Suite du tome 1, chroniqué sur ce blog, les auteurs content avec humour de nouvelles histoire vraies à l’époque de l’empereur. « Tout est vrai », mais tout est revisité XXIe siècle. Cela plaît aux ados, qui ont plébiscité le tome 1, et l’un d’eux, en sweat à capuche orange comme le veut la dernière mode teenage, apparaît même à la page 33 pour dire que la charge des cavaliers de Rohan dans Le seigneur des anneaux ne vaut pas la charge de Murat à Eylau !
Ce sont treize anecdotes ainsi rappelées, passées souvent sous le radar de la grande histoire. Jean-Marie Cochet, corsaire fait prisonnier des Anglais, a pris la frégate où il croupissait à lui tout seul, ou presque, principalement par des mots. Comment ? Par la revendication révolutionnaire qui a un petit air d’actualité : « Je suis Français, mon gars, bloquer les transports, c’est une seconde nature ».
La bataille d’Auerstaedt a été gagnée sous le nom d’Iéna par Davout avec une avant-garde française, alors que le gros de l’armée autrichienne fonçait sur lui dans un mouvement de revers. Dans le même temps, Napoléon gagnait avec le gros de l’armée française à Eylau contre une avant-garde autrichienne. Chaque armée avait la même stratégie et fait le même mouvement.
La « méthode Masséna » est un truc de contrebandier : quand vous êtes acculé par l’ennemi sur un sommet avec une pente inaccessible, le truc est de glisser sur la cul de cette pente pour se dégager.
Claude-François de Malet, ex-général devenu fou, a fomenté un coup d’État alors que Napoléon était à Moscou en 1812. Les badernes de Paris n’y ont vu que du feu, sauf un, le gouverneur Hulin, qui a éventé le faux grossier annonçant la mort de l’empereur et les plein-pouvoirs au général félon. Comme si l’héritier naturel de l’empire n’était pas avant tout le fils, le roi de Naples.
En 1809, quand l’armée napoléonienne est en butte à la résistance des Espagnols et à l’armée des Anglais, Napoléon envoie la gendarmerie. Mais attention, les gendarmes ne sont pas des policiers, ce sont des militaires. Ils ont l’habitude des coups de main – et Espagnols comme Anglais s’en mordent les doigts. Le sujet est traité en anachronisme, en calquant les pratiques des pandores d’aujourd’hui : contrôle des fers des cheveux, jugés usés, des roues des charrettes, trop lisses, de conduite des carrioles en état d’ivresse, et ainsi de suite.
Lorsqu’on manque de boulet de canon,, quoi de mieux que d’en quémander à l’ennemi ? Il suffit de lui monter de loin ses fesses pour qu’il se mette à en envoyer. Il suffit ensuite des les ramasser pour les réutiliser. C’est ce que fis Daumesnil en 1799 au siège de Saint-Jean d’Acre.
En 1807 en Prusse-Orientale, à Eylau, l’armée française est mal barrée. Les fantassins russes avancent sans compter leurs pertes. Napoléon demande à Murat de composer une cavalerie avec tout ce qu’il trouve et de foncer dans le tas. Plus de 12 000 Français montés déferlent sur les Russes à pied, et repassent dans l’autre sens. Ils enfoncent tout. Ni subtilité, ni stratégie, mais la bonne grosse force, tant prisée des moujiks.
C’est tout le contraire pour le petit tambour d’Arcole en 1796. Lui joue la ruse : impressionner l’ennemi pour qu’il perde le moral. Le gamin traverse le fleuve à la nage pour aller battre la charge côté autrichien. Les soldats croient qu’ils sont encerclés et se débandent. Effrayer l’ennemi avec de la musique, cela se fait encore de nos jours : c’est l’horrovision.
Les femmes ne sont pas en reste, comme cette Agustina de Aragon, jeune espagnole qui a joué les Jeanne d’Arc en repoussant à elle seule les Français qui envahissent le village, à coup de pommes puis de canon. Il suffit d’oser et de surprendre.
Il y a encore les faux roubles de Napoléon, les dents du bonheur qui faisaient réformer pour incapacité à mordre la cartouche, Gaspard Monge, savant et ministre, colosse intenable qui savait pointer le canon, et la frégate de pierre, invention des Anglais face à la Martinique. Faute de navire en nombre suffisant, En 1804, le lieutenant de marine Maurice a fortifié l’îlot rocheux juste devant le port de la Martinique, faisant office de navire interdisant ses eaux. Il a tenu 17 mois avant qu’une flotte franco-espagnole, nettement supérieure en nombre, ne parvienne à l’en déloger.
La grande histoire racontée sur ses marges et à la blague, bien dessinée avec profusion de détails. Un délice à déguster pour Noël et à offrir dès 12 ans.
Des anecdotes héroïques ou cocasses contées par un écrivain blagueur, ex-prof d’histoire, et BDessinées en ligne claire par Camille Prieur, colorisées par Vincent Malgras. La collection Le petit théâtre des opérations, récompensée en 2023 par le prix Atomium à Bruxelles, capitale de la BD, rappelle des histoires dans l’Histoire – toutes véridiques.
C’est ainsi que le général Lasalle est devenu « jean-foutre » selon son expression, parce qu’il est mort d’une balle hongroise à 34 ans au lieu de 33. Il avait sabré nombre de Russes, d’Anglais et de Prussiens pour son empereur.
Daumesnil est resté patron du fort de Vincennes et a refusé de rendre les armes et la poudre après l’abdication, puis une seconde fois après Waterloo – où ce sont les Hollando-Belges (la Belgique n’existait pas encore), méprisés des Anglais, qui leur ont permis de vaincre.
Le capitaine de Chambure, réveillé par les canons prussiens à Dantzig, se met en colère : il effectue une sortie pour culbuter ces pendards qui l’empêchent de dormir. Puis une seconde nuit, puis une troisième. Il a tourné les avants-postes par des barques sur le fleuve mais le courant les a emportées ; lorsqu’il veut rentrer dans la ville, la route est coupée. Qu’à cela ne tienne, il effectue une « rentrée » : a-t-on jamais vu, de mémoire de Prussien, des assiégés sortis qui veulent rentrer ?
Les femmes ne sont pas en reste, non plus que les juments. Madame Sans-Gêne s’appelait en vrai Marie-Thérèse Figueur et a servi l’armée plus que son homonyme, femme de général, qui a pris le pas sur elle dans la légende parce que deux écrivaillons en ont fait une pièce de théâtre. Quant à la jument Lisette, une cavale qui bouffait de la viande, comme le Bucéphale d’Alexandre, elle mordait carrément les Russes qui voulaient achever son capitaine blessé sur elle. Marbot fut ainsi sauvé par sa jument mangeuse d’homme.
L’amiral russe Dimitri Senyavin, commandant de la Flotte du tsar en Méditerranée, a échangé des coups de canon avec la flotte française de Napoléon avant que… le traité de Tilsit ne transforme les ennemis en amis et l’oblige à rendre toutes ses prises. Puisque que c’est comme ça, je ne ferai plus rien ! S’exclame de bouillant amiral, au grand étonnement des Anglais qui « l’invitent » chez eux, le constituant prisonnier sans le lui dire.
D’autres anecdotes parsèment les grandes, comme Napoléon chassé par des lapins, les femmes suivant l’armée avec leurs mioches, le soldat Coluche, l’invention des godillots à pieds droit et gauche.
Cocasses, édifiantes, bien amenées, ces historiettes de la grande histoire sont toutes vraies ! C’est une autre façon d’aborder l’histoire, de façon ludique et non-scolaire, mais il n’y a pas que l’école dans la vie (il y en a même de moins en moins).
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Biographie des auteurs
Nés en 1992, Camille Prieur et Vincent Malgras se connaissent depuis leurs années de collège à Grasse. Ils n’ont depuis cessé de travailler ensemble. Diplômés en 2016 de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, ils sont lauréats du 44e Festival d’Angoulême, catégorie challenge digital en 2017 pour leur œuvre numérique L’Odyssée 2.0.
Ils se spécialisent ensuite dans la bande dessinée numérique, notamment avec l’agence Havas en 2017 puis la fondation Glénat en 2018 pour leur série de BD numérique Last Quest.
Ils publient à partir de 2019 dans le magazine Fluide Glacial des histoires courtes tout en continuant à produire des œuvres numériques en parallèle. Ils publient en janvier 2023 Sparte Attaque, leur premier album aux éditions Fluide Glacial.
Julien Hervieux est né en 1984. Il travaille dans l’enseignement, avant de lancer le blog de l’Odieux connard en 2009 où il y pratique un humour certifié 100% mauvaise foi. En 2015, il assouvit sa passion pour l’histoire . Aux côtés du dessinateur Monsieur le Chien, Le Petit théâtre des opérations en créant la chaîne YouTube il en propose une version BD dont cinq tomes sont déjà disponibles chez Fluide glacial. En 2023, l’auteur , puis pour un second l’année suivante Toujours prêtes s’associe à Virginie Augustin pour le spin-off – aux côtés de Prieur et Malgras. A l’occasion des Jeux Olympiques de Paris, Les Guerres napoléoniennes – En 2024, Julien Hervieux fait son Plus vite, plus haut, plus sport ! il réunit un collectif de dessinateurs pour entrée au catalogue Grand Angle en inaugurant la collection « Héros de guerre » avec un album consacré à Albert Roche mis en images par Éric Stalner.
En anglais, le « servant » est un serviteur, mais moins un domestique que quelqu’un qui se met « au service ». Ainsi appelle-t-on les clercs de Dieu ou les fonctionnaires du Civil Service, ainsi conclut-on les lettres guindées par « your obedient servant ». Quand le vocabulaire est celui des Normands, le mot a un sens noble. C’est pourquoi le personnage principal du film, Hugo Barrett (Dirk Bogarde), est plus qu’un boy ou un valet de chambre, mais apparaît plutôt comme un gouvernant (comme on dit gouvernante).
Le beau jeune blond aristocrate anglais jusqu’au bout des ongles Tony (James Fox), est un brin idéaliste et au fond paresseux. Rentré d’Afrique (du sud), il emménage à Londres le temps de proposer ses services d’architecte à un projet mirifique de bâtir des villes dans la jungle en Amérique du sud. Ainsi Brasília est-elle devenue la nouvelle capitale du Brésil, sortie de rien à l’intérieur des terres en 1960. Le projet, comme tant d’autres de Tony, n’aboutira pas. Pas plus que ses fiançailles interminables avec la jeune blonde haute-bourgeoise anglaise jusqu’au bout des ongles Susan (Wendy Craig). Mais le spectateur ne le sait pas encore.
Tony, pour se libérer des contingences matérielles, engage un domestique qui sera aussi cuisinier et gouverneur de sa maison. Hugo Barrett lui convient mieux que les deux autres qu’il a déjà vu (du moins le déclare-t-il – les a-t-il vus ? rien n’est moins sûr). L’homme est organisé, froid, il a servi dans l’aristocratie après avoir fait l’armée. Il surveille les travaux de rénovation, tient le ménage, concocte des plats savoureux. En bref une perle. Si ce n’est qu’il est omniprésent et que Susan, la fiancée, en prend ombrage, un brin jalouse. Elle veut son homme pour elle toute seule et le domestique le couve trop, comme s’il en était le tuteur ou, pire, l’aspirant amant. Il y a de la fascination homosexuelle (thème très anglais) car le brun Hugo admire la classe tout en prenant de l’emprise sur le blond Tony.
Mieux, il fait inviter sa « sœur » Vera (Sarah Miles) pour servir de bonne. Celle-ci est une fille vulgaire et délurée, qui porte les jupes courtes et dévoile sans vergogne ses jambes sexy. Elle réveille Tony qui dort torse nu dans son lit et s’en émeut ouvertement, Tony qui s’en aperçoit remontera son drap sur sa poitrine. Elle finira par le séduire alors que Barrett joue à ne pas être là, et il la baisera sur le fauteuil. Le spectateur ne verra que ses jambes nues qui s’agitent dans les soubresauts de la passion.
Tony est dès lors doublement accroché : par Hugo qui le materne et tient sa maison, par Vera qui l’excite et assouvit ses besoins sexuels. Susan est reléguée, à son grand dam. Le maître devient servant, tandis que le serviteur domine. Les bruns ont soumis les blonds, comme une revanche des esclaves saxons sur les Normands envahisseurs. Il y a de la lutte des races dans cette lutte des classes, mais aussi une lutte des sexes, le mâle dominant prenant l’ascendant pour manipuler tous les autres. L’escalier est le point central de la maison, un ascenseur social en même temps qu’un lieu de passage où tout se joue, la surveillance, la relégation et même le jeu gamin.
Tony est un faible. Né dans la soie, il n’a pas été confronté à la brutalité de l’existence ; il préfère se laisser faire, en oisif content de le rester. A noter que l’assistance de plus en plus grande des machines en nos vies, y compris « l’intelligence » artificielle, nous conduira peut-être, nous aussi, à une sorte de démission à terme. Il est doux de se laisser dominer, en échange de protection et de réconfort. Ainsi agissaient les féodaux, ainsi agissent les dictateurs, même les mafieux comme Poutine. Les Russes n’ont, comme tous les peuples, que les dirigeants qu’ils méritent ; et les Chinois sont fiers de leur réussite économique, en contrepartie de leur soumission intégrale au Parti. C’est ce que l’ami de Montaigne, La Boétie, appelait si justement la servitude volontaire. Au début des années soixante au Royaume-Uni, c’était ainsi que Losey voyait la décadence. Exilé parce que soupçonné de sympathies communistes, il avait lu Marx et Trotski et pensait que « le capitalisme » produirait la corde pour le pendre (comme si un système de production économique était un être vivant !).
Le cinéaste enrichit son huis-clos par les relations du quatuor : la domination de volonté de Barrett sur Tony, la domination sexuelle de Vera sur Tony, avant celle de Barret au final sur Susan, les tentatives de Susan de faire réagir son fiancé, puis sa soumission à sa déchéance dans une scène finale outrée, qui passe mal aujourd’hui tant elle est caricaturale. Le renversement progressif des rôles de chacun est fascinant, on sent la chute vers l’abîme et l’absence d’énergie pour y remédier.
L’amour conventionnel qu’exige la société, représenté par la froide Susan (une vraie tête à claques), dénie toute chaleur humaine à l’union, présentée comme un contrat d’affaires entre gens de la haute. Le seul instant de fièvre, par terre sur le tapis, est volontairement interrompu par Barret qui vient porter un seau à glace pour les cocktails. Tout l’inverse est la spontanéité de Vera, qui affiche ouvertement son désir de sexe et affiche sa grande bouche de déesse 19 et ses jambes érotiques à faire tourner la tête. Tout est ostentatoire dans la façon de filmer, malgré le noir et blanc frigide. Le légendaire flegme britannique est remis à sa place : celle du caractère des individus. Tony n’a pas la vigueur pour faire autrement que de le jouer ; au fond de lui, il reste un enfant qui n’a pas grandi et cède à ses abandons. Barrett le détruira.
DVD The Servant, Joseph Losey, 1963, avec Dirk Bogarde, Sarah Miles, Wendy Craig, James Fox, Catherine Lacey, StudioCanal 2015 VO sous-titres français, 1h51, €9,49, Blu-ray €14,25
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C’est un conte anglais magnifié par le cinéma avec les effets spéciaux des années soixante. Le prince diabolique Pendragon (Torin Thatcher), entouré de sorcières et d’âmes damnées, veut devenir roi de Cornouailles à la place du roi régnant, le roi Marc (Dayton Lummis). Mais aussi sauvegarder les apparences, tant le Démon se dissimule toujours, tel le serpent biblique. Donc épouser la fille du roi, la princesse Elaine (Judi Meredith).
Il s’invite à son anniversaire et lui offre un présent : une boite à musique dans laquelle un gnome marche et danse pour la plus grande joie des spectateurs. Mais Elaine se refuse à Pendragon, qu’elle trouve trop vieux et trop inquiétant. Qu’à cela ne tienne, Pendragon revient de nuit, alors que la princesse dort avec, dans sa chambre, tous les présents apportés, dont la boite à musique. Il use de ses pouvoirs magiques pour tourner la clé et faire sortir le gnome. Une fois dehors, celui-ci s’enfle pour devenir ce qu’il était au fond : un géant.
Son ombre redoutable plane sur le lit d’Elaine qui s’éveille et hurle, hystérique. Ses cris réveillent la cour et font accourir les gardes, mais ceux-ci sont bien impuissants face au géant cornu qui grogne et balaye l’air de ses bras, faisant tomber les hommes comme des quilles. Seuls les javelots le blessent, mais sans gravité. Nul n’a pensé aux flèches, semble-t-il. La cour s’agite en tous sens et caquette comme un poulailler affolé par le renard. Il faut avouer que c’est un brin ridicule.
Le géant emporte la belle dans ses griffes et rejoint un bateau dans lequel l’âme damnée contrefaite de Pendragon enferme la jeune fille, toujours criante et hystérique. Mais le bateau est ancré près d’un moulin où Jack, un beau jeune homme (Kerwin Mathews) vigoureux et courageux – en bref anglais – entend le vacarme et s’empresse de sauver la fille. Le valet gringalet est jeté à l’eau et Elaine suit Jack comme elle peut, tout embarrassée de ses robes et jupons jusqu’à terre. Évidemment elle s’étale par terre, évidemment Jack est obligée de la relever, évidemment elle crie, évidemment elle tombe amoureuse de son sauveur grand et fort – ce sont les conventions ciné en ce qui concerne les femmes dans les années soixante.
Le géant est appelé à la rescousse et vient démolir le moulin dans lequel les tourtereaux se sont enfermés. Jack, qui n’a pas froid aux yeux, lui écrase tout d’abord une main baladeuse avec sa meule, puis jette un nœud coulant autour de son cou pour le relier à la roue qui tourne, entraînée par l’eau de la rivière. Le géant s’en étrangle de rage et Jack lui saute dessus pour l’achever de quelques coups de serpe. Le monstre est à terre, le valet s’enfuit en bateau, et le roi arrive avec sa cour, en retard comme la cavalerie des western.
Il est heureux de retrouver sa fille et un paysan aussi courageux que Jack. Il le fait chevalier, avec le titre de comte, et lui promet sa fille. Mais la suivante dame Constance (Anna Lee), qui a été ensorcelée, les trahit. Elle envoie un message à Pendragon via un corbeau pour lui dire où et quand la princesse quittera le palais pour rejoindre un couvent outremer, en Normandie, déguisée en paysanne avec son Jack. Le sorcier ricane et envoie donc ses sorcières arraisonner le navire avant qu’il ne touche à l’autre bord. Pourquoi ne l’avait-il pas fait après l’enlèvement, au lieu de mandater son âme damnée incapable ?
Le navire est menée par le brave capitaine McFadden (Robert Gist) flanqué de son fils de 12 ans, Peter (Roger Mobley), déjà vigoureux et hardi. Mais que peuvent les hommes contre les sorcières ? Elles arrivent dans les airs et brandissant leurs fourches et balais, phosphorescentes comme les démons de l’enfer. D’un souffle elles rejettent les marins à un bout du bateau, comme un cantonnier le fait aujourd’hui des feuilles mortes (dans un barouf fort et une dépense d’énergie fossile très peu écologique). Elles tuent même le capitaine trop audacieux. Puis une litière venue des airs emporte Elaine au grand dam de Jack, qui tente vainement d’aller jusqu’à elle.
Les marins refusent d’aller plus loin et Jack, dans la bagarre pour les faire changer d’avis, tombe à l’eau. Peter, qui a perdu son père, se jette à sa suite et ils nagent jusqu’à un banc qui flotte, jeté aux sorcières sans résultat. Ils sont recueillis transis et ruisselants par un bateau viking où le vieux marin Sigurd (Barry Kelley) raconte qu’il a fait route avec Erik le Rouge vers l’Islande, jadis. Il est assez courageux, aidé de son tord-boyaux, pour conduire Jack jusqu’à l’île de Pendragon, au sommet de laquelle se dresse le château maléfique. Il lui confie un gnome enfermé dans une bouteille « depuis mille ans » (au Moyen Âge, où peu savaient compter, cela voulait dire « beaucoup d’années ». Ce gnome promet d’aider Jack en échange de sa liberté – mais il n’a que trois pièces à vœux dans son escarcelle, il faut donc en user à bon escient.
Le jeune homme escalade la falaise pour parvenir au pont-levis, mais la herse se referme derrière lui et il doit affronter six guerrier armurés et armés, que Pendragon jette sur son chemin en semant des dents de dragon. Jack n’a qu’une épée et un bouclier et ne sait trop que faire. Le premier vœux au gnome est donc de s’en tirer. Un fouet apparu dans sa main en fait office, à partir d’un bras de squelette qui pend à l’entrée pour dissuader les humains trop audacieux. Les guerriers s’évanouissent au premier coup magique. Jack pénètre alors dans le château, où Pendragon l’attend sur son trône, entouré de ses horreurs déguisées comme pour Halloween, ce qui est assez drôle.
