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Alexander Kent, Par le fond

alexander kent par le fond
Nous voici en 1808. Napoléon, qui restera à jamais un dictateur impérialiste pour tout Anglais bien né, reprend la guerre contre l’Europe. Il la veut à sa botte. Il a déjà conquis le Portugal et menace l’Espagne.

Les Britanniques, vus par un marin de la Navy contemporaine, engagé à 16 ans en 1940, se veulent les sauveurs du « monde libre », entendez de la liberté du commerce et des mers. Ils ne peuvent que combattre l’ogre corse, même si ce dernier a heureusement terminé la Révolution et ses massacres de la Terreur.

C’est d’ailleurs pour cela que les Français, ennemis redoutables, sont toujours vaincus dans les romans d’Alexander Kent. C’est moins fierté patriote que constat des ravages du sectarisme politique sur la valeur professionnelle. Les Français ont de bons bateaux, ils ont tout le bois nécessaire et les architectes imaginatifs – mais ils manquent d’amiraux aguerris, de capitaines entraînés et de marins biens formés. La faute à ce délire idéologique de la Révolution, où seule l’adhésion au groupe le plus braillard tenait lieu de compétence. Or on ne forme pas de bons professionnels par décret.

La paix d’Amiens, signée en 1802, est loin et la marine anglaise doit faire avec ce qu’il lui reste de navires après une décennie à guerroyer. Non seulement elle doit assurer le blocus des ports ennemis, de la Baltique aux Açores, mais aussi contrôler le trafic entre l’Afrique et les Amériques pour lutter contre la traite des Noirs, devenue illégale par acte du Parlement (mais que Napoléon a rétablie pour faire plaisir aux riches copains de son épouse créole).

Sir Richard Bolitho, anobli depuis deux volumes et devenu vice-amiral, a l’ordre de rallier le cap de Bonne-Espérance pour établir une force navale permanente, destinée à laisser ouverte la route au sud de l’Afrique. Rappelons que le canal de Suez n’a pas encore été construit et que Le Cap commande la route des Indes, vitale pour le commerce anglais. Mais, toujours un peu rebelle aux us, coutumes et hypocrisies de la « bonne » société, il obtient d’embarquer sa maitresse, Catherine, tandis que lady Belinda son épouse officielle et superficielle, qui n’aime que les froufrous de Londres, se doit d’endurer « le scandale » tout en se posant en victime du devoir – en ne manquant aucune fête.

Depuis trois volumes, les histoires d’amour fleurissent entre les protagonistes, Bolitho amiral et Bolitho capitaine (Richard et Adam son neveu), Valentine Keen le capitaine de pavillon, Allday le fidèle serviteur… Ne voilà-t-il pas qu’Adam, fringuant et 28 ans, est tombé amoureux de Zenoria, la toute récente épouse de Valentine ? Aussi ardent qu’Adam, Richard se repaît du corps somptueux de Catherine, qui lui est toute attachée. Quant à Allday, il songe au port d’attache avec l’accorte aubergiste qui tient relais non loin de la maison familiale des Bolitho.

Mais des mutins s’emparent du Pluvier Doré, bâtiment de commerce réquisitionné par la Navy qui convoie si Richard l’amiral, parce qu’il transporte la paie des soldats du Cap. Catherine, habillé en marin pour être plus à l’aise, ne manque pas de s’illustrer comme un homme dans la bagarre qui s’ensuit, une épingle à cheveux jouant le rôle de sabre. Le navire se fracasse sur les récifs faute d’être manœuvré et les naufragés s’entassent sur un canot qui mettra de longs jours pour tenter de rallier les côtes africaines, mourant de faim et de soif.

Une fois recueilli in extremis et remis, Bolitho est envoyé par les Lords de l’Amirauté aux Antilles, où Napoléon compte bien chasser les Anglais. Et c’est à deux contre un que les bâtiments de la Navy vont faire face au plus vaillant amiral français… Malgré la trahison de l’ami Thomas Herrick, amer d’avoir été accusé à tort et surtout sans vie depuis qu’il a perdu sa femme du typhus.

Mais rien ne va sans heurt. La marine est chose trop sérieuse pour être confiée à des politiciens civils – c’est pourtant ce qui a lieu. Le rang tient lieu de compétence et le Règlement maritime ou l’obéissance stricte aux ordres tiennent lieu d’imagination et d’initiative. C’est ainsi que le vieux Sutcliffe, amiral rongé de syphilis, ne supporte pas qu’on ne lui rende pas compte à St Kitts tandis que Thomas Herrick, qui a frisé la condamnation à mort en cour martiale, ne veut plus prendre aucun risque.

L’auteur oppose les courageux de l’avant aux embusqués de l’arrière, le petit peuple des marins enrôlés de force aux élites nobiliaires aspirants dès 12 ans, les professionnels aux vaniteux. Ceux qui ont de la chance sont ceux qui la cherchent, pas ceux qui restent assis le cul sur une chaise en attendant qu’elle vienne de droit ou de naissance. Toujours attentif aux humains, hommes comme femmes et même adolescents, les Bolitho oncle et neveu savent commander parce qu’ils savent être justes et se faire aimer. Simplement en reconnaissant les autres pour ce qu’ils sont vraiment. Un bon récit d’aventure aux relations très humaines.

Alexander Kent, Par le fond, 1992, Phébus Libretto 2014, 446 pages, €11.80

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Yasushi Inoué, Le fusil de chasse

yasushi inoue le fusil de chasse
Concis, sobre, percutant – tel est Inoué, peut-être parce qu’il a pratiqué assidument le judo – et c’est par ce livre que l’on peut aborder son œuvre. Le fusil de chasse l’a fait connaître et apprécier jusqu’à lui valoir le prix Akutagawa en 1950, à 43 ans.

Prenant prétexte d’un poème demandé par un ex-copain d’école qui dirige une revue de chasse, l’auteur reçoit un étrange dossier fait de quatre lettres : celle du chasseur (qui n’a jamais lu un poème avant celui-ci), et celles de trois femmes qui furent sa femme, sa maitresse et la fille de celle-ci. Nous sommes dans les poupées russes des sentiments et des passions, construction apte à révéler toute la complexité humaine.

Le chasseur solitaire a touché le poète, car le marcheur au fusil à deux canons luisants porté sur les épaules est une métaphore du dragueur qui, en son existence, chasse les femmes avec son engin. Ce qui compte est moins le coup que le chemin, ce pourquoi le chasseur tue rarement. Dans l’amour, chacun est seul, isolé comme un chasseur dans la montagne japonaise. Voire jaloux et perfide envers ses proies, car chaque être recèle en lui un serpent.

Mais, tandis que la majorité désire fébrilement être aimé(e), rares sont les meilleurs : ceux ou celles qui désirent aimer – prenant plus de joie à donner plutôt que recevoir. Car l’amour animal est simple, question de peau, tandis que l’amour humain est compliqué, chatoyant mais sous le regard social. L’épouse Midori fantasme ainsi sur un jeune homme nu et parfait, trouvé dans le désert de Syrie où il partageait la vie des antilopes. Mais elle sait – d’expérience – qu’« une nuque charmeuse et soignée, un corps jeune et robuste comme celui d’une antilope… peu d’hommes satisfont à ces deux simples conditions ». L’amour n’est donc pas seulement attirance.

Ceux qui donnent sont rares mais précieux. Tel est le cas de Josuke Misugi, l’auteur du dossier envoyé à l’auteur. Tel est le cas de sa maitresse Saiko, comme de sa femme Midori. Reste la fille de la maitresse, Shoko, trop jeune encore pour avoir connu l’amour, et qui souffre des treize années de secret entre les amants. Mais elle entrevoit un paradis dont elle est un peu jalouse ; à elle de faire sa vie et sa lettre en ouverture des deux autres (après celle du chasseur en présentation) donne un redéploiement à cette histoire qui se ferme.

Car la maitresse déjà divorcée meurt, l’épouse divorce à son tour et le chasseur se retrouve solitaire ; même la fille de sa maitresse ne veut plus le revoir. Tragédie ? Probablement, mais à la japonaise : rien n’est jamais définitif puisque tout renaît sans cesse. Il s’agit d’observer et d’en tirer leçon pour les vies futures.

Ce court roman laisse une forte impression. Le réalisme du japonais et l’aptitude des littérateurs nippons à pénétrer le labyrinthe des âmes est dense et nutritif.

Yasushi Inoue, Le fusil de chasse (Ryoju), 1949, Livre de poche 1992, 87 pages, €4.10

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Ian McEwan, Sous les draps

ian mcewan sous les draps

Difficile de rendre compte d’un recueil de treize nouvelles, d’autant que celui-ci en incorpore deux en un. Disons que le thème général est l’amour, plus vaste que la sexualité mais qui le contient. Le sexe doit conduire à l’amour, pas l’inverse – tel est le mantra des années 1970, après l’explosion coïtale de mai 68 un peu partout dans le monde développé.

Désirs, pulsions, explorations, expériences, fantasmes, frustrations, masochisme, délire : tout ce fatras daté post-68 vient de la psychanalyse, fort à la mode en ces années de faillite du socialisme réalisé. Les bobos d’époque délaissent le marxisme des années 50 pour le retour du refoulé à la Wilhelm Reich et autres incitateurs du primal. Il s’agit de se satisfaire, toujours déçu du grand amour – le fusionnel à la Scarlett O’Hara.

