, l’Espagne, mais surtout en Italie. Il y trouve des occasions de relations amoureuses : « Cela est dû, en partie, à la beauté physique de leurs habitants, à la chaleur de leur tempérament, à leur érotisme naturel. À Rome il est difficile de croiser un homme jeune dans la rue, sans remarquer son sexe en érection » p.197. Je ne crois pas que cela soit encore le cas, mais je n’ai pas particulièrement observé. De même dans son pays : « Il y avait plusieurs jeunes beautés mâles qui disparaissaient ensemble pour un moment, comme c’est l’habitude chez les beaux jeunes gens aux États-Unis » p.217. L’habitude, vraiment ? Mais être sensible aux êtres et aux choses, cela importe à l’écrivain. « Tous ceux qui ont peint où sculpté l’essence et la sensualité de la vie toute nue, dans ses moments de gloire, les ont rendus palpables d’une manière que nous ne pourrions même pas ressentir du bout de nos doigts, ni avec les zones érogènes de nos corps » p.337.

Au milieu des années soixante, il est alcoolique, drogué, dépressif, et met en scène des personnages d’inadaptés sociaux, de perdants. Il plaît moins. Il a été adapté seize fois au cinéma, ce pourquoi il survit dans les mémoires.

Il a rencontré Sartre et Beauvoir mais n’en a pas gardé un grand souvenir : « Madame de Beauvoir était plutôt glaciale mais Jean-Paul Sartre se montra très chaleureux et charmant. Nous eûmes une longue conversation » p.107. Il a rencontré aussi Yukio Mishima, peu avant son suicide. « Il avait déjà décidé de son acte. Il l’a accompli à mon avis non pas pour le motif politique de l’effondrement des valeurs traditionnelles du Japon, mais parce qu’il ressentait qu’avec l’achèvement de sa trilogie, il avait achevé son œuvre d’artiste » p.319.

Sa leçon, il la livre en conclusion. « Qu’est-ce que cela veut dire : être un écrivain ? je dirais volontiers c’est être libre. (…) Être libre c’est avoir réussi sa vie. Cela sous-entend bon nombre de libertés. Cela comprend la liberté de s’arrêter quand ça vous plaît, d’aller où ça vous plaît et quand ça vous plaît ; cela veut dire que vous pouvez voyager ça et là, être celui qui fuit d’hôtel en hôtel, triste ou gai, sans obstacles et sans grands regrets. Cela signifie la liberté d’être. Quelqu’un a dit avec beaucoup de sagesse que si vous ne pouvez être vous-même, cela ne sert à rien d’être quoi que ce soit d’autre » p.311.

Tennessee Williams, Mémoires d’un vieux crocodile, 1972, Points Seuil 1993, 341 pages, €3,00

Tennessee Williams, Théâtre, roman, mémoires, Robert Laffont Bouquins 2011, 1024 pages, €30,50

DVD Un tramway nommé Désir

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R.J. Ellory, Les anonymes

Un roman policier écrit par un Anglais et qui se passe aux Etats-Unis. Il dénonce l’impérialisme américain alimenté par la CIA, elle-même manipulée par quelques rares Maîtres du monde ou qui se croient tels. D’où le financement du contre-terrorisme « communiste » par l’argent de la drogue… facilité par l’Agence pour éviter de passer par le Congrès ! Ce fut vrai sous Reagan, peut-être moins aujourd’hui, encore que : l’argent tout-puissant corrompt puissamment.

Cela est le message de l’ouvrage, roman policier lent qui découvre peu à peu les rouages du Système. Nous sommes à Washington, le siège de la puissance, près du triangle des agences fédérales de force, CIA, FBI, Cour suprême. Une femme est assassinée par étranglement avant (ou après) avoir été sauvagement battue. Son nom de Catherine Sheridan est un faux, elle n’existe pas, son numéro de Sécurité sociale (avec lequel on peut – ou pouvait – obtenir n’importe quel papier d’identité) fait référence à une femme décédée il y a longtemps. Dans le pays « le plus avancé du monde » pour la technique, l’Administration est un brin retardée : on paperasse à gogo mais les fichiers ne sont pas reliés et mal remplis.

Les flics chargés de l’enquête piétinent ; ils aboutissent à chaque piste à des impasses. Car ce n’est pas la première femme à avoir été éliminée de la sorte. Aucun indice, aucune arme, aucune trace. Sauf que l’inspecteur Miller, toujours obsédé, stressé et fatigué, va se voir mettre le nez sur une piste qu’il aura beaucoup de mal à suivre. Il est pourtant réputé « le meilleur » de la brigade selon son capitaine et « des moyens » lui sont attribués car les politiciens s’inquiètent de l’opinion que la presse agite à propos d’un tueur en série. Il signe ses crimes avec un ruban attaché au cou de ses victimes, portant une étiquette de la morgue.

Miller n’est pas intelligent, materné par une Juive dont on ne voit pas trop ce qu’elle vient faire ici. Il est trop perpétuellement fatigué pour avoir des intuitions. C’est ce qui fait la faiblesse du livre. A l’inverse, son criminel qui n’en est peut-être pas un, quoique, apparaît un maître suprême dans l’art de l’analyse comme de la dissimulation. Il a été entraîné pour cela et mène dorénavant la carrière d’un brillant universitaire. Est-il le tueur ? Miller le croit mais le prof sème des cailloux comme le petit Poucet afin de forcer l’inspecteur à aller dans la bonne direction. Celui-ci ne veut pas voir, c’est trop évident ; il ne veut pas comprendre, c’est trop gros ; il ne veut pas admettre, ce serait scandaleux. Et pourtant « cela » est.

Ces meurtres ne sont pas au hasard. Il ne s’agit pas d’un psychopathe qui massacre en série mais d’une action planifiée par un organisme d’État, ou par des dissidents de cet organisme qui ont fondé un Etat dans l’État, ou par des manipulateurs de dissidents qui agissent au nom de leur propre morale d’État. Jusqu’au bout.

En bref c’est embrouillé, lent à démarrer, paranoïaque. Mais l’on s’y attache si l’on s’accroche. Fondé sur des faits vrais des années 1980, l’intrigue poursuit la tendance au prétexte que le nerf de la guerre a supplanté la guerre même. La fin mélo ne dépare pas.

Roger Jon Ellory, Les anonymes (A Simple Act of Violence), 2008, Livre de poche 2012, 731 pages, €8,90

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C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

C.R.A.Z.Y. comme l’initiale de chacun des cinq prénoms : Christian (Jean-Alexandre Létourneau de 15 à 17 ans, Maxime Tremblay adulte), Raymond (Antoine Côté-Poivin de 13 à 15 ans, Pierre-Luc Brillant adulte), Antoine (Sébastien Blouin de 12 à 14 ans, Alex Gravel adulte), Zachary (Émile Vallée de 6 à 8 an, Marc-André Grondin de 14 à 21 ans), Yvan (Gabriel Lalancette de 8 à 9 ans, Félix Antoine Despathie de 15 à 16 ans).

Crazy comme le morceau de Patsy Cline que le père adorait dans sa jeunesse. Christian est l’intello, qui lit tout, tout le temps ; Raymond est la brute ouvrière, macho et solitaire, violent et vite drogué ; Antoine est le sportif musclé mais péteux ; Zachary est tout l’inverse, le fifils à sa mère, né comme Jésus le jour de Noël, qui a un « don » mais qui se voit en David Bowie ; Yvan est Bouboule, le petit dernier trop nourri.

Nous sommes dans les années 1966-1980, les enfants grandissent dans une société restée traditionnelle mais tourmentée par la modernité venue des States et du Royaume-Uni. Ils ne répondent pas aux désirs de miroir du papa. La maman Laurianne (Danielle Proux) les accepte tels qu’ils sont, dans son rôle traditionnel de mère. Zac, dès 6 ou 7 ans préfère jouer à la maman comme les filles, mais résiste car il admire son père ; il refuse de jouer avec la petite voisine Michelle (Marie-Michelle Duchesne) pour laver la voiture avec papa. Mais il met le peignoir de maman et ses colliers pour mignoter le gros bébé Yvan (Alexandre Marchand à 3 mois), qu’il est le seul à réussir à calmer lorsqu’il a mal ou qu’il pleure. Il a un « don », conforté par la mère Tupperware de la communauté. Mais de la sensibilité aux autres à la superstition magique, il y a un pas. Lui n’y croit pas, sa mère si. Toute la famille téléphone dès que quelqu’un s’est fait mal, il suffit que Zac pense à elle ou lui pour qu’il guérisse. Effet placebo – toujours très efficace.

Mais de la sensibilité à la sensualité, ne va-t-on pas vers la gayté ? L’enfant porte toujours le col largement ouvert, l’adolescent dort quasi nu et entreprend dès 14 ans de se muscler torse nu devant le miroir, avant de se branler dans la voiture paternelle avec un copain, chacun de son côté (« un acte manqué » dit le psy, pour faire accepter au père la différence du fils). Si les autres compensent dans les études, la violence ou le sport, Zac préfère la musique, le rock des années 70 à tendance hippie où les hommes acceptent leur part de féminité. Il a le rythme dans le sang, comme son père, et réussit comme DJ dans les bars, gagnant plus que lui à l’usine.

Est-ce hérédité ou éducation qui vous fait aimer les semblables ? Le père croit que c’est l’éducation et se reproche de n’avoir pas su ; la doxa anglo-saxonne croit plutôt aux gènes et, pour les cathos, à la griffe du diable. Le Zac ado porte d’ailleurs une coiffure et un sourire méphistophéliques, rusé, cruel, jouissant de voir son frère aîné se vautrer dans la came et la brutalité.

Le père perd l’un des cinq, trop drogué malgré ses promesses, et un autre est pédé. Il est désespéré et l’exprime à son fils Zac de 20 ans dans une scène très réussie. « J’sais pas quoi t’dire. Que tu comprennes qu’t’es pas comme tu penses. T’vas rater les plus belles choses qu’t’as dans la vie : d’avoir des enfants. Y’a rien d’pu beau. (…) Si tu penses qu’y a rien à faire, qu’tu peux pas changer, j’pourrais pas accepter ça, j‘serais pas capable. »

Zac a des tentations, mais il les refuse ; il se bat avec un condisciple lycéen qui serait enclin aux pipes ; il expérimente le « shot » bouche à bouche (avec un joint entre les deux) qui n’est pas un baiser entre ados, même s’il en a l’apparence pour qui le voit. A 20 ans, chassé par son père, il effectue un pèlerinage en Israël « sur les pas de Jésus » pour qu’Il lui dise, le révèle. Dans un bar gay, un beau blond (Philippe Muller) le drague et couche avec lui, mais ce n’est pas concluant, Zac n’aime pas vraiment. N’est-ce pas la crainte du père qu’il vire pédé qui l’a conduit à tenter le diable ?

Au retour au Canada, il reprend sa relation avec la voisine Michelle (Natacha Thompson), qu’il a baisée sans amour, avec violence pour s’affirmer macho, mais qu’il souffre de ne pas aimer « comme tout le monde ». Raymond meurt et son père étreint Zac, dans l’émotion.

Le garçon trop tendre va probablement finir dans le rang, hétéro affiché, avec des gosses, malgré sa sensibilité, sa sensualité et ses tentations. Le film ne va pas plus loin et laisse ouvert le destin. Peut-être parce que chacun, au fond, le choisit. L’orientation sexuelle n’est pas binaire mais faite de multiples gradations, variables au cours de la vie, et qui ne sont pas « essentielles ».

Une histoire très humaine où un fils cherche un père pour se construire, lequel cherche un fils dans lequel se reconnaître. Sous les airs de Pink Floyd, Rolling Stones, David Bowie, Patsy Cline, Giorgio Moroder, The Cure et Charles Aznavour. Et des québécismes de langage parfois à sous-titrer, parfois savoureux – comme fif pour pédé, peut-être abrégé de « fifille ».

Mais il a fallu dix-huit ans pour qu’il atteigne les chaînes télé nationales françaises en mai dernier… Cela n’aurait jamais eu lieu si Le Pen était passée, avec son moralisme pétainiste, enamouré devant Orban et poutine.