Là, le prince maléfique le défie. S’il fait un pas, il lui poussera des cornes ; un deuxième et il aura des sabots ; un troisième et il sera revêtu d’une toison noire de mouton. Jack fait de nouveau appel à son gnome qui lui dit de placer son épée en avant, poignée vers le haut, figurant ainsi une croix chrétienne. Cela repoussera les maléfices. Ce qui est fait. Jack exige de voir la princesse enlevée. Pendragon promet, impressionné. Elle est attachée au petit temple grec à l’extérieur du château, il suffit que le jeune homme y aille. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Pendragon, invoquant Isis (la déesse égyptienne des morts et grande magicienne), a ensorcelé Elaine, qui est désormais toute à lui, la grimace laide, le teint jaune et les yeux fendus comme les chats – tous les poncifs du diabolique selon les préjugés chrétiens.
Jack la détache, l’emporte vers le bateau, mais le marin et le mousse sont partis faire de l’eau. Elaine demande alors à trinquer avec son fiancé retrouvé, non sans verser une poudre soporifique dans le pot de Jack, qui s’endort très vite. Pendragon lui a demandé de trouver ce qui rend le jeune homme si puissant, et Jack lui a avoué que c’était le gnome dans sa bouteille. Elaine veut alors s’en emparer mais dans le mouvement, la bouteille tombe à l’eau. Échec. Elle retourne au château. Le marin et son mousse retrouvent Jack endormi dans le bateau.
Pendragon fait capturer et mettre en cage Sigurd et Peter, tandis que Jack est attaché pour lui faire dire où se trouve son gnome fétiche. Il ne sait pas. Pendragon change alors le Viking en chien, puis le gamin en singe. Lequel, profitant d’un moment où Pendragon est sorti avec sa suite diabolique pour laisser Elaine tenter de convaincre Jack, s’insinue entre les barreaux de la cage pour venir délivrer Jack. Celui-ci aperçoit Elaine dans le miroir et son image révèle qu’elle est devenue sorcière. Pour briser le maléfice, il faut briser le miroir. Ce qu’il parvient à faire, privant ainsi Pendragon de son alliée.
Le couple, accompagné des animaux, fuit alors vers la plage pour retrouver le bateau. Pendragon envoie un géant à deux têtes les poursuivre. Ils se réfugient dans une grotte qui va leur tomber dessus sous les coups du géant double. Jack fait alors appel au dernier vœu et un monstre marin verdâtre, aux tentacules de carton-pâte, surgit de la mer avec une bouche de grenouille pour s’en prendre au géant. Grosse bagarre incertaine, jusqu’à ce que les tentacules enserrent le cou d’une des têtes et les jambes du double, puis que la mâchoire morde les cous. Le bateau retrouvé, Jack s’empresse de fuir à toutes voiles.
Ce qui déplaît bien sûr à Pendragon qui se dit que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, tant ses diables et sorcières se révèlent incapables d’actions efficaces, sauf à faire peur. Il prend les traits d’une stryge, un dragon volant immonde aux ailes membraneuses (assez réussi), pour s’abattre sur le navire. Jack le défie, le blesse, parvient à sauter sur son dos, puis à lui couper le cou. Pendragon s’abîme dans la mer, avec Jack, qui est recueilli à bord par Sigurd et Peter, qui ont retrouvé leur apparence humaine avec la disparition du magicien, tandis que le château s’écroule tout seul, comme s’il n’était qu’une illusion.
Au fond, la « magie » n’est qu’apparences. Il suffit de « faire croire » : à sa force, à ses farces, à ses suggestions (Un vrai Trump, le Trompeur Pendragon ! ). Quiconque est capable de penser par lui-même, sans se laisser entraîner par la crainte ou la menace, ressort vainqueur. La vertu vainc le vice, le courage les maléfices. Telle est la leçon de ce conte, qui enthousiasme les enfants (et devrait faire réfléchir les adultes). Évidemment Elaine retrouve son père et la cour, et Jack l’épouse avant de prendre la succession du roi Marc.
Yánnis Chatziandréas (ou Hadjiandra), dit Stratis Tsirkas (Takis dans la première nouvelle), est un Grec d’Alexandrie en Égypte, pays où il a vécu cinquante ans. Ces cinq nouvelles sont donc un aspect doublement décalé de l’Égypte. Quiconque y va en voyage et s’intéresse au pays, ne peut qu’être surpris par le décalage historique et par le décalage colonial en l’espace d’une seule vie.
L’Égypte évoquée par Tsirkas reste en effet celle du delta et de la colonie grecque, expulsée par Nasser au début des années soixante, comme les Juifs d’ailleurs. Le cosmopolitisme y a été éradiqué, arabité oblige, bien avant le rigorisme islamique porté depuis Le Caire par les Frères musulmans.
Le quartier d’Alana à Alexandrie, évoqué dans Le vert paradis, est hors du temps et de l’espace. C’est le quartier de l’enfance, les jeux entre garçons et les baisers et attouchement à l’âge requis de la seule fille, surnommée « Merde d’Anglais » parce que son père – grec émigré en Égypte comme les autres – a fait affaire avec un colonel britannique d’occupation pour récolter et vendre de l’engrais humain pour les cultures en plein essor du fait de la guerre. La fillette est rejetée dans les jeux, ostracisée socialement par le métier de son père. Mais elle accueille en secret chaque soir un garçon pour l’embrasser et lui laisser faire ce qu’il veut. L’auteur la retrouve vingt ans plus tard, tout aussi folle de son corps et dépendante des hommes. Nostalgie.
Le bateleur est le récit d’un baladin avec âne et chien savant, misérable petit peuple qui amuse le petit peuple misérable, avant d’offrir un spectacle gratuit aux otages politiques déportés d’Athènes qui attendant la nuit en train. C’est généreux et touchant.
Chemins difficiles est l’exploitation par amour d’une maquerelle boiteuse par un fils de famille grecque égoïste nommé Stephanos. Elle lui donne un tiers de sa dot pour qu’il le dépense à son gré. Il arrose sa famille, mais celle-ci n’en sait pas gré à la donatrice, socialement mise à l’écart. Pas question de religion, ni même peut-être de morale, mais de qu’en-dira-t-on : le degré zéro du conformisme.
Le Combat contre la murène est élevé au rang de légende épique. Un pêcheur voit monter dans sa yole une grosse murène, qui tente de lui bouffer le pied. Ces poisons-serpents ont en effet une large bouche et de grandes dents. Métaphore de la femme ? L’homme saute d’un côté à l’autre de la barque, mais la murène se met au milieu. Il plonge et est recueilli par des pêcheurs attirés par ses cris. L’un d’eux assomme la bête et la débite en tronçons. C’est une histoire enflée et racontée pour les blessés de guerre, isolés sous la tente en plein soleil.
L’homme du Nil est Nourredine dit « Bomba » pour son prestige physique à 25 ans. C’est un transporteur en felouque sur les affluents du Nil, raccourcis permettant des économies aux commerçants en coton et autres denrées. Il s’élève socialement, jusqu’à être rattrapé par les jalousies sociales, les commerçants Grecs attisant le Pacha musulman pour le rabaisser, tandis que les Anglais occupants se préoccupent de leurs intérêts pécuniaires bien compris. Nous sommes là encore dans la légende épique des résistants, que les Grecs ont connu un siècle auparavant contre les Turcs. Nourredine, comme le chat de la chanson allemande, est toujours vivant ; il en réchappe à chaque fois, jusqu’à la dernière où il semble avoir été pendu, encore que…
Plus rien de tout cela ne subsiste dans l’Égypte. contemporaine, qui a expulsé les Grecs et les Anglais, récusé tout cosmopolitisme, s’est islamisée jusqu’à l’os, et refuse toute ouverture sociale – ou politique. Tsirkas nous décrit un monde révolu, qu’il n’a pas vu puisqu’il est mort en 1980.
Il y a un peu plus d’un siècle, voler était encore un rêve industriel. Chacun bricolait dans son coin les plus invraisemblables coucous aptes à s’élever lourdement du sol en poussant des ahans de canard. Mais certains, plus affinés, mettaient déjà des moteurs de plusieurs dizaines de chevaux sur une armature légère en bois, ce qui leur permettait de parcourir de longues distances. C’est ainsi que l’ingénieur français Louis Blériot avait franchi la Manche en 1907 sur un avion prototype de son invention.
Qu’à cela ne tienne : en 1910 l’Angleterre, maîtresse des mers, se doit d’être aussi maîtresse des airs ! L’orgueil britannique, sous l’uniforme rouge d’un jeune officier blond très coincé, Richard Meys (James Fox), stimulé par son espoir de fiancer Patricia (Sarah Miles), entreprend le riche patron de presse et père de la promise lord Rawnsley (Robert Morley) pour qu’il organise une fête de l’aviation afin de réunir tous les prototypes actuels d’avions. Le vieux lord à cigare va donner sa fille au fringuant jeune militaire de la haute société car il a été avec son père à Oxford – cela crée des liens d’entre-soi incestueux tout à fait recommandables. Patricia voudrait bien être la première femme à voler dans les airs mais, à cette époque, il n’en est pas question. Déjà, elle fait de la moto à l’insu du paternel.
Néanmoins, le patron de presse est prêt au scoop. Il lance donc une course aérienne entre Londres et Paris dotée d’un prix de 10 000 livres sterling au vainqueur, ce qui fait à l’époque une belle somme. Les avions auront plusieurs aérodromes de relais pour faire le plein. Les pilotes dans le monde sont enthousiastes. Chacun est renvoyé à la caricature de sa nation par l’époque du film : le milieu des années 60.
L’Américain Orvil Newton (Stuart Whitman) se ruine pour participer avec un prototype de 70 chevaux (le Blériot n’en faisait que 25). Il ose et met de la puissance plutôt que de l’astuce. C’est un lourd et un cascadeur, mais aussi un bulldozer. Sa force et son audace séduisent la belle Patricia, qui le drague éhontément pour pouvoir enfin voler malgré l’interdiction de son père. Ce qu’elle réussira, faisant rayer Orvil de la course, avant d’intercéder pour qu’il puisse quand même participer parce que ce n’est pas de sa faute mais dû à son caprice de fille gâtée.
Le Français Pierre Dubois (Jean-Pierre Cassel), grand amateur du même type de femme – toujours la même malgré les prénoms qui changent (Irina Demick, 29 ans au tournage), est plus astucieux, même s’il n’a pas la puissance. Grand amateur de blagues, il ne tarde pas à se mettre à dos le gros colonel prussien qu’il ridiculise en l’incitant à plonger là où il n’y a pas d’eau, engendrant un duel. Comme il a le choix des armes, il opte pour le tromblon en ballon, ce qui est l’occasion d’une scène cocasse où le lourd teuton se ridiculise une fois de plus en plantant son casque à pointe dans son propre ballon, crevant le duel avec l’engin.
L’Allemand colonel Manfred von Holstein (Gert Fröbe) est mandaté par le Kaiser pour gagner la course. Il organise l’opération avec une rigueur toute militaire, marche au pas, musique martiale, lever des couleurs, obéissance aveugle au Manuel d’instruction de l’avion. Ni lui, ni le capitaine qu’il veut pour pilote n’a jamais touché un tel engin mais « un officier allemand est capable de tout faire ». Obstination et discipline ne lui réussiront pas : il perdra la course en plongeant en pleine Manche parce qu’il se fie trop aux instruction du Manuel et qu’il est incapable de gérer l’avion s’il n’a plus le texte sous les yeux.
Le comte italien Emilio Ponticelli (Alberto Sordi), toujours flanqué de la Mama et des bambini, pas moins de six dont trois garçons en costume marin, est tout dans l’apparence et la gouaille. Il achète n’importe quel prototype, s’il peut voler. Toujours légers, les Italiens… Son inventeur un peu taré lui propose même un modèle qu’il a conçu dans sa baignoire et dont l’hélice est derrière. Heureusement, il choisit un autre avion, qui faillira in extremis, ce qui permettra à l’Américain de faire un beau geste : se retarder – donc perdre – pour sauver le pilote comte.
Le Japonais Yamamoto (Yujiro Ishihara) se conduit comme un samouraï, mais pas kamikaze. On lui colle un modèle copié d’Occident, des ailes américaines sur un moteur français. Son avion n’ira pas jusqu’au bout, saboté par le perfide british Sir Percival aux dents du bonheur.
Les autres concurrents ne comptent pas, sauf la crapule très britannique de Sir Percival Ware-Armitage (Terry-Thomas) flanqué de son âme damnée domestique Courtney (Eric Sykes). Il veut gagner par la triche, faute de pouvoir le faire en fair-play. Il va donc scier le train d’atterrissage de l’avion américain tandis que Courtney va scier la queue de l’avion japonais. Mais il fait plus : il soudoie pour une forte somme un équipage de chalutier pour transporter de nuit son avion de l’autre côté de la Manche, tout en déclarant qu’il poursuit le vol pour la traverser. Le sort lui sera in fine défavorable puisqu’en suivant la voie ferrée (du futur TGV) qui relie Calais à Paris, il sera pris par la fumée du train à vapeur et atterrira sur les wagons, ses roues se bloquant entre deux rames – et un tunnel propice raccourcissant l’avion de ses ailes en moins de deux.
Outre les sketches, le capitaine des pompiers (Benny Hill) et l’auto à échelle qui roule partout mais ne sert à rien, l’amourette intéressée de Patricia avec Orvil et la jalousie de classe de Richard, mettent un peu de piment dans la sauce. Le film fait gagner évidemment les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale encore proche, les Anglais d’abord, les Américains presque ex-æquo, le Français en troisième – Allemand, Italien et Japonais sont éliminés par leurs erreurs, rigidités et impuissance technique.
Malgré un « interlude » interminable sur le DVD, pour singer l’ambiance des films muets de 1910, ce divertissement à propos de l’aviation est agréable à suivre. On rit beaucoup et tout est bon enfant.
DVD Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines (Those Magnificent Men in their Flying Machines, or How I Flew from London to Paris in 25 Hours and 11 Minutes), Ken Annakin, 1965, avec Jean-Pierre Cassel, Stuart Whitman, Benny Hill, Sarah Miles, Alberto Sordi, Terry-Thomas, Yujiro Ishihara, 20th Century Studios 2005, 2h13, €20,05
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Je relis ce roman d’aventures puisqu’il est paru en collection Pléiade cette année. C’est peut-être la dixième fois depuis que je sais lire, tant l’atmosphère d’équipe, les tempéraments bien trempés, la nature sauvage et les circonstances imprévues passionnent à la fois l’esprit, le cœur et les membres. Ce livre donne envie d’explorer, de voyager, de vivre.
Une troupe de 14 élèves de 8 à 14 ans de la même pension anglaise d’Auckland en Nouvelle-Zélande, plus un mousse noir de 12 ans, qui devait partir en croisière autour des îles durant les vacances, se retrouve une nuit sur l’immensité Pacifique. Une tempête a mené les garçons au large alors qu’ils dormaient, par un concours de circonstances qui seront élucidées au cours du récit. Après des semaines de cauchemar, ils se retrouvent drossés à la côte sur une île inconnue qui se révèle déserte. Seuls. Ils vont devoir survivre. C’est alors le développement de l’histoire, l’exploration, l’installation, les épreuves : la division, la menace extérieure, le sauvetage. Les enfants auront deux ans de plus à la fin ; les « petits » ne seront déjà plus enfants et les plus grands presque adultes. Ils auront traversé leur initiation.
Il y a 14 ans – l’âge du plus vieux des garçons du roman – j’ai évoqué ce roman sur ce blog. Sans me répéter, je veux aller plus loin.
Outre l’aventure, qui enthousiasme l’enfance, il y a le groupe, la grotte et l’organisation.
Le groupe est hiérarchisé comme dans les collèges anglais avec sa discipline pour tous, l’allégeance des petits compensée par la protection des grands. Ayant vécu deux années en primaire dans un village où « l’école de garçons » (non mixte à l’époque) rassemblait trois sections dans la même salle (CM1, CM2, fin d’études), je ressens intimement combien la cohabitation des plus grands avec les plus petits (8 à 14 ans, comme dans le roman) est un équilibre satisfaisant pour tous les âges. Les grands mûrissent de surveiller, éduquer et protéger les petits ; les petits grandissent d’imiter les grands juste au-dessus de leur âge et d’être couverts par leur force. Évidemment, il peut y avoir des dérapages, brimades ou corvées (le faggisme anglais, exposé au chapitre 3), mais pas question ici où tout le monde est dans le même bateau, et l’instance supérieure, le « chef de bande », régule assez bien tout cela. Dans le roman, il s’agit de Gordon, le plus âgé et en outre Américain, ce qui le rend neutre vis-à-vis des frères français Briant et des cousins anglais menés par Doniphan. Il est élu à l’unanimité chef de la colonie pour un an. La seconde année, le vote désignera Briant par 8 voix sur 12 (le Noir ne vote pas et les deux candidats non plus).
La grotte est le havre de sécurité, analogue à la maison, à la pension, au navire. Elle est le refuge de tous, le lieu où sont les provisions et le feu, la chambre du sommeil, la table du repas et des conversations ou de l’étude. C’est très sécurisant, surtout lorsqu’on sait que la plus grande hantise des enfants est d’être abandonnés. Sans famille d’Hector Malot, roman publié à la même époque que celui de Jules Verne, dit combien ce peut être un désespoir s’il ne naît pas une relation affective qui permettra la résilience. La grotte est la caverne des premiers âges en même temps que celle d’Ali Baba, la réserve des provisions que l’on collecte à l’extérieur, le château fort médiéval et le home parental. Les enfants s’y sentent protégés des éléments, des fauves, des sauvages – en confiance. Pour eux, recréer « la civilisation » est essentiel. Les Robinsons retrouvent les étapes de l’humanité – chasseurs-cueilleurs, éleveurs, transition vers le néolithique par l’abri stable (sans toutefois cultiver la terre).
L’organisation enfin est ce qui lie le groupe, les grands et les petits, et ce qui permet la vie quotidienne. Il s’agit de se nourrir, de se blanchir, de réparer et bâtir, de poursuivre des études autant que faire se peut. Chacun a son talent, utile à la communauté. Gordon préside, Briant et Doniphan ont l’initiative, les autres suivant leur âge exécutent ou proposent. Nous sommes hors du temps, hors du monde adulte, apprenant à vivre sans aide autre que celle de ses propres ressources communes. J’ai retrouvé cela dans les camps scouts (louveteaux catholiques, les Éclaireurs de France, mixtes et laïques), sur les chantiers d’archéologie, un peu à l’armée, mais surtout pas dans les colonies de vacances, dont la mentalité Éducation nationale reste faite d’animations et de consignes.
Ce qui ne va pas sans opposition tranchée entre mentalité anglaise « de race » et mentalité française. Après les défaites de Napoléon 1er, impérial, les Anglais sont perçus en France avec un mélange de fascination et de haine, qui persiste jusqu’à nos jours notamment dans la Marine. Doniphan, le fils héritier de famille dominatrice de grands propriétaires est plein de morgue aristocratique, « jaloux, impérieux, qui cherche à dominer partout où il se trouve » p.251 ; il est l’Anglais de l’Empire, tradition qui se transmettra aux WASP américains après la guerre de 14 et qui irrite aujourd’hui. A l’inverse, la France est présentée comme généreuse, égalitaire et universelle, ainsi qu’est Briant, dévoué à la communauté et protecteur des petits, qui ne se met jamais en avant, et qui est aimé pour cela – sauf par le jaloux Doniphan et ses trois affidés, dont son cousin Cross.
Mais Jules Verne a des mots louangeurs pour l’éducation à l’anglaise, plus proche de l’antique par ses lettres classiques, ses sports et la diversité de ses activités formatrices, qui forment le caractère plus que la seule raison (un esprit sain dans un corps sain, une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine). « Aussi, pas de pions pour les surveiller, lecture de romans et de journaux permise, jours de congés fréquemment renouvelés, heures d’études assez restreintes, exercices du corps très bien compris, gymnastique, boxe et jeux de toutes sortes » p.250 Pléiade. A l’inverse, les établissements en France ne font que de « l’instruction » intello purement individualiste, sous forme de pensums et de punitions, et méprisent tous sports, dont les élèves les plus bourgeois et les plus brillants se font d’ailleurs dispenser avec l’assentiment de tout le monde. Le roman est paru 18 ans après la défaite de 1870 de Badinguet contre les Prussiens, ce qui a été attribué à l’excellence de l’éducation germanique au contraire des excès rationalistes au détriment de l’exercice physique, et des brimades bureaucratiques françaises qui inhibent toute initiative.
