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Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga

Avec un réalisateur cette fois américain, et après l’épidémie de Covid, on peut s’attendre à un saut technologique et à la fin du James Bond traditionnel. C’est ce qui arrive : le mythe est cette fois-ci « déconstruit » – et en morceaux. La technique l’emporte sur l’humain, et ce qui reste est une petite fille…

L’ex-agent du MI6 vieillissant Bond (Daniel Craig) coule des jours heureux avec Madeleine (Léa Seydoux), ex-docteur psy, à Matera en Italie où est enterrée Vesper Lyn, le grand amour défunt de Bond. Il part seul méditer devant sa tombe… qui explose, manquant de le supprimer. Puis il est poursuivi par deux autos et une moto dont il a du mal à se défaire. Comment les tueurs ont-ils su qu’il était ici ? Ce ne peut être que par la trahison de Madeleine, qui le leur a livré. Ainsi croit-il, selon un message de Blofeld (Christoph Waltz) qui la félicite d’avoir livré son conjoint, qu’il écoute en fuyant en Aston Martin DB5 avec elle. Si elle dément, elle n’est guère convaincante, inconsciemment coupable. Il la fourre dans un train et l’oublie.

Le pré-générique, toujours très long dans les films 007, a montré une Madeleine enfant (Coline Defaud) dans une maison isolée de Norvège qui voit un homme s’avancer vers la maison. Elle tente de réveiller sa mère des brumes de l’alcool, mais celle-ci la rejette : elle est tuée d’une rafale. La petite fille se cache sous le lit – où se cachent toujours les enfants. Mais elle sait que son père « tue des gens » et a vu les armes. Elle s’est saisie d’un pistolet et tire sur l’homme, qui porte un masque de nô pour cacher son éruption cutanée. Il se fait appeler Lyutsifer Safin (Rami Malek), elle le saura plus tard. Ce Lucifer n’est pas mort, inexplicablement. Il se relève et poursuit la fillette, qui fuit sur la glace gelée du lac (comme Bond en Écosse précédemment). La glace cède et elle coule ; ne pouvant retrouver le trou, elle va se noyer. Mais le masque tire et casse la glace pour lui tendre la main. Il l’a sauvée, en rachat de son traumatisme infantile, saura-t-on plus tard. Elle lui est redevable…

Cinq années passent et M (Ralph Fiennes) a créé le Projet Héraclès, une arme absolue. C’est un virus nanorobot capable d’infecter tous les humains, mais de ne tuer que des cibles précises selon leur code génétique. Les Anglais meilleurs que les Chinois du Covid à ce jeu d’apprenti sorcier ? L’organisation Spectre, qui survit toujours malgré son chef Blofeld emprisonné, on saura pourquoi, a décidé de s’emparer de cette arme biologique et attaque le labo biologique sécurisé – situé lamentablement en plein Londres (quelle ineptie de sécurité publique !). Il tuent et font exploser tout, s’emparent des éprouvettes et emmènent avec eux le savant (évidemment russe) Valdo Obruchev (David Dencik), qui se vend (comme tout bon ex-soviétique) au plus offrant.

James Bond, retiré dans une villa tropicale en Jamaïque où il pêche en sous-marin et fait de la voile, tout en picolant sec dans les bars du coin le soir, est abordé par son ami de la CIA Felix Leiter (Jeffrey Wright). Avec son jeune collègue technocrate ambitieux à la C, Logan Ash (Billy Magnussen), ils ont repéré un criminel dangereux pour le monde entier par son arme biologique et ont tracé Obruchev à Cuba. Il demande à Bond de reprendre du service pour lui, car il est le meilleur, même le jeune le reconnaît. James refuse, mais une certaine Nomi l’aborde directement, sabote sa Land Rover pour le ramener chez lui en scooter – et lui avouer directement qu’elle est le nouveau matricule 007 et que le Projet Héraclès de M menace le monde après avoir été piraté. Bond, alors, accepte la mission avec elle. Politiquement correct américain oblige, le nouveau 007 est une femme, et du noir le plus foncé qui existe (Lashana Lynch). Nomi est d’ailleurs efficace et sympathique, mais plus comme un agent bien entraîné que réfléchissant au sens de sa mission.

James Bond se rend alors à Cuba où il rencontre Paloma (Ana de Armas), collègue de la CIA de Leiter, trois mois d’entraînement mais très opérationnelle. Lui en smoking blanc apporté par la belle, elle en robe de soirée noire ouverte jusqu’au ventre qui dégage presque ses seins. Ils infectent comme des homovirus une réunion de Spectre pour l’anniversaire de Blofeld, dont ils s’aperçoivent qu’il dirige son organisation depuis sa prison par un œil bionique. Ce qui explique ses marmonnements inexpliqués que les psy ont noté. L’œil en question permet aussi au malfrat, depuis sa prison de Bellmarsh, de s’apercevoir de la présence de Bond. Il ordonne à son agent Primo (Dali Benssalah), doté lui aussi d’un œil bionique, d’éliminer Bond par la diffusion dans l’air ambiant du virus nanorobot programmé pour s’attaquer au système ADN de Bond uniquement. Sauf que ce n’est pas ce qui se produit : Bond est le seul survivant, tous les autres crèvent. Obruchev a reprogrammé Héraclès sur instruction de Safin. Il parvient à fuir en emmenant le savant et pique l’hydravion de Nomi pour rejoindre un bateau de la CIA. Il se rend compte alors que Logan Ash est un traître affilié à Spectre. Échanges de tirs, Leiter est tué, le bateau explose, Ash s’enfuit avec Obruchev, Bond parvient à se dépêtrer de la coque qui s’enfonce.

Bond retourne à Londres, où il rencontre M et l’accuse d’avoir joué avec le feu. M finit par l’admettre et à demander à Bond de l’aider. Il veut rencontrer Blofeld en prison pour obtenir un nom ; M lui demande d’être accompagné de sa psy, la seule avec qui il parle. C’est le Dr Madeleine Swann. Elle est toujours soumise à Safin, qui a recruté Ash et Primo, et est « forcée » de s’enduire de nanorobots programmés sur les mains et les poignets pour infecter Blofeld via Bond. Lorsque le faux-frère, jaloux qu’il lui ait ravi jadis l’affection de son père, avoue à son « coucou » James qu’il a lui-même organisé l’embuscade au cimetière de Vesper parce qu’il savait qu’il allait forcément s’y rendre un jour, et que donc Madeleine ne l’a en rien trahi, Bond saute sur lui pour l’étrangler, mais se contrôle. Cependant, il l’a touché, et les nanorobots font leur boulot : exit Blofeld. Lucifer Safin reste le seul maître.

James Bond rejoint alors Madeleine Swann dans son chalet d’enfance en Norvège, et s’aperçoit qu’elle a une fille de 4 ans, Mathilde (Lisa-Dorah Sonnet). Madeleine lui dit qu’il n’en est pas le père, pour lui éviter de s’engager. Les parents de Safin ont été tués par le père de Madeleine lorsqu’il était enfant, et lui adulte a voulu reproduire la situation pour se venger, puis tuer Blofeld qui en a donné l’ordre. A ce moment, Nomi prévient Bond que des tueurs sont en route selon les images satellites de Q (Ben Whishaw). Bond délaisse son Aston Martin V8 pour prendre la Toyota Land Cruiser banalisée de Madeleine et emporte mère et fille pour fuir. Course poursuite sur les routes et dans la forêt. A pied, en commando, Bond élimine les tueurs restants dont Ash, tandis que Madeleine en élimine aussi mais, faute de munitions, est enlevée par Safin en hélico.

Q localise le terroriste sur une île contestée entre Japon et Russie, ancienne base de la Seconde guerre mondiale où Safin a établi sa ferme de nanorobots destinés à envahir le monde pour prendre le contrôle des gens. Le virus programmé peut cibler une seule personne, ou toute une famille, éradiquer un groupe ethnique, voire une « race » entière comme les Noirs, ce que dit Obruchev à Nomi en passant – avant qu’elle ne le jette dans une cuve d’acide parce qu’il est pour lui l’heure de mourir. C’est dire le danger de cette arme absolue. Bond s’embarque avec Q dans un C-17 Globemaster espion sur zone, et part avec Nomi dans un drone planeur apte au sous-marin, dernier gadget de Q. Ils infiltrent la base, tuent tout ce qui bouge, dont Obruchev sans pitié, mais Bond est contraint de se soumettre quand Safin tient la petite Mathilde. Lorsqu’il réagit en agent bien entraîné, Safin disparaît dans une trappe avec la fillette, qu’il laisse cependant repartir toute seule avant de fuir dans son repaire au cœur de l’île.

Objectif de Bond : assurer par Nomi la fuite de Madeleine et Mathilde en canot, tandis que lui va ouvrir les trappes d’aération des silos sur l’île pour que les missiles tirés par deux destroyers de la Navy puissent détruire tous les nanorobots. Il lutte avec Primo et un gadget de Q, la montre à champ magnétique pour désactiver les systèmes électroniques, permet de le tuer en faisant exploser son œil bionique. Tout est prêt… sauf que les panneaux des silos se referment. Safin est toujours dans la base et blesse Bond avant de lutter avec lui à mains nues. Il l’a infecté avec des nanorobots programmés pour tuer Madeleine et Mathilde, le condamnant à ne plus pouvoir les toucher pour tout le reste de sa vie. Bond, blessé, tue froidement Safin, ce qu’il aurait dû faire aussi de Blofeld dans le film précédent – on ne gagne jamais à laisser en vie pour raisons « humanistes » des psychopathes. L’humanisme consiste à choisir le salut du plus grand nombre, pas celui de chaque individu au prétexte qu’il serait amendable. Bond rouvre les silos et téléphone à Madeleine pour lui dire que tout est fini, qu’il est trop tard pour lui à cause des missiles déjà lancés, qu’il ne peut d’ailleurs plus l’approcher pour cause de virus. Madeleine lui confirme alors que Mathilde est bien sa fille, ce que Bond savait par Safin à cause de sa programmation des nanorobots.

Fin de James Bond 007, il a fait son temps, et bien fait. Il a sauvé le monde et laissé une enfant ainsi que des souvenirs glorieux chez ses amis, réunis autour d’un verre de whisky (écossais) en son honneur : M, Tanner, Q, Moneypenny (Naomie Harris) et Nomi. M lit une citation de Jack London sur la différence entre vivre et exister. James Bond ne s’est pas contenté de vivre.

DVD Mourir peut attendre (No Time to Die), Cary Joji Fukunaga, 2021, avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Christoph Waltz, Rami Malek, Lashana Lynch, MGM / United Artists 2024, doublé anglais, français, 2h36, €9,99, Blu-ray €14,99

DVD James Bond 007 – La Collection Daniel Craig : Casino Royale, Quantum of Solace, Skyfall, Spectre, MGM / United Artists 2020, français, anglais, €10,27, Blu-ray €33,92

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Henri Troyat, La tête sur les épaules

Un fils et sa mère, le père parti lorsqu’il avait 6 ans, divorcé, puis tué dans un accident de vélo. Étienne a désormais 18 ans et porte le nom de son père, Martin, tandis que sa mère a repris son nom de jeune fille pour sa petite entreprise de couture à façon. Elle connaît un certain succès, avec deux employées chez elle, dans la salle à manger, et un homme son âge, Maxime, s’intéresse à elle.

Étienne, qui vient de passer son bac et envisage le droit pour devenir avocat pénaliste, est un brin jaloux, mais se dit, en homme, que sa mère le mérite bien. Sauf que… Le destin le rattrape. Il reçoit une lettre à son nom où la seconde femme de son père lui écrit, à l’article de la mort, pour lui faire parvenir les derniers objets de son père : une montre, un portefeuille, des boutons de manchette. Étienne l’a à peine connu ; encore se souvient-il d’une main qui ébouriffe ses cheveux, d’être porté dans des bras puissants pour regarder une vitrine de Noël. Il veut en savoir plus.

Sa mère, qu’il appelle Marion, soupire. Elle veut bien lui dire… Son père n’a pas été tué dans un accident de vélo en 1945, il a été exécuté après jugement pour avoir tué ceux qu’il faisait passer la frontière espagnole durant l’Occupation. Le motif en serait l’argent. Étienne tombe de haut. Lui qui était l’instant d’avant l’orphelin innocent, se voit soudain accablé du poids de son hérédité : fils d’assassin. Il veut en savoir encore plus. Il se rend à la Bibliothèque nationale pour consulter les journaux du procès. Il découvre l’accusation, les plaidoirie, et une photo noir et blanc qu’il découpe en fraude. Il est le fils de ce père qui a tué, que le peuple a jugé, qui a été condamné à avoir la tête tranchée.

Même si son père s’est toujours défendu d’avoir voulu eu le vol comme motif, même s’il a invoqué une vengeance personnelle, ou une prise de bec d’un passé méprisant, il a bel et bien exécuté d’une balle dans la tête trois personnes. Il était violent, impulsif, aigri – et son fils doit en garder les traces héréditaires. Étienne ne sait plus où il en est. Il ne sait plus à qui parler.

Sa mère n’est pas la bonne interlocutrice de ses questions de garçon, de fils, elle qui a tiré un trait sur le passé et rayé son ex-mari de sa vie comme de ses souvenirs. Elle a brûlé toutes les lettres, les photos, les documents. Elle a refait sa vie en tentant de préserver l’enfant de la vérité jusqu’au bout. Les amis de son âge ne sont pas non plus indiqués, Étienne le fort en thème, souvent premier dans les travaux, leur apparaîtrait entaché ; il aurait honte de leurs regards. Le garçon est seul. Il songe même à se suicider avec le petit revolver que sa mère garde dans sa table de nuit. Le fils du guillotiné va-t-il perdre la tête ? Il échoue au dernier moment, faute de courage croit-il – faute de motif suffisant, sait-on.

Il récuse l’amitié en pédalant plus vite que son condisciple qui vient le chercher pour une promenade en vélo, car il le trouve insignifiant, vulgaire, sans considérations philosophiques sur les grandes questions. Le garçon aurait volontiers été son ami, mais Étienne en est dégoûté. Il récuse l’amour, ou plutôt le sexe, avec Yvonne, une fille de 24 ans avec qui il a été forcé à danser dans un cabaret du quartier latin, et qui a été pourtant séduite par sa force physique et par son décalage avec les autres. La fille aurait volontiers couché avec lui, mais Étienne en est dégoûté.

Reste le professeur de philosophie, M. Thuillier, rencontré par hasard à la Bibliothèque nationale. L’adulte invite son ancien élève à bavarder, l’écoute exposer ce qu’il vient d’apprendre, sa détresse. Il lui fait une réponse de philosophe, que chacun est soi, que selon Nietzsche il faut assumer sa violence instinctive pour la dominer, que selon Schopenhauer il importe d’accepter sa souffrance, qu’enfin, selon Sartre (très à la mode en ces années post-guerre), aucun destin ne pèse sur chacun. Le professeur lui fait surtout une réponse d’homme en le haussant à son niveau, lui lisant un passage du livre qu’il est en train d’écrire et qui s’applique à son cas. En bon existentialiste, la liberté existe et un homme doit faire ses choix. Étienne est rasséréné. Les livres ne sont pas la vie, mais ils aident à vivre. Il oublie le suicide, renoncement de lâche envers soi-même lorsqu’on est jeune et bien portant.

Mais reste la position de sa mère. Comment peut-elle, ex-femme d’assassin guillotiné, penser à refaire sa vie ? Son futur fiancé sait-il qui elle est ? Alors qu’un dîner se prépare avec Maxime, auquel Étienne aurait voulu échapper, il décide de prendre les devants. Il trouve l’adresse de l’amant et se rend chez lui avec le revolver. Il veut le tuer, tout simplement, accomplir son destin sur les traces de son père. Mais tout ne tourne pas selon sa volonté…

« Ignorant la résistance que les choses, les hommes et les mots opposent à celui qui prétend ignorer l’ordre de l’univers, il avait cru être un sage parmi les sages et son incompétence avait failli se traduire par un désastre. Maintenant, ayant évité le pire il se détournait de ses illusions et n’espérait plus de l’existence qu’un peu de paix studieuse, d’amitié, de tendresse » p.241. Et le bonheur de sa mère.

Un roman d’initiation à la vie, au début des années cinquante du siècle dernier, mais sur des interrogations éternelles : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Car, aléas de la vie, remugles du passé, préceptes théoriques – il importe avant tout, pour être un homme, de garder « la tête sur les épaules. »

Henri Troyat, La tête sur les épaules, 1951, Livre de poche 1966, 243 pages, occasion €2,20
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Benoît Marbot, La marraine amoureuse

Nous sommes en 1915. Clémence est une jeune bourgeoise, récemment veuve sans enfant d’un mari officier, tué dans les premiers mois de la guerre de 14. Comme cela se faisait beaucoup à cette époque patriotique où l’arrière cherchait à soutenir le front, sur les conseils d’une amie, Clémence a pris un filleul de guerre. Elle échange des lettres régulières avec ce soldat du front. Il a demandé à la rencontrer, et les voilà au parc Monceau à Paris, à se chercher devant « les colonnes ».

Anatole est un sergent de 18 ans, engagé volontaire à 17 ans après que ses deux frères aînés aient été tués. Il est vif, intelligent, plein de vie. Son supérieur a voulu en faire un officier, car on montait vite en grade ces années-là, à cause des vides qui se creusaient. Il a d’abord refusé, puis Clémence l’a convaincu sans le vouloir d’essayer. Car lui n’est pas un bourgeois, mais issu du peuple du Nord de la France. Il parle cru, se fagote mal, et n’apprécie pas les bibis portés par la jeune femme à leur juste valeur. Devenir officier va le polir, l’élever.

De fil en aiguille, année après année, 1915, 1916, 1917, 1918, ils se revoient en coup de vent. Lui est toujours vivant, et peut-être est-ce elle qui le fait tenir. La première fois il la défonce, en même temps que le sommier dans la chambre de la bonne. La seconde fois il lui fait un enfant. La troisième fois il rencontre le ventre où dort encore le bébé. La quatrième fois, le petit est né et reconnaît sa voix ; Anatole est désormais lieutenant, il avait « disparu », il était prisonnier.

« Clémence (au gardien) – j’ai retrouvé mon mari !

Anatole – Et nous allons vivre ! »Happy end.

Écart de classe, écart de genre, écart d’existences : comment Clémence et Anatole peuvent-ils se rencontrer, s’unir et envisager de faire leur vie ensemble, avec la guerre omniprésente, qui fauche son lot d’hommes à tout moment ? Parce qu’il est très jeune et qu’il touche en elle la fibre maternelle ? Parce que le désir vital est plus fort que la mort et qu’elle est emportée par cette virilité ? Parce que l’avenir n’est écrit nulle part et que le moment présent suffit au bonheur ?

Une pièce jouée au Studio Hébertot jusqu’au 27 avril 2025

les jeudis, vendredis, samedi à 19 h, les dimanches à 17 h – 1h20 de spectacle

78bis Boulevard des Batignolles, 75017, 01 42 93 13 04 contact@studiohebertot.com

10 à 30 € en fonction des réductions

L’auteur a un parcours original, passionné de théâtre et auteur de nombreuses œuvres.

