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Jean Lartéguy, Les mercenaires

Jean Lartéguy est né Lucien Pierre Jean Osty en 1920 et mort en 2011 à 90 ans. Il passe son enfance en Lozère, comme son héros, Pierre Lirelou ; comme lui il a un oncle prêtre, le chanoine Osty. Mais, au lieu de se faire curé, il passe sa licence d’histoire à Toulouse et s’engage à 19 ans en 1939 pour faire la « drôle de guerre » et de s’évader en 1942 pour devenir commando d’Afrique. Son Pierre envoie le froc aux orties à 17 ans pour baiser une gitane à qui il laisse « un fils » et partir s’engager chez les anti-franquistes en Espagne avant de faire le maquis et de s’engager dans l’armée Leclerc. C’est dire combien Les mercenaires sont inspirés de ce qu’a vécu l’auteur ou des personnages qu’il a rencontrés. Il est la réédition remaniée de son premier roman, Du sang sur les collines, passé inaperçu parce qu’il évoquait la guerre de Corée. Après le succès des Centurions, l’auteur a décliné les thèmes des Prétoriens puis des Mercenaires.

Ce ne sont pas des vendus au plus offrant ni des avides de gloire, à cette époque, mais des romantiques égarés dans le siècle. Imaginez une France frileuse, pacifiste après la Grande guerre (la plus con, celle de 14), sa démographie en berne à cause des classes creuses, le moral au plus bas face aux pouvoirs autoritaires qui l’entourent de plus en plus (Mussolini, Hitler, Staline, Franco), et empêtrée dans son parlementarisme de petits intérêts de petits partis, sans chef qui s’impose, ni projet politique. Tiens ! Cela vous dit quelque chose de notre époque ? Eh oui, si l’histoire ne se répète jamais, elle bégaie. Reviennent les idées des années 30…

Ces jeunes hommes écœurés de leur patrie, trop vieille et rassie,« combattent de 20 à 30 ans pour refaire le monde », dit l’auteur, avant de se ranger et de faire des enfants, s’ils ne sont pas tués. Lartéguy aura deux filles, Ariane et Diane. Pierre aura deux enfants, d’une juive israélienne qui bâtit son pays, et d’une congaï vietnamienne qui tente de construire un régime non colonial et non communiste. Mais, engagé dans le Bataillon français de Corée, il semble qu’il n’y survivra pas. C’est que la France a connu la guerre, sans interruption, de 1939 à 1962 avec la Défaite, la Résistance, l’Allemagne, l’Indochine, la Corée, l’Algérie. Ce pourquoi les années 60 enfin de paix retrouvée ont semblé un âge d’or, avec un chef légitime (de Gaulle), un plan économique, une monnaie stabilisée, une croissance forte (jusqu’à 7 % par an). Cet optimisme s’est manifesté par la natalité et l’ascension sociale. Jusqu’à ce que les crises du pétrole (1973 et 1979), puis les illusions de la gauche (trois dévaluations du franc de 1981 à 1983) cassent l’optimisme. Depuis, les Français vivent « en crise » permanente, d’où leur pessimisme, leur déclinisme, leur repli. Une atmosphère d’année 1940.

L’intérêt de relire Les mercenaires est de retrouver cette énergie de jeunesse, ces garçons qui partent combattre à 17 ans, ces lieutenants de 22 ans qui prennent avec leur section une ville entière, comme « M. » pour Lirelou, ces commandos entraîneurs d’hommes parce qu’ils les aiment. Si tous les personnages sont imaginaires dans ce roman, ils sont tous « vrais », car ce sont des types d’homme que l’on peut reconnaître dans la réalité. Tous différents, tous attirés par la guerre comme aventure, poursuite d’un rêve, surtout de camaraderie virile. Le médecin-capitaine Martin-Janet qui a quitté le confort de sa bibliothèque et de son cabinet parisien prospère pour faire ce qu’on n’appelle pas encore de « l’humanitaire », mais du soin aux blessés de toutes nations. Le capitaine Sabatier et le seconde classe « l’ignoble Bertagna ». Le capitaine Lirelou, après des « affaires » en Iran pour le lobby du pétrole, passé en Indochine où il a pacifié la plaine des Joncs avec le pirate Nguyen van Ty. Le lieutenant Dimitriev, fils de Russe blanc émigré en France, qui a trahi sans le savoir des résistants avant de tuer l’indicateur collabo et de s’engager dans l’armée d’Afrique. Le lieutenant Rebuffal, réserviste rengagé, aspirant débandé par la défaite de 40, blessé et soigné par la Wehrmacht. Le lieutenant Ruquerolles, Normale Sup, débandé lui aussi en 40 : « Tout un pays qui foutait le camp avec ses généraux, ses pompiers, ses ministres et ses catins. Une journée entière, je les ai regardés passer ; j’en étais soufflé. » Le sergent-chef Andreani, un Corse à l’oncle dans le Milieu marseillais, amoureux de sa femme Maria, à qui il dédie son héroïsme : il veut une médaille américaine pour pouvoir y émigrer. Et puis il y a le seconde classe Maurel, en réalité le lieutenant Jacques de Morfault, engagé dans la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchevisme) après l’amère défaite de 40. « À cause de son nom, celui d’une des plus grandes familles huguenotes de France, de sa beauté, on en fit un officier après un stage rapide. La revueSignal publia la photo du nouvel archange de la collaboration sous le casque d’acier. »

Jean Lartéguy, laissé de côté par la mode intello parce qu’il était anticommuniste (donc du côté du « diable »), a été apprécié depuis sa mort par les généraux américains : son expérience de l’Indochine puis de l’Algérie a inspiré les techniques de contre-insurrection. Elles auraient permis de pacifier l’Irak si elles avaient été appliquées… mais voilà : l’arrogance yankee n’a que faire de la façon humaine de voir des Européens. A la psychologie et à la politique, elle préfère la technique, l’industrie ; les soldats ne sont pour eux que des robots efficaces, sans état d’âme. Dans le roman, le général US Crandall, en Corée, est de ceux-là : il n’hésite pas à sacrifier 1500 hommes pour prendre aux Chinois une série de collines qui l’ont séduites par sa beauté, les White Hills – pour rien. Ce n’était ni stratégique, ni nécessaire.

« Je crois même que je n’aime pas du tout la guerre » dit Lirelou à Dimitriev. « Mais elle crée parfois un certain climat dans lequel tout ce qui paraissait impossible devient soudain réalisable. Elle seule arrive parfois à ressembler un peu à ces rêves que l’on porte en soi depuis l’enfance : l’île déserte, la conquête d’un royaume. (…)Le mercenaire, c’est peut-être un type qui se bat pour un rêve qui l’a fait étant gosse ou qu’il a déniché dans quelque vieux roman d’aventure »

Jean Lartéguy, Les mercenaires (réédition remaniée 1960 Du sang sur les collines paru en 1954), Presses de la Cité 2012, 442 pages, occasion vintage hors de prix pour fana mili…

Jean Lértéguy, Les Mercenaires, Les Centurions, Les Prétoriens, Le Mal jaune, Les Tambours de bronze, Omnibus 2004, 1411 pages, €69,90

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Retour du fascisme

A la question : peut-on parler de fascisme à propos de Poutine et Trump ? La professeure d’histoire de la Yale University Marci Shore répond clairement dans Télos : « oui ». Même si l’histoire ne se répète jamais dans le détail, le concept reste opérant. « À l’heure actuelle, le terme « fascisme » me semble le plus utile pour décrire à la fois ce qui se passe dans mon propre pays, les États-Unis, et en Russie. »

La relecture d’une biographie du promoteur du « fascisme », Benito Mussolini, par Denis Mack Smith, professeur à Oxford décédé en 2017, permet de retrouver dans le passé du dictateur italien les éléments du présent des dictateurs russe et américain d’aujourd’hui. Né en 1883, Mussolini a été élevé brutalement, à coups de ceinturon ; placé dans une pension catholique, il y a été battu (on ne dit rien à propos d’abus sexuels, mais c’était d’usage courant, si l’on en croit la libération de la parole encore aujourd’hui). Sa mère était institutrice et faisait vivre le ménage, tandis que son père forgeron était un soulard flemmard, violeur et violent avec les femmes, dont la sienne, et ses enfants. Le petit Benito a été élevé en sauvage, sans tendresse. Il est devenu ado un chef de bande brutal, bagarreur et qui aimait torturer ses camarades – qui en étaient fascinés. Renvoyé plusieurs fois des écoles, il n’a pas hésité à donner un coup de couteau à un élève. Tout à fait le genre américain des lycées : solitaire, instinctif, méprisant les femelles et la faiblesse.

En bref un frustré, revanchard social, empli de ressentiment social. On dirait aujourd’hui, avec Vance (né Bowman), un « plouc des collines » (hillbilly). Sa méthode est la violence physique, sa culture la brutalité, comme Poutine. Il a peu de volonté et de constance et ne cesse, jeune homme, d’enchaîner les petits boulots et les femmes, sans jamais se fixer. C’est un insatisfait perpétuel qui n’aura de cesse de parvenir à la gloire, pour enfin se sentir quelqu’un.

Mussolini lit des livres, mais sans ordre ; il se fixe sur Marx, parce que le philosophe juif allemand apporte une cohérence à son ressentiment social, mais s’en détache vite pour lui préférer le nihilisme dénoncé par Nietzsche, et les anarchistes activistes, plus en phase avec son besoin d’action violente. Il sera « socialiste », dans une Italie divisée en courants (comme « la gauche » française d’aujourd’hui), jouant son Mélenchon en poussant le groupe le plus radical pour opérer une scission et en faire le noyau du parti fasciste. Jacques Doriot avait opéré de même, du communisme au nazisme, dans la France des années 30. En 1903, Benito Mussolini se dira « communiste autoritaire ».

Comme Mélenchon a été pion, Mussolini a enseigné aux jeunes élèves avec un vague diplôme de français, mais il a été considéré comme « un tyran ». Il est plus doué pour l’imprécation et l’exhortation que pour l’analyse des faits. Il assène « ses » vérités – qui ont peu à voir avec les vraies, comme Trompe – et n’hésite pas à en changer selon les circonstances. Ainsi est-il contre la guerre coloniale en Libye, avant, quelques années plus tard, d’être à fond pour ; contre la guerre par pacifisme, avant de tourner casaque parce que l’exaltation guerrière devient populaire. Au fond, il n’a aucune idée, seulement le sens du vent (comme Trompe). C’est pourquoi « le fascisme », au départ, n’est qu’un amalgame d’idées confuses, du conservatisme au catholicisme ultra, du capitalisme à l’étatisme, du patriotisme à l’impérialisme. Il n’est unifié que par le grand imprécateur, l’orateur Mussolini, et par les arditi, ces groupes d’anciens combattants analogues aux SA de Hitler, aux mafias de Poutine et aux milices extrémistes de Trump marchant sur le Capitole. Lequel a imité en 2021 le Mussolini de la marche sur Rome en 1922.

L’Italien Mussolini a toujours considéré qu’il fallait l’équivalent des invasions barbares pour redonner à l’Italie sa grandeur, débarrassée des libéraux, humanistes et autres chrétiens démocrates. La « barbarie » permettrait un nouveau souffle à l’Empire romain – et c’est ce que dit aujourd’hui Poutine à propos de l’Europe, voyant les Russes en missionnaires d’une Troisième Rome. Poseur et exhibitionniste, Benito invente des histoires de toutes pièces lorsqu’il est journaliste au Popolo d’Italia. Ce sont ses « vérités alternatives » analogues à celles de Trompe. Entre storytelling – ou « belle histoire » à croire – et propagande éhontée – sur l’exemple de Goebbels : mentez, il en restera toujours quelque-chose. Mussolini n’a aucune conviction en dehors de lui-même. Il est une force qui va, et se justifie par ses succès – comme Trompe le vaniteux bouffon. Pas étonnant si, en élisant un clown, les Américains vivent aujourd’hui un spectacle de cirque. Benito est, comme Donald, d’accord avec le dernier qui a parlé. Quelle importance ? C’est la force qui mène la politique, disent en chœur Poutine le mafieux et Trompe le trompeur. Les masses sont passives, inaptes à analyser mais seulement à « croire ». Donnez-leurs des illusions ! Seules les élites ont un esprit critique, ce pourquoi Mussolini, Poutine et Trump s’efforcent de les brider, brimer, châtier – par la peur, l’assassinat, le goulag, la coupe de tout financement.

Les groupes fascistes ont été fondés par des socialistes en faveur de la guerre, et Mussolini (qui n’a rien inventé) a pris le train en marche. C’est en 1919 qu’il lance le mot « fasciste » dans ses discours. Le terme vient de « fascio », le faisceau, en référence aux faisceaux des licteurs romains. Cet emblème des verges et de la hache a été repris par les milices squadristes issues de la brutalisation de la guerre de 14. Il symbolisait bien le surveiller et punir du nouvel autoritarisme. Le parti fasciste a été créé avec une cinquantaine de personnes seulement, des futuristes et des arditi, des intellectuels modernes comme Marinetti exaltant les machines, la vitesse et l’énergie, et d’anciens combattants las des parlottes parlementaires et aspirant à l’autorité et à l’action. Cela convient à l’agitateur Mussolini, comme au bouffon Trompe avec ses avant-gardistes de la Silicon Valley et ses milices extrémistes. Il s’agit de surprendre chaque jour, comme Trump fait, afin d’anesthésier toute critique en ne laissant jamais le temps de penser.

Mais ce sera la politique politicienne, avec l’alliance de circonstance du parti fasciste et des libéraux de Giliotti, qui va porter le fascisme au pouvoir et précipiter la dictature mussolinienne. Le libéral croira manipuler le rustre Benito, mais se fera rouler dans la farine par son culte de la force. Hitler l’a imité, comme Poutine après Staline. Trump n’a même pas eu besoin de cela, l’effondrement moral de la gauche américaine dans le woke lui a offert un boulevard populaire.

Au total, ce retour de l’histoire montre que la bouffonnerie réactionnaire peut parvenir à s’imposer au pouvoir, contre toute raison. Et c’est ce qui nous pend au nez avec la dynastie Le Pen. Bardela candidat serait peut-être différent ; il semble plus proche du modèle Meloni d’un fascisme régénéré adaptable à l’Union européenne – donc contraint – pour le moment. Mais introduire le loup dans la bergerie, que ce soit Le Pen ou Mélenchon, serait une erreur. Le « moindre mal » n’est jamais qu’un « mal » qui peut grossir…

Denis Mack Smith, Mussolini : a Biography, 1981, en anglais €24,03 – une traduction en français a paru chez Flammarion en 1985 mais n’est plus référencée.

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Tout dépend de notre corps, dit Alain

A commencer par nos humeurs. S’il fait beau, que notre libido irradie, nous voilà joyeux sans raison. Voyez les adolescents. A l’inverse, qu’il fasse gris et venteux, nous frissonnons, notre mental dans les chaussettes. Ce pourquoi les vieillards et vieillardes sont plus neurasthéniques que les jeunes garçons et filles. A quel âge devient-on vieillard ? Demandez à François Hollande, il l’a bien su sur les « riches ».

Neurasthénie : manque de force des nerfs, dit l’étymologie grecque ; la neurasthénie est une névrose, dit la psychologie ; état durable d’abattement accompagné de tristesse, dit le Robert. En bref, un affaiblissement de l’énergie vitale.

Or les êtres humains normalement constitués ne sont pas que leur corps, ils sont aussi une âme. « Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins », écrit Alain. A la partie pensante de réagir donc à une faiblesse temporaire du tempérament. Pas besoin d’ajouter la raison à la faiblesse ou à la joie, ces deux états se suffisent à eux-mêmes.

En tirer une philosophie sur l’existence serait bien vain… « Pascal, qui souffrait dans son corps, était très effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu’il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu’il prenait froid à sa fenêtre, sans s’en apercevoir. Un autre poète, s’il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies ».

Intéressons-nous aux choses qui valent, dit Alain, désirons ce que nous sommes assurés de désirer, plutôt que de nous perdre dans l’imaginaire né de nos réactions corporelles.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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D.H. Lawrence, La poupée du capitaine

Une troisième novelle de 1917, publiée seulement en 1923 (traduite aussi par L’homme et la poupée) qui reprend les thèmes qui obsèdent l’écrivain : le trio amoureux antagoniste, le mari, la femme, l’amante, l’amour possession jamais accompli, le choc des volontés et des emprises. La situation est toujours la même, la fin de la guerre de 14-18, la démobilisation, les hommes déboussolés, les femmes émancipées, les âmes retournées.

Hannele, la comtesse exilée en Rhénanie occupée par les Alliés, et dont le titre aristocratique a été aboli par l’Allemagne de 1919, survit à Cologne en cousant des broderies et des poupées reconnues pour leur qualité. Elle en réussit une fort réaliste du capitaine Alexander Hepburn, son amant non consommé. La poupée du capitaine est donc en premier un objet réel qu’Hannele manipule à l’envi, « et c’était tout à fait indécent », note l’auteur. Mais elle peut représenter aussi son autrice, la comtesse elle-même, qui exorcise ainsi son « amour » (quel que soit le nom qu’on donne à cette emprise) et l’objective à ses yeux. Car le capitaine est « mince, délicatement fait, les épaules légèrement et élégamment voûtées (…) des yeux sombres grand ouverts, et cet air de hauteur et de parfaite modestie qui caractérise l’officier et le gentleman. (…) de belles jambes fines » p.704 Pléiade.

Par ailleurs, ce capitaine est incapable d’aimer, comme de vivre. Son épouse restée en Angleterre vient le reconquérir, amie du général commandant son mari. Elle a eu vent de rumeur d’une liaison et ne veut pas quitter sa situation confortable d’épouse ayant fait son devoir, donné deux enfants au capitaine, tout en le voyant peu, toujours avec courtoisie. Une indépendance dans la reconnaissance sociale, état enviable dans la société d’après-guerre. C’est pour cela qu’ayant vu la poupée, elle veut à tout prix l’acquérir, elle assure ainsi, comme dans le culte vaudou, son emprise sur son mari. Lequel la revoit à l’hôtel, couche avec elle si elle le désire – mais lui n’en a pas. Lorsque sa femme écrit à Hannele pour la menacer de la faire expulser si elle ne lui vend pas la poupée promise, le capitaine s’aperçoit qu’elle est tombée par la fenêtre et s’est tuée. Accident ou crime ? La coïncidence est troublante, mais le sujet est éludé au profit de la métaphore d’un oiseau en cage qui se serait enfin envolé.

Après cela, Hepburn rentre en Angleterre, quitte l’armée, établit ses enfants qui lui sont indifférents en pension, et liquide ses affaires. Il n’est attaché à rien, se contente de faire son devoir, de suivre les règles. La guerre a fait dégénérer les hommes, les a rendus lâches, soumis aux ordres, donc à leur femme au retour. Hannele s’en rend compte lorsqu’elle prend le thé avec l’épouse et le capitaine, ce ne sont de la part du mari que « oui, mon amie ! Certainement. Certainement j’irai » p.740. Le militaire est la poupée de la maîtresse de maison et Hannele ne l’avait pas vu ainsi. L’amour féminin est celui d’une goule : il enserre, emprisonne, soumet – dévirilisant le mâle pour en faire une poupée (p.791). Lawrence avait une peur bleue de cette dévitalisation.