Jules Verne, Deux ans de vacances, 1888, (intégrale) Independantly published 2023, 286 pages, €10,81 – je la préfère à l’édition Livre de poche 2014 qui est inexplicablement « abrégée », e-book Kindle gratuit
Une série australienne en dix épisodes, diffusée sur France 2 du 19 au 26 août, très politiquement correcte et « inspirée » (très) librement de Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers. Nous sommes dans le multinational, le multiculturel, le multiracial. Les Blancs (sauf un) sont évidents les salauds – notamment le colonialisme, l’impérialisme et les industriels de l’armement -, les hommes sont des machos, des guerriers, des cruels. Le jeune homme et son mentor dans Jules Verne sont boutés hors de l’histoire pour y pondre à la place une jeune femme et sa mentoresse. Évidemment les filles sont plus douées que les garçons et l’ingénieuse meilleur que l’ingénieur. Quant à Nemo, il est Indien.
Reste que, malgré ces travers woke, à la fois dégoulinants et systématiques (le net donne même comme info sur l’acteur de 15 ans qu’il « has not been involved in any major accusations or scandals » !), la série est bien montée, l’histoire rebondit à souhait, avec des inventions successives hors du roman. Nous sommes en 1857. Le Nautilus n’est pas le fruit d’un labeur solitaire mais une arme secrète de la Compagnie anglaise des Indes pour forcer l’ouverture du marché chinois (la seconde guerre de l’opium avait commencée).
Pour le construire la Compagnie, telle une multinationale d’aujourd’hui, n’hésite pas à faire travailler dans les souterrains de la base de Kalpani des esclaves, prisonniers politiques ou pauvres hères, tout comme le firent presque un siècle plus tard les nazis et aujourd’hui les petites mains du data pour les GAFAM. Tout en prétextant une « exploration des océans » pour décider les intellos à mettre leur science à leur service commercial et prédateur. C’est dit, les mâles Anglais, ces Américains d’hier, sont des horreurs intégrales, l’incarnation du Mal sur la terre ; ils n’ont aucun scrupule à mentir, voler, tuer et exploiter les gens, les pays et la nature.
La révolte des esclaves permet au Nautilus d’être piraté bien que pas encore fin prêt à prendre la mer, par l’ingénieur français Gustave Benoit (Thierry Frémont) qui l’a conçu et l’Indien qui l’a aidé, prince fils de maharadjah (Shazad Latif), élevé en pension anglaise. Un équipage de onze membres seulement qui comprend quatre Indiens, trois Blancs, deux Noirs (dont un mousse de 15 ans, fils bâtard de lord biscuit anglais), une Asiatique et un Mélanésien tatoué ex-cannibale. Plus un soldat de la Compagnie, qui s’est caché et se révélera un espion d’Etat. Le but est d’échapper à l’East India Mercantile Company et, pour cela, obtenir de l’argent. Quoi de mieux que de d’atteindre les mythiques « piliers d’Halvar » où serait enfoui un légendaire trésor viking ? Mais il faut éviter tous les territoires contrôlés par la Compagnie, depuis les côtes de l’Inde jusqu’à la Chine !
Il y a quelques incohérences dans l’histoire, comme ces trois jours de vivre seulement qui durent trois semaines car, à chaque tentative de ravitaillement, cela se passe très mal. Ou cette chevelure opulente qui traîne dans toutes les soutes et tous les souterrains sans avoir jamais l’idée qu’ils pourraient être attachés ou raccourcis. Quant à la moraline écolo-humanisto-correcte assénée en sentences définitives et simplistes au fil des dialogues, elle est aussi lourde que l’esprit yankee.
La fille, Humility Lucas (Georgia Flood), qui devait être la fiancée destinée à Sir Pitt (Cameron Cuffe), un jeune actionnaire, embarquée par le vaisseau de la Compagnie coulé par le Nautilus, est recueillie par lui avec sa duègne Loti (Céline Menville) et le mousse Blaster (Kayden Price), tandis que le financier directeur de la Compagnie Crawley (Damien Garvey) et les soldats à bord sont échangés dans le canot de sauvetage du navire coulé. Lequel financier, implacable plus qu’un actionnaire, jure de se venger. Dès qu’il rallie un port de la Compagnie, il nomme le capitaine Youngblood du vaisseau coulé (Jacob Collins-Levy) commodore du cuirassé de la Compagnie, le Dreadnought, dont le nom vient du paletot pour gros temps et signifie cuirassé le plus puissant. Une grosse machine qui crache des volutes de fumée noire de charbon polluant et balance à la mer des bombes à mèche lente pour exploser sous la surface jusqu’à 90 m de fond et tuer tout ce qui vit. L’horreur écologique blanche, vous dis-je.
Pour le tout, une série famille à grand spectacle assaisonné d’un peu d’humour, tous les personnages étant politiquement correctement très habillés, malgré la chaleur des tropiques et les bains forcés. A noter que France 2 repropose dans le même temps la série Le tour du monde en 80 jours, chroniquée en son temps sur ce blog.
Nautilus série en dix épisodes sur France TV en replay
Pas de DVD pour le moment
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Marie-Joseph Paul Yves Roch Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, écrit Lafayette sans espace par lui-même, était un jeune homme de bonne noblesse d’Ancien régime, épris des idées des Lumières et qui a aidé comme militaire les Insurgents américains à secouer la tutelle anglaise. Les États-Unis sont pour cela reconnaissants à ce Français efficace et sans vanité (ce qui n’était pas le cas de tous) qui a su si bien comprendre leur mentalité et leur constitution.
Orphelin de père à l’âge de 2 ans et de mère à l’âge de 13 ans, Gilbert a été élevé en enfant libre à Chavaniac en Auvergne. On peut visiter son manoir des Deux mondes, racheté en 2009 par le Conseil général à une association américains d’anciens combattants de la Grande guerre.
A 9 ans il rêve de chasser la bête du Gévaudan dans la forêt de son enfance.
A 14 ans, après un passage au lycée actuellement Louis-le-Grand, il s’engage dans les mousquetaires du roi.
A 15 ans il est fait lieutenant.
A 16 ans capitaine.
A 17 ans non révolus, il épouse Marie Adrienne Françoise de Noailles qui a 14 ans ; elle est fille de duc et richement dotée. Ils auront trois filles et à 22 ans un fils, que son père prénommera Georges-Washington, en hommage au président américain devenu son ami.
A 18 ans, il est initié franc-maçon comme c’était la mode dans son milieu éclairé des Lumières.
Militaire à Metz puis à Paris, La Fayette participe à des débats sur l’engagement des Français éclairés dans la révolution américaine. L’abbé Raynal, apôtre de la liberté et de la propriété, mais dénonçant le colonialisme et l’esclavage, évoque les « Droits de l’homme ». Lafayette y est très sensible. Il a en effet un esprit libre et « libéral » au sens des Lumières (et pas de l’idéologie gauchiste issue des staliniens).
Il est mis en réserve de l’armée, qui n’a plus besoin d’être aussi nombreuse, et décide de partir pour les États-Unis. Il y restera de 1776 à 1783, finançant lui-même son expédition en achetant un bateau et des équipements pour les soldats démunis, et « à moitié nus » écrit-il, des Amériques. Il remportera quelques succès comme major general à 19 ans (équivalent de général deux étoiles aujourd’hui, premier grade du généralat comme général de brigade). Il deviendra ainsi, le héros des deux mondes. Il sera blessé à la jambe à Brandywyne en 1777 et défera les Anglais de Clinton près de Monmouth en 1778 avant de forcer à se rendre le général anglais Cornwallis à Yorktown.
De retour en France, il assistera aux débuts de la Révolution et rédigera avec d’autres le projet de Déclaration des Droits de l’Homme en 1789. Il est élu général en chef de la Garde nationale à 32 ans. Son acmé aura lieu un an plus tard, le 14 juillet 1790, lors de la Fête de la Fédération que nous célébrons chaque 14 juillet (et pas la prise de la Bastille comme on croit, qui a été ignorée de presque tous à l’époque).
Nommé par Louis XVI à la tête de l’armée de l’est à Metz en 1791, il est fait prisonnier par les Autrichiens et donné aux Allemands. Il restera en forteresse cinq ans, puis assigné à résidence jusqu’en 1799 où Bonaparte qui rêve encore de devenir Napoléon l’interdit de séjour à Paris, se méfiant de sa popularité. Lafayette réclamera l’abdication de l’empereur après Waterloo et l’obtiendra. Il est élu en 1818 député de la Sarthe, battu en 1824 à Meaux, élu à nouveau député de Meaux en 1827.
Entre temps, il a effectué un voyage triomphal et populaire aux États-Unis en 1824-25.
Il participera à la révolution de 1830, contre l’absolutisme du parti Ultra (l’extrême-droite de l’époque) et la ringardise conservatrice du vieux Louis XVIII qui ne l’aimait pas. Lafayette préfère l’orléaniste libéral Louis-Philippe, bien qu’il lui conseille de ne pas demander la république mais une monarchie constitutionnelle. Ce régime est selon lui plus protecteur des libertés que le recours au peuple, toujours trop éruptif et ignorant.
Lafayette aimait la liberté par-dessus tout, mais aussi sa limite : l’État de droit. Pour lui, pas de libertés sans droit. Ce sens de la mesure est bien ignoré en période de fanatisme religieux ou révolutionnaire, mais demeure la seule façon de vivre en liberté – sans être « sous emprise » comme il est de bon ton de l’affirmer tant et plus de nos jours pour se proclamer « victime ».
Le marquis de Lafayette meurt le 20 mai 1834, il y a 190 ans.
Bernard Vincent, spécialiste d’histoire et de civilisation américaine, livre une biographie courte et honnête qui fait le point sans exclusive sur les qualités et défauts de cet homme pressé, noble dans l’âme et au service de l’émancipation de tous.
Bernard Vincent, Lafayette, 2014, Folio biographie 2014, 187 pages avec cahier de 19 photos, €9,40, e-book Kindle €8,99
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La mode au début du XXe siècle était à la Pensée, la haute pensée néo-platonicienne, surtout lorsque l’on avait été élevé à lire le philosophe dans sa langue grecque originale. Rien d’étonnant à ce que les officiers, durant la Première guerre mondiale, aient tenu à conserver leurs habitudes de lecture et cherchent l’élévation de leur esprit. Ce « grand » roman d’amour part de la chair pour aboutir à la conscience émerveillée, par-delà la matière et le terrestre. Tout comme Platon prônait la voie philosophique en partant de la beauté immédiate des jeunes corps nus pour parvenir à la Beauté idéale, dans l’Absolu des Idées.
Trois personnages principaux dans cette aventure : Lewis Alison, officier marinier anglais fait prisonnier et assigné à résidence dans un château de Hollande, pays neutre ; Rupert von Narwitz, comte prussien grand blessé à la guerre ; et sa femme Julie, anglaise d’origine et ex-élève d’Alison en sa prime jeunesse. Le décor est froid, convenable, banal – hollandais. Un plat pays pour une platitude de pensée qui permet toutes les audaces des sens, des passions et de l’esprit.
Le roman expose en sept parties les étapes du cheminement de l’âme vers l’au-delà de l’amour, qui réunit le mari, la femme, l’amant, dans un nœud de relations qui les éprouve et les rend plus forts. Tout d’abord le fort, où Alison entreprend d’étudier le XVIIe siècle anglais pour en tirer un livre de réflexions. Ensuite le château de Hollande où il retrouve Julie, placée là par son mari pour la protéger de la guerre (et des Allemands puisqu’elle est d’origine anglaise). C’est ensuite la fuite, la tour, le lien, la fin – puis le commencement – car tout boucle.
Alison étudie, Julie tombe en amour, ils couchent ensemble, le mari gravement blessé revient, amputé du bras droit et le dos ravagé, les poumons atteints. Il mourra comme son pays au moment de l’Armistice inévitable en 1918 et de la fuite du Kaiser tandis que la révolution rouge gronde dans toutes les villes d’Allemagne.
Il y a coïncidence entre les grands événements de l’Histoire et ceux de la passion du trio dans la petite histoire. Le raisonnable anglais l’emporte sur l’idéalisme allemand, Julie étant le fusible par lequel passe les énergies, et qui est prêt de sauter. Mais chacun reste à une hauteur morale qui passera au-dessus de la tête de la plupart de nos contemporains, tout en accomplissant les gestes du plaisir que tous nos contemporains comprennent à loisir. Rien de bas, le drame est tout intérieur en chacun des trois.
Julie s’est mariée très jeune, pour quitter sa mère qu’elle exècre ; elle n’a jamais été amoureuse de Rupert, qui lui l’était d’elle, et le reste jusqu’au bout. Lewis avait de l’affection pour la fillette spontanée à qui il a donné des leçons en Angleterre lorsqu’elle avait 12 ans ; il la retrouve en femme et a le droit de l’aimer en adulte, ce qu’il ne manque pas de faire, mais sans s’empresser. Car Julie et lui se rencontrent et se nouent de façon naturelle, comme si cela avait été écrit de tout temps.
Alison cherche à se libérer de tout asservissement, mais les affaires le tiennent en Angleterre, la guerre le retient en Hollande, et l’amour qu’il éprouve le lie à Julie. « Il aspirait à se créer un sanctuaire que les tourments de l’existence journalière, les vents brûlants du désir, la crainte et l’ambition seraient impuissants à troubler » p.101.
Julie résiste à ce qui cherche à la contraindre : « Aucun scrupule de conscience, nulle crainte, nul désir d’observer la loi du mariage, ne lui avait dicté sa lettre, mais simplement la résistance intuitive à une invasion de son être » p.225. Ainsi récuse-t-elle dans un premier mouvement Lewis avant de succomber sous plus fort qu’elle.
Narwitz est triplement vaincu par le sort, en tant qu’Allemand prussien qui perd tous ses biens dans la guerre et ses traditions dans la révolution, la moitié de son corps par blessures multiples, et sa femme qui ne l’aime pas tout en le respectant. « Je songe à une aristocratie de l’humanité qui aurait la volonté et le courage de diriger, de fonder une tradition, et de la préserver » p.341, dit-il. « Nous nous forgeons des idoles : notre pays, notre foi, notre art ou notre bien-aimée, ce qui vous plaira, et nous déversons sur les genoux de l’idole toutes nos possessions spirituelles. Nous baptisons cela humilité ou amour. Tourguenieff dirait : sacrifice de soi. Nous refusons de nous agenouiller, si ce n’est devant des dieux créés par notre savoir, ou issus de nos rêves. Le vrai saint, le véritable philosophe, conclut Narwitz, sur un ton qui n’avait rien d’affirmatif, mais au contraire était plein d’un désir inassouvi, est celui qui peut s’agenouiller ans image devant lui, simplement parce qu’il se sait au second plan, et que agenouillement lui est moralement nécessaire » p.368. Ce qu’il accomplira en vivant sa Passion christique jusqu’au bout de la souffrance et du renoncement.
Les amants ne couchent plus ensemble dès qu’il revient et Alison trouve en Narwitz un maître spirituel. Ils sont amis. Chacun, au contact de l’autre, se trouve transformé. Ils voient en leurs différences comme au travers, une beauté absolue qui les appelle, un amour sublimé qui les transcende. « Rupert a pris sur moi le plus profond ascendant, dit Julie, et sur Lewis aussi. Ce que nous sommes à présent, nous le sommes par lui, et ce que nous deviendrons sera également son œuvre » p.388.
C’est comme un éveil bouddhiste, un émerveillement. « Ce que nous avons appelé jusqu’ici omniscience, il est préférable de l’envisager comme une infinie puissance d’émerveillement. Le savoir est une qualité statique, une pierre dans un torrent, mais l’émerveillement est ce torrent même » p.425.
Un amour qui rend supérieur, partant des sens pour élever l’âme de chacun des protagonistes, et Rupert qui, sur son lit de mort joint les mains de Julie et de Lewis pour qu’ils vivent meilleurs après lui.
Prix Hawthornden 1932
Charles Langbridge Morgan, Fontaine (Fountain), 1932, Livre de poche 1962, 499 pages, occasion €5,90
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La guerre a fait rage hier contre les barbares régressifs qui se trompaient d’époque : les nazis. Aujourd’hui où de nouveaux barbares régressifs se trompent d’époque en agressant une nation souveraine au nom du Je-sais-mieux-que-vous-ce-qui-est-bon-pour-vous de toutes les tyrannies, il est utile de relire les récits vécus de la vraie guerre contre les vrais nazis. J’aimais bien en ma jeunesse la collection bleue « Leur aventure » des éditions de poche J’ai lu. Les livres étaient encore imprimés en France, à Étampes dans l’Essonne pour celui-ci. Nous étions vingt ans après la Seconde guerre mondiale (l’équivalent de la guerre d’Irak pour nous) et les guerriers revenus à la paix racontaient leurs souvenirs. Je m’en suis délecté, le vécu étant plus fort que le roman.
La France vaincue ne comptait plus stratégiquement en 1941 et 42 ; l’Allemagne et (loin derrière) l’Italie dominaient la Méditerranée. Les Américains restaient encore neutres. Seuls les Anglais continuaient le combat. Ils avaient des positions géopolitiques à défendre : Gibraltar, Malte, l’Égypte et le canal. La marine était reine, l’aviation ayant encore un rayon d’action peu étendu. Parmi la marine, les sous-marins.
L’Unbroken faisait partie des nouveaux sous-marins créés en 1937, la classe U. Petits, robustes et manœuvrant, ils n’emportaient que huit torpilles et un canon de 76 mm. Ils ne plongeaient pas très profond et ne filaient qu’à 12 nœuds en surface au diesel et 9 en plongée à l’électrique, mais ils ont rendu de fiers services de corsaires en désorganisant les convois de cargos qui transportaient ravitaillement et matériel pour Rommel en Tripolitaine. L’Unbroken est de ceux-là, un capitaine de 27 ans et 32 hommes spécialisés de moins de 30 ans pour la plupart ; le premier lieutenant n’a que 21 ans et le second lieutenant 19.
Ce sont ces aventures – vécues – que conte le commandant Mars, au nom de barre chocolatée. La lutte anti sous-marine avec vedettes lance torpille, hydravions Cant, destroyers et autres goélettes était redoutable et s’est améliorée avec l’installation de radars le long des côtes. De nombreux sous-marins ont coulé avec leur équipage. L’Unbroken, malgré un grenadage qui ne fut pas loin de réussir, s’en est sorti. Ce récit est aussi un hommage à ceux qui n’ont pas survécu : ils ont fait leur boulot, ont retardé l’intendance ennemie, ont occupé des unités, ont permis le ravitaillement de Malte et le sabotage de voies ferrées sur la côte italienne et de ponts de chemin de fer en Afrique du nord.
En dix-sept mois usants, alors qu’il venait de se marier et que sa fille June allait naître deux mois plus tard, Alistair embarque dans un sous-marin tout neuf sorti des ateliers Vickers à Barrow. Sa première mission sera de débarquer un commando de résistants français dans la baie d’Antibes, coaché par Churchill – non, pas le Premier ministre en personne mais un prénommé Peter. Sa seconde mission le fera torpiller un cargo de matériel militaire devant Gênes ; une troisième lui assurera la DSO (Distinguished Service Order) en torpillant d’un seul lancer deux croiseurs ; une autre assurera un ravitaillement de Malte sous les champs de mines dérivantes ; une autre encore le mitraillage d’une voie de chemin de fer italienne… « A son bord, j’ai parcouru vingt-quatre mille milles, ‘encaissé’ quatre cents grenades, coulé un total de trente mille tonne et endommagé deux croiseurs. Au cours de nos douze patrouilles, nous avons passé deux cents dix jours en mer, dont cent en plongée, lancé quarante-cinq torpilles, exécuté quatre missions spéciales et de nombreuses actions au canon… » p.358.
L’Unbroken, « prêté » à la Russie entre 1944 et 49 (!) a été désarmé et recyclé en 1950. Alastair Mars, Lieutenant commander, DSO, DSC and bars, a quitté la marine de guerre en 1952 pour devenir auteur de récits et romans. Il écrit bien, direct, il captive. Il est décédé en 1985 de maladie à 70 ans.
Alastair Mars, Mon sous-marin l’Unbroken, 1953, J’ai lu collection Leur aventure, 1968, 368 pages, €9,95
La Ferme fleurie, chambres et gîte à La Roque Gageac, où nous allons loger le temps du séjour est tenue par un jeune couple, Martine et Alain, qui a deux enfants, une fille et un garçon. Simon, dans les 10 ans, est très pâle et un peu replet. La grand-mère Fanny tient la cuisine et le papy Sébastien, qui est un papy recomposé, tient la pépinière où il vend des roses et autres plantes. Il a planté un « arbre aux Kleenex » dont le nom scientifique est Davidia involucrata. Lors de la floraison, les pétales font comme une suite de mouchoirs entre les branches. Il s’est installé ici en 2006.
