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Ella, pont aux 9 arches et mini Adam’s Peak

Nous irons déjeuner au Ella Hotel Maideya’s Club. La station d’Ella, à 1200 m d’altitude, est prisée des Allemands parce qu’il n’y fait pas trop chaud et pour ses soins ayurvédiques ; il y a des voyages entiers composés en Allemagne sur ce thème. Il est indéniable qu’en traversant le village, le tourisme l’a bien contaminé.

cuisine internationale elle sri lanka

L’hôtel n’a ouvert que depuis quelques mois seulement et le service est tout d’amateurisme. La cuisine ouverte sur la salle est tendance, mais le cuisinier ignore qu’il faut brancher la hotte aspirante quand il fait des frites et autres graillons : l’air saturé d’huile envahit la salle de restaurant ! Les serveurs sont malhabiles mais servent du pain aux herbes de style provençal fort goûteux. Les assiettes montrent un effort de décoration louable. Nous déjeunons d’une tranche d’espadon grillée avec un beurre à l’ail, entourée de petits légumes « anglais », carotte, haricots verts, épis de maïs nain, de frites et de riz blanc. Il fait grand soleil dehors, et le litre d’eau minérale achetée au déjeuner 140 roupies ne dure que l’après-midi.

ella chemin de fer sri lanka

La suite prévue est une randonnée sur les rails du chemin de fer des montagnes à voie unique, dont le dernier train vient de passer à la gare. Pas d’autre train avant 16 h. Malgré le plat, il n’est pas facile de marcher sur les traverses ; elles ne sont pas à notre pas, et d’ailleurs inégales. Il faut soit en sauter deux, soit piétiner à petits pas, soit marcher à demi sur le ballast en pas intermédiaire, ce qui convient uniquement lorsque les intervalles entre les traverses sont comblés de gravier ou de terre. Tout cet effort d’une heure de marche sous le cagnard du début d’après-midi pour aller voir le pont aux neufs arches, construit par les Anglais au siècle XIX ! Certes, il y a bien neuf arches au-dessus de la rivière, les rails passent confortablement dessus, et je confirme que le pont tient toujours après 150 ans – mais notre vie même n’aurait pas été changée si nous ne l’avions pas vu. Le Sri Lanka considère comme « historique » ce monument, puisque la civilisation moderne n’a débuté ici qu’avec l’arrivée des Anglais.

ella pont aux 9 arches chemin de fer sri lanka

Nous revenons à Ella-gare par le même chemin de traverses pour aller faire une autre promenade touristique, pompeusement baptisée « randonnée », au mini Adam’s Peak. En d’autres saisons, le circuit propose l’ascension du vrai Adam’s Peak, l’un des points les plus hauts de Ceylan à 2243 m (pas le plus haut, qui est le Pidurutalagala à 2524 m). On dit que le pic Adam serait le berceau de l’humanité, on cite même une empreinte de pied humain sur le sommet de ce bout du monde, vénérée dans un « petit temple bouddhiste qui y a été construit pour abriter l’empreinte du pied d’Adam, laquelle n’est autre qu’une excavation de quelques centimètres de profondeur, oblongue, d’une longueur de 3 mètres et ne ressemblant nullement à un pied », comme le précise en 1898 Ed. Cotteau lors de sa Promenade dans l’Inde et à Ceylan. Francis de Croisset renchérit, dans La féérie cinghalaise, récit de 1935 : « A la vérité, cette légende n’est point sans rencontrer de contradicteurs. Les bouddhistes, si nombreux à Ceylan, affirment que la montagne ne devrait pas s’appeler pic d’Adam, mais bien le Scri-Pada, ce qui signifie le Pied divin. L’on voit, en effet, à la pointe extrême du pic, une empreinte géante qui n’est autre que celle du pied de Bouddha. A quoi les Hindous de l’île apportent un démenti gênant, car ils savent que l’empreinte est due, non au pied dérisoire de Bouddha, mais à celui infiniment plus vénérable de Vichnou. »

mini adam s peak ella sri lanka

Mais, en période de mousson, il n’y a rien à voir, tout est couvert de nuages bas. Le sentier du mini Peak est balisé et un escalier est prévu pour redescendre, pas de quoi se perdre ni exiger de grosses chaussures. Le soleil est derrière les nuages et il est déjà 17 h.

pere et fils adam s peak sri lanka

En haut, nous rencontrons des familles en promenade du dimanche, les papas particulièrement fiers de leur bébé un peu grandi. Je prends en photo, un peu en contrebas du col, une « famille idéale » de Ceylan : un couple avec trois beaux enfants de 12, 10 et 7 ans environ, une fille aînée et deux garçons. Ils sont maigres mais vifs, le petit porte une médaille de cuivre au cou qui ravive son teint sombre. Il me prend la main de joie en criant « thank you, oh, thank you ! » quand je leur montre la photo d’eux que je viens de prendre. Son frère le mignote, peau à peau, se tortillant de pudeur. La fille aînée porte une ravissante robe turquoise à volants, brodée de rose et de blanc au col, et un foulard de soie blanche au cou. Famille optimiste dans un pays en pleine émergence, enfin en paix et dans un monde qui bouge, dans l’explosion asiatique. Il y a de quoi être fier de ses trois beaux enfants.

enfants sri lanka

Coucher de soleil sur la colline, à demi masqué par les nuages. Il donne de jolies couleurs.

coucher de soleil adam s peak sri lanka

Nous retournons au même hôtel qu’hier pour une douche bienfaisante, une bière rafraîchissante et des pages d’écriture réjouissantes.

appel de la biere ella sri lanka

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William Faulkner, Absalon, Absalon !

william faulkner absalon absalon
Tout commence par une scène primitive : un « nègre-singe » d’une grande plantation de Virginie renvoie un gamin anglo-écossais de 14 ans, vêtu en tout et pout tout d’une salopette de coton bleu recoupée à sa taille et rapiécée, à la porte de derrière pour qu’il porte sa commission. Le gamin, devenu brusquement homme par cette injustice biblique (un fils de Cham rabrouant un fils de Japhet !), est Thomas Sutpen ; il décide de prendre désormais son destin en main, tout seul, puisque Dieu et son père ont failli.

Il quitte donc la cabane où végète son paternel ivrogne et ses sœurs mères sans mari, pour aller tenter fortune ailleurs. Aux îles occidentales il réussit, jusqu’à épouser la fille d’un planteur après une révolte d’esclaves où il a fait montre de sa bravoure. Mais la fille a une tare dissimulée : elle est un peu nègre. Il négocie alors la séparation et laisse la propriété et le fils issu de cette union pour n’emporter avec lui dans l’état du Mississippi qu’une vingtaine d’esclaves nègres qui travaillent nus. Il fait sensation lorsqu’il débarque dans la petite ville endormie du sud où il va s’établir, négociant cent milles carrés de terre aux Indiens pour y établir une plantation de coton. Il va choisir soigneusement une épouse, fille de pasteur méthodiste, en avoir deux enfants, un garçon Henry et une fille Judith, et engrosser accessoirement une négresse puis la fille de 15 ans d’un pauvre Blanc paludéen. Il a désormais réussi à bâtir sa vie – sa maison, son industrie et sa descendance – de ses propres mains, sans l’aide ni d’un Dieu injuste ni de sa famille incapable.

Cet orgueil, proprement démoniaque, va le perdre. « Il habitait cette solitude de mépris et de méfiance qu’apporte le succès à celui qui l’a conquis parce qu’il était fort au lieu d’être simplement chanceux » chap.4. Sutpen lâche la proie (la vie éternelle) pour l’ombre (le pouvoir ici-bas où prestige et loisir appartiennent à la caste des planteurs). Macho, paternaliste, pater familias tout-puissant, Sutpen supplante Dieu : « l’autre sexe est divisé en trois catégories distinctes séparées (pour deux d’entre elles) par un abîme que l’on ne peut franchir qu’une seule fois et dans une seule direction – les dames, les femmes et les femelles » chap.4. William Faulkner, né en 1897 dans l’État du Mississippi, appartient à ce genre de vieille famille aristocratique qui sera ruinée par la guerre de Sécession. Et c’est en effet la guerre, mais pas seulement, qui va miner le château de sable bâti par Sutpen par sa seule force morale. Car l’homme n’est pas tout seul, Satan le fait croire mais dérange l’ordre divin, ange déchu défiant le Dieu unique. Tout dépend de Jéhovah ou du Destin, selon que l’on croit ou non, en tout cas de forces qui dépassent la maîtrise humaine. L’intelligence est de faire avec et de naviguer par tous les temps, pas de passer en force. En 1910, lorsqu’est raconté l’histoire, les grands-pères sont vaincus et les fils de Cham libérés, les plantations remplacées par l’industrie et l’égalité du nord a submergé l’aristocratie du sud.

torse nu salopette

Pire, le nord et sa mentalité ont gagné : « les principes d’honneur, de bienséance et de savoir-vivre appliqués à l’instinct humain parfaitement normal que vous autres Anglo-Saxons vous obstinez à nommer concupiscence (…) la perte de ce que vous appelez la grâce entourée d’une nuée obscure de paroles blasphématoires d’atténuation et d’explication, le retour à la grâce proclamé par les hurlements expiatoires d’un rassasiement d’humilité et de flagellation, dans ni l’un ni l’autre desquels – le blasphème ou l’expiation – le ciel ne peut trouver d’intérêt ni même, après les deux ou trois premières fois, de divertissement » chap.4. Le puritanisme, voilà l’ennemi ! « Il croyait au malheur à cause de cette éducation rigoriste, ardue et poussiéreuse d’eunuque qui enseignait que l’homme doit abandonner sa chance et ses joies à Dieu » chap.8.

Absalom (dont on ne prononce pas le m, d’où l’écriture en -on), est dans l’Ancien testament le troisième fils de David. Audacieux mais gâté par l’ambition, il tue son demi-frère Amnon, épris de la sœur d’Absalom Tamar qu’il a violée. Entrainé par l’orgueil de ce premier succès, il complote contre le roi son père mais est vaincu. Dans sa fuite, son opulente chevelure dont il est si fier (signe de virilité dans la Bible), se prend aux branches d’un térébinthe sauvage ; il est rattrapé et tué, malgré les ordres de David. Dieu a puni l’orgueil, malgré le père, son héros préféré. Absalom a eu des filles mais pas de fils, au grand dam de sa virilité irrésistible. Faulkner reprend ce schéma implacable du Dieu vengeur, jaloux paranoïaque, pour interpréter la situation faite au sud sécessionniste.