Le premier jet de l’auteur est frais, tragique et humain. Géométrie dans l’espace voit un mari agacé de sa moitié la faire tout simplement disparaître grâce à une nouvelle dimension de la physique, redécouverte dans un manuscrit du grand-père. Économie familiale met en scène un ado – 14 ans – initié au sexe par son ami looser Raymond dès 12 ans, et qui veut expérimenter la baise ; il ne trouve rien de mieux que de jouer au papa avec sa petite sœur ravie de jouer maman. Le dernier jour de l’été est peut-être la plus belle des nouvelles du recueil, elle dit la solitude de l’orphelin, de la grosse fille délaissée, du bébé lâché par sa jeune mère coureuse, et du tragique qui en résulte. Bande à part est drôle, la nouvelle se moque, comme McEwan adore le faire, de ces bobos qui jouissent de mettre en scène le sexe avec des couples tout nus, les font mimer le coït en rythme, et qui s’aperçoivent – misère de l’art brut – que le duo le mieux rythmé, le plus agréable à regarder dans la bande, est en train… de vraiment baiser ; une fois la chose achevée, les deux sont virés, mais la « pièce » des théâtreux apparaît pour ce qu’elle est : un show de société du spectacle, rien de vivant ni de durable… en bref de « l’art contemporain » narcissique et égoïste.

fille sein nu entrevu

La suite des nouvelles est plus sombre. Papillons fait le récit d’un viol pédophile d’un solitaire tourmenté avec une fillette pakistanaise insistante. Conversation avec un homme-armoire dit l’enfermement dans le fantasme du ventre maternel. Premier amour derniers rites conte l’expérience d’un très jeune couple ouvrier (« 17 ou 18 ans ») qui baise comme on fait la vaisselle – jusqu’à découvrir le drame d’une rate pleine qui gratte le mur au point de devoir la tuer ; finalement, la vie est autre chose que la baise, non ? Masques dit la perversité d’une vieille actrice, tante qui prend en main le fils orphelin de sa sœur, 10 ans, et le fait se déguiser en soldat puis en fille, adorant le caresser ; jusqu’à ce qu’une invitation mette le quiproquo au centre avec l’irruption d’une copine du gamin qui lui ressemble beaucoup. Pornographie conte l’obsession égoïste de la baise par un jeune homme pas futé et atteint de chaude-pisse ; les deux infirmières qu’il baise tour à tour se vengent au scalpel. Réflexions d’un singe captif raconte une vraie vie de singe, l’indifférence de sa maîtresse, le désir qu’il en a. Morte jouissance est le fantasme d’un divorcé trois fois avec un nouveau mannequin qu’il choisit en vitrine, habille de fourrure, raconte sa journée, baise à satiété – et qui est toujours d’accord… jusqu’à ce que le chauffeur soit soupçonné de séduction ! Sous les draps montre un père divorcé revoir sa fille tout juste pubère et son amie naine ; de fil en aiguille, d’agaceries en peurs nocturnes, le trio finira sous les draps. Psychopolis s’exporte à Los Angeles, où un Anglais frustré a du mal a s’acclimater aux permutations de couples homo, hétéro, pédo, et aux jalousies et drames d’un milieu fermé sur lui-même.

Tout est donc sexe, mais l’acte est un prétexte à évoquer l’amour. Celui, au fond, qui hante tous les désirs ; le seul qui puisse épanouir l’acte sexuel et ses auteurs en même temps. Une leçon de philosophie pour la génération bobo qui croyait se « libérer » en s’enchaînant aux lits, en dominant les femmes ou les enfants, en mimant en public le coït, en vivant jusqu’au bout ses fantasmes égoïstes – sans aucun égard pour les autres, jamais.

Ian McEwan, Sous les draps et autres nouvelles (First Love Last Rites, In Between the Sheets), 1975-1991, Folio 1999, 403 pages, €7.79

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Stefan Zweig, L‘amour d‘Erika Ewald et autres nouvelles

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Littérateur de gare, disait-on, un brin méprisant, de Stefan Zweig. Il est vrai que le romancier essayiste était prolifique. Qu’il écrivait court et simple, un brin lyrique. Il s’en moque un  peu lui-même dès ses 25 ans dans Petite nouvelle d’été, en 1906 : « Voilà sans doute une manière polie et prudente de me faire comprendre que je raconte comme vos nouvellistes allemands, c’est-à-dire de façon lyrique, outrée, bavarde, sentimentale, ennuyeuse. Bon, je vais être plus bref ! ». Mais l’intuitif érotomane Zweig, immergé dans cette Vienne de la fin d’empire austro-hongrois qui vivait l’apocalypse joyeuse sous l’inventivité artistique et psychologique, sait séduire. J’aime son style fluide et fleuri, en transition entre le romantisme et le réalisme. Il saisit d’une scène les élans et les travers de la société comme pas un.

Erika Ewald est de ces papillons attrapés par le romancier et épinglés à tout jamais dans la littérature. Cette pianiste trop chaste ne sait rien de la vie ; elle tombe amoureuse sans savoir comment l’amour se passe. Trop coincée, elle fait fuir le violoniste virtuose qu’elle accompagne et dont elle s’est éprise jusqu’à l’exaltation, alors que lui n’a qu’une idée en tête, tirer un coup, et une seule maîtresse : l’Art. L’œuvre est-elle compatible avec la vie conjugale ? L’amour avec le plaisir ? Le sexe avec les devoirs sociaux ? Erika Ewald songe alors, pour se venger de la vie, à se donner au premier venu, châtiant son « amour » idéal par la chair matérielle. Mais elle renonce, trouvant dans cet abandon volontaire du plaisir une discipline quasi religieuse. L’art est-il une religion ?

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Dans la nouvelle suivante, L’Étoile au-dessus de la forêt, un certain François tombe amoureux. Il n’est ni pape ni président mais serveur de grand hôtel sur la Riviera, et la femme n’est pas Vierge Marie ni actrice de film mais comtesse. Ivre d’une admiration sans limites, il ne trouve sens à sa terne existence que par cette dévotion qui lui fait chaque soir ajuster les couverts sur la table et disposer les fleurs pour que tout soit parfait. Stylé, impeccable, son sens du devoir le fait garder en lui sa passion. Mais la saison n’a qu’un temps, la comtesse doit repartir. Désespéré de la laideur des jours qui désormais l’attendent et pitoyable de ce rêve impossible, François ne voit qu’une seule issue : quitter ce monde à l’acmé de son amour – et se jeter sous le train qui lui ravit sa bien-aimée. Il la rejoindra dans l’étoile solitaire au ciel, qui est sa dernière vision en ce monde. Le lecteur connaissait l’amour comme « petite mort » ; il apprend l’amour comme « grande mort ». C’est un brin romantique.

La Marche (ou Le Voyage) met en scène un jeune homme empli de foi et d’espérance en 30 de notre ère, la veille du shabbat. Il entreprend sa longue marche vers Jérusalem pour contempler la face du Messie qu’on lui a annoncé. Mort de soif, il se laisse circonvenir par une femme lascive et solitaire, épouse de centurion. Il passe la nuit avec elle, manquant la Crucifixion du Sauveur qu’il était venu rencontrer. Acte manqué d’un Juif qui retombe dans l’ancienne religion au lieu de sauter dans la nouvelle, blasphème de préférer l’amour humain à l’amour éternel, procrastination de ne pas aller jusqu’au bout de ses convictions… Le voyageur sera éternellement celui qui marche, sans cesse en quête, sans jamais aboutir.

Les Prodiges de la vie (ou Les miracles de la vie) sont cette foi qui bouleverse les humains. Une jeune juive de 15 ans au XVIe siècle, sauvée jadis du pogrom par un lansquenet, se sent exilée à Anvers dans la taverne de son père adoptif. Elle renaît peu à peu sous le pinceau d’un vieux peintre à qui l’on a commandé une Vierge à l’Enfant. Lui est chaste, elle à peine pubère. Elle va sentir se révéler sa féminité (refusée jusqu’ici par ressentiment envers le pogrom vécu en enfance) quand on lui pose un bébé tout nu dans les bras. D’abord révulsée par le tabou culturel de la nudité dans les religions du Livre, elle trouve du plaisir à caresser la chair fraîche, puis de la tendresse à observer les petites mains qui tentent de saisir les ombres, avant de s’approprier le bébé confiant comme s’il était « son » enfant. Mais les parents le reprennent et seul lui reste le tableau, exposé dans la cathédrale. Un mouvement populaire anticatholique va briser les représentations (comme plus tard les Bouddhas de Bamyan) et la vierge juive meurt devant la Vierge catholique, rejoignant son image dans l’éternité. Le peuple est dangereux, le peuple est manipulable, le peuple n’a aucune sensibilité artistique. Écrite en 1904, cette nouvelle œcuménique qui rassemblait juifs, catholiques et protestants dans une Anvers ouverte à tous les courants, sonne le glas de cet empire austro-hongrois qui n’est plus viable et qui va disparaître, dix ans plus tard.

Toutes ces nouvelles explorent l’amour. Élan vital générateur de souffrances secrètes, l’amour peut être conjugal et bourgeois ou, trop souvent, mortifère. Il accomplit ou purifie, c’est selon. L’art l’éternise.