Très en verve, avé l’assent ! il adore raconter des histoires et c’est plus la manière dont il raconte qui retient l’attention plutôt que ce qu’il dit. Il nous offre chaque soir un apéritif, pour cette première fois un vin de noix. Le menu de ce premier dîner est servi ce soir sous les tilleuls et le catalpa ; il fait encore beau. Il est composé de rillettes de canard avec des cornichons, de veau marengo et d’un moelleux aux châtaignes.
Nous partons en minibus Renault Trafic pour l’église Saint-Marcel de Sireuil que nous visitons rapidement. Saint-Marcel est statufié avec son dragon au pied. Un gros monument en béton au carrefour célèbre « la Vénus de Sireuil » – qui n’a rien d’une Vénus – découverte par hasard en 1900 sous la roue d’une charrette dans l’ornière d’un chemin. C’est une femme de 91 cm de haut d’il y a 25 000 ans aux attributs féconds hypertrophiés, sculptée dans un calcaire translucide. On y admire surtout des seins, un ventre, un pubis et des fesses. Ni tête, ni membres – pas utile pour pondre. Les féministes d’aujourd’hui doivent enrager.
Nous prenons ensuite un chemin forestier jusqu’au château, à quelques heures de marche surtout dans la forêt. Nous sommes sous le charme, mais aussi sous le chêne, le châtaignier, le merisier, et l’érable de Montpellier aux feuilles plus petites que l’érable habituel. La forêt est entretenue et il y a de l’essartage par endroit. Nous sommes toujours à l’ombre et la chaleur est lourde, nous faisant transpirer et consommer largement le litre et demi d’eau emporté pour la journée.
Le château de Commarque, sur la rive sud de la Beune, n’est pas initialement un château défensif mais un lieu de pouvoir et de prestige. La première tour a été construite au XIIe siècle pour marquer le territoire, ensuite seulement le château alentour lorsqu’il s’est agi de se défendre contre les Anglais durant la guerre de 100 ans. Le terme « Anglais » n’implique pas des gens venus de l’île de Grande-Bretagne mais le plus souvent des Français partisans du duc de Gascogne qui était aussi roi d’Angleterre. Des parties du château étaient confiées à des « capitaines », chevaliers ou non, chargés de défendre leur point tandis que le donjon constituait le rempart ultime. Vers 1170, le seigneur fut capturé par traîtrise. La rançon demandée était énorme et la famille a perdu le château. Il a été racheté par des descendants depuis 1250 de la famille des Commarque.
Nous montons au plus haut du donjon où l’on a un sentiment de puissance en même temps qu’un certain vertige qui prend aux reins. Le dernier escalier est sur le vide, malgré des rambardes métalliques. Collés comme des chancres sur les murailles, des chiottes ouvertes sur le vide permettaient d’emmerder les ennemis. Elles étaient placées en décalé d’un étage à l’autre pour ne pas que le chieur du dessous en prenne sur la gueule. Ingénieux ! On les voit très bien depuis le pied du rempart.
Depuis le bas, trois étages coexistent : une grotte préhistorique avec des animaux gravés dont un superbe cheval ; un abri sous roche juste au-dessus qui a servi d’habitation au Moyen Âge ; enfin le château lui-même édifié sur les rochers par-dessus. Un petit film sur la grotte, aujourd’hui inaccessible au public car trop étroite, montre les gravures et la topographie. En face, sur le flanc de l’autre colline, s’élève le château de Laussel, sur l’autre rive de la Beune, datant du XVe siècle avant des remaniements au XIXe. Nous n’irons pas.
Bruno notre guide est venu souvent en vacances lorsqu’il était enfant puis adolescent depuis Bordeaux. Sa famille était du coin. Il a joué dans les ruines, bien conservées car loin de tout village qui aurait pu piquer les pierres et s’en servir de carrière pour bâtir la maison. Le lieu a été recouvert par la végétation jusque dans les années 1960. La tour a été condamnée longtemps, après la mort de deux scouts tombés depuis le haut lors d’un jeu de nuit. C’était l’époque de La bande des Ayacks, amitiés garçonnières, jambes nues et chemise ouverte.
Le livre bilan sur quarante années de changements en France de Fourquet et Cassely, déjà chroniqué sur ce blog, montre le chemin depuis 40 ans des traditions à la globalisation en France.
La religion catholique qui formait « la roche mère » selon les auteurs, n’affleure plus qu’épisodiquement. Elle reste dans les noms de lieux, les monuments, mais l’Eglise a perdu son rôle central de synthèse. Les baptisés chutent de 70 % en 1970 à 27 % en 2018. Les anciennes Fête-Dieu deviennent des marches festives ou des marches blanches pour telle ou telle cause. On marche pour le climat, contre le chômage, pour une enfant tuée, au lieu de marcher en glorifiant la vierge Marie ou le pardon local. Désormais, 74 % des moins de 35 ans ne savent pas ce qu’est l’Ascension, bien que ce soit un jour férié. Ils sont indifférents à la religion, mais favorables à garder week-end de trois jours que Chirac a voulu leur reprendre…
Les identités régionales se perdent avec la baisse des accents locaux dont seulement 20 % de la population est affectée aujourd’hui, surtout dans le sud et dans le nord. Les emplois et les transports opèrent un grand brassage de population. Le rugby par exemple, est encore connoté sport du sud, mais de moins en moins. Cette homogénéisation réduit le sentiment de communauté, alors même que la décentralisation voudrait redonner de la vitalité aux régions. Il se trouve également que lesdites régions sont désormais plus administratives que culturelles, Nantes n’étant par exemple pas rattachée à la Bretagne, et la région Centre-Val de Loire étant le résidu de toutes les autres régions alentour. L’huile d’olive, de culture méditerranéenne à l’origine, opposée aux régions du beurre ou du lard, est devenue aujourd’hui le marqueur des couches sociales aisées. On assiste à une hausse de la consommation de bière aux repas (sur « la mode craft américaine des microbrasseurs ») alors que la France est une nation de multiples vins régionaux. La galette des rois s’est répandue sur tout le territoire bien que la brioche existe encore dans certains lieux du Sud.
La raison en est sociologique, les études faisant rompre les amarres avec le terroir natal avant les divers emplois, la retraite et la fin de vie ailleurs. Les zones de stabilité démographique sont plus restreintes : l’Alsace Moselle, le Nord-Pas-de-Calais, la Manche et le Finistère. Les auteurs observent que 78 % des décédés sont désormais nés dans un autre département. Les marqueurs régionaux anthropologiques pointés par Emmanuel Todd en 1990 ne jouent plus. Les écarts sont liés de nos jours à l’immigration (fécondité plus forte) et à l’autonomisation des individus (divorce, monoparentalité : 24 % en 2018, deux fois le chiffre de 1980).
Cette culture déjà brassée possède une surcouche yankee : l’américanisation des années Mitterrand a suivi les chanteurs, le cinéma et, dès les années 1990, les séries télévisées des chaînes privées. Depuis 1986, les meilleures entrées cinéma sont des films américains. Coca-Cola, McDonald’s, Disney, sont autant de « garnisons romaines réparties dans les provinces de l’empire » p.387. La fête d’Halloween a surgi alors qu’elle n’existait pas en France, le Black Friday remplace les soldes et les Buffalo Grill les brasseries tandis que les clubs de danse country s’installent un peu partout. L’imaginaire du Far-West est le plus populaire. Les clubs de bikers sur le modèle américain se répandent parmi les jeunes. L’Île-de-France et les grandes métropoles du Sud sont les plus touchées, « un bon terrain d’implantation de l’imaginaire américain sur un substrat culturel qui a été fortement chamboulé », jargonnent les auteurs p.398. La pop culture commerciale devient une culture « hydroponique » p.399. 27 % des Français sont allés aux États-Unis une fois au moins. Tout ce qui est « bien » vient des États-Unis, du mimétisme entrepreneurial des écoles de commerce au style de vie yuppie de Wall Street (aérobic, footing, loft, surf, business english), jusqu’aux plus récentes utilisations des réseaux sociaux pour les campagnes électorales. Même les gilets jaunes imitent les routiers canadiens qui imitent les partisans de Trump lorsqu’ils bloquent la capitale Ottawa. L’usage de la langue anglaise est un marqueur social, 29 % des jeunes la parlent mais surtout les bac+5 à 75 %. Les Masters et grandes écoles regardent les films et lisent volontiers livres ou magazines en version originale.
Il n’y a pas que les États-Unis dans la globalisation de la culture. À partir des années 1990, existe une influence japonaise : manga, sushi, Nintendo, dessins animés à la télévision (dès Goldorak), ainsi que les films comme Le dernier samouraï, Lost in translation, Wasabi. 6 % des Français se sont rendus au Japon, destination plus élitiste que les États-Unis ou même la Chine.
Une autre couche culturelle qui vient se superposer est la couche maghrébine : halal, kebab turc, chicha. La réislamisation frériste et la hausse globale du pouvoir d’achat ont engendré un commerce de charcuterie halal (à base de volaille), de viande de bœuf tuée selon les rites et de bonbons sans gélatine de porc (Haribo). La formule tacos est une invention de banlieue, une bombe calorique générationnelle des moins de 35 ans. Nous assistons à l’« avènement d’une génération d’entrepreneurs de banlieue nourrie de culture managériale à l’américaine » p.427. Les prénoms arabes sont passés de 7,3 % en moyenne en 1983 à 15 à 20 % en 2019. Ils forment 40 % des prénoms en Seine-Saint-Denis et 25 % dans le Rhône.
Pour la nourriture, le Vegan et le bio sont à Grenoble, illustrant « la gentrification, la patrimonialisation et le détournement », ces trois étapes indispensables à une culture pour s’imposer dans la durée. Le bœuf bourguignon et la blanquette de veau baissent au profit du couscous et de la pizza, tandis que steak frites et poulet frites demeurent stables. La variété française est moins écoutée tandis que la musique des quartiers (le rap) se répand dans la toute nouvelle génération.
Au total, qu’est-ce qu’être de culture française ? User de la langue sans doute, mais rester ouvert à tous les vents du large comme de ceux qui montent des profondeurs de la transition démographique : place à l’islam, à la culture du Maghreb, aux allégeances multiples. L’empreinte américaine demeure cependant la teinture principale, touchant toutes les strates sociales et désormais toutes les générations.
Harry Pendel, juif irlandais, s’est installé au Panama grâce à l’oncle Benny. Il a fondé une société d’habilleur à façon, Pendel & Braithwaite tailleurs près la royauté, anciennement à Savile Row, la rue chic de Londres, où l’excellent maître Braithwaite l’a formé à la coupe, au goût et aux mesures. La meilleure société de Panama, politiciens, nouveaux riches et militaires, viennent s’y fournir et échangent quelques informations entre-soi durant l’essayage.
C’est ce qui intéresse un diplomate hors cadre anglais, Andrew Osnard, mystérieusement envoyé par une officine proche du pouvoir conservateur mais en marge des services. L’intérêt de Panama est son évasion fiscale mais aussi son canal. Le président Clinton a promis de rendre pour 1999 aux Panaméens la zone de 10 miles de large cédée par traité perpétuel en 1903. Ce qui ne fait pas les affaires des conservateurs républicains des Etats-Unis, notamment de certains de leurs généraux.
Les Anglais, lassés de l’Union européenne qui les rabaisse au niveau d’un pays moyen alors qu’ils ont connu l’empire, veulent renouer avec le grand large. Quoi de mieux que les barbouzeries conjointes avec ces patauds de Yankees qui ont un gros bâton mais un petit cervelet, une armée puissante et déjà sur place mais aucun analyste compétent sur les conséquences de la rétrocession du canal. Ainsi les Rosbifs veulent se faire aussi gros que le bœuf et niquer ainsi les Grenouilles, trop subtiles. C’est ce qu’ils croient.
Andy Osnard est un jeune homme séduisant, un peu replet, grand baiseur devant l’Eternel après être pourtant passé entre les mains expertes des surveillants et camarades excités du collège d’Eton. Il en a d’ailleurs été exclu pour « comportement vénérien » (pas adonisien). Il voit en Pendel le parfait indic, une « source » de premier ordre sur les dessous politiques et géopolitiques du Panama.
Mais Pendel est un menteur, un escroc qui enjolive la réalité pour se poser socialement. Il a épousé la fille d’un ingénieur américain du canal et s’est forgé le beau rôle d’apprenti, disciple puis associé du prestigieux Braithwaite… qui n’a jamais existé, pas plus que la prestigieuse boutique de Savile Row. Il s’agissait plus prosaïquement du vieil oncle Benny, juif de l’East End dans son entrepôt qui a soudoyé Harry adolescent pour qu’il y mette le feu afin d’être remboursé d’une collection ratée par ses assurances. Mais le garçon, figé après l’acte, s’est fait prendre et a passé des années en prison pour mineurs. Il y a fait la connaissance de Mickie Abraxas, play-boy du Panama, régulièrement violé par les malfrats parce que trop jeune et beau gosse. Mickie est devenu son seul ami.
Comme il est riche et introduit, plutôt porté à récuser la dictature qui l’a fait foutre en prison au sens littéral, il soutien moralement « les étudiants » et les manifestations. Bien qu’il n’y en ait plus au Panama après Noriega, l’opposition est « souterraine » selon Pendel, et ne demande qu’à s’enflammer.
Cette belle histoire enchante Osnard et ses patrons occultes de Londres, dont un industriel de l’armement qui finance et un gras patron de presse à scandale qui manipule. Ces gens-là veulent un prétexte pour « intervenir » et sauver le canal de la mainmise japonaise ou chinoise potentielle sur cette voie cruciale du commerce maritime mondial. Pendel est recruté parce qu’il a été ruiné par bêtise, incité à acheter une ferme rizicole par son banquier panaméen avec la dot de sa femme, puis béat de s’apercevoir que l’eau a été détournée par la ferme voisine… qui appartient au banquier. Il a besoin d’argent et sert à Osnard et à ses patrons quémandeurs un complot asiatique secret coupé sur mesure selon lequel un canal nouveau serait en projet qui dévaloriserait l’ancien. Osnard a de l’argent pour rémunérer les sources et Pendel les cumule… pour lui-même, inventant des personnages, faisant jouer à son épouse un rôle qu’elle n’a pas. Osnard se sert d’ailleurs aussi.
Tout le roman, sombrant parfois dans le délire des phrases, est une satire humoristique du monde de l’ombre. Nul ne sait plus qui manipule qui, qui profite de qui, qui sait quoi de façon certaine. Pendel, en bon tailleur juif, sert l’histoire qu’il veut entendre à Osnard, jeune ambitieux du renseignement pressé par son patron écossais peu futé, lui-même poussé à « trouver » quoi qu’il en coûte l’étincelle qui permettra d’armer, d’informer et de dominer – pour le plus grand profit des entreprises concernées.
Bien sûr, le mensonge ne peut perdurer sans qu’un grain de sable ne vienne mettre par terre tout l’échafaudage des sources imaginaires et des informations amplifiées et déformées, voire inventées. L’épouse de Pendel s’en aperçoit la première lorsqu’elle croit que son mari voit une maitresse durant ses absences en soirées de plus en plus répétées ; Osnard s’en aperçoit ensuite lorsque ladite épouse vient lui rendre visite ivre, nue sous sa robe décolletée, pour accuser Pendel de la tromper et d’inventer des révélations ; l’ambassadeur s’en aperçoit lorsqu’il doit recevoir le patron d’Osnard, en grand secret, avec ses lingots d’or au noir. Mais la sauce prend par le suicide du héros pressenti – et l’intervention armée est déclenchée, satisfaisant l’orgueil patriotard anglais, le lobby de l’armement américain, la presse tabloïd de Londres.
C’est un peu long mais on y croit. Les personnages sont saisis dans leur jus, tous escrocs parce que la vie ne les a jamais bien servis. Osnard apparaît comme le plus sympathique, en marge, débrouillard. Pendel s’enferre en revanche dans ses mensonges auxquels il a le tort de finir par croire : par conformisme, pour donner la réponse qui fait plaisir. Le style regorge de piques ironiques sur la société anglaise comme « les crétins du parti conservateur, impérialistes, eurosceptiques, racistes, pan-xénophobes et ignares infantiles » p.346 – qui sévissent plus que jamais dans le Brexit – ou le « prof de sciences à l’école primaire qui, après l’avoir violemment flagellé, avait suggéré qu’ils se réconcilient en ôtant leurs vêtements » p.238.
John Le Carré, Le tailleur de Panama, 1996, Points 2018, 456 pages, €8.30 e-book Kindle €7.99
DVD Le tailleur de Panama,John Boorman, 2001, avec Pierce Brosnan, Geoffrey Rush, Jamie Lee Curtis, Leonor Varela, Brendan Gleeson, Daniel Radcliffe (10 ans), 1h49, 14.50 blu-ray €36.54
L’Irlande secoue en 1920 la tutelle impériale britannique. L’insurrection de Pâques 1916 à Dublin, en pleine guerre mondiale, avait proclamé la république mais avait été durement réprimée par des navires de guerre, et ses meneurs exécutés. Le sentiment d’indépendance continue néanmoins à couver et le parti indépendantiste Sinn Fein a remporté haut la main les élections de 1918. Le gouvernement anglais a interdit le parlement. C’est dans ce contexte que les partisans irlandais rendent le pays ingouvernable par la grève, le boycott des tribunaux et des impôts, le refus syndical de transporter des troupes dans les trains. Les Anglais réagissent comme des Anglais : brutalement. Pour eux, les Irlandais sont des bougnoules incultes, paysans sous la coupe des prêtres catholiques, et il faut les mater comme fut matée en Inde la révolte des Cipayes.
Damien Donovan, devenu docteur en médecine, prépare son départ pour un hôpital de Londres. Il participe à un dernier tournoi de hurling avec ses copains lorsque des paramilitaires anglais, les Black and Tans (noirs et fauves), les alignent contre le mur de la ferme et les humilient au bout de leur fusil. Ils ont le courage des lâches : la sauvagerie faute de légitimité. Comme Micheál Ó Súilleabháin, un adolescent de 17 ans au nom imprononçable pour un anglais, refuse d’articuler avec l’accent requis, il est emmené à l’intérieur, torturé et tué. « Ça fait un de moins, sergent ! », s’exclame un jeune con, sûr de sa bande et des fusils. Damien témoin s’insurge mais ne peut rien ; il semble se résigner malgré les objurgations de ses amis pour qu’il reste parmi eux, avec les partisans.
Mais lorsqu’il va pour prendre le train, il assiste à une nouvelle brimade des Anglais armés sur la population. Une escouade menée par un sergent irascible exige de monter dans le train, ce que refusent le chef de gare et le chauffeur. Ils sont frappés. Ils seraient même tués si la troupe ne retenait son sergent, le train ne pouvant partir sans conducteur… Damien décide alors de rester pour faire cesser cette barbarie. Seule l’indépendance conquise les armes à la main permettra de bouter les impériaux hors d’Irlande et de vivre enfin en paix. Il rejoint donc son grand frère Teddy O’Donovan, chef de maquis et recherché.
Menacé en sa famille par son seigneur foncier sur la requête d’officiers anglais, un jeune homme que Damien a vu grandir livre l’endroit où les partisans se cachent. Ils sont encerclés par les paramilitaires, capturés, emprisonnés. Teddy est torturé pour lui faire avouer où sont les (rares) armes ; on lui arrache les ongles un à un à la pince. Il ne parle pas et son frère Damien le soigne. Ecœuré, une jeune recrue d’origine irlandaise ouvre les cellules et déserte avec eux. Sauf trois car il n’a pas la clé ; ils se feront fusiller. Teddy et Damien retrouvent ceux qui les ont trahis et les exécutent en pleine campagne.
Dès lors, ce sont des actions de guérilla. La ferme des Donovan est incendiée en représailles et la fiancée de Damien rasée. Mais survient la trêve, message apporté par un gamin à vélo envolé : un accord proposé par le Premier ministre britannique David Lloyd George en 1921 pour un Etat libre d’Irlande mais sans six des neufs comtés de l’Ulster au nord, et avec exigence de rester dominion de l’empire. Ceux qui acceptent le compromis et ceux qui veulent lutter pour une complète indépendance s’affrontent – et les deux frères se déchirent comme Abel et Caïn. Le traité est ratifié par le Dáil Éireann, le parlement d’Irlande, en décembre 1921. Mais une majorité du peuple le rejette, d’où la guerre civile jusqu’en 1923.
Ken Loach montre la contradiction entre les nationalistes (qui se contentent provisoirement de l’acquis) et les révolutionnaires (qui veulent instaurer une république de plein exercice et sociale). En caricaturant : les bourgeois et les prolétaires. L’Eglise, comme toujours, est du côté des puissants. Mais le curé est désorienté lorsqu’il voit plus de la moitié de ses paroissiens quitter « son » église quand il les somme de se taire et d’obéir – comme s’il était la Voix de Dieu lui-même, orgueil habituel à ceux qui croient détenir la Vérité. Quant aux bourgeois, ils agissent comme les Anglais il y a peu, alignant les paysans contre les murs pour trouver les armes, arrêtant les opposants et les faisant fusiller s’ils refusent de parler…
Damien y passera, tué par son frère pour la même cause, mais chacun pris dans l’engrenage de son propre engagement. Damien, qui a exécuté le traître qu’il avait vu grandir, mais qui a livré le groupe aux Anglais, ne peut pas trahir à son tour – même au nouveau gouvernement irlandais. Une tragédie bien amenée dans la camaraderie de combat et les verts paysages. Un grand film.