Car il y a pour lui une malédiction du sud, une punition jéhovesque par les élus puritains du nord sortis du Mayflower par la décadence due au péché originel de l’esclavage, importé des mœurs françaises aristocratiques. « Elle avait vu tout presque tout ce qu’elle avait appris à considérer comme stable se disperser comme des brins de paille dans une tempête » chap.6. Sécession ratée, plantations ruinées, nègres émancipés et – le pire – mélange ethnique insupportable du à la concupiscence sexuelle, dégénérescence raciale qui fait régresser auprès de Dieu, lui qui a clairement distingué dans la descendance de Noé ses fils Sem, Cham et Japhet. Le second, s’étant moqué de son père qui montrait à nu son sexe dans son ivresse, s’est vu maudit par lui et rendu esclave de ses frères, Sem le sémite élu du Dieu jaloux et Japhet dont sont issus les autres Blancs, domine Cham, l’ancêtre des Noirs.

Au-delà du suicide de la société sécessionniste, l’un des thèmes du roman est donc le racisme de la société du sud. Sutpen en est exempt, qui travaille nu avec ses nègres et ne les bat jamais, sauf à la loyale, ce qui révulse et fait vomir son fils quand il le voit, à 14 ans. En cause, l’intégrisme mortifère de l’Ancien testament, l’interprétation puritaine de la Bible qui oublie les Évangiles. Mais un autre thème en est l’orgueil comptable, lui aussi ancré dans la mentalité américaine comme en témoigne le récent krach des subprimes.

Sutpen a voulu se faire tout seul, il croit que l’humain se calcule et que cette comptabilité doit livrer son bénéfice si les efforts ont été suffisants, niant la liberté humaine. Il a répudié sa première femme non pour sa part nègre mais parce que le statut social inférieur que lui confère ce mensonge plus ou moins su ne sert pas ses desseins calculateurs d’ambition sociale ; celle-ci s’est vengée en lançant leur fils Charles à l’assaut de sa demi-sœur Judith, pour la séduire et commettre l’inceste ; Charles le nonchalant n’aime pas cette fille et attend surtout que son père biologique Thomas le reconnaisse ; mais il n’en est rien, Sutpen laisse faire, et la séduction que Charles exerce sur son demi-frère Henry signe sa perte car il n’est rien de pire qu’un amour déçu. « Peut-être, dans son fatalisme, était-ce Henry qu’il aimait le plus des deux, ne voyant peut-être dans la sœur que le double, le vase féminin au moyen de quoi consommer l’amour dont le jeune homme était le véritable objet » chap.4. Caïn va se venger d’Abel dans l’absence du Père, vouant Judith à la stérilité et poussant Sutpen à vouloir un autre fils avec la fille de 15 ans de son métayer – qui va le tuer. Ne restera de toute cette descendance stérile qu’un nègre idiot, engendré par Sutpen avec une esclave. Ô dérision… « Alors c’est le mélange de races, ce n’est pas l’inceste que tu ne peux tolérer » dit Charles à Henry chap.8. Métis, quarterons, octavons et même seizièmes sont insupportables à la « pureté » puritaine, à cette croyance d’être « élu » par Dieu après la déchéance des fils de Sem, élus de l’Ancien, qui ont crucifié Dieu en la personne du Christ. Sutpen s’est battu non seulement contre Dieu mais aussi contre la société, faisant des êtres ses pions. C’est de tout cela qu’il pâtit.

Comme trop souvent chez Faulkner, le roman commence trépidant avant de se perdre en marécages, puis de retrouver un rythme sur la fin. Absalon n’y échappe pas, signe d’un processus d’écriture difficile avec narrateurs-relais. Le trop lourd chapitre 5 aligne de façon incantatoire des phrases à la Proust emplies d’incises subordonnées ou entre parenthèses. Page après page – éditées en cet italique très pénible à lire – s’étend le bavardage inconséquent et logomachique de Rosa la vieille fille, logorrhée incontinente comme un radotage d’auteur un peu fêlé – une limite de cette littérature dont la démesure rappelle l’ambition de Sutpen. Mais la construction en suspenses et retours en arrière, ne livrant à chaque fois que des bribes d’informations au lecteur, tient en haleine et donne du souffle à mon avis bien mieux que les maniaqueries de composition, télescopages de mots et absence de ponctuation. Contrairement à ce qu’affirment les progressistes, toujours en mal de « transgression » de tout et de n’importe quoi – comme si seule la transgression faisait « moderne ».

William Faulkner, Absalon, Absalon ! (Absalom, Absalom !), 1936, Gallimard L’Imaginaire 2000, 434 pages, €13.50
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 2, Gallimard Pléiade 1995, 1479 pages, €58.90

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Jacqueline Merville, Jusqu’à ma petite

jacqueline merville jusqu a ma petite
L’auteur est femme et ne compte pas en sortir ; contrairement à Beauvoir, elle ne l’est pas « devenue », cela lui est tombé dessus comme un destin. Mais elle a pu choisir d’être ou non conforme à la représentation sociale de son enfance – les années 60. Elle a donc refusé d’être copine, enseignante, mère. Elle aspire au contraire à se libérer des carcans culturels et sociaux, du « ce qui se fait » comme être vertueuse, obéissante, passer un concours, avoir la sécurité, le métier, le foyer, les enfants… Cette régression de la libido sur le moi, Freud l’appelle une « psychose ». Lacan ajoute la forclusion symbolique du Nom-du-Père. Tous des psy mâles, qui utilisent « la science » pour justifier leurs a priori. Mais cette science là n’est qu' »humaine », pas « exacte ». Exister, c’est donc se déclarer contre elle, au moins en-dehors d’elle.

Si Jacqueline Merville évoque l’autre sexe, c’est pour le déplorer : père macho qui ne pense qu’à la chasse, amis machos du père qui ne pensent qu’à la drague « cochonne », collégiens du même âge qui méprisent les filles ou voient en elles des choses inconnues qui font peur, jeune amant fragile mais qui veut absolument un enfant, psychiatre voyeur… Les hommes sont des purges qu’il faudrait ignorer, sauf dans un monde meilleur peut-être. Symptomatique est ce jeune frère dont on ne connait pas le nom, dont on ne sait s’il imite le père par mimétisme en grandissant, ou s’il aime se faire câliner par ses sœurs. Les mâles sont anonymes, poussés par leurs pulsions égoïstes, anti-féminins.

Hantée par la mémoire inscrite dans le corps, jusqu’au délire parfois, jusqu’à l’invalidité administrative en tout cas, le roman (est-ce un roman ?) remonte vers l’enfance. Ou plutôt vers la prime adolescence où le déclic s’est produit. Un collégien tout juste rapatrié d’Afrique du nord, où son père s’était fait égorger dans sa ferme par les fellaghas, écrit à l’encre bleue sur page de cahier d’écolier une lettre à la narratrice. Elle a 13 ans ; lui doit en avoir 14 puisqu’il monte une mobylette. Il lui propose de le rejoindre un samedi à 17h. Pour quoi faire ? Quoi lui dire ? On ne sait pas. La petite prend peur, elle découvre un monde hors de la maison familiale, une culture au-delà de « la vallée » près du Rhône, que d’autres mâles existent que le père, ses copains et son petit frère. Comment faire face avec l’éducation donnée ? « Je viens de la masse, cette forme endormie qui sursaute parfois, comme prise d’un souffle réprobateur et réclamant son dû, sa vie, sa beauté ou se glissant comme un seul corps dans la brutalité. (…) Ce n’est ni la foule, ni une communauté » p.15.

ado 14 ans

Le collégien disparaît après ce rendez-vous manqué et elle en est hantée. Jusqu’à reproduire onze ans plus tard en 4L avec un jeune amant le « voyage » qui aurait pu avoir lieu, les caresses des corps, l’exil en Algérie jusqu’au bord du désert. « Ma gosse » va devenir « ma folle » et brutalement s’effondrer « comme un tas de nouilles » un jour d’octobre dans le couloir de l’école où elle enseigne aux primaires. Elle devient vite « un dossier » avant d’être une définitive étiquette : « invalide, radiée du corps enseignant ». Son corps physique a refusé le corps social, malgré la bonne volonté du concours. Elle n’est bien qu’ailleurs, durant ses voyages, y compris par l’écriture et le dessin, qui sont des voyages aussi mais intérieurs. Malgré le manque de tout au Maroc, « moi je n’y voyais que la haute vie, une escale pour combler un vilain fossé m’appartenant, une douleur, un manque de nature céleste et terrestre. (…) Un manque de nantie » p.184.

Une exilée essentielle, comme Rimbaud, mais qui ne s’est pas convertie comme lui au réel des affaires, préférant rester en poésie.

Ce livre autobiographique, qui n’est intitulé ni roman ni récit, est écrit de façon incantatoire, venu du profond de soi. Ce qui ne va pas sans particularismes de langue, comme cette « ma petite » qui fait le titre du livre. Parler de soi ou de ses interlocuteurs à la troisième personne est plus latin que français, ce qui désoriente.

Ce huitième « roman » de Jacqueline Merville (classement d’éditeur) est aussi un discret hommage à « la Grande Dame » éditrice à Paris, Antoinette Fouque qui vient de disparaître. « Elle m’avait reçue dans son bureau, elle souriait » p.198. Le début d’une longue rédemption qui s’affine avec ce livre. Retrouver soi-même passe par la mémoire.

Jacqueline Merville, Jusqu’à ma petite, mars 2014, éditions des Femmes, 207 pages, €13.30

Autres œuvres de Jacqueline Merville sur ce blog

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Katherine Nikitine, La princesse de Kleve, Opus 1

katherine nikitine opus 1 la princesse de kleve

Marie-Madeleine de La Fayette revisitée une fois de plus, après les propos présidentiels sur les concours de fonctionnaires : pourquoi pas ? Une jeune femme tombe amoureuse d’un violoniste virtuose de la quarantaine, mais celui-ci aime sa femme et c’est son frère qui tombe amoureux. Nous avons là une « belle histoire », écrite soigneusement avec des mots choisis, un peu « précieux » (torpide, cathartique, compère…). Nous restons dans l’univers de la cour des Valois avec l’importance donnée à l’amour, la beauté idéale des protagonistes et la composition des sentiments réels de jalousie, d’illusions, et ainsi de suite.

Mais l’imitation ne saurait suffire pour composer un roman. L’histoire se tient, mais elle tourne court et la fin, trop lapidaire, déçoit. Les personnages font poupées, trop beaux, lisses et bien faits pour attirer le lecteur du XXIe siècle (erreur courante des premiers romans). L’action se traîne avant de prendre sa course, puis de retomber, la taille inégale des chapitres déconcerte. Sans compter cette mystérieuse « maison HLM » qui est bizarre (un HLM est habituellement un immeuble collectif, pas une maison individuelle – mais on me l’a fait remarquer, il est vrai qu’il en existe). Ou encore cette curieuse expression « les jeunes gens » page 101 et suivantes, alors que deux des trois personnages décrits ont la quarantaine.

Dans l’écriture, il faut choisir son genre. L’intitulé haletant et précis des chapitres laisse croire au thriller : le lecteur attend donc de l’action, pimentée de quelques piques et d’une dose de sexe. Rien de tel ne survient. Serait-on alors dans le roman littéraire, popularisé par dame de La Fayette ? Le style ne suit pas, trop familier parfois, sans cette sécheresse que reprendra Stendhal et qui fait la qualité du texte de 1678. La psychologie est peu poussée, les combinaisons entre caractères mal approfondies. Il n’est pas aisé de faire du neuf avec du vieux.