Stefan Zweig, L‘amour d‘Erika Ewald – L’Étoile au-dessus de la forêt – La Marche – Les Prodiges de la vie, Livre de poche 1992, 179 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Tatars de Crimée à Bakhtchisaraï

Notre petit-déjeuner est bourratif mais local, composé principalement de crêpes fourrées de fromage caillé. La patronne reprend son récit d’hier soir, traduit en simultané par Natacha. Elle a été déportée par Staline à l’âge de trois ans en 1944, direction l’Ouzbékistan où elle a grandi, exilée. Elle y est devenue professeur de chimie, s’y est mariée, a eu deux fils à dix ans d’intervalle. En 1989 après autorisation, elle et son mari ont vendu leur maison ouzbek, pas très cher, pour revenir en Crimée. Les Tatars de Crimée se tournent volontiers vers Simféropol où ils trouvent depuis 1994 une université tatare et où ils peuvent avoir accès au Medjlis central (le Parlement). Ils préfèrent éviter Sébastopol, principalement peuplée de Russes, plus nombreux que dans les autres régions de la péninsule et avec lesquels les tensions sont encore très fortes.

Bakhtchisaraï minaret

L’État leur a donné un terrain vide et non viabilisé dans la banlieue de Simferopol. Ils ont vécu quatre ans sous la tente avant de bâtir une maison, puis une seconde ici, à Bakhtchisaraï, pour l’été. La babouchka y cultive des légumes, fait pousser des fleurs et, depuis sa retraite, accueille ses trois petites filles. Son autre fils est procureur. Elle voudrait bien qu’il fasse un petit-fils, son mari le voudrait surtout, un ancien militaire, mais sa belle-fille, juriste a déjà donné une fille et songe plutôt à poursuivre sa carrière avant de tenter d’avoir un autre enfant. Il n’y a pas que l’alcoolisme ni la dégradation du réseau sanitaire qui expliquent la faible reproduction de la population russe et ukrainienne : l’ambition de s’en sortir économiquement aussi. L’épouse se doit de travailler pour assurer une vie décente à la famille et elle recule l’âge de faire les enfants, les séparant souvent de plusieurs années.

Le tatar est une langue proche du turc. La patronne avoue comprendre le turc mais elle refuse de s’y assimiler : pour les Russes, les Turcs sont des « ennemis héréditaires ». Malgré la même origine ethnique, « nous sommes Tatars, pas Turcs », affirme-t-elle avec conviction. L’ethnie est avant tout dans la tête pour ces populations mélangées par l’histoire. Leur nationalisme est un destin qu’ils se choisissent plutôt que la référence à une origine commune, un futur plus qu’un passé. D’ailleurs (est-ce vraiment une coïncidence ?) en langue russe chaque action est vue sous deux aspects, ce qui nécessite l’emploi de deux verbes différents. Un aspect décrit l’action (Imperfectif), l’autre se préoccupe du résultat (Perfectif) : une action passée qui est complètement finie, une action future qui n’existe pas encore ou une action unique. Chaque langue n’est-elle pas une conception du monde ?

Bakhtchisaraï palais du khan

La maison est située tout près du palais du Khan et nous nous y rendons à pied par les rues. La porte d’entrée a été apportée du palais de Stary Crim en 1632. Le premier bâtiment a été la grande mosquée, élevée au 16ème siècle mais considérablement améliorée sous le khan Seliamet-Giray. Deux minarets projettent vers le ciel la foi et leur pointe est ornée de l’« alem », ce croissant fin comme les pinces d’un perce-oreille. Aujourd’hui, ce ne sont plus les muezzins qui appellent à la prière d’en haut, cinq fois le jour, mais l’automatisme des cassettes. La cour centrale, aujourd’hui transformée en parc ombragé, était destinée aux rassemblements et aux fêtes. Après Dieu, les femmes : la construction de quatre harems ont suivi. Les soldats de Potemkine ont peint les murs en blanc pour la visite de Catherine II. En effet, face à l’entrée du palais se dresse une colonne de pierre, « le Mille de Catherine ». Décorées d’un aigle, ces colonnes marquaient chaque dizaine de verstes pour le voyage de l’impératrice en Crimée, l’an 1787.

Bakhtchisaraï cimetiere

Le cimetière musulman des khans Giray s’étend le long de la mosquée, ombragé par de vénérables marronniers dont les feuilles, comme des doigts, semblent cueillir les âmes. Parmi la centaine de tombes, celles des hommes se différencient de celles des femmes : pour les mâles un « turban » au sommet d’une colonnette (qui ressemble curieusement à des génitoires), pour les femmes une sorte de casquette plate. Des épitaphes gravées ont parfois un style poétique telle celle-ci : « la mort est un bol où le vin est bu par tous les êtres vivants, la tombe est une demeure d’éternité. » Ou encore : « il y a eu beaucoup de rois dans le monde, tous sont partis pour l’éternité. » Certains dignitaires ont fait ériger un mausolée au 16ème et au 18ème siècle, tel celui pour la maîtresse favorite du Khan, femme sage ayant vécu longtemps. La fontaine d’Alexandre 1er s’élève au fond de la cour d’honneur.

Bakhtchisaraï adolescents russes

Nous sommes loin d’être les seuls visiteurs. Une colonie d’adolescents originaires de Moscou défile, en tee-shirts verts pré. Je discute un moment, dans le russe basique qui me reste, avec l’une de leurs accompagnatrices.

Bakhtchisaraï piece palais du khan

Nous entrons par le portail des ambassadeurs, dit Aleviz du nom de son créateur italien, dont les portes sont de fer. Par là entraient les ambassadeurs dans la résidence du khan. Il s’agit de la partie la plus ancienne, datée de 1503. La salle du Divan servait au Conseil et à la Cour. Le pavillon d’été suit, ouvert sur trois côtés sur le jardin qui, à l’époque, était vert et luxuriant. Une fontaine de marbre trône au centre du pavillon pour assurer la fraîcheur durant les étés.

Bakhtchisaraï fontaine de larmes

La mosquée du petit palais est l’une des plus vieille structure de la résidence, intacte depuis le 16ème siècle. Elle est d’architecture austère, réservée au cercle restreint des intimes du khan. La cour des fontaines présente la fontaine Dorée, érigée en 1733 sous le khan Kaplan-Giray. Son nom vient du décor en fil d’or sur le marbre. La seconde fontaine, en marbre, est la fontaine de larmes, devenue un monument à l’amour en souvenir de celui de l’austère khan Krym-Giray pour sa maîtresse Diliara Bikech. Celle « qui pleure toujours pour vous » selon Pouchkine qui l’a chantée, a été enlevée du mausolée du cimetière, érigé en 1764, pour être mise ici. Cette création du maître Omer est devenue célèbre à l’ère moderne grâce à la nouvelle du célèbre écrivain russe, La Fontaine de Bakhtchisarai, publiée en mars 1824. Les gouttes d’eau tombent rythmiquement de la pierre glacée sur deux roses. Cette fontaine nostalgique permet aux adolescents en âge d’amour de se faire prendre en photo pour sceller symboliquement leur union éphémère.

Pouchkine palais du khan Bakhtchisaraï

Le harem rassemblait femmes et concubines du khan. Il s’agissait d’un lieu « interdit », puisque telle est la signification du mot en arabe. Un seul des quatre harems d’origine est resté, restauré dans les années 1980. Il est décoré de moucharabiehs, ces volets ajourés qui filtraient le soleil mais permettaient surtout de voir sans être vu. Aucun œil étranger ne doit se poser sur les femmes d’un mâle musulman puisque les femmes sont des sexes ambulants, des êtres insatiables qu’il faut dresser et contraindre – selon les dits de la religion. L’entrée est agrémentée de bancs et de coussins, de tablettes à plateau de cuivre et de tapis pour le confort. La seconde pièce reconstitue par convention la pièce à vivre, ornée d’anciens tapis, de broderies, d’écrans de bois, de tablettes, de coffres et de boites à rangement. La troisième pièce est dite « de réception » avec de riches tapis, un brasero dans sa niche, des chandeliers, des coffrets, un brûle-parfum, un narguilé, des instruments de musique.

Bakhtchisaraï ecritoire palais du khan

Suit la résidence du khan et de sa suite. Le bâtiment recèle une exposition de textiles tatar et d’art décoratif de Crimée. Les plafonds de bois sont à caissons, peints, ornés de formes géométriques du décor islamique.

Bakhtchisaraï coran palais du khan

Des Corans décorés d’or trônent sous vitrine, des gravures 19ème sont accrochées aux murs, des clés de fer ajourées s’alignent sur un meuble, des samovars, des narguilés et des théières rappellent le luxe de la vie d’intérieur. Des reconstitutions d’artisanat exposent un métier à tisser, une femme brodant, de la vaisselle de cuivre.

Bakhtchisaraï cles palais du khan

La cour des ambassadeurs offre son ombre propice aux palabres tandis que jaillit, verticalement, une fontaine. Un grand tatar blond, moniteur de jeunes, fait l’éducation des puceaux en montrant comment il faut la prendre, en se penchant sur elle, ouvrant la bouche au jet de vie pour la sucer avidement.

Bakhtchisaraï suce fontaine cour des ambassadeurs

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Louis Jossa, Malheur à la ville où les princes sont des salauds

louis jossa malheur a la ville ou les princes sont des salauds

Un beau titre biblique retourné pour un roman policier qui se lit très bien. Dommage qu’il se passe probablement vers les années soixante-dix, sans que le lecteur n’en sache rien, et que la fin soit présentée comme un récit sans aucun suspense. Années 70 que cette guerre civile entre bourgeoisie coincée de province et jeunesse en minijupe (apparue en France pas avant 1965), cheveux longs et fumant des pétards ; années 70 encore ce naturel que la femme est soumise au mari. Sans suspense les révélations d’un bloc d’un trio de salauds qui tuent comme on respire, avec l’excuse de faire le bien des ratés. Il est dit dans la présentation que l’auteur a vécu l’expérience d’une accusation et d’un procès. Mais un procès ne fait pas un suspense. C’est ce qui manque au fond, et c’est dommage, car l’histoire est rocambolesque et le livre est plutôt bien écrit.