Benoît Marbot, La marraine amoureuse (théâtre), 2024, L’Harmattan, 95 pages, €13,00, e-book Kindle €9,99

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La science ne sauve pas du nihilisme, dit Nietzsche

Le vieux magicien a chanté son poème au chapitre précédent, et « seul le consciencieux de l’esprit ne s’était pas laissé prendre. » Lui n’est pas pour le mythe ni l’illusion du sorcier, mais pour l’esprit libre et pour la science.

« Vieux démon mélancolique, dit-il, ta plainte contient un appeau, tu ressembles à ceux qui par leur éloge de la chasteté invite secrètement à des voluptés ! » Et ils sont nombreux, les faux-vertueux, les hypocrites, les Tartuffe qui chantent « cachez ce sein que je ne saurais voir » tout en lorgnant sur la poitrine innocente offerte à leurs yeux impudiques. Le débat se poursuit entre le vieux magicien et l’homme consciencieux, entre le sorcier et le savant. «Ô âmes libres, dit ce dernier, où dont s’en est allée votre liberté ? Il me semble presque que vous ressemblez à ceux qui ont longtemps regardé danser des filles nues : vos âmes même se mettent à danser ! » Il oppose par là le désir à la raison, tout comme le président Macron contre Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon. Mais la raison peut-elle l’emporter seule ? Sans désir de raison ? Sans passion d’analyse et de jugement ? Sans volonté positive ?

Séduire les sens ne suffit pas. L’homme consciencieux « cherche plus de certitude » ; les tenants du magicien « plus d’incertitude ». Aucun des deux n’opère la synthèse que fit Rabelais reprenant Salomon et qui est la bonne : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Les partisans du chaos adorent « plus de frissons, plus de dangers, plus de tremblements de terre ». Ils ont « envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m’inspire plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes ». Les séducteurs « ne sont pas ceux qui vous conduisent hors du danger » mais « ceux qui vous égarent, qui vous éloignent de tous les chemins ». Ensorceler permet d’égarer, et égarer permet de conduire le troupeau désorienté là où l’on veut qu’il aille. Tous les tyrans le savent (ainsi ont fait Lénine et Hitler).

Engendrer la peur pour mieux contrôler les masses, tel la peur du loup pour le troupeau moutonnier – voilà la stratégie du chaos des Le Pen/Zemmour/Bardella (avec l’immigration) et du Mélenchon (avec son agitation antisioniste et anticapitaliste – en amalgamant les deux, comme il se doit). L’homme consciencieux analyse : « Car la crainte, c’est le sentiment inné et primordial de l’homme ; par la crainte s’explique toute chose, le péché originel et la vertu originelle. Ma vertu, elle aussi, est née de la crainte, elle s’appelle : science. »

Mais Zarathoustra, qui rentre et a entendu, rit de ce débat et des derniers arguments. Il remet « la vérité à l’endroit » (comme Marx le fit de la dialectique de Hegel). Pour lui, Zarathoustra, « la crainte est notre exception. Mais le courage, le goût de l’aventure et la joie de l’incertitude, de ce qui n’a pas encore été hasardé – le courage, voilà ce qui me semble toute l’histoire primitive de l’homme. » Il renverse la preuve par l’affirmation de la volonté vitale : ce n’est pas craindre qui est premier, mais vivre (survivre, vivre mieux, vivre plus).

« Ce courage, enfin affiné, enfin spiritualisé, ce courage humain, avec les ailes de l’aigle et la ruse du serpent » est ce qui importe aujourd’hui que les religions (y compris séculières comme le communisme ou le nationalisme) sont vues comme elles sont : des illusions qui enchaînent. Plutôt louer l’énergie vitale que de craindre la mort – voilà qui est vivre. Camus ne disait pas autre chose lorsqu’il « imaginait Sisyphe heureux. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Nietzsche contre la vertu des petites gens

En cette quatrième partie, Zarathoustra poursuit son périple sur sa montagne. Il rencontre toutes sortes de gens, symboles de ce qu’il abhorre en ce monde. Le voici pris à partie, dans la vallée de la Mort-aux-serpents, par « le plus laid des hommes ». Il est celui qui a tué Dieu et qui est persécuté pour cela : persécuté par la pitié !

Car déclarer que Dieu est mort (ce qu’a fait Nietzsche) n’est pas suffisant ; il faut aussi condamner toutes les idoles, toutes les illusions, toutes les fausses vertus. « Mais sache-le, c’est moi le plus laid des hommes, -celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où je suis passé, le chemin est mauvais. Je défonce et j’abîme tous les chemins. » Mettre les pieds dans le plat n’est pas suffisant… C’est secouer le joug, pas devenir soi-même créateur. Le chameau se métamorphose en lion, il n’atteint pas encore l’état d’innocence de l’enfant.

La pitié est la pire des vertus car elle affaiblit ; la compassion rend misérable, autant que celui auquel elle s’adresse. Compatir avec le plus bas c’est s’abaisser soi-même et rester au bas niveau des autres, alors que ce qui importe est au contraire d’élever. « À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux pour trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que la pitié est importune – c’est toi, ô Zarathoustra ! – que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la pitié est une offense à la pudeur. Et la volonté de ne pas aider peut être plus noble que certaines vertus trop empressées à secourir. » Faire l’aumône, ce n’est pas aimer, c’est mépriser. Mieux apprendre à pêcher le poisson que de donner un poisson.

« Or, c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont pas le respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. » Ces moutons « sont de petits être gris, dociles et moutonniers. » On leur a appris à compatir, et ils le font, par habitude. Ce sont de petites âmes qui ne sentent pas la grandeur d’être maudit et laid, d’être le meurtrier de Dieu. Ils ronronnent par coutume enseignée depuis le plus jeune âge par la moraline sociale et religieuse. Ils ne pensent pas, il réagissent par réflexe vertueux.

« Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : ‘rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon’. » Ce qui leur a donné raison est le christianisme, Jésus, « ce présomptueux qui depuis longtemps a fait enfler la crête des petites gens – lui qui, en enseignant : ‘je suis la vérité’, n’a pas enseigné une mince erreur. » Ce n’est pas aux petites gens de dire ce qu’est la vertu et la morale. C’est aux gens qui pensent par eux-mêmes, pas ceux qui suivent un gourou, fût-il appelé Fils de Dieu.

Zarathoustra met en garde contre la pitié, cette passion qui rabaisse, et il enseigne : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié ». Même si la pitié est un sentiment humain, naturel, une faiblesse humaine, la pitié n’est pas la bonté ni la générosité. « Mais toi-même, garde toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient et qui gèlent. Je te mets aussi en garde contre toi-même », déclare le plus laid des hommes à Zarathoustra. Avoir pitié de la souffrance des autres n’évite pas la souffrance de ces mêmes autres : mieux vaut leur proposer du positif pour s’en sortir ! Douter, de même, est un affaiblissement : non pas douter par méthode, pour mieux penser positif, mais douter pour douter, pour mettre en doute tout, sans cesse critiquer et ne voir que le pire, imaginer des complots, des forces mauvaises contre lesquelles on ne peut (évidemment rien). Au lieu d’agir et de proposer. Compatir aux désespérés c’est se faire nihiliste, rien ne vaut, tout est foutu, no future : est-ce ainsi que l’on offre un but à la jeunesse, une façon de vivre ? Vivre, c’est le contraire de se noyer, de se droguer, de s’anéantir. C’est être positif, agissant, créateur.

La Vierge des Pietà, qui tient le cadavre de son fils nu, crucifié par les hommes, est passive, elle se soumet, elle n’agit pas. Comment d’ailleurs pourrait-elle agir, tant sa condition de femme, sur le pourtour de la Méditerranée, est cantonnée par les hommes et par la Torah, la Bible ou le Coran ? Elle attend tout de Dieu, rien d’elle-même, sinon d’accomplir les rites de l’inhumation. Vains rites, puisque le tombeau sera ouvert et le corps envolé.

Zarathoustra, qui déborde de force, de générosité, invite le plus laid des hommes, le meurtrier de Dieu, à venir dans sa caverne aux mille recoins, et dialoguer avec ses animaux – « l’animal le plus fier et l’animal le plus rusé », l’aigle et le serpent. « Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend. »

Seul celui qui agit apprend : il ne faut pas tout attendre des autres, des parents, de l’État, du système. Il faut agir soi, penser par soi-même, se prendre en main. Les autres aident, mais si l’on veut d’abord s’aider soi-même – ‘aide-toi, le Ciel t’aidera’, dit l’adage populaire. La pitié ne résout rien, c’est une vertu de faible, elle fait l’aumône pour passer à autre chose, au lieu d’avoir « honte » de la misère et d’agir pour y remédier. Zarathoustra a honte devant le plus laid des hommes ; mais il surmonte sa pitié immédiate, par réflexe, et il agit : il propose au plus laid des hommes d’aller dans sa caverne et d’entreprendre de mépriser la pitié pour se reconstruire.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Alphonse Boudard, Le banquet des Léopards

Boudard continue de faire du cinéma écrit avec sa vie. Il a le style dru, vivant mais argotique, ce qui vieillit vite. La langue verte des années soixante, issue de l’avant-guerre, paraît presque aussi archaïque que la langue de Montaigne. Si le lecteur d’un certain âge comprend le sens général, de nombreux mots sont perdus et demandent un dictionnaire. Boudard n’est pas Céline, bien qu’il flatte le même style. Le banquet des Léopards n’est pas son meilleur livre mais il s’emballe dès le milieu et accroche sur la fin.

Dans la vie de Boudard, le passage par la case prison lui a permis de connaître Auguste, dit Vulcanos, un géant voyant, grand et ample, musclé velu qui plaît aux femelles. Très souvent en effet certaines femmes se sentent irrésistiblement attirés par les gros durs, mauvais garçons et violents notoires – tels les tueurs en série. Vulcanos est plutôt du genre gentil, brassant du vent, bateleur de première mais intuitif, en outre doté d’un organe sexuel hors norme que les « fumelles » tâtent au travers le pantalon. Lui n’hésite pas à mettre tout sur la table lorsqu’il est entre hommes.

La rencontre de l’auteur avec avec Vulcanos a lieu en prison, en 1950. Il est en cellule avec Karl, un Alsacien « malgré nous » (dit-il) de la Das Reich, 25 ans, « tout muscles, mâchoire et sexe », « l’éducation spartiate nazie… (…) ramper, courir, flinguer, riffauder les enfants, les aïeules, les prêtres, les Israélites… violer les lingères légères, les dames patronnesses, les petites filles modèles ! Ach ! Kolossale rigolade ! Il s’en est payé, je me goure, ce joyeux drille en campagne ! » p.17 Folio. Il a une « faim féroce de tringler », il vise tous les trous qui passent et attend un giton juteux comme troisième homme dans la piaule. Car l’auteur n’a pas voulu, dit-il. Ce troisième ne sera pas un blondinet jeunot bien tendre mais « le lanternier Auguste Brétoul ». Pas le bon genre désirable à troncher. « La tronche qu’il m’offre là… son crâne dégarni… une grosse trogne rouge… la lèvre avachie.. . le pli d’amertume » p.22. Il est en préventive pour avoir fourgué de faux Renoir, Utrillo, Matisse, le toutim. Comme voyant, il prendra le pseudo de Vulcanos le mage et aura de vraies intuitions. Tubard, comme l’auteur, « il ne croyait pas à la médecine, ou très peu… Sa théorie… qu’on ne s’en sortirait qu’en rejetant la maladie. Vivre à tout prix… tringler, boire, becter ! N’attendez surtout pas demain ! Ça lui a, je dois dire, parfait réussi » p.115. Il crèvera quand même passé 75 ans de la boisson et de la bonne chair après la chère, d’avoir trop vécu, quoi.

Sortis de tôle, les aminches se rejoignent dans la picole et la rigole. Vulcanos, Farluche, l’Arsouille, la Licorne, Jo Dalat, Bobby le Stéphanois, toute une bande qui alpague le gros niais Ap’Felturk, lequel veut à tout prix financer l’édition des œuvres complètes de Bibi Fricotin sur papier bible, la présentation littéraire en étant confiée à Boudard au vu de sa récente réputation d’écrivain. Puis c’est la vie auguste d’Auguste qui doit faire l’objet d’une publication, lancée par un grand banquet rabelaisien sponsorisé par l’éditeur mécène Ap’Felturk et soutenue par le club des Léopards, un entre-soi de déguisés médiévaux. Là, c’est le grand jeu, Boudard se lâche, contre les cons et les écrivaillons. Sa conne de voisine qui a mis en avant durant toute sa jeunesse sa carrosserie acceptable tout en laissant en friche son intellect, confond Alphonse Boudard avec Lucien Bodard ou Philippe Bouvard. Comme sa carrosserie s’avachit, elle tente toutes les flatteries pour se faire « égoïner » quand même.

Quant aux minets aigris du milieu littéraire parisien, ils en prennent pour leur grade. « S’ils sont presque tous révoltés de l’adjectif, séditieux du verbe, insoumis du participe, insurgés de la conjonction, émeutiers de la forme pronominale ! Une fois dans le vif du réel, vous les trouvez plutôt larbinos dans l’ensemble… flagorneurs au cours des cocktails… obséquieux avec les puissants, les riches, les excellences, les animateurs de télévision… au sprint dès que l’Élysée leur fait signe ! S’ils se plient en deux… l’échine extra-souple… les miches tendues dès qu’ils aperçoivent monsieur le directeur littéraire » p.219.

Vécu, imagé, réjouissant !

Alphonse Boudard, Le banquet des Léopards, 1980, Livre de poche 1991, 287 pages, occasion €3,00 – autre édition Folio 1982, occasion

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Sur le thème de l’Ascension

Toujours, les hommes ont voulu aller plus haut, regarder au-delà de l’horizon, se hisser au-dessus.

Tous jeunes, les gamins ne cessent de grimper aux arbres, monter à la corde, escalader les murs, avant les montagnes une fois ados – et parfois le ciel.

Dans l’Antiquité, les humains voulaient se surmonter pour s’égaler aux dieux. Ainsi Héraclès le grec, dit Hercule chez les Romains.

Le christianisme a renversé les valeurs pour soumettre les humains au seul Dieu : c’est son « fils » qui est descendu sur terre pour se faire homme… avant de remonter aux cieux une fois crucifié, mort et enterré. Mais le caveau était vide et, quarante jours après Pâques, date de sa mort, il est monté depuis le mont des Oliviers (certains croient qu’ils voient la trace de son pied) pour rejoindre son « père » avec son corps glorieux. Un jeudi.

Les catholiques disent qu’il s’agit de vivre dans son amour pour atteindre le nirvana chrétien : « l’état de bonheur suprême et définitif », selon le caté.

Sans aller jusque-là puisqu’ils ne sont pas dieux, les petits grimpent par atavisme, pour forger leurs muscles, pour mieux voir. L’esprit leur viendra plus tard, saint ou pas. Mais rien que l’énergie de vivre suffit à les faire se redresser, se lever et se surmonter. Au risque de la chute.

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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Mourir pour la vertu est excessif, dit Montaigne

Chapitre XXXIII de ses Essais Livre 1. Montaigne lit Sénèque et tombe sur un passage d’une Lettre à Lucilius, « personnage puissant et de grande autorité autour de l’empereur », qui lui conseille « de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique ». Autrement dit de quitter l’apparence et la vanité pour la vérité et la tranquillité de l’âme. C’est se retirer au désert comme le Christ, le renoncement monastique médiéval, « la tentation de Venise » d’Alain Juppé, l’exil volontaire à la campagne des retraités. Quitter le monde pour le vrai, quitter la ville pour la nature, quitter les pompes pour la simplicité.

Mais Lucilius le jeune regimbe, il n’est pas si mal dans le monde, à l’âge qu’il a. Chevalier issu d’une famille de sénateurs, riche propriétaire terrien, il veut participer à la vie de son temps et de la cité. Il est gouverneur de Sicile. Sénèque, stoïcien, veut amener son élève resté épicurien à jauger l’empereur Néron et de mesurer sa vie à ce qu’elle pourrait être sans les fastes et les excès du fantasque. Il conseille à Lucilius « la plus douce voie, et de détacher plutôt que de rompre ce que tu as mal noué, pourvu que, s’il ne se peut autrement détacher, tu le rompes ». Autrement dit, citant les Sentences grecques de Crispin, « mieux vaut ne pas vivre que vivre malheureux ». La mort est un choix philosophique, ce qui est ironique puisque tous les opposants à Néron, devenu dictateur et paranoïaque, étaient incités au suicide. Poutine a repris cette façon de gouverner en « éliminant » lui aussi tous ses opposants par la mort.

Le prix de la vertu est-il de mourir si on ne peut lui obéir ? Antigone a dit oui, mais elle avait 11 ans. Elle voulait enterrer selon les rites son frère laissé aux chiens pour avoir désobéi à Créon et aux lois de la cité, considérant qu’il existait des lois plus hautes de la morale universelle, afin d’assurer un au-delà à son grand frère. Mais l’antiquité est loin, qu’en est-il de nos jours, se demande Montaigne ? « Je pense avoir remarqué quelque trait semblable parmi nos gens, mais avec la modération chrétienne », écrit-il, un brin ironique. Nous allons voir pourquoi. « Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissé par-deçà avec sa mère, était poursuivie en mariage par les plus apparents seigneurs du pays ». Hilaire, devenu docteur de l’Église en 1851 selon Pie IX, est mort en 367 et, avant le concile de Latran en 1139, le mariage des prêtres était toléré. Mais comme chrétien, il ne voyait la vertu que dans le ciel et pas sur la terre ; ce serait se souiller que de consentir au mariage pour une fille pieuse. Se marier avec le Christ est bien plus valeureux. « Son dessein était de lui faire perdre l’appétit et l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu ». Mais à cela, ajoute Montaigne « le plus court et le plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières et oraisons, de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde et de l’appeler à soi ». Ce qui advint, et le père s’en réjouit.

Est-il plus étrange que cette attitude, semble dire Montaigne, qui la constate ? « Celui-ci semble enchérir sur les autres » – il est plus royaliste que le roi, plus vertueux que Dieu même qui n’a pas demandé de faire mourir ses créatures, les ayant créés pour qu’elles vivent et s’ébattent sur une terre à leur merci. Et notre philosophe d’ajouter ce trait du Parthes que « la femme de saint Hilaire, ayant entendu par lui comme la mort de leur fille s’était conduite par son dessein et volonté, et combien elle avait plus d’heur d’être délogée de ce monde que d’y être, prit une si vive appréhension (compréhension) de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle sollicita son mari avec extrême instance d’en faire autant pour elle ». Et Dieu sembla lui obéir…

Faut-il vraiment s’ôter la vie pour « fuir les voluptés » ? Montaigne montre que non, sans le dire explicitement car ce serait critiquer un saint de l’Église, donc se faire mal voir des censeurs de son temps. Lui est pour la modération. Se retirer du mondain plutôt que du monde, vivre en tranquillité plutôt que de quitter la vie, être de son temps en montrant son exemple plutôt que de rompre pour le ciel. Les stoïciens ne sont pas contre le suicide, mais en dernier ressort, lorsque le choix devient impossible. Ne pas être esclave du destin ou d’un tyran, voilà ce qui autorise de quitter la vie, car « philosopher, c’est apprendre à mourir » – sous-entendu mourir « bien » parce qu’en ayant « bien » vécu, en philosophe. Les excès chrétiens envers la mort ne sont donc pas ceux des stoïciens – ni ceux que Montaigne approuve.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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L’homme irrationnel de Woody Allen

Abe Lucas (Joaquin Phoenix) est un prof de philo bidon en Volvo européenne d’intello aux Amériques, un mâle qui se laisse aller à la quarantaine, un désespéré de théâtre qui cite Kant et Kierkegaard pour conclure devant ses étudiants que toute la philosophie, « c’est de la merde ». En bref un manipulateur impuissant qui se croit un rôle.