L’intitulé ‘Opus 1’ laisse présager une suite. L’auteur ne nous dit rien de son intention, ce qui laisse sur sa faim.

Au total, un auteur prometteur, « pianiste cosmopolite », qui insiste un peu trop lourdement sur la vie jet set (Paris, Bruxelles, New York, l’Argentine, la Russie, l’Allemagne…) et les origines très mêlées – dont on ne voit pas en quoi elles servent le roman (au contraire). Madame de La Fayette resserrait l’intrigue à la cour et entre les seuls nobles autour de Henri II. Les jeux psychologiques en prenaient plus de relief, les passions ressortaient bien mieux sur le théâtre obligé d’une société toute de rivalité dans l’égalité sous le regard du roi. Noyer tout cela dans le mondialisme culturel de la consommation musicale et du melting pot migratoire est un appauvrissement.

Reste une histoire qui se lit bien, des personnages que l’on aurait envie de suivre (et de voir se complexifier un peu), quelques paragraphes acerbes sur le monde contemporain forts réjouissants, et des pages sur la musique qui valent la lecture. Nous attendons de voir la suite mûrir (on dit qu’il existe un Opus 2 tout frais chez un autre éditeur), l’auteur le mérite amplement.

Katherine Nikitine, La princesse de Kleve, Opus 1, 2013, éditions Baudelaire, 197 pages, €17.10

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Peter Robinson, Étrange affaire

2005 Peter Robinson Etrange affaire

Ce roman prend la suite de ‘Ne jouez pas avec le feu’ mais peut se lire tout seul, comme tous les Peter Robinson. L’intérêt de garder un fil conducteur permet au lecteur de se sentir en sympathie avec le héros, son environnement et l’évolution de son existence. L’inspecteur principal Banks vieillit ; il a perdu sa maison dans un incendie, ses enfants se sont envolés, ses maîtresses se sont éloignées, ses parents décrépissent… Et voici que l’on fait connaissance de son frère Roy, dont on n’avait que vaguement entendu parler auparavant. Il sera cette fois la victime de l’histoire.

C’est en effet un coup de téléphone en soirée, pris sur répondeur, qui déclenche l’enquête de Banks, encore en vacances. Un appel pressant d’un frère qu’il n’a vu qu’épisodiquement. Être 5 ans plus âgé vous rend moins présent auprès du petit frère, surtout quand ce dernier est très différent de vous et le chouchou des parents. Quand Alan Banks voulait peloter sa première copine, à 12 ans, il payait Roy, 5 ans, pour rester hors de la chambre. Un Roy qui a réussi dans les affaires, belle maison à Londres, Porsche et – référence dans l’univers d’Alan – une chaîne quadriphonie au son époustouflant. C’est ce qu’il découvre lorsqu’il se rend au domicile de son frère après son appel angoissé, alors qu’il ne répond plus à aucun numéro. Parmi les CD bien rangés, il trouve une pochette du groupe de son fils Brian mais en place de la musique, un mystérieux CD-RW sur lequel figurent, entre autres, des photos porno.

L’univers du porno international sera le thème du livre. Avec connections jusque dans les Balkans et dans les pays de l’Est, comme il se doit. Là, les filles sont raflées vers 14 ans à la sortie des écoles et vendues pour 1000 € à des proxénètes agissant en Europe ; elles se feront 20 à 30 mecs par soirée et rapporteront plus de 100 000 € chacune, rien que la première année. Elles seront larguées dans la nature, sans argent ni papiers une fois « usées » jusqu’à la muqueuse, environ 4 à 5 ans après.

Roy a-t-il trempé dans cette étrange affaire ? Que vient faire là son bizarre copain expert en trafic d’armes ? Pourquoi donc Roy s’est-il mis à fréquenter le prêtre de sa paroisse ? Y a-t-il un rapport avec cette fille seule, retrouvée morte dans sa voiture sur une petite route du Yorkshire avec… l’ancienne adresse de l’inspecteur Banks dans la poche arrière de son jean ?

Bien que personnellement impliqué cette fois-ci, Banks fonce et interroge. Il ne lâche jamais le morceau. L’auteur a le talent de renouveler à chaque volume son thème, et c’est l’un des charmes de lire toute la série : on ne s’y ennuie jamais.

Peter Robinson, Étrange affaire (Strange affair), 2005, Livre de Poche 2008, 435 pages, €6.75

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Thorgal 25, Le mal bleu

Thorgal 25 1 couverture

Nous avons laissé la petite famille augmentée des deux amis des enfants sur une île paradisiaque que Thorgal vient de délivrer de la cruelle princesse araignée. Vont-ils enfin se poser, régner paisiblement, être heureux et avoir beaucoup d’enfants ? C’est mal connaître Thorgal, qui n’accepte pas d’être roi. Pourquoi ? Parce qu’être à la tête d’un peuple, c’est être esclave de ses sujets ! Il faut penser pour eux, voir loin, agir pour leur bonheur. C’est tout le programme auquel les hommes politiques devraient sacrifier… Ils en sont loin ! Première leçon de dévouement aux gamins.

jolan 12 ans amoureux

La seconde leçon est que l’amour lie à jamais et qu’il faut bien réfléchir avant de s’engager. Jolan, 12 ans, est amoureux de Lehla depuis des mois, mais celle-ci ne veut pas quitter son frère, auquel elle est attachée par des liens plus puissants. Et que le frère, Darek, est tombé amoureux d’une fille de l’île et qu’il désire rester. Orphelins tous deux, les enfants ont eu leur content d’aventures. De même que le chien Muff, qui se fait bien vieux, de l’âge de Jolan.

Pas comme Jolan et Louve, qui jouissent de leurs parents réunis en de belles scènes attendrissantes. Louve aux côtés de son père reçoit les hommages. Jolan, torse nu à son imitation, l’aide à réparer la barque pour partir. Jolan est le fils, petit mâle qui apprend la vie d’homme par l’exemple de son père. Il explore une barque abandonnée (où il se fait mordre par un rat), il prend la barre dans le danger tandis que Thorgal prépare son arc, il pousse sur une perche tandis que son père pousse sur l’autre pour faire avancer le bateau dans la mangrove.

jolan 12 ans dans le present thorgal prevoit en adulte

Mais Jolan reste un gamin, toujours dans le présent, tandis que Thorgal est un adulte : il prévoit toujours l’après. C’est la troisième leçon de pédagogie aux gamins !

Pris en chasse par des barques de nains belliqueux, ils ne sont sauvés que par le navire du prince Zarkaj, régnant sur un royaume inconnu et féérique. Mais Thorgal se méfie. Est-ce de la paranoïa ? Non, la simple expérience des hommes : « les rois sont rarement des modèles de générosité ». Le dessin le montre en posture de moine austère, sage de l’existence. Quatrième leçon : le pouvoir corrompt. Aucune promesse de prince ou de candidat ne peut jamais être crue car, une fois au pouvoir, il s’agit d’en jouir et de faire suer le burnous ou le citoyen. Chirac, expert politicard : « les promesses n’engagent que ceux qui les croient ». Dernier exemple avec Hollande…

thorgal moine contre la richesse

La belle chambre où se reposer des épreuves comme les fêtes au palais où des danseuses seins nus évoluent devant les yeux intéressés de Jolan, ne sauraient durer. Le mal est en l’homme car il n’est pas dieu.

fete seins nus au palais

En voulant forcer Aaricia à lui « appartenir », le prince découvre une tache bleue sur son bras. Jolan a la même, il l’a contaminée. Toute la famille est supposée atteinte du mal bleu, inguérissable, donc ostracisée aussitôt. Tous sont descendus dans une vallée aux parois de sable, d’où l’on ne peut sortir. La maladie évolue vite et les condamnés meurent en moins d’une semaine, la fin dans des souffrances atroces.

Thorgal va-t-il renoncer ? JAMAIS ! Un vieux de la montagne connait probablement l’antidote. C’est une légende, mais le seul espoir de sauver les gamins et l’épouse. Cinquième leçon de cet album bien mené, délivrée ici par Thorgal : « La seule folie serait de rester ici à attendre passivement la mort. Je préfère aller au-devant d’elle en tentant de la vaincre ». Le sentiment ne doit pas tenir devant la raison ; elle seule doit commander car elle est le propre de l’homme, ce qui le différencie des bêtes (comme des méchants).

thorgal ne renonce jamais

Thorgal s’enfonce donc dans les eaux noires de la rivière qui passe sous terre au bout de la vallée. Il résiste ; lorsque ses poumons sont sur le point d’exploser, il aperçoit au loin une lueur : la sortie ! Il va affronter le dragon-pieuvre, se faire récupérer par les nains jetés hors du royaume et dirigés par un normal. On se demande pourtant comment un bébé recueilli puis élevé par les nains peut « savoir » comment fabriquer des armes sans jamais avoir appris, mais c’est pour l’histoire…

thorgal nu

Évidemment, rien ne va sans mal et Thorgal, nu, doit affronter un nain qu’il a blessé en défendant sa famille. Il joue de ruse puis le sauve en affrontant le dragon-pieuvre qu’il tue. Le normal, qui s’avère Zarjkar, frère jumeau du prince Zarkaj exposé pour qu’il n’y ait pas deux rois, l’aide alors à retrouver le mage Armenos. Ils exploitent comme Icare une invention du savant pour aller plus vite.

thorgal nu combat le nain

Et c’est in extremis qu’ils parviennent à sauver la famille, puis tous les êtres condamnés par le mal bleu. Jolan, pas encore adulte, pas encore digne d’égaler son père, a été sur le point de renoncer à cause des souffrances intolérables qu’il subit. Sa mère Aaricia a été obligée de l’assommer puis de le ligoter avec des lambeaux de sa propre robe pour le sauver malgré lui.

aaricia assomme jolan

Jamais sans doute Jolan n’a été aussi content de retrouver son papa, d’autant que c’est à cause de sa légèreté de gamin de 12 ans que tous ont subi les épreuves.

jolan 12 ans va mourir

L’histoire commence en effet en voix off, comme venue de l’au-delà. Mise en scène dramatique qui captive dès les premières pages. « Je m’appelle Jolan, j’ai douze ans et je vais mourir ». Après Louve, héroïne de l’album précédent Arachnéa, c’est au tour du garçon d’être le moteur de l’aventure. Si la petite fille était tombée à l’eau, précipitant son père dans le risque, c’est cette fois le jeune garçon qui entraîne tout le monde dans le malheur. Ah, il n’est pas facile d’avoir des enfants ! Mais ce sont eux qui forcent à vivre les valeurs : courage, loyauté, endurance. C’est peut-être la sixième et ultime leçon des auteurs aux adolescents. Un message de la dernière année du XXème siècle pour l’avenir.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 25, Le mal bleu, 1999, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet

Le feu follet est cette flamme éphémère qui naît sur les marais. Une âme surgie de la boue, un élan du méphitique. Tel était Jacques Rigaut, ami de Drieu et d’Aragon, qui s’est suicidé en 1929. Encore cette hantise de l’auteur, le suicide, avec « la faiblesse », mot répété à satiété. Rigaut était son ami et il en a fait un personnage, Alain, prénom à la mode en ce temps là. Il l’a rendu absolu. « Il y avait, somme toute, du chrétien chez Alain. Mais par-dessus ce chrétien, il y avait un homme qui, s’il acceptait sa faiblesse comme allant de soi, pourtant ne voulait pas s’arranger avec cette faiblesse, ni essayer d’en faire une sorte de force ; il aimait mieux se raidir jusqu’à se casser » p.324.