Un jeune homme, fils de pasteur, baise régulièrement depuis ses 15 ans une jeune fille qu’il connait d’enfance. Un sale jour, trois flics l’attendent chez lui, devant ses parents : sa maitresse, désormais 19 ans, a été tuée, elle était enceinte et lui seul est soupçonné. C’est alors le début d’une descente aux enfers dans une province égoïste, face à une gent juridique haineuse et un jury d’assises aussi jaloux que moutonnier. La description de la faune dans la salle d’audience, page 50, est une réussite digne de Balzac. Celle des psys page 85 est d’une ironie presque digne de Desproges. Jusqu’au final laissant apparaître une vaste manipulation qui remonte loin. C’est dire le plaisir que prend le lecteur au déroulé de l’histoire.

Quelques dérapages culturels incongrus choquent l’esprit. Lorsqu’on a un doute, pourquoi ne pas consulter Internet, puisque le livre paraît en 2013 ? Ou le dictionnaire classique de la langue française Larousse ou Robert – outil minimal de tout écrivain ? Cela éviterait la curieuse façon d’écrire « patacaisse » au lieu de pataquès page 41. Ou « de Carrick en scylla » page 94, au lieu de Charybde en Scylla, du nom de deux rochers cités dans L’Odyssée d’Homère et qui existent vraiment dans le détroit de Messine, entre Italie et Sicile. Mais confondre Aristote avec Platon est plus ennuyeux ; c’est en effet au célèbre mythe des ombres dans la caverne à laquelle semble faire allusion la page 45. Enfin fixer l’âge de la puberté à 16 ans pour les filles et 18 pour les garçons est carrément archaïque : c’est confondre avec l’âge légal du mariage ; la puberté, phénomène naturel, serait plutôt vers 11-12 ans pour les filles et vers 13-14 ans pour les garçons…

croix sur pectoraux

Le lecteur se demande aussi pourquoi un jeune homme si doué en tout, dans les études, le judo et les relations amoureuses, a pu braquer à ce point un jury et une assemblée de magistrats de province. Comment, avec ses 22 ans avenants et musclés, il a pu échapper aux tabassages et viols inhérents à toute prison. A moins que « le Grec », au nom équivoque et dont il semble le favori, ne l’ait protégé ?… Mais de tout cela, nous n’en saurons rien. Jean-Louis apparaît comme superman empêtré dans les rets des méchants, au détriment quelque peu de la vraisemblance.

Malgré ces détails, c’est un bon roman, bien écrit, à l’histoire captivante, même si « le genre » policier aurait demandé plus de technique en suspense sur la fin. Nous ne savons pas qui a manipulé qui durant le procès bâclé. L’auteur, autodidacte, baroudeur et adepte des arts martiaux, a quand même bien réussi son histoire. Il lui reste à en imaginer d’autres !

Louis Jossa, Malheur à la ville où les princes sont des salauds, 2013, éditions Baudelaire, 209 pages, €18.05

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Peter Robinson, Ne jouez pas avec le feu

2004 Peter Robinson Ne jouez pas avec le feu

Malgré des titres proches, le titre anglais est bien plus percutant dans son participe que le titre français par son impératif… Y a-t-il encore des « littéraires » dans l’édition française ? Des gens qui restent sensibles à la nuance de la langue plus qu’au marketing de brute ?

Cette excellente enquête de l’inspecteur Banks, de la police anglaise du Yorkshire, met en scène un personnage de ‘méchant’ qui, effectivement, est en train de jouer sans cesse avec le feu – et cela depuis toujours. C’est une constatation (titre anglais), pas une injonction morale (titre français) – tout un écart culturel !

Après avoir soupçonné l’un et l’autre, le lecteur sait très vite vers qui l’enquête converge inévitablement. Sauf que ledit coupable est aussi évanescent que ses identités multiples. Il adore ‘jouer avec le feu’, dans tous les sens que prend cette expression.

Il y a ces mystérieux incendies dans lesquels meurent, parmi d’autres, une junkie jeune et paumée, donc adorable. Est-elle victime « collatérale » ou centrale ? On se demande un peu, ce qui va permettre une incursion humaniste dans les pratiques sexuelles d’un certain type d’homme, permise par la réaction victimaire d’un certain type de femme, cela sous les yeux d’une certaine génération bienséante. Comme souvent avec Peter Robinson, les marginaux et les paumés sont sympathiques, et les riches établis se révèlent des escrocs mentaux ou sociaux. Ce roman ne faillit pas à la règle. La scène de drague dans une Audi luxueuse lancée à toute vitesse sur les routes escarpées du Yorkshire est un morceau d’anthologie. D’autant qu’elle ne fait que rajouter son épaisseur de mystère à l’intrigue !

L’histoire se double des aventures compliquées de l’inspecteur avec ses femmes. Son ex-épouse ne trouve rien de mieux à faire, passé 40 ans, qu’un autre bébé ; son ex-maîtresse se retrouve impliquée dans l’enquête à titre passionnel autant que professionnel ; sa nouvelle maîtresse, il n’a pas assez le temps de la voir, laissant la vie filer dans le boulot et le stress ; sa fille même le sermonne de loin au téléphone… Plus que jamais, l’inspecteur Alan Banks, au prénom très milieu des années 50, nous apparaît digne d’estime. D’autant qu’il se retrouvera sans rien à la fin du récit, pour avoir trop aimé le whisky (Laphroaig)…

Sa description par son ex-maîtresse et néanmoins collègue résume tout ce qu’il y a à savoir de lui : « C’est très agréable d’être en sa compagnie, et il est drôle. La plupart du temps, du moins. Il adore la musique, il aime le whisky pur malt, il a des goûts acceptables en matière de films, mis à part un malheureux penchant pour les gros machins d’action et d’aventure. Tu sais : James Bond, Arnold Schwarzenegger et ce genre d’horribles trucs machos. Ce qui est curieux, car il n’est pas vraiment du genre macho. Je veux dire, c’est un homme sensible, gentil, compatissant, et il a vraiment le sens de l’humour » p.272.

Comme tel est le portrait que nous croyons justement être le nôtre, et peut-être est-ce proche du vrai, nous ne pouvons que trouver l’inspecteur Banks fort sympathique. Et cette enquête fort réussie. Elle a son pesant d’action, d’énigme et d’humanité, une trilogie qui fait la qualité des Peter Robinson.

Peter Robinson, Ne jouez pas avec le feu (Playing with fire), 2004, Livre de Poche 2007, 560 pages, €7.22

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Anatole France, Le lys rouge

anatole france le lys rouge

Le poète romancier publie à 50 ans le roman de son amour charnel pour Madame Caillavet, fille de financier juif autrichien, maîtresse passionnément aimée jusqu’en 1888. L’amour est un tourment, seule la sensualité est vraie, car tout n’est que moment. L’amour idéalisé est une impossible possession, d’où la jalousie inévitable qui naît. Sensuelle mais passionnée, Madame Caillavet est traduite ici en balzacienne femme de 30 ans, mondaine affadie qui prend des amants parce qu’elle s’ennuie.

Le mouvement du roman est la torture du soupçon, chacun voulant toujours deviner le futur ou jalousant le passé plutôt que profiter du présent. Les mondaines supputent qui couche avec qui ; les amies si l’amant est digne ou non ; l’amant s’il a eu un rival dont les feux brûlent encore ; les maris s’il faut provoquer l’amant en duel pour faire taire les mauvaises langues… Dans la société bourgeoise qui se pique de « sentiments » et adore voiler d’idéologie les actes les plus organiques, le style fait le succès. Anatole France en eu beaucoup, jusque dans les années 1950, où tout l’art de baiser consistait à séduire, à vaincre la peur du gosse alors que ni la pilule, ni l’avortement n’étaient accessibles. C’est moins vrai aujourd’hui où les relations sont plus directes et plus crues. Mais les passions demeurent, dont l’art de plaire, de faire rire, de renouveler l’enchantement. La jalousie aussi, âpre et biblique comme Madame Caillavet.

L’auteur évoque son expérience et son monde, mais en surélévation sociale. Tous les personnages sont plus hauts qu’en vrai, d’où cette impression de flotter dans un monde de dieux. France la compense par toute une galerie de caractères secondaires bien vifs comme Choulette, anarchiste catholique qui finit sénateur ; Vivian Bell, anglaise garçonnière et poète vivant dans le luxe à Florence ; Montessuy, financier avisé qui s’est fait lui-même, faisant et défaisant sur la fin les gouvernements ; le sénateur Loyer, gambettiste popu et roublard, au nom sonnant et trébuchant ; le général Larivière, creux et ronflant ; le comte d’empire Martin-Bellème, mari de Thérèse, ambitieux et comptable, en politique d’une « inflexible modération ». Il y a aussi ce savetier sage de Florence qui se contente de répéter les gestes ancestraux dans la hantise du travail bien fait ; cette marchande de journaux « amusante et vicieuse », mais « trop instinctive pour faire une grande cocotte » ; ce jeune ouvrier anarchiste, sobre, chaste et surtout vertueux, « beau comme une fille » mais tueur sans pitié (méfiez-vous des vertueux qui veulent faire le bonheur des hommes malgré eux, dira toujours Anatole France). Nous avons des scènes de salon, le compartiment de train Paris-Marseille, la loge d’Opéra où les mondains sont plus préoccupés de se regarder entre eux à la lorgnette, voire à lorgner les danseuses demi nues, qu’à jouir du spectacle.