Comme des mouches, il attire les femmes. La mûre Rita Richards (Parker Posey), professeur de chimie nymphomane bien de son époque (née en 1968) le désire ; elle est lasse de son train-train avec Paul, mari insignifiant, comme de son poste de manipulatrice de produits chimiques sans intérêt devant des jeunes peu intéressés. Elle bâtit un château en Espagne, pays où elle voudrait changer de vie. L’étudiante Jill Pollard (Emma Stone) est fraîche et naïve ; elle fonce, donc séduit le prof qui n’a dans les copies étudiantes que les resucées du cours. Pour une fois quelqu’un pense hors des codes. Mais il ne songe pas à la baiser, elle est en couple avec le joli gentil Roy (Jamie Blackley), et lui est devenu impuissant.

Jill s’accroche, séduite par le dépressif ténébreux et sujette à des orgasmes fantasmés de philo ; elle suce ses paroles faute d’autre organe. Lors d’une conversation qu’elle surprend derrière elle dans un fast-food, elle demande à Abe de s’asseoir à ses côtés pour écouter. Une femme se plaint d’un juge : lors de son prochain divorce, il menace de lui retirer la garde de ses enfants petits alors que mari les laisse dans le garage sans s’en occuper. Abe est philosophiquement scandalisé par cette injustice manifeste. Jill lui monte la tête en lui demandant quoi faire – sur le plan théorique. Dans sa jeunesse, il est allé manifester sans que jamais rien ne change, il est allé au Bangladesh aider les réfugiés sans que le monde en soit meilleur. Il en a marre de rester intello, il veut de « l’action directe » (c’est lui qui le dit).

Il songe alors à supprimer le juge nuisible. Il aura au moins accompli une action concrète pour le « bien ». Mais qu’est-ce que le bien ? Jill et lui en ont deux conceptions opposées. Pour la petite femelle conventionnelle, c’est la morale de la société ; pour le mâle mûr au statut dominant, c’est le relatif de son jugement. Est « bien » ce qu’il décide être « bien » – pas le code social ni religieux jamais mis en cause par la grande majorité des gens.

Abe espionne le juge, note ses habitudes, entreprend de trouver du poison à l’université en volant la clé de sa maîtresse Rita, échange son gobelet standard de jus d’orange avec celui du juge. Lequel meurt, « d’une crise cardiaque » puis d’empoisonnement quand la police regarde d’un peu plus près. Mais Abe n’est pas inquiété : nul ne sait ce qu’il a fait, il ne connait pas la victime, qui pourra remonter jusqu’à lui ?

L’action le fait revivre ; il peut enfin bander et baiser Rita. Il succombe trop volontiers aux avances répétées de Jill, qui ne cesse de fantasmer sur lui en comparaison avec le trop jeunot Roy. Il tète moins de whisky à la fiasque. Mais, comme auparavant dans la déprime, il se laisse aller dans l’euphorie. Au lieu de passer à autre chose, il encourage par jeu Jill à développer ses théories sur la mort du juge qui la fascine en lisant le journal parce qu’elle l’a idéalement souhaitée. Rita a quelques hypothèses délirantes dont elle rigole ouvertement, et de toutes façons elle s’en fout si Abe a tué ou pas, ce qu’elle veut est aller avec lui en Espagne. Jill, tout au contraire, révèle sa nature de petite pute moraliste : une vraie femme américaine. Tout ce qu’elle veut, c’est baiser ; faire le bien ne l’intéresse pas. Une fois l’homme ferré et le cul satisfait, mission accomplie ; on redevient petite bourgeoise dans les normes du qu’en-dira-t-on – un candy raton.

Plus vous la découragez, plus elle veut vous baiser ; plus vous l’encouragez, plus elle vous pousse à agir. Mais lorsque l’acte est accompli, rétropédalage immédiat : ah mais non, c’est pas ça ! je n’ai jamais voulu ! quelle horreur, il faut vous dénoncer ! si vous ne le faites pas je le fais ! Et de se remettre illico avec Roy, qui n’en peut mais et se laisse faire : un vrai mâle passif comme les juments yankees les aiment. Jill apparaît une double salope au fond, dans le sexe comme dans l’action. Woody Allen n’est pas tendre avec la gent femelle – il a de quoi vouloir se venger à cause de sa vie personnelle.

Tuer n’est pas « bien » en termes de morale universelle à la Kant ; inventer ses propres valeurs comme le prônait Nietzsche n’est pas donné à tout le monde (encore moins au « dernier homme »), notamment si l’on ne tient en rien compte des autres. Mais se réfugier dans les convenances dès que l’on se sent « choquée » par le politiquement incorrect n’est pas vraiment moral non plus. C’est une démission, ne pas assumer la responsabilité de ses désirs, rester dans le fantasme et l’illusion à la Disney plutôt que d’agir. Il y avait probablement d’autres voies que le meurtre pour contrer le juge, notamment engager un bon (donc cher) avocat, pétitionner, alerter les voisins, les médias. Mais aux Etats-Unis tout se règle par le Colt ou la Bible. L’homme a choisi le Colt, la femme choisit la Bible. Et Jill n’en ressort pas grandie même si se prendre pour Dieu est le péché suprême des religions du Livre.

A ceux qui n’ont pas eu le plaisir de voir le film (un peu chiant au début, emballant dès le milieu), je ne dis pas la fin. Sauf qu’il se produit un net retournement physique qui est aussi de situation, et que le moteur en est une lampe de poche qui roule – un cadeau de fête foraine dû à la « chance » d’Abe qui l’a offert à Jill. Un humour paradoxal très Woody Allen. L’opposé de Point Break.

DVD + copie digitale L’homme irrationnel (Irrational Man), Woody Allen, 2015, avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, TF1 studios 2016, 1h36, €8.65 blu-ray €25.69

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Nikos Aliagas, Allez voir chez les Grecs

Un tri après succession me fait découvrir de vieux livres oubliés. Celui-ci a quasi 20 ans mais demeure d’actualité, autant que l’Europe et notre idée du pouvoir. Son auteur, né juste après 1968, est un Français d’origine grecque https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikos_Aliagas qui parle cinq langues et qui se sent européen. Il ne renie aucune de ses racines : intégré, il est Français à Athènes et Grec à Paris car, dit-il, « pour être bien partout, il faut être bien avec soi-même ». Avis aux « immigrés » qui croient leur destin entaché d’un handicap sans espoir. Comme nous l’apprend Œdipe, condamné par les dieux à tuer son père et à épouser sa mère sans le savoir, « chacun naît avec un patrimoine génétique, familial, social qui lui est propre. A cela, nous ne pouvons rien changer. En revanche, il faut apprendre à construire son avenir en fonction de ces données, en les assumant, en en faisant une force ». Il est trop facile de reprocher aux autres ses propres insuffisances, trop facile de penser sans cesse que ce n’est pas sa faute, trop facile de râler pour se dédouaner. Retroussez-vous les manches et agissez au lieu de demeurer dans le ressentiment !

Jeune journaliste de télé, Nikos s’est laissé grisé par le quatrième pouvoir et la starisation de l’image, notamment via la Star Academy. Mais le souvenir de son grand-père Spyros l’a ramené à la raison. Il a relu l’Odyssée, puis fait son miel (dans son thé fumé) de la mythologie. Toutes ces expériences humaines restent valables – il a voulu en écrire un livre. « Sans l’intelligence grecque, notre histoire, notre politique, notre philosophie, nos sciences, ne seraient pas ce qu’elles sont. La pensée grecque est vraiment aux fondements de notre culture ».

La démocratie est notre idéal, l’aristocratie notre gouvernement de fait, la ploutocratie une dérive trop souvent victorieuse, la tyrannie une tentation permanente via la démagogie : ce sont tous des mots grecs ainsi que le mot politique (de polis, la cité). Le demos est le peuple, l’aristos le meilleur, le ploutos le riche, la turannia le pouvoir absolu et la demagogia art de flatter le peuple. Notre système de gouvernement vient de Périclès avec l’assemblée (Ecclesia), le parlement par tirage au sort des citoyens libres de 18 ans et plus (la Boulé) et les ministres (les prytanes) dont un seul est désigné chaque jour pour présider. Les Romains ont embrouillé le pouvoir avec leur césarisme et leur sénat, leur droit pointilleux mais leurs plaideurs habiles (si on a les moyens de les payer). L’allégorie de la caverne chez Platon permet de comprendre combien l’illusion peut être prise pour la réalité et qu’il vaut mieux chercher le vrai au-delà des apparences, sans croire « tout ce qui se dit à la télé » (ni sur les réseaux sociaux). L’auteur nous rappelle que l’essentiel vient des Grecs.

En trois parties, vivre, aimer et penser, Nikos Aliagas arpente la mythologie et l’histoire grecque antique pour servir à la vie d’aujourd’hui – dont la sienne. Le fil d’Ariane suggère de ne pas se perdre dans l’existence, le voyage d’Ulysse permet de faire de l’exil une force, la chute d’Icare dit comment vivre ses rêves en gardant cependant les pieds sur terre et le chant des sirènes comment suivre son chemin sans céder à la tentation. Ulysse, Achille, Héraklès et les autres sont des héros grecs qu’il faut admirer car aucun n’est Superman (cette gonflette vengeresse du ressentiment juif durant le nazisme) https://fr.wikipedia.org/wiki/Jerry_Siegel mais des hommes comme les autres, affrontés à un destin obstiné.

Avec la belle Hélène (de Troie), l’auteur nous convie à mesurer combien les femmes grecques mènent le monde et montre que la parité existait chez les dieux (bien loin du Dieu Père tonnant ses Commandements aux élus). Avec le mythe d’Orphée et d’Eurydice, la façon d’aimer l’autre pour se retrouver soi-même. Par les frasques des dieux et des déesses sur l’Olympe le sexe est aussi un chemin vers la sagesse. Car il ne faut pas craindre la mort, dit Socrate : quand vous êtes vivant elle n’est pas et quand elle est là, vous n’êtes plus. Donc vivre pleinement cette vie selon Epicure, le plaisir avant toute chose, qui n’est pas orgie mais fête, pas n’importe quoi mais danse et musique, tout ce qui transporte l’humain hors de soi en remuant le soi. Ainsi la danse de sainte Agathe en Grèce qui soigne les âmes et qui faisait partie de l’éducation militaire des éphèbes, ou les jeux olympiques qui tuaient la haine dans l’effort.

Les clins d’œil à l’actualité du début des années 2000 gâchent un brin la longueur en bouche du propos (et ne disent plus rien à la génération qui lit aujourd’hui), mais l’ensemble vaut d’être lu et médité, écrit familièrement et rempli d’anecdotes personnelles, avec des inserts pédagogiques (encore un mot grec, paidés : l’enfant). Cette biographie intellectuelle d’une star du showbiz d’alors 33 ans (l’âge des prophètes) vaut bien des traités savants d’humanité car elle est plus accessible (et encore disponible). Allez voir chez les Grecs – vous n’êtes pas obligés de vous y faire voir.

Nikos Aliagas, Allez voir chez les Grecs – La mythologie ou l’école de la vie, 2003, Jean-Claude Lattès, 218 pages, €18.20

Actualité de l’auteur : La chaîne publique grecque ERT1 a diffusé mercredi 24 mars 2021 un entretien exclusif du président français Emmanuel Macron interviewé par Nikos Aliagas

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Eric-Louis Henri, La souciance

Un lieu, une évidence, après une existence vide mais bien remplie, paradoxe de l’agitation contemporaine. Le narrateur-auteur est un contemplatif actif, un formé philosophe après les Jésuites qui parcourt le monde en se vouant aux projets d’entreprises. En bref un concentré de contradictions.

Jusqu’à ce jour de vacances où échoué nulle part, il sent que c’est « le lieu ». « Comme un air de commencement » p.11. Un village paysan délaissé de la mondialisation et vidangé de ses habitants les plus jeunes partis travailler à la ville ou au monde. Un endroit qui pourrait se situer en Italie dans les Pouilles si l’on en croit les détails de la page 74, en tout cas sur le pourtour nord de la Méditerranée. Mais un lieu volontairement laissé flou, sans nom, hors du temps, signe « d’infini ».

« C’est ici… » p.21. Ici quoi ? « Ben, je sais pas… » p.28. Ici et maintenant, « voilà » dirait le tic de langage contemporain parce qu’il ne sait pas s’exprimer. L’auteur le sait mieux que les « Du coup-voilà » des télés, heureusement : il s’agir de l’instant à vivre comme une évidence.

Et tout ce roman développe la proposition qu’il existe un ici et maintenant pour chacun, quelque part au cours de sa vie. Avec digressions, anecdotes et quelques dérapages intellos dans le jargon sartrien. Ils ne sont pas bienvenus, ces dérapages car ils éludent le sujet en le noyant dans l’abscons. Quel intérêt romanesque puisque le livre est intitulé « roman » ? Les anecdotes personnelles, en revanche, sont un délice. Madame Jeanne la Polonaise et son café passé, les 16 ans troublés et la Folcoche de mère, la communication cybernétique qui réduit l’humanité au mécanique, le blog d’ambiance, sont des supports pour l’imaginaire et des adhésions à l’auteur.

Que dit-il, au fond ? Malgré quelques scies contemporaines usées sur « le tourisme », sur « fuir le passé », sur la première classe en avion très surfaite – il dit qu’il faut se soucier du monde, avoir une attitude de « souciance » ici et maintenant (là, sur le tapis, disait-on la génération d’avant). Car seul l’évidence fait sens, cette évidence née de l’imprévisible, cette part personnelle de « réalité universelle de votre singularité temporelle » p.92 qui constitue son universalité pour chacun. Un jargon bien mal ficelé pour dire tout simplement « votre part d’infinitude » p.93.

C’est un peu le défaut de ce premier roman que de tomber trop souvent dans la langue des érudits hors du monde qui veulent bâtir le leur. Se défaire des références philosophiques pour tout simplement vivre sa propre philosophie, ne serait-ce pas meilleur ? Mais il y a peu de pages et l’itinéraire spirituel mérite qu’on s’y arrête.

Eric-Louis Henri, La souciance, 2019, éditions du Panthéon, 119 pages, €12.90 e-book Kindle €9.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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François Bourgeon, Les passagers du vent

La fin des années 1970 était à la liberté. La France bourgeoise enfin faisait craquer ses gaines ! Le dessin, les histoires et les lieux de François Bourgeon chantaient l’émancipation des obscurantismes, le voyage, la vie qui court sous la peau. C’était l’histoire d’une fille qui découvrait le monde, les autres et combien la vie est remplie de contrastes. Belle et cruelle, mais unique ; tragique, mais à vivre avec appétit.

Isa est fille de nobles mais son père vit loin d’elle, il ne la connaît pas. Echangeant ses atours avec Agnès, une parente pauvre de son âge, elle est prise pour elle et exilée au couvent. Elle y apprend la vie recluse, les amitiés particulières et l’agilité de l’hypocrisie. Désormais, elle se veut libre. Libérée des carcans imbéciles, des conventions ineptes, des risettes trop tartuffes. Elle sera entière, Isa, et le vivra pleinement.

Elle séduit celle qui a endossé son nom puis s’enfuit avec elle sur la mer lointaine. La mer, espace de liberté, si fort dans ces années Moitessier et Tabarly. Mais la mer est sans pitié ; outre la tempête, il y a l’Anglais qui ne fait pas de quartier, et le capitaine, seul maître à bord après Dieu (qui, lui, ne dit jamais rien). Voilà Isa entichée d’un beau blond matelot et voilà son Agnès jalouse. Bien qu’elle partage ses caresses, tout se résout dans le drame et Isa, avec son Hoël, échouera sur un îlot caraïbe où l’Anglais viendra l’y cueillir. Hoël sera emprisonné dans un ponton, vieux vaisseau désaffecté, et Isa deviendra préceptrice d’une belle rousse qui a fauté, Mary.

Cette Mary aime les hommes, son beau Smolett qui garde le ponton, et Hoël qui plaît à sa copine. Elle ne dédaigne pas la bagatelle, Gainsborough d’un Gainsbourg d’époque. Son accent charmant est celui de Jane Birkin. Hoël évadé, les filles s’enfuient en France avec leurs mâles respectifs. Mary accouche sur la mer d’une petite Enora puis tous s’embarquent pour les îles. Mais le commerce à l’époque est triangulaire. Nous sommes en 1781, deux siècles avant la gauche morale – et le bois d’ébène est une marchandise comme une autre. Le Blanc ne vient-il pas sauver les nègres du vaudou, des roitelets tyranniques et de la guerre qui les soumet et les enchaîne sans fin ?

Nous saurons tous les détails de la traite, de la diplomatie nègre, des intrigues d’empoisonneurs, des manœuvres, ferrures et cordages des vaisseaux. Sachez-le, un senau n’est ni un brick ni une frégate ! Les fièvres du continent noir exacerbent les corps et les passions, noyant la raison des Lumières dans le torride du cœur et des peaux. Mary y perd son Smolett, Isa y sauve de justesse son Hoël. Pendant que les hommes sont pris de fièvres ou d’alcool, les femmes sont l’enjeu de paris entre cyniques. De la braise à la baise, il n’y a souvent que le cœur qui manque. Noirs musclés, lions féroces, pouvoir nègre retord et pouvoir blanc égoïste, les filles ont fort à faire pour se défendre. Bourgeon aime les corps, les formes physiques des négresses comme celle des mâles noirs sont à la fête.

Il dessine les matelots et les mousses dans le dernier tome, renouvelant fort bien son catalogue de trognes. La mer, à l’époque, n’est pas lieu pour les femmes. Elles doivent rester soumises et cantonnées en cabine. L’homme y est roi, du castor au capitaine. Et c’est là qu’on apprend que le surnom de « Castor » donné par ses condisciples sartreux à Simone de Beauvoir était un brin méprisant. Certes, les intellos ont noyé le poisson en évoquant ‘beaver’, phonème anglais proche de Beauvoir, mais le castor était bel et bien le mousse dans le vocabulaire à voile ! Donc le niais, l’apprenti, le giton, celui qui ne sera pas l’égal des « vrais hommes » sans se soumettre à la horde.