Pierre Drieu La Rochelle Le feu follet

Le jeune homme commence sa trentaine et voit se faner la fleur séduisante de sa jeunesse. Tout lui était dû à 18 ans, les femmes venaient à lui, les hommes même le draguaient. Comme beaucoup d’adolescents attardés, narcissiques et mal dans leur peau, il croyait qu’il suffisait de paraître pour que le sexe, l’argent et pourquoi pas l’amour leur soient donnés. Mais il y a loin de l’idéal à la réalité. La société bourgeoise d’entre-deux guerres est près de ses sous, sa jeunesse déboussolée par le massacre industriel 14-18, l’esprit écrasé par la technique. Il faut faire sa vie comme tout le monde : travailler, concourir, conquérir. Une œuvre ne naît pas toute armée, elle demande du temps, de l’observation et de la maturation ; elle doit être élevée comme un enfant.

C’est demander l’impossible à la génération Dada et futuriste qui désire vivre à cent à l’heure et tout posséder. Point de demi-mesures, il faut tout tenter jusqu’au bout. Cette morale sans limites est totalitaire, sans vertu ni garde-fous. Elle fait le lit moral des totalitarismes qui surgissent à ce moment en Russie, en Italie et en Allemagne – devant lesquels Aragon comme Drieu vont se prosterner. Jacques Rigaut n’aura pas vu ça. « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés » p.338. Autoportrait d’État civil : l’enfant mal aimé, mal armé pour la vie, sans confiance en soi. Au fond, Le feu follet est le roman de la dépendance : aux autres, au sexe, à la notoriété, à l’argent, au luxe, à l’alcool, à la drogue. L’individu exacerbé veut se perdre pour se trouver, mais il ne rencontre que la solitude, née de sa peur d’agir et de séduire. Lorsqu’on offrira à ce nihiliste le confort du Collectif, où la pensée s’abolit en obéissance, il s’y vautrera avec délices et soulagement. Ce que feront Drieu dans le Parti populaire français de Doriot et Aragon dans le Parti communiste.

Car Drieu joue le matamore, tous ses personnages sont de carton-pâte, outres de vent, gonflés de leur importance, croyant que tout leur est dû. Mais Drieu voit en même temps l’autre face, la faiblesse intime, l’absence d’énergie vitale, qu’il décrit très bien. Ce pourquoi il réussit à se hisser à un niveau d’écrivain. Le lecteur n’aime pas ses antihéros mais il les comprend car ils sont tirés de sa chair même. Il ne crée un personnage que pour mieux parler de lui, de l’une des facettes de sa personnalité. Et la satire n’est jamais meilleure chez Drieu que lorsqu’il crache sa haine avec férocité : les gens du monde, les psys contents d’eux, les baroudeurs cassants (Brancion qui est Malraux) les littérateurs écartelés entre réalité et mystique (Urcel qui est Cocteau), les dévoreuses mal éduquées yankees, les décadents, les petit-bourgeois popote… « Les gens du monde qui sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine, toute la racaille parisienne se disait enchantée de ce nouvel excès, de cette nouvelle faiblesse » p.308. Mais Drieu ne se hausse ni à la truculence Zola ni à la froideur analytique Balzac, il est trop impliqué personnellement dans ce qu’il appelle ces « saletés » pour prendre du recul. Chaque personnage principal est un peu lui, il n’arrive pas à s’en détacher.

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère, et plus peut-être : « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929… Après La valise vide et L’adieu à Gonzague, Le feu follet est l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » à ses mânes. Roman de la nausée sociale d’époque, il est aussi un bon roman d’empathie qui cherche à se glisser dans la crise intime d’un disparu. Même si je ne peux décidément pas aimer les personnages – question de tempérament.

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet, 1930, Folio 1972, 185 pages, €5.03

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J.D. Salinger, L’attrape cœur

Salinger L attrape coeurJérôme David (« jidi ») Salinger, disparu récemment, reste l’homme d’un seul livre, écrit en 1953.  Roman culte depuis trois générations, ‘L’attrape cœur’ marque l’irruption dans la littérature (donc dans la société) de cette nouvelle classe d’âge de la prospérité : l’ado.

Salinger vous envoie sa dose de ‘rebel without a cause’. Holden boy, 16 ans, maigre et taille adulte, est mal dans sa peau. Normal à cet âge. Il ne fout rien au collège et l’internat huppé où ses parents l’ont mis le vire à la fin du premier trimestre. Il doit partir le mercredi mais quitte l’endroit dès le samedi soir sur un coup de tête. Il va errer dans New York, sa ville, rencontrer des chauffeurs de taxi, des putes, des pétasses, d’anciennes copines, un ex-prof. Il va se faire rouler, un peu tabasser, va fumer, picoler, tripoter, dans cet entre-deux d’adulte et de môme qui caractérise les seize ans.

Il n’a pas envie de faire semblant comme le font les adultes, de jouer un rôle social, de travailler pour payer, de « se prostituer » à la société. Mais il n’est plus un môme, âge qu’il regarde avec émerveillement pour sa sincérité, avec attendrissement pour ses terreurs et ses convictions. Ni l’un, ni l’autre – il se cherche dans cette Amérique d’il y a 68 ans déjà, mais déjà très actuelle. Certes, à l’époque les adolescents n’y sont pas majeurs avant 21 ans, mais ils sont laissés en liberté et peuvent entrer et sortir du collège sans que personne ne les arrête. Pas sûr que ce soit toujours le cas.

Ils pelotent les filles mais ne vont pas plus loin sauf acceptation – là, on est sûr que ce n’est plus le cas. Ils trichent sur leur âge en jouant de leur taille et en rendant plus grave leur voix. Cela pour boire de l’alcool – interdit aux mineurs – ou fumer comme les grands. Ils ont envie mais trouvent tout rasoir ; ils détestent le mec ou la nana en face d’eux mais regrettent leur présence quand ils sont partis ; ils détectent le narcissisme ou la fausseté chez leurs condisciples mais restent au chaud dans leur bande. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent.

Ce qu’ils craignent en premier est de devenir adultes. En second, de devenir pédé. C’est un véritable fantasme américain des années 50 que l’inversion sexuelle : une tentation permanente – mais la hantise de la contagion. Comme si le mal – qu’on croit héréditaire – devait se révéler sur un simple attouchement. Stradlater, copain de chambre de Caufield au collège : « Il circulait toujours torse nu parce qu’il se trouvait vachement bien bâti. Il l’était. Faut bien le reconnaître » p.38. Luce, son ancien conseiller d’études, de quatre ans plus âgé : « Il disait que la moitié des gars dans le monde sont des pédés qui s’ignorent. Qu’on pouvait pratiquement le devenir en une nuit si on avait ça dans le tempérament. Il nous foutait drôlement la frousse. Je m’attendais à tout instant à être changé en pédé ou quoi » p.175. Mister Antolini, son ex-prof qui le reçoit un soir chez lui, avec sa femme, pour qu’il dorme sur le divan : « Ce qu’il faisait, il était assis sur le parquet, juste à côté du divan, dans le noir et tout, et il me tripotait ou tapotait la tête » p.229. Rien de plus et ça suffit à faire sauter l’ado du lit en slip pour s’enfuir en courant.

Holden Caulfield se liquéfie en revanche devant les gosses. Il est tout sensiblerie. Il évoque son frère Allie, mort d’une leucémie à 11 ans, lui en avait 13. Il s’était alors brisé le poignet à force de défoncer les vitres du garage pour dire sa rage. Sa petite sœur Phoebé le fait fondre. C’est elle, la futée, qui l’empêchera d’agir en môme à l’issue de son périple. Lui voulait partir en stop dans l’ouest pour devenir cow-boy ou quelque chose comme ça. Elle lui a collé aux basques pour partir avec lui. Il s’est rendu compte aussitôt de tout ce que ça impliquait, de tout ce qu’elle allait perdre – et lui aussi. Ses yeux se sont ouverts, il a découvert sa maturité incertaine, sa responsabilité adulte envers sa petite sœur.

Je ne sais plus si j’ai lu Salinger quand j’étais moi-même adolescent. Si oui, cela ne m’a pas vraiment marqué. La traduction vieillie garde ce tic des années 1980 d’ajouter « et tout » à chaque fin de phrase. C’est d’un ringard ! La traduction que j’avais lue datait d’encore avant et ce n’était pas mieux. C’est le problème de trop vouloir coller à l’argot du temps : ça s’use extrêmement vite. Avantage : ça plaît à l’âge tendre.

Le titre, ‘L’attrape-cœurs’, vient d’une chanson d’époque, « si un cœur attrape un cœur qui vient à travers les seigles… » Et plus loin d’un poème de Robert Burns qui parle de « corps » qui vient à travers les seigles. Mais pour les ados, c’est pareil, le cœur se confond avec le corps, le tout fondu par les hormones. Ce n’est qu’en devenant adulte qu’ils font la distinction et 16 ans est l’âge charnière où cela reste imprécis. J.D. Salinger raconte très bien cet entre-deux. A faire lire à votre Holden boy, s’il a dans les 16 ans.

Jérôme David Salinger, L’attrape cœur (The Catcher in the Rye), 1945, Pocket 2010, 253 pages, 5.41€

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Paris en un jour

Nombreux sont les touristes ou les voyages scolaires qui viennent à Paris en coup de vent. Leur itinéraire logique suit la Seine, de Notre-Dame à la tour Eiffel. Paris est en effet une ville-centre grâce au fleuve. Il relie dans l’histoire les foires de champagne, les blés de Beauce et les vignobles bourguignons aux marchandises venues par mer depuis Le Havre et Rouen.

Il est aussi le fil symbolique de la tradition qui va de la spiritualité médiévale (Notre-Dame) à la modernité révolutionnaire (place de la Concorde), commerçante (Champs-Élysées) et industrielle (tour Eiffel), en passant par l’Etat et la culture (Louvre).