L’Italie est aussi le passage obligé de l’amour. Chanté par ses poètes, vanté pour ses opéras, illustré par ses peintures et sculptures, Florence permet d’évoquer la nudité et le sexe sous prétexte du Beau. Ce n’est pas par hasard si la bonne veuve Marmet reconnaît sur les tableaux des peintres tous ceux qu’elle a croisés dans les salons. Mais l’Italie sait conjuguer dans sa langue l’amor/la mort, depuis la tombe enchantée de Ravenne aux rencontres d’un enterrement de nuit sur les bords de l’Arno, jusqu’à la chambre où Thérèse est baisée, qui donne sur un cimetière.

lys rouge florenceLe lys rouge est le symbole sanglant de Florence, lys virginal de l’Annonciation porté par l’ange Gabriel, cruel couteau de la passion teinté du cœur saignant. Le lys rouge est le roman des ruines, comme Florence, comme l’amour à l’impossible fusion, voué à l’éphémère des sens, à l’inconstance des sentiments et aux reproches de la raison.

Mais, moins que tout, le mariage n’a pas cette importance que la bourgeoisie parvenue a sacralisée dans le droit issu de la Révolution. « L’importance qu’on y donne dans notre société est une niaiserie qui eût bien fait rire les femmes de l’Ancien régime. Nous devons ce préjugé, comme tant d’autres, à cette effervescence des bourgeois, à cette poussée des fiscaux et des robins (…) car, dans un État policé, chacun doit avoir sa fiche » Pléiade II p.435. Les gais et lesbiennes qui ont revendiqué d’être « bourgeois comme les autres » devraient s’en méfier. Les femmes prennent des amants et les hommes des maîtresses parce que nul n’aime selon les convenances de dot ou d’héritage. Est-ce hypocrisie ? « une femme est franche quand elle ne fait pas de mensonges inutiles », déclare Thérèse (p.465). L’ancien amant ? « cela n’existe plus, n’a jamais existé », tant les femmes ont cette faculté de nier absolument tout ce qui n’est pas sens au présent.

« N’ayant gardé que la fine chemise rose, qui, glissant en écharpe sur l’épaule, découvrait un sein et voilait l’autre, dont la pointe rougissait à travers, elle jouissait de sa chair offerte. Ses lèvres s’entrouvraient sur l’éclair de ses dents humides. Elle demandait, avec une coquette inquiétude, s’il n’était pas déçu après le rêve savant qu’il avait fait d’elle » p.475. Pour cette langue magnifique, qui s’insinue sur les peaux nues avec une délicatesse d’artiste, nous aimons bien Anatole France.

Anatole France, Le lys rouge, 1894, Folio 1992, 384 pages, €6.60

Anatole France, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade 1987, édition de Marie-Pierre Bancquart, 1300 pages, €54.15

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Anatole France, Thaïs

anatole france thais

Thaïs est une courtisane. Trop belle et mal aimée durant son enfance à Alexandrie, « elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port » – elle avait 11 ans. Mais Alexandrie est ce bouillon de cultures romain où fermente l’Occident naissant dans un Orient qui meurt. Juifs et Grecs côtoient Levantins et Égyptiens dans une atmosphère futile et inquiète, propice aux croyances les plus folles. La vie vivace résiste encore et toujours aux doctrines de la souffrance. Il y a là message, en cette fin de siècle (1890) trop rationaliste mais travaillé de hantises. Thaïs résume en elle toutes les séductions du temps : femme, comédienne, putain, orientale. Elle est celle par qui tout est permis, la luxure comme la foi.

Anatole France était marié et amant de Madame de Caillavet, bien plus cultivée et sensuelle que sa femme. La maîtresse encouragea l’œuvre et Thaïs est un hommage qui reprend un vieux conte copte. Oh, certes, les cathos intégristes du temps, déjà fâchés de la république, ont manifesté dans les revues littéraires contre ce blasphème qui mêlait sexe et religion. Car Thaïs fut sauvée par la foi, tandis que son sauveur, le moine anachorète du désert Paphnuce, s’est abîmé dans les œuvres du diable.

Thaïs fut sauvée car, bien qu’ayant depuis l’enfance brûlé sa chandelle par les deux bouts, elle a reconnu ce qui meut toute sur la terre : le désir. Sans désir, nulle action, nulle connaissance, nul art, nulle science. Le désir est sexuel, mais pas seulement ; il est curiosité pour l’autre, goût pour l’ailleurs, conquête de l’impossible – tout ce qui compose le bonheur. Même l’épicurien Nicias, ami d’études de Paphnuce, n’est pas heureux car il ne réalise pas la vie même en ne connaissant rien aux vrais désirs. Pour lui tout reste tempéré, modéré, illusoire. Les humains n’étant pas des dieux, abolir les passions et les instincts ne se peut. C’est nier l’humain, choisir l’abandon, la mort, le néant. Ce n’est pas suivre la voie de Dieu, montrée aux hommes par son Fils unique Jésus.

Ce pourquoi les anachorètes qui se macèrent au désert, croyant vivre déjà hors de cette vallée de larmes, ne sont pas des hommes mais des rebuts. Ils sont des hommes déchus, en proie aux tentations des anges déchus que sont les démons. Le refoulement du désir aigrit et ferme l’esprit au réel. La maîtrise des désirs passe par leur reconnaissance et leur bon usage, pas par leur refus névrotique. C’est ce que dit Palémon, gai vieillard qui cultive son jardin en philosophe, à Paphnuce dévoré d’austérités.

N’est-ce pas par orgueil que ce moine quitte le désert pour la ville, afin d’aller arracher la courtisane la plus belle aux griffes du sexe ? Il va réussir, certes, et l’on saura pourquoi en écoutant son enfance. Mais il se prend pour Dieu et cet excès le perdra. « Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage ». Une telle haine de l’autre ne peut cacher qu’une haine de soi. Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre, exhortait pourtant Jésus. Lorsqu’on est « plein de Dieu » on n’est plus en soi, et le soi finit par vous rattraper lorsque Dieu s’éloigne. Car nul ne peut être rempli de Dieu constamment durant cette vie – l’être humain n’a pas été créé pour s’abolir, mais pour s’accomplir.

C’est ce que ne comprend pas Paphnuce, battu dans la foi par un fol, Paul le Simple, une innocence qui « voit » par le cœur bien mieux que par la raison tordue de désirs refoulés. Paphnuce devient néphélococcynien (une ville des nuées qui intercepte les offrandes aux dieux chez Aristophane). Pour se punir, Paphnuce se juche en haut d’une colonne et prend à lui tous les péchés du monde. Ne se prend-t-il pas pour le Christ ? Les mendiants, les malades et les illuminés affluent, une ville se crée. Le bouc émissaire s’enfle de sa souffrance pour se glorifier. Jusqu’à Satan, qui lui montre l’étendue à ses pieds, comme il a tenté Jésus au désert. Orgueil, tourments de luxures et doutes, est-ce cela vie bonne ? cela la vie grande ?

Thaïs, qui a vécu, connait l’espérance et la crainte plus que l’orgueil ; l’amour total plutôt que la luxure avec chacun ; la foi unique plutôt que le doute perpétuel. Mais pour trouver la voie, il faut d’abord vivre et ne rien refuser. Albine, la mère abbesse, est bien plus sage que le moine Paphnuce : « j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature ». Tout excès est orgueil car qui sait les desseins de Dieu ? Thaïs : « Mais pourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. (…) Qui es-tu pour me parler en son nom ? » Tous les intégrismes sont contenus dans cette phrase : leur haine née d’un incommensurable orgueil, leur vanité de se prendre pour le glaive de Dieu – comme s’il en avait besoin, le Tout-Puissant… Les femmes sont plus sages que les hommes en ces matières, montre Anatole France : « Aussi les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. »

Thaïs est un conte comme la vie est un songe. Il montre que la folie et l’imagination supplantent trop souvent la raison ; que l’ignorance emplit de foi plus que la science ; mais que chaque fois le second doit dompter le premier pour le faire servir la vie. « Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent l’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandes pensées. Mais, par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux et beaux et, seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’homme est un bel hymne de Dieu ».

Anatole France, Thaïs, 1890, Dodo Press 2008, 148 pages, €9.37 (ou format Kindle €2.35)

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Yasunari Kawabata, Nuée d’oiseaux blancs

Voici le roman japonissime de Kawabata, où tous les ingrédients sont là : la sexualité libre, la tradition du thé, l’esthétique des choses, la sensibilité aux plantes et aux éléments, l’existence torturée par ce qui est convenable ou pas, le destin qu’on subit ou choisit.

Kikuji est un jeune homme incertain, la trentaine. Ses parents sont morts et il se souvient, enfant, de la maîtresse de son père, Chikako. Âgé de 8 ans, il l’a surprise en train de se couper les poils d’une tache de naissance au-dessus du sein gauche. Adulte, il garde de la répugnance pour ce corps de maîtresse, entaché d’une sorte de tare morale. Il faut dire que dame Chikaku est une langue de vipère, volontiers manipulatrice. Ne voila-t-elle pas qu’elle veut marier le jeune homme ? L’entremise est une tradition japonaise, mais l’auteur et personnage se révolte à l’idée d’obéir aux traditions sans avoir rien à dire.

couple japon

Il est plutôt attiré par une autre, Fumiko, la fille d’une seconde maîtresse de son père, Madame Ota. Il est séduit par la grâce de la jeune fille, mais cède à l’admiration naïve et au désir physique de la mère. Celle-ci voit-elle le fantôme rajeuni de son ex-amant dans le fils ? Par honte, elle se suicide ; peut-être pour ouvrir la voie à sa fille qui a bien aimé quand elle était enfant l’amant de sa mère.