Pour lui, comme pour ses personnages masculins, l’amour est une volonté d’absorber l’autre au lieu d’être une passion égale. D’où le choc des volontés : active pour le mâle, qui veut conquérir, dompter, se faire adorer ; passive pour la femelle, qui veut agripper, conserver, soumettre. Hepburn a été chevalier servant de la dame son épouse, il envisage désormais d’être vénéré comme un dieu par sa maîtresse, qu’il veut comme nouvelle épouse. Il reste objet, mais de poupée se veut statue, aussi froid et mort, inaccessible, que cette lune qu’il contemple dans son télescope les nuits claires. Hannele reste envoûtée par sa présence physique, comme une femelle animale soumise au mâle de par la nature.

Lawrence insiste beaucoup sur le côté physique des êtres humains. Leurs corps révèlent leur désirs, leurs passions, leur âme. Leur attrait fait leur beauté, et peut permettre le lien sensuel, affectif et spirituel que l’on englobe sous le terme fourre-tout « d’amour ». Ce serait au fond une attraction universelle des énergies, analogue au magnétisme pour le minéral. Lors d’une excursion dans le Tyrol, il note la nudité des « cous virginaux », des bras, des torses, rendant les jeunes hommes blonds des Siegfried wagnériens et les jeunes femmes robustes, « corsage déboutonné », des guerrières germaines (p.768). Lorsqu’il traverse le lac dans une barque pour prendre le thé avec Hannele qui l’a invité chez des amis, Hepburn aperçoit « un grand jeune homme coiffé d’un petit bonnet rouge et vêtu d’un minuscule pagne rouge autour de ses minces et jeunes hanches (…) Un garçon dont la mue est presque achevée » p.759. Il dit son admiration pour ce corps animal, « le garçon nu, qui marchait avec sang-froid. Il ferait un homme splendide, et il le savait » p.762. Lui aurait pu « aimer » son fils, s’il était comme cela.

L’altitude exalte l’énergie génésique, chez l’homme comme chez la femme. L’écrivain le décrit bien : « Elle détestait l’effort de l’ascension, mais l’air de l’altitude, le froid dans l’air, le hurlement de chat sauvage que produisait l’eau, ces affreuses parois de roche bleu foncé, tout cela l’exaltait, l’excitait, induisant un autre type de sauvagerie » p.767. L’ex-capitaine Hepburn veut aussi soumettre la propension au sublime des romantiques anglais qui ont inventé l’alpinisme, comme des romantiques allemands qui se sont laissés griser par les montagnes à la Caspar David Friedrich. Il déteste ces paysages grandioses où le minéral règne, où toute activité demande un effort, où des hordes de touristes en short arpentent les sentiers. Mais il veut vaincre, comme la nature qui semble se mordre elle-même dans une frénésie quasi sexuelle, « les grands crocs et balafres de glace et de neige plantés dans la roche, comme si la glace avait mordu dans la chair de la terre. Et de la pointe des crocs l’eau rauque poussait son cri natal en dégringolant » p.770. Ce pourquoi il monte sans assurance sur le glacier, juste pour prouver qu’il est supérieur aux forces naturelles : « c’était son unique désir, monter dessus » p.780. Une métaphore sexuelle, d’autant que « la glace parût si pure, comme de la chair. Non pas brillante, parce que la surface était douce comme un épiderme doux et profond, mais la glace était pure jusqu’à des profondeurs immenses » p.781.

Il aurait pu glisser, tomber, périr, et le lecteur un instant s’y attend, mais non. Ce n’est pas l’objet de la nouvelle. Elle est sur l’amour – impossible sans compromis. Pour lui, une femme qui aime ne doit pas faire une poupée de son mari, mais respecter les règles. Celles du mariage selon la bonne société et la religion, que Lawrence raille lorsqu’il est proféré que l’épouse doit honorer et obéir à son époux – « cela figure dans la cérémonie du mariage » p.793. Lui préfère « une épouse, aimée et chérie en tant qu’épouse, et non en tant que femme qui flirte » p.793. La fin offre une sorte d’amour, bancal, un os laissé à ronger au lecteur.

David Herbert Lawrence, L’homme et la poupée, Folio 1982, 352 pages, €9,50

D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

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Les romans de D.H. Lawrence déjà chroniqués sur ce blog

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Pierre-Henri Simon, Les raisins verts

Mère fervente catholique, père pharmacien humaniste, Normale Sup, Pierre-Henri Simon sera chrétien social. Son roman d’après-guerre résume son époque troublée, celle d’une enfance menacée par la guerre de 14, d’une adolescence déstabilisée par le surréalisme, l’absurde et l’art moderne, l’humiliation bottée de la guerre de 40 et l’échec de l’humanisme, pacifique ou socialiste. Les personnages du roman aspirent, comme tout un chacun, au bonheur : individuel dans le plaisir ou la publication, collectif dans l’action révolutionnaire, ou spirituel dans la fusion en Dieu. Mais chacun est rattrapé par son destin : celui de l’histoire, de la famille, du gouffre en soi des passions réprimées. La lucidité se veut le maître-mot.

Gilbert d’Aurignac est un médiocre qui a fait des études, s’est marié par convenances, a pris une maîtresse par circonstances, et se retrouve pris dans les rets de tout cela. De son épouse Irène, belle plante superficielle mais saine, il a eu une fille, Annou, mais sa femme n’a pas pu avoir d’autres enfants. De sa maîtresse, épouse de François son cousin pauvre, il a eu sans le vouloir un fils, Denis. Il ne l’apprend que plus tard, ne veut pas fâcher le cousin qui feint de l’ignorer et s’est attaché au petit garçon, et n’avoue jamais une fois François mort et la mère à demi-folle. Denis l’apprend incidemment à 17 ans alors qu’il a été recueilli dans la famille de son « oncle » Gilbert pour y être éduqué.

Depuis l’origine, Denis s’est méfié du beau, du bon Gilbert, paré de toutes les vertus par sa mère, mais qui lui semble faux. Il sera bien accueilli dans la famille de son père biologique, mais pas reconnu socialement. A cause de cela, il développe une haine pour tout ce que représente Gilbert : la bourgeoisie, les humanités, le libéralisme indulgent, la vanité sociale d’obtenir (par piston) la Légion d’honneur. Il ne s’entend bien – trop bien – qu’avec Irène, sa « tante », qui le cajole, l’aime comme une femme mère et chante pour lui d’une voix qui le charme. Une fois adolescent, il va développer un amour ambigu pour elle, sans aller jusqu’au bout par principe moral, bien qu’il s’efforce dans le même temps de lui ôter toute morale par ses paradoxes d’époque.

Gilbert voit tout cela d’un œil désolé, aimant ce fils qu’il n’a jamais reconnu, par lâcheté, souffrant de le voir le rejeter, inquiet de l’influence qu’il a sur Irène. Annou, âme paisible vouée à l’amour du lointain, a une cruelle prescience des turpitudes du monde et de celles où s’enferrent Denis son demi-frère et Irène sa mère. A 20 ans, le jeune homme est beau comme un dieu ; il se sent vivant et en pleine possession de ses moyens intellectuels. Il fréquente les communistes, sans illusion sur leur mentalité bornée et portée à l’autoritarisme, mais pour secouer le monde bourgeois décadent.

Il combat le mensonge, celui d’une époque qui se voue aux brutaux sans savoir réagir, qui délaisse la raison pour les excentricités des déconstructions, qui laisse le matérialisme envahir les esprits. Celui d’une famille qui ne reconnaît pas les faits, celui qu’il est le fils bâtard, que le mariage du diplomate humaniste est un ratage, qu’Irène n’aime pas et n’a jamais aimé son mari.

Le roman est construit en deux parties, chacune racontée par un personnage : Gilbert pour la première, Denis pour la seconde. Le drame va se nouer sur les mensonges, et se résoudre brutalement par la mort de tous : d’Irène contre un platane, de Denis par une balle durant la guerre d’Espagne, d’Annou retirée du monde en monastère fermé. Gilbert, ce médiocre qui n’a jamais eu l’énergie d’oser, reste seul, en raté.

Un roman dont les interrogations métaphysiques nous passent un peu au-dessus de la tête aujourd’hui tant « Dieu » n’est plus qu’une hypothèse qui ne séduit plus guère, mais qui décrit les contradiction sociales et les affres des secrets de famille avec précision. « Pourquoi l’ai-je détesté ? – déclare Denis de son père biologique Gilbert -. Parce qu’il paraissait heureux, triomphant, assis à l’aise dans un monde mauvais ; parce qu’étant le plus fort, il a bousculé les autres, séduit et abandonné ma mère, abusé de la confiance de Paçois [surnom gentil du père François] ; parce qu’il a voulu préserver, selon l’éthique de sa classe, l’apparence de l’ordre par un silence menteur » 224. Bourgeois, macho, menteur – tout ce qui est haïssable pour une jeunesse en feu. Mais, comme le renard de La Fontaine n’avait pu avoir les raisins, ne pouvant atteindre le bonheur, ils feignent de le mépriser.

Pierre-Henri Simon, Les raisins verts, 1950, éditions Les Indes savantes 2014, 240 pages, €14,00 ou J’ai lu 1968 occasion €47,99

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Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace

Arthur C. Clarke fut un auteur génial de science-fiction, décédé en 2008. En 1968, lors de l’écriture de ce roman, il n’était pas optimiste pour sa planète (avec la guerre du Vietnam, la menace nucléaire soviétique, la pollution, les famines), mais très optimiste sur le futur de l’humanité. L’homme n’avait pas encore posé le pied sur la lune (ce sera fait un an après) qu’il imagine déjà un voyage vers Jupiter (« la plus grosse ») et Saturne, là où…

Mais reprenons au début. Il y a trois millions d’années, des pré-humains poilus vivaient dans des cavernes en Afrique et les mâles se défiaient à grands cris de part et d’autre d’un ruisseau ; les femelles étaient violées au jour le jour et mouraient si elles étaient blessées. Le cerveau de ces homininés n’était pas très développé, analogue à ceux de nos jeunes de banlieue si l’on en croit leur comportement. Mais un jour… un monolithe de cristal noir apparaît dans la vallée. Il est de proportions idéales, 1x4x9, les trois nombres premiers, et semble absorber la lumière. Lorsqu’ils s’approchent, les bêtes humaines semblent un peu moins obtuses ; des gestes se développent, l’homininé apprend sans le vouloir, tiré vers l’intelligence par une civilisation bien plus avancée.

« Extra »-terrestre ? Pas sûr. Peut-être une humanité d’il y a longtemps, tellement évoluée qu’elle a quitté la chair pour n’être plus que pur esprit, ondes et corpuscules, pouvant ainsi naviguer dans l’univers entier aussi vite que la lumière. Cet « esprit » de l’univers, étape ultime de la « vie » qui y est née, pratique la sélection comme le fermier pour ses vaches : il explore les innombrables planètes et, là où il voit une lueur d’intelligence, encourage par monolithes l’évolution des êtres.

C’est bien plus clair dans le livre que dans le film qu’en a tiré Stanley Kubrick la même année (chroniqué sur ce blog), surtout sur la fin. Dans le roman, le fil conducteur est l’Évolution – programmée. Dans le film, le réalisateur s’intéresse surtout à la technique, au coup d’État de l’ordinateur de bord du vaisseau spatial HAL 9000 (Carl en français pour Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison).

Après trois millions d’années, l’humanité dans sa gloire scientifique s’est enfin installée sur la lune. Dans le cratère Tycho, le plus grand, elle y trouvent une Anomalie Magnétique de Tycho (ATM-1) : un monolithe de cristal noir. Un grand savant vient l’observer lorsque la poussière qui le recouvre est enlevée et, lorsque le soleil se lève, une puissante onde radio part dans l’univers, comme un condensateur qui libère son énergie. L’onde vise Saturne, d’où une expédition programmée en secret par les Américains pour y aller voir.

Explorator 1 est ce vaisseau, piloté par deux hommes et un ordinateur, plus trois techniciens en hibernation qui ne seront réveillés qu’à proximité de Saturne, six ans plus tard. C’est un voyage sans retour, même si un Explorator 2 est en train d’être construit pour rapatrier les astronautes par la suite. Tout se passe dans la routine, l’ordinateur assure la maintenance. Jusqu’au jour où il annonce aux deux hommes qu’un élément de l’antenne est défectueux et doit être réparé. L’un d’eux sort et le remplace, mais l’élément, une fois testé, ne montre aucune anomalie. La Terre, informée, teste elle aussi mais soupçonne plutôt une anomalie de l’ordinateur, un conflit de programmes.

Alors la machine Carl décide de prendre les commandes et d’éliminer les gêneurs. Une machine n’est pas intelligente, même si l’on parle d’IA, l’intelligence artificielle. Une machine est aussi conne qu’un guichet de Sécurité sociale où, si vous n’avez pas les bons papiers, vous vous heurtez à un mur de stupidité. Carl est programmé pour accomplir la Mission, même seul s’il le faut. L’humain lui est une gêne ? Il le supprime – sans état d’âme (puisqu’il n’en a pas). Voilà où est le danger de l’IA : confier à des robots (algorithmes et machines automatisées) des décisions vitales pour les humains de chair.

Son compagnon tué par la machine, au prétexte de changer une fois de plus l’élément défectueux, les hibernants sacrifiés en relâchant tout l’air du vaisseau par l’ouverture des sas, Bowman se retrouve seul, ayant réussi, par son astuce humaine, à échapper au danger systémique de la machine. Plus simplement que dans le film, il va débrancher les cartes mémoires supérieures de Carl pour le rendre légume, et prendre lui-même les commandes du vaisseau. La Terre lui révèle la mission, qu’il ne connaissait pas pour des raisons « de sécurité » (la paranoïa militaire) : joindre Saturne, approcher au plus près son satellite Japet, étonnamment brillant comme un œil qui regarde l’espace.

De plus près, l’œil a une pupille, un gigantesque monolithe de cristal noir de 900 m de haut, sur lequel Bowman décide de se poser en capsule, quittant le vaisseau où il est seul. Le monolithe se révèle un vortex, une sorte de trou noir qui est une « porte aux étoiles », permettant de passer d’un monde à l’autre, d’un bout de l’univers à un autre. La capsule est aspirée, Bowman incité à entrer dans un module extérieur… qui ressemble à une chambre d’exposition « vue à la télé ». Ce qui est d’ailleurs le cas : l’intelligence qui conçoit ce module se fonde sur des émissions télévisées terrestres d’il y a deux ans.

Le roman est dès lors bien plus clair que le film : Bowman est « initié » par les intelligences supérieures ; son corps ne lui sert plus et il « renaît » dans un bébé, lequel joue un temps avec un bloc de cristal, l’équivalent du monolithe pour les pré-humains. Mais l’homme est désormais bien plus intelligent et il saisit très vite : il devient comme les autres intelligence désincarnée, pur esprit. Ce qui lui permet de revenir sur la planète Terre juste à temps pour stopper une guerre nucléaire. L’Enfant est désormais maître du monde et ne sait pas encore ce qu’il va en faire.

Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace, 1968, J’ai lu 2022, 288 pages, €7,90, e-book Kindle €9,99

DVD 2001 l’odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey), Stanley Kubrick, €7,02, Blu-ray €9,00

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Jeunes olympiques 4

Les jeux vont se terminer, les officiels, les compétitions. Mais pas ceux des enfants ni des adolescents en vacances. Eux jouent toujours, détendus, à l’aise, sans vouloir gagner on ne sait quoi.

Aujourd’hui le rugby, le skate, le surf, le taekwondo, le tennis, le tir, la voile.

Il y a encore d’autres sports, mais on ne peut tout illustrer. Faites confiance à l’imagination des juvéniles pour en inventer qui exercent leur corps et apaise leur énergie.

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John Knittel, Amédée

« L’un des plus grands romanciers de notre époque », disait Romain Rolland de l’écrivain suisse né en Inde John Knittel. Je ne trouve pas. Romain Rolland était trop conventionnel, trop inséré dans son époque, pour voir l’avenir. Knittel est passé de mode : tout, dans ses sujets, son style, sa description « naturelle » des mœurs, est renvoyé à son temps.

Amédée est un jeune homme devenu ingénieur par la force de sa volonté. Il est orphelin de père parce que sa mère a tué son mari après avoir été mise enceinte par son beau-fils amant (objet du roman précédent, Thérèse Etienne). Le fils unique doit vivre avec l’opprobre social, sa mère au bagne. Élevé par un oncle pasteur, il devient cependant un mathématicien pratique accompli, beau, bien fait, énergique… Un homme nietzschéen comme l’entre-deux guerres en produisait en Europe.

Mais il est seul, inapte à l’amour, ou du moins la vie sociale de couple. Pauline, sa voisine d’enfance à la campagne, en tombe amoureux, mais il rompt brutalement : il ne peut pas. Des années se passent, Pauline s’est mariée à 19 ans, par dépit, avec Gusti, le prototype du Suisse content de lui, amateur de charcutailles et de bonne bouffe, maniaque, fonctionnaire et conventionnel en diable, qui n’aime que faire des économies.

Pauline n’en peut plus lorsqu’elle revoit par hasard le bel Amédée. Il a obtenu l’ingénierie en chef d’un projet de barrage d’une haute vallée suisse, le Rossmer, destiné à fournir de l’énergie à tout le pays. Car l’énergie, tout est là : pas de prospérité sans énergie, pas d’économie ni de confort sans énergie. L’eau est la meilleure des énergies car naturelle et coulant tout en force, si elle est bien canalisée dans des turbines issues de la technique ingénieuse des hommes. Amédée sait que le pétrole s’épuise déjà. Il est à fond productiviste – mais aussi idéaliste.

Il reprend à son compte l’utopie d’un Herman Soergel, né allemand en 1885 et mort à 62 ans percuté à vélo dans une ligne droite par une voiture qui n’a jamais été retrouvée… Il faisait de l’ombre aux puissances. Car son projet était d’assécher en partie la Méditerranée par un barrage géant à Gibraltar pour récupérer des terres cultivable et alimenter en énergie hydroélectrique l’Europe et l’Afrique devenu continent reconstitué : Atlantropa. L’équivalent du continent américain et du continent asiatique en kilomètres carrés. Cette énergie abondante devrait apporter la paix, chaque ex-empire ayant intérêt à la prospérité. Je me demande ce qu’en a pensé Staline, ou Hitler… D’autant que l’utopiste a oublié carrément l’évolution de la démographie : en son temps, l’Europe était pleine et l’Afrique vide ; ce n’est plus le cas du tout, au contraire ! Atlantropa ou le métissage généralisé ?

Cet idéalisme du grand projet est l’un des thèmes du roman, qui veut promouvoir une idée. On comprend mieux la remarque de Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, lui aussi humaniste poussé à faire communier les hommes par la technique et l’économie, via des héros pacifistes. Il a malheureusement terminé comme « idiot utile » de l’URSS à la fin de sa vie… Il croyait à l’avenir radieux – que l’on attend encore sous Poutine.

Amédée croit cependant en l’Europe à construire, à unifier par l’énergie et les grandes voies de communication, ce qui était prémonitoire, mais ne se fera qu’après une sale guerre nazie. Il a fallu vaincre le nationalisme pour cela. Et cela recommence : la Russie de Poutine ne veut pas être assimilée à l’Europe, par orgueil de mafieux arrivé. Pas question d’unifier par l’énergie et les grandes voies de communication le continent de l’Atlantique à l’Oural.