DVD C.R.A.Z.Y., Jean-Marc Vallée, 2005, avec Michel Côté, Marc-André Grondin, Danielle Proulx, Émile Vallée, Pierre-Luc Brillant, Koba 2022 version restaurée, 2h09, €10,24, Blu-ray €15.00

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Fernando Vallejo, La vierge des tueurs

Le grammairien Fernando (Germán Jaramillo) revient à Medellín après être parti trente ans durant la période de guerre civile et de Front national. C’est un double de l’auteur, prénommé lui aussi Fernando et né à Medellín en 1942. Il a la cinquantaine et se rend aussitôt dans un bordel de garçons, car là se porte sa sexualité catholique, dégoûtée des femelles depuis saint Paul, impures selon la Bible, et par leur procréation ininterrompue encouragée par le Pape, qui alimente la pauvreté.

La Colombie du début des années 1990 est sous l’emprise du cartel de Medellín et de Pablo Escobar, son chef sans scrupules. Il n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent comme le ministre de la Justice, le candidat libéral à l’élection présidentielle, des journalistes, ou à faire exploser le bâtiment de la Sécurité publique. Il n’est arrêté qu’en 1991 et abattu en 1993. Les tueurs à gage qu’il a engagés comme sicaires, souvent très jeunes, juste après la puberté, se retrouvent sans travail. Pour survivre, ils volent, tuent et se prostituent, tout cela pour l’adrénaline. Car ils sont vides en dedans d’eux, sans amour ni protection, emplis des images de fringues de marques, de chansonnettes à la mode et de blagues télévisées. Ils ne supportent pas le silence, sauf dans le sexe.

Fernando connait ainsi Alexis (Anderson Ballesteros), sicaire aux yeux verts et au corps fin de 14 ans dans le livre (mais 16 dans le film, pour la morale publique). A noter que le film est « déconseillé aux moins de 12 ans » mais autorisé sans limites après. Il en tombe amoureux, le garçon s’attache à lui, il devient son protégé et Fernando l’emmène habiter chez lui. L’homme mûr comble le néant de la vie du garçon. Il le nourrit, le promène, l’habille, dort avec lui dans les bras, peau contre peau comme le père qu’il n’a jamais connu et la mère trop prise par ses petits frères et sœurs.

Alexis n’a pas d’état d’âme, il est tout dans l’instant, ce pourquoi son amour est absolu et il tue de même. Pour lui, tuer et baiser sont deux actes de nature. Un taxi est grossier ? Une balle dans la tête. Deux petits de 10 ans qui s’empeignent sous le regard d’adultes rigolards ? Cinq balles font passer de vie inutile à trépas définitif cette scène inexcusable. Ce sont plus de cent personnes que descend Alexis de son pistolet porté dans sa ceinture, qu’il dégaine et fait cracher sans avoir l’air de viser. Il ne manque jamais sa cible car il n’est qu’instinct. Le jeune garçon n’est tendre avec son aimé que par compensation car le monde autour de lui est dur, la réalité délirante, « au-delà même du surréalisme », dit l’auteur. Alexis est pur, un ange exterminateur. Il n’a que son corps et son arme pour se défendre, et Fernando lui offre son intellect, ses biens et son amour.

Fernando l’aime de ne pas reproduire la misère en engrossant les filles, il y a bien assez de niards qui prolifèrent et dégorgent des bidonvilles, appelés en Colombie les Communes. Ils grandissent dans la misère et la violence avant de devenir vers 12 ans sicaires, puis de se faire tuer. C’est ainsi que la démographie se régule en Colombie ces années-là : pas de vieux (ils sont morts), peu de jeunes (ils sont morts), seulement des enfants qui poussent et des prime-adolescents qui s’entretuent.

A mesure que la violence collective s’amplifie, le discours du grammairien se renforce, poussé à la radicalité de la force réactionnaire à la Céline par le spectacle lamentable de la surpopulation des bidonvilles, où les paysans venus avec leurs machettes des villages, ont importé la violence. Les garçons, sans plus de modèles mâles à suivre comme exemple, restent des brutes. Ils ne sont pas cruels, pas plus que des fauves qui tuent leur proie. Tuer et mourir sont la norme dans l’injustice généralisée.

Et Dieu dans tout ça ? Il s’en fout. Fernando, né catholique et élevé catholique, garde les superstitions catholiques de la prière dans les églises et de la messe parfois, mais il ne croit pas en Dieu. Seul Satan règne, puisque les meurtres d’enfants et d’adolescents sont légion et naturels, malgré le scapulaire de la Vierge des Douleurs de l’église de La América qu’arborent tous les très jeunes sous leur chemise entrouverte. L’État corrompu à cause de l’argent trop facile de la drogue, appelée par ces Yankees déboussolés par la guerre du Vietnam et le vide spirituel de leur prospérité économique, laisse se répandre la guerre de tous contre tous. C’est le règne libertarien du chacun pour soi, du droit du plus fort selon les armes et le fric. Tout s’achète, même les garçons – sauf l’honneur, ce vieux reste macho des cultures méditerranéennes importé en Amérique hispanique. Seul les morts ne parlent pas est un proverbe colombien.

Ce pourquoi le bel éphèbe « au corps lisse garni de fin duvet », Alexis aux yeux verts, ne fera pas long feu. Neuf mois seulement avec Fernando et il est brutalement abattu dans la rue sous ses yeux par un duo à moto. Il avait tué le frère d’un membre d’un gang ennemi de son quartier. Fernando se trouve lui-même abattu – mais de douleur. Il veut en finir, court les églises, ne voit plus aucun sens au monde.

Lorsqu’il renaît, par habitude, par lassitude, c’est par la rencontre sur un trottoir de Wilmar (Juan David Restrepo), un autre jeune garçon des bidonvilles surnommé Lagon bleu parce qu’il ressemble au jeune premier du film éponyme. Il prend la place d’Alexis mais pas le cœur de Fernando, qui apprend vite que c’est lui qui a tiré sur son petit. Va-t-il le tuer à son tour pour se venger ? A quoi cela servirait-il ? D’ailleurs Wilmar est descendu par un autre gang deux jours après. La jeunesse se fane vite dans la violence colombienne des années 1990, ce pourquoi elle vit à toute vitesse, dans l’instant de l’acte et du sexe.

Un film a été tiré du roman, plus percutant grâce aux images, mais moins dans la dérive onirique. Ce roman est provocateur, les Fleurs du mal de l’Amérique du sud, une politesse du désespoir avec sa langue imprécatoire, tordue par la douleur. Un chant funèbre pour les morts adolescents – inutiles. Livre et film se complètent, pour une fois, plus qu’ils ne se font concurrence. L’œuvre filmée a eu plusieurs récompenses :

  • Mostra de Venise 2000 : The President of the Italian Senate’s Gold Medal
  • Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane 2000 : meilleure œuvre d’un réalisateur non-latin sur un sujet lié à l’Amérique latine
  • Satellite Awards 2002 : meilleur film en langue étrangère

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios), 1994, Belfond 2004, 193 pages, occasion €2.57. Une édition aussi dans le Livre de poche en 1999, non disponible même en occasion.

DVD La Vierge des tueurs, Barbet Schroeder, 2000, avec German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets, Ernesto Samper, Carlotta films 2017, 1h41, €8.00 blu-ray €8.58

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Patrice Montagu-Williams, La fille qui aimait les nuages

Cette suite de trois micro-romans d’espionnage est une commande du magazine Gavroche Thaïlande ; ils sont parus en feuilleton et réunis en volume. Le style d’écriture du feuilleton est particulier et exige un suspense à chaque fin de chapitre pour que lecteur ait envie du prochain numéro. D’où cette façon haletante de construire les histoires.

Celle qui aime les nuages s’appelle Aï Van et c’est ce que signifie son nom. Elle est la fille du ponte communiste vietnamien Anh Hung, au Bureau politique, ancien directeur de camp de « rééducation » où il s’agissait de laisser crever les opposants politiques. Il est chargé d’aller à Paris négocier l’achat de sous-marins français Scorpène à cause de la progressive invasion chinoise de la mer de Chine méridionale. « Mettre tout le monde devant le fait accompli en faisant régner la loi du plus fort a toujours été la règle de la politique extérieure chinoise », explique l’auteur, bien au fait de la géopolitique. Anh Hung à l’autorisation d’emmener en touriste sa famille, dernier cadeau avant son éviction probable. « Depuis que sa flotte ne comporte plus aucun jet d’origine soviétique, la compagnie n’a pas connu d’accident majeur ; elle est considérée comme l’une des meilleures et des plus sûres au monde », dit avec humour l’auteur à propos de Vietnam Airlines. Ces traits d’humour égaient souvent l’action. Aï Van tombe amoureuse de Haï, un inspecteur français d’origine vietnamienne, arrivé à l’âge d’un an avec les bateaux Kouchner ; son père Anh Hung a torturé et laissé mourir le père du garçon et, quand elle l’apprend, elle ne veut pas rentrer. C’était d’ailleurs le projet secret du père de rester en France tant il craint d’être éliminé par ses camarades. Mais sa mère, Maï, qui répugne à quitter Hanoï, en parle au garde du service secret viet…

Ly est Hmong, minorité du Vietnam, et devient un agent de la DGSE après Science Po pour défendre sa minorité. Il a déjà réussi une mission anti-islamiste en Thaïlande, pays dont il parle la langue, et il est envoyé pour une autre mission dans le même pays, anti-chinoise cette fois. L’empire du milieu fait chanter la France qui s’immisce dans la surveillance des voies maritimes en mer de Chine par des livraisons de drogue depuis la Thaïlande, un agent en eau profonde l’a clairement avoué aux policiers parisiens venus l’arrêter devant un gros butin – « un Corse, une Arabe et une Sénégalaise », décrit l’auteur du multiculturalisme ambiant. Les petits détails qui tuent font partie du roman d’espionnage et donnent du relief aux actions. L’impératrice rouge est cet agent Wu du Guoanbu, implanté par les Chinois pour acheminer la drogue en France afin de déstabiliser sa société. Ly va la chercher, l’aborder, la baiser et en finir avec la mission en douceur. A Paris, pendant ce temps, un fils lui est né avec une bourgeoise propriétaire de galerie d’art…

Martin le Parisien a 32 ans et vit sous couverture sur la Butte, « à côté de l’hôtel où vécut Dalida » ; il ne garde jamais une liaison plus de trois mois, il ne doit pas s’attacher. Science Po, Langues O, DGSE, le parcours classique. En 1996, Total étant accusé de soutenir les militaires birmans par son exploitation pétrolière, il est envoyé sur place pour voir ce que cela cache car « la morale » n’a rien à voir avec les affaires et – bien évidemment – les Américains cherchent à évincer la compagnie française en jouant et rejouant sans cesse ces petits meurtres entre alliés qui leur font tant plaisir. « Blaser bleu marine, chemise blanche et cravate tricotée bordeaux. Les diplomates de carrière sont tous fabriqués en série et formatés, se dit Martin en pénétrant dans la salle de réunion ». Nous sommes dans le bain. Cela se passe à Bangkok car le pays a besoin du gaz birman exploité par Total et croit à « une manipulation » de l’opinion. Par qui ? C’est ce qu’il faut découvrir. « Faire l’amour permet de mieux connaître son partenaire » déclare la jolie capitaine du service secret Winnie, Chinoise de Thaïlande en entraînant Martin sur son lit sous écoutes. C’est joliment troussé. Puis c’est la belle Jessie, du HCR, qui défend les réfugiés Karen que les militaires birmans veulent éradiquer avec l’aide de mercenaires américains payés par l’argent du pétrole. Jessie, qui veut un enfant, adopte Nina, petite karen de 3 ans. Lors d’une attaque terroriste sur le camp de réfugiés, Jessie est égorgée. Martin adopte Nina avec l’aide de Winnie. Une fois adulte et devenue journaliste, Nina a été violée par un oligarque russe brutal et grossier et a fait une chute dans les escaliers qui l’a rendue tétraplégique. Martin se venge et se réfugie pour échapper aux tueurs de l’oligarque dans Le royaume de Nina – le nord de la Thaïlande, le paradis des éléphants.

Patrice Montagu-Williams, La fille qui aimait les nuages suivi de L’impératrice rouge et de Le royaume de Nina Micro-romans, Gope éditions, 2022, 246 pages, €15,00

Les romans policiers ou d’espionnages de Patrice Montagu-Williams chroniqués sur ce blog

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Michael Connelly, La glace noire

L’inspecteur Hieronymus Bosch connaissait Calexico Moore, officier du Narcotic Bureau qui est retrouvé mort d’une décharge dans la tête dans une chambre de motel loué par lui. Pas de lettre de suicide mais ce seul mot dans la poche arrière de son jean : « j’ai découvert qui j’étais ». Et tout est là : la hiérarchie est pressée de classer l’affaire, la mort d’un flic la veille de Noël fait tache sur la ville ; Bosch en revanche n’y croit pas, les faits réels contredisent les faits apparents et laissent croire à un meurtre. Qui était donc Cal Moore ?