D’où un couplet sur le suicide, que l’auteur commettra lui-même en 1972, à 72 ans. « Mourir, c’est refuser toute compréhension, et pour toujours, de la part des autres. Nul ne peut plus comprendre les actes d’un mort ; personne n’est jamais plus en mesure de les excuser » (Eschino, II). Mourir, c’est figer le temps ; dire non à la vie mais aussi au destin ; refuser les traditions qui obligent, mais aussi obéir aux traditions dont le suicide fait partie. Sembazuru – le titre japonais du roman – est la cocotte en papier, métaphore du destin qui plie les êtres à sa volonté, mais aussi de la dérision du destin qui aboutit à ne faire qu’un oiseau artificiel…

Tout se passe dans le rituel. Les cérémonies du thé se succèdent, en groupe ou à quelques intimes. Tout est bon : célébrer l’anniversaire de la mort du père, l’arrivée du printemps, la promesse de mariage… Tout est blanc, symbole de lumière – et de mort en Asie. Car l’existence a pour but de faire émerger l’âme à la lumière, le lotus bouddhique émerge de la fange au grand soleil des mares. Mais une fois la lumière atteinte intervient le nirvana, la fusion dans le grand Tout, lumière de la lumière. D’où l’idée qu’au fond, tout se vaut : le père, le fils ; la mère, la fille. Les amours croisés ne sont que la conséquence de ces liens intimes entre les êtres. Seule l’entachée Chikako est exclue. Ce qui la rend acerbe et démoniaque ; elle tente d’influer sur le destin en s’imposant et mariant.

Mais n’est pas dieu qui veut : elle échoue. Le roman laisse dans le vague l’avenir de Kikuji et de Fumiko. Le lecteur optimiste peut croire qu’ils vont enfin se marier, relier ce qui devait l’être de toute éternité. Mais rien n’est sûr car tout est changement dans ce monde. C’est ce qui fait l’inquiétude métaphysique des romans de Kawabata. Et l’universalité de la littérature japonaise.

Yasunari Kawabata, Nuée d’oiseaux blancs (Sembazuru), 1949, traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, éditions Sillage 2009, 192 pages, €12.83

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Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert

gerard leban l etrange monsieur albert 1 et 2

L’intitulé de presse « roman policier » laisse dubitatif le lecteur parvenu au bout du premier tome. Il y a bien meurtre, mais pas d’enquête. L’histoire tourne en effet autour d’un personnage jugé « étrange » par sa propre famille, mais qui n’a rien d’étrange du tout puisqu’encore plus conforme que lui tu meurs !

Nous sommes dans le Paris du 16ème arrondissement, que connaît bien l’auteur pour y avoir été trente ans élu municipal UMP. Nous sommes dans la haute, ancienne aristocratie reconvertie dans les affaires ou l’armée mais qui garde jalousement ses « traditions » obsolètes et son entre-soi, craignant plus que toute autre tache la « mésalliance ». Nous sommes dans la famille version clanique, que l’on croit réservée aux Juifs, aux Corses et aux Arabes, mais qui semble bien toucher les vieux Français de l’ancienne France… si l’on en croit Gérard Leban.

Mais en 33 chapitres pour 146 pages, il a beaucoup de mal à nous convaincre. Albert de la Granandière est fils de colonel et vieux garçon. Il vit au-dessus de chez sa mère, veuve, dans un trois-pièces auquel nul n’a jamais accès. Il suit un horaire maniaque et ne travaille pas, puisqu’il est rentier bien pourvu. Ses sœurs et beaux-frères, son ami « de cœur » depuis le collège et même sa propre mère complotent d’en savoir plus, jugeant inadmissible qu’on jase dans le quartier sur cette « étrange » existence. Est-il homosexuel ? Pervers avide de sang et de faits divers ? Trempant dans des affaires louches, mettons barbouzeries et blanchiment d’argent (à l’UMP, on connait) ?

Même pas, l’auteur est trop convenable pour entrer dans ces « fautes » que la morale bien-pensante réprouve. Les inquisiteurs découvriront non pas un petit ami mais une maîtresse demi-cachée (car Mère savait !), non pas des barbouzeries mais une occupation « sociale » pour mieux connaître les Parisiens agressés ou accidentés. Après 25 ans (est-ce croyable ?) la maîtresse qui se morfond pourrait être éventuellement reconnue par la famille pour que le couple se marie ? Au fond (ce n’est pas dit, mais) ils ne peuvent plus avoir d’enfants et l’héritage est sauvegardé…

La « famille » accepte après forces stéréotypes de bonne volonté et tout se règle enfin au mieux, jusqu’à ce qu’un vieil ennemi ressurgisse. Il est « naturellement » (comme aurait dit Chirac) exhibitionniste, aviné et colérique, en bref un vrai déchet de la société pour une famille normalement bien-pensante. Il a déjà harcelé la maîtresse et future femme, l’a forcée à déménager pour se cacher. Il va la tuer, il l’a d’ailleurs lâché sous le feu de la colère. Donc il le fait. Et le fiancé, « Monsieur de », est accusé à sa place. La justice, comme chacun sait, est nulle et pleine de préjugés, donc Albert est condamné, notamment pour son étrangeté : ne venait-il pas visiter sa maîtresse déguisé ?

Et voilà tout. Annus horribilis comme on dit sans perversité à la cour d’Angleterre. C’est peu passionnant, écrit comme on cause dans la haute, avec des mots-valises et des phrases toutes faites. La trame de l’intrigue aurait pu servir de tranche de vie, si elle avait été traitée à la Simenon, en s’intéressant aux gens. Mais l’auteur préfère aux personnes les statuts sociaux, il retient les apparences plutôt que la chair même. Nous avons donc des caricatures qui se meuvent dans un cadre de théâtre dans une histoire convenue. Pas de quoi intéresser les foules, c’est dommage.

Le tome 2 est meilleur. L’intrigue est plus fouillée et il y a enfin du suspense et de l’action. Albert ayant disparu du paysage, c’est une demi-sœur cachée, Charlotte, qui va assurer la continuité. Elle est – c’est pratique – commandant de police judiciaire. Mais nous restons dans le même milieu, avenue de Wagram au lieu d’Auteuil, villa à Meudon et maison de vacances au Pouliguen. Les Brymaudier ont disparu brusquement à la fin d’un week-end. Aucune trace. Ce chef d’entreprise méritant aux ouvriers très soudés autour de leur patron vient droit de la naphtaline et l’on n’y croit pas. Pas plus que ces malfrats qui font se déshabiller une jeune fille désirable seulement du haut – durant 32 jours ! – sans jamais la toucher. Dans quel monde vit donc l’auteur ? Écrit-il pour la Bibliothèque rose ? Ses lecteurs sont-ils des gamins de 5 ans habitués aux Bisounours ? Même lorsqu’il fait parler les jeunes (le fils de 15 ans !) c’est dans le style des années 50 : formidable, je t’en serre cinq. A-t-il vraiment écouté parler les types sociaux qu’il met en scène ?

Gerard Leban photo

La langue de bois héritée du monde politique gâche le style. Ce ne sont que clichés tels que faire le point, tour de table, s’impliquer personnellement, je passe la parole, merci Monsieur untel, coordonnées, partager les mêmes valeurs, totalement impliqué, beaux enfants, famille magnifique qu’il adore, grâce à vous et à votre équipe… Le coupable est – évidemment – un gars du peuple monté en grade sans en avoir la stature. « Beau gosse, il est vrai avec un visage de jeune frappe » (p.123), c’est au fond une « bête », bête de travail et bête de sexe (p.129). Il n’est pas du bon milieu et c’est par envie qu’il accomplit ses méfaits. Nous restons dans la caricature.

Mais encourageons l’auteur, le second volume étant meilleur que le premier, un troisième sera-t-il encore mieux réussi ? Un peu d’air, d’imperfection humaine et de gens tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être pourraient améliorer grandement l’intrigue. Il serait nécessaire aussi de se placer du côté neutre de l’auteur, parlant à l’imparfait et non au présent. Ce qui nous éviterait le prologue habituel en forme de rapport administratif et les portraits des gens en CV résumés. Un peu de vie, que diable ! de vraie vie avec ses grandeurs et ses misères, sans décrire sans arrêt des Ken ou des Barbie façon NAPALM (Neuilly-Auteuil-Passy-La Muette).

Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert, 2011, éditions Baudelaire, 147 pages, €13.02

Gérard Leban, L’étrange Monsieur Albert 2 – Charlotte et les Brymaudier, 2012, éditions Baudelaire, 138 pages, €13.02

Anecdote politique : démission en février 2007 de M. Gérard Leban, 1er adjoint au Maire du 16ème arrondissement, Président du Groupe UMP dans le 16ème et membre du groupe UMP au Conseil de Paris

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Robert Goolrick, Féroces

Familles, je vous hais ! Ce cri de Gide pourrait être celui de l’auteur car « cela m’arriva une nuit de septembre, alors que mes parents étaient saouls, et je ne pus jamais l’oublier » p.206. Je ne dirai pas quoi, au lecteur de le découvrir. Car le roman a son tempo, il commence misérable, il revient sur le passé d’illusions, puis va crescendo du blanc au gris, puis du gris au noir. Sa construction même participe de la mise en scène. Il s’agit d’une autobiographie, mais en tension.