La traversée d’Isa et de Mary ne pouvait être sans nuages. La mer donne et reprend. Les esclaves se révoltent, menés par la jeune négresse donnée à Isa par le roi adipeux d’Abomey, que le capitaine a fouettée pour avoir répliqué. Un castor descendu dans la cale sans lumière succombe, torturé et châtré ; un matelot est harponné et jeté tout vivant à la mer ; un officier assommé subit le même sort. Seul l’aspirant, François le non-noble que Mary a initié au sexe, rétablit la situation, bien que blessé, en prenant le commandement. Les passions sont au comble, le sang, l’écume de tempête, la poudre, font violer Mary par les hommes sous les yeux d’un mousse blondinet. Il veut s’excuser ou imiter les autres, il ne sait pas. Mary, maternelle et néanmoins femme, le console de sa lâcheté et lui dit d’oublier, surtout que cela n’a rien à voir avec l’amour, celui qu’il n’a jamais fait encore.

Car si l’amour est cru, chez Bourgeon, s’il est libéré dans le ton des années post-68, il n’est jamais bestial. Les viols, évoqués pour un mousse et pour Mary, sont une réalité maritime, une domination de la force brute sur les esprits. Mais l’amour est autre chose, un accord, une fidélité, un avenir à deux.

Touchant Saint-Domingue, Isa perd tout : Mary est obligée de retourner en Angleterre pour toucher son héritage, Hoël, reconnu par ceux du vaisseau dont il a tué le capitaine pour sauver Isa dans le premier tome, choisit de fuir avec les Frères de la côte. Isa se résigne à rester l’hôte de Madame de Magnan, une colonialiste blonde, impitoyable avec les esclaves comme il est d’usage.

François Bourgeon aurait pu continuer la série, qui avait beaucoup de succès ; il l’a laissé tomber. Il y est revenu l’an 2009 avec La petite-fille Bois Caïman, puis la suite – mais l’élan s’est brisé. La joie des corps, l’espérance des cœurs et les lumières de la raison ne sont plus. Tout est devenu sombre, tout a vieilli – comme son auteur qui a trente ans de plus ! En ces années 20 du nouveau siècle, frileuses, prudes et morales, relire les cinq premiers tomes récemment réédités, revoir les dessins des corps libres, est un bain de jouvence.

François Bourgeon, Les passagers du vent, intégrale tomes 1 à 5, 1980-1984, Delcourt 2019, 240 pages, €39.50

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Arlette Jouanna, Montaigne

Longtemps je me suis accoutumé à Montaigne. Dès la classe de quatrième déjà, où nous étudions ses textes en cours de français, j’aimais son tempérament convivial gascon adepte du quant à soi critique. Certes, comme il le prévoyait en son temps, sa langue est un obstacle, elle n’a pas passé les siècles et le français tend plus du parler du nord que de celui du sud. Mais notre époque permet de lire Montaigne en français d’aujourd’hui – que nul ne s’en prive !

Arlette Jouanna est spécialiste du XVIe siècle français, le siècle des guerres de religion et de Michel Eyquem de Montaigne. Elle brasse d’une vaste érudition les multiples documents, manuscrits, lettres, comptes-rendus « secrets » du Parlement de Bordeaux, témoignages du temps, archives publiques, qui permettent d’établir à peu près la vie du philosophe. Elle récuse certaines idées reçues sur son « scepticisme », son incroyance, ses origines vaguement juives. Montaigne n’est rien de ces étiquettes hâtivement plaquées pour passer à autre chose. L’auteur rappelle p.232 que, si l’Eglise catholique n’a que peu objecté à la parution des Essais, elle a agi de façon toute politique mais d’une effarante niaiserie spirituelle et intellectuelle en mettant à l’Index tout Montaigne de 1676 à 1966 ! Soit un siècle après la parution des Essais – mais pour trois siècles.

Montaigne est un homme, et il prend conscience de soi ; il invite tous ses lecteurs à faire de même. Il n’est pas donneur de leçon ni auteur de maximes à afficher sur les murs de sa chambre mais un accoucheur des âmes comme Socrate qu’il prisait fort. Il veut faire réfléchir, engager le dialogue, inciter à penser par soi-même : « les Essais sont une incitation à converser avec leur auteur » p.353. Lui s’observe et s’observe en son milieu ; il tire des leçons des autres et de lui-même, de ses amis, des puissants dont il dépend, de ses amours, des auteurs des livres qu’il lit. Il a accumulé près de mille volumes dans sa bibliothèque, qu’il appelle encore « librairie » comme les anglais en ont conservé l’usage depuis Guillaume. Principalement des antiques, grecs et romains, mais aussi des contemporains qui font réflexions de théologie ou de politique. Chacun peut garder sa liberté tout en consentant aux conditionnements de sa famille et de son milieu comme à la « longue accoutumance » aux lois, dès lors considérées comme « naturelles » : il suffit d’instaurer une distance critique et de les apprécier en raison. Il est nécessaire, en son logis ou profession, de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » p.129.

C’est que l’époque est radicale, la France connait huit guerres civiles successives car déchirée entre catholiques intransigeants allant jusqu’au coup d’Etat par l’assassinat du ministre Coligny puis du roi Henri III, et protestants qui se nomment chrétiens « réformés » et qui veulent la libre expression et la liberté de culte. Mission impossible dans un royaume encore féodal où un peuple requiert un roi, une foi. Montaigne, justement, s’y emploie, partant de la réflexion de son ami La Boétie, trop tôt disparu, que l’obéissance fait le pouvoir, pas l’inverse. Or, qui a des certitudes, religieuses ou politiques, a en même temps le désir irrépressible de les imposer, y compris par la violence. Montaigne prône de passer de l’allégeance à un homme à l’allégeance à un principe supérieur, « la cause générale et juste ». Ce qui reste actuel en politique où une fidélité au « grand homme » (de Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Macron) dérive trop souvent vers le pire au détriment de l’intérêt général.

Pour Montaigne, « Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et les formes reçues » p.13. Car juger en critique ne signifie pas s’opposer à toute force. Contrairement aux néo-platoniciens de son temps (qui subsistent chez nos hégéliens ambiants), Montaigne ne croit pas que l’on change une société par décret ; à l’inverse, les coutumes doivent être limées avec le temps. Le libéralisme français des Lumières sortira tout droit de ce penser-là.

Il est toujours actuel, Montaigne malgré sa langue archaïque : « L’explication vient sans doute de ce que, comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays » p.16. Il « s’essaie » à y penser et nous convie à faire de même pour notre temps.

Réserve envers les séducteurs politiques et religieux, ouverture à l’étonnement, modération de conduite sont ses principes de vie, bien utiles en temps d’incertitudes. Avec le mouvement, pour ne pas s’enkyster : « j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît » p.214. Rappelons aux vierges effarouchées de garde que branler signifie bouger en français archaïque. D’où les voyages que fit Montaigne en Allemagne, en Italie, à Paris, à Rouen… Comme moi, il en jubile, heureux des découvertes et surprises, toutes matières à réflexion.

« Car l’essentiel est bien là », écrit la biographe : « se mettre au service de la vie et en apprécier toutes les jouissances, tant intellectuelles que corporelles. Sans cette exigence fondamentale, la liberté perdrait tout son sens » p.314. Ce pourquoi Montaigne détaille ce qu’il mange et boit, ce qu’il aime, comment il va à la selle et combien il désire baiser même en âge avancé. C’est que la bonne harmonie du corps, du cœur et de l’esprit est nécessaire à la sagesse car qui ne se conduit pas soi, comment pourrait-il s’offrir en exemple aux autres ?

L’essentiel est de faire fonctionner son esprit comme fonctionne son cœur ou son corps. Il y a une jubilation à baiser ou à goûter des mets, une joie à admirer et à aimer, une exaltation à penser. L’élan est autant dans la réflexion que dans le désir ou la volonté. C’est là réellement vivre et s’éprouver vivant, dans cette « puissance » en acte comme aurait dit Nietzsche. Nul besoin d’accomplir de grands exploits ou des actes mémorables, la vie la plus banale peut devenir un chef-d’œuvre, si elle est en pleine conscience de soi.

Michel de Montaigne s’est éteint le 13 septembre 1592 et cette biographie soignée lui rend un hommage mérité.

Arlette Jouanna, Montaigne, 2017, Biographies NRF Gallimard, 459 pages, €24.50 e-book Kindle €17.99

Montaigne, Les Essais, collection Bouquins Laffont 2019, 1184 pages, préface de Michel Onfray, €32.00

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Vertige du néant

Dans C’est une chose étrange à la fin que le monde, Jean d’Ormesson fait état de cette expérience insolite qu’il a vécue un jour d’été en Grèce, au sortir d’une nage en mer : un vertige du néant.

« Je rêvais à tous ceux qui, depuis trois ou quatre millénaires, étaient passés dans ces lieux aux temps d’Homère ou d’Alexandre, de Cléopâtre et de Marc-Antoine, de Justinien, de Dandolo. J’était là à mon tour. Un vertige me prenait. Peut-être à cause de mes deux heures de nage et de l’effort que je venais de fournir, les choses autour de moi basculaient d’un seul coup. Les arbres, les rochers, le soleil sur la mer, la beauté des couleurs et des formes, tout me devenait étranger et opaque. Le monde perdait de son évidence. Il n’était plus qu’une question. Enivrante, pleine de promesses. Gigantesque, pleine de menaces. Je me disais : « Qu’est-ce que je fais là ? » Je fermais les yeux. La foudre me frappait. Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? » p.988 Pléiade.

N’avez-vous jamais fait une telle expérience ? Pour ma part, cela m’est arrivé plusieurs fois, surtout à l’adolescence.

J’avais comme un éblouissement. Les choses sous mes yeux se paraient d’une aura, d’une surbrillance, comme si elles n’étaient qu’un décor. Les sons se taisaient. Un grand souffle passait d’un trait, venu de nulle part. Où suis-je ? Qui suis-je ? Que fais-je ? Et je prononçais ces mots glaçants : « Seul… je suis seul… » J’étais tout seul à la barre, la mer autour de moi étendait sa fourrure scintillante, presque immobile, indifférente. Je frissonnais, la peau nue de mon torse se hérissait en défense d’une menace inconnue. Je me sentais infime atome d’un univers trop vaste, infini, atroce.

Bien vite, je me reprenais, clignais une ou deux fois des yeux, retrouvais le soleil dans le ciel bleu, réentendais les sons alentour. Non, je n’étais pas seul mais parmi les hommes, au milieu de « la nature qui t’invite et qui t’aime » selon Lamartine. Cela n’avait duré qu’un bref instant mais était l’expérience d’un abîme. Je n’étais qu’un point entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, un hasard éphémère. Une personne sans signification, là sans aucun sens. Je me faisais peur, comme si un vide allait m’absorber, tel celui qui attire les sujets au vertige. La réalité ne serait-elle qu’illusion ?

Peut-être est-ce cela devenir adulte ou sage : ne plus se laisser aller au vertige. Reconnaître que les choses sont ce qu’elles sont, que nous sommes là par hasard mais bien là, que le néant n’était qu’avant nous et le sera après mais qu’entre-temps il nous faut bien vivre et vivre bien. Car ce dont on ne sait rien, il faut le taire.

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Jean d’Ormesson, Voyez comme on danse

L’amour de la vie fait vivre, comme le dit Flaubert. Et c’est bien cet amour qui est évoqué durant ces pages, la mémoire revivifiée par un enterrement en cimetière parisien, celui de Romain.

Il est une sorte de Romain Gary, demi-juif, pilote à 15 ans, engagé à Londres auprès du général de Gaulle à 17 ans après avoir tiré à pile ou face, lieutenant d’aviation de chasse en Syrie puis dans la brigade Normandie-Niémen auprès des Soviétiques, entré dans Berlin en flammes puis reconverti à la vie civile en commerçant des œuvres d’art. Entièrement autodidacte, pleinement au présent, physique, solaire et sans morale – il a un charme fou. Le lecteur sent l’auteur subjugué par son personnage au point de faire de lui plus qu’un vivant exemplaire : un mythe. Un être humain qui se contente de vivre sa vie sans s’en faire la moindre idée, sans jamais se torturer l’esprit sur les causes ou les fins. Une sorte d’Héraclès aux douze travaux dans le décor de cette Mare Nostrum qu’il affectionne : la voile entre les îles, la nage nue dans l’eau bleue, le ski l’hiver sur les pentes qui la bordent.

Le pendant de Romain est Margault, autrefois appelée Myriam puis Meg (en tout cas M, « aime »), une Levantine vaguement égyptienne entrée dans la troupe de mannequins de Coco Chanel avant d’être séduite à New York par le duo des mafieux Lucky Luciano et Meyer Lansky, de servir d’entremetteuse aux politiciens pour le débarquement allié en Sicile. Cette Meg, le narrateur fera sa connaissance à 19 ans sur une plage grecque. Marina, sa fillette de 5 ans, tombera amoureuse de Romain pour sa vie durant, sans espoir, et se réfugiera dans les bras du narrateur, ému aux larmes lorsqu’elle lui prend la main pour aller promener parmi les asphodèles.

Autour de ces deux astres qui éclairent une vie, gravitent divers personnages hauts en couleurs et dont le destin est conté. Béchir, musulman orphelin qui s’est attaché à Meg avant qu’elle ne parte pour les Etats-Unis et que, désœuvré, il soit renversé par la voiture de Fernand de Brinon et s’engage dans sa Légion des volontaires français contre le bolchevisme, élément de la division Charlemagne. Il connaîtra Stalingrad et en réchappera, il connaîtra Hitler qui se suicide avec son propre pistolet Walther 7.65 dans son bunker et en réchappera – grâce à Romain qui passait par là. Il y a « Gérard » l’odieux narcissique avide des médias qui épousera pour deux ans Marina et lui fera Isabelle ; il y a les Dupont Cazotte et Dalla Porta qui discutent d’astrophysique ; le médecin alsacien pied noir Schweitzer dont la famille est chassée d’Alsace par la Prusse puis d’Algérie par l’indépendance de 1962 ; le Juif futur prix Nobel Michel, sauvé à Paris de la rafle du Vel d’hiv par le bandit Carbone qu’il avait jadis soigné d’une balle à Marseille ; le linguiste centre-européen Victor Laszlo qui donne des cours à l’université ; la « Grande banlieue » des homos de salon et divers autres.

L’existence devient littérature via la mémoire. Et celle-ci évoque qui elle veut, quand elle veut, sans considération linéaire du temps qui passe. Car tout passé est un présent, comme tout futur l’est aussi puisqu’il n’existe pas encore sauf dans celui qui l’anticipe. D’où le simultané des souvenirs en des temps différents qui se télescopent. L’alchimie de la mémoire trame une légende de ce qui est passé, comblant les trous par l’invention plausible. Jean d’Ormesson conte l’histoire mouvementée de sa génération, elle qui a connu le grand exemple de celle qui l’a précédée. Les personnages sont aussi divers que les facettes de la même histoire. Un Juif Compagnon de la Libération devenu Héros de l’Union soviétique sauve un SS arabe : cette monstrueuse contradiction se justifie par la symphonie supérieure du hasard et de la nécessité qui font pour chacun un destin où la « liberté » n’a que peu de place. Cela parce que la vie emporte tout et sa trame, qu’on appelle l’Histoire, ne prend sens qu’après coup, dans les histoires particulières qu’on raconte, reconstituées, à laquelle on donne un sens.

L’avenir n’est écrit nulle part et nous n’avons pas à en avoir peur car le présent se contente d’avancer, comme toujours, et nous le suivons sans y penser. « Ce qu’il y avait de bien dans le nouveau qui s’avançait masqué, c’était qu’il ne ressemblait jamais à rien de ce que nous connaissions déjà, à rien de ce que nous étions capables d’imaginer et même de concevoir. Il n’y avait qu’une chose de certaine : nous allions, une fois de plus, comme toujours, nous adapter sans trop de peine à l’inimaginable et à l’inconcevable. Dans la douleur peut-être, dans l’émerveillement, dans l’effroi, dans l’impatience de l’avenir et dans sa crainte en même temps. Et tout ce qui nous paraissait, aujourd’hui, autour de nous, si évident, si assuré, si impossible à ébranler sans mettre fin d’un coup à la fragilité du monde serait frappé de vieillissement, d’aveuglement incurable et d’absurdité. Nous n’avions pas fini d’avoir peur, nous n’avions pas fini d’être heureux » p.892 Pléiade. Tout est dit et tout est bien.

Nietzsche a fait de Zarathoustra un danseur, léger et innocent, ne posant le pied sur la terre que pour s’élever vers le ciel. Jean d’Ormesson reprend cette figure de style en accentuant l’aspect catholique de sa culture et le tire vers la danse macabre. Dionysos et Jean de Patmos, auteur de l’Apocalypse, se battent en son âme de 76 ans lorsqu’il écrit ce roman qu’on dirait autobiographique. Lui aussi a-t-il aimé une femme plus jeune que lui qui en aimait un autre autrement plus vieux tandis que ce dernier n’aimait que la mère de la première ? Le désir sans cesse tourmente l’existence, il est rarement satisfait, d’où le tourbillon auquel quiconque s’astreint pour tenter de vivre – mais qui est un cadeau. A chacun de le reconnaître.

Cela donne un livre brillant, romanesque, qui séduit au-delà de ce qu’il dit. Sauf ces quelques pages de pensum sur « le temps », cette obsession névrotique de l’auteur, sur lequel on ne sait rien et sur lequel il enfile les paradoxes comme on « encule les mouches » (ainsi disait Romain), l’ensemble se lit avec bonheur. Un bonheur qui est le sens de la vie, ici-bas, quoi que l’on croie sur l’au-delà. J’ai beaucoup aimé ce roman que je viens de relire en collection pleine peau.

Jean d’Ormesson, Voyez comme on danse, 2001, Folio 2003, 378 pages, €7.40 e-book Kindle €8.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Simone de Beauvoir, La force de l’âge

Née en 1908, agrégée de philosophie en 1929 à 21 ans, Simone décrit dans ce livre les années décisives où elle devient peu à peu adulte. Indépendante après son agrégation, elle enseigne, elle voyage, elle vit à l’hôtel. Elle ne veut pas se fixer. Prête aux rencontres, prodigieusement attachée à Jean-Paul Sartre, son condisciple de Normale Sup, c’est la guerre qui lui révèle le prix de la liberté. Après quatre années laborieuses, elle publie son premier roman, elle est prête à s’engager, elle existe enfin. À la libération, elle arrive à l’âge mûr : 37 ans.

Cet itinéraire intellectuel à, toutes proportions gardées, beaucoup d’affinités avec le mien. Mimétisme des situations ? Comme elle, comme Sartre, je ne suis pas un « héritier », le maillon d’une lignée avec des valeurs et des biens à transmettre. Intellectuel d’un milieu de fonctionnaires, je me suis fait tout seul par la lecture, les amitiés, les voyages – et les diplômes chers à la république. Ainsi fait-elle, ainsi ai-je fait. Elle est esprit libre, elle a une curiosité pour l’homme sous les faux-semblants, souvent le privilège de la jeunesse et du peuple qui sont présents au monde plus que les autres – les bourgeois, les artistes et les experts qui se la jouent. Simone croit que la volonté crée le destin. Elle veut surtout vivre, avidement. C’est ce goût de vivre qui prime, qui lui donne sa curiosité humaine, qui en fait un esprit libre croyant en la toute-puissance de la volonté. Je ne crois guère à cette systématique, mais examinons ce qu’elle en dit.