Le titre anglais est un vers du médecin poète irlandais Robert Dwyer Joyce (1830-1883), né à Limerick, qui chantait la Rébellion de 1798 en Irlande où les partisans emportaient de l’orge dans leurs poches comme provision. Lorsqu’ils étaient tués et enterrés à même la terre, l’orge poussait sur leurs tombes comme une régénération de la vie.
Palme d’or du Festival de Cannes 2006.
DVD Le vent se lève (The Wind that Shakes the Barley), Ken Loach, 2006, avec Cillian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham, Gerard Kearney, William Ruane, Arcadès 2019, 2h07, €17.00
Je m’étais évertué moi-même aux prévisions séculaires en février 2013. Quant à la science aujourd’hui, elle observe que l’être humain pourrait vivre au maximum 150 ans. Thierry Schwab se lance à son tour dans un roman d’anticipation toujours curieux à lire.
Son narrateur de 30 ans, journaliste scientifique qui a officié à New York et à Shanghai avant de revenir à Paris, s’est passionné depuis l’enfance pour les deux bouts du monde limité de nos perceptions : un télescope à 10 ans et un microscope vers 12 ans lui ont ouvert des voies inouïes. « Contrairement au sens commun, la théorie des quantas et la relativité montrent que le temps ne s’écoule pas toujours du passé vers le futur, de la cause vers l’effet, mais parfois dans l’autre sens », lui dit dès la page 13 un physicien de renom nommé Maréchal. Puisqu’il est célibataire, sans famille et sans enfants, le savant dès la page suivante lui « propose, en toute simplicité, d’être le cobaye de sa première expérience de voyage dans le temps »: un voyage dans le futur ! Il va passer six mois dans un siècle, rien de moins.
Mais quelle langue parler ? comment s’habiller ? avec quoi payer ? Pas facile d’envisager le futur à trois générations de soi. Le jean-baskets-chemise blanche sera-t-il toujours de mise ? L’anglais et le chinois mandarin auront-ils conquis la langue usuelle ? Le dollar et le yuan auront-ils encore cours – et avec les billets actuels ?
Depuis un bosquet du parc Montsouris, d’où il a été projeté, le narrateur observe que les plantes sont luxuriantes car le climat s’est nettement réchauffé, mais surtout que « l’avenue René Coty [est] curieusement rebaptisée avenue Gao Zeng Hu » p.29. La langue usuelle est de l’anglais mâtiné de chinois. Personne ne travaille plus et chacun est équipé d’un « Personal Identification and Communication Chip » (p.37) pour payer avec une allocation mensuelle égalitaire, communiquer par Optinet, « lire » des vooks (books movies en 5D – d’ailleurs, plus personne n’écrit à la main), voyager en cairs ou en rocklane… ou en virtuel confortable. Tout le monde est dans la Base – et surveillé. Les femmes sont entreprenantes et toujours jeunes, puisque sa première rencontre humaine, hors robots, a 102 ans et le baise immédiatement. Heureux monde où tout est libre si l’on reste dans les clous ! Mais les gens sont métissés et plutôt noirs, quant aux révoltés, ils sont « déconnectés », sans accès numérique, et doivent se débrouiller dans un monde où la technique est reine.
Les enfants ? éradiqués par référendum. Le travail ? éradiqué par les robots. La propriété ? éradiquée par la location de tout. La mort ? éradiquée par la science – sauf catastrophes naturelles, mais bien surveillées. Les meurtres et assassinats ? éradiqués par l’IA qui surveille tout. Les pulsions agressives ? éradiquées par opération nano-chirurgicale. Les guerres ? éradiquées par un seul pays sur la planète, Optima (après trois guerres régionales), avec un seul gouvernement (à la Maison jaune à Pékin avec une femme à sa tête) – en bref tout l’inverse du XXIe siècle. La démocratie aussi a changé, avec la baisse du QI général et les infox qui l’ont déconsidérée. La production artiste est assurée désormais en majorité par les robots, tout comme les oiseaux dans le ciel et les poissons dans les mers, mais je vous laisse découvrir le nouveau monde, c’est assez édifiant.
Les gens vivent donc en Nirvana, puisque « ces souffrances de tous ordres qui ont accablé l’humanité durant des millénaires, même si elles contribuaient, pour certains philosophes, au sel de la vie, car, faisaient-il remarquer, comment apprécier le bonheur si l’on ignore son contraire, n’ont plus cours depuis longtemps » p.96. Un Conservatoire du malheur permet de s’en souvenir – et sert de condamnation aux malfaisants : les visiteurs tournent une manette et constatent les douleurs infligées dans les différentes salles de condamnation. Du vrai supplice chinois !
Et Dieu dans tout ça ? Pour ceux qui y croient, c’est un peu surprenant mais logique : plus de labeur à la sueur de son front, plus d’enfantement dans la douleur, plus de crainte de l’au-delà… Une planète à l’équilibre, l’immortalité quasi certaine, la vie au paradis. « La réincarnation, l’espoir d’une vie meilleure dans l’au-delà ou la crainte d’un châtiment terrible non plus. Et ainsi les raisons de croire en une puissance divine se dissolvent dans le bien-être général, comme par un jour d’été les nuages s’effilochent dans l’azur » p.160. Mais si l’humanité n’est plus si humaine, quel est le nouveau dieu ? Ne serait-ce pas celui qui permet le paradis aux humains décadents ?
Pour le savoir, lisez ce roman d’anticipation. En prolongeant les tendances d’aujourd’hui avec leurs conséquences, il met au jour certaines contradictions et certains choix que l’on n’aurait jamais imaginés. Et il décrit le grain de sable dans l’utopie : une passion… mortifère.
Eric Blair a passé cinq ans comme fonctionnaire de police anglais en Birmanie, province de l’empire. Il prend le pseudonyme de George Orwell pour son premier roman par devoir de réserve, change les noms des lieux et des personnages par souci d’éviter toute diffamation, et son éditeur remplace les mots d’argot qu’il cite par des étoiles. Les années trente du siècle dernier sont en effet très peu libérales pour l’expression, d’autant plus qu’une guerre idéologique commence au Royaume-Uni entre « le socialisme » et le conservatisme de classe moyenne. La révolte est issue de la révolution bolchevique en Russie et des jeunes hommes en colère après la boucherie de la « Grande » guerre qui a vu les vieux planqués sur l’île et les meilleurs des jeunes mitraillés ou gazés sur le continent, les « stratèges » galonnés faisant bon marché de la vie humaine. Pour eux, tout est à passer par-dessus bord : le patriotisme, l’empire, le conservatisme autoritaire, la morale austère, le mépris social…
A 19 ans, après le collège d’Eton, le jeune Blair s’est engagé dans l’administration pour travailler et il s’élance sur les traces de son père, ancien fonctionnaire de l’Indian Civil Service. Il est nommé en Birmanie, province du Raj, mais si le pays le séduit, l’impérialisme le rebute. Le snobisme de classe très présent en Angleterre se transforme ici en racisme de caste entre Blancs et « Nègres » birmans. C’est non seulement la couleur de peau qui diffère mais l’odeur, la cuisine, les coutumes, l’usage d’aller presque nu. Les Anglais, même de basse extraction, se sentent supérieurs parce qu’ils portent chapeau et sortent cravatés, et occupent des fonctions de commandement dans la police, l’administration, l’exploitation forestière. Le club est le lieu de l’entre-soi où chacun se conforte en vieille Angleterre et se défoule sur les moricauds.
Le roman est celui de la déchéance morale de l’Anglais condamné à la solitude loin de chez lui et qui ne se trouve en accord ni avec la nature environnante ni avec sa propre nature. Une vraie thèse marxiste avec pour horizon l’utopie quasi « écologiste » du chacun adapté à son milieu en fonction de son éducation. Orwell brosse quelques caractères sommaires et une intrigue amoureuse des plus décevantes entre John Flory, 35 ans, chef d’exploitation forestière et Elisabeth, bécasse de 22 ans tout juste sortie de Londres après avoir perdu ses parents. John est un minable, un perdant ; Elisabeth est une snob pétrie de préjugés de classe et d’ailleurs déclassée. Depuis qu’elle a suivi deux trimestres de scolarité d’une école privée chic, elle sépare moralement le monde entre « infect » et « charmant ».
John tente de se libérer de lui-même mais reste englué dans sa mouise faite du pays occupé sans avenir, de sa profession d’exploiteur, de son milieu étroit et fermé, et de son physique repoussant à ses propres yeux avec son angiome au visage. Il est dominé par sa biologie (l’appartenance à la « race des maîtres »), par son physique (la tache sur la joue, son âge), par son milieu (colonialiste), par sa culture (inadaptée à la pimbêche qu’il désire – faute de mieux). Le déraciné est un raté qui ne pourrait se sauver qu’en rentrant au pays pour y commencer une nouvelle vie, mais le destin l’en empêche une fois et sa lâcheté l’empêchera de recommencer. Il croit se sauver alors par l’amour mais il lui sera refusé par la rigidité sociale. Ne lui reste alors que l’ultime évasion, une lâcheté de plus mais qui est le destin de ceux qui se trouvent enfermés sans pouvoir en sortir.
Ami du docteur indien Veraswami avec lequel il peut avoir des conversations intéressantes, Flory subit la médiocrité des vicelards du club qui éclusent force gin et whisky entre deux putes locales et insultes aux indigènes. Le magistrat birman obèse U Po Kyin, qui veut avoir du pouvoir après avoir obtenu l’argent use de la même corruption pour devenir membre du club des Blancs. Pour cela, il fait inonder les Anglais de lettres anonymes dénonçant le docteur indien, de grade plus élevé que lui, et fomente une machination pour perdre de réputation John Flory qui le soutient. Rien de mieux qu’une pute répudiée pour faire éclater un scandale sexuel en pleine messe, ce qui est le summum de l’horreur pour les bigots superstitieux du convenable dans le milieu anglais. Car les Blancs en pays hostile doivent se tenir les coudes et penser d’une seule façon. John, qui rêvait d’épouser Elisabeth, fille à marier dont l’oncle et la tante voudraient se débarrasser à tout prix avant que sa date de péremption soit passée, connait des hauts et des bas avant le désastre.
Car la fille est sotte, un véritable portrait vu par un collégien d’Eton élevé entre garçons. Elle est inconsistante et sans culture, préférant les livres légers à la mode aux classiques, détestant tout ce qui est « intellectuel », même la poésie, et ne rêvant que de bras mâles pour une vie coloniale de chasse loin de la saleté indigène. Malgré les accès de virilité de John qui la sauve d’un buffle, l’emmène chasser le léopard, puis sauve le club d’une émeute indigène, elle flirte avec l’Honorable lieutenant Verrall venu passer un mois en mission armée pour mater une éventuelle révolte. Car John aime le bazar coloré indigène, les fêtes et danses des villages, la beauté des corps (surtout masculins) et l’entraîne malgré elle dans la promiscuité « sale », aux odeurs fortes (une obsession de l’ail chez Orwell), au milieu des haillons et de la marmaille nue et de l’adolescence gracile. Au contraire, le lieutenant blond virevolte sur sa jument arabe comme un centaure svelte et musclé, sans se mêler aux indigènes ni même aux membres du club dont il méprise la basse extraction, l’esprit aussi étroit que les autres blancs mais polarisé sur le polo, cueillant les filles comme des fleurs en chemin, trop snob pour songer à se fixer avec une petite-bourgeoise quelconque comme Elisabeth.
C’est un climat colonial daté et un microcosme anglais particulier que décrit Orwell dans ce premier roman vigoureux et réussi (qui n’est pas son premier livre publié). Sa description du lever de soleil, de la clarté du matin, des fleurs proliférantes, des oiseaux beaux comme des émaux, du bain nu dans un ruisseau limpide de la jungle est d’une sensualité qui tranche avec l’atmosphère renfermée, alcoolisée et aux pensées aigries du club des Blancs. Ce livre est une expiation, une purge de souvenirs, un tombeau pour l’empire plus qu’une nostalgie ; Orwell se veut un anti-Kipling car, selon lui, l’oppression crée l’hypocrisie, ce qui corrompt l’âme.
L’écrivain anglais William Somerset Maugham fait paraître en 1925 un roman intitulé La Passe dangereusedont Richard Boleslawski sort un premier film en 1934. John Curran reprend le flambeau en 2006 pour illustrer la Chine des années 20, la beauté somptueusement filmée de sa campagne au bord de la rivière Li, son grouillement de vie autour de l’eau, mais aussi l’archaïsme et les superstitions d’une population paysanne ignare soumise aux seigneurs de la guerre – et la supériorité colonialiste des Blancs apportant « le progrès ». Dans ce décor exotique, les affres d’un couple inassorti : elle gosse de riche futile et égoïste, lui médecin biologiste féru de recherche. Avec, comme toujours dans l’Occident malade de la Bible, le divorce entre sexe charnel (domaine du mal) et « amour » affection (domaine du bien).
Dans les épreuves, les deux vont se rejoindre, comme s’il fallait aller s’exiler en Chine arriérée pour se trouver enfin des points communs. Kitty (Naomi Watts) a la trentaine avancée et est restée fille ; elle se trouve bien chez ses parents et joue au flirt avec les mâles de la « bonne » société. Mais Mère en a marre ; elle aimerait bien que fifille se case, comme sa sœur. Elle est trop difficile, trop frivole, trop centrée sur elle-même dans ces années folles ; l’époque veut qu’un mari fasse mûrir et que des gosses engendrent la responsabilité adulte. Walter (Edward Norton) est docteur bactériologiste et le père de Kitty l’invite à une soirée où Kitty se traine de cocktail en cocktail. Compassé et victorien – mais amoureux d’un coup de foudre – Walter fait sa cour en homme pressé de partir à Shanghai étudier les maladies infectieuses qui prolifèrent (comme toujours) dans la Chine populeuse et sans hygiène. Il connait plus les microbes, vibrions et autres bactéries que les humains et n’a pour guide que la morale conventionnelle prude de l’Angleterre à peine sortie du règne Victoria où même les tables avaient des jupes pour ne pas montrer leurs jambes.
Kitty ne l’aime pas mais son exotisme l’attire, elle dit oui et les voilà mariés, embarqués pour Shanghai où, malgré l’appartement de style grand confort local, elle se sent déclassée. Elle s’ennuie. Walter est pris par ses recherches et tout ce qu’elle aime (danser, flirter, boire, jouer aux cartes) lui parait sans intérêt alors que tout ce qu’il aime lui (les musées, la science, la technique) lui déplaît profondément. Ils ne font l’amour qu’en chemise et dans le noir, selon les préceptes des clercs d’église qui ont la hantise de la chair et du plaisir. Elle préfèrerait la sensualité de la peau nue et de la pleine lumière en féministe aimant le jazz qui décoiffe et les branles du corps. Elle s’assouvit entre les bras du vice-consul anglais Charlie (Liev Schreiber) qui la fait rire, un séducteur marié qui n’hésite pas à donner des coups de canif au contrat avec sa Dorothy. Kitty est prise au piège à glu et Walter le découvre un après-midi où les amants sont en train de baiser dans la touffeur de Shanghai.
Blessé dans son amour, l’orgueil meurtri, il décide alors de partir pour les profondeurs de la campagne chinoise pour aider à étudier et endiguer une épidémie de choléra qui fait rage et il pose à sa femme cet ultimatum : ou elle vient avec lui en épouse repentante liée à son mari pour le meilleur comme pour le pire, ou il demande le divorce pour adultère en exigeant que Charlie divorce lui aussi et l’épouse – puisqu’ils sont « amoureux ». Ainsi poussée dans ses retranchements Kitty, au prénom mièvre, est forcée à prendre enfin ses responsabilités, tout comme Charlie voit déconstruite son image de séducteur sans lendemain. Kitty recule car Charlie fait machine arrière ; pas question de divorce pour aucun des deux, ce serait scandale double, Kitty car elle serait révélée adultère par sa faute, Charlie parce que la société diplomatique n’admet pas ces écarts de conduite dans une carrière.
Kitty suit donc Walter jusque sur la rivière Li. Malgré les formations karstiques grandioses du paysage et le vert des champs de riz et de bambou, Kitty subit cet exil supplémentaire comme une punition. Elle ne se croit toujours pas coupable car un mari, s’il l’aime, doit se faire aimer – ce n’est donc pas sa faute de petite fille passive si elle attend tout de papa et d’époux, faute de Dieu auquel elle ne croit pas tout en singeant la messe. Les convenances « morales » tout comme la soumission « de droit divin » de la femme à l’époux et son infériorité biblique devant les hommes, inhibent toute relation vraie entre homme et femme.
Mais le choléra sévit et les Chinois meurent comme des mouches dans les villages, sur les chemins, la gueule ouverte et la poitrine découverte. Même les enfants. Walter se démène avec le colonel Yu du Kouo-Min-Tang nationaliste (Anthony Wong Chau-Sang) qui voudrait faire entrer son pays dans la modernité contre les gras seigneurs de la guerre, mais les villageois se rebellent et balancent « le porc d’étranger », d’autant que les soldats anglais ont maté une grève dans les usines tenues par de gras industriels anglais en tirant dans le tas. Là encore, considérer les autres en inférieurs nuit aux Anglais : dans leur commerce comme dans leur couple. La production et les échanges s’en ressentent, qu’il s’agisse de faire des gamins ou de s’enrichir. L’amalgame est limpide entre contrat de mariage et contrat commercial : pour l’Anglais d’empire, la femme est destinée à pondre des héritiers et des soldats tandis que les fabriques et le commerce sont destinés à pondre du profit en exploitant la main d’œuvre servile.
Dans la solitude de la campagne chinoise, sans parler la langue ni pouvoir faire salon avec des compatriotes, Kitty s’ennuie. Elle n’a rien dans la tête et ne vit que pour amuser ses sens, sans aucune profondeur. Leur voisin diplomate anglais Waddington (Toby Jones), plus fin et humain que son apparence le laisse penser, s’aperçoit du désarroi de la jeune femme et lui fait rencontrer la mère supérieure du couvent français (Diana Rigg). Tout est frustre mais les enfants sont frais ; Kitty veut aider même si elle ne sait rien faire. Elle trouve quand même un mauvais piano pour remplacer la sœur qui le manœuvrait, décédée du choléra, et elle sait jouer : du jazz enragé qui met le diable au corps des fillettes, du classique Erik Satie plus « apaisé » pour élever leur âme. Car si le couvent recueille des orphelins, il rassemble aussi le surplus d’enfants que les sœurs veulent convertir et qu’elles convainquent les mères de leur confier. La mission apparaît là aussi comme une sorte de commerce où la « production » pro Deo compte.
Kitty se sent enfin utile à la société ; elle s’aperçoit par les conversations des sœurs que son mari se dévoue et qu’il « aime beaucoup les bébés » ; elle peut enfin avoir une conversation avec lui qui tourne autrement qu’autour de ses griefs d’enfant gâtée. Kitty se livre, Walter se desserre, le couple se trouve peu à peu en tâtonnant et ils font enfin l’amour au naturel, à poil comme de vrais singes nus humains. C’est du moins le symbole que le film propose. Et Kitty… est enceinte. Elle a des nausées et s’évanouit mais non, ce n’est pas le choléra, les sœurs accoucheuses sont formelles, c’est un bébé. Sauf que cela fait deux ou trois mois et que l’enfant est donc probablement de Charlie, mais « sans certitude » dit l’épouse adultère pour ne pas blesser son mari retrouvé. Kitty a honte, Walter l’accepte. Il va se dévouer encore plus à la population qui afflue pour se faire soigner et tombe malade – presque volontairement, pour expier. Kitty le soigne mais la solution saline pour le réhydrater manque. Il meurt.
Kitty, dès lors, a un but dans sa vie : honorer sa mémoire et élever son fils – le bébé est un garçon. Le spectateur la retrouve à Londres cinq ans plus tard. Dans la rue où elle rejoint la maison paternelle avec son gamin prénommé Walter en souvenir de son « père », elle rencontre fortuitement Charlie. Qui voudrait bien la reséduire. Mais elle coupe court, elle est enfin adulte et responsable. Charlie ne saura jamais qu’il a un bâtard, ni la famille de Kitty que le petit Walter n’est probablement pas de Walter, son mari légitime.
Un beau film où les sentiments sont le prétexte à une réflexion très vingtième siècle sur les dérives du pouvoir mâle, colonialiste, exploiteur alors que les femmes, après la guerre de 14, s’émancipent et montrent qu’elles valent quelque chose. De quoi remettre profondément en cause ces institutions établies comme le mariage, l’empire, le profit.