Robbie est un garçon du sud, le petit dernier d’une fratrie de trois. Ses parents son profs de fac et chroniqueurs littéraires à l’occasion. Nous sommes dans les années 50 où l’apparence compte plus que tout, les cocktails mondains plus que l’argent. Chez les intellos, tout est en avance, le mépris de la comptabilité comme la légèreté des mœurs. Certes, les gamins ne voient jamais leurs parents nus, mais ils les voient saouls, méprisables et déchus. Ils se disputent, tirent le diable par la queue. Leur cruauté morale est sans nom, forts de leur égoïsme content de soi, dans cette mentalité hiérarchique dans laquelle un enfant n’est qu’un être inférieur. De vrais profs, comme cette maitresse d’école primaire qui fait honte aux enfants de faire pipi sous eux alors qu’elle leur refuse – par caprice d’adulte arrogant – de les laisser aller aux toilettes.

La Virginie est d’une beauté poignante mais les Virginiens de l’époque sont d’un sadisme répugnant. Il suffit d’un écart pour que ce soit la fin du monde (titre américain du livre), celui d’un enfant pour qui tout bascule. Les parents sont sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, en vrais profs, en vrais sudistes imbus d’eux-mêmes, en adultes ratés amers de leurs désillusions. Ils font souffrir un enfant qui ne voulait qu’aimer. Leur inconscience ne voit rien qu’eux-mêmes. Ils sont égocentrés, talents avortés, apparences décrépites. « Je raconte cette histoire (…) parce que je me suis hissé tout seul à bout de bras depuis l’âge de quatre ans et que cet effort me laisse malade, épuisé, et dans une colère que vous ne sauriez imaginer. Je la raconte parce que j’ai dans le cœur une douleur poignante en imaginant la beauté d’une vie que je n’ai pas eue, de laquelle j’ai été exclu, et cette douleur ne s’estompe pas une seconde » p.246. Parents, profs, grands, se conjuguent pour infantiliser et torturer les plus faibles. Pour exister, pour compenser leur existence minable, pour nier leur déchéance. Et ce n’est pas beau…

« Comment ont-ils fait ? » s’interroge l’auteur. « Elle savait. Elle avait vu. Il savait. Il l’avait fait. Ma grand-mère savait. Cela avait mis un point final à la mélodie d’un jour heureux. Et moi je savais. J’étais assez grand et je pouvais raconter. Aussi avaient-ils peur de moi, et ils prirent leur revanche… » p.207. La famille américaine unie, aux trois beaux enfants et à l’existence sociale riche et remplie, n’est que carton-pâte. Les parents sont bornés, ivrognes, despotiques. Ils pratiquent le déni quand les choses ne vont pas comme ils veulent, ainsi que font toutes les personnalités autoritaires (qu’on connaît trop bien en France). Les enfants grandissent comme ils peuvent, avec la résilience de grands parents ou d’amis. Car les émotions positives existent, qui laissent entrevoir ce qu’aurait pu être une enfance heureuse. Cette panoplie de Romain aux pectoraux et abdos bien dessinés qui séduit le garçonnet et son frère, les batailles de boue, le quartier de la Crique « violemment érotique » puisqu’on peut ôter ses vêtements au risque d’être vu. Ou cette fille blonde complaisante d’un an plus âgée qui le prend en elle à 13 ans, par deux fois le même jour : une fois seuls, une autre fois devant son frère et son copain qui ne le croyaient pas.

Il aurait suffit d’un peu d’amour parental, pas grand-chose. Mais Robbie ne sera jamais ce jeune adulte « normal » dont il admire le modèle chez un autre : « il avait cette beauté que seuls ont les jeunes hommes de cet âge, totalement soumis à ses passions, maîtrisant totalement son corps et la grâce de ses mouvements » p.225. Jamais : a-t-on conscience de ce que cet arrêt du destin a d’inéluctable ?

L’auteur égrène ses souvenirs en apparence comme ils viennent, en réalité après une construction soigneuse. Il a travaillé longtemps dans la publicité. Son style doux et l’air de rien passe bien à la traduction. Le lecteur curieux peut en voir une page en anglais sur le site de l’auteur. Le grand secret n’est révélé que sur la fin, après de nombreux chapitres sur la déchéance et la mort des parents, les scènes d’enfance, l’automutilation adulte (qui est une jouissance d’être aimé selon Goolrick). Le chapitre 5, ‘L’été de nos suicides’, est particulièrement dur et découragera maints lecteurs. N’hésitez pas à le sauter et passez outre ! Vous serez récompensés par le vif du sujet, ce qui fait de cette autobiographie en apparence assez banale, un récit original qui vous restera en mémoire. Humour, tendresse, poésie répondent à rigidité, cruauté, tragédie. Un cocktail étonnant, bien pire que ceux tirés du bourbon dont les Virginiens sont friands !

Robert Goolrick, Féroces (The end of the world as we know it : Scenes from a life), 2007, traduit de l’américain par Marie de Prémonville, Pocket, mars 2012, €5.80 

Site de l’auteur 

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Gauguin amoureux à Tahiti (version alpha : Tehura)

Après le désir pour l’éphèbe, maîtrisé in extremis en le voyant de face (voir note il y a deux jours), vient le désir pour la vahiné. Très jeune, comme de coutume là-bas en ces temps. Voyageant pour se changer les idées et quitter sa maîtresse trop de la ville, il rencontre au hasard une belle maorie d’une quarantaine d’années qui lui demande où il va.

« — Je vais à Itia.

— Pour quoi faire ?

Je ne sais quelle idée me passa par la tête et peut-être sans le savoir disais-je le but réel, secret pour moi-même, de mon voyage :

— Pour y chercher une femme, répondis-je.

— Itia en a beaucoup et des jolies. Tu en veux une ?

— Oui.

— Si tu veux, je vais t’en donner une. C’est ma fille.

— Est-elle jeune ?

— Oui.

— Est-elle bien portante ?

— Oui.

— C’est bien. Va me la chercher.

La femme sortit.

(…) Elle rentra, suivie d’une grande jeune fille qui tenait un petit paquet à la main. A travers la robe, en mousseline rose excessivement transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons pointaient dru à la poitrine; sur son visage charmant je ne reconnus pas le type que, jusqu’à ce jour, j’avais vu partout régner dans l’île et sa chevelure aussi était très exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil tout cela faisait une orgie de chromes. Je sus dans la suite qu’elle était originaire des Tongas.

Quand elle se fut assise auprès de moi, je lui fis quelques questions :

— Tu n’as pas peur de moi ?

— Aïta (non).

— Veux-tu habiter ma case, toujours ?

— Eha (oui).

— Tu n’as jamais été malade ?

— Aïta.

Ce fut tout. Le cœur me battait pendant que la jeune fille, impassible, rangeait par terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m’étaient offerts. Je mangeai de bon appétit, mais j’étais préoccupé, intimidé. Cette jeune fille, cette enfant d’environ treize années, me charmait et m’épouvantait.

Que se passait-il dans cette âme ? Et c’était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat si hâtivement conçu et conclu. — Peut-être, pensais-je, la mère a-t-elle ordonné, exigé ; peut-être est-ce un marché qu’elles ont débattu entre elles… et pourtant je voyais bien nettement chez la grande enfant les signes d’indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race.

Ce qui surtout me rassura, c’est qu’elle avait, à n’en pas douter, l’attitude, l’expression sereine qui accompagne, chez les êtres jeunes, une action honorable, louable. Mais le pli moqueur de sa bouche, d’ailleurs bonne et sensuelle, tendre, m’avertissait que le danger était pour moi, non pour elle… une assurance du lendemain, sur la confiance mutuelle, sur la certitude réciproque de l’amour.

Je m’étais remis au travail et le bonheur habitait dans ma maison : il se levait avec le soleil, radieux comme lui. L’or du visage de Tehura inondait de joie et de clarté l’intérieur du logis et le paysage alentour.

Et nous étions tous les deux si parfaitement simples !

Qu’il était bon le matin, d’aller ensemble nous rafraîchir dans le ruisseau voisin, comme au paradis allaient sans doute le premier homme et la première femme.

Paradis tahitien, hâve nave fenua… Et l’Eve de ce Paradis se livre de plus en plus docile, aimante. Je suis embaumé d’elle : Noanoa! »

Paul Gaughin, Noa noa – voyage de Tahiti, 1924, chapitre VII, éditions Bartillat 2011, 135 pages, €9. 63 

Biographie de Gauguin

Peintures de Gauguin 

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Elliot Perlman, Ambiguïtés

Simon enlève à la sortie de l’école un petit garçon de six ans. Il le ramène chez lui, lui donne à boire du chocolat et le gamin s’endort en confiance car il l’a déjà sauvé d’une noyade dans sa piscine. La maîtresse de Simon trouve les deux très sages en rentrant et appelle la police. Rien de plus, il ne s’est rien passé. Pourquoi cet enlèvement ? Pourquoi ce petit garçon ? Pourquoi appeler la police plutôt que les parents ?

C’est toute l’histoire – ambigüe – de ce happening qu’on peut appeler crime ou dérapage, c’est selon. Sept personnages vont raconter leur version de l’histoire, successivement. Sept personnages en quête de sens, car ce fait divers interpelle leur propre vie. Qui sont-ils pour juger en bloc ? Existe-t-il une frontière nette entre le Bien et le Mal ? N’y aurait-il pas plutôt une marge grise entre le bon et le mauvais de chacun ?