Pauline quitte donc brusquement son mari Gusti pour aller loger sur le chantier d’altitude où travaille Amédée et l’équipe qu’il a su fédérer autour de lui. Son charisme et son attention aux autres suscite l’enthousiasme des jeunes hommes, qu’il incite à se muscler physiquement et mentalement, et Pauline aimerait bien qu’il lui porte autant d’attention. Mais Amédée ne vit que pour le projet qui le consume. Le barrage terminé, il est vidé, malade. Pauline le soigne et il lui garde toute son amitié, mais pas au-delà. D’ailleurs elle n’est pas divorcée, son Gusti ne veut pas pour la punir par des chaînes. Ce n’était pas la femme qui décidait, en Suisse, avant-guerre.

Le roman se termine abruptement, comme si son auteur s’apercevait qu’il avait écrit déjà trop de pages. Tels des cow-boys solitaires, Amédée et Pauline s’éloignent l’un derrière l’autre, sur le glacier des hautes cimes. Pour quel avenir ? Mystère. L’histoire entre ces deux caractères pâtit du moralisme pacifiste du Projet d’Atlantropa ; il n’est jamais bon de mêler un prêche à un roman. Mais cette description de la mentalité optimiste d’avant-guerre nous parle de nos jours car nous sommes peut-être aussi en avant guerre. Poutine n’’st pas Hitler, mais il pense et il agit comme lui : par la force, la séduction et le mensonge.

John Knittel, Amédée (Power for sale – Amadeus), 1939, Livre de poche 1967, 500 pages, occasion €6,99

Attention sur Amazon aux langues des éditions, parfois la couverture est celle du Livre de poche en français mais le livre envoyé est en anglais ou en allemand. Mes liens tiennent compte de ce problème.

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Les vrais rois devraient être les premiers, dit Nietzsche

En descendant à la recherche de l’homme supérieur dont il a entendu le cri au chapitre précédent, Zarathoustra rencontre deux rois et un âne. Pourquoi un seul âne ? Dit-il. A ces mots, les rois se mettent à soliloquer. Les « bonnes mœurs » se perdent, celui qui parle n’est pas de la « bonne société ».

Mais « plutôt, en vérité, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu’elle se nomme la « bonne société » – bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs ». Beaucoup de choses sont dites en une seule phrase. La noblesse n’a plus rien de noble mais a dégénéré en apparence, ses vertus se sont réduites en fausseté. Elle se croit « bonne » et exemplaire, elle n’est plus qu’une caricature infatuée d’elle-même, une caste malade qui défend ses privilèges sans plus les mériter. Que défend-t-elle aujourd’hui par les armes ? Quel exemple donne-t-elle de la vertu ? Nietzsche incrimine comme en son époque « le sang », autrement dit la santé du corps et l’hérédité des gènes, sachant que pour notre philosophe, le corps est la base de l’humain et l’enveloppe de l’énergie vitale. Pas de vertu morale sans grande santé, pas de caractère trempé sans volonté de puissance, pas de vitalité génésique sans désir de créer et d’élever.

A l’inverse, « ce qui vaut le mieux aujourd’hui, c’est le paysan valide ; il est grossier, rusé, tenace et endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble. Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait régner. Mais c’est le règne de la populace – je ne me laisse plus tromper. Or, populace signifie : tohu-bohu. Pêle-mêle populacier : tout se mêle à tout, le saint et le gredin, le hobereau et le juif, et toute la ménagerie de l’arche de Noé ». Nietzsche apparaît donc non pas comme populiste (il hait la populace !) mais comme un conservateur traditionnel, préférant la vraie noblesse de la terre à celle, factice, des villes. Nietzsche est un aristocrate de l’énergie, et il trouve son aristocratie non dans les titres formels hérités du passé mais dans les classes sociales qui sont élevées sainement : de son temps, les paysans. Mais les national-populistes actuels se trompent en faisant des paysans d’aujourd’hui une classe plus saine ; nous ne sommes plus aux XIXe siècle où plus de huit personnes sur dix vivaient à la terre. Les gens vivent à plus de 80 % en ville désormais. Là où tout peut se mêler – mais nous savons qu’il n’en est rien, les distinctions de classes existent toujours, en témoigne la polémique à la française (et à la con) sur le collège privé Stanislas ; en témoignent aussi les votes avec leurs pieds des habitants des banlieues trop composées d’immigrés. On veut bien cohabiter en bonne intelligence, on ne se mélange pas, ou peu.

Nietzsche n’aime pas le mélange, le melting-pot à la Trump, le tout vaut tout des bobos, le métissage branché, les genres qui se déclinent en mille nuances de sexes (LGBTQAI+…). Quant au « juif », cité, il s’agit d’une classe sociale de son temps déconsidérée, pas d’une « race » – pour laquelle Nietzsche aura des mots adulateurs dans d’autres œuvres. « Rusé, tenace et endurant » sont d’ailleurs des qualités que l’on porte au crédit des diasporas juives dispersées dans le monde. Ainsi dans la Généalogie de la morale (III.22) où il admire l’Ancien testament et ses « grands hommes », « bien plus, j’y trouve un peuple » ; ou dans Aurore : « ils ont tous la liberté de l’esprit et aussi celle de l’âme que donne le changement fréquent de lieu, de climat, de mœurs, de voisins et d’oppresseurs » ; dans Le gai savoir : « L’Europe doit être reconnaissante aux Juifs quant à la logique et aux habitudes de propreté intellectuelle » ; dans L’Antéchrist : « les Juifs sont le peuple le plus extraordinaire de l’histoire », « qui possède la plus tenace vitalité ».

« Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers. » Quand l’apparence compte plus que la vertu, la carapace que le cœur, l’arbre est bel et bien pourri – et les humains aussi. Ce pourquoi le retour des « bonnes » mœurs nous fait rire aujourd’hui : il n’est que le masque de l’indigence native de ceux qui le prônent – les cathos tradi, les islamistes rigoristes, les national-étatistes, les nationalistes blancs – en bref les Poutine, les Erdogan, les Zemmour, les Le Pen. Ceux qui ont peur du changement pourtant inéluctable et incessant, ceux qui ont peur de ne pas être à la hauteur, ceux dont l’énergie vitale et culturelle décline.

Nous, rois, « nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifions les premiers. » En effet, le roi est originellement à la tête de ses troupes, élu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux ; il est responsable de l’abondance ou de la ruine. Plus aujourd’hui… et depuis longtemps déjà. Ce pourquoi les Anglais d’abord, puis les Français ensuite, on coupé la tête de leurs rois. Les premiers en ont importé un de Germanie, un plus fort et plus vertueux, mais ont drastiquement limité ses pouvoirs ; les seconds en élisent un tous les cinq ans, vite jaloux de son pouvoir tout en le rendant toujours comme avant bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas.

Mais surtout pas un tribun issu de la populace, dit Nietzsche, ni un duce, ni un führer, ni un caudillo. « C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches collantes et écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, à l’agitation des ambitieux, aux haleines fétides ». Non, Nietzsche n’aurait certainement pas été nazi ! De là à préférer un roi…

Les rois cherchent eux aussi « l’homme supérieur » – supérieur aux rois qu’ils sont. Ils lui amènent un âne, comme au Christ avant d’entrer à Jérusalem, toujours cette référence biblique dont Nietzsche est imprégné comme fils de pasteur. « Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. Alors tout devient faux, oblique et monstrueux. » Voyez Hitler, Mussolini, Trump – des ratés parvenus, des faux. Nos présidents en France sont quand même souvent parmi les meilleurs, nous devrions nous en réjouir.

Car, lorsqu’ils sont aussi bas que la populace, c’est pire ! « Et quand ils sont les derniers mêmes, plus bêtes qu’hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : ‘Voici, c’est moi seule qui suis la vertu’ ! » Les délires mystiques de l’Allemand, les désirs de grandeur de l’Italien, la foutraquerie du deal de l’Américain, deviennent des « vérités alternatives », de fausses vérités, le mensonge assumé en vertu, la bassesse en politique…

Devant Zarathoustra, « il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole. Il prononça distinctement et avec malice : I.A. » Car désormais, notre « intelligence » devient artificielle.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Tout vaut la peine, dit Nietzsche

Zarathoustra est assis en haut de sa montagne devant sa grotte. Il retrouve un devin qu’il a connu, « nourri et désaltéré à sa table, le prophète de la grande lassitude qui enseignait : ‘tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle’. » Au contraire, pour Zarathoustra/Nietzsche, rien n’est égal, tout vaut la peine, le monde a le sens que lui donne la volonté, le savoir libère.

Le « devin de la grande lassitude » est la part d’ombre de Zarathoustra, celle qui est en chaque humain et lui fait dire de temps à autre : à quoi bon ? Pourquoi se casser ? Tout n’est-il pas éphémère et vain ? Les humains ne restent-ils pas des bêtes stupides qui ne font aucun effort intellectuel, des moutons bêlant qui suivent la passion du troupeau pour un maître qui les domine et les manipule, des assoiffés de sexe animal sans préjudice du mal qu’ils font ?

Le « dernier péché » du meneur d’hommes, de l’élévateur des âmes Zarathoustra est la pitié. Le devin de lassitude le provoque en lui faisant écouter « le cri de détresse » qui vient des profondeurs de la plaine. C’est le cri de « l’homme supérieur » – qui n’est pas encore Surhomme – et qui souffre de ses efforts et ne sait encore que maladroitement rire et danser. Car il n’y a pas de bonheur, dit le devin de lassitude, « vaines sont toutes les recherches ».

Zarathoustra se secoue et part à la recherche de l’homme supérieur qui crie pour le protéger des animaux sauvages. Mais le devin de lassitude lui dit qu’il sera toujours là, en embuscade, « patient et lourd comme une bûche ». Le poids de la fatigue et de l’écœurement.

« Qu’il en soit ainsi ! » s‘écrie Zarathoustra comme le Christ. Lui aussi est venu pour sauver les hommes et a connu la lassitude : Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mais il dit « ainsi soit-il ». La leçon est qu’il ne faut jamais renoncer et que la lassitude est une faiblesse passagère, un instinct vital qui vacille et s’use. L’asthénie est un péché contre la vie et contre l’avenir. En morale, la force d’âme repose sur l’énergie que l’individu met au service de son action.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Les sept sceaux de Nietzsche

Les sept sceaux concluent la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, en référence au livre de l’Apocalypse qui conclut la Bible. On se souvient que Nietzsche était fils de pasteur et qu’il a assidûment lu les textes sacrés. Sa propre prophétie est ici déroulée en entier par son prophète Zarathoustra, avatar du fondateur du Zoroastrisme, né en Iran vers 1500 ans avant notre ère.

« Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », scande Nietzsche/Zarathoustra à la fin de chaque sceau. Telle est sa signature, l’amour de l’éternité, lui qui est « plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, qui chemine entre le passé et l’avenir (…) prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, chargé d’éclairs affirmateurs ! qui se rit de leur affirmation ! » – tel est le premier sceau qui scelle le destin du prophète : deviner l’avenir.

Le second est colère et moquerie, « balai pour les araignées » et « vent purificateur ». Il est celui qui « aime à être assis sur les églises détruites ». Églises mises pour dogmes réputés intangibles et qui ne demandent qu’à être remis en cause, « falsifiés » selon Karl Popper en ce qui concerne la science.

Le troisième est souffle et rire, « jouer aux dés avec les dieux ». il est celui qui fait trembler la terre « de nouvelles paroles créatrices ». Un appel à s’épanouir soi-même et à créer ses propres valeurs, ce qui vaut pour bien vivre : des enfants, une œuvre, des actes envers les humains et des créations artistiques.

Le quatrième sceau est son art de mêler. « Ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et le pire au meilleur. » Car, selon Nietzsche, « il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume. » Car en ce monde, tout est sans cesse mêlé et sans cesse en mouvement. Le pur n’est qu’une vue de l’esprit, une abstraction ; tout est lié, bon comme mauvais, bien abstrait comme mal abstrait, contrairement au dogme biblique trop binaire – et l’humain doit faire avec s’il veut devenir plus qu’humain.

Le cinquième est une « joie de navigateur », un goût profond d’explorer l’inconnu et de connaître l’inouï. « J’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit. » Il s’agit d’une joie inquiète, sans cesse le mélange entre le bon et le mauvais, l’exaltation qui pousse et la prudence qui ne laisse pas en repos. Les côtes ont disparu, mais en route !

Le sixième sceau est la « vertu du danseur » qui ne reste jamais en repos, une « méchanceté riante » qui décape les fausses illusions, les stratégies de pouvoir et les mensonges. « Dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude. » Ceci « est mon alpha et mon oméga », dit Nietzsche, « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ». Bien loin des pesantes digestions des petit-bourgeois allemands de son temps qui ruminent leur petit foin dans leur petit coin en regardant passer les trains ; loin des lourdeurs de la philosophie allemande qui jargonne avec les mots-valise, si aisés à créer en allemand ; loin des ventres à bière et goûts de la fange de ses compatriotes.

Quant au septième sceau, il est la synthèse de tout cela. « Ainsi parle la sagesse de l’oiseau : voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ? » Rien n’est jamais établi mais sans cesse en mouvement ; rien n’est jamais donné qu’on ne doive conquérir ; nulles paroles ne sont à prendre pour argent comptant mais soupesées et critiquées car elles sont avant tout mensonges – vrai partiel, enjolivé ou flétri, déformé par celui qui parle et la vision qu’il a de ses propres paroles – les mots ne sont que des abstractions des choses et les phrases des échafaudages de mots, pas du réel. Pour Zarathoustra, l’éternité est un éternel recommencement, l’anneau Draupnir du dieu Odin (qui était un bracelet viking et non pas une bague), qui faisait ruisseler la richesse.

Car Nietzsche l’Allemand reste proche de la mythologie nordique dans son subconscient. Comme elle, il exalte une aristocratie qui met en avant le caractère et l’énergie, l’art poétique et ses variations plus que le traité philosophique ne varietur. Comme elle, Nietzsche voit l’histoire du monde comme une suite de cycles de naissances et de décadences qui se terminent par une catastrophe cosmique avant la renaissance d’un monde nouveau doté de valeurs nouvelles.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Georges Blond, Le survivant du Pacifique

George Blond est un ancien marin – donc hostile par préjugé ancré de la Royale à l’Angleterre. Après avoir collaboré avec l’Allemagne dans les années de guerre, il est amnistié en 1953 et devient romancier. Il écrit des histoires policières et des fresques historiques sur la guerre qui vient de se terminer. Il est décédé en 1989 à Paris à 82 ans. Il raconte très bien et son livre sur la guerre du Pacifique, chroniqué ici, est un survol magistral de ce que furent les opérations. Le « survivant » du Pacifique fut le porte-avion américain Enterprise, surnommé le Big E, qui a été souvent endommagé mais jamais coulé. Ayant fait toute la guerre et participé à toutes les opérations importantes, il est un lieu d’observation privilégié.

Ce navire mis en service en 1938, long de 246 m, armé par 2919 hommes et portant jusqu’à 90 avions, est arrivé quelques heures après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941, qui a précipité les États-Unis « sidérés » dans la guerre. Comme d’habitude, on l’a vu le 11-Septembre 2001, ils n’avaient rien vus, ou plutôt ignoré la montée à la guerre. Les Japonais ont osé, étirant leurs lignes au maximum pour réduire Hawaï, île avancée dans le Pacifique, afin que la flotte américaine (3 porte-avions seulement sur le Pacifique) se replie sur la Californie et laisse le champ libre à l’expansion nippone en Asie du sud-est et du sud-ouest. Les sévères sanctions économiques prises par les Américains après l’invasion japonaise de l’Indochine française (collaborationniste) et des Philippines (protectorat américain), ont poussé le Japon à s’étendre pour assurer son espace vital et l’accès aux matières premières indispensables à son économie.

Mais cette « traîtrise » de Pearl Harbor a généré selon l’auteur une véritable haine contre « les petits hommes jaunes » (les Japonais étaient à l’époque, en fonction de leur alimentation, plus petits en taille que les Chinois). D’où le raid de Doolittle en avril 1942 pour bombarder Tokyo, où l’Enterprise a assuré la protection aérienne du porte-avions Hornet, porteur de 16 B-25. Ce raid audacieux, où les bombardiers n’ont pas regagné leur porte-avions mais ont été abattus ou se sont posés en Chine nationaliste ou en URSS, a permis de « venger » Pearl Harbor et de lancer la mécanique industrielle américaine pour la guerre.

En effet, la puissance des États-Unis ne s’est jamais montrée aussi forte que lorsque le pays était menacé. De quatre porte-avions dans le Pacifique contre onze pour les Japonais on est passé à une trentaine en quelques mois, sans compter les croiseurs, destroyers, frégates, vedettes rapides et autres engins de débarquement. Les avions américains se sont améliorés à grande vitesse, rendant le chasseur Mitsubishi Zero japonais si manœuvrant mais fragile, moins efficace. Les pilotes américains ont été formés dès 18 ans, car l’extrême jeunesse était plus habile à la manœuvre des avions ; les besoins de pilotage des bateaux de transport ont été aussi assurés par des jeunes aux formations en six mois. L’énergie, l’inventivité, la puissance américaine, ont gagné la bataille. Ce n’était qu’une question de temps.

L’Enterprise a participé à la bataille de Midway, la bataille des Salomon orientales, la bataille des îles Santa Cruz, la bataille de Guadalcanal dans les Salomon, la bataille de l’île de Renell dans les Nouvelles-Hébrides, le débarquement sur l’île de Tarawa puis de Kwajalein dans les Marshall, celui des îles Truk dans les Carolines, les Palaos, la bataille de Saipan la bataille de la mer des Philippines, la bataille du golfe de Leyte et un soutien aérien aux débarquements sur Iwo Jima et Okinawa, sous le feu des avions kamikaze. A chaque fois, les Japonais s’étaient fortifié largement et de façon inventive, les assauts n’étaient pas des parties de plaisir car les bombardements massifs – à l’américaine – laissaient intacts les ouvrages enterrés. La disproportion des morts dans les deux camps était abyssale, par exemple 21 000 tués japonais à Iwo-Jima contre 4500 morts ou disparus américains. L’honneur japonais exigeait le sacrifice jusqu’à la mort. Certains soldats sortaient quasi nus, en une excitation quasi sexuelle de la souffrance pour se faire hacher par les balles, percer par les baïonnettes, ou griller par les lance-flammes.

Cette fresque, outre un exemple de sacrifice patriotique où chacun « fait son boulot » pour accomplir la grande œuvre stratégique, montre combien la puissance économique et industrielle fait le sort des guerres. C’est la tare de la Russie actuelle de l’ignorer encore, commandée par des mafieux qui ne songent qu’à leur intérêt propre ; c’est l’objectif de l’Iran, qui évite tant se faire que peut la guerre ouverte pour se renforcer d’abord, malgré son régime religieux qui incite peu au patriotisme ; ce devrait être la préoccupation de l’Union européenne, engluée dans la paresse de la paix. Mais les nigauds préfèrent toujours leur fin de mois à la fin de leur monde.

Georges Blond, Le survivant du Pacifique – l’odyssée de l’Enterprise, 1957, Livre de poche 1962 réédité 1976, 442 pages, occasion €12,00 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

– édition pour les 9-12 ans adaptée par Raoul Auger en e-book Kindle, €6,99

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Musée Mauritshuis à La Haye 2

Je retiens une scène délicieusement morale de Jan Steen, 1665, où des adultes font n’importent quoi, pervertissant les gamins par leur exemple : le père rigolard donne à fumer une pipe à son fils, la femme au décolleté défait se fait verser à boire tandis qu’une chaufferette lui émoustille les dessous, la vieille chante sans savoir lire les notes, les autres font du tapage, le bonnet de travers. Le titre donne la leçon du tableau : les vieux chantent, les enfants fument – soit il ne faut jamais donner le mauvais exemple aux gamins.