La tête de l’Etat a migré depuis les Romains de l’île de la cité vers le château du Louvre sur la rive droite, puis le palais de l’Élysée – toujours plus loin vers l’ouest. Le début de l’été est propice, les jours plus longs, le temps souvent beau sans être accablant, une brise rend cristalline l’atmosphère. Paris reste vivant tant que les vacances scolaires ne vident pas les Parisiens, les commerces sont ouverts.

Notre-Dame est la grande cathédrale, vaisseau de l’esprit sur l’île d’origine. Tous les élèves et les Japonais commencent ici. Le mieux est de commencer la visite par le pont de la Tournelle, qui permet de bien voir le chevet. Puis revenir par la rue Saint-Louis en l’île où trônent les boutiques, dont les fameuses glaces Berthillon.

Au centre du portail de Notre-Dame, au-dessus du Christ en majesté, Satan pèse les âmes, surveillé par saint Michel. Sur le parvis, au-dessus de l’ancien Paris qui se visite, des animations attirent plus les gamins que les vieilleries. Mais les rues tracées au sol montrent combien l’ancien Paris vivait à l’étroit, les boutiques n’ouvraient souvent que 4 m²… Dès que le soleil s’établit, le bronzage sur les quais est de rigueur. Cela sous la préfecture de Police bordée de cars de flics, quai des Orfèvres, rendu célèbre par le Maigret de Simenon.

Le Pont-Neuf marque la transition des îles avec le Louvre. Le ‘N’ qui figure sur ses piles n’est pas la marque de Nicolas Sarkozy, comme j’ai entendu un collégien l’affirmer à ses copains, peut-être après la propagande politique de son prof, mais celle de Napoléon 1er.

Il fit en effet aménager les grèves de sable en quais de pierre pour les bateaux de commerce, tel le quai des Grands-Augustins, juste à côté. Le pont date de 1607 et sa construction a duré 29 ans.

Henri IV l’a inauguré, sa statue trône au-dessus du square du Vert-Galant, ex-île aux Juifs. Le Vert-Galant, c’est lui, Henri IV, fort galant avec les dames et fort vert pour baiser plusieurs fois par jour, dit-on.

Une plaque rappelle que Jacques de Molay, grand Maître des Templiers y a été brûlé. Il a lancé sa malédiction à Philippe le Bel vers les fenêtres du Louvre en face, faisant débuter ainsi la dynastie des rois maudits.

Le Louvre est le palais des rois de France avant Versailles. Une passerelle le relie à l’Institut, siège de l’Académie Française (qui n’est pas un tombeau comme les Invalides malgré la coupole, comme j’ai entendu un autre gamin le répéter à ses copains).

La cour Carrée s’élève sur les fondations médiévales du château ; elles se visitent en sous-sol. Un passage voûté, où flûtistes et violonistes aiment à tester la belle sonorité du lieu, débouche sur le XXe siècle Mitterrand. La pyramide de verre attire toujours autant, telle une gemme futuriste parmi tant d’histoire. Les touristes adorent s’y faire prendre et leurs petits tremper leurs mains ou leurs pieds dans les bassins, et plus si grosses chaleurs.

Les statues des grands hommes veillent, Voltaire toujours caché d’un filet (pour cause d’islamiquement correct ou de « rénovation » qui dure depuis 7 ans ?). Racine vous regarde d’un air classique.

Louis XIV caracole un peu plus loin, donnant l’exemple aux gendarmes à cheval qui disent encore « l’Etat c’est moi ».

Il suffit de traverser la rue pour se retrouver parmi les buis du jardin à la française, au Carrousel. Les profondeurs de l’arc de triomphe recèlent un bas-relief de femme nue séduisante aux ados mâles (j’ai entendu un collégien détailler ses attraits à ses copains ébahis).

Dans les jardins batifolent les statues mafflues des femelles Maillol, tout comme les jeunes, en couples ou en amis, qui aiment à s’allonger plus ou moins déshabillés.

Les provinciaux gardent cette impression tenace que Paris est Babylone où les turpitudes sont possibles : la nudité, la drague éhontée, les filles faciles, les gays disponibles. Certains explorent les dessous des statues pour étudier le mode d’emploi d’une femelle métallique.

Les pubères restent sans voix devant Diane, si réaliste.

Comme devant les reliefs protubérants de Thésée ou du jeune Enée portant Anchise. Les ados s’y comparent volontiers, gonflant la poitrine et faisant des effets de muscles pour impressionner leurs copains d’abord, leurs copines potentielles ensuite. Parade de jeunes mâles qui s’essaient à grandir.

Certains veulent s’y comparer et ôtent leur tee-shirt avant de se faire rappeler à l’ordre par leur prof (« on est en sortie de classe, on n’est pas à la plage »), malgré les collégiennes qui trouvent ce puritanisme castrant.

A l’extrémité poussiéreuse des Tuileries se ferme un curieux monument contemporain en métal rouillé.

On y entre comme dans un con avant d’apercevoir le pénis égyptien qui marque le centre de la place de la Concorde (et pas la Bastille, comme un autre gamin le disait en toute naïveté). Ici a été guillotiné Louis XVI et, dans l’hôtel adjacent, a été négocié durant des mois le traité de Versailles où l’intransigeance franchouillarde a produit la guerre suivante.

En face, sur l’autre rive, l’Assemblée Nationale attire peu, on dirait une bourse du commerce assoupie dans une ville du centre. Les godillots intéressent moins les Français que les vrais chefs, si l’on en juge par l’écart d’abstention.

Reste à suivre les quais pour aborder le pont en l’honneur du tsar russe Alexandre III, où des putti des deux sexes se contorsionnent selon l’art pédophile de la fin XIXe (rires des collégiens, « hé, on dirait ton p’tit frère à poil ! – T’as vu, c’est ta sœur en nettement mieux ! »).

Dès le Grand Palais, s’ouvrent les Champs-Élysées. L’avenue n’est pas si grande que ça et les moins de 13 ans sont toujours déçus ; les autres sont plutôt alléchés par les affiches de film, les belles bagnoles, les disques Virgin et par le McDonald’s.

L’Arc de triomphe, au bout, n’est pas le tombeau de Napoléon 1er (comme le croyait Edgar Faure enfant) mais un monument à ses victoires. Sous son arche repose le soldat inconnu de la Grande Guerre, avec sa flamme perpétuelle. Il faut marcher vers la Seine pour terminer le périple par la tour Eiffel. S’il fait beau, monter au sommet vaut le détour : tout Paris s’étale à vos pieds, comme le Trocadéro.

Le visiteur d’un jour passera une heure à Notre-Dame et autour avant d’aller au Louvre. Il pourra y rester deux heures en choisissant de voir soit la Joconde et quelques peintures, soit le Louvre médiéval et le département des sculptures, soit l’aile égyptienne, soit une exposition temporaire. Ne pas tenter de « tout » voir, c’est impossible et lassant.

Ce sera l’heure de déjeuner. Un café-sandwichs existe dans le Louvre même, un restaurant plus chic sous les arcades, d’un bon rapport qualité/prix. Mais les fauchés peuvent aussi remonter l’avenue de l’Opéra pour trouver le Monoprix, trottoir de gauche, avec ses plats tout prêts, ou la boulangerie du pain Paul, juste à côté, aux sandwiches composés de pain délicieux. Une pause chez Verlet, rue Saint-Honoré, permettra de goûter plusieurs centaines de crus de cafés ! Le reste de l’après-midi sera consacré aux Tuileries, aux Champs-Élysées avec ses boutiques et ses cafés, avant de filer vers la tour Eiffel pour le coucher du soleil.

Vous n’aurez pas vu tout Paris, mais vous aurez vu le plus beau.

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Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc

Hitonari Tsuji est une rock star romantique des années 1980 qui vit depuis une décennie à Paris. Le Bouddha blanc est son premier roman, qui a obtenu le prix Femina étranger en 1999. L’auteur a aussi réalisé des films. Adolescent rebelle, il est douceur et violence – et il écrit la nuit, dans le silence. Époux d’une actrice japonaise très connue, ils ont un petit garçon né à Paris, Juto, qui a presque dix ans.

Ce livre très réussi romance l’histoire d’une vie : celle de son grand-père au long du XXe siècle. Les Japonais sont enracinés dans leur pays et dans la nature ; il y a un lien charnel entre l’endroit où vous vivez et la vie que vous transmettez. Exilé en Europe dans la ville lumière, peut-être est-ce pour cela qu’Hitonari tient à se rattacher à cet ancêtre.

Dans la petite île d’Ôno, le grand-père est né vers 1898 dans un univers rural où son père, descendant de samouraï, forge des sabres et des couteaux. L’essor des guerres et la technique va le faire armurier, puis inventeur de motoculteur. C’est toute l’habileté du Japon de tradition qui est contée dans ce microcosme. Les Toyota, Honda ou Sony ne sont pas nés autrement.

Sur son lit de mort, entouré de ses enfants et petits-enfants, Minoru se souvient. Des herbes hautes du marais entre lesquelles courir pieds nus, faisant gicler la boue, à peine vêtu d’un kimono de coton débraillé arrivant à mi-cuisses. Cela après avoir fait exploser en plein vol un crapaud d’un pétard dans l’anus.

Sept ans et déjà en émoi devant les 14 ans plantureux d’une jeune fille, Otowa, premier amour violent qui durera toujours. Il arrachera le vêtement d’Otawa quand il aura douze ans et la possédera, consentante dans les roseaux, mais pour la dernière fois. La jeune fille va se marier, quitter l’île et mourir, d’un « accident » issu de pratiques sadomasochistes de son pervers d’époux. Minoru va épouser « la femme Nue » – qui n’est pas ce que vous fantasmez. Nue est à prononcer Noué. Elle est une noiraude du village rival, sur laquelle son ami Hayato a pissé, enfant, faute d’un garçon sur qui taper. C’est dire la sensualité brute qui possède le petit Japonais.

Minoru est cependant relié comme on le dit d’une religion. A la nature, dont l’eau en crue a pris son frère aîné, glissé de la barque où il se mesurait au sabre de bois avec lui ; sa mère ne s’en est jamais remise. Aux vies antérieures, dont Minoru a parfois d’étranges réminiscences, des impressions de « déjà vu » surtout avant l’âge mûr. Il semble que cette prégnance de l’affectivité s’efface avec les ans et l’emprise de la raison. Mais quand même : un Bouddha blanc lui apparaît en pleine lumière lorsqu’il est au désespoir ou lors d’émotions violentes. Ainsi lorsqu’il a tué un jeune Russe lors de la guerre de Sibérie – et qu’il a aimé cette violence du lui ou moi. Ce crime légal et patriotique le hante jusqu’à le rendre malade et se voir rapatrié.

Ce pourquoi, en sa vieillesse, Minoru le grand-père va s’efforcer de faire le bien pour célébrer la vie plutôt que de forger des armes ou de tuer. Il a la vision d’un grand Bouddha blanc, formé des os concassés des morts qui s’accumulent depuis des siècles sur cette île étroite, disputant la terre cultivable aux vivants. Une belle idée que ce monument qui agrège tous les ancêtres plus ou moins cousins dans un élan vers l’éternel.