La justice passera, elle se fraiera un chemin pas si mauvais au fond, mais qui prendra du temps. Le lecteur s’attachera à chacun des personnages car chacun reste ambigu, avec sa part de bon et de mauvais, ses forces et ses faiblesses. Il tirera de tout cela une leçon de sagesse sur le monde et les gens, en ce début du XXIème siècle. Car la société a changé, elle est sans cesse en mouvement, obsédée de réussite, de consommation ostentatoire et d’argent. Chacun est insatisfait car il se compare moins à un idéal qu’au beau-frère ou au collègue plus adapté. L’auteur nous donne à voir successivement l’univers d’un intellectuel instituteur, d’une petite-bourgeoise dans une société de service à l’emploi, d’un parvenu courtier en bourse, d’un analyste financier, d’un psychanalyste, d’une étudiante paumée devenue putain puis escort girl, enfin d’une étudiante fille de l’un des protagonistes qui revit – mais à l’envers et une génération plus tard – la saga de Simon.

En fait, ce qui est écrit dans ce roman dense, un peu bavard parfois, est une immense histoire d’amour. Simon ne supporte pas que son amour de jeunesse l’ait quitté il y a dix ans. Le petit garçon qu’elle a eu d’un autre lui ressemble et il en est amoureux comme un père peut l’être d’un enfant de cet âge. Il n’y a rien de sexuel, rien de pervers, seulement l’admiration pour un être neuf, empli de hardiesse et de curiosité, mais fragile car en devenir. C’est pour Sam, le gamin, que Simon va provoquer l’événement. Pour que sa mère stoppe son adultère naissant, pour que son courtier de père arrête de préférer son Audi Quattro à son fils, pour que les gens aient enfin une vie plus saine en regardant les autres et pas leur nombril, en songeant aux conséquences de leurs actes plutôt qu’à leur aura sociale narcissique. Vaste programme ! aurait dit De Gaulle (il parlait de la connerie).

L’auteur, juif australien, fait partie de cette littérature mondiale marquée par la Shoah, la communauté juive et l’esprit torturé des intellectuels de gauche dans un monde qui rejette les idéaux d’après-guerre. Moins cérébral de Jonathan Littel, moins clownesque et nettement plus empathique, il livre dans le pavé de presque 900 pages une analyse critique aiguë de la société contemporaine. La démolition systématique et jubilatoire du déconstructionnisme de Derrida (fort à la mode dans le monde anglo-saxon) et le week-end de « formation personnelle » payée aux cadres d’une entreprise financière valent à eux seuls leur pesant d’or !

« Les Lumières sont achevées. Il n’est pas besoin d’être un génie pour s’en apercevoir. (…) Le fondamentalisme est partout, qu’il soit religieux ou économique, et partout on constate une réaction face à la complexité, une tentative d’ignorer les contradictions et les énigmes de notre existence. Les gens ont un besoin maladif de la simplicité, de ces paradigmes en noir et blanc faciles à assimiler. Le moindre flou, la moindre ambiguïté sont perçus avec hostilité » p.852. Il suffit de quitter une seconde son petit moi pour écouter les autres et s’en apercevoir.

Un grand livre, passionnant à lire à longues goulées pour ne pas perdre le fil.

Elliot Perlman, Ambiguïtés (Seven Types of Ambiguity), 2003, 10-18, 2006, 857 pages, €11.40 

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Zola, L’Argent

Émile Zola écrivit ‘L’Argent’ en 1891. Fidèle à sa méthode, il s’est documenté, a beaucoup interrogé, est allé voir les lieux mêmes de l’intrigue. Il compose son roman en trois actes, comme un drame classique : l’exposé des motifs, le nœud de l’intrigue, la conclusion édifiante. Ce n’est pas une tragédie, Zola est trop positiviste ; c’est bel et bien un ‘drame bourgeois’ avec le mari, la femme, l’amant :

  • Le mari c’est le banquier juif Gundermann, froid et rationnel.
  • La femme c’est la bourse, la passion laïque du jeu, incarnée d’ailleurs par la baronne qui se donne à qui en veut contre un tuyau.
  • L’amant c’est Saccard, le ‘héros’ dramatique catholique mené par son enthousiasme, féru d’activisme, mais qui ne sait pas se contrôler.

Au fond, Zola se moque bien de l’économie ; contrairement à Balzac, il n’y connaît pas grand chose. S’il décortique les techniques boursières de son temps après s’être documenté en journaliste, c’est pour leur plaquer l’a priori général qu’il a de « l’histoire naturelle » de la société : tout est sexe et fumier. On ne fait de beaux enfants que dans le stupre ; de bonnes affaires que par magouilles ; de belle politique que par trahison. C’est pourquoi Émile n’est pas Honoré, aux perspectives plus vastes ; ni surtout Gustave, ce Flaubert qui pousse le réalisme jusqu’au surréel. Zola reste englué dans ses préjugés envieux de petit-bourgeois ébahi par ce qu’il comprend mal : l’empire, la banque, l’élan vital. Tout reste chez lui coincé au foutre : pas de politique sans coucheries intéressées ; pas d’affaires sans viol ni maîtresses achetées ; pas d’amour sans boue ni saleté. Freud ne fera que rationaliser cet état d’esprit catholique-bourgeois du 19ème siècle où la chair (diabolique) commande tout et le sexe (faible) parvient à tout détruire comme Ève au Paradis…

La bourse ? Elle est pour Zola « ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent » chap. 1. Dès lors, tout est dit : puisqu’il n’y comprend rien, il traduit avec ses lunettes roses :

1. L’argent comme fièvre du jeu : « A quoi bon donner trente ans de sa vie pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? » chap. 3 Alors qu’il y a très peu de vrais « spéculateurs » en bourse. Même Jérôme Kerviel le trader n’en était pas un, mû par l’ambition de prouver aux gransécolâtres de sa banque qu’il réussissait mieux qu’eux – pas par l’appât du gain.

2. L’argent comme passion sexuelle : « Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l’argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. (…) Elle se rappelait l’idée que, sans la spéculation, il n’y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu’il n’y aurait d’enfants sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. (…) L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l’exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. » chap. 7 Mais pourquoi l’argent serait-il « sale » – sauf par préjugé biblique du travail obligatoire dès qu’on n’obéit plus à Dieu ? Il n’est qu’un instrument, la nécessaire liquidité pour investir et l’outil de mesure du crédit ?

3. L’argent comme capacité positiviste : « Mais, madame, personne ne vit plus de la terre. L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’est possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… » chap. 4. Par là, Zola traduit le désarroi des « fortunes » traditionnelles, issues des mœurs aristocrates singées par les bourgeois accapareurs de Biens Nationaux à la Révolution : ils n’ont rien compris à l’industrie ni au commerce, ces Français archaïques ; ils ne désirent que des « rentes » pour poser sur le théâtre social. Alors que l’argent est liquide comme le foutre et que seule sa liquidité permet d’engendrer de beaux enfants, ils regardent avec jalousie ces financiers qui utilisent le levier du crédit pour créer de vastes empires industriels ou commerçants. C’est pourquoi son ‘héros’ devra chuter – car une réussite terrestre aussi insolente appelle une punition « divine » ou « de nature » (pour Zola, c’est pareil).

4. L’argent comme immoralité suprême : « Il n’aime pas l’argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s’il en veut faire jaillir de partout, s’il en puise à n’importe quelles sources, c’est pour la voir couler chez lui en torrent, c’est pour toutes les jouissances qu’il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance… (…) Il nous vendrait, vous, moi, n’importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l’argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! (…) Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. » chap. 7.

Voilà, tout est dit : le credo de la gauche française est fixé pour un siècle et demi. Zola était radical, la gauche de son temps. Mesdames et Messieurs Aubry, Moscovici, Royal, Dufflot, Mélenchon et Besancenot ne parlent pas autrement aujourd’hui. Les immobilistes donneurs de leçons comme Messieurs Chirac et Bayrou non plus. Le dogme est que l’argent le rend fou et canaille – point à la ligne. Où l’on ramène l’économie à la morale, comme si c’était du même ordre. Est-ce de réciter le Credo qui produit le pain ? Ne serait-ce pas plutôt le travail ? Il y a un temps pour prier et pour faire la morale, et un temps pour travailler et produire. C’est même écrit dans la Bible…

Confondre les deux en dit long sur la capacité de penser. La moraline remplace la morale et les inquisiteurs les politiques. L’argent est un outil et un outil n’a pas de morale : seul l’être qui l’utilise peut en avoir une. Le bon sens populaire sait bien, lui, qu’un mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils.

Que faire contre l’argent ? Zola a lu Marx et c’est pour cela que la gauche l’encense, malgré l’antisémitisme affiché de ‘L’Argent’. L’un des personnages est Sigismond Busch, louche apatride – juif russe émigré – dont le frère récupère sans merci les dettes signées par les gigolos pour les faire cracher. Mais Sigismond incarne chez Zola l’Idéaliste, le jeune homme, fiévreux de théorie, évidemment phtisique. Il ne rêve que collectivisme socialiste – et il mourra évidemment selon la morale de Zola, pour que le roman respecte « l’histoire naturelle » de son temps.

Zola, en exposant les bases du marxisme, a quand même cette incertitude salvatrice à laquelle JAMAIS le socialisme n’a pu répondre : « Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste que l’émulation, l’intérêt personnel, rendent d’une fécondité sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est pour moi le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s’y décide un jour… », chap. 1.

‘L’Argent’ ? Un roman porno autorisé fin 19ème : sans doute pas la meilleure explication de la bourse.

Émile Zola, L’Argent, Folio classique, €5.41

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