En mauvaise tête qu’il est, Bosch va bien sûr enquêter de son côté. Son collègue l’inspecteur alcoolique Porter n’est pas venu au travail et le lieutenant confie à Bosch ses enquêtes en cours, le pressant d’en résoudre au moins une pour les statistiques de fin d’année. Curieusement, Bosch découvre que plusieurs d’entre elles sont liées… et reliées au cadavre de Cal Moore. Ce flic des stups serait « passé de l’autre côté », peut-être en raison de ses liens d’enfance dans les barrios de la frontière mexicaine. Bosch découvre en effet chez lui des photos de Cal enfant et adolescent, torse nu avec un autre de son âge. Et cet autre ne serait autre que le fameux Zorillo, chef d’un gang puissant de passeur de drogue.

C’est qu’une nouvelle composition vient de faire son apparition, un mélange d’héroïne et de PCP qui fait planer plus et plus longtemps pour guère plus cher. Les Mexicains supplantent progressivement les Hawaïens dans le commerce de cette drogue qui fait fureur parmi les jeunes paumés de Los Angeles.

Bosch enquête, creuse et frôle la mort ; on veut l’assassiner comme ont été tués Moore et Porter. Mais Harry Bosch n’hésite pas, il fouille et trouve. Qui est au fond Cal Moore, enfant qui n’a jamais connu son père, rejeté par le patron de sa mère qui l’avait pris sous son aile avant de les jeter ? Qu’est devenu le garçon peau à peau avec lui dans la touffeur de la liberté d’été sur les photos ? Cette amitié venue de loin a-t-elle influé sur le fic des stups ? L’action se double de psychologie et de la description minutieuse de la faune des dealers comme de l’administration lourdaude des flics de L.A.

Un long thriller où l’on ne s’ennuie pas.

Michael Connelly, La glace noire, 1993, Livre de poche 2016, 528 pages, €8.70 e-book Kindle €8.49

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Karim Miské, Arab jazz

Fan de James Ellroy et de ses histoires qui se croisent, de ses flics pourris et de son style télégraphique, Miské calque son premier roman policier Arab jazz sur White Jazz. Ce Mauritanien français, documentariste sur les fondamentalistes du Livre, met en scène un milieu interlope du multiculturel parisien, quelque part vers le 19ème arrondissement. S’y côtoient juifs, arabes et chrétiens Témoins de Jéhovah, tous plus fanatiques les uns que les autres. Entre eux, un crime, Laura, une hôtesse de l’air. Le prétexte, le trafic de drogue avec de nouvelles pilules bleues inventées par un juif de Brooklyn, convoyées par un Témoin de Jéhovah et revendues par des salafistes. La totale.

Ahmed est le voisin du dessous de Laura. Il lui arrose ses orchidées quand elle n’est pas là ; elle aurait bien voulu qu’il lui arrose aussi sa rose lorsqu’elle était là mais Ahmed est lunaire, père absent, mère folle. Il vit d’allocations pour handicapé pour avoir fait de l’hôpital psychiatrique mais ne ferait pas de mal à une mouche, bien qu’il ait déjà lu « une tonne cinq » de romans policiers qu’il achète au kilo au libraire d’occasion du coin. Lorsque Laura est tuée, il apparaît comme le premier suspect. Mais la lieutenant Rachel, juive, tout comme son compère taiseux Jean, breton, ne le croient pas coupable. Alors qui ? La faune du quartier offre du choix, de Sam le cauteleux coiffeur juif pour hommes à Moktar, ex-rappeur devenu dévot et surtout paranoïaque dégénérescent, ce qui ne se soigne pas.

L’intrigue compte moins que les personnages et l’atmosphère. Miské écrit dans le style de Fred Vargas en plus gourmand. En moins bobo. Le lecteur sait par qui Laura a été tuée et pourquoi dès le milieu du livre. Mais il poursuit sa lecture pour mieux connaître les caractères et parce qu’apparaissent les fameux flics ripoux d’Ellroy.

Un polar de l’extrême aujourd’hui de la diversité, métissé, cosmopolite, complexe. Où les identités se côtoient, s’aiment et se combattent pour de mauvaises raisons religieuses – et pour de bonnes raisons mercantiles.

Grand prix de littérature policière 2012, prix du Goéland masqué 2013 et prix du meilleur polar 2014 des lecteurs du Point.

Karim Miské, Arab jazz, 2012, Points policier 2014, 327 pages, €7.60 e-book Kindle €9.99

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No country for old men de Joel et Ethan Coen

Les hommes se font vieux en ce début de la décennie 1980 contée en 2007 : le monde change et il n’est plus pour eux. Ni Llewelyn Moss (Josh Brolin), ancien du Vietnam vingt ans avant, ni le shérif Tom Bell (Tommy Lee Jones) vétéran de la Seconde guerre mondiale, ni même le tueur à gage moderne Carson Wells (Woody Harrelson), ancien colonel au Vietnam, ne comprennent plus ce qui se passe. Il n’y a guère que le psychopathe robotisé et sans affect Anton Chigurh (Javier Bardem), tueur à gage pour les cartels mexicains, qui s’adapte. En tuant sans état d’âme tous ceux qui se mettent en travers de son chemin. La violence gratuite comme humour noir ou la relative stupidité texane du shérif adjoint Wendell (Garret Dillahunt) qui fait son boulot sans y penser sont peut-être les mutants de la modernité dans un monde du n’importe quoi où tout est permis. Il suffit désormais d’oser.

Moss, chassant l’antilope dans les plaines texanes, trouve par hasard quatre 4×4 explosés dans le désert, les cadavres de Mexicains armés gisant tout autour. Seul un blessé gémit au volant d’un véhicule et réclame en espagnol de l’eau. Son pick-up est rempli de sacs d’héroïne passés en fraude. Sans doute un règlement qui a mal tourné. A l’affut, Moss se met à la place du dernier survivant – il y en a toujours un. Il suit la piste jusqu’à un arbre où il s’est mis à l’ombre, blessé, avant de crever. A côté de lui une sacoche pleine de billets : 2 millions de dollars au moins. Moss la ramasse, ainsi qu’un pistolet-mitrailleur et un revolver nickelé, une belle arme qui peut servir – et qui lui servira.

Il rentre chez lui et planque les armes sous son préfabriqué mais sa femme, la geignarde Carla Jean (Kelly Macdonald), l’entreprend et veut tout savoir ; elle est très agaçante et il ne lui dit que le minimum. Ce personnage, nul au début, prendra de la consistance durant le film jusqu’au tragique de la fin. Mais son mari aurait mieux fait de lui parler au lieu de décider seul et de faire en macho texan « une grosse connerie ». Il le sait, il la fait, il se perdra. Moss est le viril joueur.

Il retourne en effet de nuit sur les lieux du massacre avec un bidon d’eau pour le blessé. Qui est évidemment mort depuis, tandis que la came s’est envolée. Mais son pick-up est repéré car les trafiquants sont à la recherche du fric et il se fait poursuivre tous phares allumés puis, lorsqu’il se jette à l’eau blessé, par un molosse lâché sur lui. Il réussit à s’en débarrasser mais, avec la plaque d’immatriculation, il ne faut pas être bien sorcier, aux Etats-Unis, pour retrouver quelqu’un.

La mission est confiée au tueur laid et implacable au nom pas très catholique, Anton Chigurg, qui agit surtout avec un pistolet pneumatique à tuer le bétail. Nous sommes au Texas et la « virilité » exige d’user des armes en fermier. Comme nous sommes bien au Texas, les gens ont l’esprit bovin de leur bétail : le shérif adjoint qui a arrêté Anton ne le surveille plus une fois mises les menottes, ce pourquoi l’autre réussit à l’étrangler ; ayant piqué la voiture du shérif, le tueur arrête un bouseux qui obéit bien sagement, bien qu’aucune étoile de shérif ne soit piquée dans la chemise et que le soi-disant shérif porte un pistolet pneumatique au bout d’une bouteille, le gros con se laisse complaisamment mettre sur le front l’embout à bœuf tout en n’y comprenant rien – pas grave, les cons vont en enfer. Chigurh est le viril rendu fou.

Par quoi ? On ne sait pas. Il est en tout cas le personnage le plus fascinant du film, bien que répugnant. Peut-être est-il né comme ça, étranger à la société avec un nom pareil, étranger à la vie à cause de son enfance ou de ses parents. Peut-être est-il devenu psychopathe parce qu’habitant le Texas, pays dur aux faibles qui ne connait que la loi du plus fort. Même l’adolescent qui lui donne sa chemise pour s’en faire une écharpe afin de maintenir son bras blessé dans un accident de priorité (Josh Blaylock, 16 ans au tournage) ne lui soutire aucun remerciement ni sourire : seulement un billet de vingt dollars pour ne rien devoir à personne. Que le garçon commence par refuser en déclarant, selon les vieux principes de la communauté américaine, que « c’est normal de donner sa chemise à quelqu’un qui en a besoin ». Le tueur est un serial killer qui jouit de donner la mort ou de gracier, jouant à pile ou face le destin. Mais il faut que la victime annonce ; Carla Jean, qui ne le fera pas, laisse son destin en suspens. Le spectateur ne pourra que spéculer sur ce qui lui est arrivé : exécutée ou graciée ?

Anton pique la voiture de l’abruti, « une Ford de 1977 » dit Bell, shérif de père en fils depuis trois générations mais qui se fait vieux. Toute cette drogue, ces fusils automatiques en vente libre, cette avidité du fric, ces cadavres multipliés, montrent qu’il décroche du mouvement social. Il va finir son boulot, boucler autant que faire se peut l’enquête en tentant de protéger Moss et sa femme, mais prendra sa retraite aussitôt après. Lui obéit aux vieux principes de l’Amérique : qui a commis une faute la paye. Ainsi a-t-il fait passer sur la chaise électrique un jeune homme qui a tué sa petite amie de 14 ans sans raison. Mais après jugement, pas par bon plaisir ni en se prenant pour Dieu comme Chigurh. Bell reste le viril raisonnable. Au début des années 1980, ces vieux principes fondateurs de la loi et de l’ordre semblent abandonnés par des tueurs sans raison, des égoïstes sans morale, des violents sans mesure. Cela donnera la réaction républicaine avec Reagan dès 1981, puis la réaction raciste revancharde de Trump et de ses partisans déclassés.

(Coffret 2 DVD True Grit +) No country for old men (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme), Joel et Ethan Coen, 2007, avec Tommy Lee Jones, Javier Bardem, Josh Brolin, Woody Harrelson, Kelly Macdonald, Garret Dillahunt, Paramount Pictures 2011, 2h02 €24.90

Cormac McCarthy, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No Country for Old Men), Cormac McCarthy, 2005, Points Seuil 2008, 320 pages, €7.10

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Gilbert Cesbron, On croit rêver

Second roman d’un auteur mort en 1979 et déjà oublié car trop catholique social, On croit rêver est écrit en 1943. Il ne sera publié qu’en 1945 et conte, entre Le rouge et le noir et Candide, l’initiation à l’insouciance cupide à la française d’un jeune corse monté à Paris, Bixio.

Le garçon est un Julien Sorel, amoureux d’une fille d’une classe supérieure à la sienne mais plein de ressources pour manœuvrer son bonhomme de père puis pour tirer parti des aléas de la fortune. Il débute comme valet de chambre de Monsieur Jean Despaty, héritier d’un journal du matin qu’il est incompétent à diriger. Il demande à Bixio de donner quinze francs chaque jour au mendiant unijambiste qui passe dans la rue pour lui demander son opinion populaire sur tel ou tel sujet. Bixio voit le parti qu’il peut en tirer et oriente ses réponses. Monsieur Jean en persuade ses rédacteurs, malgré les commissions qu’ils touchent souvent des lobbies pour dire le contraire.

Mais Bixio est amoureux de Marine, la fille du patron, qui l’aime bien mais sans plus. Il doit l’éblouir, la mériter par son talent. Il quitte donc ce bon Monsieur Despaty, sénateur en campagne qui a échoué en Corse puis ministre dans un  gouvernement qui n’a duré qu’une semaine. Il part pour Marseille.