Religieux, Minoru ? Certainement. Croyant en un au-delà ? Pas vraiment. « L’enseignement bouddhiste sur le paradis de la Terre Pure est nécessaire aux êtres humains. Mais il n’a d’utilité que sur cette terre, pas dans l’au-delà. Je suis persuadé que dans l’autre monde nous ne pouvons plus penser comme nous le faisons ici-bas. Il me semble que chacun de nous, quel qu’il soit, retourne au néant. Quand le corps se calcine, riches et pauvres, tous égaux, se muent en fumée qui monte vers le ciel » p.278.

Le prêtre du temple, à qui il se confie, lui calligraphie l’une des maximes du bouddhisme : « ku-e-i-ssho. Il signifie l’égalité originelle de tous les êtres, riches ou pauvres. Une fois dépassées les règles fastidieuses et le sens des valeurs propres à chaque société, les êtres humains sont tous égaux » p.249. Tous deviennent un même Bouddha, unis à jamais dans le grand Tout de la nature. Ce lien métaphysique prolonge le lien affectif des êtres de la lignée et l’attachement charnel de l’individu à sa terre et aux sensations.

Si ce livre est un grand livre, c’est parce qu’il ouvre à l’universel. Parti d’une existence infime dans une île minuscule, l’auteur élève au rang cosmique la vie exemplaire de son grand-père. Depuis les émois instinctifs enfantins jusqu’à la sérénité de la grande sagesse, en passant par les passions de l’existence. Tout fait une vie ; tout fait roman ; tout fait ce bonheur de lecture.

Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc, 1997, traduction française Corinne Atlan, Folio2001, 287 pages, €5.89

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Flaubert en sa correspondance

Les lettres de Flaubert sont moins empesées que ses œuvres littéraires. Il avait beaucoup de mal à « bien » écrire, écrasé par l’idée qu’il se faisait du Style. Il lui fallait gueuler ses textes pour qu’ils prennent quelque consistance à ses yeux et ses manuscrits ne sont qu’un ramassis de remords en pattes de mouche… Ses lettres le montrent en son intime, avec ses amis et sa famille, au débotté. Il argote, il familière, il dit comme il sent. Sa plume file comme sa conversation, ce qui est tout à fait vivant !

Né en décembre 1821, la première lettre de lui conservée date de ses 9 ans ; elle est à sa grand-mère pour les vœux. Le tome 1 de la Pléiade va jusqu’à ses 30 ans, en passant par ses amis de collège, ses études de droit interrompues par une épilepsie (à laquelle une syphilis ne serait pas étrangère), son amour pour la putain de haut vol Louise Colet dont l’époque ne compte plus les amants – enfin le plus intéressant, son fameux voyage en Orient avec Maxime du Camp. L’écrivain voyageur et l’auteur se sont rencontrés lorsque Gustave était étudiant. Maxime a 27 ans et Gustave 28 quand ils quittent Paris le 29 octobre 1849 pour embarquer en paquebot vers l’Égypte. Ils y séjournent 8 mois avant de poursuivre vers la Palestine, la Syrie, la Turquie, la Grèce et l’Italie. Ils ne reviennent en France qu’en 1851.

Flaubert collégien vomit l’école, son encasernement, ses frustrations physiques et sexuelles, sa politique du « concours » pour toutes matières et le mépris des pions pour les élèves. Misanthrope et ironique à 12 ans, il se gave d’auteurs grecs et latins, d’histoire antique. Amoureux à 13 ans de deux anglaises de 14 et 11 ans, il sera transi par la belle adulte Élisa, rencontrée aux bains de mer de Trouville. Gustave gardera des relations avec elles toutes car il aime les gens, frustré sans doute de s’être vu préférer son frère aîné Achille par son père et sa petite sœur Caroline par sa mère. C’est souvent le destin des seconds… Il se réfugie alors dans l’amitié des copains, Émile, Alfred, Louis, plus tard Maxime. Il invente et joue avec eux le rôle du Garçon, personnage de comédie : grotesque, rabelaisien, fouteur allègre, caricature de bêtise égoïste et pétante de santé. A 17 ans, il aime Hugo (d’avant Les Misérables, qu’il trouvera moraliste et naïf), Racine, Calderon, Montaigne, Rabelais, Byron. Il aime rire devant l’absurdité de toutes les croyances, la vanité étant pour lui la pire de toutes.

Gustave Flaubert se veut hors du siècle dont il méprise les « épiciers » – les bourgeois. Il n’hésite pas à provoquer « le système », se faisant virer du lycée pour avoir protesté, à la tête de ses camarades, contre le renvoi du professeur de philo. Il passera le bac en candidat libre – avec réussite ! A 18 ans, « Gustave était aussi beau qu’un jeune grec », affirme la biographie Troyat. Au retour d’un voyage en Corse, il est déniaisé par une tenancière d’hôtel à Marseille, Eulalie Foucaud, qu’il ne reverra jamais. Il aime ça, se repaît de la chair (« buffle indompté des déserts d’Amérique » versifiera la Colet), mais garde une tendresse romantique pour les amours platoniques. Il restera toujours partagé entre le cœur et le ventre, l’euphorie des passions et la « viande ». Pour lui, l’artiste est celui qui sait partager sa vie entre son œuvre et les nécessités, sans que ces dernières n’empiètent sur ce qui doit rester premier : le travail de créer. Ne pas « mêler à l’art un tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, la gloire » (lettre 7 nov. 1847).

Le droit l’ennuie, occupé de propriété, d’héritage et d’argent. Paris, ses spectacles et ses cocottes, lui plaît bien mais il n’a pas les moyens. Première année de droit réussie, la seconde échoue sur une crise nerveuse à 22 ans (affectant le « lobe temporo-occipital gauche ») qui l’oblige à abandonner les études. Son père mort, sa sœur décédée, son beau-frère fou – il se trouve enchaîné par sa famille et s’enterre à Croisset, dans le fonds d’une province près de Rouen. Sa mère, sa nièce et les vagues visites de son frère médecin lui servent de boulet. Sa passion tumultueuse pour Louise Colet, parisienne, lui est l’occasion d’approfondir les variétés du sexe, du cœur et de la politique. Il rencontre la mauvaise foi, les accusations gratuites, l’injure suivie de repentir, la cocotte amoureuse. Possessive, susceptible, envahissante, jalouse, Louise Colet veut l’orage romantique de la passion tandis que Gustave a besoin de calme intérieur. Ils s’écriront 5 ans, se verront souvent, se baisant fougueusement. Puis la rupture sera d’évidence. Mais il lui écrit et l’appelle sa Muse.

Le voyage en Orient sur 21 mois est une bouffée d’air frais. Certainement le plus vivant du recueil de lettres. Il est libre, enfin libre ! Délivré des bonnes femmes et des attaches du Devoir. Il va où il veut avec l’ami du Camp, il aime ce qu’il veut quand il veut. Il bâfre, galope, gamahuche ; il visite les sites antiques ; il est ébloui de « couleurs d’enfer ». L’Égypte lui paraît du dernier « grotesque » avec ses chameaux gracieux, ses indigènes crus, ses almées tétonnières. « Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant » (1er décembre 1849). Il goûtera des filles au bordel comme des garçons au hammam, jouera « le Cheik » sur le mode du Garçon dans ces rôles entre amis qu’il affectionne. Le ciel « casse-pète » de bleu, tandis que « rien n’est beau comme l’adolescent de Damas » (4 septembre 1850) et qu’il s’extasie sur un bas-relief de l’Acropole : « Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou jusqu’au-dessus du nombril. L’un des seins est voilé, l’autre découvert. Quels tétons ! nom de Dieu ! quel téton ! Il est rond-pomme, plein, abondant… » (10 février 1851). Suivent deux pages de pur bonheur sur la typologie des tétons féminins.

Bien sûr, il n’écrit pas ce genre de chose à sa mère (60 lettres !) et le contraste des missives à ses copains est une drôlerie du recueil. Nous découvrons Flaubert intime, loin du « style » laborieusement accouché où architecture du récit, musique des phrases et précision des mots lui arrachent habituellement des mois de travail ! Un vrai bonheur de lecture.

Gustave Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79

Henri Troyat, Gustave Flaubert, biographie 1992, Flammarion 410 pages, €18.05

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Le Clézio, L’Africain

Colette Fellous, productrice à France Culture et directrice de collection au Mercure de France, avait sollicité des écrivains pour qu’ils publient leurs « Traits et portraits ». Le prix Renaudot 1963, Prix de l’Académie Française 1981 et Prix Nobel 2008 Jean, Marie Gustave Le Clézio s’est exécuté. Il nous livre un petit peu de lui-même dans ces 7 chapitres illustrés de 15 photos prises par son père.

Car l’Africain est son père, Anglais médecin tropical envoyé par l’Empire sur les franges du Nigeria et du Cameroun 22 ans durant. Ce père qu’il n’a connu qu’à l’âge de 8 ans, séparé par toute la guerre et l’Occupation. Ce père sévère qu’il acceptait mal et dont il n’a découvert les qualités humaines et sociales qu’une fois devenu adulte. « Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m’a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire » p.121 Celui qu’il a connu en débarquant à Port Harcourt, en 1948 avec son frère d’un an plus âgé, « était dur, taciturne ». « Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains qui travaillaient pour lui à l’hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir reçu l’autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en-dehors de repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte » p.106. On comprend qu’avec un tel père anglais tendance Victoria les relations soient d’emblée difficiles pour deux gamins turbulents habitués aux femmes et aux « oncles » âgés.

Heureusement, il y eut l’Afrique, la violence des sensations, des éléments, des appétits, la présence intime des corps, de la végétation, des insectes. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi » p.13. Violence et liberté, telles furent les leçons de l’Afrique pour les petits Blancs débarqués. « L’Afrique était puissante. Pour l’enfant que j’étais, la violence était générale, indiscutable. Elle donnait de l’enthousiasme. Il est difficile d’en parler aujourd’hui, après tant de catastrophes et d’abandons. Peu d’Européens ont connu ce sentiment » p.21. C’est là « que j’ai vécu les moments de ma vie sauvage, libre, presque dangereuse. Une liberté de mouvements, de pensée et d’émotions que je n’ai plus jamais connus ensuite » p.24 Il racontera cette enfance en se poussant en âge et en imagination (et en éliminant toute trace de son frère…) dans ‘Onitsha’, un grand roman d’initiation. Il se plaira d’ailleurs à se dire conçu en Afrique, avant que sa mère ne vienne accoucher en Europe.

L’Afrique sauvage et belle, pas celle de la colonisation. Là, il rejoint intellectuellement son père. « C’est cette image que mon père a détestée. Lui qui avait rompu avec [l’île] Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu, soigné les chercheurs de diamants et les Indiens sous-alimentés ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviteurs pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée » p.68.