Le même a peint vers 1658 une Fille mangeant des huîtres avec une manifeste gourmandise. Elle semble céder à la tentation, en cachette des personnes à l’arrière-plan, et inviter du regard le spectateur à partager avec elle la fraîcheur sexuelle et aphrodisiaque du coquillage délicieux. Une manière de vanter sa moule.

Du même toujours, la Vie humaine de 1665 est comme une scène de théâtre. Le rideau se lève sur une vaste salle où toutes les activités ont lieu, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge avancé : cuisiner, élever des enfants, jouer de la musique, badiner, converser, servir…

Le Démocrite en philosophe rieur, de Johannes Morceles vers 1630, a un rire plus satirique ou frappé de folie que libérateur. Il est matérialiste et sceptique, ce qui est fort peu chrétien et pas très catholique. Selon Juvénal, « toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. » Il regarde ici la mappemonde et se gausse des vermisseaux humains qui font de leurs bagatelles des questions métaphysiques alors qu’elles n’ont aucune importance.

De Frans Hals, le Jeune garçon riant (vers 1627) dont la bonne bouille ronde pleine de dents s’étire en grenouille tellement il est joyeux de vivre. Les tableaux de fleurs additionnent toutes les saisons en un méli-mélo artistique.

Mais c’est le tableau de Paulus Potter, Le Taureau (1647), qui fait grimper aux rideaux le guide : la vache a de beaux yeux alors que le paysan est banal et balourd. Quant au taureau, il n’en parle même pas : il a un problème avec les mâles.

Le Chardonneret de Carel Fabritius (1654), peintre de Delft mort lors de l’explosion de la poudrière en pleine ville, qui le ravit. La bête est fine, le plumage bien lissé, les couleurs sobres.

Il y a des Rembrandt, pléthore de Rembrandt célèbres. Par exemple La Leçon d’anatomie du docteur Tulp où le cadavre en premier plan est une anamorphose. Il est de taille réelle uniquement si l’on regarde le tableau depuis la gauche.

Il a peint également une Andromède (vers 1630), matrone aux gros seins et au ventre arrondi de bourgeoise, dénudée jusqu’au sexe et pendue par les deux mains le long d’un rocher. Elle attend le monstre qui viendra la violer, ou le prince charmant Persée qui viendra la délivrer. Mais il faut de l’imagination devant cette rentière égarée dans la mythologie.

Même chose pour Homère (1663), fort peu grec mais plus vieillard de ghetto.

Suzanne qui peigne ses cheveux, en 1636, est plus dans le ton.

D’autres « trönies » – trognes ou portraits. Celui d’Un vieux.

D’un Jeune homme au béret à plume.

D’un Homme qui rit. Lough out loud !

De Hendrick ter Brugghen, La Libération de Pierre, en 1624, fait du premier apôtre un vieillard frileux et effrayé devant la jeunesse impétueuse de l’ange resplendissant de jeunesse fougueuse qui vient le délivrer. Il croise les mains en vieux conservateur et a un mouvement de recul face à l’audace d’oser. L’ange, l’épaule droite dénudée, s’est approché jusqu’à presque le baiser sur la bouche, afin de lui insuffler un peu de cette énergie vitale qui le quitte.

La boutique présente beaucoup de gadgets à la vente, frappés du logo de la Jeune fille à la perle : des chaussettes, des cravates, des mugs, des porte-clés, des carnets, des reproductions. Même une chatte en même. Il va de soi que je n’achète aucun « souvenir ».

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Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Laissez tomber les croyants, dit Nietzsche

La jeunesse passe et, avec elle, son innocence ; la fatigue vieillit les jeunes et les rend « vulgaires et nonchalants » ; elle les rend surtout « pieux » – par lâcheté devant la vie. « Ils sont fatigués de la connaissance, et maintenant ils calomnient même leur bravoure du matin. »

La jeunesse pour Nietzsche est la vie dans toute son énergie, qui se bande vers le soleil et fait danser ses pieds, qui fait pétiller son esprit et attise sa curiosité. « Le rire lui faisait signe dans ma sagesse », déclare Zarathoustra. Mais la liberté demande du courage, elle est un fardeau – il est plus facile de se soumettre à un gourou, à un parti, à une morale – à un dieu. On sera ainsi confortablement installé – « nonchalant » -, parmi les autres médiocres – « vulgaire » -, sûr de son dogme – « pieux ». Tous les mots sont à soupeser, dans une phrase de Nietzsche.

« Hélas ! Ils sont toujours peu nombreux, ceux dont le cœur garde longtemps son courage et son impétuosité ; et c’est dans ce petit nombre que l’esprit demeure persévérant. Mais le reste est lâcheté. Le reste : c’est toujours le plus grand nombre, ce sont les quotidiens et les superflus, ceux qui sont de trop. – Tous ceux-là sont lâches ! » De rares êtres ont la force et le courage de regarder la vie en face, la cruauté de la connaissance, les responsabilités de la liberté. Le plus grand nombre vivra sa petite vie pépère, râleuse et sans futur – par sa faute.

Zarathoustra a rencontré successivement « des cadavres et des baladins » – autrement dit des dépourvus d’esprit et des esprits faibles et volages. Puis des croyants : « beaucoup d’amour, beaucoup de folie, beaucoup de vénération enfantine » ; en bref des faibles qui suivent sans savoir mais par affect. Les vrais disciples sont rares, ceux qui font leur miel et se trouvent eux-mêmes, ceux qui apprennent à penser par eux-mêmes et qui quittent leur maître Zarathoustra quand le temps est venu de voler de leurs propres ailes.

Les croyants ne sont pas utiles au philosophe, ils sont velléitaires, ils ne « peuvent » pas. « Si ces croyants pouvaient autrement, ils voudraient aussi autrement. Ce qui n’est qu’à demi entame tout ce qui est entier. Quand les feuilles se fanent, pourquoi se plaindrait-on ? Laisse-les aller, laisse-les tomber, ô Zarathoustra, et ne te plains pas ! »

Ces croyants repentis « sont redevenus pieux », ils ont rejoint la doxa chrétienne, se sont soumis à la moraline sociale et au Dieu tonnant. Ce Dieu qui veut être le seul Dieu – faisant éclater de rire toutes les divinités. « Un dieu jaloux s’est oublié à ce point ». « Alors tous les dieux ont pouffé et se sont écriés en branlant sur leur siège : ‘N’est-ce pas là précisément la divinité, qu’il y ait des dieux, qu’il n’y ait pas un Dieu ? » Le sacré est un sentiment humain vénérable, selon Nietzsche ; l’obéissance à un seul Dogme, soi-disant transmis par une abstraction d’Être suprême est une imposture. Respect pour l’arbre et la source, ou pour la montagne et le vent. Aucun respect pour la prétention à régenter le monde et les humains par des textes écrits une fois pour toutes par une Projection paternelle éternelle.

Aussi, « c’est une honte de prier ! » s’écrit Zarathoustra. « Tu le sais bien : le lâche démon en toi qui aime à joindre les mains ou à croiser les bras et qui désire une vie plus facile : – ce lâche démon te dit : ‘Il existe un Dieu !’ Mais ce faisant tu es de ceux qui craignent la lumière, de ceux que la lumière inquiète. » Mieux vaut le brouillard de l’obscurantisme que la clarté de la vérité, pense Zarathoustra des pieux, car la vérité fait mal, comme un scalpel, alors que le brouillard fait illusion, console de la réalité par son embellissement factice.

« Car partout je sens de petites communautés cachées, et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l’odeur des bigots. Ils se mettent ensemble pendant des soirées entières et ils se disent : ‘Laissez-nous devenir pareil à de petits enfants et dire ‘bon dieu !’ » Et Nietzsche d’égrener tous les pièges des truqueurs et manipulateurs des âmes, pour les soumettre à leur dieu : la morale, le parti, la patrie, la religion. Ces petites âmes ne voient pas grand, ce pourquoi elles se mettent en petits comités, avec des pensées étroites, s’en remettant innocemment à ce Père éternel qui leur dira quoi faire, les enrobera d’un voile de Maya et les consolera en leur promettant l’Au-delà.

Ce sont des « araignées » à l’affût de proies croyantes, des « pêcheurs à la ligne au bord des marécages » – les bas-fonds de la société ; ou des harpistes « chez un auteur de chansonnettes » pour embobiner « des petites jeunes femmes » – groupies midinettes toujours prêtes à croire n’importe quoi pour voir le loup ; ou « un sage à moitié détraqué » qui invoque les esprits – faute d’en avoir un à lui ; ou « un vieux musicien, roué et charlatant, à qui les vents pleureurs ont enseigné la lamentation des tons » – on ne peut que penser à Wagner, l’idole des romantiques nationalistes du temps de Nietzsche ; ou encore des « veilleurs de nuit » pour « réveiller de vieilles choses endormies depuis longtemps » – les vieilles terreurs, les mythes profonds, les fantasmes moraux ou politiques, dont Dieu est l’avatar suprême.

« Il est trop vieux, dit un veilleur de Dieu le Père. Il ne s’occupe plus du tout de ses enfants ». « A-t-il donc des enfants ? Personne ne peut le démontrer s’il ne le démontre lui-même ! (…) Il a du mal à démontrer. Il tient beaucoup à ce qu’on croie en lui. – Oui ! Oui ! La foi le sauve, la foi en lui-même. C’est l’habitude des vieilles gens ! » Autrement dit, Dieu n’existe que parce que l’on croit en lui. Il ne fait rien de concret pour ceux qu’il appelle « ses enfants », il ne démontre rien par la raison, il exige seulement de la foi. En un siècle qui a vu l’essor de la science, la foi recule, devient archaïque. « Le temps n’est-il pas depuis longtemps passé, même pour de tels doutes ? Qui aurait le droit de réveiller dans leur sommeil d’aussi vieilles choses ennemies de la lumière ? Il y a longtemps que c’en est fini des dieux anciens. »

Le chapitre est intitulé « Des transfuges », et ce sont bien ces êtres jeunes et pleins d’énergie, de volonté pour la puissance, qui ont déserté comme des soldats trop lâches et sont passés à l’ennemi, se ralliant à la morale commune, à l’opinion commune, au politiquement correct, à la religion consolatrice. Ceux-là ne seront plus eux-mêmes mais seront agis par le regard des autres, les normes sociales, le ce-qui-peut-se-dire, les dogmes de la croyance. Ils ne seront pas libres mais égaux, pas fraternels mais soumis aux mêmes maîtres, pas éclairés ni savants mais ignorants et incultes.

C’est le grand nombre. Tant pis pour eux. La liberté nietzschéenne n’est pas faite pour la masse ;

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La prochaine guerre sera celle des opinions

Hier c’étaient le nombre des hommes, leur armement, leur commandement et leur courage. Aujourd’hui, ce sont les opinions, les émotions manipulées et les réseaux. Ce qui compte est aujourd’hui moins d’afficher la plus grosse (armée) que de convaincre les (petits) cerveaux de la masse mondiale.

Nous changeons de monde – une fois de plus

Les États-Unis, forts de leur économie, de leur sens de l’initiative, de leur esprit d’entreprise et de leur aptitude à tout oser, ont durant un siècle (depuis la crise de 1929) assuré leur hégémonie sur le monde. Exit le vieux continent, le Royaume-uni décati, la France affaissée, l’Allemagne en ruines, l’Italie ridiculisée et l’Espagne marginalisée : les États-Unis assuraient tout, de l’économie avec le Plan Marshall et les exportations de biens de consommation, la mode des marques technologiques (Chevrolet, IBM, Apple, McDonald, Coca Cola – avant Google, Microsoft, Tesla…), le soft power culturel avec le cinéma, la musique, les artistes d’avant-garde, les thrillers, les séries, les applis – et la protection militaire avec de gros missiles, une flotte imposante, une armée mobilisable partout dans le monde, des interventions massives.

Ce monde-là, dans lequel ma génération a vécu, est terminé. C’est une fin de cycle. Pas de nouvel imperium pour le moment. Il se pourrait qu’il soit chinois, croit-on – il se pourrait aussi que non, les problèmes de la Chine étant de plus en plus avérés : démographie en berne, économie qui ralentit, dettes internes abyssales, contestations dans les courants du parti communiste, commerce international qui se ferme, notamment sur la haute technologie. Nous sommes dans le flou malgré la boussole de l’histoire, sans gendarme du monde – et l’ONU, ce « Machin » selon de Gaulle, continue de faire rigoler.

La seule parade possible semble être aujourd’hui de dissuader.

C’est ce que fait Poutine quand il agite l’arme nucléaire, dont son armée peut user tactiquement, ce qui est tacite depuis le temps de l’URSS. C’est ce que recherche l’Iran et la Corée du nord, qui veulent à tout prix la bombe pour dissuader l’empire américain de les soumettre.

Mais la dissuasion peut être aussi non-nucléaire. Elle peut être :

  • économique – sur les métaux stratégiques, les flux commerciaux (détroit d’Ormuz, mer Noire, mer de Chine), les sanctions ;
  • énergétique – sur le pétrole et le gaz contrée par la construction de centrales nucléaires nouvelles et l’accélération des panneaux solaires et des éoliennes ;
  • migratoire – en favorisant ou non le passage des migrants vers l’Europe faible, incapable par humanisme bêlant de les arrêter et de les expulser.
  • culturelle – par un contre-modèle ; Poutine cherche à en établir un, mais ses actions ne font pas rêver… Xi en stabilise un, mais il reste fragile et peu attrayant ; Orban tente de le faire pour son pays. Mais que fait l’Europe ? Que fait la France ?

L’Amérique continue d’être la boussole car rien n’est encore terminé. Les élections présidentielles restent pour définir tous les quatre ans ce qui est possible. La période Trump fut une vaste blague qui a abouti à un vaste chaos, personne ne comprenant plus rien dans le monde à la politique étrangère étasunienne. Trump était contre le terrorisme mais a laissé les Talibans revenir en Afghanistan ; Trump était contre la Corée du nord mais a joué les matamores pour accoucher… d’une souris jaune ; Trump a voulu mettre à bas l’Iran mais son retrait du Traité l’a au contraire encouragé… Trump est un foutraque qui n’a d’autre politique que médiatique, une grande gueule de télé, sans rapport avec la réalité. Tout ce qu’il veut, c’est « une belle blague» – et les gens le croient – car les gens sont bêtes, surtout lorsqu’ils se mettent en bande sur les réseaux sociaux où la raison se réduit au plus petit commun dénominateur, ce qui n’est pas grand-chose.

Ce sont les opinions publiques qui vont commander

Via les réseaux sociaux à diffusion instantanée hors de tout contrôle, elles vont dire qui ressort vainqueur des conflits, parfois même si l’armée a gagné. C’est ce qui est train d’arriver à Israël, il est vrai mal servie par un gouvernement réactionnaire qui a porté les religieux intégristes juifs au pouvoir. Comment déplorer encore et toujours les attentats odieux du Hamas – qui n’ont duré que deux jours à peine – alors que Gaza est sous les bombes depuis quarante jours – comme dans la Bible ? Les réseaux ont bruissé un moment des atrocités islamiques, mais les atrocités des bombes israéliennes durent depuis un plus long moment. Souvent opinion varie, et l’aiguille est focalisée sur ce qui dure.

Les États ne sont plus en mesure de désigner l’ennemi

C’est pourtant ce qui définit leur souveraineté politique. Ce sont les arènes cognitives qui prennent le relais depuis quelque temps, c’est-à-dire les espaces sociaux où se construisent les perceptions du monde. Les États-Unis avaient cette capacité à gros débit avec leur soft power carotte, aidé du gros bâton armé. Désormais, l’info devient infox et ils ne maîtrisent plus grand-chose. La ferme à trolls de Prigogine a manipulé sciemment les élections américaines ; les réseaux de Wagner ont tenté d’accuser l’armée française de crimes de guerre au Mali en dissimulant des cadavres sous le sable (heureusement détectés par un drone de surveillance qui les a filmés) ; deux Moldaves, semble-t-il inféodés aux réseaux mafieux de Poutine, ont tagué des étoiles de David bleues sur les murs de Paris pour faire croire à une provocation d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, en tout cas pour raviver l’antisémitisme et encourager le chaos social.

En cas de réélection de Trump, les institutions américaines vont de plus en plus probablement se bloquer. La Cour Suprême ne représente plus la conviction de la majorité de l’électorat, certains États se démarquent des décisions fédérales pour inscrire par exemple le « droit » à l’avortement dans leur propre constitution. La démocratie américaine, phare du monde libéral depuis Tocqueville, montre ses limites et craque. L’hyperpuissance n’est plus acceptée comme un modèle par l’opinion mondiale , notamment après l’assaut des supporters d’un président battu aux élections sur le Capitole, siège du pouvoir, comme dans une vulgaire république bananière ou africaine. Trump a ruiné l’image des États-Unis.

L’Europe et ses vieilles démocraties, parfois républicaines oligarchiques, parfois monarchiques, parfois fédérales ne réussit mieux. Elles font et ont fait la morale au monde entier (cette plaie qu’a longtemps incarné la gauche française), mais montrent dans les faits leur deux poids-deux mesures, sans parler de leurs divisions. Israël bafoue l’ONU depuis des dizaines d’années ? On ne la contraint pas, on ne la sanctionne pas, on ne manifeste pas sa réprobation. Même quand des Juifs orthodoxes extrémistes veulent soumettre la Cour suprême, personne ne bronche, ce serait de l’antisémitisme que de même en parler. Les pays arabes ont laissé – sciemment – prospérer des « camps de réfugiés » aux portes d’Israël depuis 1948 ? Nul ne s’en offusque, c’est pourtant le signe que l’exil serait provisoire, que l’État d’Israël est un imposteur qui ne saurait durer – et cela entretient le ressentiment, suscite l’appel religieux au djihad, le terrorisme. Mais qui s’en offusque ? Deux poids-deux mesures.

Le « Sud global » – expression qui n’a guère de sens puisque le « sud » inclut semble-t-il la Russie – a beau jeu de dire que les démocraties n’ont pas de leçons à donner et qu’elles pourraient balayer devant leurs portes. Elles ne respectent pas leurs promesses et ne contraignent pas ceux qui les servent. Pourquoi donc se mêlent-elles des affaires intérieures ? Au nom de quelle morale supérieure – souvent bafouée ?

Bon, il y a les nations, mais quelle régression ! Les idéologies rigides ont toujours fait perdre les guerres démontre l’historien anglais Paul Kennedy.

La conscience planétaire liée à la connectivité accrue de l’humanité est désormais la meilleure arme.

Aux plus habiles de la manipuler pour gagner la guerre, la vraie – celle de l’opinion. Le vainqueur est celui qui raconte la meilleure histoire sur X-twitter ou sur Youtube. Les sciences du comportement peuvent faire basculer les croyances et les valeurs des individus, ainsi que leur capacité à décider, via les émotions.

Les biais cognitifs et les dissonances morales (doutes de conscience coupable, hésitations d’humanisme dévoyé) s’engouffrent à plein dans les réseaux sociaux, sur les plateaux de télévision, les think tanks, les ONG, et autres « zassociations » toujours prêtes à se donner le beau rôle de la posture morale.