Il ne sait trop quoi faire lorsqu’il observe de riches clients sous la fenêtre de son hôtel, qui entrent et sortent à tout moment pour acheter des paquets de farine chez le boulanger du coin. Intrigué, il va en demander aussi mais on lui donne un autre paquet. Il l’échange à l’étalage et se fait assommer. Le bon boulanger est en réalité trafiquant de cocaïne et toute la bonne société comme les « artistes », toujours prêts à donner des leçons de morale et de vie, viennent se fournir chez lui. Il prend en amitié le blessé par sa faute, qui lui susurre avoir été envoyé par un gros bonnet. Le trafiquant pas futé le prend comme associé. Le temps pour Bixio de comprendre la combine, de repérer les lieux de production, de stockage et d’échange, de prendre quelques photos et de rédiger un papier. Peut-être la Martine le reconsidérera-t-il lorsqu’il sortira son scoop dans le journal de papa ? Sauf qu’il aperçoit à la mairie de Marseille la silhouette de celui que le boulanger lui a désigné comme le grand patron…

Il lui faut donc différer ses révélations, au risque de voir étouffer l’affaire et de se faire descendre. Il va voir son frère à Nice, qui végète dans une agence immobilière où les clients, dans les années 1930, ne se bousculent pas. Il veut faire envoyer des fleurs à Martine mais apprend que les fleuristes sont en grève. Qu’à cela ne tienne, le voilà qui s’improvise fleuriste et, face au syndicat des commerçants qui veut lui faire fermer boutique, fleuriste itinérant sur camions. C’est le succès, qu’il décline en remontant avec son frère sur Paris et essaimant, à chaque étape, sa boutique de fleurs d’une chaîne bientôt nationale.

Fortune faite, il retrouve Martine mais celle-ci le méprise du haut de sa fortune plus ancienne. Bixio s’embarque donc pour l’Amérique tandis que Martine, guignant un marquis mondain qui ressemble à Bixio, se fait rembarrer par le snob qui lui montre qu’elle n’est pas de sa race et qu’elle sent encore trop l’argent durement gagné. Bixio, pendant ce temps, fait la connaissance d’un Antoine, noble désargenté né en 1900 qui a été boy-scout en 14 et aviateur en 17, refaisant fortune à chaque fois qu’il va aux Etats-Unis pour en rapporter une invention que ces balourds de Français adoptent aussitôt parce qu’ils n’y ont pas pensé.

Il y a là quelques pages au vitriol qui restent d’actualité : « J’ai compris, il y a des années, que les Français étaient à la remorque. De quoi ? Du plus facile, donc du pire… (…) La chose que les Français copieront facilement dans deux ans parce qu’elle est facile, abêtissante, ou snob, ou parce qu’elle permettra à quelques-uns de gagner beaucoup d’argent » p.183. Les « start up » et autres « applications » de nos jours sont du même acabit – et si elles marchent sont aussitôt vendues aux Américains qui (eux) savent en tirer du fric.

Bixio rapporte quelques idées sur la presse : les potins, la mise en page, le futile, qu’il s’empresse d’adapter en France pour conforter la frivolité des années d’avant-guerre à l’esprit trop léger, portées à l’hédonisme et aux congés. Ce qui nous donne d’autres vérités bonnes à dire sur notre époque – qui était déjà celles d’alors. Un second hebdomadaire a « adopté le titre Marche. Il ne voulait presque rien dire : il était donc presque parfait. Le jeu consistait, pour ses rédacteurs, à juxtaposer des éléments sans aucun rapport apparent entre eux » p.252. Cela ne vous rappelle-t-il rien de notre temps ?

Quant à la radio, Bixio lance Paris-Radio qui promeut « la mode des ‘amateurs’ : chanteurs, comédiens, virtuoses, conteurs d’histoires, tous amateurs, se succédèrent dans les studios où ils chantaient faux, jouaient mal et détaillaient pesamment des histoires vieilles comme la République. (…) C’était justement cela qui plaisait. « J’aurais pu en faire autant ! » devint le critère de l’admiration. Le public-roi envahit les studios » p.256. Toute ressemblance avec le PAF actuel ne saurait être fortuit. Il faut savoir que Gilbert Cesbron a dirigé jusqu’en février 1941 les services sténo-radio et propagande du quotidien Le Petit Parisien. Toute la niaiserie des Années folles renaît dans les années 2000 où « le temps de cerveau disponible » est engloutit par les publicités pour des parfums inutiles ou des bagnoles polluantes, entre deux séries américaines où le héros est toujours une femme et les méchants toujours des mâles blancs. En 1940, cela a produit le fascisme et la guerre, aujourd’hui quoi ? Le Covid, le radicalisme des vagins enragés et le néofascisme à la Trump, Erdogan, Orban et autres Pénistes ? Nous aurons été prévenus.

La fin du roman est tragique, comme chez Stendhal, parce qu’il était l’un des auteurs favoris de l’auteur, ainsi le dit-il dans son Avant-propos : « Je suis parti pour la guerre avec quatre livres dans ma cantine : les Essais de Montaigne, le Théâtre de Racine, l’Anthologie de la poésie française de Thierry Maulnier et Lucien Leuwen » (de Stendhal). Je remplacerai pour ma part l’anthologie (non rééditée) par celle, plus récente et plus maniable, de Pompidou et Lucien par La Chartreuse de Parme, mais le cœur y est.

Ce petit roman léger et picaresque ne se relit pas mais il laisse un bonheur de l’avoir lu qui reste long en bouche – ce qui se fait très rare chez nos contemporains.

Gilbert Cesbron, On croit rêver, 1946, J’ai lu 1975, 311 pages, occasion €2.99

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Raymond Aron, L’opium des intellectuels

Pour Karl Marx, la religion est l’opium du peuple. Pour Raymond Aron, en 1955, elle est l’opium des intellectuels – surtout français. Bien avant le cannabis et l’héroïne des babas cool façon 1968 ou le droit-de-l’hommisme des bobos années 1990, le marxisme était la drogue à la mode. D’autant plus forte qu’on n’y comprenait rien et que le prophète barbu lui-même a tâtonné dans ses écrits, les deux-tiers étant à l’état de brouillons publiés après sa mort. Plus c’est abscons, plus les intellos se délectent : ils peuvent enfin dire n’importe quoi sans risque d’être contredits !

L’opium qui monte après le marxisme remis sous naphtaline serait-il l’écologisme, mâtiné d’Apocalypse climatique et d’austérité chrétienne monastique ? Il reste que tous les gens de ma génération sont tombés dans le marxisme étant petits, absorbé à l’école, durant les cours, à la récré, dans les manifs, à la télé, chez les « écrivaintellos » évidemment « de gauche », toujours à la pointe de l’extrême-mode. Certains (dont je suis) en ont été immunisés à jamais. D’autres non. La gauche radicale balance entre syndicalisme de coups et dictature du prolétariat ; des « socialistes », plus pervers, inhibent tout changement au parti, freinant des quatre fers dès qu’il s’agit de réformer mais condamnés à l’impuissance publique et rêvant de finir leur vie en couchant avec la Révolution. Comme le dit Aron, « dire non à tout, c’est finalement tout accepter » (III,7). Car le mouvement se fait de toutes façons, et sans vous pour l’influencer.

Ce qu’Aron révèle est que marxisme n’est pas la pensée de Marx. Il en est la caricature amplifiée et déformée, tordue par le bismarckisme botté des partis allemands, puis par l’activisme pragmatique de Lénine, enfin par le Parti-Église de Staline qui reste le modèle inégalé du parti communiste français. Mais il faut mesurer combien cette pensée « totale » a pu séduire les petits intellos. Elle a pour ambition de brasser toute la société, le social expliqué par l’économique, lui-même induisant la politique, donc une philosophie (analogue à l’islamisme, cette déclinaison totalitaire de la religion musulmane – ce pourquoi de nombreux intellos « de gauche » sont compagnons de route soumis des terroristes barbus). Aron : « Marx réalisa la synthèse géniale de la métaphysique hégélienne de l’histoire, de l’interprétation jacobine de la révolution, de la théorie pessimiste de l’économie de marché développée par les auteurs anglais » (Conclusion). Notons d’ailleurs que si l’on renverse tous les termes… on obtient l’écologisme : pratique historique concrète, décentralisation partout, marché local exacerbé.

Le marxisme a offert aux laïcs déchristianisés une alternative au christianisme : appliquer les Evangiles dans ce monde en reprenant l’eschatologie biblique sans l’Eglise. Aron : « La société sans classes qui comportera progrès social sans révolution politique ressemble au royaume de mille ans, rêvé par les millénaristes. Le malheur du prolétariat prouve la vocation et le parti communiste devient l’Eglise à laquelle s’opposent les bourgeois-païens qui se refusent à entendre la bonne nouvelle, et les socialistes-juifs qui n’ont pas reconnu la Révolution dont ils avaient eux-mêmes, pendant tant d’années, annoncé l’approche » (III,9). Rares sont les intellos qui ont lu l’œuvre de Marx, largement inachevée, touffue, contradictoire, publiée par fragments jusque dans les années 1920. La pensée de Marx est complexe, sans cesse en mouvement. Figer « le » marxisme est un contresens. Marx est en premier lieu critique, ce qui ne donne jamais de fin à ses analyses. En faire le gourou d’une nouvelle religion du XXe siècle nie ce qu’il a voulu.

Mais le besoin de croire est aussi fort chez les intellos que chez les simples. Il suffit que le Dogme soit cohérent, décortiqué en petits comités d’initiés, réaffirmé en congrès unanimiste et utilisable pour manipuler les foules – et voilà que l’intello se sent reconnu, grand prêtre du Savoir, médiateur de l’Universel. Dès lors, l’analyse économique dérape dans le Complot, les techniques d’efficacité capitalistiques deviennent le Grrrand Kâââpitâââl arrogant et dominateur – d’ailleurs américain, plutôt banquier, et surtout juif (Government Sachs). On en arrive à la Trilatérale, ce club d’initiés Maîtres du monde, dont Israël serait le fer de lance pour dominer le pétrole (arabe)… Toute religion peut délirer en paranoïa via le bouc émissaire. Aron : « On fait des Etats-Unis l’incarnation de ce que l’on déteste et l’on concentre ensuite, sur cette réalité symbolique, la haine démesurée que chacun accumule au fond de lui-même en une époque de catastrophes » (III,7).

Marx n’est plus lu que comme une Bible sans exégèse, ses phrases parfois sibyllines faisant l’objet de Commentaires comme le Coran, les intégristes remontant aux seuls écrits de jeunesse qui éclaireraient tout le reste. Sans parler des brouillons Apocryphes et des Ecrits intertestamentaires d’Engels ou Lénine. Les gloses sont infinies, au détriment de la pensée critique de Karl Marx lui-même. Raymond Aron : « Les communistes, qui se veulent athées en toute quiétude d’âme, sont animés par une foi : ils ne visent pas seulement à organiser raisonnablement l’exploitation des ressources naturelles et la vie en commun, ils aspirent à la maîtrise sur les forces cosmiques et les sociétés, afin de résoudre le mystère de l’histoire et de détourner de la méditation sur la transcendance une humanité satisfaite d’elle-même » (I,3). L’écologisme, par contagion marxiste, a parfois ces tendances…

Fort heureusement, la gauche ne se confond pas avec le marxisme ; elle peut utiliser la critique de Marx sans sombrer dans le totalitarisme de Lénine et de ses épigones. Raymond Aron définit la gauche par « trois idées (…) : liberté contre l’arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes ; organisation afin de substituer, à l’ordre spontané de la tradition ou à l’anarchie des initiatives individuelles, un ordre rationnel ; égalité contre les privilèges de la naissance et de la richesse » (I,1). Qui ne souscrirait ?

Mais il pointe aussitôt la dérive : « La gauche organisatrice devient plus ou moins autoritaire, parce que les gouvernements libres agissent lentement et sont freinés par la résistance des intérêts ou des préjugés ; nationale, sinon nationaliste, parce que seul l’Etat est capable de réaliser son programme, parfois impérialiste, parce que les planificateurs aspirent à disposer d’espaces et de ressources immenses » (I,1). C’est pourquoi « La gauche libérale se dresse contre le socialisme, parce qu’elle ne peut pas ne pas constater le gonflement de l’Etat et le retour à l’arbitraire, cette fois bureaucratique et anonyme. » (I,1) Marx traduit par l’autoritarisme du XXe siècle rejoint volontiers les autres totalitarismes dans le concret des gens. Raymond Aron : « On se demande par instants si le mythe de la Révolution ne rejoint pas finalement le culte fasciste de la violence » (I,2). Ce ne sont pas les ex-Mao mettant qui contrediront ce fait d’observation.