« Sartre vivait pour écrire ; il avait mandat de témoigner de toutes choses et de les reprendre à son compte à la lumière de la nécessité ; moi, il m’était enjoint de prêter ma conscience à la multiple splendeur de la vie et je devais écrire afin de l’arracher au temps et au néant » p.21. L’art n’est que sauvegarde de la vie, il faut avant tout vivre et n’écrire que sur le vécu. « Je ne serai jamais écrivain avant tout comme Sartre » p.34. Car « selon moi, l’esprit ne s’isolait pas du corps, et mon corps me compromettait tout entière » p.77. Vivre n’exige pas de mettre au monde des enfants naturellement, surtout pour une femme intellectuelle, car penser ne va pas sans égoïsme : « je me suffisais : je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. D’ailleurs, je me sentais si peu d’affinités avec mes parents que d’avance les fils, les filles que je pourrais avoir m’apparaissaient comme des étrangers » p.92. Vivre, pour elle, c’est lire – tout ce qui paraît en littérature et les grands philosophes du passé. C’est aussi explorer le monde, à pied quand elle n’a pas beaucoup d’argent mais beaucoup de vacances scolaires. Il fallait être à tout instant présent au monde, comme les héros d’Hemingway (p.160) car, ainsi, il ne peut exister de « circonstances viles ». Vivre n’est « pas une histoire que (l’on se) raconte, mais un compromis entre le monde et (soi) » p.555.

Cette attitude induit une curiosité de l’humain sans jalousie ni supériorité. « Les habitudes des palaces, les hommes à Hispano, les femmes à vison, les ducs, les millionnaires ne nous en imposaient pas (…). J’éprouvais à leur égard une brusque pitié ; coupés de la masse, confinés dans leur luxe et dans leur snobisme, je me disais (…) que les exclus, c’étaient eux » p.24. Déchirer la bourgeoisie était un jeu avec Sartre, analogue à l’hostilité de Flaubert pour les épiciers et de Barrès pour les barbares. Au nom de l’art, de la culture, de la liberté, ils condamnaient les tares bourgeoises comme les efficacités d’ingénieurs, au profit d’un affrontement de la condition humaine dans sa vérité. L’individu est une totalité synthétique et indivisible à juger globalement. Comprendre l’humain est dès lors une passion. C’est pourquoi Beauvoir et Sartre aimaient les romans policiers ou d’aventures (Pardaillan, Fantômas…), les films de cow-boys, le jazz nègre et les faits divers. Ce goût pour l’homme se complétait d’un effroi métaphysique pour la solitude absolue, de celle que l’on approche parfois, isolé dans la nature : « marchant sur la croupe d’une colline délaissée des hommes et que la lumière même abandonnait, il me semblait frôler cette insaisissable absence que déguisent manifestement tous les décors ; une panique me prenait, pareille à celle que j’avais connue à 14 ans dans le ‘parc paysager’ où Dieu n’était plus et, comme alors, je courais vers des voix humaines » p.250.

De même, les grandes réunions ne conviennent pas aux échanges humains. « Nous avions toujours – et nous devions toujours conserver – le goût du tête-à-tête ; nous pouvions nous plaire aux propos les plus futiles, à condition de connaître avec notre interlocuteur une exclusive intimité ; les désaccords, les affinités, les souvenirs, les intérêts diffèrent d’un partenaire à un autre ; quand on fait face à plusieurs à la fois, la conversation (…) devient mondaine. C’est un passe-temps amusant, insipide ou même fatiguant, et non la véritable communication que nous souhaitions » p.579. Là encore, que d’affinités avec moi !

Comprendre l’humain et savoir regarder et écouter les hommes, c’est ne pas s’encombrer de préjugés ni souscrire au snobisme ambiant. C’est au contraire garder l’esprit libre : « Aucun scrupule, aucun respect, aucune adhérence affective ne nous retenait de prendre nos décisions à la lumière de la raison et de nos désirs » p.23. Orgueil spiritualiste ? Peut-être, mais surtout, « notre ouverture d’esprit, nous la devions à une culture et à des projets accessibles seulement à notre classe. C’était notre condition de jeunes intellectuels petits-bourgeois qui nous incitait à nous croire inconditionnés » p.28. Seule une base culturelle permet d’aller au-delà de la culture et de faire germer sa propre pensée. Le conditionnement est nécessaire pour se déconditionner. On ne naît pas page blanche, on réécrit selon sa plume ce qui est écrit avant nous. C’est la grande erreur des gauchistes à la Rousseau de croire que l’être humain nait naturel, empli de bonté et de bon sens. Il n’en n’est rien : tout comme la plante ou la bête, le petit humain doit être éduqué et dressé avant de devenir lui-même, au plein de son épanouissement. Et ce n’est pas le conditionner ni le « dominer » que de lui inculquer les savoirs et les méthodes nécessaires pour y parvenir.

« Sartre forgea la notion de mauvaise foi qui rendait compte, selon lui, de tous les phénomènes que d’autres rapportent à l’inconscient. Nous nous appliquions à la débusquer sous tous ses aspects : tricherie du langage, mensonge de la mémoire, fuite, compensation, sublimation (…). Tous les gens qui miment des convictions et des sentiments dont ils n’ont pas en eux le répondant » p.149. Jouant un « rôle », ils fabriquent un « enfer ». Sartre et Beauvoir veulent avoir « un sens réel de la vérité » ce qui est déjà quelque chose, mais pas forcément « un sens vrai de la réalité », notamment « la réalité économique » de leur situation (p.412). Cette remarque, d’un marxisme primaire d’époque aujourd’hui dépassé, ne remet pas en cause l’exigence d’authenticité, la sincérité de Sartre comme de Beauvoir, ce pourquoi ils sont pour notre génération un modèle intellectuel, malgré toutes leurs erreurs dans l’action.

Il est nécessaire que l’être humain assume sa « situation », et la génération en est une, comme la nation ou la classe. Mais « assumer » ne signifie pas « se conformer » : c’est plutôt être conscient de ses déterminismes autant que faire se peut, ce qui n’est pas la même chose. Cette prise de conscience est le premier pas vers la liberté. Ainsi « la noblesse d’âme, les morales intemporelles, la justice universelle, les grands mots, les grands principes, les institutions et les idéalismes » (p.664) entravent la conscience et sa liberté. Il faut les assumer sans en être dupe, c’est-à-dire savoir les prendre pour ce qu’ils sont : des baudruches ou des prétextes, ou alors préciser dans le concret ce que l’on y met exactement. Raymond Aron dans ses Etudes politiques (1972) ne fait pas autre chose lorsqu’il analyse ce que l’on met effectivement derrière les concepts de « liberté », de « droits de l’homme » ou de « puissance internationale ».

Cette liberté conduit à « l’optimisme kantien : tu dois, donc tu peux » p.21. Mais plus encore : « Heidegger m’avait convaincue qu’en chaque existant s’accomplit et s’exprime la réalité humaine’ ; inversement, chacun l’engage et la compromet tout entière ; selon qu’une société se projette vers la liberté ou s’accommode d’un inerte esclavage, l’individu se saisit comme un homme parmi les hommes, ou comme une fourmi dans une fourmilière : mais nous avons tous le pouvoir de mettre en question le choix collectif, de le récuser ou de l’entériner » p.538.

Un bel exemple de force d’âge.

Simone de Beauvoir, La force de l’âge, 1960, Folio 1986, 693 pages, €11.40 e-book Kindle €9.99

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Ian McEwan, L’intérêt de l’enfant

Voici un grand roman, retenu, précis, profond. Il en a été tiré un film dont je ne crois pas qu’il soit à la hauteur. Car le roman embrasse tout un système de pensée, de droit, de culture : le système britannique est fort différent du nôtre car fondé sur la coutume plus que sur le code.

L’auteur met en scène une juge londonienne en fin de carrière. Elle a la soixantaine, son couple jusqu’ici heureux – mais sans enfant faute de temps – se voit remis en cause par le démon de midi de son mari qui porte encore beau et voudrait connaître une dernière forte extase. En même temps, elle est prise par les procès en cours, le verdict à préparer, à rédiger, à justifier. Car le droit anglais exige de la philosophie et du littéraire, il somme de fonder sa décision sur la culture même du pays en la personne des anciens juristes et des décisions déjà prises.

The Children Act en 1989 a instauré un principe dans toute décision impliquant un mineur : l’intérêt de l’enfant. Le français se croit obligé d’ajouter « supérieur », comme si la grandiloquence théâtrale pouvait pallier l’attention au cas précis. Pas la langue anglaise, elle se suffit à elle-même. C’est ainsi que Fiona Maye, juge aux affaires familiales, a tranché des affaires récentes. Elle se trouve désormais confrontée à cas spécial : un mineur de 17 ans et 9 mois qui « refuse », comme ses parents, la transfusion sanguine pour obéir à sa foi, celle de la secte des Témoins de Jéhovah. L’hôpital peut soigner sa leucémie mais pas sans apport de sang neuf ; il demande donc une injonction du tribunal pour passer outre aux volontés exprimées des parents et de l’encore mineur.

Une fois écarté la thèse de la minorité stricte, la décision du jeune homme est-elle prise en « toute » connaissance de cause ? Son amour pour ses parents, sa foi depuis tout petit, sa communauté jalouse de ses brebis, n’altèrent-ils pas son jugement personnel à cet âge influençable ?

Pour en avoir le cœur net, et pour être très claire avec le garçon, Madame le juge se déplace donc personnellement, accompagnée de son greffier, à l’hôpital où il est soigné. Elle découvre qu’il aime avidement la vie, qu’au seuil de la mort il apprend le violon et qu’il écrit des poèmes. Mais il « doit » selon lui obéir à Dieu qui parle par la bouche des pasteurs et des parents. Fiona n’est pas contre, elle veut simplement qu’Adam – au nom du premier homme – soit pleinement conscient des conséquences de ses actes. Elle lui indique aussi qu’elle est tenue par le droit de rendre une décision – qui s’appliquera à lui sans qu’il puisse refuser puisqu’il est encore mineur.

Sa décision est « dans l’intérêt de l’enfant » : qu’il vive puisqu’il le peut et qu’il décide ultérieurement, une fois adulte et ayant mesuré sa responsabilité. Adam est donc soigné, transfusé et sauvé. Il lui en est profondément reconnaissant. Mais, si elle l’a délivré de l’oppression aveugle de la foi et de l’obéissance sans condition de raison, peut-elle l’abandonner désormais à son sort ?

Sa fragilité, sa jeunesse, son enthousiasme de 17 ans l’émeuvent, la fouillent au plus profond. Elle regrette de ne jamais avoir été mère, de ne plus être amante passionnée. Si elle se réfugie dans la musique, peut-elle rester dans sa tour d’ivoire alors que l’humain sonne à sa porte, la suit et veut qu’elle lui enseigne à vivre ?

C’est toute la tragédie de ce roman court et percutant, écrit sans fioritures ni envolées, dont je vous laisse découvrir le dénouement. Le devoir ne suffit pas, les principes restent abstraits. Emue, la juge a un jour embrassé sur la joue le garçon, puis a refusé toute suite. Elle n’a pris aucun risque, ni juridique pour sa carrière, ni social pour son couple, ni humain pour son cœur. Elle a représenté la justice, mais glacée, impersonnelle. Pas la justice humaine, humaniste, compatissante car « l’intérêt d’un enfant son bien-être, tenait au lien social. Aucun adolescent n’est une île » p.234. On est responsable de ce qu’on apprivoise, disait Saint-Exupéry au Petit Prince. Les responsabilités de juge s’arrêtent-elle aux portes de la salle d’audience ? Quel est le sens d’une décision ?

Ce sont ces graves questions existentielles qui parcourent ce roman stendhalien. Dans un style épuré, presque de code civil.

Ian McEwan, L’intérêt de l’enfant (The Children Act), 2014, Folio 2017, 239 pages, €7.25 e-book Kindle €6.99

Les autres romans de Ian McEwan chroniqués sur ce blog

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Morale selon Comte-Sponville

Être amoral n’est pas être immoral ; ce n’est pas transgression de dire que le bien en soi n’existe pas, mais saine lucidité. Or, « c’est parce que le bien n’existe pas qu’il faut le faire » II.10. Tout n’est pas permis sous prétexte qu’il n’est ni Bien ni Mal dans l’immuable, ou commandé par un grand ordonnateur qu’on appelle Dieu. Je ne me permets pas tout car tout ne serait pas digne de moi. « Ma morale est cette dignité et cette exigence » II.14. Le nihilisme moral qui saisit notre époque où « tout se vaut » et où tous se vautrent, où tout s’excuse parce que tout peut s’expliquer, où la fameuse « tolérance » n’est qu’indifférence aux désirs des autres comme dans les maisons pour ça, la tolérance qui met tout le monde sur le même plan indulgent et relatif, n’est pas acceptable. Il n’y a pas de destin, on peut toujours faire autrement, chacun est donc toujours responsable. « Je suis libre de faire ce que je fais, selon Lucrèce, non parce que ma volonté serait indéterminée, mais parce qu’elle n’est déterminée, à chaque instant, que par l’état présent de mon corps (désirs, clinamen) et du monde (simulacres) ». Détermination de la volonté à la fois nécessaire (dans l’instant) et aléatoire dans le temps).

L’indéterminisme n’est pas le libre-arbitre ; celui-ci est une illusion. La nature est aveugle et la réalité de l’homme se réduit à ce qu’il fait. Le moi n’est pas un être mais une histoire : ce qu’il fait le fait ; il ne saurait ni le choisir ni y échapper. Mais il est comme il veut et il veut comme il est (Schopenhauer). Le présente seul existe et l’action n’est que dans l’instant. Le bouddhisme zen s’entraîne au vide (qui n’est  rien) pour se défaire de l’illusion du moi et du temps, afin de s’ouvrir à ce qui survient, de faire corps avec l’agir, toujours au présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, pleinement celui qui agit, en pleine lumière, en harmonie. La volonté est le désir lui-même, mais en tant qu’il agit. Mon désir fait le tri : il y a un « goût » éthique et moral, le bien est ce qui fait plaisir sans nuire aux autres, l’éducation et la société font le reste. Car toute morale est historique : il n’y a ni Bien ni Mal en valeur absolues mais seulement du bon et du mauvais en valeurs particulières toujours relatives à l’époque et au lieu.

La morale est une illusion, mais nécessaire et bienfaisante (Spinoza). « Le sage, parce qu’il est sage, désire la sagesse pour autrui et, parce qu’il est heureux, le bonheur (pour autant que faire se peut) pour tous. Ainsi agit-il en conséquence, et cela est la moralité même » II.104. Toute joie est bonne et toute tristesse mauvaise. « Le sage ne fait que suivre jusqu’au bout la logique du désir qui est de joie, mais doit pour cela le soumettre à la logique de la raison, qui est de paix » II.107. « Le bien, au fond, c’est le désirable – mais, par la raison, libéré du sujet : le désir se soumet alors non au moi, mais au vrai, lequel est toujours singulier (il n’y a pas de ‘vérités générales’) mais aussi, étant vrai pour tous, toujours universel » II.108. La raison, commune à tous, universalise les valeurs propres à l’humain ; elle en fait la culture et la loi. « On passe alors de l’égoïsme (le désir sans raison, enfer né de sa particularité) à la vertu (le désir raisonnable, ouvert à l’universel) » II.108. Où l’on retrouve « la belle vertu grecque, généreuse et fière toujours ».

L’éthique ne s’oppose pas à la morale mais est sa vérité. La morale n’est pas le contraire de l’éthique mais son illusion. L’homme n’a que la morale qu’il s’invente, qu’il se mérite – ce qui ne va pas sans effort. La morale est joyeuse mais point toujours facile. Repère : « Agis de telle sorte que tu puisses rester l’ami de tes amis, des gens de bien et de toi-même » II.131. Traduit en langage philosophique, cela donne : « Anti-humanisme théorique, donc, et humanisme pratique : la notion d’homme n’explique rien (l’humanité n’est pas la cause de soi, ni l’homme sujet libre de ses actes) mais, réfléchie, constitue un ‘modèle’ qui vaut d’être défendu. Il ne s’agit pas de cesser d’être homme (en devenant cheval ou surhomme) mais de le devenir au mieux. L’humanité n’est pas un fait biologique (ce qu’il y a de naturel en l’homme n’est pas humain) mais une valeur culturelle » II.135. Homo homini deus.

L’amour est généreux par définition et moral par excellence. Lui seul réconcilie le désir et la loi. La seule éthique est l’amour tout court et tout entier, la joie pleine, consciente de soi et de sa cause, qui libère de la loi. La seule vraie morale est l’amour du prochain (Spinoza), amour imparfait, et moral pour cela : nul impératif ne saurait ordonner d’aimer, mais d’agir comme si on aimait. C’est raison, donc vertu – et libère des moralistes.

Seule l’action est réelle ; vouloir, c’est agir. La morale est une solitude qui s’érige en exigence universelle, nécessaire et bienfaisante : c’est le chef-d’œuvre de vivre. Et Comte-Sponville a cette phrase très nietzschéenne – Nietzsche que, pourtant il n’aime pas, trop sensible aux déviations que l’on en a fait – : « Tu es, à chaque instant, ce que tu penses, veux ou fais (…) Tu vaux, exactement, ce que tu veux » II.148.

Le commun habille de sens la vérité pour la supporter, l’apprivoiser. Le matérialisme joue la vérité contre le sens, le silence de la nature contre le bavardage des prêtres : n’interprète pas, applique-toi à connaître. Cette conception rejoint le bouddhisme qui ne croit qu’au non-sens (l’aucun sens, qui n’a rien à voir avec le nonsense, le sens détourné , retourné). Le désir crée le manque, le discours le met en forme, le fait exister en le nommant. Dieu nait du devenir-sens du désir. La prière crée Dieu, non l’inverse. Où Pascal avait raison. Le contraire du sens, auquel je crois, est le grand « oui » au réel. « Le rire est médiation : ce qui fait rire, c’est ce qui fait semblant d’avoir un sens, semblant de valoir, semblant d’être sérieux » II.193. Le rire fait place nette à la vérité en se moquant du sens supposé – car toute parole vraie a le silence pour objet. La vraie réponse est qu’il n’y a pas de question ; le vide du sens c’est le plein de l’être, et le présent de toute éternité.

« Les vérités qu’on ignore ne sont pas moins vraies que celles qu’on connait ni (en elles-mêmes) plus mystérieuses ou intéressantes. C’est où le sage, on l’a compris, se distingue du savant : celui-ci cherche la connaissance, celui-là se contente (à tous les sens du terme) de la vérité. Et puisque tout est vrai, toujours, partout – ce caillou, cette fleur, et même cette erreur vraiment fausse, cette illusion vraiment illusoire – le sage se contente, modestement, de tout, et tout le contente. La vérité n’est pas ce qu’il cherche, ni même ce qu’il connait, mais joyeusement ce qu’il aime et qui le contient » II.200.