La prochaine guerre mondiale sera celle des opinions.

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Nietzsche parle de l’éternel retour et du surhomme par énigme

L’obscurité du propos permet de durer. Tout ce qui est trop clair passe vite, comme si chacun avait compris et oubliait. Parler par énigme est, comme dans les Évangiles, le moyen de faire réfléchir le lecteur, de le faire s’arrêter un peu plus longtemps que s’il lisait une maxime. Dès lors qu’il a déchiffré l’énigme, il a vraiment compris : il l’a faite sienne. Ce pourquoi Zarathoustra, l’incompris, parle de plus en plus par énigmes, assez loin de la clarté du début de ses discours.

Il commence par s’affirmer : « Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne peuvent pas vivre sans danger ». Il s’adresse aux marins, aux explorateurs, aux « chercheurs hardis ». Car il est animé d’énergie vitale et garde sa curiosité, Zarathoustra. Il parle « À vous, ivres d’énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs  : – car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse le long du fil conducteur  ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure. » La volonté vers la puissance est une énergie qui sourd de la vie même ; elle appelle l’exploration, le savoir, le faire-sien sur les choses et les êtres. Elle n’aime pas le tout-cuit, le Dogme servi d’office, la Révélation une fois pour toute de tout ce qui est et sera, la conclusion définitive. Sans arrêt elle doute, elle remet sur le métier son ouvrage, elle ne cesse d’aller de l’avant. Zarathoustra est un aventurier.

Aussi Z raconte son rêve – un de plus. Il marche sur un sentier. « Plus haut  : – défiant l’esprit qui l’attirait vers en bas, vers l’abîme, l’esprit de la douleur, mon démon et mon ennemi mortel. Plus haut  : – quoi qu’il fût assis sur moi, l’esprit de lourdeur, mi-nain, mi-taupe, paralytique, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, versant dans mon cerveau, goutte-à-goutte, des pensées de plomb. » L’inverse de l’énergie vitale est l’inertie fatiguée, celle qui renonce et se niche dans le confort de ne pas chercher, de ne pas savoir, de tout simplement croire pour se laisser vivre. Des vaches à l’étable. L’esprit de lourdeur dont Nietzsche accusait les Allemands, ses compatriotes alourdis de choucroute et de bière, regardant passer les trains sans jamais les prendre. Le nain peut peu, la taupe ne voit rien, le paralytique ne marche pas, le sourd ne peut pas entendre et le cerveau se ralentit avec des pensées de plomb. Toute aventure est un risque, dit le nain ! Toute pierre lancée haut doit retomber, ainsi tu retomberas, Zarathoustra. – Et alors ? Pourquoi ne pas tenter, demande la volonté ? Qui ne tente rien n’a rien, jamais. Qui n’ose pas ne sera rien, jamais.

« Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage  : c’est ce qui a fait taire jusqu’à présent en moi tout découragement. (…) Car le courage est le meilleur meurtrier – le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a une fanfare. Or, l’homme est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la douleur la plus profonde. (…) Le courage tue aussi la pitié. Or, la pitié est l’abîme le plus profond : l’homme voit au fond de la souffrance aussi profondément qu’au fond de la vie. Mais le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque : il finira par tuer la mort. » Au fond, le courage se confond avec la volonté vers la puissance : le courage est la vie même. Rien que de naître ou de s’éveiller le matin est du courage ; agir et réfléchir sont du courage ; penser par soi-même et avancer malgré tout, malgré la douleur personnelle, la pitié pour les autres, et la mort même, est du courage. La fanfare est l’affirmation de soi, de sa volonté de vivre, de la vie humaine. Z donne une leçon sans énigme. « À mesure qu’on s’avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. » Ainsi parlait aussi Anatole France dans La vie littéraire.

L’énigme vient ensuite. « A nous deux ! » dit Z au nain de lourdeur. « Tu ne connais pas ma pensée la plus profonde ! Celle-là tu ne saurais la porter ! » S’élabore à cet instant la formulation de l’éternel retour, une énigme pour beaucoup et pas encore vraiment résolue. Chaque lecteur a sa petite idée sur la question, mais elle se heurte à la logique comme à la croyance.

Faut-il « croire » à l’éternel retour comme à un mythe qui affirme le présent, voulant par là-même qu’il revienne à jamais tant il est accepté ?

Faut-il, en bonne logique, considérer que le passé qui se cristallise dans l’instant est toujours gros de l’avenir, ce qui fait que l’avenir est déjà écrit comme s’il revenait à cause du passé ? Tel est le karma bouddhiste, et l’on sait que Nietzsche a été influencé par le bouddhisme. « Et si tout ce qui est a déjà été : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique [l’instant présent au carrefour des deux routes du passé et de l’avenir] lui aussi ne doit-il pas déjà – avoir été ? Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l’avenir ? et se détermine donc lui-même ? » Nietzsche semble pencher pour cette seconde solution car c’est la vie qui veut la volonté et la puissance qui ne cesse de s’affirmer. L’avenir est donc écrit dans la vie même – on ne se refait pas -, même s’il n’est pas écrit en toutes lettres.

La vision de Z s’efface et se remplace, comme dans les rêves. C’est alors que surgit un chien qui hurle à la lune, car la lune crée des fantômes et la nuit des voleurs, et le chien, conçu comme animal fidèle, gardien de l’humain très moyen, n’aime ni l’un ni l’autre. Pas plus que le paysan ou le petit-bourgeois qui craignent pour leurs biens. Mais le chien bondit et gémit auprès d’un jeune berger étendu, blessé : un serpent noir lui était entré dans la bouche. Le berger est l’incarnation de la jeunesse à l’état naturel, souvenir des bergers grecs, de l’humanité en son énergie vitale et en son avenir. Le serpent est ce qui l’empêche de respirer, de vivre, une incarnation du diable dans la religion chrétienne – on se souvient que Nietzsche avait un père pasteur – la tentation d’Eve de quitter son libre-arbitre pour succomber aux tentations des choses.

Le courage parle alors et Z dit au jeune : « Mords ! Mords toujours ! La tête ! Mords-lui la tête. » Le berger mordit et ressuscita. « Il n’était plus ni homme, ni berger, – il était transformé, auréolé, il riait ! » Et Zarathoustra de poser l’énigme : « Quel est l’homme dont le gosier sera envahi par ce qu’il y a de plus noir et de plus terrible ? » Ce berger jeune qui a vaincu le serpent diabolique qui étouffait sa vie en coupant son souffle est probablement le surhomme, celui qui a le courage de trancher la tête de toutes les billevesées fantomatiques et insidieuses qui l’empêchent de réaliser sa pleine volonté, qui bloquent sa vie.

L’énigme est résolue. Ce pourquoi Z déclare : « Le désir de ce rire me ronge : Oh ! comment supporterais je de mourir maintenant ! » On sait que le rire est libérateur, qu’il est celui de l’enfant innocent dans un premier mouvement. « Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès », disait Bergson dans Le Rire. Le rire est la vie même, son expression la plus haute, celle qui déclare : « on ne me la fait pas ! Mais j’accepte tout cela comme tout ce qui est ; que tout cela est plaisant ! » Et Gargantua de professer chez Rabelais : « Mieux est de ris que de larmes écrire / Pour ce que rire est le propre de l’homme ».

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Sur le thème de l’Ascension

Toujours, les hommes ont voulu aller plus haut, regarder au-delà de l’horizon, se hisser au-dessus.

Tous jeunes, les gamins ne cessent de grimper aux arbres, monter à la corde, escalader les murs, avant les montagnes une fois ados – et parfois le ciel.

Dans l’Antiquité, les humains voulaient se surmonter pour s’égaler aux dieux. Ainsi Héraclès le grec, dit Hercule chez les Romains.

Le christianisme a renversé les valeurs pour soumettre les humains au seul Dieu : c’est son « fils » qui est descendu sur terre pour se faire homme… avant de remonter aux cieux une fois crucifié, mort et enterré. Mais le caveau était vide et, quarante jours après Pâques, date de sa mort, il est monté depuis le mont des Oliviers (certains croient qu’ils voient la trace de son pied) pour rejoindre son « père » avec son corps glorieux. Un jeudi.

Les catholiques disent qu’il s’agit de vivre dans son amour pour atteindre le nirvana chrétien : « l’état de bonheur suprême et définitif », selon le caté.

Sans aller jusque-là puisqu’ils ne sont pas dieux, les petits grimpent par atavisme, pour forger leurs muscles, pour mieux voir. L’esprit leur viendra plus tard, saint ou pas. Mais rien que l’énergie de vivre suffit à les faire se redresser, se lever et se surmonter. Au risque de la chute.

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Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre

L’ambassadeur de France honoraire qui fut en poste en Europe centrale et conseiller du président Chirac, livre un essai tout récent sur les événements en cours. C’est une analyse classique, un exposé Science Po ancien style en trois parties et dix chapitres qui rappellent l’histoire, font le point et livrent des hypothèses. Dans six mois il sera probablement obsolète mais a le mérite de fixer la situation de l’Union européenne dans ce qui survient avec l’agression de Poutine sur l’Ukraine, pays souverain.

La première partie analyse « la guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde ».

La guerre d’Ukraine était-elle évitable ? L’auteur croit que la diplomatie, à condition qu’elle fût plus nette et plus ferme, aurait pu éviter un conflit armé. L’exemple du président Sarkozy dans l’affaire de Géorgie n’a pas été renouvelé, la faute aux complexités du processus de consensus et de décision à 27. Les prétextes de Poutine pour déclencher la guerre sont inexacts, et l’auteur de rappeler « les trois memoranda de Budapest » (p.18) du 5 décembre 1994 qui prévoient la remise des armes nucléaires de l’Ukraine à la Russie, à condition de respecter l’intégrité territoriale et les frontières. Ces memoranda sont signés de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Poutine s’assied carrément dessus en 2014 puis en 2022. De même sur l’élargissement de l’Otan, que Poutine n’a pas contesté en 2004, après ceux approuvés par Eltsine en 1997. Pour la Crimée en 2014, « à l’époque, la démarche russe est surtout préservatrice de ses intérêts commerciaux. Un dialogue aurait pu s’ébaucher entre Bruxelles et Moscou » p.21 Depuis, l’objectif de promenade de santé de Poutine pour établir un gouvernement prorusse en Ukraine, est devenu, avec la résistance ukrainienne, un antagonisme viscéral et désormais assumé contre l’Occident. « L’utilisation du mot nazi, la référence aux ‘drogués’ sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. Un Occident qui, désormais,, est le véritable ennemi de la Russie. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident » p.31. Dès lors, la guerre était inévitable, en attendant l’escalade avec l’Otan, puis l’éventuel recours au nucléaire.

De plus, l’Europe est partagée entre unité et fractures, l’unité face aux aléas du monde, dont la crise financière, la crise climatique, la crise pandémique, la crise ukrainienne, la crise énergétique, la crise inflationniste… et les fractures du populisme et des petits intérêts nationaux mal compris. Le « couple » franco-allemand (dont les Allemands contestent l’image) bat de l’aile avec deux présidents affaiblis, Macron pour son dernier mandat sans majorité absolue et Scholz à la tête d’une coalition hétéroclite. La France a perdu de sa puissance avec son déclin industriel et ses revers diplomatiques en Afrique, et l’Allemagne voit remise en cause ses liens énergétiques avec la Russie et industriels avec la Chine post-Covid. Alors, « quelle place pour l’UE dans l’ordre international de 2023 ? » : bien faible. Ce sont les États-Unis ou rien. Pourtant, l’UE a des relations commerciales dont la rupture ferait mal à la Chine si elle était sanctionnée pour avoir agressé Taïwan… Encore faudrait-il le vouloir.

L’auteur donne quatre missions à l’UE : 1/ « valoriser son statut de principale zone de prospérité dans le monde », 2/ « mieux gérer la contribution européenne au défi écologique » (ce jargon bruxellois vise la décarbonation), 3/ « retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel » (qui ne va pas sans financements, l’exemple du vaccin anti-Covid le prouve, découvert en Allemagne, exploité aux États-Unis sous gestion d’un Français), 4/ « disposer d’instruments plus robustes (…) marché, commerce, monnaie, agriculture – peuvent être mieux gérés » (par qui ? comment?) p.65. Tout cela apparaît un peu comme des vœux pieux à long terme qui ont peu d’effet sur la conjoncture analysée dans cet essai immédiat.

La seconde partie s’interroge : « sommes-nous entrés en économie de guerre ? »

La politique de sanctions est partiellement efficace mais a subi les retards et tergiversations des petits intérêts nationaux ou sociaux. Elle ne mettra pas fin à la guerre ni ne fera reculer Poutine, apparemment devenu psychorigide et persuadé d’avoir raison à lui tout seul.

L’énergie est une arme de guerre mais aussi un « passeport écologique », sans que ce terme recouvre grand-chose – disons qu’il peut permettre d’accentuer la transition vers d’autres énergies que celles vendues par la Russie, mais avec quel financement et à quelle échéance ? Le paquet européen pour 2030 semble bien pusillanime, même s’il a le mérite de faire un premier pas avec « l’ajustement du carbone aux frontières » p. 82. Mais la pénurie d’électricité de cet hiver (pas encore fini…) montre combien la politique de sanctions envers le pétrole et le gaz russe a fait naître des problèmes internes aux États en fonction de leur mix-énergétique : la ressource devient une arme de guerre.

La troisième partie analyse « l’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel ».

La Défense a repris de l’avenir dans les discussions européennes, souvent l’écho assourdi de celles des cafés du commerce. Les soi-disant « dividendes de la paix » n’étaient que des naïvetés entretenues par la propagande soviétique à l’usage des pacifistes hippies, puis par la propagande russe à destination des mêmes, embourgeoisés devenus écologistes. Une « boussole stratégique » a été mise en place fin 2022 par l’UE avec listage des menaces, augmentation des budgets et – surtout – objectifs industriels. Cela conduit surtout à renforcer l’Otan, qui s’est réveillé brutalement de sa mort cérébrale sous l’électrochoc asséné par le Dr Poutine. Malgré cela, peut-on faire toujours confiance aux États-Unis ? La période Trump a montré que non, une défense proprement européenne en complément paraît faire son chemin lentement dans les esprits. La politique des petits pas prévaudra sans doute, alors que des accords plus contraignants entre certains États sont possibles – mais voulus par qui ?

Le défi migratoire demeure, car l’islamisme ne s’est pas arrêté avec la guerre et la Russie conquérante déstabilise chaque jour un peu plus les pays d’émigration au Proche-Orient et en Afrique. Quant aux Ukrainiens qui ont fui la guerre en masse, et les quelques Russes jeunes et éduqués qui en font autant à bas bruit, il s’agit de les accueillir, donc de trouver « un système multicritère » d’accueil européen et « d’accords de gestion des flux migratoires » avec les pays tiers p.109. Vastes discussions à venir, qui vont accoucher… de quoi ? Et quand ?

Le risque de l’élargissement de l’UE demeure, les « petits » pays candidats de la mosaïque balkanique ayant chacun une histoire différente et des institutions à refaire. Les élargissements précédents ont été mal préparés, allant même jusqu’au « laxisme » p.113 à propos de la candidature de la Turquie. Un élargissement à 36 membres « limiterait rapidement à une zone de libre-échange accompagnée d’une caisse de solidarité », dit joliment l’auteur p.116. Quant à la Turquie, « une population de 86 millions d’habitants lui assurerait la première place en nombre de voix au Conseil, tandis que son faible niveau de développement garantirait à Ankara l’octroi de subventions de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Très difficile à constituer, la cohésion et l’identité européennes seraient mises à mal » p.118. Quant à l’Ukraine, l’ampleur des besoins seraient du même ordre pour sa reconstruction et augmenterait l’influence de l’Allemagne dans l’UE.

« Une longue guerre de position semble s’engager, dès lors qu’une victoire de l’un des deux camps est improbable » p.123. Les relations futures de l’UE et de la Russie, une fois la guerre terminée ? Cinq principes ont été définis en 2016 par Mme Mogherini : 1/ strict respect des accords de Minsk, 2/ relations renforcées avec les partenaires orientaux de l’UE (Ukraine, Moldavie, Asie centrale), 3/ renforcement de la résilience UE dans l’énergie et les cyberattaques, 4/ coopération sélective avec la Russie (ayant une valeur ajoutée pour l’UE et pas seulement pour les États), 5/ soutien aux contacts entre personnes (acteurs, universitaires, scientifiques, groupes démocratiques). La suite a eu lieu sous Macron dès 2019 sur la sécurité, les défis communs UE-Russie, les conflits régionaux, les principes et valeurs. L’Otan a méprisé, les pays de l’Est ont été réticents, l’Allemagne et l’Italie assez d’accord (à l’époque). Ces initiatives pourraient être remises sur la table en montrant combien Moscou a peu à gagner avec le concept d’Eurasie où une immense Chine avalerait tout cru la démographiquement étique Russie.

Qui peut incarner la souveraineté européenne ? Là, vaste débat. Dans le maquis des institutions toutes plus obscures les unes que les autres pour le grand public afin de savoir qui fait quoi, il faudrait clarifier nettement – et rapidement – entre « la souveraineté partagée » p.132, la « gouvernance » p.133, « l’espace intérieur de sécurité et de justice » p.134, « affaires étrangères et défense » p.134. La bordélisation des instances de décision de l’UE, pour reprendre un thème à la mode, et la ligne politique sur le plus petit dénominateur commun n’ont pas abouti à grand-chose. D’où l’exigence d’un nouveau traité – pour les États qui souhaitent approfondir. Mais lesquels ? Cet essai pose plus de question qu’il n’en résout.

La conclusion de toutes ces réflexions est donnée dans l’introduction : « Une guerre mondiale n’est pas certaine. Mais ses ingrédients sont en place : l’exacerbation des nationalismes, l’évocation de l’emploi d’armes nucléaires, la formation de nouvelles alliances antagonistes » p.14. Voilà qui est dit.

Au total, un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes.

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, 2023, éditions Pepper L’Harmattan, 142 pages, €15,00

Les essais – et le roman – de Pierre Ménat déjà chroniqués sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock

Le crime parfait, ou presque, inspiré du premier roman policier de Patricia Highsmith. Deux inconnus se rencontrent par hasard dans un train ; l’un deux propose d’échanger les crimes : lui tuera la femme de l’autre qui refuse de divorcer et s’envoie en l’air avec le premier venu ; l’autre tuera son père, tyran autoritaire qui veut le faire enfermer, à défaut de travailler. Pas de mobile pour chacun, inconnus de l’entourage, sitôt arrivés sitôt parti – des tueurs sans traces.

Sauf que le plan ne se passe pas comme prévu. Bruno Anthony (Robert Walker), fils unique à maman et gosse de riche, n’est pas net mais un brin psychopathe. La trentaine sonnée, il adore encore mystifier les gens en leur racontant des horreurs, joignant parfois le geste à la parole au point que les vieilles dames emperlousées s’en étranglent. Le jeune et beau tennisman Guy Haines (Farley Granger, 25 ans au tournage), célèbre par les revues de sport, le rend presque jaloux. Il a ce que Bruno ne parvient pas à avoir : un travail dans lequel il est bon, la notoriété, une nouvelle fiancée Anne (Ruth Roman, 28 ans au tournage), fille de sénateur, qui lui a offert un briquet gravé à leurs deux initiales – bien que Guy ne fume quasiment pas. Si Bruno le tente par le meurtre prémédité de sa femme Myriam (Laura Elliott) devenue encombrante et enceinte d’un autre, le jeune Guy agit comme le Christ au désert, il refuse. Mais le diable a mille ruses, dont la première est le fait accompli. Et la seconde la malice : prenant une cigarette, il demande du feu et omet de rendre le briquet.