Inutile d’être choqué, Aron précise plus loin : « L’idolâtre de l’histoire, assuré d’agir en vue du seul avenir qui vaille, ne voit et ne veut voir dans l’autre qu’un ennemi à éliminer, méprisable en tant que tel, incapable de vouloir le bien ou de le reconnaître » (II,6). Qui est croyant, quelle que soit sa religion, est persuadé détenir la seule Vérité. Ceux qui doutent ou qui contestent sont donc des ignorants, des déviants, des malades. On peut les rééduquer, on doit les empêcher de nuire, voir les haïr et les éliminer. L’Inquisition ne fut pas le triste privilège du seul catholicisme espagnol et les excommunications frappent encore au PS, voire chez les écolos quand on ose mettre en doute la doxa climatique…

Ce pavé de 1955 est construit en trois parties : 1/ Mythes politiques de la gauche, de la révolution et du prolétariat ; 2/ Idolâtrie de l’histoire et 3/ Aliénation des intellectuels. Il évoque des questions désormais passées, celles d’une époque d’après-guerre portée au fanatisme avec Sartre et Beauvoir suivant la lutte contre le nazisme (à laquelle ni lui ni elle n’ont participé). Mais l’analyse rigoureuse et sensée résiste à toute ringardise. La méthode de Raymond Aron est applicable aujourd’hui, la sociologie des intellos demeure et la critique de la croyance comme opium est éternelle. La preuve : cet essai intellectuel est constamment réédité.

Raymond Aron, L’opium des intellectuels, 1955, Poche Pluriel 2010, 352 pages, 10.20€ e-book Kindle €10.99

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Minority Report de Steven Spielberg

Un film avec Tom Cruise réalisé par Steven Spielberg sur une nouvelle de Philip K. Dick, ne peut que devenir culte. C’est ce qui s’est produit depuis dix-huit ans. Le plus étonnant est que l’écrivain camé de science-fiction Philip K. Dick ait écrit sa nouvelle en 1956, prévoyant déjà la reconnaissance faciale, les véhicules guidés par l’intelligence artificielle, les robots détecteurs de présence humaine et la surveillance généralisée des mœurs et actes des citoyens. Il vivait en pleine période McCarthy, cet ersatz du fascisme aux Etats-Unis, ce qui est peut-être une explication.

Maintenant que nous revenons à une telle période de suspicion généralisée et de surveillance de masse, aidée de la technologie de pointe, le modèle Philip K. Dick nous parle à nouveau. L’évaluation des citoyens s’effectue couramment en Chine sur la base de la reconnaissance faciale et, si la prévention des crimes ne s’effectue pas avec la crudité américaine, elle s’évalue en points. Ce système se met doucement en place sous nos latitudes par de minuscules abandons progressifs qui se cumulent, au nom du terrorisme, de la fiscalité, de l’écologie, des trafics, de la sexualité, de la morale… Internet est surveillé, les banques doivent déclarer les mouvements « suspects » sur vos comptes, et obligatoirement tout transfert de plus de 10 000 €, vos mel peuvent être lus à distance, votre carte bancaire, carte de transport, GPS de voiture, vos localisations et appels smartphone vous tracent à tout instant, votre ADN est recueilli et conservé dès que vous avez affaire à la police. Il n’y a qu’un pas, et quelques progrès de mémoire des puces électroniques, pour que des logiciels d’IA puissent inférer de vos déplacements, consultations sur le net, appels et dépenses qui vous êtes et quelle « menace » vous représentez pour l’Etat, l’économie ou la morale. Nous y sommes presque.

En 2054 selon le film (dans 34 ans), une société privée teste depuis six ans un programme intitulé Précrimes. Trois précognitifs issus de mutations génétiques dues à la drogue prise par leur mère (une obsession de Philip K. Dick) ont des flashs mentaux sur l’avenir. Ce qui est philosophiquement bizarre puisque le destin n’est écrit nulle part et que nulle Machine ni Grand horloger ne le programme ni n’en tire les ficelles. La technique informatique a permis de projeter ces états mentaux sous forme de films qui montrent les détails du crime proche de se commettre : une scène, une date précise, des visages ; seul le lieu est inconnu et doit être inféré à partir des fragments d’images. La brigade d’intervention peut alors se précipiter et arrêter le précriminel avant qu’il ne commette quoi que ce soit. Ce qui est juridiquement bizarre puisque la loi n’a pas encore été enfreinte. Mais ce sont justement ces bizarreries qui font le sel de l’histoire et engendrent l’action du film. D’autant qu’en matière de terrorisme, l’intention et même la suspicion suffit aux Etats-Unis depuis le Patriot Act et en France depuis la loi Renseignements.

Car, jusqu’au dernier instant, le possible criminel garde le choix. Il sait qu’il va être arrêté parce que la technique est fiable et, sauf pulsion instantanée non prévue, ne devrait pas commettre un crime, sauf volontairement. Les meurtres de hasard sont imprévisibles et non détectés par les précogs. Comme ils sont trois, deux garçons jumeaux et une fille, ils ne sont pas forcément toujours en phase, d’où le titre du film, le Rapport minoritaire. Toute précognition fait l’objet d’un rapport avant même qu’elle soit livrée aux enquêteurs. La divergence fait l’objet d’un rapport minoritaire (un contre deux) et est archivé dans le cerveau du précog concerné même si seul le rapport majoritaire est porté à l’attention de la brigade.

John Anderton (Tom Cruise) est le chef de l’unité d’intervention de Washington. Afin d’évaluer le système pour le rendre national, un agent du FBI mandaté par le ministère de la Justice, Danny Witwer (Colin Farrell) s’immisce dans l’équipe. Le dirigeant et fondateur de précrimes Lamar Burgess (Max von Sydow) n’aime pas ça, le spectateur comprendra sur la fin pourquoi. Mais les questions de l’agent permettent d’expliquer en détail comment fonctionne le système de prévention des crimes. Efficacité pratique et communication font que le meurtre a disparu à 99% de la ville et que l’argent va affluer si le référendum décide qu’il sera appliqué partout.

La faille ne peut être qu’humaine. C’est alors que le spectateur (et l’agent du ministère) se rend compte que John se drogue pour oublier l’enlèvement de son fils Sean de six ans (Dominic Scott Kay), des années auparavant dans une piscine bondée, et le départ de sa femme. Lorsque les précogs « voient » qu’il a commettre un crime trente-six heures plus tard, il est déconcerté : il ne connait pas l’homme qu’il va tuer, ne l’a jamais rencontré et ne sait pas pourquoi il devrait le tuer. Auparavant Agatha (Samantha Morton), la précog fille, l’a agrippé pour lui montrer les images d’une femme assassinée, une certaine Anne Lively. L’affaire, l’une des toutes premières traitées par Précrimes, a été résolue mais la précog y revient : pourquoi ? Les deux affaires sont-elles liées ? N’y aurait-il pas une autre faille dans le système de prévention des crimes ?

Ces deux événements, dont je ne peux parler sans déflorer l’intrigue plutôt bien ficelée et habilement menée, sont les ressorts du film. En fait, Précrimes est imparfait et permet à certains criminels de ruser avec le système ou de faire endosser un crime par un autre. John va donc fuir et chercher le rapport minoritaire le concernant, puisqu’il n’a aucune raison de tuer. Il trouvera bien autre chose…

DVD Minority Report, Steven Spielberg, 2002, avec Tom Cruise, Colin Farrell, Samantha Morton, Max von Sydow, Kathryn Morris, 20th Century Fox 2003, 2h21, €6.88 blu-ray €9.73

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Ragnar Jónasson, Sótt

Un roman policier islandais est toujours une aventure dans le froid et l’étrange. Mais Ragnar Jónasson n’est pas Arnaldur Indridason et son métier est moins abouti. Le lecteur qui aime l’atmosphère de l’Islande retrouve une description au ras des gens mais l’histoire est embrouillée par deux intrigues indépendantes, l’une contemporaine et l’autre des années 1950. Aucun lien entre les deux. Nous sommes un peu déçus.

Avec un titre sans aucun sens en français (il voudrait dire « récupéré » en islandais selon la Google traduction), lui-même différent du titre islandais (qui signifierait « rugueux »), une traduction faite à partir de l’anglais et non pas de la langue originale, et une couverture immonde qui laisse apercevoir un virus grossi alors que l’intrigue ne prend une « épidémie » que comme prétexte à rouvrir de très anciens dossiers, l’édition française fait plutôt penser à un coup commercial surfant sur la mode « Islande » que comme une opération de découverte d’un talent étranger.

En bref, un petit garçon de 18 mois au joli prénom de Kjartan (kiartane) se fait enlever, le fils ex-drogué d’un pressenti ministre se fait assassiner par une voiture, une fièvre hémorragique venue d’Afrique se déclare et la quarantaine est instaurée dans la petite ville de Siglufjördur dans les fjords du nord (ladite « l’épidémie » ne fera que deux victimes). C’est le prétexte à rouvrir le dossier d’un empoisonnement déclaré dans les années 1950 dans une ferme isolée d’un fjord s’ouvrant sur des montagnes. Le lieu est sauvage et beau mais sombre et menaçant ; une femme, dépressive, aurait confondu le sucre avec la mort aux rats contenue dans un pot semblable… Une photo d’époque montre un adolescent dans les 15 ans qui tient le bébé Hédinn de l’un des deux couples. Il est inconnu, nul ne se souvient de lui et il est vite parti de la ferme. Hédinn, devant cette vieille photo exhumée des archives, se demande qui il peut être et le policier Ari Thor (arisor) est intrigué.

Il enquête conjointement avec une journaliste et finissent chacun par trouver la clé de l’énigme. Entre temps le petit est retrouvé et le ministre pas mis en cause. Mais le « suicide » des années 50 s’avère un meurtre sur fond de sombres affaires de couple dans un huis clos fermier. Et la vie continue, lente et lourde, avec six mois de nuit avant six mois de printemps.

Ecrit sec en chapitres courts découpés en séquences alternées comme au cinéma, ce polar frigorifié peine à l’action, même s’il se lit bien. Ce sont les relations sociales entre les personnages qui forment le plus intéressant. Chacun a ses problèmes de couple, sa peur des responsabilités, ses ennuis du destin. Tout cela s’entremêle et aboutit parfois à des tragédies.

Ragnar Jónasson, Sótt (Rof), 2012, Points policier 2019, 546 pages, €7.70 e-book Kindle €14.99

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Philip K Dick, En attendant l’année dernière

Cette fois-ci l’imagination droguée de l’auteur nous emmène dans le temps. Nous retrouvons les psychoses, les problèmes de couple, les femmes dominatrices égocentrées, la hantise du complot et de la tyrannie chers à l’auteur paranoïaque. Mais une drogue, inventée par AG Chimie, une firme évidemment allemande, permet de voyager dans les univers parallèles du temps. Le JJ-180 a pour inconvénient d’être à accoutumance immédiate, créée comme arme de guerre ; son avantage est que, voyageant dans le temps, on peut aussi trouver son antidote, synthétisé dans le futur…

C’est donc tout bénéfice pour l’auteur comme pour son personnage principal, le cette fois plus consistant docteur Sweetcent (dont le nom veut dire « doux »). Multipraticien dominé par son épouse Kathy, il maintient en vie durant des décennies grâce aux greforgs (greffes d’organes immédiates) son patron plus que centenaire, PDG de la FCT (la Compagnie des fourrures et colorants de Tijuana), avant d’être appelé par le Secrétaire général de l’ONU qui gouverne la planète Terre, Gino Molinari. L’action se situe en effet en 2055, 90 ans après la publication du roman, un futur encore proche qui décentre vigoureusement le lecteur. Car la Terre est en guerre contre les Reegs de Proxima du Centaure (gros insectes intelligents) et alliée des Lilistariens d’Alpha du Centaure (genre nazis disciplinés).