DVD Le voile des illusions (The Painted Veil), John Curran, 2006, avec Edward Norton, Naomi Watts, Liev Schreiber, Diana Rigg, Toby Jones, Metropolitan vidéo 2007, 2h06, €8.99 blu-ray €9.50
Charles Hubert Louis Jean Exbrayat-Durivaux est né et mort à Saint-Étienne. Il a vécu le XXe siècle presque en son entier, sortant de ce monde juste avant la chute de l’URSS. Il a tâté la médecine, été journaliste, s’est investi dans la Résistance, a écrit du théâtre… et des romans policiers, notamment la série des Imogène.
Sans être écrivain d’action, Exbrayat excelle dans les situations cocasses, comme au théâtre. Il fait du vaudeville dans l’espionnage et cela divertit. Ruth Truksmore, jeune femme qui s’est faite toute seule, est fière de son petit appartement coquet à Chelsea. Elle travaille comme chef du personnel d’une société cossue, Woolwerton. Mais chaque matin elle trouve dans son bureau le vase garni de fleurs. Qui est le mystérieux galant qui lui fait ce cadeau ?
Après enquête, elle découvre qu’il s’agit de Sir Archibald Lauder, baronnet et bel homme issu d’Oxford avec l’accent, la culture littéraire et les muscles qui en sont l’estampille. Il travaille dans la même société mais semble n’y pas faire grand-chose. Être appelée Lady est un rêve qui couronnerait la carrière de la jeune femme, mais l’aime-t-elle ? Elle hésite, le baronnet vit chez sa maman, mais une visite à la digne dame la décide. Lui l’aime plus que tout, ils se marient.
Mais Ruth n’a pas tout dit à son mari : elle travaille pour le MI5 en secret et une mission l’appelle à Vienne, en Autriche, où un réseau anglais de passeurs pour Hongrois dissidents vers l’Ouest est mis à mal par les services soviétiques. Un agent est mort, il s’agit de savoir quel est le maillon faible de la chaîne. Ruth doit aller à Vienne mais son mari n’entend pas la laisser seule. Juste mariés, ils s’envolent en voyage de noce dans la capitale autrichienne et jusqu’à Graz, petite ville pittoresque de la frontière où un cordonnier sert de relai.
Archibald est infatué de sa personne, de son rang et de la race anglaise. Il ne ne croit pas au monde vil des espions, ni que sa femme puisse fréquenter de tels gens qui ne se conduisent jamais en gentlemen. Le sir est un éléphant au milieu du magasin de porcelaines et bavarde à tout va sur sa femme espionne et sur les désagréments d’une agression où lui a dû se défendre à coup de hache contre un malappris. Ruth en est désespérée, au point de regretter le mariage. Ah, l’officier Lowdham, courageux et précis, est autrement mieux adapté au métier ! Elle en tombe amoureuse, comme toutes les femmes qui l’approchent.
Mais les meurtres s’accumulent curieusement autour d’elle ; elle ne peut faire un pas ou dire quoi que ce soit sans que quelqu’un succombe. Le commissaire de police autrichien en est ébahi, même si le sir mari lui tient la dragée haute.
C’est une histoire de trahison sur fond de jalousie et de fric qui va mal finir pour l’espion renégat. Mais pas sans que les yeux de Ruth se décillent et qu’elle voit autrement son sir Archibald de mari ! Une surprise pleine d’humour qui termine en beauté ce court roman pétillant où la psychologie joue plus que l’action.
Bulbul au prénom d’oiseau est une indienne peintre qui écrit. Née en 1952, après l’indépendance, elle observe avec un humour tout anglais les travers de sa propre société restée traditionaliste et empêtrée dans les rites. Elle en livre huit nouvelles dans ce recueil qui se lit à longs traits. Nous y découvrons par les yeux d’une femme une Inde percutée par la modernité introduite par les Anglais et qui effrite ses croyances et ses coutumes ancestrales.
Lorsqu’une matrone autoritaire doit aller voir son fils aîné qui ne peut venir en Inde par phobie de l’avion, c’est toute une histoire ! La souillure est sa principale angoisse tant une brahmane ne saurait côtoyer, frôler, boire ou manger ce que des êtres impurs ont touché de leurs sales mains.
Le mariage arrangé dès le plus jeune âge par les familles est source constante de quiproquos et de surprises, comme cette épouse plus grande que son mari de quinze bons centimètres une fois adulte. Ou la naïve qui ne sait pas se tenir dans sa belle-famille, sautant pour se retenir de tomber dans les bras de l’aîné de ses beaux-frères, ce qui ne se fait pas. Ou encore la fillette de 7 ans exilée de maman qui découvre son fiancé du même âge, bel enfant espiègle avec qui elle peut jouer et se cacher de l’acariâtre grand-mère qui régit la maison immense aux innombrables couloirs.
Quant aux tantes, elles sont un trio de sœurs soudées qui ne se le font pas dire et en rajoutent dans les anecdotes pour se présenter à leur avantage. Ainsi, lors d’un (toujours très long en Inde) voyage en train, toutes les maladies y passent : celles qu’elles ont eues, celles de la famille et des voisins, celles dont elles ont seulement entendu parler. La femme de médecin, assise dans le compartiment en face d’elles a du répondant et gagne leur respect, mais laborieusement.
Quand ce n’est pas la mère du mari qui commande la maison, c’est le mari lui-même, dans cette société patriarcale où le chef de famille est aussi prêtre hindouiste. Ainsi R.C. a-t-il dressé ses femelles (femme et fille) et ses gens à respecter rigoureusement l’horaire et les rituels du quotidien. Mais ne voilà-t-il pas qu’il se mêle de partir en vacances, à la moderne, dans la vieille auto Ambassador increvable que sa fonction juridique lui a permis d’acquérir ? Dès lors tout se délite, les femmes se libèrent… et le macho aussi, qui découvre sa propre liberté d’homme face au fleuve qui s’écoule comme le temps.
Parfois l’épouse quitte le mari pour s’en aller errer et se faite pute (on dit danseuse) ou nonne, les deux seules voies extrêmes de la liberté des femmes. La vie n’est pas simple dans un pays immense qui parle des centaines de langues et dont l’anglais – la langue du colonisateur – reste indispensable malgré qu’on en ait. La vie n’est pas simple dans l’intrication des traditions qui empêtrent toute initiative et encadrent strictement toute liberté. La vie n’est pas simple mais Bulbul s’en amuse en tant que femme. Et nous aussi.
Tout commence par les musiques à la montée des couleurs de chacune de huit des onze délégations étrangères sur le sol de Pékin ; tout finit par les musiques de chacune des mêmes délégations étrangères : Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni et États-Unis. Entre les deux périodes, l’union pour 55 jours autour de l’ambassadeur britannique, Sir Arthur Robertson (David Niven, excellent dans ce rôle). Rien de tel que d’être attaqué en milieu hostile pour forger une solidarité occidentale contre les menaces chinoises. Nous sommes de juin à août 1900 pendant la guerre des Boxers, les boxeurs populaires et nationalistes adeptes des arts martiaux de l’empire du milieu, groupés en société secrète au poing fermé.
Le spectateur se voit proposer héroïsme et histoire d’amour dans un Pékin reconstitué sur une centaine d’hectares dans les environs de Madrid – car il était impossible de tourner en Chine de Mao un péplum moderne sur l’humiliation chinoise de Tseu-Hi écrit aujourd’hui Cixi (Flora Robson).
Le 20 juin 1900, les Boxers sont incités par le prince Tuan (Robert Helpmann) à tuer les chrétiens et les Blancs et à envahir les concessions, après leur refus de quitter Pékin sur les instances de l’impératrice. Toutes les délégations sont pour le départ, par prudence et pour protéger les civils ; seul l’Anglais est pour rester, afin de ne pas se montrer impressionné. Le représentant américain, qui n’a pas de territoire concédé et n’en demande pas (le beau rôle), s’abstient. Mais si les Anglais restent seuls, qu’auront l’air les autres ? Le droit de la majorité est donc soumis au droit de la minorité par intérêt supérieur : l’orgueil. Tous restent.
Les Boxers attaquent ; ils sont repoussés parce qu’ils sont peu armés. Mais les munitions manquent et les blessés occidentaux s’accumulent. L’armée impériale n’intervient pas pour ne pas se mettre à dos les puissances, comme le préconise le général Jung-Lu (Leo Genn). Mais celui-ci, s’il prône la prudence diplomatique, a eu comme maitresse la baronne Ivanoff (Ava Gardner), sœur de l’ambassadeur russe (Kurt Kasznar), dont le mari, pourtant brillant colonel, s’est suicidé en apprenant cette infidélité. Depuis la baronne, qui n’écoute que son plaisir personnel, est réprouvée par toute la société et ce n’est qu’avec un œil neuf, l’arrivée du major américain Matt Lewis (Charlton Heston, mâchoire carrée et sourire d’acier) qu’elle revient sur la scène sociale. L’Américain n’obéit en effet à aucunes conventions autres que celle des droits humains et il accueille les circonstances comme elles viennent, sans passé.
Il ne réussit pas à sauver un pasteur anglais torturé par les Boxers et celui qui le vise est tué par son sergent ; l’ambassadeur anglais lui en fait reproche : mieux vaut sauver les apparences et la diplomatie, même si cela doit coûter une vie occidentale ! Ledit ambassadeur sera d’ailleurs touché directement par ces mêmes rigides principes lorsque son fils de 7 ans est abattu par un tir de Boxer (happy end, après un coma de plusieurs jours, il sera hors de danger).
La baronne et le major vivent dans la même chambre (et probablement couchent ensemble). Lors du siège, elle officie comme infirmière pleine d’humanité et tout le monde l’aime, depuis les blessés qu’elle réconforte jusqu’au docteur (Paul Lukas) qui fait ce qu’il peut. Par ses liens avec le général Jung-Li, son ex-amant, elle parvient à acheter de l’opium pour pallier l’épuisement des stocks de morphine pour les blessés et des fruits « pour les enfants ». En ramenant son chargement, elle est tuée d’une balle Boxer mais elle a racheté son « péché ». De même, le major Lewis qui n’a pas réussi à sauver la vie du pasteur anglais, sauve une métisse de 12 ans, Teresa, fille d’un de ses capitaines tué pendant le siège ; il lui avait promis de l’emmener aux Etats-Unis malgré le racisme ambiant dans son pays. Lewis la prend in extremis sur son cheval alors qu’il quitte Pékin ; peut-être va-t-il même adopte l’orpheline ? Son regard pur scande en tout cas le film du début à la fin : elle observe, elle juge selon sa morale candide de 12 ans ; elle n’a qu’une envie, quitter ce cloaque de Pékin.
Les Etats-Unis ont évidemment le beau rôle, bras militaires des Anglais par solidarité de « race », tandis que les autres sont réduits à la portion congrue, notamment les Français, quasi absents de l’action. Les Russes sont représentés comme des mous qui suivent le mouvement (Kurt Kasznar), alors que les Japonais, avec leur colonel méticuleux (Jūzō Itami), sont réévalués. Les préoccupations politiques du début des années soixante – ainsi que les préjugés du temps – tordent comme d’habitude les faits historiques pour chanter la gloire de l’Amérique comme leader du monde « libre » (libre commerce, libre disposition de chacun, libre croyance) – alors que c’est par exemple le Japon qui apporte la moitié des 20 000 hommes qui parviennent à Pékin.
L’action ne manque pas, des grands combats avec tirs nourris, charrettes de feu et explosions, aux coups de main commando pour faire sauter la réserve impériale de munitions ou tenter de joindre Tientsin. Les Occidentaux résistent, le prince Tuan perd la face, les armées étrangères convergent des concessions portuaires vers la capitale, l’impératrice Tseu-hi a perdu. Le colonialisme ne peut être secoué et le réformisme social a échoué.
L’impératrice s’enfuit de la Cité interdite déguisée en paysanne. La dynastie Qing sera balayée douze ans plus tard pour ces raisons. Il est très difficile à faire accepter par le populo les changements en cas de crise économique et nationale : les incultes préfèrent ce qu’ils connaissent, la force brute. Ils vont donc avec élan vers les leaders radicaux conservateurs et xénophobes. Ce n’est pas différent aujourd’hui…
Un beau et long film que j’ai vu au moins cinq fois en quelques décennies et où l’on ne s’ennuie jamais.
DVD Les 55 Jours de Pékin (55 Days at Peking), Nicholas Ray, 1963, avec Charlton Heston, Ava Gardner, David Niven, Flora Robson, Leo Genn, Robert Helpmann, John Ireland, Harry Andrews, Kurt Kasznar, Paul Lukas, Jerome Thor, Jūzō Itami, GCTHV 2000, 2h25, €13.46 blu-ray €13.10
Ce roman d’une franco-anglaise mêle harmonieusement les tons des deux cultures, c’en est étonnant. Le lecteur se trouve plongé dans la magie celte, le côté merveilleux du Seigneur des anneaux, en même temps qu’il reste dans le pragmatisme moderne. Il découvre également la générosité terrienne de la paysannerie du sud de la France avec ses fâcheries de village et ses secrets de famille. L’arrivisme anglais, son culte du rien ou du fric, se confronte à ce monde de la nuit des temps.
Jay a passé trois étés chez ses grands-parents dans le sud-ouest et, quinze ans plus tard, il s’en souvient avec nostalgie. Devenu écrivain, ce temps enfui lui est cher, d’autant plus que la rencontre de Joe, personnage exubérant et mystérieux, rendait la réalité magique. Il fabriquait notamment un élixir de bohème qui faisait voir la vie autrement. Ce que cherche vainement à retrouver Jay adulte dans la boisson. Jusqu’à ce qu’il découvre l’annonce d’un château à vendre dont il croit se souvenir. Et une bouteille de Fleurie 1962 raconte l’histoire.
Certes, les Français de l’auteur font un peu trop terroir vu des villes, ou préjugés du temps d’un été. La querelle des anciens et des modernes est naïvement outrée. Nous sommes presque dans la caricature à la Peter Mayle. À l’inverse, ses enfants anglais paraissent trop sages pour aujourd’hui, trop peu épris de ce sadisme british dans leurs bagarres. Que sont quelques coups d’un plus fort, ou même d’être poussé dans un buisson d’ortie une fois le tee-shirt arraché par une furie, à côté des explorations plus fortes de Sa Majesté des mouches dont l’actualité nous fournit souvent la réactualisation ?
Mais l’inspiration est là. Il y a une histoire, un style, un message. C’est enlevé, joliment écrit, souvent touchant, et le lecteur passera sur les petites imperfections. Il n’est pas aisé pour une femme adulte de décrire ce qui se passe dans la tête d’un jeune garçon en pleine adolescence. La puberté est si différente entre garçons et filles !
La fin, comme réconciliée, vaut la lecture. Elle est bien peu arriviste et presque écologiste au meilleur sens du terme, l’accord de l’homme dans son paysage. Comme quoi la France et l’Angleterre sont peut-être plus proches qu’on ne le dit l’une de l’autre. Plus accordée sur une manière de civiliser les humains que les autres pays alentour.
Nigel Barley est anthropologue, docteur d’Oxford, et manie l’humour avec la maîtrise native d’un Anglais. Ses précédents livres narraient ses aventures parmi les peuplades de diverses brousses. Il se lance ici dans le récit romancé des avatars d’un pasteur en terre africaine de l’ouest, quelque part sur la côte sud du Nigeria. Le révérend dont il est question a réellement existé et a publié son journal au XIXe siècle. Barley en reprend d’ailleurs quelques pages telles quelles dans ce récit romancé. Le choc des cultures entre le victorien biblique coincé et les nègres nus paillards et rusés vaut son pesant de cauris ! Rien de tel pour se moquer de l’ethnocentrisme sûr de lui et dominateur des Anglais d’Empire que de les confronter à la réalité musclée des hommes. Nigel Barley y excelle.
Le lieu, tout d’abord, est sans limitations précises, indécis entre la terre et la mer, une embouchure de fleuve marécageuse. Toute vie y grouille sans vergogne, bâfrant, copulant et guerroyant pour exister. Les êtres humains du cru ne sont pas en reste, qui se baladent seins et couilles à l’air ou s’ornent d’oripeaux européens tels que chapeau claque ou épaulettes d’amiral sur torse nu. Un ex-esclave est devenu roi par ruse et le fils du roi légitime n’est que duc, rapidement vaincu lorsqu’il se mêle d’intriguer. Les écoliers invités à la toute neuve mission frottent leur nudité sur les bancs et ouvrent de grands yeux devant les images bons points où deux Jean-Baptiste valent un Moïse et dix Moïse un Jésus. Les filles pubères font un stage dans la maison d’engraissement afin de prendre les formes qui les rendront bonnes à marier, tandis que les jeunes hommes chassent l’esclave pour le sacrifier lorsqu’un dignitaire meurt.
Le révérend et sa trop tendre épouse méritante auront fort à faire pour civiliser tout ça ! Ils ne sont pas aidés… L’anthropologue Barley note finement qu’« il existe une règle selon laquelle toutes les institutions publiques évoluent de manière à fonctionner pour le bénéfice exclusif de ceux qui y travaillent sans plus tenir compte du moindre objectif externe »p.87 C’était le cas du consulat anglais en terres nègres. Véritable fonctionnaire, le consul ne veut aucune vague et lorsque les commerçants se plaignent, il leur donne raison ; lorsque le missionnaire se plaint, il a raison ; lorsque Londres exige, il transige. « L’école est l’institution qui permet aux Anglais de prendre conscience, pour le reste de leur existence, de l’arbitraire et de la brutalité capricieuse des autorités »p.88 Le consul voit sa position en termes identiques : il doit faire régner l’ordre en apparaissant le moins possible pour ne pas se mouiller.
L’esclavage est-il interdit par la Couronne ? Qu’à cela ne tienne, les planteurs « louent » les nègres pour cinq années et les exportent vers la Jamaïque – où ils restent. Quant aux Noirs entre eux, l’Angleterre ne peut se mêler d’éradiquer l’esclavage, ce serait une ingérence intolérable dans les affaires intérieures de leurs royaumes. Il existe donc des marchés aux esclaves où « ils sont exposés, nus, comme de la viande à une foire agricole. » Le révérend est atterré. « On proposait un petit garçon pour quinze bracelets de cuivre. J’ai failli l’acheter moi-même car c’était la seule manière, pour lui, de retrouver sa liberté, mais je me rends compte qu’on ne peut se battre seul contre ce mal » p.180.
Sorcellerie, empoisonnement, menaces ; termites, humidité, fièvres ; caprices, usages, veulerie. Rien n’est épargné au révérend. Il perturbe les commerçants en prêchant l’égalité chrétienne entre Blancs et Noirs ; il perturbe l’autorité du consul au nom d’intérêts supérieurs ; il se braque contre les coutumes des rois nègres les mieux établies. Quel empêcheur de bâfrer, de baiser et de massacrer en rond que cet ecclésiastique ! On s’en débarrassera, bien sûr…
Dans un festival d’humour, l’histoire se déploie, tragique et pitoyable, hésitant entre la bigoterie et les mouvements du cœur. Qu’il était donc dur d’être pasteur en pays païen, il y a deux siècles ! Et qu’il est dur d’être occidental aujourd’hui… en Chine, Arabie Saoudite, Libye, Venezuela, Soudan, Corée du nord, Cuba et ainsi de suite !
Nous avons rendez-vous à 18 h à l’entrée du Mont pour aller dîner avant d’aller faire la visite en nocturne, où il y a nettement moins de monde. Le restaurant est La Croix blanche, situé sur les remparts côté nord avant la tour du Roi. Le menu du forfait comprend trois plats imposés, un bol aux sept crudités, un gratin de morue breton et une part de tarte normande plutôt industrielle, genre flan gluant de saccharose. C’est plus cher et moins bon qu’à Granville. Hier nous étions entourés de Flamands, aujourd’hui d’Espagnols avec encore un couple et deux petits garçons derrière nous.
La marée qui remonte est une attraction et nous sommes aux premières loges. La légende veut qu’elle « monte à la vitesse d’un cheval au galop » et je m’inscris en faux : c’est plutôt à la vitesse d’un homme au pas – mais c’est déjà beaucoup. Avec le coefficient de 103 actuel, la passerelle n’est pas inondée mais tout juste. Nous verrons au retour que l’écume a pénétré jusque sous le porche d’entrée du Mont. Une affiche sur une vitrine fait un « appel aux dons pour nourrir les chats de Saint-michel », photos à l’appui.
La visite nocturne donne une atmosphère différente de celle le jour ; elle est magique, les jeux de couleurs du son et lumière et sa musique toujours dramatique mettent dans une ambiance sinon propice au recueillement, du moins ouverte au mystère.
Les images religieuses défilent sur les murs ou dans les alcôves, racontant toujours plus ou moins la même histoire : l’archange et la légende de la création du sanctuaire, l’arbre de vie, Jésus.