Le « oui » au réel n’est pas l’hébétude du no future mais la confiance : ce présent même, renforcé par la certitude de sa joyeuse et sereine continuation. Epicure : ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. « Le sage est sans pourquoi, vit parce qu’il vit, n’a souci de lui-même, ne désire être vu » II.247. La vie n’est pas à interpréter mais à vivre ; le réel n’est pas à comprendre mais à connaître. La vérité ne se distingue du réel que pour l’esprit seul, qui se souvient, anticipe et compare ; il disjoint ainsi le temps qui, dans les faits, se confond au présent. Le temps n’est rien qu’imagination ; il n’est que le présent qui est l’éternité même. « La sagesse n’est pas un but (plutôt : elle n’est un but que pour les fous), ni un idéal (elle n’est un idéal que pour les niais). C’est la vérité de vivre, disais-je, laquelle, en tant qu’elle est vraie ou éternelle, n’attend rien, ne vaut rien, et ne veut rien dire (…) Moins tu t’occupes de la sagesse, plus tu t’en rapproches, et tu ne l’atteindras peut-être qu’en désespérant tout à fait (…) Vivre en vérité, ce n’est pas vivre une autre vie, c’est vivre autrement la même vie que tous » II.280.

Et cela encore qui est un parfait résumé du Traité et qu’il faut citer en entier : « Tout se tient ici : l’éthique (se désillusionner de soi, de l’avenir et de tout), la morale (cesser de mentir), la métaphysique ou l’ontologie (l’éternité du réel et du vrai)… Et ce tout est la sagesse : la vraie vie c’est la vie vraie. Qu’est-ce à dire ? Rien que de très simple, et que chacun connaît ou peut expérimenter. Vivre en vérité, c’est vivre sa vie – et jusqu’à ses rêves – au lieu de la rêver ; c’est agir au lieu de prier, rire au lieu d’espérer, connaître au lieu d’interpréter… Aimer, surtout, au lieu de juger : aimer et accepter au lieu de juger et détester. Et crier quand on a mal, et rêver quand on rêve… Infinite love, infinite patience… L’éternité c’est maintenant et il n’y en a pas d’autre. Le salut ne consiste pas à devenir éternel (expression bien-sûr contradictoire, et c’est pourquoi la béatitude ne peut être dite commencer que ‘fictivement’), mais à comprendre que nous le sommes » II.285.

Ne rien espérer, mais tout vivre. Seul le réel (matérialisme) et le présent (désespoir) existent. Ouverture à la présence : il n’y a plus que la vie, la vérité et l’amour. Le renoncement à l’esprit spéculatif fait place nette au bonheur (il est acceptation de l’ici) et à la béatitude (éternité du maintenant).

J’adhère pleinement à ce discours qui décape de toute illusion. Apollon l’ardent, le lucide, l’éclairant, a toujours été mon dieu préféré.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99  

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Marcel Conche, Le fondement de la morale

Agrégé de philosophie et professeur à la Sorbonne, Marcel Conche fut le maître d’André Comte-Sponville qui le cite plusieurs fois. C’est ainsi que m’est venu le désir de lire ses livres. Celui-ci est très actuel : « la morale se perd » comme dirait la concierge, mais elle n’a pas tort. Notre société ne sait plus très bien où elle en est. D’où l’importance de fonder la morale commune, issue des cultures universelles des Grecs et des Romains, et du christianisme, transmise par la révolution française et les droits de l’Homme.

Fonder la morale, c’est établir le droit de juger moralement, c’est-à-dire de donner valeur humaine universelle aux exigences de la conscience commune. Le fondement n’est pas l’origine, confusion de Nietzsche ; le fondement est « en raison », dans cet absolu qu’est la relation de l’homme à l’homme dans le dialogue. La liberté est le fondement négatif de la morale car elle rend possible l’exigence morale. La méthode donc est celle « du dialogue, la méthode dialectique dans sa forme originelle. Nous n’affirmerons rien d’autre que ce que l’interlocuteur ne peut manquer d’admettre, pourvu seulement qu’il consente à la discussion » p.32. « Ce que nous entendons par dialogue est un échange où le propos de l’un des interlocuteurs est rigoureusement fonction du propos de l’autre » p.34. Chacun présuppose l’autre capable de vérité, c’est-à-dire de dire ce qui est, absolument.

Cela implique la liberté : « quand je dis vrai, je suis libre à l’égard de toute cause de de détermination » p.37. L’égalité de tous les hommes à être capable, par leur raison, de dire la vérité, est un fait universel ; il s’agit d’une égalité de capacité et de droit, une essence (qui n’est ni une « nature » ni une « condition » de chaque homme). « Si le sage est supérieur à l’insensé, c’est en ce sens qu’il est meilleur, plus heureux, plus fort (mais) sur le fond de leur égalité fondamentale » p.46.

Une croyance, une religion ou un système, ne sauraient fonder la morale, qui est universelle – parce qu’eux sont particuliers. « Observons simplement que saint Paul n’est pas un interlocuteur socratiquement valable, car il n’accepte pas de s’en tenir aux vérités impliquées par le fait même d’engager la conversation (ou le dialogue ou la discussion) : il introduit des principes particuliers du bien-fondé desquelles la raison humaine n’est pas seule juge, et dont le sort ne peut se régler par la discussion » p.50. On ne peut que laisser de côté un tel discours qui, ne faisant pas appel à la seule raison, donc à la capacité de chacun de rétorquer, n’a pas de caractère universel. Il est « in–signifiant pour nous, car il n’a de sens que pour les membres d’une secte définie » p.50. L’appel à Dieu, le choc des émotions, la séduction du propos ou la force en guise de légitimité sont tous les moyens du discours pour éviter la vérité, donc pour manipuler les interlocuteurs.

« Chacun pense être, en jugement, aussi bien partagé qu’un autre. Et cela est vrai en droit. En fait, il y a bien des différences, car il y a bien des degrés dans la liberté intérieure et l’indépendance d’esprit. La liberté de jugement n’est possible que par cette énergie intime qui fait le caractère » p.75. Caractère = indépendance d’esprit = regard libre = jugement en raison – tel est l’enchaînement. Cette volonté, issue d’une énergie intime, est à l’origine du « devoir de se rendre libre à l’égard de tous les facteurs de détermination extérieure à la chose jugée, pour bien en juger » p.75. Ce devoir de liberté est la contrepartie nécessaire du droit à la parole. Ce qui fonde le caractère, selon Sénèque et Montaigne, c’est la mort. Elle rend possible le détachement vis-à-vis de l’éphémère et permet de discerner l’essentiel.

Le discours de sagesse est individualiste ; il s’agit de bien vivre par un équilibre moral de la personne, condition de la pensée droite, du bon exercice de la raison. Cette sagesse est le fondement nécessaire à l’homme, mais elle est insuffisante. Le discours moral s’intéresse aussi aux autres ; il est universaliste. Existe en effet un devoir de substitution « qui nous oblige à parler et à agir pour ceux qui ne le peuvent pas » p.57. Par exemple les enfants. Mais, plus généralement, ma propre dignité est intéressée à la dignité d’autrui. « Je dois ne pas m’abaisser par respect pour moi-même, mais aussi par respect pour tout homme ; et je dois vouloir qu’aucun homme ne s’abaisse non seulement par respect pour sa propre dignité, mais aussi pour la mienne » p.48. Ceci fonde la révolte comme droit. Non comme devoir, celui-ci dépendant des conditions : comme il faut toujours vouloir la victoire, il ne faut pas risquer la destruction s’il n’y a pas de chances raisonnables de succès.

« L’égalité de tous les hommes signifie le droit, pour chaque homme, de devenir et d’être homme à sa façon, conformément à sa nature singulière, donc dans la différence et l’inégalité. Chaque homme a droit à son auto-développement » p.91. Ceci condamne par exemple l’avortement, le fœtus étant humain en puissance (mais tout dépend des normes sociales). Les hommes vivent en société. La conscience morale n’est pas un produit de la nature, elle suppose une éducation, une formation morale. L’éducation a pour but de forger la confiance de l’individu en lui-même, en sa raison et en sa volonté, pour en faire un homme capable de dévoiler et de livrer la vérité. S’établit, dès lors, le principe de l’équivalence des services rendus. « L’individu doit (s’il le peut et dans la mesure où il le peut) rendre à la société l’équivalent de ce qu’il en reçoit, où en a reçu. D’autres ont travaillé, travaillent pour lui ; à lui de travailler pour eux » p.92.

Une action ne se justifie que par le bien qui en résulte : le principe du meilleur est le principe de conduite. Punir, c’est infliger une souffrance, ce qui est mal ; cela ne se justifie que si de ce mal peut sortir quelque bien. Ce pourquoi une grève peut être juste, jusqu’à une limite où elle pénalise l’ensemble de la société et de l’économie. La peine de mort par exemple n’est pas pour cela injustifiée : dans une société où cette peine (civile) a été abolie, l’assassin est privilégié, il peut donner la mort sans risque de mort pour lui-même. Sauf la mort sociale qu’est la prison « à vie » (en fait à pas plus de 30 ans), mais que Marcel Conche n’évoque pas.

Une société égalitaire est morale car elle fait ressortir seulement l’inégalité naturelle. « Les individus, dans les limites définies par un cadre social indépendant de leur volonté, peuvent réaliser ce qu’ils portent en eux » p.93. Il ne saurait y avoir d’injustice de la nature, car la nature n’a aucun devoir envers l’homme ; elle n’est pas un être supérieur, elle est indifférente. C’est à la société de compenser ces inégalités en fonction de sa propre morale.

Chacun a le droit de vouloir vivre – et a le droit de mourir. Mais si ce vouloir vivre n’est pas cause suffisante de vie (le bébé, le blessé, dépendent des soins des autres humains), chacun peut à volonté être cause de sa propre mort. Il faut, pour le justifier, de bonnes raisons – qui seront toujours subjectives. « À chaque moment de la vie, on peut faire un bilan. Le bilan est positif si l’on a le contentement de vivre, l’activité, la maîtrise de soi, une santé point trop détériorée, et la capacité de supporter les tracas habituels de la vie, plus quelques autres. À partir d’un certain moment, ou le déclin devient déchéance, la mort, lucidement choisie, semble préférable au sage » p.106.

Le bonheur est une triple proximité : à la nature, aux autres, à soi-même. « Le sage n’a besoin de rien car il comprend le langage des êtres, du monde, spécialement de la nature, des animaux, des arbres, de l’eau et des éléments ; il en saisit la poésie universelle et il est, en quelque manière, toujours heureux. L’ennui est signe d’inculture » p.117. Ce pourquoi une morale sociale est de développer la culture, ce qui permet d’épanouir la liberté de chacun.

L’amour est ce supplément de bonheur de la présence d’autrui. Cette cordialité, cette sympathie, qui fait que l’on est heureux avec quelqu’un, suppose la capacité de rendre justice, de voir autrui honnêtement, avec ses défauts et ses qualités. Ce que ne permet pas l’amour fusionnel ni la passion aveugle.

À tout cela je souscris même si je suis plus attiré par la sagesse, qui est de la personne, que par la morale, qui est universelle. L’amour des autres, de certains autres, est cependant la médiation de l’une à l’autre.

Marcel Conche, Le fondement de la morale, 1993, PUF 2003, 148 pages, €15.50 e-book Kindle €11.99

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André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude

Voici le livre de ma philosophie, écrit par quelqu’un de ma génération, né en 1952 et qui fut professeur agrégé à Paris-1. Une relecture de la pensée classique par un esprit d’aujourd’hui, exposé pour notre temps, requalifié pour notre agir.

Le discours est en deux parties :

  1. Chercher le bonheur par une pensée heureuse – tel est le premier tome intitulé Le mythe d’Icare. Rentrer en soi pour affronter l’angoisse des labyrinthes intérieurs, ceux de l’illusion (le moi, Narcisse), ceux du bavardage (la politique, Prométhée), et ceux du divertissement (l’art, Orphée).
  2. Comment vivre ? Ce but de la philosophie fait l’objet du second tome intitulé Vivre. Il s’agit de penser en matérialiste pour s’élever dans les labyrinthes extérieurs de la morale et du sens.

J’ai un plaisir immense à lire cette réflexion vécue à la Montaigne ou Alain. Le message est que la philosophie veut rendre heureux et aider à bien vivre. Pour cela, le courant matérialiste de la pensée classique est le mieux à même de répondre au souci principal de l’homme qui cherche le bonheur. Pourquoi ? Par la lucidité : « le matérialisme est le courage de la raison » II.8.

Commençons par désespérer, c’est-à-dire par laisser l’espoir de côté, à abandonner toute illusion et toute attente passive. Le désespoir est – littéralement – l’indifférence à l’espérance : « l’espoir est l’opium du peuple ». L’absence de tout espoir est salutaire, tonique, réaliste ; elle engendre simplicité, lucidité, samsara. Celui qui n’attend rien vit dans le pur présent, le seul moment du temps sur lequel il peut agir. Rien ne lui manque, l’acquiescement au réel est joie, « oui » à la vie qui jaillit sans cesse et dont nous sommes un bourgeon, éternité de l’instant. Tout un courant de pensée tient ce discours : Lucrèce, Spinoza, Epicure, Bouddha, Nietzsche, Marx, Freud. Et Heidegger, Sartre et Russel peut-être.

Le matérialisme est école de dé-sespoir. Nous sommes éphémères et sans justification ; nous sommes là comme le reste du monde est là, et il n’y a pas de sens. Ne plus « croire » à quoi que ce soit : le monde est jeu de forces, de lois, de désirs ; la nature est indifférente. Aucun sens – donc aucun espoir, ni crainte. Tout devient possible. Qu’est-ce alors qui nous fait vivre ? Notre force interne, cette énergie vitale qui nous fait manger, courir et aimer, qui nous rend joyeux sans cause au printemps et nous accroche à la vie en cas de coup dur : « ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait ». Icare monte vers le soleil par la seule force de son désir qui le rend industrieux. Puissance vitale et volonté personnelle sont l’inverse de cet idéalisme, autre versant de la philosophie, toujours nostalgique d’un âge d’or perdu ou d’un modèle absolu inaccessible.

Le moi (Narcisse) est illusion, il faut s’en méfier à défaut de complètement s’en défaire, comme les bouddhistes. Il n’y a pas de moi à découvrir mais une existence à vivre. Il est vain de courir après « le fantôme hypostasié de ses désirs ». Mieux vaut être soi, simplement, c’est-à-dire non pas monolithe ni d’un bloc, mais création constante et cumulative, ouvert au présent, avec une histoire qui se fait à chaque instant. « En moi, la nature perpétuellement s’invente et crée. Et je ne suis vivant que par ces désirs qui, à chaque instant, me traversent, me guident et me constituent » p.57. Si tout se vaut, alors le désir fait la différence. Ni bien, ni mal en soi, mais il faut tout juger puisqu’il faut vivre. Le sage s’aime, mais « d’être aimé par ses amis et davantage encore de les aimer » p.81. La puissance d’être, simple joie d’exister, est le « vivre à propos » de Montaigne.

La politique (Prométhée) est une attente d’utopie, un bavardage : elle ne doit être prise que pour ce qu’elle est, une illusion nécessaire pour agir, sans plus, en aucun cas un absolu pour changer le monde ou faire accoucher un homme nouveau. Le pouvoir est toujours rapport de forces, absolu en droit, jamais en fait. Tout est politique car tout est jeu de pouvoir, heurt de désirs. « L’histoire est un processus sans origine, sans sujet ni fin parce qu’il n’y a rien en elle que l’éternité dispersée du désir et de la guerre » p.93. Tout a une cause, rien n’a de sens. La paix est désirable parce que la vie vaut mieux que la mort. Mais tout droit est à conquérir sans cesse ; la liberté est un combat. Pas de normes, pas de valeurs, pas de sens : aucune politique n’est « vraie » ni « juste », ni le bien dans l’absolu. Le matérialisme n’annule pas l’illusion mais la met à sa place. L’homme est mesure de toute chose. « L’illusion n’est pas d’être homme et au centre de son monde, mais de se prendre pour Dieu (ou son image) et au centre de l’univers. Parce que l’univers n’a pas de centre et qu’il n’y a pas de Dieu qui juge » p.121. Le militant matérialiste doit se garder de l’illusion : ses valeurs ne sont que relatives à lui et au groupe auquel il choisit d’appartenir, ici et maintenant. Sa force est au service de son désir et son désir n’a de droit que sa force. Lucide et désespérée, son action n’a pas de fin, pas plus que le présent, qui reste éternel. Car le présent invente toujours l’avenir et l’histoire, même s’il ne part pas de rien ; et l’histoire n’est pas à subir mais à faire.

L’art (Orphée) n’est pas inspiré, traduit de l’ailleurs, mais travail et création, joie sans motif et vision particulière ; ne le prenons que pour ce qu’il est, une jouissance personnelle que l’on partage par la culture. Le beau n’est pas universel, ni objectif. L’art s’éprouve, il ne se prouve pas. Le goût est solitaire et l’artiste un artisan. Car le poète n’existe qu’après le poème : il est son œuvre. « Le désir crée le ciel où il voyage » p.211. Lucidité car l’artiste ne « révèle » rien de ce qui serait caché et à seulement dévoiler ; dignité car son désir est sa force, son talent est sa joie, et cela est tout en lui. « Il y a une vérité du beau qui est la vérité du plaisir qu’il procure » p.214. Et c’est la seule vérité.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99

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Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

Montaigne ne se découvre véritablement qu’à la fin de la trentaine, à l’âge où lui-même a commencé à écrire. Le corps apprécie sa tempérance, le cœur s’apaise comme le sien, l’esprit en vient à l’équilibre et l’âme aspire à la sagesse.

Cette vertu n’est pas innée et, sans elle, il est malheureux. Devenir sage est une éducation. Cela ne se confond pas avec le savoir, qui ne concerne que l’esprit, ni avec l’expérience qui concerne le corps et les passions. Cela s’apprend par la philosophie qui est l’art de réfléchir sur soi, de découvrir ce qui est juste pour soi – juste moment et juste dose pour rebâtir à chaque moment son équilibre.

Toute la sagesse de Montaigne est contenue dans la première phrase de l’étude de Marcel Conche, qui le cite : « Moi qui n’ai d’autre fin que de vivre et me réjouir ». Le but de la vie est d’être heureux et libre, la justification de la vie est dans la vie même, vivre est agir naturellement avec « une conscience intensifiée » du moment, « un respect religieux » de cette seule tâche humaine qui soit sérieuse. Montaigne enseigne la vie bonne et l’à-propos. L’individu doit se situer par rapport aux autres et trouver sa place d’homme raisonnable ; fonder son éthique et acquérir des croyances personnelles sans prétendre à la Vérité absolue ; devenir maître de soi et joyeux de ses mouvements naturels.