Molinari est un vieux rusé ; il se maintient tout juste en vie en refusant tout organe artificiel, ce qui lui permet d’éluder les décisions stratégiques que lui réclame son allié lilistarien et d’éviter que des millions de Terriens n’aillent servir dans leurs usines d’armements. Mais il connait la drogue JJ-180 et l’utilise secrètement à des fins politiques. Il rapatrie et congèle en douce une série de doubles issus des univers parallèles qui pourront prendre sa place en cas de nécessité – et le docteur Sweetcent, ne pouvant rien refuser à personne, sera chargé secrètement d’assurer à la fois sa mort physique et l’accomplissement de ses 43 pages de volontés.

L’univers 2055 est pittoresque : les riches s’évadent dans des lieux de divertissement qui reconstituent avec un soin minutieux le passé, comme Wash-35 qui est une sorte de Disneyland ayant pour unique thème la capitale Washington en l’année de la jeunesse des vieux, 1935. Y avoir un appartement dans son ancien quartier, retrouver ses copains d’enfance reconstitués en robots, les meubles et les illustrés d’époque, est une sacrée résidence secondaire. On y est conduit en taxi automatique (l’automataxi) qui décolle et atterrit où il veut, commandé à la voix et assurant divers services tels que boissons, pilules, films, conseils.

En revanche, chacun s’habille, fume et boit comme au bon vieux temps, sans rien de changé (sauf les seins nus pour les femmes dans les soirées), ce qui m’étonne un brin. Quant à Tijuana, la ville-frontière avec le Mexique (où la frontière est supprimée), elle est une projection des fantasmes les plus fous : fiscalité quasi nulle, main-d’œuvre bon marché, quartier des plaisirs, drogue en abondance, sexe à gogo, « y compris avec des putes de 13 ans » comme on en rêvait dans les années soixante et qu’on a fait dans les années soixante-dix (c’est tout le roman Polanski). Mais Philip K. Dick n’aime pas le sexe, se découvrant dominé par la femme-mère ; il préfère s’éclater chimiquement, ce qui en dit long sur la pathologie mentale générée par la société américaine.

Kathy est justement embringuée dans la dépendance au JJ-180, complot évident de Lilistar pour avoir prise sur elle et espionner son mari, médecin personnel du Secrétaire général. Par haine autant que par utilitarisme égoïste, Kathy dissout une pilule de JJ-180 dans le café de son époux qui ne voulait plus la voir mais qu’elle vient trouver à Cheyenne, lieu sécurisé du gouvernement terrien. Sweetcent se retrouve donc contre son gré dans le même bateau qu’elle, à charge pour lui de découvrir l’antidote pour tous les deux. Mais tandis que lui s’en sort, intelligent et par volonté de bien faire, elle se déglingue, déjà atteinte du « syndrome de Korsakov ».

Un bon roman d’anticipation où l’intelligence pratique compte plus que l’action et où les personnages prennent enfin un peu plus de relief que dans les précédents romans.

Philip Kindred Dick, En attendant l’année dernière (Now wait for last year), 1966, J’ai lu SF 2015, 286 pages, €6.00 e-book Kindle €5.99

Philip K Dick, Substance rêve : Le maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Docteur Bloodmoney, Les joueurs de Titan, Simulacres, En attendant l’année dernière, Presses de la Cité 1993, 1246 pages, €26.77

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Pulp Fiction de Quentin Tarantino

Une parodie des films américains jouée par une pléiade de grands acteurs, John Travolta, Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Uma Thurman, Maria de Medeiros… C’est bien coupé, enlevé, dôle. Et dit en même temps beaucoup sur cette Amérique du terre-à-terre, du tout est possible et de l’égoïsme forcené.

L’univers est celui d’une bande de malfrats de Los Angeles dont le patron est Marsellus Wallace (Ving Rhames), un gigantesque Noir aux deux boucles d’oreilles. Il truque les matches de boxe pour encaisser le fric, il zigouille via ses mercenaires tous ceux qui tentent de l’arnaquer. Mais Butch le boxeur au prénom de boucher (Bruce Willis) le baise (dans son orgueil), refusant de « se coucher » au cinquième round, puis un flic pédé (Peter Greene) le sodomise (littéralement) alors qu’il avait investi la boutique d’un prêteur sur gage (Duane Whitaker) par hasard en poursuivant le boxeur.

L’histoire est celle des vicissitudes où la nécessité des armes et du machisme rencontre le hasard des gens ou des événements. Ainsi le duo Jules Winnfield (Samuel L. Jackson) et Vincent Vega (John Travolta) va récupérer une valise pleine de (probables) lingots d’or qui s’ouvre avec le code 666 (le chiffre de la Bête) dans un appartement miteux. Il troue trois adolescents apeurés qui tentaient d’exister et emmènent le troisième, le seul « nègre » de la bande (ainsi est-il traduit dans le film), Marvin (Phil LaMarr) qui est leur informateur. Mais Travolta, en se retournant dans la voiture le flingue à la main pour poser une question au garçon, lui explose la tête sans le vouloir. Les deux compères sont dans une merde noire avec du sang partout et des morceaux de cervelle dans les cheveux en poil de couille du Jules noir au volant qui aime citer les Ecritures avant de tirer. Comme s’il se croyait le bras vengeur de Dieu…

Il appelle au secours un copain du coin (Quentin Tarantino lui-même), au saut du lit à 8 h du matin. Mais sa meuf doit rentrer de l’hôpital où elle bosse – et pas question pour elle de découvrir « un nègre sans tête éclaté à l’arrière d’une voiture en bas de chez elle » ! On la comprend. Jules appelle donc le bon papa Wallace qui, s’il veut récupérer son or, doit les aider. Il envoie son spécialiste, un expert en organisation et dissimulation de traces de crime (Harvey Keitel). Il ordonne aux deux de nettoyer l’intérieur de la bagnole, de mettre le cadavre dans le coffre ainsi que leurs vêtements tachés de sang, puis de se récurer eux-mêmes aussi soigneusement que les sièges, à poil sous le jet d’eau sur la pelouse pour ne pas laisser de traces dans la salle de bain, avant de conduire la bagnole chez un casseur spécialisé. Tout disparaîtra.

Et les deux, déguisés en plagistes via short et tee-shirt trouvés dans les affaires du copain, poursuivent leur livraison d’or au père Wallace. Mais au lieu de prendre tout bêtement un taxi et de s’acquitter de leur mission, ils folâtrent, se prennent un petit-déjeuner dans un fast-food, discutaillant interminablement sur le hasard qui serait la main de Dieu. Dans l’appartement, en effet, le troisième jeune (un peu moins que les autres) qui était aux chiottes, sort en défouraillant mais rate à deux mètres les deux éléphants dans son couloir. Voilà le « miracle » : les tueurs sont indemnes et le défenseur est criblé de balles en riposte. C’est eux « en ont » et pas lui. Le machisme le plus gros est clairement affiché : celui qui a des couilles reste maître de celui qui a trop peur pour en avoir. Et plus on vieillit, plus on en a dans le mythe, contrairement à la physiologie : cela s’appelle l’expérience.

Les filles du film sont d’ailleurs considérées comme moins que rien : des putes ou des niaises. Tout se passe entre hommes, les vrais. Même la « femme » de Wallace Mia (Uma Thurman) agit comme une gourde, flirtant ouvertement avec Travolta à qui le patron a demandé de la sortir (ce qui ne veut pas dire « sortir avec », comme il l’explique à son copain le Noir un brin borné), puis se shootant une fois de trop avec les trois grammes d’héroïne trouvés dans la poche de l’imper du mec – pendant qu’il est aux chiottes (grande scène de piqûre dans « le cœur », situé largement au-dessus du sein pour les puritains !).

Les chiottes jouent un rôle prépondérant dans ces histoires, elles sont comme un destin suspendu, une bifurcation d’univers. Ainsi le boxeur, qui a fui dans un motel une fois le match terminé (en tuant son adversaire d’un coup de poing – « il n’avait qu’à apprendre à boxer »), ne trouve pas dans sa valise préparée par sa pétasse (Maria de Medeiros) la montre héritée de son père qui l’avait lui-même hérité de son père qui… Cette montre mythique avait séjourné dans le cul d’un capitaine, prisonnier des Viêt-Cong avec le papa qui y est resté, mort. Le boxeur l’a reçue tout enfant et y tient bien plus qu’à ses fringues mais la nunuche qu’il a racolé comme copine est tellement bête qu’elle a zappé. En retournant à l’appartement, où il sait qu’il peut être attendu par les sbires de Wallace, il ne se contente pas de récupérer sa montre oubliée mais entreprend de se griller des toasts ! Il avise alors un flingue à silencieux, aussi gigantesque que le Wallace, et perçoit un bruit de chiotte : le sbire est dedans et, quand il tente d’en sortir, il l’y renvoie d’une balle magnum dans le sternum.

Le problème de cohérence est que le sbire est Travolta en personne, alors que le film se poursuit avec Travolta toujours en vie. Mais l’histoire est volontairement éclatée en séquences non linéaires comme dans les magazines sur papier chiotte (pulp paper) destinés aux gosses ou aux demeurés. Travolta a déjà remis la mallette à Wallace auparavant. Il sort justement des chiottes du fast-food où son copain Jules a décidé d’arrêter après le « miracle » pour chercher le sens de la vie en nomadisant dans le monde en clochard céleste. Deux miteux, Ringo et « Lapin » (Tim Roth et Amanda Plummer), ont en effet décidé de tirer leur dernier coup ensemble en rackettant les clients et la caisse. Le Noir mate leurs envies mais les aide, bon prince, en ne les zigouillant pas à l’aide de l’Ecclésiaste comme d’habitude et en leur laissant les billets récoltés. Il n’est plus très certain d’être le bras vengeur de Dieu…

Tout a commencé dans un lieu miteux d’une aire de banlieue avec une paire de miteux qui se la joue au lieu d’entreprendre ; tout se termine de même, dans l’amoralité jubilatoire de la pop-culture yankee. Chacun repart à ses affaires comme a poor lonesome cow-boy, aussi minable qu’avant, après six morts de trop. C’est conté comme dans un magazine de pulp fiction (sexe, violence et ego surdimensionné), en récits à épisodes ayant chacun leur cohérence mais présentés comme liés.

Palme d’or au Festival de Cannes 1994, Oscar du meilleur scénario original 1995, ce film qualifié de « postmoderne » faute de le mettre dans les cases préétablies des critiques, a fait beaucoup gloser depuis sa sortie. Que m’importe : c’est un bon divertissement et il révèle le nihilisme viscéral de la culture américaine qui préfère agir plutôt que réfléchir, flinguer au lieu de discuter, se raccrochant à la Bible pour se justifier.

DVD Quentin Tarantino, coffret 6 films : Pulp Fiction 1994 – Jackie Brown – Kill Bill – Vol. 1 – Kill Bill – Vol. 2 – Boulevard de la mort – Inglorious basterds, TFI 2011, standard €52.66 blu-ray €69.96

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Escobar de León de Aranda

Pablo Escobar fut le plus puissant narcotrafiquant de la planète dans les années Reagan. Riche à milliards, il a réussi à fédérer en cartel les narcos de Medellin et de Cali, exportant en commun la drogue par avion aux Etats-Unis. Machiste et orgueilleux, son hubris n’a plus connu aucune limite. Il a fait descendre ses concurrents, descendre les politiciens qui voulaient voter un accord d’extradition avec les Etats-Unis, descendre les flics, descendre les juges, descendre les journalistes. En bref tous ceux qui se dressaient sur son chemin. Pourquoi ? Pour obtenir « du respect ».

L’argent ne suffit pas, contrairement à ce que croient les gens de gauche sur « le capitalisme » : il faut encore être reconnu. Par sa femme à qui il colle deux gosses ; par ses hommes auprès de qui il faut paraître sans cesse déterminé ; auprès de ses concurrents, à qui il ne faut pas lâcher de terrain et se montrer le plus fort ; par le pays, les pauvres à qui il construit à ses frais plusieurs quartiers, les riches auprès de qui il entre au Parlement. Mais le plafond de verre est bien présent, comme dans toute société. Son argent pue et il l’étale trop pour se faire des amis des politiciens ; sa grande gueule l’empêche de nouer des alliances sociales profitables. Il est donc méprisé, humilié publiquement dans l’enceinte de la Chambre, ses méfaits rappelés dans les journaux.