Des familles comprenant un, deux, trois, quatre et même cinq enfants visitent. Les plus nombreuses sont probablement catholiques pratiquantes mais les gamins échelonnés sont jolis avec leur ressemblance dans les comportements. Il y a de l’entente avec les parents, de la tendresse souvent.
Sur la terrasse de l’ouest de l’église abbatiale, des familles se prennent mutuellement en photo, des enfants jouent, le soleil descend. Deux petits Anglais chahutent et le grand brun torture un brin le petit blond bouclé, trop joli, pour l’aguerrir avant le bizutage qu’il subira bien plus rude au collège privé de l’année qui vient.
Le cloître, visité lorsqu’il faisait encore jour, est un lieu calme de recueillement orienté vers le large. Il incite à la méditation et fait le lien entre les espaces : le terrestre et le céleste. Son jardin se veut une évocation du paradis originel. Les moines y passent entre leur dortoir, leur réfectoire et l’église. Il est suspendu au sommet de la Merveille et a été probablement achevé vers 1228. Granite de Chausey, ardoise en schiste vert pour la toiture, calcaire de Caen pour les arcatures, calcaire marbrier de Purbeck venu d’Angleterre pour les colonnettes, bois de chêne pour la charpente.
Une grande salle nous attend à la sortie pour nous vendre des livres, cartes et souvenirs. Je note une tisane tonique épicée nommée Secret d’Hildegarde qui comprend galanda, origan, maniguette, girofle, cannelle et pétales de roses ; elle doit être infusée à 95° durant 5 mn.
A la porte, le soleil est une boule de glace rose fulgurante qui s’affale dans un nid de nuages. Nous longeons les puissants contreforts de la Merveille pour rejoindre les degrés et descendre vers la cité basse. Les rues étroites ont une atmosphère médiévale dans leur obscurité à peine éclairée par une lanterne. L’enseigne de l’hôtel Saint-Pierre grince au vent du soir comme une potence de pendu.
La nuit tombée, nous attendons longuement la navette tant il y a de monde dans la queue – et les navettes arrivantes sont pleines de touristes ! Le Mont est ouvert jusqu’à minuit, me dit-on, et il n’est que 22 h. Même pleine, une navette ne démarre pas ; il y a sans doute des horaires définis à respecter, un bureaucratisme typiquement français. Ce n’est qu’à la troisième, après 150 personnes, que nous pouvons rejoindre le parking des visiteurs et attraper nos taxis qui attendent déjà. Il fait frais le soir à la nuit, même en plein mois d’août caniculaire. D’après le chauffeur du taxi, le tarif du parking est passé d’une année sur l’autre de 6.40 à 14 €, ce pourquoi il y aurait un peu moins de monde cette année. Il discute avec le guide et raconte qu’il a créé son entreprise après avoir été plusieurs années ambulancier. Il travaille surtout avec des agences américaines qui veulent du sur-mesure et du service de qualité : voitures cossues, bouteilles d’eau, dépose jusque devant la porte. Elles payent ce qu’il faut, surtout lorsqu’elles font voyager des VIP comme des acteurs d’Hollywood. Il reste qu’aucune autorisation, même exceptionnelle, n’est donnée pour l’accès des voitures jusqu’à l’entrée du Mont : il faut prendre la navette comme tout le monde !
Quand nous revenons à l’hôtel, il est déjà demain et nous avons grasse matinée.
La fin des années 1970 était à la liberté. La France bourgeoise enfin faisait craquer ses gaines ! Le dessin, les histoires et les lieux de François Bourgeon chantaient l’émancipation des obscurantismes, le voyage, la vie qui court sous la peau. C’était l’histoire d’une fille qui découvrait le monde, les autres et combien la vie est remplie de contrastes. Belle et cruelle, mais unique ; tragique, mais à vivre avec appétit.
Isa est fille de nobles mais son père vit loin d’elle, il ne la connaît pas. Echangeant ses atours avec Agnès, une parente pauvre de son âge, elle est prise pour elle et exilée au couvent. Elle y apprend la vie recluse, les amitiés particulières et l’agilité de l’hypocrisie. Désormais, elle se veut libre. Libérée des carcans imbéciles, des conventions ineptes, des risettes trop tartuffes. Elle sera entière, Isa, et le vivra pleinement.
Elle séduit celle qui a endossé son nom puis s’enfuit avec elle sur la mer lointaine. La mer, espace de liberté, si fort dans ces années Moitessier et Tabarly. Mais la mer est sans pitié ; outre la tempête, il y a l’Anglais qui ne fait pas de quartier, et le capitaine, seul maître à bord après Dieu (qui, lui, ne dit jamais rien). Voilà Isa entichée d’un beau blond matelot et voilà son Agnès jalouse. Bien qu’elle partage ses caresses, tout se résout dans le drame et Isa, avec son Hoël, échouera sur un îlot caraïbe où l’Anglais viendra l’y cueillir. Hoël sera emprisonné dans un ponton, vieux vaisseau désaffecté, et Isa deviendra préceptrice d’une belle rousse qui a fauté, Mary.
Cette Mary aime les hommes, son beau Smolett qui garde le ponton, et Hoël qui plaît à sa copine. Elle ne dédaigne pas la bagatelle, Gainsborough d’un Gainsbourg d’époque. Son accent charmant est celui de Jane Birkin. Hoël évadé, les filles s’enfuient en France avec leurs mâles respectifs. Mary accouche sur la mer d’une petite Enora puis tous s’embarquent pour les îles. Mais le commerce à l’époque est triangulaire. Nous sommes en 1781, deux siècles avant la gauche morale – et le bois d’ébène est une marchandise comme une autre. Le Blanc ne vient-il pas sauver les nègres du vaudou, des roitelets tyranniques et de la guerre qui les soumet et les enchaîne sans fin ?
Nous saurons tous les détails de la traite, de la diplomatie nègre, des intrigues d’empoisonneurs, des manœuvres, ferrures et cordages des vaisseaux. Sachez-le, un senau n’est ni un brick ni une frégate ! Les fièvres du continent noir exacerbent les corps et les passions, noyant la raison des Lumières dans le torride du cœur et des peaux. Mary y perd son Smolett, Isa y sauve de justesse son Hoël. Pendant que les hommes sont pris de fièvres ou d’alcool, les femmes sont l’enjeu de paris entre cyniques. De la braise à la baise, il n’y a souvent que le cœur qui manque. Noirs musclés, lions féroces, pouvoir nègre retord et pouvoir blanc égoïste, les filles ont fort à faire pour se défendre. Bourgeon aime les corps, les formes physiques des négresses comme celle des mâles noirs sont à la fête.
Il dessine les matelots et les mousses dans le dernier tome, renouvelant fort bien son catalogue de trognes. La mer, à l’époque, n’est pas lieu pour les femmes. Elles doivent rester soumises et cantonnées en cabine. L’homme y est roi, du castor au capitaine. Et c’est là qu’on apprend que le surnom de « Castor » donné par ses condisciples sartreux à Simone de Beauvoir était un brin méprisant. Certes, les intellos ont noyé le poisson en évoquant ‘beaver’, phonème anglais proche de Beauvoir, mais le castor était bel et bien le mousse dans le vocabulaire à voile ! Donc le niais, l’apprenti, le giton, celui qui ne sera pas l’égal des « vrais hommes » sans se soumettre à la horde.
La traversée d’Isa et de Mary ne pouvait être sans nuages. La mer donne et reprend. Les esclaves se révoltent, menés par la jeune négresse donnée à Isa par le roi adipeux d’Abomey, que le capitaine a fouettée pour avoir répliqué. Un castor descendu dans la cale sans lumière succombe, torturé et châtré ; un matelot est harponné et jeté tout vivant à la mer ; un officier assommé subit le même sort. Seul l’aspirant, François le non-noble que Mary a initié au sexe, rétablit la situation, bien que blessé, en prenant le commandement. Les passions sont au comble, le sang, l’écume de tempête, la poudre, font violer Mary par les hommes sous les yeux d’un mousse blondinet. Il veut s’excuser ou imiter les autres, il ne sait pas. Mary, maternelle et néanmoins femme, le console de sa lâcheté et lui dit d’oublier, surtout que cela n’a rien à voir avec l’amour, celui qu’il n’a jamais fait encore.
Car si l’amour est cru, chez Bourgeon, s’il est libéré dans le ton des années post-68, il n’est jamais bestial. Les viols, évoqués pour un mousse et pour Mary, sont une réalité maritime, une domination de la force brute sur les esprits. Mais l’amour est autre chose, un accord, une fidélité, un avenir à deux.
Touchant Saint-Domingue, Isa perd tout : Mary est obligée de retourner en Angleterre pour toucher son héritage, Hoël, reconnu par ceux du vaisseau dont il a tué le capitaine pour sauver Isa dans le premier tome, choisit de fuir avec les Frères de la côte. Isa se résigne à rester l’hôte de Madame de Magnan, une colonialiste blonde, impitoyable avec les esclaves comme il est d’usage.
François Bourgeon aurait pu continuer la série, qui avait beaucoup de succès ; il l’a laissé tomber. Il y est revenu l’an 2009 avec La petite-fille Bois Caïman, puis la suite – mais l’élan s’est brisé. La joie des corps, l’espérance des cœurs et les lumières de la raison ne sont plus. Tout est devenu sombre, tout a vieilli – comme son auteur qui a trente ans de plus ! En ces années 20 du nouveau siècle, frileuses, prudes et morales, relire les cinq premiers tomes récemment réédités, revoir les dessins des corps libres, est un bain de jouvence.
Le romancier écossais, fragile des poumons, part dès 1888 pour les mers du Pacifique puis s’installe aux Samoa. Intéressé par les cultures locales et documenté par les administrateurs, les missionnaires et les indigènes, il entreprend d’écrire sur le sujet. Il allie exotisme et aventure, réalisme et merveilleux.
C’est que les cultures polynésiennes sont déstabilisées par l’arrivée des Blancs. Leur technique scientifique et leurs richesses matérielles font envie aux îliens, tandis que les vahinés aux seins nus et l’existence de farniente des indigènes font fantasmer les marins. Stevenson restitue les détails de la vie réelle tant des Polynésiens que des Blancs, adoptant leurs langages et leurs visions du monde.
Ce sont deux univers parallèles inconciliables qui se confrontent, la Bible et l’animisme, le missionnaire et le sorcier, le commerçant et les « chefs », le mâle blanc pudique éperdu de désir et la jeune fille peu vêtue experte en pratiques sexuelles mais qui aspire – comme chacun – à l’amour. Les mœurs sont fidèlement dépeintes par un calviniste curieux de tout et dont la vie s’achève (Stevenson mourra bientôt, à 44 ans).
Trois nouvelles forment le recueil, la première étant jugée de trop peu de pages pour faire l’objet d’une publication en roman. Elle donne cependant son titre au recueil : Veillées des îles. C’est la mieux construite, la mieux écrite et surnage au-dessus des autres, un phare dans l’œuvre de l’auteur.
Un Anglais assez fruste, Wiltshire, débarque dans une île pour tenir un comptoir de négoce, échangeant marchandises occidentales (couteaux, outils, cotonnades, conserves, lampes…) contre du coprah (noix de coco séchée dont on extrait l’huile utilisée en cosmétique). Le précédent tenancier s’est enfui, semble-t-il terrorisé. Wiltshire est accueilli par les « Blancs » de l’endroit, Case qui s’adapte à tout interlocuteur, et Black Jack l’interlope qui est noir. Mais, dans les îles, tous ceux qui viennent d’Occident sont considérés comme « Blancs » par les indigènes, quelle que soit la couleur de leur peau.
Case s’entremet aussitôt pour trouver à Wiltshire une « épouse », une jeune indigène qui se balade en tunique mouillée ras des cuisses ou carrément seins nus ceinte d’un pagne. Ce sera Uma. Le « certificat de mariage » écrit en mauvais anglais est une farce : il accouple Uma à Wiltshire pour seulement une semaine et permet au « mari » d’envoyer au diable son épouse à tout moment. Non seulement l’Anglais fraîchement débarqué apprécie peu cette malhonnêteté, mais il s’aperçoit vite qu’Uma est « tabou ». Aucun indigène ne vient lui acheter ses marchandises ni lui livrer du coprah. Case est l’auteur de cette manipulation et a une réputation de sorcier s’accoquinant avec les diables. Il va régulièrement initier des jeunes hommes dans la montagne et ils reviennent ayant entendu des voix, observé des morts revenir à la vie et entrevu un diable sulfureux dans une anfractuosité.
Wiltshire, bien que peu éduqué, est honnête – un vrai protestant. Il ne tire satisfaction que du devoir accompli, pas de l’argent amassé ni du pouvoir sur les autres. De plus, il est amoureux de sa femme, de ses formes, de sa jeunesse, de son caractère affirmé. Il est l’antithèse de Case, qui a usé de la fille avant de la faire ostraciser. Wiltshire va donc s’opposer frontalement à l’autre Blanc, montrant que l’Occident n’est pas uniment véreux, manipulateur ou malhonnête. Si plusieurs sortes de savoirs coexistent, l’ancestral des îles avec la nouveauté occidentale, l’existence en société ne peut se fonder que sur des valeurs universelles de respect.
Il va donc pousser le missionnaire itinérant à le marier en bonne et due forme, puis va explorer la montagne dite maléfique et démonter les diableries inventées par Case pour impressionner les indigènes : une harpe éolienne en guise de « voix », des poupées bariolées vêtues de chiffons pour les « morts-vivants », de la peinture fluorescente sur le « diable ». Cela se terminera par un duel, dans une ambiance western – et le camp du Bien gagnera, même si l’avenir reste incertain. Wiltshire fera plusieurs enfants à Uma et les aimera, mais si l’aîné part faire des études en Australie, les filles seront-elles bonnes à marier parmi les Blancs ? C’est que le métissage est incompatible avec l’esprit colonial, imbu de la supériorité du dominant.
La seconde nouvelle, Le diable dans la bouteille, met en scène un flacon contenant un diablotin qui circule depuis des millénaires, permettant à qui le possède de réaliser tous ses désirs. Le prix en est de livrer son âme au diable et d’accepter de rôtir pour l’éternité en enfer. Evidemment, ceux qui préfèrent le présent au futur, les courte-vue, les jouisseurs, choisissent la richesse et la gloire sans se préoccuper de l’éternité durable. Il existe cependant une façon de se racheter : en vendant la bouteille à un autre, moins cher qu’on l’a payée. Sauf que le prix diminuant à chaque transaction, il sera bientôt impossible de s’en défaire. La morale réside donc moins dans l’usage de la richesse (après tout utile) que dans le désir insatiable d’accumulation (qui est péché d’avarice). Seul l’amour pourra surmonter l’argent – et seul le pécheur irrémédiablement condamné par ses crimes (version sans pardon très protestante), supportera de garder la bouteille jusqu’à sa fin.
La dernière nouvelle, L’île aux voix, est issue d’un conte du folklore de Hawaï. Un jeune homme, Keola, est marié à Lehua dont le beau-père est sorcier. Il sort régulièrement des dollars tout neuf sans travailler. Un jour, alors que la bourse est vide et que le vapeur apporte des marchandises convoitées, le beau-père engage son beau-fils pour une expédition rapide en sorcellerie. Il s’agit de s’asseoir sur un tapis, de brûler certaines feuilles sur du sable, puis de se trouver transporté ailleurs. Là, sur une plage paradisiaque, le sorcier va ramasser des coquillages tandis que Keola court ramasser certaines feuilles à brûler. Tant que le feu sera alimenté, le sorcier pourra agir ; lorsqu’il s’éteindra, les deux hommes seront ramenés dans leur salon, à condition d’être présents sur le tapis. Ce qui est fait – et les coquillages deviennent des dollars. Induit en tentation, le jeune homme qui n’aime pas travailler se dit qu’il serait bien bête de ne pas en profiter. Il demande alors à son beau-père de lui offrir un instrument de musique. Mais celui-ci ne veut pas que son pouvoir soit connu, ni que son vaurien de beau-fils se pavane en exauçant tous ses désirs – qui sont évidemment sans limites. Il le conduit au large et brise le bateau en gonflant jusqu’à devenir montagne. Keola est recueilli in extremis par une goélette qui le prend dans son équipage. Mais le second est violent, jamais content, un brin sadique sexuel et le jeune homme, souvent fouetté de cordage, s’enfuit à la nage aux abords d’une île où poussent en abondance le coco et où le lagon regorge de poissons. Il vit seul en Robinson jusqu’à ce que les habitants de l’île voisine y viennent en villégiature, comme ils le font régulièrement. Ils ne peuvent y habiter car des « diables » hantent la plage, des voix se font entendre et des feux s’allument et s’éteignent. Keola sait de quoi il s’agit et conseille de couper les arbres produisant une certaine feuille, celle qu’il a brûlée dans le foyer du beau-père. Sa second épouse, locale, lui avoue que ses compatriotes sont cannibales et qu’ils vont le croquer. Keola se cache et assiste bientôt à une grande bataille entre sorciers invisibles mais armés et indigènes au bord de la plage. Ceux-ci coupent en effet les arbres désignés par Keola. Celui-ci serait lynché si Lehua, sa première femme, n’avait entrepris de suivre les traces de son père et de se transporter sur l’île en brûlant les herbes idoines. Elle aime Keola et le sauve. C’est un conte, mais aussi une morale : les îles polynésiennes sont le lieu où s’affrontent deux réalités incompréhensibles l’une à l’autre, celle des forces de la nature et des esprits, et celle de la rationalité technique et scientifique. Être incrédule ne suffit pas ; écouter et comprendre est une meilleure attitude ; aimer est le summum de ce qu’il faut faire.
Au total, ces trois nouvelles sont un bon divertissement exotique qui nous rappelle les fantasmes occidentaux sur les îles de Polynésie, la contrainte moraliste chrétienne et la domination économique occidentale de la fin du XIXe siècle. Jusqu’à aujourd’hui, où sectes protestantes et obésité américaine sévissent et acculturent encore et toujours.
Ce roman d’initiation est la suite d’Enlevé ! paru sept ans auparavant. David Balfour n’a plus 16 ans mais 18 et ce supplément le prend juste au sortir du premier, le 25 août 1751, comme si le feuilleton se poursuivait. Il est écrit pour jeunes filles, paru dans un magazine féminin avant d’être publié en livre, ce qui peut expliquer l’importance donnée aux épreuves de l’adolescent précocement rendu adulte et à sa conquête (longue et ardue) de l’amour. Il faut dire que « l’adolescence » est un état sociologique récent ; les périodes traditionnelles faisaient passer directement les enfants à l’état adulte dès la puberté, soit par le travail, soit par le mariage. Ces deux caps sont difficiles à franchir pour David, Ecossais accusé de complicité de meurtre sur un Anglais, puis partagé entre son coup de foudre pour Catriona l’impétueuse et Barbara la railleuse.
Car David est (jeune) homme d’honneur : il veut sauver un innocent de la corde et donc témoigner en sa faveur, au risque d’être emprisonné à son tour, jugé et condamné ; il veut déclarer sa flamme à la fille d’un proscrit, lâche et traître à la fois, au risque de perdre l’amour de la fille comme celui de l’autre fille qui le trouve à son goût. Nous sommes dans le feuilleton à rebondissements et dans une atmosphère politique (la soumission-colonisation de l’Ecosse par l’Angleterre) propice aux coups de théâtre. L’auteur y est sensible comme Ecossais, mais aussi par ce qu’il voit des manigances des impérialismes coloniaux aux Samoa où il vit désormais.
Le roman se lit donc avec plaisir, comme on lit Alexandre Dumas ou Walter Scott, la psychologie de la jeunesse en plus. Car David est empoté, scrupuleux, trop gentil. La fin d’Enlevé ! établit sa fortune puis la mort de son oncle avare lui donne le titre de laird de Shaws, mais son amitié avec Alan Beck, descendant Stewart du roi d’Ecosse banni, l’a mis en fâcheuse posture. Il veut étudier le droit et devenir avocat au barreau d’Edimbourg (tout comme Stevenson lui-même) mais est pris dans les rets de la justice aux ordres, compromises avec l’occupant et avec les clans rivaux.
La société, mais surtout la politique, le débectent : « l’aperçu de ce que j’avais vu du monde, ces derniers mois, était de nature à assombrir mon caractère. J’avais rencontré beaucoup d’hommes, des autorités dans leurs domaines, parfois, par leur naissance ou leurs talents, et qui, parmi eux, pouvait se vanter d’avoir les mains propres ? (…) J’avais vu toute leur avidité, tout leur égoïsme, et il ne me serait plus jamais possible de les respecter » (partie 1 chapitre 18).