Même si Haines lui a dit non, interloqué de voir que n’importe qui connaît presque tout de sa vie intime par la presse, Anthony va le faire – et réclamer sa réciproque. La première scène du film où ne sont vues que les chaussures, disent tout des bonshommes : la frime bicolore du raté, les richelieus sobres du jeune homme bien dans sa peau. C’est en se faisant du pied que les deux inconnus se rencontrent dans le train et se parlent. Une vraie passe de drague pour le fils raté qui veut être reconnu et aimé. D’où la provocation des meurtres. Ce que le bon sens du champion refuse. L’autre va donc insister, s’obstiner, s’imposer. Jusqu’à la haine, une inversion d’amour.

Mais ce sentiment négatif ne le servira pas, il se prendra à sa propre toile et terminera comme il se doit. Bruno suit Myriam, serpent à lunettes qui s’amuse follement avec deux jeunes avec qui elle va faire la fête avant de coucher. Il profite d’un moment où elle est seule dans la nuit pour l’étrangler, sur l’île d’amour du parc de Metcalf, alors que les deux jeunes sont en train d’amarrer le bateau. Il se voit en miroir dans les lunettes de la fille et jouit de sa terreur progressive. Il la laisse morte et empoche les lunettes pour preuve, ainsi que le briquet de Guy, qui est tombé de sa poche. Cela lui donnera une idée.

Pendant ce temps Guy, en colère parce que Myriam a refusé de divorcer et qu’elle est enceinte, a téléphoné à Anne qu’il voudrait la supprimer – il l’a même répété trois fois, comme le reniement de Pierre dans les Évangiles. A l’heure du meurtre, qui est très vite découvert par les petits amis de Myriam, le tennisman est dans le train pour New York en compagnie d’un vieux prof aviné qui lui explique les intégrales (John Brown). Le problème est qu’il ne se souviendra de rien, trop bourré pour faire un témoin. Guy ne peut donc offrir qu’un demi alibi aux inspecteurs : il a cité un passager effectivement dans le même train, mais a pu monter en route à Baltimore. Les flics le surveillent donc constamment pour voir s’il va se couper.

Bruno le maniaque harcèle Guy pour qu’il accomplisse son meurtre en retour, celui de son père haï. Il lui téléphone, le rencontre « par hasard » au musée, dans la rue, s’incruste même aux invitations du futur beau-père, sénateur, se lie de relations mondaines avec des amis de l’entourage. Il envoie par la poste un plan de la maison avec une clé, puis un pistolet. Excédé, Guy décide d’en finir : il déjoue (facilement) la surveillance des flics sous sa fenêtre et se rend à la maison de Bruno, jusqu’à la chambre du père indiquée sur le plan. Il veut parler avec lui de son fils et lui dévoiler la machination du fou. Mais le vieux n’est pas là et c’est Bruno qui l’attend. Ce qui est curieux est que Guy aurait pu tirer sur la forme dans le lit, pour accomplir sa mission et tuer ainsi le psychopathe net. Bruno joue avec la mort, la donnant sans remord mais désirant aussi qu’on la lui donne pour expier sa mauvaise nature. La devoir au beau jeune homme amoureux et à qui tout réussit serait peut-être une grâce, un geste d’amour peut-être. Il y a une ambiguïté homosexuelle, consciente ou non, dans le film. Peut-être était-ce l’époque, au masculinisme accentué du fait de la guerre toute récente.

Mais Guy repart de la maison sans même que Bruno ne lui tire dessus. Guy a-t-il même pris le soin d’ôter les balles du chargeur, puisqu’il n’avait pas l’intention de tirer ? Il est probable que non, ce qui montre sa légèreté, voire son innocence au sens psychologique. Il a même oublié de débrancher le téléphone chez lui, qui a sonné interminablement la nuit, sans doute Anne toujours inquiète et cherchant le réconfort en vrai femelle du temps, ce qui a intrigué les flics. Ils se sont alors aperçus, mais un peu tard, que l’oiseau s’était envolé. Anne a en effet découvert le pot aux roses en observant Bruno évoluer en intrus parmi les convives d’une soirée organisée par son père le sénateur, où il a parlé crime avec deux épouses qui s’ennuient et a mimé l’étranglement sur l’une d’elle. Hypnotisé par les lunettes de Babette (Patricia Hitchcock), la sœur d’Anne qui le regardait, il en a oublié de ne pas serrer trop fort et s’en est même évanoui. Guy a alors tout avoué à Anne, sa rencontre, la proposition des deux meurtres sans mobile, son refus et le harcèlement. Mais le dire à la police serait devenir coupable aux yeux de la loi, sans témoin fiable pour le corroborer.

Bruno a une autre idée : aller remettre le briquet sur l’île du parc d’attraction pour faire accuser directement Guy et se venger de son refus de tuer son père. Il l’en informe et le jeune tennisman veut alors le rejoindre pour l’en empêcher mais sa fiancée lui fait remarquer qu’il doit tout d’abord subir l’épreuve du championnat de tennis, ce serait louche s’il déclarait forfait. Guy va donc s’efforcer de gagner en trois sets, malgré un adversaire coriace, pour attraper un train vers Metcalf avant la nuit tombée, heure où le meurtrier ira incognito déposer la preuve sur l’île. Ce qui donne une séquence de suspense bien construite où les images du match serré où tout est à l’initiative de Guy et les images du voyage inexorables de Bruno vers Metcalf sont intercalées.

Grâce à Babette, efficace personnage secondaire qui prépare un taxi pour lui, Guy parvient à attraper le train pour Metcalf et arrive au soleil couché. Les flics qui le surveillent préviennent leurs collègues sur place et il est suivi en force dans le parc d’attraction. Bruno est retardé par la foule qui se presse sur l’île, voulant voir « les lieux du crime » ; aucun bateau n’est disponible et la queue est longue. Il est reconnu par son chapeau enfoncé sur les yeux et son air sévère, halluciné plus que fêtard, par le loueur de canots (Murray Alper), qui l’indique aux flics. Mais, voyant Guy, il tente de lui échapper en grimpant sur un manège qu’un con de flic fait tourner en folie lorsqu’il tire un coup de feu en pleine foule qui tue le machiniste, poussant le levier à la vitesse maxi.

Le combat entre Guy et Bruno est un autre moment de suspense, avec le sempiternel gamin innocent des films américains. Juché sur un cheval de bois, il tape avec enthousiasme sur Bruno le méchant qui l’envoie bouler, manquant in extremis d’être éjecté si Guy ne l’avait pas retenu puis sauvegardé dans une baignoire. Lorsque le manège est enfin arrêté par un employé qui passe dessous afin d’accéder au frein d’urgence, tout s’écroule dans un fracas pré-hollywoodien au milieu de la foule hystérique, et Guy s’en sort alors que Bruno y reste. Il mentira jusqu’au bout, sans se repentir une seconde en mauvais larron, niant avoir le briquet et accusant Guy de l’accuser. Alors qu’il l’a dans la main, qui s’ouvre à son dernier soupir devant le flic qui comprend tout.

Le côté destinée, version protestante de la grâce innée ou du mal sans recours, est très fortement souligné dans ce film noir. Guy est la jeunesse championne, énergique et innocente – en bref l’Amérique juste après-guerre ; Bruno est la version décadente d’enfant gâté, pourri de l’intérieur, jaloux et paresseux, voué à détruire. Le pendant féminin est entre Anne, fille de riche mais non gâtée, amoureuse – et Myriam, dont la fêlure intime est révélée par le port de lunettes, qui veut jouir sans payer, égoïste et menée par le vagin.

Un thriller efficace qui n’a rien perdu de son mordant ni de son attrait. Je l’ai vu et revu régulièrement. En connaître la fin n’a aucune importance car ce qui compte est la progression tragique de la prédestination au mal.

DVD L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951, avec Farley Granger, Robert Walker, Ruth Roman, Leo G Caroll, Warner Bros Entertainmenent France 2001, 1h39, €7,40 blu-ray €15,81 – avec version bis britannique, 2 mn de différence.

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Autre chemin, autre gîte

Nous prenons à huit heures un petit-déjeuner continental pour partir à neuf heures. Pain, beurre, croissant sucré, confiture, yaourt : ni fromage ni charcuterie sauf quelques tranches de saucisson in extremis. Des pêches-abricot sont mûres et fermes, c’est encore le meilleur. A propos de galbe, la fille immaculée mais bien roulée nous prend en photo pour montrer qu’elle reçoit aussi des groupes dans son gîte isolé.

Le sentier est aujourd’hui aisé, celui « secret » des pèlerins souvent à l’ombre. Nous marchons 18 km comme hier mais ils sont moins fatiguant car avec moins de relief et une tendance à descendre. Érables, genévriers, chênes verts, charmes, hêtres, laissent peu à peu la place à la forêt de chênes pubescents (à poil). Quelques spécimens sont majestueux, le tronc large, la frondaison haute. Le chêne pubescent se reconnaît à son gland dressé sur pédoncule court et par les poils serrés sur le dessous des feuilles – ce qui justifie son nom un brin sexuel…

En poursuivant la métaphore érotique, « le charme d’Adam est d’être à poil » : tel est le moyen mnémotechnique pour reconnaître le charme aux feuilles dentelées du hêtre aux feuilles poilues. Le guide nous montre aussi la cardère, un chardon servant à carder la laine, de la famille de l’artichaut. La plante est aussi appelée « bar à chardonneret » car ses feuilles recourbées retiennent l’eau de la rosée. Je reconnais le fragon, ce faux houx aux baies rouges si jolies à Noël, j’apprends qu’on l’appelle aussi « asperge des Romains » car les pousses se mangent, confites au sel ou au vinaigre. Des cyclamens fleurissent, qu’une fille appelle improprement crocus.

Nous « écharpons » (comme dit le guide) la forêt ombreuse composée de hêtres et de chênes dans le Bosco Vergone del Lupo. De grands chênes centenaires à embrasser à plein bras s’élèvent ici ou là, souvent à la croisée des chemins forestiers. Le groupe s’empresse d’aller faire câlin, enserrer le tronc mâle craquelé comme la patte d’un éléphant pour « capter l’énergie ». Le lierre pousse avidement, les feuilles jeunes vigoureusement dentelées à cinq pointes. Une fois adultes, plus haut sur la liane, elles prennent une forme de triangle : elles n’ont plus à être mignonnes pour séduire.

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Sports de plage

Que faire sur la plage quand on est jeune et plein d’énergie ?

Des acrobaties en bande sur les agrès, mais c’était le bon temps – en noir et blanc ; aujourd’hui le « principe de précaution » empêche tout équilibre non assuré…

La bonne vieille balançoire reste de mise, même si elle est préférée des filles parce qu’elle leur donne le tournis et des émois prépubertaires.

Pour les garçons, le ballon. On peut y jouer seul ou, mieux, avec des copains. Cela fait courir et se jeter dans le sable, en peau nue, c’est délicieux.

Pour les petits frères ou sœurs, l’aquaparc offre de belles glissades où l’eau aseptisée d’aujourd’hui remplace la boue bio (donc) remplie de bactéries d’hier.

De quoi affronter la prochaine rentrée avec des muscles affermis à faire bouillir les copains et un bronzage à faire pâlir les copines.

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Victoire  de la modernité sur le repli

C’est donc Emmanuel Jean-Michel Frédéric Macron dit Manu, né en 1977, qui l’emporte face à Marion Anne Perrine Le Pen dite Marine, née en 1968 – qui n’aime pas son année de naissance. Mais le président sortant ne l’emporte plus qu’avec 58,55% des voix contre 66.1% en 2017 contre la même, avec 28% contre 25.4% d’abstention. Avec parfois des bulletins nuls originaux…

J’ai regardé le débat du second tour entre les deux candidats le mercredi 20 avril. Un débat sans grand intérêt, un stage de rattrapage pour qui n’a lu aucun des deux programmes. Je juge plus sur la personnalité et la direction générale que sur le détail précis des « mesures » promises et pas toujours financées ni constitutionnellement possibles. Le président sortant a dominé le débat sans conteste, plus précis, plus pédagogique, plus sensé que sa rivale. Comme d’habitude, elle est trop légère, floue sur le financement, persuadée que « le peuple est souverain » donc que « tout est possible », sans réfléchir au fait que nous sommes dans un Etat de droit et qu’il y a des procédures à respecter, sans parler du Préambule de la Constitution. Rappeler les vérités, qui ne sont jamais bonnes à dire à ceux qui rêvent, fait taxer « d’arrogance ». Le populo envieux de l’intelligence et de la réussite scolaire, qu’il n’a pas été capable de suivre, préfère volontiers l’amoureuse des chats. C’est oublier que les chats, comme les enfants, sont mignons mais aussi cruels et sans morale ; ils sont routiniers et conservateurs, haïssant tout étranger survenant dans la maison. On voit bien que la candidate Le Pen se moque du droit et des procédures, qu’elle a fait sa chattemite pour mieux sortir les griffes une fois au pouvoir. Son but affiché pour qui sait lire entre les lignes est d’orbaniser la vie politique et les institutions, comme son congénère l’a fait en Hongrie.

Pour cela, violer le Parlement, tester l’Europe, plébisciter le principal par référendum en démocratie directe à la Mussolini – son idéologie le réclame. Elle a été moins agressive et moins nulle mais pas moins insuffisante. Même si Macron a été parfois condescendant, il est manifestement plus intelligent et surtout travaille plus ses dossiers que l’ancienne fêtarde qui n’a exercé que deux années comme avocate. Le talent, la vitesse de la pensée, la capacité de mémoire et de synthèse, n’est-ce pas ce qu’on demande à un président ? Naviguer à vue sous prétexte que « je veux » (en feignant que le Peuple veuille), n’est pas réaliste, même si c’est démagogique.

Le président sortant, réélu pour son second mandat, a un bilan plutôt bon par rapport à ses prédécesseurs. Sauf sur la dette à 112,9 % du PIB fin 2021, mais Covid oblige ; aurait-il fallu laisser se débrouiller toutes les entreprises et tous les salariés sans rien faire, comme dans les années 30 ? Les fascistes le rêvaient, puisque cela a permis alors de porter des autoritaires étatistes au pouvoir, Mussolini, Hitler, Horthy, Franco, Salazar. Mais nous sommes en démocratie libérale, pas en régime parlementaire à l’ancienne.

Emmanuel Macron a assuré + 6,0 % de pouvoir d’achat et de fortes créations d’emplois malgré une croissance deux fois plus faible que celle du quinquennat Chirac – pourtant si « populaire » ! Pour le présent, pas analysé par Le Pen, l’Europe et la France sont confrontés à trois chocs : un choc de confiance lié à l’incertitude géopolitique et énergétique croissante, un choc de demande par la hausse des prix sur le pouvoir d’achat des ménages et les coûts des entreprises, un choc d’offre lié au bouleversement des chaînes de valeurs du à la pandémie comme à la guerre et aux sanctions, conduisant à des interruptions de production et à une inflation par rareté. Le baril de pétrole s’envole et l’euro baisse – à cause de l’agressivité russe d’origine soviétique ; les transports et les billets d’avion vont prendre encore 10 à 20 % dans les mois qui viennent ; même le train devrait augmenter au-delà du plafonnement du prix de l’électricité jusqu’à l’été. Ce n’est pas « l’immigration » ni « la sécurité » qui résoudront ces problèmes comme par magie.

Le combat électoral a affronté deux France, celle des petits – volontiers frileuse, nationaliste, égoïste, pleine de ressentiment, adepte des yakas expéditifs et de la théorie du Complot – et celle des éduqués qui veulent poursuivre le progrès, adhèrent à la modernité du monde, ouverte et moins pessimiste, croient aux réformes progressives et à la négociation avec les autres. En gros la Contre-Révolution ou la Révolution, Joseph de Maistre ou Nicolas de Condorcet, le corps politique primant l’individu ou les droits de l’Homme, les anti-Lumières (comme en Russie) ou les Lumières. On sait, dans l’histoire, comment les élections d’un jour permettent parfois d’éviter les élections futures en bâillonnant la presse, muselant l’opposition, emprisonnant les dissidents, faisant disparaitre les rivaux trop populaires. Hitler élu une fois, resté au pouvoir jusqu’à sa mort ; Poutine pareil ; Orban le suit ; Marine le veut. Heureusement, pour les cinq prochaines années, le peuple de France ne l’a pas voulu. Un répit bienvenu avant les grandes tragédies, peut-être…

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Jean-Pierre Fontana, Shéol

Jean-Pierre Fontana, toujours vivant et 82 ans, est tombé dans la science-fiction étant jeune homme et ne l’a jamais quittée. Auteur de nouvelles, éditeur de revues, créateur de festivals et du Grand Prix de la Science-Fiction Française devenu Grand prix de l’imaginaire, il crée, promeut et célèbre la science-fiction. Shéol est son premier roman publié sous son vrai nom.

Nous sommes dans quelques vagues milliers d’années et la terre est épuisée : trop d’humains, trop de prédations, trop de déchets radioactifs et autres. On ne sait plus si c’est la lente dégradation du climat due aux activités humaines proliférantes ou des guerres nucléaires qui ont abouti au présent. Toujours est-il que survivent à peine quelques milliers d’humains dans ce shéol – le séjour des morts hébreu. Répartis en deux ensembles : le premier nomade, vivant en chasseurs-cueilleurs, le second urbain, vivant en une unique cité-bulle, la dernière sphère de technologie à atmosphère contrôlée qui se déplace pour pomper ce dont elle a besoin dans le sol.

Dans la cité, deux classes sociales : le sous-sol réservé aux techniciens qui font marcher la machine, les usineurs ; les étages supérieurs à la classe oisive au pouvoir, jouissant tout le jour de divers plaisirs, dont la gourmandise, le sexe et le jeu à gogo. Il y a longtemps que la recherche est abandonnée, tous vivent sur l’acquis et l’automatisme des machines, sachant à peine les réparer. Le sexe est réduit au seul plaisir, si possible onaniste ou homosexuel, car la démographie doit être sévèrement contrôlée. Une seule fois l’an, l’Acte obligé fait se rencontrer, dans la répugnance mutuelle, une bite et un con pour engendrer un petit. On se demande si l’insémination artificielle a jamais été inventée : pourtant, dès le XXe siècle…

Mais l’énergie se fait rare et les plaisirs en consomment de plus en plus. Dès lors dilemme : contraindre à l’austérité au point de provoquer une révolte des élites, ou convertir l’humanité à vivre hors de la seule ville subsistante, qui ne peut plus assurer ?

Le Gouverneur ne veut pas choisir car il n’est pas dictateur et dépend des autres. Frère Théosophe tente bien de les convertir, mais allez prêcher l’abstinence à qui se gave et jouit dans le bonheur le plus parfait ? Reste un complot : saboter les machines pour restreindre volontairement l’énergie et faire prendre conscience du danger à tous.