L’homme est un être sociable qui se frotte aux autres par besoin d’échanges (d’idées, d’affection et d’entraide) mais, au fond, il ne se doit qu’à lui-même parce qu’il est unique. Les autres auront toujours besoin de nous, mais il nous faut garder nos distances sous peine d’être dévoré. A chacun de balancer la juste proportion entre distance et devoir, garder son quant à soi et donner aux autres leur dû : justice, respect, honnêteté, une aide le cas échéant – mais pas notre substance. Cela n’exclut ni la bonté, ni la pitié, ni la tendresse, ni l’horreur de la souffrance et de la haine – mais nous ne sommes pas Dieu pour nous sentir coupables de toute la misère du monde et des ratés de la Création. Nous devons aider mais nous ne remplacerons jamais la volonté de s’en sortir de celui qu’on aide – à moins qu’il ne soit malade ou en incapacité. La paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux.

Montaigne refuse l’exigence infinie qui arrache l’individu à son privé et le jette en politique. Car la politique ne peut atteindre à ses résultats décisifs sans faire sacrifice de son honnêteté, comme le montrera Machiavel. A cette école, les plus belles natures se corrompent et la vertu disparaît. La fin ne saurait justifier n’importe quel moyen. L’agir est la vie même et la vie de chacun appartient à chacun, pas au groupe ni au parti. Le danger de la politique est dans la tentation de l’illimité : nourrir des desseins à long terme, c’est jouer avec le bonheur des hommes. Pour savoir ce que l’on fait et se garder de toute démesure, il faut agir pragmatiquement, au jour le jour, par la réforme de proche en proche, par des tâches de raccordement, de conciliation, d’arbitrage. Montaigne, né au siècle des guerres de religion et des rois contestés, voyait bien la nécessité de tout cela.

C’est à partir des autres que chacun peut se situer, trouver sa place : voyager, étudier l’histoire, lire des livres, s’intéresser aux gens du commun comme aux figures de grandeur et de sagesse qui définissent l’humain en éprouvant ses limites. Que l’homme discerne les ressorts de sa folie et il pourra revenir à soi, être heureux par équilibre.

Au fond, dit Montaigne si l’insensé reste pris dans sa folie, c’est qu’il le veut bien ; il est attaché à son mal et sans lui il n’est rien. Il n’y a donc rien à faire pour lui d’autre que le minimum vital et il constitue pour le sage un spectacle édifiant. A force de ne vivre que pour les apparences des choses et des êtres, ces humains-là ne sont plus qu’apparences, masques, théâtre. En matière de vérité, chacun doit donc se faire sa propre religion. Montaigne ruine toute prétention à fonder quelque vérité en soi : il n’y a pas de connaissance possible sur l’inconnaissable, mais des hypothèses personnelles ou des croyances dogmatiques. Les simples, qui ont peu d’imagination et ne sont pas curieux, ont un bonheur épais et sûr ; ils ont l’humilité qui manque aux doctes et le bon sens sans lequel il n’est pas de vertu. Pour Montaigne,

  • On ne peut se fonder sur « Dieu » car, en croyant le penser, nous ne faisons que projeter hors de nous des qualités seulement humaines, même si elles sont grossies jusqu’à l’absolu – et l’homme ne peut donc se penser au-delà de lui-même.
  • On ne peut se fonder sur « la nature » car les hypothèses de la science ne sont que des hypothèses plus ou moins opératoires dans des champs déterminés, sans cesse remises en question par l’avancée des sciences mêmes, et ne nous livrent que des approximations du réel.
  • On ne peut se fonder sur « l’homme » car il est inconnaissable à lui-même et fort divers sur la planète.

Si l’essence des choses ne fait pas irruption en nous par la révélation (qui est du domaine de la foi), le mouvement de pensée ne peut prendre appui que sur les apparences sensibles. Elles sont trompeuses – mais on le sait – et seul l’insensé convertit en « êtres » les existants. Il se donne l’illusion de figer en concepts absolus ce qui n’est qu’apparence éphémère en ce monde. Donc, avec les sceptiques, il convient de suspendre son jugement sur les choses et, avec les dogmatiques, il faut s’essayer à juger et à vivre avec la vie de l’intelligence. On se formera une opinion mais on ne prétendra pas exprimer LA vérité. « La signification de la philosophie ne sera plus de révéler les choses telles qu’elles sont en vérité mais de permettre au philosophe de prendre conscience de soi » p.59. Pas de sagesse universelle mais une méthode pour y parvenir avec mesure.

Le jugement est l’activité la plus nôtre ; il est la manifestation par excellence de la liberté. Le doute n’est pas un état mais une action, la condition du mouvement de la pensée. Montaigne : « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise » II.12. La philosophie est sans fin ni commencement, l’étonnement est son fondement, la quête son progrès, l’ignorance le bout. Pour Montaigne, la pensée est toujours au matin, d’où ses « Essais » discontinus où le jugement s’exerce et se tempère à propos de tout. Mais ses idées s’organisent sans qu’il l’ait cherché. Cette vision cohérente exprime la profonde unité d’une nature d’homme. Son livre est l’acte par lequel il prend conscience de soi. Montaigne ne vise qu’à s’apprendre pour vivre ce qu’il est. Il veille sans cesse à choisir, c’est-à-dire à juger. Il ne rapporte aucune vérité mais le progrès de mieux juger, plus finement, pour devenir chaque jour un peu meilleur qu’il n’est. La philosophie ne consiste qu’en cet apprentissage – pas à énoncer d’autres dogmes comme les religions. Il faut éduquer l’enfant à philosopher par lui-même, donc à penser de façon autonome et à mesurer les pressions qui peuvent l’influencer. Qu’il n’oublie pas que, comme tout un chacun, il est doué de raison et qu’il peut exercer ce « bon » sens par lui-même en toute autonomie.

Des possibilités de sagesse sont inscrites dans la nature de chacun. A chacun donc de les mettre au jour et de les cultiver, en bon jardinier qui observe et tempère, gardant son quant à soi et frottant son jugement à celui d’autrui. Si l’on veut convaincre, il faut d’abord écouter, faire accoucher l’autre de sa propre vérité, ce à quoi excellait Socrate. Le sage ne réduit pas les différences, il les goûte comme Montaigne qui pensait ainsi rejoindre la nature, elle qui a cherché la diversité. La sagesse consiste à accueillir par la joie les dons qui nous sont faits. Rien ne fâche Montaigne comme le mécontentement, ce que Nietzsche nommera le ressentiment, cette rumination de ne jamais être à propos mais toujours envieux des autres. Le mécontentement est faiblesse, lassitude, manque d’énergie et de courage ; se plaindre est plus facile que d’agir pour faire cesser le trouble. Au contraire, jouir est faire acte de grâce, c’est respecter avec humilité et accueillir avec reconnaissance. C’est aimer ce qui nous arrive, en faire son miel, un acte religieux de communion avec la puissance génésique de la nature. La sagesse n’a pas à être « inventée », elle est déjà-là, en nous. Soyons nature comme les sauvages du Nouveau monde et nous vivrons à propos, sans excès ni démesure. Mûrissons avec notre âge,

  • Soyons enfant et sage de jouer et d’explorer en imitant ;
  • Soyons jeune et sage de dépenser son énergie et de se passionner, avide de curiosité pour tout et tous ;
  • Soyons adulte et sage de réfléchir à ce qu’on fait, d’agir à propos et de bien savoir aimer ;
  • Soyons vieillard et sage de trouver jouissance dans ses limites et de bien vivre malgré les ans.

La sagesse est d’explorer les limites et de les accepter ; elle est de vivre selon soi-même. Montaigne jeune homme a bien baisé et bien joui ; Montaigne adulte a évité les occasions de troubles (procès, jeux, discussions fiévreuses, prises de position politiques, etc.). A chacun de définir ce que sont ses limites par l’expérience qu’il fait de lui-même. Il faut amplifier la jouissance par la maîtrise et la prise de conscience pour « en peser et estimer le bonheur ».

Le sage, comme l’enfant, dit « oui » à la vie, mais en conscience.

Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, 1964, PUF Quadrige 2015, 650 pages, €16.00, e-book format Kindle €14.99

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Michel Déon, Un souvenir

Ce court roman intimiste part d’une photo jaunie de l’auteur (ou de son double) à 17 ans en Angleterre. Il est avec une jeune fille, Sheila, qu’il a beaucoup aimé. Il ne lui a pas fait l’amour, c’était alors interdit par les conventions et par la morale, mais ils se sont beaucoup caressés plus ou moins nus. Il est resté un été et puis il est parti ; il avait le bac à passer.

La guerre est arrivée et les ont séparés. Sheila s’est mariée avec un homme ordinaire, Edouard, appelé Ted en ce temps-là, a découvert une femme mûre juste après Sheila, l’année de ses 17 ans sur la Côte d’azur ; il a été initié à l’amour et cette empreinte lui est restée.

Il revient à Westcliff-on-Sea cinquante ans plus tard, sa vie faite, la vieillesse en route. Il ne reconnait rien, tout a changé, les gens aussi. Pourtant, quelques vestiges subsistent, supports à la mémoire. Sheila a divorcé et habite même à deux pas. Mais pourquoi la revoir ? « Il n’y a de parfait que l’imaginaire », conclut l’auteur p.150.

Réflexion sur le souvenir, sur l’existence, sur le bien-être. « L’homme n’est pas fait pour le bonheur. Personne ne lui apprend à le conserver » p.149. L’homme en tant que mâle ou le genre humain ? La langue française est parfois ambigüe mais je penche, dans le contexte, pour le mâle. « Parce que vous êtes un aventurier au sens noble du mot », déclare Ted à Edouard, son double jeune à l’auteur à la date d’écriture, « et que vous vous êtes refusé de vous arrêter en route, vous avez saccagé du bonheur et ruiné une maison ». Mais « le bonheur » n’est qu’un mythe ; on ne l’aperçoit que lorsqu’il est passé. « Pas de remords. (…) On n’est pas responsable du destin des autres » p.148.

Comment le jeune Ted, à 17 ans, a « pu être aussi oublieux, aussi peu romanesque » ? Parce que la jeunesse va de l’avant, avide de vivre et de découvrir, plutôt que se morfondre sur son court passé. « Edouard est (…) devenu après la soixantaine, un homme au contraire si sensible aux signes, si avide d’un passé dont il veut, par foucades, retrouver les traces plus qu’improbables comme pour se persuader qu’il a bien existé » p.16. Rappelons que le vrai nom à l’état civil de Michel Déon est Edouard Michel et que Ted, c’est donc lui. « C’est en vieillissant que le cœur rajeunit. A dix-sept ans, il est dur, égoïste, avide de plaisirs nouveaux » p.118.

1936-1986 : la mémoire garde des traces du sensuel, la gracilité du corps blond de Sheila nue, une étrange précision pour la couleur des chaussettes de « l’horrible Mr Sutton », mais aussi l’irrésistible humour des situations : « Je vois encore sa tête [à sa logeuse, mère de Sheila] quand, empruntant le thermomètre, j’allais me le glisser dans le derrière, à la française, sans pudeur ! Horreur, c’était le thermomètre à bouche de la famille » p.79. Ou encore cette anecdote (authentique) sur Serge Lifar : « Petit garçon, il s’amusait à faire l’amour avec un arbre dans le jardin de ses parents. Dans l’écorce il y avait un trou juste assez grand pour sa quéquette. Un jour l’arbre a eu de l’effet sur lui et il n’a pu se retirer. Un domestique a été obligé de le dégager en élargissant le trou avec un ciseau à bois » p.138.

Un souvenir n’est pas un grand roman et il commence laborieusement, mais le ton prend de l’ampleur et la souvenance transfigure le récit. Au fond, ne pas avoir baisé Sheila permet son souvenir. Un coup non tiré, une photo non prise, un désir non réalisé sont bien plus beaux que ce qui est accompli car l’imagination les embellit, les pare ; le manque les entretient en rappel. « Tout ce qui me reste de cette aventure, je le dois à notre retenue qui a laissé un souvenir unique dans ma mémoire comme les deux ou trois autres fois dans ma vie où les circonstances ont empêché un total accomplissement d’un désir » p.134.

Michel Déon, Un souvenir, 1990, Folio 1992,155 pages, €6.60, e-book format Kindle €6.49

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Soif

L’été revient, et avec lui la soif.

Le climat se réchauffe, l’eau se fait plus rare, il pleut moins – ou à torrent. Chacun retrouve le plaisir simple de l’eau aux fontaines du plaisir.

L’eau à laquelle on aspire, celle que l’on boit, celle qui est la vie.

La peau tout entière aime l’eau qui coule, caresse et refroidit. S’en verser, s’en imbiber, s’en délecter est d’un rare plaisir aux temps chauds du climat ou des hormones.

La jeunesse est cet âge où la vie est la plus présente. En soi durant qu’on la vit, et pour les autres, lorsqu’on la regarde. Et la soif est sans borne.

Soif de vie, soif de plaisir, soif de vivre. A déguster torse nu pour ne pas en perdre une seule goutte. « Les plus douces joies de mes sens ont été des soifs étanchées » disait Gide comme Nourritures terrestres.

D’eau ou de lait, de tout liquide – la soif à boire le pis de la fontaine animale.

Boire à la fontaine est une joie indicible, la première gorgée de frais sur un palais aride – et c’est la vie même qui est rendue.

La vie faite fille, fontaine du désir, à boire à grandes goulées.

 

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Michel Déon, Le jeune homme vert

Dans ce grand roman initiatique, Michel Déon fait naître Jean, personnage fictif qui n’est pas lui, la même année que lui. Ce qui permet à l’auteur de prendre de la hauteur et de se déguiser en conteur. Il dit son enfance et son adolescence, qui sont celles de Jean mais aussi un peu les siennes, le bon curé de choc, le jardinage, les relations avec les aristos, la bicyclette et la belle voiture, les amours précoces et ceux qui suivent.

Le jeune homme vert est inspiré pour son titre par La jeune fille verte, dernier roman d’éducation sentimentale de l’écrivain poète Paul-Jean Toulet, publié en 1920 (comme il est avoué p.473). Il se lit à merveille, captive l’attention et avive l’imagination malgré le siècle qui a passé. Jean est né en effet en 1919, et fut trouvé sur le seuil du couple Arnaud, les jardiniers des châtelains du Courseau en Normandie. Il sera élevé au ras du peuple, mais côtoiera les aristos, notamment Michel, de deux ans son aîné et fort jaloux de lui, et Antoinette, sœur de Michel et de quatre ans plus âgée que Jean.

Michel, très bel enfant, s’avérera préférer les garçons dès l’adolescence et montrera un talent pour le chant et le dessin qui lui ouvrira une carrière. Son admiration refoulée pour la musculature de Jean lui fera réaliser un carnet de portraits à la plume que Jean montrera à la grande sœur de Michel, Geneviève, un jour qu’il était à Londres. Celle-ci s’empressera de les montrer aux galeristes, préparant une future reconnaissance de l’artiste.

Antoinette, fantasque et nymphomane dès son plus jeune âge – comme son père – aimera Jean comme un petit frère à protéger et l’initiera aux plaisirs de la chair, commençant par la fesse à 10 ans avant de passer à la queue à 13 ans, et de se livrer entièrement nue à lui lorsqu’il réussira son bac à 17 ans. Mais Jean aime Chantal, fille de marquis qui monte à cheval et montre de la pudeur. Elle le violera à 20 ans avant de fuguer avec lui à Paris où ils vécurent heureux… un court temps. Car les filles ne sont pas fidèles. Déjà Antoinette avait laissé d’autres garçons embrasser ses fesses puis déchirer son hymen avant que Jean ne grandisse ; Chantal elle-même n’était pas vierge, et elle a fini par s’enfuir avec le godelureau fils d’un tenancier de bordel qui avait racheté la propriété des nobliaux du Courseau. Dure est la vie pour un jeune homme candide et droit.

Le lecteur saura en fin de volume, en même temps que Jean, qui est sa vraie mère et cela ne sera pas vraiment une surprise pour un lecteur attentif. Mais gardons le suspense car l’auteur sait ménager ses effets, ce qui participe au charme de ce livre. Il est, comme tout bon écrivain, amoureux de ses personnages et ils sont nombreux. Depuis Jeanne et Albert, les parents adoptifs du petit garçon, jusqu’à l’escroc de luxe « baron » Constantin Palfy qui s’engage avec lui dans l’armée à la fin, en passant par Antoine du Courseau, amoureux des belles voitures et abonné aux Bugatti.

Marque française de luxe automobile qui a gagné des grands prix au début du siècle dernier, Bugatti sort un modèle par an, du type 22 au type 57 loué pour sa beauté. Nous croiserons aussi une Hispano-Suiza conduite par un prince du Nil et dont le maître qui se fait appeler Monseigneur est l’amant de Geneviève, une Peugeot 301 conduite par la mère de Michel, une vieille Mathis essoufflée mais vaillante que conduit un faux curé qui prend Jean en stop à presque 17 ans à son retour d’Italie où, dépouillé sur la plage d’Ostie, il revient en short, pieds nus et en chemisette trop petite ouverte. Enfin une extravagante Austro-Daimler qui engloutit ses 35 litres d’essence aux 100 kilomètres et qui sera abandonnée lors de l’engagement dans l’armée française en 1939.

Jean, « à presque treize ans, il en paraissait seize ou dix-sept, mesurant un mètre soixante-dix, les jambes longues, le torse bien développé par l’exercice » p.122. Antoine du Courseau, qui en a fait son ami depuis qu’il a vu son fils Michel lui laisser endosser la responsabilité d’un mauvais coup à l’âge de six ans, l’envoie à Londres à bicyclette (via le ferry) pour le sortir de son milieu et lui faire rencontrer sa fille aînée Geneviève. Jean va découvrir tout un monde de luxe et retrouver le mystérieux prince qui conduit l’Hispano sous le nom de Salah. Au British Museum, tandis qu’il est laissé par Salah une heure pendant sa « leçon de français » (dans une rue mal famée près de là), Jean est abordé par un pasteur lubrique qui le compare à une statue d’adolescent grec. C’est dire s’il séduit déjà…

Mais ce n’est pas fini : « à dix-sept ans, Jean est un superbe garçon d’un mètre quatre-vingt, aux épaules larges, aux jambes longues et nerveuses, peu bavard, même plutôt silencieux comme s’il craignait de gaspiller ses forces ou dédaignait la vaine agitation verbale du milieu qui l’entoure » p.218. Il faut dire que Jean, outre le vélo, s’est mis à l’aviron, ayant aimé voir évoluer les skiffs sur la Tamise. Il effectue chaque matin ses 200 « tractions ». Jean, à vingt ans, comblera les femelles d’aristocrates de la haute société aux seins comme des œufs sur le plat lors des parties de campagne anglaise où il est invité par son ami Palfy. Tiendrait-il de M. du Courseau ?

Antoine, en effet, après les trois enfants faits à sa femme, va voir ailleurs avec grand appétit. Il est attiré par le sud où, dans un Saint-Tropez pêcheur encore inconnu des snobs, il comble une fille de gargote et lui permet – outre d’épouser son jeune Théo – de bâtir un restaurant, puis un hôtel, tout en se faisant payer en toiles peintes par de futurs célébrités. Ailleurs, il subira les assauts d’une noiraude qui a le feu au bas-ventre et qui le trompe avec n’importe qui. D’ailleurs Jean, de retour d’Italie quasi sans vêtements, est emmené par un chauffeur italien jusque dans cette auberge de routiers que tient la noiraude devenue mûre, et il passera après les autres, fruit vert à la vigueur délicieuse pour cette femme jamais lassée.