L’Afrique sensuelle et brutale est la madeleine proustienne de Le Clézio, le fouet des sens sur sa peau d’enfant, la brûlure sur son cœur, l’empreinte sauvage sur son âme. Il évoque page 119 comment aujourd’hui, en marchant dans les rues, il lui arrive de ressentir des bouffées d’Afrique sur une odeur de ciment frais ou de terre mouillée, le bruit de l’eau ou des cris d’enfants lointains. Un joli petit livre à lire – mais après Onitsha.

Le Clézio, L’Africain, 2004, Folio 2008, 124 pages, 5.23€

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Herman Melville, Omou

Omou donne la suite des aventures de l’auteur, romancées et amplifiées comme dans Taïpi. Publié en 1847, ce second roman est moins prenant que le premier. Il lui manque cette unité de temps et de lieu qui saisit le drame et ce sens du mystère sur les fins qu’il pouvait régner lorsqu’on est hôte d’une population cannibale…

Disons cependant que Melville, qui se fait cette fois appeler Paul, a changé de compagnon. A bord du baleinier minable qui l’a recueilli pour compléter un équipage poussé à déserter à la première occasion, il s’est adjoint un surnommé Long-Spectre pour sa taille et sa complexion osseuse, docteur marin, qui a réellement existé. Son vrai nom était John B. Troy et il n’était que steward sur ledit baleinier, dont le véritable nom était le ‘Lucy Ann’.

Capitaine mou et malade, second parano, bateau qui se déglingue, la mutinerie se déclare, sans violence grâce à l’auteur s’il faut l’en croire, devant Papeete où le consul anglais fait emprisonner les mutins. C’est une prison ouverte, non loin de la route des Balais qui fait le tour de l’île. Tahiti vient d’être annexée par les Français et Melville, qui veut se faire publier à Londres, ne manque pas au « French bashing » de rigueur à l’époque. Retenons que pour lui les Français sont précis et savent admirablement construire des navires ; mais qu’ils apparaissent piètres marins, peu férus de discipline et inefficaces pour aller à l’abordage.

Paul et Long-Spectre s’évadent sur l’île en face où deux Protestants travaillant dur cherchent des ouvriers pour planter, désherber et arracher les patates dont ils font un commerce florissant auprès des navires en relâche. La pomme de terre reste en effet le meilleur remède contre le scorbut dans cette marine à voile qui peut rester parfois des mois entiers en mer, nourrie de bœuf salé et de biscuit dur comme fer.

Mais nos deux compères ne sont pas faits pour s’installer, ni pour œuvrer sous le soleil ; ils quittent donc les planteurs pour explorer l’île, un complet renversement d’existence par rapport à Taïpi. Notre Paul trouvera, dans les derniers chapitres, un embarquement sur un nouveau baleinier, pour de nouvelles aventures.

Melville suit, en 82 courts chapitres, le fil conducteur de ce qui lui est réellement arrivé, tout en l’enjolivant et en l’étirant dans le temps afin d’y caser tous les détails documentaires qu’il a pu glaner dans les livres sur les coutumes et les techniques polynésiennes, les gens, la flore et la faune. Son récit est très enlevé, comme l’aventure. Les épisodes d’action s’étalent en scènes pittoresques, occasion de portraits bien troussés, hauts en couleurs, et de commentaires de connivence ou de critique.

Le charme de l’auteur tient aussi à sa relative candeur. La vie de marin est une vie entre hommes ; elle est donc une constante aventure de grands gamins vivant de peu au jour le jour, suivant le vent et leur désir, rétifs à toute discipline non légitime et n’étant heureux qu’entre camarades. Cette fraîcheur fait lire ce livre comme à 12 ans. Quelques vagues considérations morales éludent les « turpitudes » des Tahitiens, évoquées selon le vocabulaire conventionnel des missionnaires, sans guère de détails. Ce n’était pas l’époque pour être cru, dans le double sens d’être direct et d’être compris. Melville voulait vendre ses livres et devait, pour se faire, rallier les suffrages de l’élite restreinte des rares lecteurs : sur une soixantaine de millions d’habitants anglophones du Royaume-Uni et des Amériques, le livre fut un succès avec ses quelques 15 000 exemplaires dans les mois qui suivirent sa parution.

Mieux encore : dès qu’un désir personnel se dresse, Melville s’empresse d’en détourner le coup par un lyrisme suspect pour le sexe opposé. Une fois que le lecteur du 21ème siècle, nourri de Freud et de Lacan, a compris le procédé, il s’amuse à le compter, immanquablement surgi dès qu’une rencontre se fait. Cela donne au livre un attrait supplémentaire au lecteur adulte d’aujourd’hui. Ainsi fonctionne la description complaisante d’une certaine Lou, beauté tahitienne nubile – mais piquante – de 14 ans. Inaccessible elle est, entourée d’un père, de grands-parents et de frères, sœurs, et sujette au tabou décrété par la reine Pomaré sur les relations avec les Blancs. L’auteur se rengorge de sa vertu (qui n’est pas celle de Long-Spectre)… alors qu’il lorgne probablement sur son frère, jeune garçon de 13 ou 14 ans, évoqué en passant, mais plusieurs fois, sous le vocable intéressé de Dandy. Même fonctionnement avec la belle Anglaise en poney, décrite à grands sons de trompettes galantes, que l’auteur feindra de se désoler de ne point voir autrement que comme une apparition… alors qu’il a pour son mari des yeux de Chimène, louant « son beau cou et sa poitrine découverts ». Ce procédé amuse.

Les marins apparaissent comme des fêtards vagabonds, pas plus corrupteurs au fond que les sérieux missionnaires. Melville en relance la dénonciation colonialiste et l’hypocrisie religieuse, tout comme dans Taïpi. Une police des mœurs, instaurée par les prêtres catholiques sur toute l’île de Tahiti, ne poursuit-elle pas les tièdes en piété et les libertins comme la Muttawa aujourd’hui en Arabie Saoudite ou le Département de la Promotion de la Vertu et de la Prévention du Vice en Iran ? « Le dimanche matin, lorsqu’on a peu d’espoir de remplir les petites églises, on envoie par les routes et les chemins des gaillards armés de cannes en rotin au moyen desquelles ils rassemblent les ouailles. C’est là un fait avéré ! Ces messieurs constituent une véritable police religieuse (…) Ils ont autant de travail les jours de la semaine que le dimanche ; ils parcourent l’île, causant une terreur extrême parmi les habitants, à la rechercher des iniquités de chacun. » (II, 46)

Après la tentation du paradis dans cette vallée fermée de Taïpi, le bonheur se cherche dans la tentation d’aventure. L’errance est un jeu, une quête de vie, la formation même d’une jeunesse mûrie très vite par la menace des récents cannibales. De quoi mesurer la chute, au sens biblique, des bons sauvages pas si bons que cela, aux colonisés acculturés pas si colonisés que cela.

L’auteur, born again de sa prison fœtale de Taïpi, découvre le large et les îles où il n’est plus materné mais joue comme un enfant. Il ne suit pas de conduite sociale mais sa pente et son désir ; il ne poursuit pas la tradition de ses ancêtres mais attrape toute circonstance à sa portée ; il ne cherche pas son salut mais reste aussi insouciant que les jeunes garçons indigènes qu’il rencontre.

En fait, il découvre que le paradis n’existe pas sur cette terre : ni dans l’enferment clanique de Taïpi, ni dans la fausse liberté sans règles d’Omou.

Herman Melville, Omou, poche Garnier-Flammarion 1999, 476 pages, €7.88

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Haruki Murakami, Chroniques de l’oiseau à ressort

Haruki Murakami est un Japonais gentil et décalé. Pas macho pour un sou, il aime les femmes mais ne s’impose pas. Cultivé, il ne supporte pas l’embrigadement scolaire. Travailleur, il ne se voit pas salaryman en costume cravate gris et chemise blanche. Le Japon des années 1990-2000 est aussi conditionné par les manageurs que le Japon des années 1920-1940 par les militaires. Collégiens comme employés ou cadres, il s’agit d’obéir au système. D’où cette vie quotidienne mécanique que décrit complaisamment Murakami dans ses romans. Dans celui-ci, ce sont les gens pressés d’aller travailler par le métro au matin dans le quartier des affaires Shinjuku de Tokyo. Ou ce garçon d’hôtel en rêve, qui monte un whisky sur un plateau d’argent en sifflant mécaniquement l’air de ‘La pie voleuse’.

Ce pourquoi l’univers de l’auteur est japonais-critique. Il voit le surréel dans le réel, pousse les non-dits aux limites. Ses personnages sont en apparence banals mais recèlent en eux d’étranges pouvoirs ou réminiscences. Comme en chacun de nous, il suffit de creuser. Freud l’a fait pour l’Occident, mais l’ascèse bouddhiste bien avant pour l’Orient. Ce sont les profondeurs de l’être qui fascinent Murakami.

D’où ce roman au titre français énigmatique. L’oiseau à ressort est le narrateur. C’est aussi le cri strident d’un rapace nocturne entendu dans un jardin, qui fait peut-être passer de cette réalité-ci à une autre. Il est aussi la mécanique qui remonte tous les petits ressorts du monde (p.419). Toru est un trentenaire de Tokyo installé dans la routine d’une vie tranquille et terne mais qui va perdre successivement son chat, son travail, sa femme et son existence terne. Au chômage volontairement parce que son travail correctement payé dans le juridique l’ennuyait, il se promène, va faire les courses, la cuisine, et fait à fond très souvent le ménage, selon la maniaquerie japonaise que quiconque est allé dans le pays reconnaît de suite.

Et puis le téléphone sonne. C’est une femme qui veut parler avec lui « dix minutes ». De sexe. Une autre de seize ans dans son jardin, à peine vêtue d’un maillot de bain fait de bouts épars, l’invite à boire une bière pour savoir ce qu’il fait là. Une troisième lui demande un rendez-vous pour lui parler du chat perdu. Une quatrième l’aborde sur un banc public pour lui demander s’il n’a pas besoin d’argent. Une cinquième fait l’amour virtuellement avec lui, dans sa conscience… Toru est entouré de femmes. Il bande souvent et éjacule sur lui sans savoir s’il a eu contact ou non. « Dans ma mémoire du moins, réalité et irréalité semblaient cohabiter avec la même intensité et la même netteté » p.390.

Cet univers maternant, caressant, incite aux profondeurs. Il est fasciné par un vieux puits à sec dans un jardin voisin. Un vieux soldat ayant opéré en Mandchourie lui fait part d’une expérience similaire durant la guerre, jeté nu dans un puits à sec en Mongolie pour y mourir. Le sadisme se mêle au désir, ce qui est bien japonais. Nous aurons le récit de tortures, prisonniers abattus à la batte de baseball ou éventrés à la baïonnette, écorchés vifs par un Mongol expert en écharnage de mouton, femme longuement violée et domptée par la pègre pour qu’elle travaille pour eux. L’amour et la mort ne sont jamais loin dans ce Japon lisse en apparence mais dont les profondeurs bouillonnent.