Il est bizarrement aidé par lord Prestongrange, dont on ne sait s’il le veut pour gendre ou s’il se sert de lui pour manipuler le procès truqué du coupable désigné qui doit être pendu. Le lord a trois jeunes filles et il fourre le garçon de 18 ans gonflé d’hormones entre leurs pattes. L’aînée l’aime bien et le raille pour le dégourdir ; elle servira d’entremetteuse pour Catriona, une opposante à son père mais dont elle admire le cran tout en rendant hommage à la fidélité naïve mais inébranlable de son amoureux David. Elle aime la sincérité et vit l’amour par procuration.
Cette suite est composée en deux parties, où David est confronté à chaque fois à des dangers différents : la politique en premier avec le procès pour meurtre jugé d’avance, la conquête amoureuse en second avec un père de jeune fille haïssable. Guidé à chaque fois par son cœur (ce qui fait le style romantique), le jeune surmontera pas à pas chaque épreuve et de garçon deviendra homme. Le lecteur s’aperçoit à la fin qu’il conte cette histoire bien des années après l’avoir vécue, alors qu’il a épousé Catriona, rénové le château de Shaws et élevé deux enfants désormais adolescents, une Barbara et un Alan, en hommage à ses deux amis les plus chers : Barbara Prestongrange et Alan Beck.
Contrairement à ce que j’ai longtemps pensé, l’Europe n’a pas besoin des Anglais, au contraire : ce pays reste un frein. Theresa May apparaît nulle, un peu comme François Hollande il y a peu. S’obstiner est une vertu – jusqu’à ce que l’excès en fasse un vice. Représenter une fois de plus le même texte déjà rejeté par trois fois sur le compromis européen est une impasse. La Première ministre se trouve obligée de partir, contrainte et forcée début juin, au lieu de choisir son moment !
Démissionner avant aurait été un choc pour les irréductibles de son parti comme pour les électeurs, mais un choc salutaire. La politique réclame un théâtre que l’animal a sang trop froid de Madame May ne sait pas monter. Elle n’est ni Margaret Thatcher, ni Tony Blair et cela se voit.
La gauche Corbyn ou la droite Johnson n’apparaissent pas plus brillantes, comme si cette génération née après-guerre était incapable de saisir les enjeux de l’Union européenne, au contraire de ceux qui avait connu les combats fratricides et les bombardements. Politiquement, la droite conservatrice est morte pour un moment, poussée par l’extrémisme de Farage qui veut sortir aveuglément, et défiée en même temps par les Travaillistes de l’opposition qui profitent de l’impéritie du gouvernement.
La rancœur des électeurs est grande, ce qui se comprend aisément, et va probablement susciter un vote aux élections européennes pour des listes carrément anti Theresa May. Le nouveau Premier ministre du parti majoritaire actuel, après le départ de Madame, ne pourra se légitimer que par de nouvelles élections législatives – qu’il risque évidemment de perdre.
La date butoir du 31 octobre, fixée pour la sortie définitive du Royaume-Uni de l’Union européenne, après plus de deux ans d’inertie, de tergiversations et de psychodrames entre soi des politiciens amateurs, aboutira-t-elle à une renégociation du délai une fois de plus ?
C’est clairement l’Europe qui en pâtira, justifiant a posteriori le veto que le général De Gaulle, qui connaissait bien les Anglais pour les avoir côtoyés durant la guerre, avait mis à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE. Ce pays est une île, il ne s’est jamais senti continental même si, dans l’histoire, il a été envahi par les Romains, les Danois, les Norvégiens et les Normands, ces trois derniers du peuple viking. Il se voit en porte-avions de l’Amérique aux côtes du continent Europe où la puissance industrielle est allemande et l’immensité du territoire est russe. Il est tourné vers la mer, l’empire du Commonwealth, le grand large. Seuls de vils intérêts de boutiquier ont pu l’arrimer un temps à l’Union européenne mais l’élargissement trop rapide, l’essor économique allemand et la réglementation commune croissante ont fini par emporter le repli.
Les Anglais vont malheureusement voter aux élections communes prochaines. Leur enjeu ne sera naturellement pas européen mais purement britannique et ce détournement de vote va déstabiliser la répartition des partis au Parlement, influer sur la nomination du président de la Commission. Tout cela parce que l’Union européenne a interprété de façon laxiste le droit. En bonne logique, un pays qui sort ne devrait pas voter ni avoir de parlementaires, puisque la suite ne le concerne pas. Mais, par ce nouvel abandon, ce n’est pas le cas. Ce qui déconsidère un peu plus la gouvernance actuelle de l’Europe.
Oui, il faut probablement changer de modèle ! La technocratie molle qui nous gouverne ne peut constituer une politique, ni les décisions à la petite semaine, comme on le constate, un projet.
Que les Anglais sortent une bonne fois pour toute, par un Brexit dur s’il le faut. Ces palinodies de « retenez-moi ou je fais un malheur » n’ont que trop duré et ont assez fait de mal aux autres comme cela. Emmanuel Macron a raison d’insister sur un délai ferme, mais peut-être ne prend-t-il pas les moyens politiques de forcer les Allemands qui rechignent, comme d’habitude, par répugnance à s’adapter à ce qui change dans l’équilibre des forces ? Notre président a parfois jusqu’à la caricature les travers reprochés en général aux Français : des paroles mais peu d’effets, des plans mais pas de moyens, une politique mais aucun allié pour la mener.
Au risque que l’enchaînement des conséquences n’aboutisse à cet inévitable que personne ne veut consciemment, à en croire les sondages dans tous les pays européens : l’éclatement de l’Union européenne, la fin de l’euro et la sortie définitive de l’histoire. Avec une inféodation aux États-Unis ou à la Russie en perspective.
Le petit déjeuner est salé ce matin. Il y a à peine du café, ce ne semble pas l’habitude d’en boire, au Venezuela. Un « jus » de goyave est issu de la poudre de Tang. L’omelette est aux oignons et aux poivrons tant que l’on a encore accès aux produits frais. Le cuisinier a préparé des galettes de cassave, cette farine de manioc blanche et plutôt consistante. Cela tient au corps et est le plat national des Indiens amazoniens.
Le départ se traîne, il faut du temps pour tout, ici. Les Indiens Pémons sont lents mais besogneux. Selon Javier, il faut faire attention avec eux car ils sont très susceptibles. La considération et le prestige sont pour eux plus importants que l’argent et ils sont capables, sur un coup de tête, de planter là leur charge pour rentrer chez eux. Ceux qui nous accompagnent sont pour le moment très réservés – c’est le premier matin – mais, on le voit à leurs regards, ils ont une certaine curiosité pour les étrangers que nous sommes. Certains, jeunes et bien découplés, sont allés dans les villes. Ils y ont acquis ce goût du vêtement à la mode, du baseball et de la musique disco. L’un d’entre eux, en débardeur noir, a déjà un baladeur sur les oreilles.
Près de la fontaine, Chris a découvert un petit serpent mort. Dans les 30 cm de long, corps rouge corail et tête noire, c’était peut-être encore un bébé. Il est désormais tout ce qu’il y a de mort et c’est peut-être heureux pour les petits enfants qui jouaient alentour hier soir. L’aîné est un petit garçon de 6 ans qui part fièrement à l’école, ce matin, en pantalon et non plus en short comme hier, mais portant le même polo jaune débraillé au col. Son père l’accompagne au village en portant ses cahiers.
Nous partons enfin – en file indienne, il est bon de le noter – sous le soleil. Les porteurs portant nos sacs ont commencé à partir juste avant nous. « Il ne faut pas que nous fassions semblant d’aller plus vite pour ne pas avoir l’air de les presser », nous avoue Javier. Le paysage de la Grande Savane est vallonné, à un peu plus de 1000 m d’altitude. Il est couvert d’herbe agrémentée de quelques buissons d’arbres aux trous d’eau et le long des rios.
L’étape de quatre heures prévue, nous la réalisons en trois. Il faut dire que nous sommes un groupe de garçons – sauf Françoise, mais considérée a priori à l’égal d’un garçon par ce qu’elle supporte (nous) et par son rythme de marche. Une paillote de style indien, piliers de bois et murets de torchis, au toit de feuilles de palmier, nous accueille à son ombre, sur une butte aride qui descend vers la rivière en contrebas. Il y a même une table et des bancs. Le parc national est ainsi bâti aux étapes dans le style du pays. Deux tranches de saucisson local, sec et salé, deux tranches de toasts et une salade de chou rouge au thon et aux oignons, composent l’assiette principale. Une fine tranche de melon jaune sert de dessert. Deux grands pots d’eau de rio, traités à l’Aquatabs et assaisonnés de Tang, complètent le festin. Françoise et « les Anglais » sont allés se baigner dans la rivière Tek.
Les Anglais, ce sont Chris et Yannick. Le premier est authentique, produit à Manchester. Il a appris le français à l’école comme nous l’anglais mais, paresse bien anglo-saxonne, il ne converse pas en français – pourquoi faire un effort puisque tout le monde parle sa langue dans le monde entier ? S’il le comprend plutôt bien, il se refuse à le parler vraiment. Aussi, discutons-nous parfois en anglais avec lui. A l’aéroport de Roissy, il est arrivés avec Yannick et ses parents et l’on a pu les prendre un moment pour deux frères : aussi grands l’un que l’autre, le même teint pâle, la même attitude nonchalante et réservée. C’est plutôt le climat anglais qui a déteint sur Yannick, très mimétique tant il aime faire plaisir. Tous deux travaillent dans la même société pharmaceutique d’envergure mondiale.
Ni biblio ni disco près de la rivière Tek, mais une seconde bâtisse construite comme la première. Elle est la résidence du paysan propriétaire. Il récolte peu de choses, probablement pour sa consommation personnelle, dans les champs vaguement grattés ici ou là, que l’on reconnaît surtout parce qu’ils ont été brûlés pour les fertiliser.
Certains porteurs, plus jeunes que les autres, ont descendu les bagages en VTT. Je vois ainsi arriver mon sac à près de 30 km/h dans la pente. Il faut avouer que la terre y est très aplanie et vierge de pierres et d’herbes, tant le passage est fréquent. Nous avons croisés des touristes de retour du sommet.
Nous repartons pour une heure. Il fait chaud sur le chemin, le soleil se réverbère sur la terre sèche et sur les rochers qui la parsèment. Deux rivières sont à traverser. Elles sont bien remplies. Si les plus obstinés arrivent à trouver un gué à pied sec pour la première, la seconde oblige à quitter les chaussures. Après la Tek, la Kukanan. Mais nous sommes arrivés à l’étape du soir. Nous nous baignons avec délices dans la rivière. Les porteurs veulent se baigner aussi, mais ils veulent que nous sortions de l’eau et, en attendant, ils regardent comment nous sommes faits, surtout Françoise qui se contorsionne sous sa serviette pour retirer son maillot mouillé.
Le campement est toujours composé d’une paillote cuisine entourée d’une aire sèche et dégagée pour y planter les tentes. Après le bain dans la rivière, le ciel se couvre et il commence à pleuvoir. Cette pluie du soir dure trois bonnes heures ; elle n’est pas forte mais suffisante pour bien mouiller. L’avantage est qu’elle rafraîchit l’atmosphère qui en avait bien besoin. L’inconvénient est que les tentes, mal aérées, font cloches, retiennent la chaleur du jour et attirent moustiques et mouches à feu qui s’y réfugient. Ces bestioles sont agaçantes, appelées puri puri dans le Routard, « jejen » par Gheerbrant et « mouches à feu » par les Canadiens. Les moustiques sont plus dangereux car paludéens résistants, mais les petites mouches mordent carrément et injectent un venin qui démange fort. Elles laissent une cicatrice durant plus d’une semaine. Aucun produit contre les moustiques ne les répugne, elles s’en foutent ! Ne reste peut-être qu’à s’enduire de boue comme les Indiens d’Amazonie ? Il faut surtout s’habiller : chaussettes, pantalon et manches longues.
Bu seul, le rhum vénézuélien a une suavité de type cubain, différente de l’âpreté propre aux Antilles. Nous dînons de spaghettis bolognaise à la vraie sauce tomate et au bœuf haché. Seul le fromage diffère du parmesan d’Italie ; il est produit ici mais le tout est fort bon. Plat unique. Si les Vénézuéliens, comme tous les Américains, sont très sucre, ils ne connaissent pas vraiment les « desserts ».
Nous nous levons facilement dans le petit jour brumeux car il est plus tard que tu ne penses – décalage horaire oblige. La favela a produit de la musique encore plus tôt, quelqu’un qui se levait avant l’aube, mais les rues sont désertes lorsque nous sortons : c’est dimanche. Nous allons petit-déjeuner dans une boulangerie-café qui se comme Flor da Castilla en souvenir de l’Espagne. Les croissants y sont des monstres, tout comme les pavés de bœuf hier. Il semble qu’au Nouveau monde tout se doit d’être gigantesque, symbole d’abondance, de nouveauté radicale. Mais le jambon qui accompagne les œufs est en boite : on ne produit pas de cochonnerie au Venezuela ; on ne produit pas grand-chose, d’ailleurs.
Sur la route de l’aéroport, domestique cette fois, un « accident » crée un bouchon. Les Latins sont particulièrement badauds et toutes les files ralentissent pour regarder avidement « le malheur ». Il n’y a de fait que des tôles froissées et de grandes discussions. Aucun blessé. Les badauds sont déçus, ce qui se sent parce qu’ils accélèrent aussitôt après. Dans les bennes des pick-up à l’américaine qui roulent vers la mer, des enfants sont le plus souvent assis. En débardeurs ou le torse nu à la poussière, ils rient de la vitesse. Ils vont sans doute à la plage, en pique-nique dominical – évidemment sans aucune ceinture de sécurité. Cela ne fait rien : s’ils ont un accident et meurent, on en refera d’autres.
A l’aéroport, une vitrine de librairie-kiosque présente toute une série de livres en espagnol sur les niños indigo. Je me demande de quelle race d’extra-terrestres il s’agit. Javier me dit qu’il s’agit de ces « nouveaux gamins aux pouvoirs de l’esprit plus évolués. » C’est très à la mode, ici en 2004, pas moins de quatre titres différents sur le sujet. Encore une fois, l’Amérique du sud est en retard. Je me souviens avoir lu des articles sur ces interrogations dans les années 1960 ! Nous ne connaissons plus en France que les numéros indigos, pas les gamins. En fait, il faut songer au télescopage des générations. Les enfants d’ici, comme ceux de l’Europe des années 1960, ont des parents encore élevés à la terre, devenus citadins depuis peu. Leurs enfants, eux, ont été complètement immergés dans la ville, confrontés très jeunes à toute cette modernité : télévision, jeux vidéo, ordinateurs, internet. Quoi de plus normal qu’ils n’aient pas la lenteur d’esprit de leurs parents, le côté emprunté de ceux qui doivent d’abord lire un manuel avant de toucher un matériel ? Les enfants « indigo » ne sont que les enfants du monde d’aujourd’hui. Je note d’ailleurs que le Venezuela n’est pas un pays très « littéraire » : l’anthologie de nouvelles sud-américaines que je lis,Les histoires d’amour de l’Amérique latine(Métailié 1992), rassemblées par Claude Couffon, grand traducteur des années 1970 et 80, mentionne des auteurs de l’Equateur et même du Paraguay mais aucun du Venezuela. Le pays produit-il plus de machos mineurs que de sensibles écrivains ?
Les caractères de l’enfant « indigo » sont relevés dans les livres. Il suffit de compter au moins sept indices de ce qui suit. Il mange peu ou est allergique à certains aliments. Il a un ami imaginaire avec qui il communique. Il présente des signes de déficit d’attention ou d’hyperactivité. Il apprend plutôt par l’expérience que par l’étude. Il peut mettre son attention sur plusieurs choses à la fois par exemple lire et regarder la télé. Il se lasse facilement, quand il a fait le tour d’un sujet, il passe à autre chose. Il est réfractaire à l’autorité. Il demande souvent « pourquoi ? ». S’il ne sent pas une attitude compréhensive de la part de son entourage, il peut être très introverti. Il se comporte comme un « petit adulte ». Il se sent » étranger » à son milieu. Il préfère la compagnie de plus grands. S’il a de l’énergie en surplus, il va la décharger à l’extérieur avec violence ou par les jeux vidéo. Bébé, il comprenait tout ce qu’on lui disait, il savait très bien communiquer par le regard avant de savoir parler. Ses capacités télépathiques sont développées, il « lit dans les pensées ». Emotionnellement, il présente une maturité au-delà de son âge. Il peut être perçu facilement comme un perturbateur en groupe car il a du charisme, il est leader. Il a une façon personnelle de faire les choses et ne se conforme pas à la norme Il a un fort sentiment de sa propre valeur qu’il va toujours garder à moins que l’entourage ne le modèle autrement. Ces caractéristiques sont extraites du livre de José Manuel Piedrefita Moreno, Enfants Indigo – la nouvelle génération, manuel pratique pour parents et éducateurs, aux éditions Vesica Piscis du Venezuela. Arthur Colin en France, dans L’Enfant indigoparu en 2003 préfère insister sur les « pouvoirs étranges » de ces nouveaux enfants « capables de distinguer les auras des gens, ou encore de lire dans leurs pensées ».
Nous prenons un antique DC 9 d’Aeropostal, la compagnie intérieure qui commémore par son nom le franchissement des Andes par les pionniers de l’aviation obstinés à faire passer le courrier. Je suis assis à côté d’un Anglais qui vit depuis treize ans aux Etats-Unis où il travaille dans les mines. Depuis Denver, Colorado, il vient au Venezuela pour deux semaines, avant d’aller au Canada, puis ailleurs encore. Il prépare en même temps un MBA pour devenir directeur. Et le voici qui lit un livre sur l’éthique des affaires où les chapitres évoquent le darwinisme social et les idées de Marx. Il m’avoue que c’est pour lui de l’hébreu qu’il ingurgite comme un pensum. Il n’est pas, comme nous Français élevés dans les années 70, qui sommes tombés dans le marxisme étant petits.
Nous ne quittons l’avion à Puerto Ordaz que pour en prendre un autre, un tout petit Cessna 206 à cinq places, cette fois. Nous allons dans le sud, par-delà les llanos, cet océan d’herbes géantes qui va des Andes à l’Orénoque, par-delà les affluents du fleuve immenses et les lacs. Pas de piste, ou presque – et il faudrait des jours. L’avion saute par-dessus tous ces obstacles. Nous survolons le rio Paragua, puis le Caroni.
Ils sont beaux vus d’en haut, brillants et dessinés comme des rubans. Les eaux paraissent noires ou brunes et les petites îles ocres. Nous survolons un bon moment un gigantesque lac intérieur, à l’échelle du pays : l’embalse de Guri. Un barrage produit de l’électricité à l’une de ses extrémités, là où un rio violent vient s’y jeter. Suit la selva monotone, moutonnant de vert printemps. Quelques têtes mauves d’arbres fleuris tranchent sur les nuances du vert. Parfois, un rio jaune d’or serpente entre les arbres avec des paresses de serpent qui se love.
El Salto de Angel – le saut de l’ange – est une cascade célèbre qui tombe de haut. Elle est la plus grande du monde, 979 m ! Son nom vient en fait du nom de famille de l’aviateur américain qui l’a découverte. Jimmy Angel, chercheur d’or, a posé son avion en panne sur le plateau au sommet en 1937. Notre avion vrombit en piquant sur la chute, amorce un virage sur l’aile qui fait tourner la tête, revient en une longue boucle pour que l’on prenne la photo sous un autre angle. La chevelure d’eau blanche s’effile sur le roc d’un noir-brun. En bas, autour, s’étend la forêt, la sempiternelle forêt impénétrable, inexplorée. Nous sommes entrés dans la région des tepuys, ces vastes plateaux anciens de grès érodé, taillés comme des falaises au-dessus de la jungle et plats comme des tables à leur sommet. Ce sont les restes d’un massif précambrien qui évoquent Le monde perdu, le roman d’Arthur Conan Doyle paru en 1912.
L’air, plus chaud sur les roches durant la journée, crée des turbulences qui font sauter l’avion et bondir l’estomac. La piste du minuscule aéroport en pleine jungle est écrasée de chaleur.
La CIA, sur son site web accessible au public, relève 373 aéroports au Venezuela, dont 246 sans piste goudronnée, dont encore 97 « de 914 à 1523 m » (conversion des pieds) : nous venons d’atterrir sur l’un de ceux-là, celui de Canaïma. Sous les paillotes qui bordent l’unique piste – bien trop longue pour les petits Cessna – femmes et enfants indiens, au nez en bec de faucon, vendent aux touristes des colifichets artisanaux. L’énorme gardien du parc ne nous permet pas de pénétrer à l’ombre sans avoir dûment acquitté la taxe d’entrée dans le parc National du Canaïma. Il est gros et ressemble à un crapaud.
« Argoul participe au Programme Partenaires d’Amazon EU, un programme d’affiliation conçu pour permettre à des sites de percevoir une rémunération grâce à la création de liens vers Amazon.fr »
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