Mais les conséquences sont incalculables et ce qui est prévu ne se produit évidemment pas. Une fois le doigt mis dans l’engrenage, le bras y passe tout entier. L’interruption du chauffage des serres provoque le refroidissement des habitations, dont les hôtes se révoltent violemment. Ce qui crée une faille dans la cité pour ceux qui veulent l’envahir : les nomades qui dépendent de sa technologie médicale pour assurer les naissances (croient-ils). Ils ont dompté les omuts, fourmis mutantes télépathes grandes comme des hommes, dont les mandibules redoutables taillent un chemin sous la ville et pénètrent dans ses intérieurs. Dès lors, tout est foutu : l’entité reine qui contrôle à nouveau les omuts par la pensée dès que les nomades les ont largués, veut faire de la ville sa termitière. Il faut fuir, se convertir à la vie nomade, à l’austérité forcée après une rapide « conversion » génétique via les machines déjà programmées.

Ce roman fait intervenir Art, personnage reconstitué, mémoire qu’on remplit de ce que l’on veut, Yaol, jeune étudiant conscient des dangers pour la cité, et Livine, fille du gouverneur qui s’aperçoit qu’elle adore baiser, à condition que ce soit avec de « vrais hommes ». Ecrit en 1974, tout juste après mai 68, on sent bien que l’auteur répugne au sexe plaisir entre gays ou lesbiennes. Il milite pour l’hétéro et s’ingénie par des acrobaties à justifier ce qui non seulement n’est plus à la mode, mais en plus devenu tabou dans son univers, interdit 364 jours par an.

Mais l’intérêt de ce fossile de la SF est qu’il pointe, dès sa parution en 1976 dans la collection Présence du futur chez Denoël, le mantra des écolos d’aujourd’hui : la vanité des énergies et des ressources inépuisables, le gaspillage des urbains et le retour inéluctable au pré-néolithique, à ce soi-disant Âge d’or des chasseurs-cueilleurs qui ne prenaient sur la nature que ce qu’elle pouvait produire (comme s’ils ne façonnaient pas déjà le paysage ! L’avenir de l’humanité est de bien s’adapter à son environnement, même si cela fait régresser aux primitifs. Il fallait oser imaginer l’inimaginable.

Mais croire aussi que le plaisir était avant tout le reste la cause, qu’il allait éradiquer tout effort de recherche et de curiosité. Comme si l’hédonisme soixantuitard avait déclenché une révolution anthropologique durable aboutissant au suicide de la raison au profit de la pulsion. C’était peut-être vrai sur l’instant des ados excités d’hormones, mais une fois adultes, ils ont changé d’avis : ils se repentent aujourd’hui d’avoir baisé à couilles rabattues et d’avoir « violé » les jeunes femelles alors consentantes mais qui le nient, une fois la ménopause venue.

« La ville est un piège dont l’homme doit se soustraire » (chap.19). Cet état d’esprit anti-technologie et régressif est dans notre présent, chez les écolos gauchistes qui rêvent du grand soir sous les étoiles où tout le monde sera pareil (réduit à ses seules forces, sous la loi du plus fort), comme des conservateurs ultras qui croient à la « décadence » – comme si l’être humain ne « décadait » pas (selon les mots d’un Romain dans Astérix) depuis les origines de la race ?  

Jean-Pierre Fontana, Shéol, 1974, EONS productions 2006, 257 pages, €8.92

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Quand on a 17 ans d’André Téchiné

En terminale S d’un lycée d’Ariège Damien (Kacey Mottet Klein, 17 ans), est un bon élève qui récite du Victor Hugo et résout les équations de maths sans problème. Son condisciple Thomas (Corentin Fila, 27 ans) est un métis de congolais qui vit mal son adoption par des paysans frustes et taiseux qui le font trimer, faute de « vrai enfant » à eux après de multiples fausses couches. Il veut devenir vétérinaire pour mieux protéger les bêtes auprès desquelles il a trouvé jusqu’ici le seul amour. Damien le regarde souvent en classe ; ils sont tous deux solitaires et les derniers à être appelés lors de la constitution des équipes de sport collectif.

Un jour Tom fait un croche-pied à Damien en classe. Pour rien, par jalousie de voir sa mère venir le chercher peut-être, l’aimer ouvertement et normalement. Il lui dira plus tard qu’il le trouvait « prétentieux » mais c’est parce qu’il affichait de façon naturelle ce qu’est la vraie vie d’un fils – le contraire de la sienne. De cet acte d’envie va naître une progression d’échanges mimétiques. L’attirance comme un aimant irrésistible que la raison cherche à canaliser dans le refus, les coups, les regards hostiles, mais qui ne fait que s’amplifier justement par cette relation négative. La tourner en positif est tout le projet du film, l’aboutissement de la vérité comme apothéose, tout comme l’acceptation du deuil du père et de Damien ou la naissance de la petite demi-sœur de Tom.

Les nausées de la mère adoptive de Thomas, isolée dans sa ferme de montagne, font intervenir Marianne, la mère médecin de Damien (Sandrine Kiberlain) ; outre la fièvre, elle attend un bébé et doit être hospitalisée. Marianne propose spontanément à Thomas de l’héberger chez elle en attendant ; il sera plus près de l’hôpital et du lycée et pourra mieux réviser. Car ses notes sont en chute au premier trimestre et ses bagarres avec Damien le font surveiller du proviseur. Les garçons disent que c’est fini mais c’est irrésistible, ils ne peuvent faire autrement que de s’exciter mutuellement. A 17 ans on est plein d’énergie et il faut l’épuiser, par la boxe pour Damien avec Paulo, un ami de son père, et par la course aller et retour d’une heure à chaque fois pour attraper le bus du lycée pour Tom.

La cohabitation va les tourner l’un vers l’autre. Père absent d’un côté, adoption par dépit de l’autre, les deux garçons sont psychiquement orphelins. Ils cherchent à s’ancrer dans l’affectif même si Damien a sa mère, indulgente, généreuse et dynamique, et Tom ses bêtes qu’il désirerait soigner en vétérinaire plus tard. Tom apprécie Marianne, il en est peut-être même vaguement amoureux, comme la mère qu’il aurait désirée. Damien le voit se faire ausculter torse nu et provoque Tom en lui demandant si cela l’a fait bander. Thomas l’invite à le suivre dans la montagne et se met nu devant lui pour plonger dans le lac glacé, comme un refus physique et une invite au désir. Damien ne sait plus où il en est et cherche sur le net une rencontre masculine pour voir s’il est « attiré par les hommes ou simplement par Thomas ».

Montagne, nature, saisons, éveil du désir, violence physique issue de la pulsion sexuelle inavouée qui ne s’apaisera qu’en mettant des mots entre eux après les coups et avant les gestes d’union, tout part de l’intérieur. La famille, le lycée, la société, ne sont que le décor des tourments psychiques. S’ils détonnent parfois dans les garçons en devenir (la mort du père de Damien, pilote d’hélicoptère militaire au Mali, la naissance d’un bébé « vrai » chez les parents adoptifs de Tom), ce n’est qu’amortis par ce qui est principal : la pulsion. Celle-ci ne s’assouvira que dans la possession réciproque des mains, des bouches, des corps. Elle viendra en son temps, directe, immédiate, sans s’y appesantir : un aboutissement du désir, une normalité acceptée des années 2000. Sans « honte » comme le croyait Damien de Tom, mais par « peur » avoue celui-ci. La peur de la première fois, comme les hétéros pour le sexe opposé.

La terminale est une fin d’enfance, surtout en France où l’on infantilise très tard par tropisme paternaliste romain-catholique. Le jeune de 18 ans est encore immature même si la société lui permet – du bout des lèvres – une expérience sexuelle, mais pas avant 15 ans et avec le sexe opposé, une fille consentante par écrit et devant témoins sous peine d’accusation de « viol ». Et voilà pourquoi votre démographie est muette, peut-on dire en paraphrasant Sganarelle (Le médecin malgré lui). La hantise catholique du sexe comme cause de l’immigration, de l’adoption à l’étranger, des problèmes d’intégration de la jeunesse (survalorisée), du terrorisme et de la guerre au loin qui tue, la société malade… Le film fait réfléchir à cet engrenage par-delà l’incertitude identitaire personnelle des deux garçons. Eux, lumineux, vivent leur vie au ras de leur terroir et par tout leur corps, arpentant la neige ou se jetant dans l’eau glacée, nourrissant les vaches et soignant les agneaux, se mesurant à la lutte et aux poings pour s’éprouver et s’évaluer, finissant par s’entredévorer, s’entrejouir, s’aimer.

DVD Quand on a 17 ans, André Téchiné, 2016, avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret, Wild Side Video 2016, 1h49, €11.00

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Bagarres au King Creole de Michael Curtiz

Elvis Presley a encore 22 ans lorsqu’il joue Danny Fisher, un redoublant en dernière année de collège que la directrice des études, la vieille fille Pearson (Helene Hatch) – trente ans d’enseignement – recale pour la seconde fois non en raison de ses connaissances, mais à cause de sa conduite trop directe. Il a en effet boxé un camarade devant qui il a embrassé une fille, puis traité la vieille peau de « chérie » en manifestant combien elle était loin de pouvoir autant séduire. Le principal du collège (Raymond Bailey) ne peut que prendre acte, même s’il comprend Danny qui est obligé de travailler avant d’aller au collège pour pallier la faiblesse de son père depuis qu’il a perdu sa femme.

Car c’est le drame du jeune homme, de voir combien son père est faible. Hier pharmacien, docteur diplômé, le père (Dean Jagger) a progressivement tout perdu : sa femme dans un accident de voiture, sa pharmacie parce qu’il s’est laissé aller, sa maison parce qu’il s’est ruiné, la légitimité envers ses enfants à l’âge crucial de l’adolescence. Danny ne veut surtout pas être comme lui, veule devant les brutes et rampant sous les ordres alors qu’il est aussi compétent, voir plus en raison de son expérience. Ce pourquoi il laisse « le diplôme » aux vieilles pies qui ne veulent pas le reconnaître : il se fera tout seul, en bon Américain pionnier, dans le quartier populaire de la Nouvelle Orléans.

Son atout, outre son énergie et sa capacité à se battre, est sa voix d’or. Il chante bien et la première scène le voit donner les répons à la mélopée d’une négresse qui passe en charrette dans la rue déserte au petit matin. Les filles du cabaret bordel d’en face lui font coucou du balcon car c’est un beau jeune mâle bien pris dans son tee-shirt immaculé et dont la mèche en banane balaye le front.

Il va devoir mettre en pratique aussitôt ces qualités qui le distinguent. Tout d’abord la bagarre. Le frère du boxé au collège, Shark (Jacques en VF – Vic Morrow), veut le rosser avec ses deux sbires dont un muet – il les met en déroute, s’attirant l’admiration du jeune dur qui lui propose aussitôt un coup en commun. Il s’agit d’utiliser son charme de chanteur pour détourner l’attention des clients et employés d’un bazar qui vend des bijoux afin de rafler de la marchandise. Tout se passe au mieux et Danny séduit. Mais surtout une jeune employée au bar, Nellie (Dolores Hart) qui comprend tout mais ne dit rien car elle est sous le charme. Elle devient amoureuse. Tout comme Ronnie (Carolyn Jones – la Morticia de La famille Adams), une ancienne chanteuse de talent décatie à force de boire pour oublier qu’elle s’est mise sous la coupe du malfrat local, le propriétaire du Blue Strade Maxie Fields (Walter Matthau). Vulgaire mais ambitieux, la face sombre de la même énergie du pionnier, il veut « prendre » tout ce qu’il désire et ne recule devant rien pour arriver à ses fins.

C’est dans ce cabaret que Danny va faire le ménage chaque matin avant d’aller au collège et, le dernier jour d’école avant la remise des diplômes, il sauve Ronnie des brutalités de deux saoulards machos encore au bar après la nuit blanche. Ronnie, bourrée mais sous le charme du garçon, l’emmène au collège et lui donne un baiser d’adieu devant tous les jeunes, d’où les lazzis et la bagarre, et l’ire de la vieille Pearson, et le châtiment de se voir refuser le diplôme de fin d’études secondaires. Le jour suivant, alors que Danny travaille comme serveur, il salue Ronnie devant Maxie et celui-ci, jaloux de cette familiarité avec l’une de ses « possessions », exige de savoir qui il est, où elle l’a rencontré et pourquoi il est si camarade. Ronnie esquive en déclarant qu’elle l’a entendu chanter et qu’il a une belle voix. Le Maxie veut savoir si c’est vrai et ordonne à Danny de se produire illico sur scène. La chanson a indéniablement du succès auprès des clients comme des musiciens et Maxie suppute le profit qu’il pourrait tirer à « avoir » Danny.

Mais celui-ci est abordé en premier par Charlie Legrand, le patron d’un cabaret rival et ancien condisciple de Maxie : le King Creole. Son cabaret ne va pas bien et la voix d’or de Danny Fisher pourrait le renflouer. Il l’engage sur une poignée de main malgré l’opposition du père, à laquelle Danny passe outre en lui reprochant son incapacité. Il l’a vu en effet se faire rabrouer par son patron (Charles Evans), un pharmacien acariâtre moins capable mais imbu de son autorité, comme l’époque d’après-guerre l’encourageait. Ce pourquoi la rébellion du fils adolescent en 1958 laissait déjà présager le mouvement d’émancipation des années soixante, les jeunes libertaires contre les vieux autoritaires, les premiers élevés sous les restrictions et la guerre, les seconds dans la consommation et la paix.

Danny Fisher a du succès et les femmes affluent au King Creole pour la voix d’or et le corps déhanché. Le jeune homme se dit qu’il va s’en sortir. C’est sans compter sur Maxie Fields qui ne lâche jamais : il le veut. Pour cela, il ordonne à Shark de monter un coup sur le point faible de Danny, son père à la pharmacie. Il s’agit de piquer la recette du jour lorsque le pharmacien ira la déposer à la banque et d’engager Danny à y participer pour se venger du patron de son père. Maxi alors le tiendra et il sera obligé de passer par sa volonté. Tout ne se passe pas comme prévu et c’est le père de Danny plutôt que le pharmacien qui porte la sacoche, revêtu de l’imperméable que lui a prêté son patron car il pleut fort à la Nouvelle Orléans. Shark l’a reconnu mais ne lui assène pas moins un violent coup de matraque sur la tête, le blessant sérieusement au point qu’il doit être trépané par un éminent chirurgien à l’hôpital. Le traitement est fort cher mais Maxie paye, trop heureux de lier ainsi Danny encore un peu plus. Celui-ci veut le rembourser mais Maxie exige qu’il signe chez lui pour chanter ou il racontera à son père qu’il était parmi ceux qui l’ont agressé. Danny finit par signer, malgré et à cause de Ronnie qui l’incite à fuir mais qui lui révèle qu’elle sera battue si elle ne l’amène pas à faire la volonté de Maxie.

Le père va remercier Maxie Fields des bons soins  qu’il lui a assurés mais celui-ci lui est tout content de lui révéler que Danny est coupable du coup ayant mené à son agression, de façon à le tenir un peu plus. Le père ne veut plus voir son fils, pour lui perdu par le milieu des cabarets à cause de ses chansons. Ce qui entraîne une entrevue orageuse entre Maxie et Danny où ce dernier assomme à coups de poings le malfrat malgré le pistolet qu’il tente de sortir d’un tiroir – entrée en scène de l’instrument de la tragédie qui va suivre.

Danny demande du temps à Nellie pour s’engager avec elle car il ne sait plus où il en est et ne veut pas tout de suite le mariage et les enfants, comme il était de coutume à l’époque. Rentrant chez lui, il est agressé par Shark et deux sbires de Maxie. Il s’en sort mais blessé au bras droit, après avoir fait se poignarder lui-même avec son propre cran d’arrêt ce Shark qui lui en veut d’être en tout meilleur que lui.

Son père refuse de lui ouvrir mais Ronnie le retrouve et l’embarque dans sa grand décapotable, péniche chromée de l’arrogance américaine des années cinquante qui consomme vingt-cinq litres aux cent kilomètres et dont le poids fait crisser les pneus dans les virages. Elle l’emmène dans une cabane sur les marais qu’elle possède et le soigne. Elle jouit ainsi d’une journée de vrai bonheur, connaissant l’amour (chastement vêtu et réduit au baiser sur la bouche de cette époque très puritaine).

Jusqu’à ce que Maxie surgisse avec le Muet, pistolet à la main, pour les descendre tous les deux et venger son orgueil doublement bafoué. Tirant de loin il descend Ronnie, qui meurt romantiquement dans les bras de Danny, tandis que le Muet se rebiffe. Danny l’a toujours considéré, au contraire de Shark et des autres, et a exigé le partage équitable avec lui du premier coup qu’ils ont fait. Il ne veut pas que Maxie le tue, aussi pousse-t-il son patron dans l’eau peu profonde sous le ponton, où il s’assomme et se noie.

Happy end – Danny Fisher fait son retour et chante au King Creole, connaissant le succès, aime Nellie tandis que sa sœur aînée fréquente Charlie, et son père vient l’entendre sur As long as I have you, finalement charmé par sa réputation dans la ville.

Ce qui est intéressant est le mélange d’intrigue policière et d’intermèdes musicaux, de film noir et de romance. Comme si la Nouvelle Orléans se tenait à la crête entre les deux, la fleur surgissant du fumier, la voix d’or réussissant à venir des bas-fonds pour le rêve américain. Un beau film en noir et blanc avec dialogues en français et chansons originales en anglais, un Elvis jeune au sommet de son charme.

DVD Bagarres au King Creole (King Creole), Michael Curtiz, 1958, avec Elvis Presley, Carolyn Jones, Dean Jagger, Walter Matthau, Dolores Hart, Paramount Pictures 2007, 1h51, €9.90

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Vélo tour

Tout commence par la draisienne inventée par le baron Drais von Sauerbronnen en 1818, devenue vélocipède, du latin velox, « rapide – véloce » et pedes pieds, soit un « appareil de locomotion formé d’un siège sur deux ou trois roues, mû primitivement par la pression des pieds sur le sol, et plus tard au moyen de pédales » (Description des Machines et procédés…, t. 10, Paris, 1825. Le terme bicyclette n’apparait qu’en 1894 et le Tour de France qu’en 1903 pour booster les ventes du journal… L’Auto.

Le Tour de France 2021 ne fait pas le tour de la France mais raboute des circuits entre les Alpes, les Pyrénées et la Bretagne – privilégiée – avec l’inévitable arrivée sur les Champs à Paris, prévue le 18 juillet.

C’est à la fin de la « grande » guerre – la guerre la plus con – que le vélo prend la place laissée par le cheval. Car la guerre a massacré des hommes mais aussi des chevaux par centaine de milliers, obligeant (ô écologie !) à remplacer la chair animale par le métal à pétrole. Le vélo fut la voiture du pauvre et des familles jusque dans les années 1960.

L’impéritie des politicards et de l’Etat-major militaire, confits en pouvoir fondé sur l’ancienneté, a déconsidéré pour longtemps « l’honneur » et l’autorité, causes principales de la défaite de 1940 comme des réactions patriotardes des droites extrêmes – des émeutes de février 1934 aux attentats de l’OAS avant les votes protestataires des années 1980 à nos jours. Mais « la gauche » n’a pas su proposer une alternative crédible aux faillites de la droite, de la fuite en avant Mitterrand à la naïveté sur la sécurité Jospin, aux gros impôts inutiles de Hollande qui ont plombé la croissance sans conforter le « social ». La société a donc choisi la tangente, des congés payés de 36 à l’interdit d’interdire de 68 jusqu’à l’évasion électorale du mois dernier. Le vélo, réhabilité par la pandémie, a servi.