En tout cas, le lecteur ne s’ennuie jamais dans les chapitres courts de ce gros livre. L’histoire se déroule sans heurt, comme un ressort qui se tend. On dirait que l’auteur écrit à l’aventure et qu’il approfondit en accumulant. Les personnages s’entrecroisent car, dans la mentalité bouddhiste, tout est lié. Le réel et le rêve, le conscient et l’inconscient, le présent et le passé, l’amour et la haine. L’idéal reste la fusion dans le grand tout, réduit en cette vie au moins au couple amoureux. Ce pourquoi Toru recherche sa femme partie « avec un autre » dit-elle, mais il sait que ce n’est pas la vérité. Celle-ci réside ailleurs, dans ses relations avec ce frère froid et manipulateur qui a probablement poussé au suicide sa première sœur et qui, devenu économiste médiatique, songe à une carrière politique. Il a quelque chose du nazi, ce remugle qui monte du nationalisme militariste japonais d’avant 1945. Cela sous des dehors techniques, ultramodernes et policés, ce qui le rend dangereux. Il aspire à lui les âmes faibles, comme un démon bouddhiste. Toru est plus fort qu’il ne croit lorsqu’il résiste, croise d’autres résistants en divers lieux et époques. Il guérit les tourments par son seul contact alors qu’il pense à des états plaisants.

Toru Okada change alors de nom pour s’appeler Oiseau-à-ressort. Il rencontre des gens qui ont changé de nom, telles les sœurs Kano Malta et Creta, inspirées des îles grecques où l’eau est chargée de vertus, ou la mère et le fils muet d’une beauté stupéfiante, qui se font appeler Muscade et Cannelle. Il cherche en lui ce qui a bien pu bifurquer dans son existence. Puis il retrouve son chat, qu’il nomme aussitôt autrement : Bonite. Il retrouve sa femme dans l’imaginaire, prisonnière de ce passé qui ne passe pas. Elle-même se libère grâce à lui de l’emprise de son frère, qui a une attaque cérébrale peut-être pas sans lien avec les incursions mentales d’Oiseau-à-ressort. Creta a un enfant après l’amour avec le garçon, une fille qu’elle nomme Corsica.

Vous n’avez rien compris ? Ne cherchez pas, laissez-vous emporter par la magie japonaise d’Haruki Murakami.

Il vous sort de la moraline biblique qui inonde nos romans dégoulinant de conventionnel. Il nous frotte d’ailleur, de bouddhisme zen et d’expériences surréelles. Ne vous laissez pas rebuter par la longueur du livre, vous le dévorerez sans vous en apercevoir. Il a été édité en trois volumes au Japon, écrit comme en feuilleton car on a envie d’en savoir plus. Vous découvrirez une autre face du Japon que l’apparence lisse et besogneuse, tout un monde d’amours et de tourments, travaillé de pulsions qu’il faut savoir maîtriser, ce qui n’est pas facile.

Haruki Murakami, Chroniques de l’oiseau à ressort, 1994 Points Seuil 2004, 857 pages, €9.50

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François Bourgeon, La petite fille Bois-Caïman

En cette 101ème Journée des femmes, le chant des femmes de François Bourgeon.

Dessin superbe, histoire amère. Bourgeon dessine bien les femmes. Il aime les filles libres, celles qui secouent les conventions et qui jurent comme des charretiers, celles qui sont passagers du vent sur la mer comme sur les fleuves. Mais sa somptueuse révolte d’auteur dans les cinq premiers tomes sous ce titre, dans les années 1980, se réduit aujourd’hui à l’amertume des destins manqués. La liberté reste toujours à conquérir, dans l’ancien comme dans le nouveau monde. La Révolution française s’est dissoute en conservatisme d’empire par trop d’excès. Tandis que, de l’autre côté du monde, l’excès de racisme ordinaire et de vie de château dans les plantations ont engendré la réaction « démocratique » du nord protestant et commercial contre le sud aristocrate et esclavagiste. Ce ne sont que partout que haines et massacres.

Le Finistérien de 54 ans François Bourgeon – né et élevé à Saint-Germain des Prés à Paris – a connu un gros succès d’époque pour sa série en bandes dessinées des ‘Passagers du vent’, prix 1980 du festival d’Angoulême. Il chante la liberté, celle de la pensée, celle du ton et celle des corps, tout à fait dans le style des années post-68. Ses jeunes femmes sont d’un dessin sensuel, ses mousses de petits mâles touchants, ses hommes des carcasses de muscles parfois caparaçonnées et cyniques, mais parfois tendres à l’intérieur. Ce ne sont pas des super-machos à la cow-boy mais des êtres vulnérables aussi. Quelle plus belle époque que celle de la marine à voile ! Quel plus bel univers, avide et amoral, que celui du commerce triangulaire !

Mais il sait au fond que les êtres humains ne sont que de passage. Rien n’a d’importance que la vie ici-bas. Juger du haut de notre morale postérieure de deux siècles permet de se conforter à bon compte. Et de masquer les injustices qui se trament à nos portes et sous nos yeux. Bourgeon est un perfectionniste, il est lent, précis dans le dessin, soucieux de ses personnages. Il fouille les formes de sa plume, celles des filles de chair comme celle des frégates de bois ou des bayous putrides ; il fouille les caractères de son acuité psychologique, leur donnant consistance humaine. Il est aussi l’auteur de Brunelle et Colin, du Cycle de Cyann et des Compagnons du crépuscule.

Dans cette suite en deux volumes des ‘Passagers du vent’, nous suivons Zabo, presque 18 ans, abréviation d’Isabeau, qui part rejoindre son arrière grand-mère au fin fond du bayou après la mort de ses parents et de son frère benjamin. Isa, 98 ans, elle qui était jeune dans les ‘Les passagers du vent’, lui raconte comment elle a échoué ici après avoir fui Saint-Domingue en révolte. Le dessin est superbe, détaillé et léché, mais très noir. Loin en tout cas de cette ligne claire qui faisait le charme des premiers volumes.

C’est qu’un quart de siècle est passé, et avec lui l’espoir socialiste de 1981. La révolte de jeunesse a vieilli, l’amertume l’emporte, les héroïnes sont l’auteur peut-être. Les États-Unis en sécession vont imposer le libéralisme industrieux et moraliste au Sud resté plutôt français. La culture aristocratique disparaît au profit du mépris démocratique. « Y a un tas des Cadiens qu’est du bâtard chauvage. Le Nanglais ça s’mêle pas un brin mais le Français ça s’mêle un brin », déclare un vieux coureur de bayou qu’« a pas l’inducation ».

« Entre ceux qui dominent et ceux qui se révoltent, il y a ceux qui subissent », déclare la vieille Isa à sa copine colonialiste qui l’a engagée comme secrétaire. « Je t’ai assez subie et je déteste dominer ! » Résumant ainsi la philosophie de toute sa vie, elle s’aperçoit que Zabo lui ressemble. Mère d’une petite mulâtre eue par amour et qu’on a crue d’un viol nègre, Isa l’a perdue un jour parce que son beau-frère ivre l’a vendue pour régler des dettes de jeu. Zabo recueille une négresse à la fille mulâtre trouvée dans le bayou. Il n’y a pas de fatalité, les fleuves retournent toujours à la mer.

Sur les dialogues doux-amers et les images mises en page comme le film ‘Barry Lyndon’, François Bourgeon distille toute une époque : celle de la fin morale de l’homme blanc et la résistance obstinée de la femme blanche.

François Bourgeon, La petite fille de Bois-Caïman tome 1, 2009 éditions 12bis, 84 pages, 14.25€ / tome 2, 70 pages, 14,25€

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François Bourgeon érotique

Lorsque François Bourgeon dessinait ‘Les passagers du vent’ en 1980, ses filles étaient érotiques. Tout le monde les désirait. Les consœurs du couvent, les copains du frère aîné, les matelots de pont, les aspirants… Et les lecteurs mâles, bien sûr ! La France était un pays jeune, en pleine explosion mature des enfants du baby-boom, heureuse d’être elle-même. Elle ne se posait ni la question de son identité, ni celle de son régime politique, elle aspirait à la modernité de toute sa chair, de tout son cœur et de toute son âme.

Mai 68 avait jeté les frocs, les slips et les soutanes aux orties. Les filles étaient nues sous les robes et la vie était belle. Les topless fleurissaient les plages tandis que les marins de vacances hissaient la voile tout nus. C’était avant même que les gilets de sauvages deviennent obligatoires, dont les boudins râpaient les seins et les sangles sciaient les épaules et les cuisses.

Avec la sécurité, il a fallu aller se rhabiller. Avec le SIDA aussi, bien que le Pape, qui ne savait pas comment ça marchait, eût préconisé de mettre la capote à l’index. Avec la crise, c’est aujourd’hui toute la France frileuse qui se met à couvert, soupçonnant tout et tout le monde.

Loin des pudeurs catholiques et bourgeoises imposées aux fanzines de jeunesse qui prohibaient le nu, les seins et surtout les filles jusqu’en 1968, la bande dessinée adulte explosait. Les talents étaient inégaux mais foisonnants. François Bourgeon, jeune alors, était l’un des grands. Il distillait l’amour libre d’une plume fluide et d’une écriture pudique. Sa mise en scène des passions était filmique : a-t-on mieux raccourci les amours de chacun dans ces trois cases où l’on voit Isa et son Hoël s’embrasser, le cuistot et sa chatte se caresser, et le matelot la Garcette bichonner le fil de son arme ? Chacun connaît les amours qu’il peut ou qu’il mérite, vénaux, partagés ou excités.

Seins libres sous les chemises transparentes, les filles ne s’offrent pas à tout le monde mais à qui leur plaît. Nul ne les prend sans qu’elles l’acceptent et la main au sein appelle le genou dans les couilles – aussi sec.

Lorsqu’il y a viol, parce que certains hommes bestiaux profitent de leur force, Bourgeon le suggère par le chat et la souris. Et Mary la violée préfère oublier, donnant une leçon de pardon et d’amour au mousse ado qui a assisté à la scène. Tel est l’amour adulte, qui ne se confond pas avec la baise.

Reste que le désir est cru et qu’il se manifeste. Cela n’est pas immoral mais naturel. Ne pas le maîtriser, ne pas solliciter l’accord du partenaire, voilà qui n’est pas acceptable. Le cœur n’a pas toujours sa place dans l’érotisme, le plaisir parfois suffit, que les vieux pécores traitent d’impudeur.

Mais la culture est là toujours, pour dire que les hommes sont au-dessus des bêtes. Et le nègre face aux chemises qui ne voilent aucune anatomie est plus digne que certains blancs imbus de leur peau et de leurs lourds atours.

François Bourgeon, Les passagers du vent, tomes 1 à 5, 1980-1984, Casterman

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