Il n’agit qu’en solitaire, ce qui le perd. Il a trop assimilé la loi des pionniers yankees qui fait de la force le seul droit. Sauf qu’il a oublié la Bible dans l’autre main, cette justification sociale hypocrite mais indispensable pour régner au nom de Dieu ou de son élection. C’est un bouffon avant d’être un tueur. Pablo Escobar est joué par un Javier Bardem encore plus gros et plus laid qu’à l’habitude – imposant de présence. Aucun autre ne lui arrive à la cheville parmi les acteurs, surtout pas le pâle et impuissant agent de la DEA américaine (Peter Sarsgaard) venu « aider » le gouvernement colombien à terrasser le dragon.

Seule la journaliste Virginia, présentatrice télé colombienne, paraît à la hauteur malgré ses poussées épisodiques de terreur. Car il la respecte. Elle est une icône, même si elle avoue que les gens la regardent plus à la télé pour savoir ce qu’elle porte plutôt que pour ce qu’elle dit. Escobar veut s’éterniser en héros, sa part bénéfique devant racheter à terme sa part maléfique. Le bâtisseur sur les ordures. Il engage Virginia comme biographe et elle est amenée à le suivre dans tous ses déplacements « même les plus intimes » – il va d’ailleurs la baiser, même si ce n’est pas montré (le viol tarifé des « nymphettes » livrées par leurs parents émerveillés est en revanche plus que suggéré). La journaliste colombienne Virginia Vallejo existe réellement, elle a incontestablement été baisée par Escobar entre 1983 à 1987 et elle a vraiment écrit en 2007 l’autobiographie du trafiquant : Amando a Pablo, odiando a Escobar, titre cité d’ailleurs durant le film : « Aimer Pablo, haïr Escobar ». Le livre a été (mal) traduit en français par le racoleur « Pablo, je t’aime, Escobar, je te hais ».  Penelope Cruz, dans le rôle de mijaurée esclave du chic et constamment en représentation, est le pendant du monstre. Féminine à souhait, féministe au travail, elle suit, elle regarde, elle raconte.

Car c’est le génie du film de nous montrer le personnage et ses horreurs par la voix off de la journaliste qui conte a posteriori la geste du narcotrafiquant descendu à la fin par la police. Ou du moins par un commando spécial, non corrompu, des forces armées colombiennes, aidé par la technique de repérage téléphonique d’un Escobar trop « famille » par la CIA.

La terreur est donc enrobée de conte, juxtaposant Pablo entouré de gamins fouillant les tas d’ordures de Medellin, tous nommés Pablito en son honneur, et le massacre à la tronçonneuse des alliés infidèles ; ou l’atterrissage sur une autoroute américaine d’un avion du cartel rempli de sacs de cocaïne à l’aide d’un Mack truck en travers bloquant les deux voies, et l’exécution par un chien loup attaché sur le dos d’un exécutant qui a mal exécuté les ordres ; ou encore le discours en réponse au ministre de la Justice d’Escobar qui dénonce le financement occulte de sa campagne avec preuves, et le dressage des sicarios, ces adolescents de 14 à 16 ans entraînés à tuer d’une rafale d’Uzi à l’arrière d’une moto les cibles désignées par le patron.

De même la parade bouffonne de « la prison » qu’il s’est fait construire lui-même, et la fuite à poil dans la jungle lorsque les hélicoptères de combat ont repéré sa planque ; les robes chics qu’il paye à Virginia pour le représenter, et les description qu’il lui fait du viol collectif « par vingt soldats » qui l’attend si elle l’abandonne, « il te déchireront tes vêtements, là, ta robe… – Thierry Mugler. – C’est çà, puis ils t’attacheront et te passeront dessus l’un après l’autre, puis, lorsqu’ils auront fini, ils te pénétreront avec un mixeur ou un sèche-cheveux, te réveillant avec un seau d’eau si tu t’évanouis, puis ils recommenceront à te violer, enfin, lorsque tu seras au bout, ils te laisseront saigner de l’intérieur jusqu’à ce que tu en crèves… ». Une belle déclaration d’amour.

Le plus atroce comique est cette scène surréaliste où Pablo Escobar avec son jeune fils de 9 ans Juan Pablo, lors d’une discussion entre hommes, lui décrit « le pain » de résidus de cocaïne qui doit être dilué dans l’eau avant de « fusiller le cerveau » – c’est pour les pauvres – et la poudre de cocaïne pure, blanche comme de la farine, qui doit être coupée avant de fusiller aussi le cerveau mais plus proprement – c’est pour les riches. Le gamin écoute, comprend, approuve. Pablo : « On produit, on vend, mais on n’y touche pas, tu as compris ? Il faut écouter Nancy (la femme de Reagan), elle a raison ». Juan Pablo : « Oui ».

Le spectateur ne s’ennuie pas, le monstre sacré glace comme il faut, la pute de luxe séduit comme il se doit avec son air effarouché sur ses hauts talons, la famille Escobar qui se voudrait normale, entraînée dans le maelström, touche à l’envi. Mais la série Narcos a sans doute nui à l’impact de ce film, trop fade face au souffle criminel du genre. Manque surtout le pourquoi de la cocaïne, qui n’est jamais abordé, au profit de la geste commerciale possessive et maniaque du truand. Comme si la drogue était une marchandise comme une autre et Escobar un capitaliste ordinaire. Sauf une fois : lorsque Virginia apprend à Miami que l’aspirine est considérée comme une drogue aux Etats-Unis !

Y aurait-il de quoi dédouaner le narcotrafic en l’abaissant au rang de la pharmacie et les narcotrafiquants au rang d’entrepreneurs aventureux ? C’est, au fond, un peu ce qui me gêne dans ce film par ailleurs fort bien mené.

DVD Escobar (Loving Pablo), León de Aranda, 2017, avec Javier Bardem, Penelope Cruz, Peter Sarsgaard, + 30 mn d’interviews avec Bardem et Cruz, M6 Video 2018, 1h58, standard €8.99 blu-ray €11.99  

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Patrice Montagu-Williams, Munduruku

Le roman du Brésil contemporain : démographie explosive, Etat bouffé aux termites, politiciens corrompus, policiers écartelés en clans, drogue à tous les coins de rue et violence dès l’enfance. Les filles font la pute dès 12 ans et les garçons entrent dans les bandes ou la police un an plus tard. Rio est un mythe pour touristes, il y a belle lurette que la ville du carnaval et du Christ Rédempteur est dangereuse : « À Rio, on vivait avec et on n’y prêtait même plus attention. Il suffisait de regarder derrière soi en marchant dans la rue et de ne jamais porter de bijoux ou de montres de prix. Il fallait juste avoir toujours un peu de cash au cas où un pauvre type à moitié drogué aurait la mauvaise idée de vous menacer avec son flingue ou son couteau » p.49. Pire qu’aux Etats-Unis du temps des pionniers, c’est chacun pour soi, la loi de la jungle est le droit du plus fort.

Quatre parties pour ce roman somme toute optimiste : la première à Rio, la ville infernale, reflet de la politique sud-américaine : « Au nom de la volonté qu’avaient les autorités d’offrir au monde entier les JO les plus festifs de l’histoire dans la capitale mondiale de la samba, le BOPE était devenu la voiture-balai policière des magouilles et des maux urbains sur lesquels le gouvernement brésilien se gardait bien de dire la vérité aux centaines de journalistes étrangers convoyés depuis deux ans pour constater la réhabilitation des favelas » p.11. Le Bataillon des Opérations Spéciales de la Police Militaire de l’État de Rio (BOPE) est chargé du sale boulot que les politiciens se gardent bien de régler. Or, lors d’une opération contre les bandes, une école contenant vingt-cinq enfants et leur maîtresse a été massacrée. Bento, le capitaine des forces spéciales qui n’a pu rien empêcher – « sur ordre » -, décide de quitter la police, de quitter la ville et de faire sa justice tout seul.

Les parties suivantes sont en Amazonie, réglées comme une tragédie. Bento part aux origines de son père, un indien Munduruku, au fin fond de l’Amazonie. Justement, une compagnie aurifère canadienne, la Barrick Gold, veut une concession pour l’exploitation industrielle du minerai. Justement, une compagnie française, Engie, veut construire un gigantesque barrage ; ou, si elle ne résiste pas à la jungle et à ses dangers, une compagnie chinoise. Tel est le Brésil, un Etat pourri qui n’a que faire des indigènes et du poumon amazonien de la planète : « Ils se sont tous ligués contre les Indiens : le gouvernement qui veut construire ses barrages, les chercheurs d’or et les grandes compagnies minières ou encore la mafia de l’agrobusiness qui vole les terres pour y élever du bétail ou faire pousser du soja » p.98. Un Etat qui n’a que faire de la pollution et de la forêt, du moment que ses élus s’en mettent plein les poches : « les dégâts causés par l’orpaillage industriel sont généralement irréversibles. Il sait qu’en dépit de tous les engagements qu’elle a pu prendre, la compagnie ne respecte qu’une seule chose : le profit. Il sait aussi qu’elle ne fait qu’exploiter, qu’elle ne crée pas de richesses, qu’avec elle, c’est plutôt massacre à la tronçonneuse, et qu’une fois les filons épuisés, elle pliera bagage en laissant derrière elle un paysage dévasté » p.163.

Bento est venu avec un arsenal et rencontre le père Michel, surnommé l’Archange, qui s’est fait adopter par les Indiens. Il faut dire qu’il a mis de l’eau dans son vin et n’est pas un missionnaire inquisiteur comme l’Eglise catholique a su en envoyer jusqu’ici. C’est « un curé qui tient à la fois une église, un bar et un bordel », est-il décrit p.173… Dieu doit s’adapter aux croyances locales, le bar est pour faire société dans ce coin perdu et le bordel parce que de toutes façons les filles se donnent, autant les protéger.

Un commando de la CIA, élevé par l’Agence depuis qu’il a été recueilli orphelin, est chargé de la sécurité de la Barrick. Mais il se fait doubler par le chef de la sécurité, lui-même en faute de n’avoir pas contrôlé l’un de ses sbires. Ce dernier viole et décapite une Américaine, représentante d’ONG bien connue aux Etats-Unis, et ce meurtre fait un foin international. La Barrick doit renoncer… mais pas les politiciens qui attendent toujours leurs chèques. Elle était devenue sa compagne et Bento venge la fille avec l’aide des villageois indiens, avant de se perdre dans la forêt avec son jaguar femelle apprivoisée ; le commando de la CIA tourne sa veste et défend désormais les Indiens et l’Amazonie. Car même les gringos se rebiffent, aidé des journalistes brésiliens qui veulent se faire une place au soleil : les politiciens brésiliens ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes et l’opinion les balayer car « rejeter la faute sur les gringos avides qui veulent profiter de l’affaiblissement temporaire du Brésil lui paraît un excellent angle d’attaque vis-à-vis d’une opinion meurtrie et humiliée par le comportement d’une classe politique prédatrice et cleptomane » p.236.

Outre l’action, écrite au présent alors que le ton général est plutôt à l’imparfait du récit post-événement, la culture brésilienne urbaine puis indienne est distillée à bon escient, à mesure des exigences de l’histoire. Et d’incisives remarques ponctuent le livre : « l’oxi. C’est deux fois plus puissant que le crack et cinq fois moins cher. C’est un mélange de pâte de cocaïne, d’essence, de kérosène et de chaux vive » p.143 ; « une pisse de chat tout juste bonne pour un abruti de chasseur du Middle West adorant parader devant ses copains avec chapeau de cow-boy sur le crâne, santiags aux pieds et fusil à pompe à la main devant son énorme cross-over, sur le toit duquel on a planté des cornes de bœufs » p.17.

A qui veut connaître ce Brésil qui vient de remplacer la gauche compromise par une droite dure probablement pas meilleure mais neuve, lisez ce roman !

Patrice Montagu-Williams, Munduruku, 2019, Encre rouge éditions, 309 pages, €20.00 e-book Kindle €6.99

Le autres romans de Patrice Montagu-Williams chroniqués sur ce blog

Note : le terme « métis » est un nom masculin qui donne « métisse » au féminin. Il est aussi un adjectif qui se décline de la même façon. Je sais que le dictionnaire intégré Microsoft Word est plutôt illettré en français, mais il existe Internet : https://fr.wiktionary.org/wiki/m%C3%A9tis

La présentation du livre par l’auteur sur YouTube !

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Manuel Vasquez Montalbán

Manuel Vasquez Montalbán, Espagnol de Barcelone, compose des histoires avec le sel du crime pour stimuler l’imagination. Autour de ce squelette, il façonne de la chair sociologique, un brin de Simenon, un zeste de Balzac, avec des digressions catalanes.