Il a toujours représenté l’engin de liberté personnelle, mû par la seule énergie des pieds, favori des ouvriers et des enfants avant les nouveaux bobos écolos. J’ai connu le temps du vélo de 5 à 12 ans, avant que mes copains ne passent à la mobylette à 14 ans puis à la moto à 16 ans, puis à la bagnole à 18 ans. Je suis pour ma part directement passé du vélo à l’auto, tout en conservant l’habitude des tours en bicyclette.

Avant le coronavirus, le vélo était pour les jeunes un sport qui exigeait la mécanique chère, la vêture adaptée et la dynamique de groupe.

Il est depuis redevenu famille, voire nature en été.

Alors le Tour de France est un symbole, un hommage à la « petite reine » que les femmes ont eu du mal à enfourcher, longtemps tenues par la mode des jupes longues à rester les pieds entravés (pour ne pas qu’elles puissent fuir devant les hommes, disent les mauvaises langues). Aujourd’hui où le naturel semble revenir au galop, malgré les religions et leurs pruderies de clercs pour imposer leur loi, les femmes comme les hommes et les enfants vont plus vite qu’à pied en vélo – à énergie biologique et renouvelable.

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Creepshow 2 de Michael Gornik

Creep, qui signifie ramper, s’aplatir (creep – crêpe ?) veut aussi dire le frisson qui nait des choses viles et diaboliques tel le serpent. Le show du creep est une revue de BD pour enfant d’après celles qui faisaient le délice du jeune Stephen King dans les années cinquante. Tiré de trois de ses nouvelles, le second opus du film met en scène Billy, en préado blond au col jamais boutonné (Domenick John), tirant sur son vélo pour atteindre le premier le camion qui livre le libraire. Un être immonde au nez en bec et aux doigts crochus – le Creep (Tom Savini) – le conforte de son rire sadique en son choix hideux. Remuer les bas-fonds de l’âme humaine et les terreurs des choses inouïes est une attirance du diable, fascinante mais contre laquelle il faut mettre en garde.

La première histoire passe des cases dessinées à la réalité d’une ville morte où subsiste un General Store où pas un seul client n’est venu acheter quelque chose en quatre jours. Le patron est un « bon garçon » à l’américaine (George Kennedy), mais niais de sa soixantaine, devenu lâche et trop indulgent. Il fait crédit, n’est jamais payé, s’achemine tout doucement vers la ruine. Son épouse (Dorothy Lamour) essaie de le mettre en garde mais il la calme avec sa fausse générosité qui est de paresse plus que de cœur. Un grand chef indien trône en façade, qui fait l’enseigne de bois (Dan Kamin). Le vieux lui repeint ses traits de guerre sur les pommettes lorsqu’un chef indien d’aujourd’hui arrive (Frank Salsedo), en Pontiac décatie mais conduite par un chauffeur. Tout comme le pionnier, l’Indien a bien baissé depuis qu’il a vieilli… Mais lui a du cœur et il ne veut pas laisser les dettes de son peuple sans garantie. Ce serait mendier alors que, s’il offre en caution les bijoux en turquoise donnés par chaque famille, c’est encore un prêt. Le vieux ne veut pas accepter mais ce n’est pas négociable. Tout serait donc moral si, en retournant dans sa boutique, le couple ne se retrouvait devant quatre jeunes, un fils de riche (Don Harvey), un gros lard glouton (David Holbrook) et le neveu du chef Indien qui tient un fusil, torse nu sous sa veste en jean (Holt McCallany). Ils se servent dans la boutique sans vergogne, ils pillent la caisse, piquent le sac de la vieille. Ce sont des « mauvais garçons » que la société ne peut tolérer. L’Indien est narcissique avec ses longs cheveux qu’il laisse pousser depuis l’âge de 13 ans et veut percer à Hollywood. Ils doivent partir le soir même. Mais, dans l’euphorie de l’arme excitée par la lâcheté des vieux, le coup part, la vieille meurt ; le vieux, égaré, s’avance, il s’en prend un autre dans le bide. Tout est consommé et le Mal triomphe. Sauf que… le grand chef indien de bois ne reste pas de bois. Il va rétablir l’équilibre du cosmos comme ses ancêtres l’ont toujours fait. Les trois délinquants seront punis, fléchés comme des Sébastien pour avoir cru à la mauvaise foi et le vaniteux Samson sera scalpé.

La seconde histoire – nettement la meilleure des trois – se passe dans les montagnes de l’Utah où quatre étudiants roulent en voiture vers un radeau ancré sur un lac, repéré par l’un d’entre eux. Ils rigolent, fument un joint, sont tout euphorie entre garçons et filles. Sitôt arrivé, le chauffeur qui est aussi le chef (Paul Satterfield, 27 ans), se dépouille de ses vêtements et se jette à l’eau. Elle est glacée, « pas plus de 10° », mais elle l’apaise de sa tension juvénile un brin sexuelle augmentée par la fumette. Son copain un peu plus jeune le suit (Daniel Beer) et les filles avec retard, tout habillées, nageant plus lentement. Sur le radeau, le moins pris par l’hubris de l’ébriété hormonale observe une nappe gluante qui se déplace sur le lac et avale un canard en l’engluant. Il presse les filles de rejoindre le radeau. Peu à peu, le froid aidant à la lucidité, les quatre jeunes s’aperçoivent que le lac tranquille et l’eau amicale sont un réel danger. La nappe mystérieuse semble douée d’une vie propre et la stupidité de l’une des filles (Page Hannah, 23 ans), qui trempe sa main dans l’eau comme par défi, tourne au drame : elle est engluée, attirée vers le fond, digérée par la « chose ». Terreur des autres qui ne savent plus quoi faire, la dernière fille hystérique comme il se doit dans les films d’Hollywood jusqu’aux années 2000. Le leader disparait, avalé par la nappe qui s’est coulée sous le radeau et infiltré entre les planches ; il en reste deux, frigorifiés, lui en slip toute une nuit (l’acteur a failli y passer). Ils sont beaux, blonds, athlétiques, emplis d’énergie ; ils sont l’avenir de l’Amérique – mais encore immatures, conduits par leurs instincts et non par leur raison. Tout l’hédonisme d’une génération est ainsi pointé, jusqu’à la caresse sur les seins dénudés par sa main du dernier garçon sur la dernière fille endormie (Jeremy Green). Ils périront. Non sans avoir lutté, mais avec l’implacable du destin, la dernière image étant la plus vive. Sur la pancarte était marqué : « baignade interdite ».

La troisième histoire est plus macabre. Elle met en scène une femme mûre, riche, adultère, égoïste (Lois Chiles), la génération entre deux des précédentes histoires. « Tu es conne, Madame Lansing » – le spectateur ne peut que souscrire devant ce constat réaliste, comme devant les imbécilités de la bourgeoise. Si elle a obtenu « six orgasmes » dans la même journée de son amant étalon (David Beecroft) – qu’elle paie 150 $ pour la performance – elle doit rentrer à l’heure chez elle, à des centaines de milles de la baise, où son mari concessionnaire Mercedes l’attend. Elle conduit donc sa luxueuse et puissante voiture, de nuit et assez vite. Ayant la bêtise d’allumer une cigarette, celle-ci lui échappe des doigts et va brûler le siège, ce qui lui vaut de déraper et de heurter un auto-stoppeur qui reste étendu, ensanglanté, sur le sol (Tom Wright). Ni vu ni connu, elle s’enfuit tous feux éteints tandis qu’un particulier puis un chauffeur de camion (Stephen King lui-même !) s’arrêtent, balisent et préviennent la police. Mais la chauffarde a l’autre bêtise de s’arrêter pour on ne sait quoi et, lorsqu’elle voit dans son rétroviseur l’auto-stoppeur mort la poursuivre clopin-clopant, elle ne repart pas tout de suite. L’individu la rattrape, c’est un Noir – une vengeance venue du fond des âges et des rancœurs accumulées. Il cherche à l’agripper par le toit ouvrant qu’elle a eu la bêtise encore de laisser entrouvert. Malgré ses manœuvres, il s’agrippe et ne lâche pas. Elle s’enfonce dans la forêt pour que les branches le chassent mais rien n’y fait, il est encore sous la calandre. Elle vide un chargeur entier de revolver mais, comme le chat allemand de la chanson, il est toujours vivant. Elle fonce alors dans un arbre pour l’écrabouiller, recule, recommence, encore une fois, et une autre (le film est « interdit » aux moins de 12 ans). Sa robuste Mercedes est en ruines, un œil pendant à terre, mais fonctionne encore : bonne mécanique. La femme atteint son domicile, où son mari n’est pas encore rentré. Dans le garage, elle pousse un ouf de soulagement. Sauf que… L’auto-stoppeur est à sa portière, puis tout contre elle. « Merci Madame de m’avoir renversé, vous serez avec moi maintenant ».

Le film s’achève à nouveau sur Billy mais cette fois dessiné, en butte à trois ados plus âgés qui veulent le cogner. Mais il a commandé par la poste des plantes carnivores à la revue Creepshow et en a planté un terrain « privé ». C’est là que, par sa fuite sur son vélo, il emmène ses ennemis – qui se font dévorer. Juste revanche du faible contre les forts, fantasme puissant des jeunes garçons en butte aux plus grands. Tout le film est ainsi moraliste, rétablissant une sorte d’équilibre immanent. Tourné au temps de l’Amérique au sommet de sa puissance et sûre de ses valeurs, à quatre ans le la chute ignominieuse de l’URSS, il se regarde avec plaisir et se revoit avec bonheur. Après tout, l’horreur est humaine.

DVD Creepshow 2, Michael Gornik, 1987, avec George Kennedy, Dorothy Lamour, Paul Satterfield, Daniel Beer, Lois Chiles, Tom Wright, 1h26, €16.22 blu-ray €18.05

Film à ne pas confondre avec la série du même nom sortie en 2021

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Franck Archimbaud, L’homme qui voulait Otrechoze

Un chef d’entreprise qui se raconte est peu courant ; un chef devenu chef par orientation scolaire dès la classe de cinquième l’est moins ; un chef sorti du rang car issu d’une famille ouvrière pour créer son entreprise l’est décidément peu. C’est dire l’intérêt d’une telle biographie, écrite comme une envie, pour le lecteur curieux de saisir le ressort de l’entreprise.

Franck Archimbaud est né en 1967 à Barentin en Normandie de parents ouvriers en HLM. Il est l’aîné d’une fratrie de quatre dont seule la dernière est une sœur. A donc pesé sur ses épaules depuis tout petit le sentiment d’être celui qui guide et protège : un chef. Il fera le lycée hôtelier de l’Avalasse à Rouen, réputé, et en sortira diplômé en 1984, poursuivant par une spécialité de pâtissier-chocolatier. Il sera chef de cuisine à 22 ans et gérant de restaurant à 24 ans. La cinquantaine arrivée, il a besoin de faire le point du demi-siècle écoulé ; le coronavirus présent inhibe ses entreprises de restauration événementielles comme son restaurant Le Saint-Pierre à La Bouille et lui laisse du temps. Il retrace son itinéraire en cherchant le pourquoi et les failles, donnant son exemple pour le meilleur comme pour le pire.

Le meilleur est de vouloir le meilleur, le pire est de laisser sur sa route nombre de chemins non suivis. Ainsi des filles. Il explore à 10 ans sa petite voisine de 8 qui le sollicite ; il s’éclate à 16 ans avec une fille de trois ans plus âgée lors d’un stage aux Deux-Alpes qui l’initie. Suivront, au fil des années de bougeotte, Maryse, Patricia, Marie, Béatrice, Elisabeth, Marie-José, Geneviève, Eldrine, Alice, Kamilia et Mathilde. Il officie à Rouen puis au Havre, Houlgate, Paris, Rhodes, Lille, Amiens, Marseille, Avignon, puis de retour à Rouen. Il aura passé dix ans dans la multinationale Sodexo avant de créer en 2003 sa propre société de traiteur éco-responsable : Otrechoze, installée en Normandie et en Touraine avec un pied à Paris. Il dit de la cuisine qu’elle est une école de discipline et d’obstination qui exige organisation et force de caractère. La cuisine vous fait tout seul : « La restauration est un domaine qui permet aux personnes qui n’ont pas réalisé de longues études d’entrer en autodidacte dans un monde qui offre – pour peu qu’on soit courageux, et doté d’une bonne présentation – de réelles perspectives d’évolution » p.227.

« Hypersensible », l’auteur ne se sent à sa place que lorsqu’il décide lui-même. Il n’impose pas, il écoute et se met au service. « Cette différence, c’était que j’avais déjà ‘l’œil du client’, ce constant souci de satisfaire que même certains grands chefs ne parviennent pas toujours à conserver » p.211. D’où sa capacité d’adaptation – signe d’intelligence – malgré son sentiment de ne jamais être à sa place faute d’une éducation bourgeoise et de ses codes, le sport, le piano, le théâtre, la peinture, les belles choses. « Otrechoze est aussi, d’une certaine manière, un pied de nez au système français un peu trop centré autour des diplômes et de l’orthographe, ce dont j’ai souffert depuis l’enfance » p.259. Rassurons-le, l’auteur a saisi le vocabulaire du jeune cadre dynamique qu’il manie à la perfection lorsqu’il parle de son entreprise. Face au « nouveau » éternel du marketing, Franck Archimbaud prône une cuisine de qualité « qui respecterait ses fondamentaux, différente, sans renier ses valeurs essentielles ». Autrement dit le mouvement, l’adaptation au monde qui bouge sans cesse. Bien plus qu’une mode, « la » tradition – telle qu’elle se perpétue.

D’où sa reprise à Rouen du relais postal en face du collège de la Grand’Mare, quartier populaire et immigré de Zone franche urbaine (ZFU) où la haine et la violence naissent du désœuvrement et de l’absence de lieu où se retrouver. « L’idée était (…) d’un restaurant solidaire et social valorisant les circuits courts et favorisant la relocalisation de l’emploi » p.324 avec cuisine de saison avec produits bios issus du développement durable. De quoi cocher toutes les cases des idées dans le vent écologique et socialiste. Le succès ne résiste malheureusement pas à la faible rentabilité et la Mairie ne suit pas après sept ans mais c’était une belle expérience. « Un cercle vertueux au sein duquel on pouvait lutter contre la malbouffe tout en créant du lien dans un quartier dans lequel personne ne voulait vivre. La culture, déguisée en dîner-concert, était accessible à tous » p.357.

Ce livre, écrit comme Montaigne « à sauts et gambades » tout au long de ses expériences, vise à « insuffler l’énergie nécessaire à toute réalisation et toute survie » p.433. D’où le lien intime entre les rencontres amoureuses ou sexuelles et les entreprises à chaque fois renouvelées, du défi de créer une carte à celui de redresser un restaurant ou de faire tourner une entreprise. Les écoles apprennent certaines techniques comme écrire et compter ou réaliser une purée savoureuse et dresser une table, mais « on n’apprend pas à s’accepter tel qu’on est, à faire honneur au moment présent, à se faire confiance inconditionnellement. On n’apprend pas même à regarder, observer, ressentir, à penser autrement ni s’ouvrir à ‘autre chose’ » p.434. Tout enfant, le petit Franck rêvait déjà d’autre chose, comme son père avant lui qui avait rêvé d’être marin pour partir.

Cette sagesse de la cinquantaine issue d’une expérience multiple d’homme pressé est contée dans le mouvement, sans trop d’introspection mais avec ce souci de tirer à chaque fois une morale de l’action et de se réinventer après le Covid – lorsque cela viendra. Il se lit avec passion.

Franck Archimbaud, L’homme qui voulait Otrechoze, 2021, édition Scripta, 439 pages, €23.00 e-book Kindle €5.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Article de Paris-Normandie

Article de l’Auvergnat de Paris pour les Pros des Bistrots et Restos du Grand Paris (depuis 1882)

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Les deux visages du Dr Jekyll de Terence Fisher

Le roman de Robert-Louis Stevenson, L’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, recyclé par le cinéma des années optimistes donne un étrange résultat. Mister Hyde est éclipsé au profit d’un Docteur Jekyll revigoré en jeune homme imberbe au sourire hardi. Comme si « le mal » était l’énergie, l’appétit sexuel, l’égoïsme sacré de la jeunesse…

Le vieux Jekyll (Paul Massie) barbu et grisonnant s’est usé sur ses recherches solitaires, délaissant ses patients, délaissant ses pairs, délaissant toute critique. Sa névrose obsessionnelle envers l’objectif de « changer l’homme » rappelle la névrose stalinienne issue du marxisme. Mais il est ici question de chimie et pas de sociologie, de manipuler la psyché humaine par l’injection d’un sérum, testé sur le singe, qui lui donne une énergie considérable. Mais une énergie purement animale qui, sur l’humain, va le faire régresser à la bête. Avis aux nouveaux « transhumanistes »…

L’épouse flamboyante du docteur au nom de chatte, Kitty (Dawn Addams) a pour amant un jouisseur raffiné et joueur invétéré, Paul Allen (Christopher Lee). Il est le pendant civilisé du bestial Hyde, tout aussi profiteur, tout aussi énergique, tout aussi porté au sexe et à l’égoïsme, mais socialement acceptable, ce qui est une critique acerbe du grand monde hypocrite qui voile ses instincts sous une fausse vertu. La société victorienne qui affichait sa pruderie vivait au fond dans le vice, l’alcool, le sexe, la drogue. La plus belle pute est danseuse avec cobra, ce qui en fait une Eve vénéneuse et satanique, même si elle camoufle un cœur d’artichaut ; elle ne pourra que tomber amoureuse du séduisant Hyde qui ne la paie pas et ne l’aime pas, mais désire prendre son seul plaisir.

Jekyll, qui n’est pas dupe, va chercher à se venger de sa femme et de son amant lorsque, sous l’apparence de Hyde, il découvre sa femme qui devait aller à un dîner ennuyeux danser entre les bras d’Allen dans une maison de plaisirs nommée Le Sphinx. Le sérum a fait de Jekyll un Hyde psychopathe sans aucune empathie, un pervers narcissique, manipulateur. Ce que le système anglo-saxon du business va réaliser dans les décennies qui suivent, notamment vers les années 2000. Il y a une bête en chacun et seul l’amour, qui est sortie de soi, civilise. Kitty voudrait le connaître mais elle erre entre un mari maniaque qui la délaisse après l’avoir épousée et un amant volage qui s’amuse avec elle sans jamais s’investir, comme le joueur invétéré qu’il demeure. Le sérieux de la recherche scientifique individualiste ne paie pas et, lorsque le docteur Jekyll se transforme en riche inconnu Mister Hyde, il agit tout à l’inverse : léger, dépensier, jouisseur.

Parfois les deux faces du même dialoguent d’une voix sourde, effrayant les partenaires alentour. Hyde doit se cacher pour redevenir Jekyll. Dans le roman, la bête prend le pas sur l’homme et Jekyll est supplanté par Hyde. Dans le film, c’est l’inverse et le tribunal de police qui conclut au suicide de Jekyll après meurtres assiste à la métamorphose de Hyde lavé de tout soupçon en Jekyll condamné. La société se venge, comme la morale, mais est-ce bien réaliste ?

Je préfère le roman, chroniqué sur ce blog en son temps, mais le film ouvre des perspectives sur la société qui sont digne de considérations.

DVD Les deux visages du Dr Jekyll (The Two Faces of Dr Jekyll), Terence Fisher, 1960, avec Paul Massey, Dawn Addams, Christopher Lee, David Kossoff, Francis De Wolff, Sony Pictures 2009, 1h28, €37.90

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