La cuisine est pour lui une philosophie. Bien manger et grande santé vont de pair. Un estomac rempli par un palais de qualité équilibre le jugement et donne sens et regard critique, selon les principes antiques. L’époque rend ce regard critique nécessaire. La nouvelle société espagnole de l’après franquisme est socialiste, petite-bourgeoise, moderniste. Elle a surtout le snobisme quasi religieux des arrivistes. Montalbán décrit bien cette Espagne de González, on s’y croirait pour avoir connu à peu près la même chose à Paris dans les années Mitterrand. Cela fait le charme déjà un peu daté de ses histoires policières.

Il en est, lui l’auteur, de cette Movida démocratique. Il fut emprisonné sous Franco et il a la sagesse de l’âge. Du spectacle des excès « nouveaux riches », il retire une impression désabusée, critique, cynique.

Tout n’est pas bon dans sa production. Il lui manque le sens de l’humour, et même de l’ironie, façon bien peu espagnole. Il est sérieux désespérément, selon le dolorisme catholique, un Don Quichotte lucide, un Sancho ascète. Montalbán aime à inverser les valeurs de la tradition. Son détective, Pepe Carvalho, est un épargnant soigneux qui, dans chaque livre, recompte son livret d’épargne. Il ne boit pas le whisky au litre comme dans les romans américains, ni la bière au comptoir pour sentir l’atmosphère comme Maigret ; il débouche religieusement du vin, de préférence espagnol, qu’il accompagne d’un plat de sa composition cuisiné par lui-même ou commandé avec soin au restaurant sélectionné par ses intimes. Il n’est ni célibataire, ni marié, mais couche régulièrement avec une putain indépendante de Barcelone. Son assistant est un nabot ex-voleur de voitures ; son indic est un vieux cireur de chaussures presque clochard, ancien légionnaire fasciste. Les personnages se doivent d’être originaux à tout prix. Carvalho lui-même a travaillé – horresco referens ! – pour la CIA tant honnie de la bien-pensance de gauche. Grand lecteur, mais revenu de tout, le détective se sert des livres qu’il n’aime pas de sa bibliothèque pour allumer sa cheminée. Il a la nausée de l’imagination, qui fut la seule liberté sous le franquisme. Il hait « les idées » pour les avoir trop entendues s’étaler dans le vide par « la gauche » caquetante et peu active. Il préfère vivre plutôt que lire, dans le réel social économique plutôt que dans l’imagination ou l’idéologie.

Chacune de ces histoires aborde un univers nouveau : les amours arrivistes des très petits-bourgeois (La rose d’Alexandrie), la drogue et l’exotisme thaïlandais (Les oiseaux de Bangkok), la spéculation immobilière et l’industrie démagogique du foot (Hors-jeu), les cures de nouvelle santé des gros et riches (Les thermes), l’envie de fuir d’un PDG sensible et fatigué (Les mers du Sud), le pouvoir totalitaire des multinationales (La solitude du manager).

Seul J’ai tué Kennedy est franchement mauvais. Cette parodie sans humour se moque du lecteur. La vraisemblance s’outre tellement que l’on se demande si l’auteur n’a pas tenté ainsi de voir jusqu’où peut aller le snobisme des critiques littéraires et de ses lecteurs à la mode. Ce livre-là est un objet que je brûlerai, sur son exemple, avec le sentiment de faire œuvre utile. Pour les autres, la génération suivante dira s’ils forment une œuvre ou ne sont que le reflet commercial de l’air du temps. Pour moi, je les ai appréciés à la fin des années 1990.

Les romans de Manuel Vasquez Montalbán sont réédités en collection Points Seuil ; ils étaient initialement édités par 10-18

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Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel

Je n’avais jamais vu ce film étrange, sorti en 1972 ; peut-être le terme de « bourgeoisie » était-il un repoussoir dans ces années gauchistes ? Revoir la société française parisienne avec résidence dans les Yvelines, presque cinquante ans après, est un rare plaisir. Combien le monde a changé en une seule génération ! Exit les Citroën DS aux phares directionnels, les Simca 1000 en forme de boite à savon, les Peugeot 404 racées, les Renault 17 carrossées sport et les Cadillac longues comme des péniches et souples comme des nefs.

Les conventions bourgeoises sont toutes d’artifices : comme dans la société de cour d’Ancien régime, il s’agit de paraître : riche, beau, à l’aise dans l’existence et dans le couple. Ce qui se passe dans la réalité est tout autre : tête de linotte qui empêche un dîner prévu, baise torride irrépressible tout de suite qui en empêche un autre, saoulerie au premier verre de la sœur célibataire (Bulle Ogier) qui en empêche un troisième, cadavre du patron de « la fameuse » auberge connue du bourgeois qui inhibe les convives du dîner manqué, service à l’armée en manœuvre (colonel Claude Piéplu), descente de police ou descente terroriste qui en empêchent toujours d’autres dîners dans les rêves… C’est que le « le dîner » est le summum du théâtre social. Chacun, chacune, est en représentation, verre à la main et clope au bec, tout maquillage et cravate dehors, dans une tabagie et une alcoolémie que l’on n’a plus jamais revu depuis.

Dès l’apéritif, baptisé « les cocktails » pour faire chic, le bourgeois donne une leçon aux autres, pour montrer qu’il « en est », qu’il connait les usages de sa caste : François Thévenot (Paul Frankeur) qui roule en Jaguar MK2 et joue les pique-assiettes dans les dîners mondains, détaille les « bonnes » opérations pour réussir un Martini dry ; au dîner, Henri Sénéchal (Jean-Pierre Cassel) propriétaire d’une immense villa dans la proche campagne de Paris pour afficher sa réussite, détaille la « bonne » façon de couper le gigot, tandis que son épouse Alice (Stéphane Audran) clame à la cuisinière la « bonne » cuisson du gigot et la « bonne » façon d’accommoder les fayots « à l’huile d’olive » pour faire grande cuisine. Le bourgeois, comme toute classe dominante marxiste, définit ce qui est « bon » et mauvais dans les usages, les autres sont dominés par leurs injonctions sociales et morales.

C’est ainsi que Rafael Dacosta (Fernando Rey), ambassadeur de Miranda, république autoritaire d’Amérique du sud qui ressemble fort au Chili, dénie systématiquement tout ce qui va mal dans son pays : l’achat des juges, les inégalités sociales croissantes, la pauvreté abyssale, la répression des étudiants en colère comme on se débarrasse des mouches « avec une tapette » (inversion des rôles, la tapette étant l’étudiant dans le vocabulaire flic du temps), le trafic de drogue, l’accueil aux anciens nazis. Sa mission est toute d’hypocrisie : présenter une image et nier tout ce qui va contre, en maître suprême de l’illusion – même quand le colonel fume devant lui une cigarette de marijuana en prétextant l’exemple de l’armée américaine au Vietnam.

Mais la vie n’est pas une pièce de théâtre écrite selon les conventions. L’imprévu surgit toujours, dans un chaos vivant, ce qui fait que le dîner n’est jamais pleinement réalisé, tout comme n’est jamais signé « le contrat » dans la BD Gaston Lagaffe. Luis Buñuel aime la provocation, travers d’époque post-68 qui mélange absurde, surréalisme et contestation globale. Ainsi la domestique des Sénéchal (Milena Vukotic) qui paraît 25 ans en déclare 52 (inversion des chiffres imitant la pissotière inversée de Maxime Duchamp intitulée Fontaine en 1917). La figure de l’étudiant vaguement malfrat (Christian Pagès), est un exemple : au commissariat, un brigadier sévère (Pierre Maguelon) qui a intégré tous les codes de l’autorité bourgeoise, frappe un jeune homme dépoitraillé comme en ces années libérées (l’inverse de la cravate), et commande à ses hommes de le torturer « au piano » (une gégène musicale) pour le faire « avouer ». Quoi ? Non ce qu’il a « fait » car il n’a rien fait semble-t-il, mais qu’il a tort de se rebeller à l’autorité moustachue et qu’il reconnait le bon des « bons usages ».

Les bourgeois ont l’illusion de maîtriser le monde par leur fortune, donc par leur pouvoir. Et il est vrai que leurs relations sociales permettent souvent d’échapper au réel commun. Dans un rêve, qui peut être une réalité future ou une hantise du possible, un ministre (Michel Piccoli, homme affiché « de gauche » qui excelle dans les rôles de grand-bourgeois méprisant au pouvoir) fait relâcher la bande des Dacosta, Thévenot et Sénéchal, accusés (preuves à l’appui) de trafic de drogue entre Miranda et Paris. C’est que « les convenances » exigent que l’on ne fasse pas de vagues diplomatiques malgré la cupidité et l’égoïsme punis par la loi « égale pour tous ». Le qu’en dira-t-on de caste est plus fort que la loi commune chez les bourgeois. L’ambassadeur réussit à maîtriser une jeune terroriste (Maria Gabriella Maione) venue l’assassiner chez lui seins nus sous son pull, comme le tâte Dacosta, avec un pistolet cubain planqué sous la salade dans son sac andin. Il la relâche, faussement magnanime : car il fait signe aux flics des RG qui planquent dans sa rue de Franqueville du quartier La Muette (où il baise accessoirement la Sénéchal qui en veut avec tous), et ceux-ci embarquent la fille manu militari. Il s’est donné le « beau » rôle, mais la réalité est sordide.

Les bourgeois jouent et rêvent, ne sachant plus trop où se situe le réel – car l’inconscient se libère dans le rêve, donnant le vrai plus que le moi éveillé. Ainsi un lieutenant (Christian Baltauss), premier grade des officiers et première marche de bourgeoisie, raconte-t-il son enfance aux trois grandes dames ébahies (Delphine Seyrig, Bulle Ogier, Stéphane Audran) dont l’une flirterait bien avec lui, dans un café où le loufiat mielleusement poli selon les usages bourgeois (Bernard Musson) leur annonce successivement qu’il n’y a plus de thé, plus de café, plus de tisane et que l’on n’y vend pas d’alcool. Enfant à la veille d’intégrer un collège militaire à 11 ans, le lieutenant a empoisonné son père sur ordre de sa mère morte, qui lui dit qu’il a tué son amant qui est son vrai père. Les dessous des apparences ne sentent pas la rose. Tout comme l’évêque (Julien Bertheau) qui se fait jardinier chez les Sénéchal a vu ses parents empoisonnés par un inconnu, dont il découvrira que c’est un vrai jardinier qui ne joue pas un rôle (Georges Douking) à qui il donne l’extrême-onction – avant de le tuer, car un bourgeois n’a pas de noblesse d’âme, la force rustre ressort quand la réalité surgit brutalement. Le jardinier était brimé et épuisé par ses maîtres, mais cela ne compte pas ; il était peut-être le même que celui que les Sénéchal ont viré sans préavis une semaine auparavant, le laissant sans ressources, et dont l’évêque-ouvrier a pris la place « au tarif syndical ».

L’illusion devient comique lorsque la bande des entre-soi est invitée par le colonel à un dîner : ils se retrouvent dans un théâtre d’avant-garde, où ils doivent improviser… leur fuite. Ce n’est qu’un rêve, mais il caricature la représentation sociale.

Les bourgeois sont « en marche » sans savoir où aller sur cette grande route de Beauce qui part à l’infini entre les champs de blé en herbe, autre image de l’absurde que manie Buñuel, plusieurs fois montrée, rythmant le film. On peut se demander si c’est la haine du cinéaste pour les riches qui le pousse sans cesse à « provoquer le bourgeois » ; une hypothèse – absurde mais pourquoi pas dans le fameux Inconscient ? – serait que son nom sonne comme « bougnoule » en français ? Les « ouvriers » sont-ils meilleurs ? D’ailleurs, où sont-ils, pour comparaison, dans ce film ? Et qu’en est-il de la morale des cinéastes eux-mêmes (comme Weinstein) ?

Le spectateur jouit du spectacle et le charme discret opère, mais il se demande au fond qui dupe qui : le bourgeois tout d’apparences ou le Luis Buñuel qui n’est qu’images provocatrices ? Car le film, comme les personnages, manquent à mon avis de profondeur.

DVD Coffret Luis Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie / Le Fantôme de la liberté / Gran casino), 1972, avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Mercedes Barba, Agustín Isunza, Delphine Seyrig, StudioCanal 2005, , €75.00

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