Outre le talent de conteur, l’humour n’est jamais absent comme on le voit, et les tribulations sexuelles d’Antoine, puis de Jean, sont l’occasion de réjouissances tant la vie y apparaît juteuse et bonne. Le périple en Angleterre pour le gamin de 13 ans est d’un rare plaisir, les travers des vieilles anglaises scrutés avec minutie et les « leçons de français » à Londres par des « maitresses très sévères » s’avèrent plus sado-maso que véritablement culturelles – mais Messieurs les Anglais en raffolent, parait-il. Ce qu’il advint, en 1932, de sa bicyclette rouge Peugeot est digne d’être lu, mais je vous laisse le découvrir. Jean rencontrera en Italie, où il part à vélo, l’Allemand blond torse nu Ernst qui, malgré ses études d’histoire et de philosophie, adhère sans distance à la théorie nationale-socialiste. Jean ne connait rien à la politique mais garde l’esprit critique cartésien si célèbre du Français. Les deux compères partageront les rencontres avec les villes et les monuments, comparant Goethe à Stendhal, pour en conclure qu’il vaut mieux vivre avant de lire.

Sauf que la guerre va éclater et que le jeune homme vert va devenir jeune homme mûr dans le prochain tome. C’est toute une époque de la France et de l’Europe qui est saisie par cette fresque à la Gil Blas, vue avec un œil de Candide et vécue avec la robustesse d’un Gargantua. Malgré la morosité des années d’avant-guerre et l’hédonisme des congés payés qui se foutent d’une guerre qui revient pourtant, Jean aborde la vie avec santé et curiosité, ce qui est fort réjouissant. Peut-être étions-nous semblables à son âge ?

Michel Déon, Le jeune homme vert, 1975, Folio 1996, 544 pages, €9.80

e-book format Kindle, €9.49

Coffret Michel Déon, 4 volumes : Un taxi mauve – Les Poneys Sauvages – Le Jeune homme vert – Les Vingt ans de jeune homme vert, Folio 2000, 2080 pages, €37.20

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

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Michel Déon, Tout l’amour du monde

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Jeune auteur (né en 1919), passé par l’Action française et par la guerre comme engagé volontaire dans l’infanterie en 1940, Michel Déon lorsqu’il écrit ce livre n’aime pas l’après-guerre française communiste et petite-bourgeoise. La grandeur lui manque, les tripotages politiciens le débectent, la décolonisation honteuse lui fait mal. Il a soif de bonheur, de liens humains, d’amour. Pour des revues littéraires il voyage, plus à son aise intérieur dans l’exil que dans la grisaille parisienne, dans les rencontres éphémères que dans l’atmosphère d’envie du minable milieu des « écrivains » nouveaux du temps.

Il faut dire que la France intello s’enfume alors aux grands mots, encense Staline-le-Grand, se soumet aux dogmes du marxisme en trois minutes – comme Sartre et Beauvoir, que l’on croyait intelligents. Michel Déon se dit « un écrivain qui aime les mots plus que les idées, la beauté des êtres plus que la beauté des choses, le cœur plus que l’esprit » p.182*. C’est dire son décalage, à l’époque, avec la doxa littéraire.

Ce roman est issu des expériences réelles en voyage, mais est devenu une réalité rêvée. Commencé comme une suite de lettres à de douces amies, il se poursuit sur un ton plus personnel – probablement le meilleur du livre. Mais, de pays en pays, de femme en femme, d’expériences en histoires, l’auteur révèle un insatiable appétit de vivre. Et c’est cela qui reste, cette jeunesse des sens et du cœur, cet esprit ouvert à tout ce qui est humain, vivant ou mort, chair féminine ou peinture italienne. Il cite comme son harmonie femme la Marie-Madeleine du Pérugin et la sainte Cécile de Raphaël – plus une jeune tenancière de bodega dans l’île de Formentera. « Il n’est pas rare dans les coins les plus perdus de rencontrer un enfant dont la beauté confond, de ces êtres nés par miracle dans des maisons sordides, des caves tristes, des fermes puantes. Leur grâce est inexplicable. Il s’agit là d’un des mystères de la création. Mais repasse-t-on quelques années plus tard, le visage du garçon s’est bourrelé de barbe, la taille de la fille s’est épaissie. (…) Le miracle n’a pas duré » p.200. Ainsi médite-t-il sur l’éphémère après cette rencontre.

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« Puisqu’il est impossible de se passer des femmes, autant les aimer (ce qui est plus généreux que de les épouser), le leur dire (ce qui est une autre affaire que de les dominer) et ne pas lésiner sur les qualités qu’on leur prête (ce qui facilite les rapports humains » p.22. L’auteur évoque l’Italie, Rio, le Maroc, les Etats-Unis, Paris, l’Escorial ; il conte des anecdotes et dit ses rencontres des années 1953 à 1955 ; il insère une nouvelle qu’il recycle ou invente à mesure, celle du beau Manfred qui ne sait pas aimer la Rose à sa portée mais idéalise toujours une Princesse évanescente ou une belle inconnue venue se baigner nue la nuit dans le lac. Il poursuit par des souvenirs directs de 1956 à 1960 dans la seconde partie.

« Je n’ai jamais bien étudié de près mon processus de création. Je sais seulement que je n’invente rien à partir de rien, qu’il me faut des visages réels pour mes personnages les plus fictifs, même si ce qu’ils deviennent ensuite n’a plus grand rapport avec la réalité » p.109. L’écriture a une puissance de transfiguration qui crée la littérature : « ce que nous avons dit est plus vrai que ce que nous avons vu. On risque gros à retrouver une réalité que, comme un miroir, l’imagination a réfléchie » p.215. Ce pourquoi celui qui écrit trop neutre, au ras du réel, reste plat.  Michel Déon a besoin de s’imprégner avant de recréer. Il veut s’imbiber par tous les sens, avec la gourmandise de la jeunesse et l’appétit d’une austérité forcée par l’époque des dictateurs. « J’entends vivre la Grèce avant de l’épuiser. Voilà déjà sur mes lèvres le goût de l’ouzo, du résiné, du tabac d’Orient, des loukoums, des brochettes d’agneau, des feuilles de vigne farcies, de l’huile douce comme du miel, du miel doux comme de l’huile et parfumé au thym, de toute cette cuisine forte et sensuelle qui prédispose au nirvana » p.181. Il s’établira dans l’île grecque de Spetsai après 1959.

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Si l’auteur est de droite, il n’est clairement pas fasciste, comme l’amalgame gauchiste l’exige inéluctablement. Aucun engouement fasciste « ne résiste deux minutes à une confrontation avec le fascisme rouge ou rose qui monte la garde à la frontière où finit l’Europe d’autrefois », écrit-il au dernier chapitre, lors d’un voyage dans la Yougoslavie de Tito en 1960. « Quelle que soit sa couleur, le fascisme finit toujours par être intolérable, non du fait du chef, mais de ses plus bas exécutants, de ses gendarmes. Le gendarme est bête. C’est sa fonction. Sans cela, comme dirait Monsieur de la Palice, il ne serait pas gendarme » note p.306.

A l’administration, l’auteur préfère la conversation ; à la règle, la sensualité ; au rigorisme, l’amour. « Il n’a rien été inventé encore qui remplace l’amour et, mieux encore que l’amour, l’idée que nous nous en faisons et, mieux encore que cette idée, le besoin que nous en éprouvons », écrit-il p.256 (je replace les virgules dans le bon ordre, l’auteur étant fâché avec la juste ponctuation). Ce pourquoi toute époque qui redevient moraliste, rigoriste, censeur – préfigure le fascisme. Remplacer l’exubérance par la discipline, les sentiments vécus par la morale abstraite, l’imagination par le devoir, appauvrit. Les sens, les affects et l’esprit sont mis en laisse, tenus par un dogme, qu’il soit clérical ou idéologique ; les personnalités sont formatées pour le collectif. Au détriment de tout ce qui jaillit, aime et pense. Au détriment de la vie même.

Or ce monde-là revient, par peur du présent méchant et de l’avenir angoissant, par effroi de se perdre. Tout change, tout bouge, tout vit, nait, grandit et meurt – désirer figer le temps est inepte. Toute réaction conservatrice va contre la vie, la joie, l’amour. Michel Déon, que l’on commençait à oublier avant sa mort toute récente, est bien d’actualité. Sa génération, éclipsée par celle des baby-boomers après 1968, montre la voie à ces rassis de leur jeunesse, à la société frileuse qui revient, comme en 1940.

Michel Déon, Tout l’amour du monde, 1955 et 1960, la Table Ronde Petite vermillon 2011, €8.70

* Les numéros des pages cités sont ceux de l’édition Folio 1978.

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Stefan Zweig, Montaigne

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Dernier livre écrit par l’auteur avant son suicide, ce Montaigne est à la fois un testament et un essai, mais surtout une bonne introduction, simple et courte, à l’œuvre de ce philosophe si français.

La vie même de Montaigne nous enseigne le monde, même quatre siècles après. Stefan Zweig l’écrivain cosmopolite chassé d’Autriche par les nazis, a échoué au Brésil, à Petrópolis. Dépressif pour lui-même et hanté par la pulsion de mort des peuples qui régnait sous la botte impérialiste des Allemands et des Japonais, il s’est donné la mort avec sa femme quelques jours après la chute de Singapour. Les guerres idéologiques du XXe siècle lui rappelaient les guerres de religion du XVIe siècle – le siècle de Montaigne.

D’où cet essai biographique, inabouti, mais qui donne une vision d’ensemble de la leçon que donne Montaigne aux humains. « Il ne faut pas être trop jeune, trop vierge d’expériences et de déceptions pour pouvoir reconnaître sa vraie valeur », prévient Zweig au premier chapitre. Montaigne est une lecture d’âge mûr, ce pourquoi l’étudier (comme je l’ai fait) au collège en quatrième était une ineptie ; il aurait fallu l’étudier en Terminale dans le cours de philo, mais les universitaires n’aiment pas ceux qui préfèrent vivre plutôt que de théoriser, les faiseurs d’essais plutôt que de systèmes… Surtout dans la France hégélienne marxiste des années 1950 à 1990 !

L’époque contemporaine ressemble à l’époque de Montaigne, mais aussi aux années 30 de Zweig, ce pourquoi il faut relire Montaigne. « A aucun moment de sa vie il n’a vu régner dans son pays, dans son monde, la paix, la raison, la tolérance, toutes ces hautes forces spirituelles auxquelles il avait voué son âme », écrit encore Zweig comme s’il parlait de lui-même (chap.1). Dès lors, la question qui se pose, hier comme aujourd’hui, est la suivante : « Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (chap.1).

Que faire ? remplace le fameux Que sais-je ? Et Montaigne donne la solution : « Sa tactique était d’être aussi peu visible que possible, d’attirer aussi peu que possible l’attention par son aspect extérieur, de traverser le monde en portant une sorte de masque, pour trouver le chemin qui le mènerait à lui-même » (chap.1). Entre l’ostracisme politique, ethnique ou sexuel de la bien-pensance et les algorithmes qui traquent vos activités sur le net, porter un masque est probablement la leçon la plus précieuse de vie pratique à laquelle Montaigne nous convie aujourd’hui. Car rien d’extérieur ne peut jamais vous troubler tant que vous ne vous troublez pas en votre for intérieur. Penser par soi-même, assigner soi-même les valeurs aux idées comme aux choses, choisir la joie du présent réel plutôt que l’angoisse du futur incertain – voilà ce à quoi Montaigne nous convie, et ce sur quoi Zweig insiste.

Il entre ensuite brièvement dans la vie du philosophe, rappelant sa prime enfance en nourrice chez un couple de bûcherons pauvres, son éducation toute en latin à la maison paternelle de 3 à 6 ans, son éveil chaque matin en musique pour ne pas le faire sursauter, sa mise au collège de Bordeaux de 6 ans à 13 ans, ses études de droit en partie à Paris, puis une charge de magistrat à Bordeaux un temps.

Mais Stefan Zweig juge cette éducation libérale un brin libertaire, trop permissive, n’incitant pas à l’effort ni au collectif. « Cette enfance a donné à Montaigne, pour toutes les années à venir, la mauvaise habitude d’éluder autant que possible toute tension trop forte et trop puissante, tout ce qui est difficulté, règle ou devoir, de toujours céder à son propre désir, à son propre caprice » (chap.3). Notre génération post-68 en sait quelque-chose et notre économie aussi, face à des peuples industrieux et durs à la tâche comme nous ne savons plus être… Nous sommes trop pressés, trop pressurés, trop stressés, pris dans la réunionite et le politiquement correct sans vision globale, ni temps pour penser. Alors que du temps pour soi, chaque jour, (et non la pression sociale) permet de bien mieux travailler.

Ce pourquoi en sa 38ème année, Montaigne se retire sur ses terres pour jouir, dix ans durant, de sa bibliothèque peinte de 54 maximes latines, de son domaine et de ses gens. Il y écrit les deux premiers tomes des Essais, au départ lecture commentée puis, de plus en plus, réflexion personnelle à partir des auteurs. Le danger d’Internet aujourd’hui est d’éviter de lire, de ne regarder que ce qui intéresse et de zapper trop vite. Or « la lecture, dans sa diversité, aiguise sa faculté de jugement » (chap.5).

Pour Montaigne, point de système sinon de jouir à propos, car philosopher c’est vivre – or « à chaque instant nous recommençons à vivre » (chap.6). Et la sagesse n’est que la vie harmonieuse que l’on mène soi-même, pas une abstraction valable pour tous en tout temps. Ce pourquoi l’histoire est une mine inépuisable d’exemples concrets d’actions et de tempéraments humains. « Il aperçoit clairement ce qui en chaque homme est commun à tous, et ce qui est unique : la personnalité, son ‘essence’, un mélange incomparable à tous les autres » (chap.6).

Montaigne part 18 mois en voyage en Europe à 48 ans, après avoir publié les deux premiers tomes de ses Essais, fort lus à la cour. Il voyage pour voyager, sans but, sinon de découvrir des choses nouvelles et d’autres façons de parler, de sentir et de jouir. Il ne doit rentrer que parce qu’il est élu en son absence maire de Bordeaux et que le roi lui ordonne d’accepter.

Il sera réélu, mais la tâche ne le séduit pas : c’est trop de libertés en moins. Il laissera la mairie pour écrire le troisième tome des Essais, qui ne paraîtra qu’après sa mort en 1592, édité par sa bonne amie qui l’admirait, Marie de Gournay. Entre temps, il aura été médiateur entre Henri III et Henri IV et aura convaincu ce dernier de se convertir au catholicisme pour se faire accepter. Ce n’est pas rien pour qui voulait se garder de la folie des autres !

Retenons avec Zweig que « ni une position dans le monde, ni les privilèges du sang ou du talent ne font la noblesse de l’homme, mais le degré jusqu’où il parvient à préserver sa personnalité et à vivre sa propre vie » (chap.7).

Stefan Zweig, Montaigne, 1942, (1ère édition posthume 1960), PUF Quadrige 2012, 125 pages, €10.50

  • Montaigne, Les Essais, Pocket 2009, 554 pages, €5.40
  • e-book format Kindle, €0.99

Mais, sauf érudits, il vaut mieux le lire en français actuel :

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Christian de Moliner, Panégyrique de l’empire

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Ce court roman se passe à huis clos durant quatre jours à Prague. Un professeur vieillissant doit intervenir à un colloque d’intellectuels et loue pour le guider, traduire et l’accompagner… une call-girl. Ce pourrait être grivois et friser les contes immoraux d’Apollinaire. Il n’en est rien parce que le personnage, gris d’apparence (comme Kafka) a de la profondeur.

Bon père, bon époux, citoyen modèle, prof moyen : « Je n’étais rien, juste un peu de vent, juste une fonction d’onde classique et sans aspérités, noyée dans le bruit de fond quantique du monde » p.10. Il n’a rien qui puisse accrocher – sauf la perspective de mourir. Mais pas comme tout un chacun ! Non, il s’agit d’une mort programmée par ses gènes, un cancer du poumon sans jamais avoir fumé. Rarissime mais authentique. Ce pourquoi il jette ses derniers feux – croit-il – dans cette virée à Prague.

Passionné d’histoire malgré son enseignement de mathématiques, il désire s’enculturer de Bohême médiévale (plutôt que de se cultiver) ; marié depuis des décennies à la même femme qu’il aime avec cette habitude que donne le temps, il désire tester une jeunette et d’autres façons ; polémiste de droite au succès inattendu, il désire clouer au pilori de leurs contradictions les intellos gauchistes qui ânonnent du Marx à la chaine sans jamais le penser ; destiné à mourir dans quelques mois, il désire au fond vivre plus intensément.

Mais il est pétri de contradictions. Se dire « anarchiste de droite » est déjà l’une d’elles puisque l’anarchie signifie littéralement le rejet d’un Etat contraignant et qu’elle n’est donc ni de droite ni de gauche (sauf propagande stalinienne qui accole le terme – infamant – « de droite » à tout ce qui lui déplait, y compris en son propre sein). Montrer des « intellectuels marxistes » à Prague en 2016 est une caricature grossière : aucun ex-pays de l’est ne veut plus entendre parler du marxisme, cette prophétie qui a accouché d’un « socialisme réel » qui a lamentablement échoué ; c’est au contraire le national-autoritarisme qui règne en maître aujourd’hui. Payer une pute et en vouloir de l’amour est une autre contradiction, et non des moindres – d’où culpabilité, mauvaise humeur et goujaterie. Vouloir vaincre ses adversaires idéologiques et trouver cela sans intérêt en même temps trouble l’esprit un peu plus.

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Il n’est pas facile pour un auteur qui tâte un peu de tout, errant entre la science-fiction, le thriller, le policier, la politique fiction, l’humour, le policier et le roman classique, de se concentrer sur la façon de bâtir une intrigue, de creuser la psychologie de ses personnages ou d’améliorer son style. A ce titre, à lire p.25 « cette transgression est atrocement chatoyante », je sursaute ! De même, quand le personnage principal passe de 58 ans à 60 ans (p.69) en quelques pages, cela décrédibilise. Si Flaubert était très lent parce qu’un tantinet maniaque, l’auteur semble écrire vite parce qu’un tantinet pressé.

Son œuvre parallèle de polémiste sur un site porté au complotisme et qu’aucun journaliste ne peut considérer comme fiable ne facilite pas ce lent travail de maturation qu’est l’écriture. Avoir commis une nouvelle intitulée ‘Au volant de ma voiture, j’attends un enfant pour l’écraser’ non plus. En littérature, il faut choisir son style pour exister.

christian de moliner

Mélanger désirs et contradictions en 160 pages de roman avec unité d’action, de lieu et de temps, est une gageure – mais convenons que l’auteur la réussit à peu près. L’empire, dont il fait l’éloge, c’est lui-même, englobant, consensuel – mais les nations résistent, qui sont les autres individus. D’où le titre, un peu abscons. Son roman se lit aisément, fluide, constamment dans la tête de son personnage, avec ses doutes qui nourrissent le récit. « Je voudrais être courageux, mais je ne suis qu’un couard qui se liquéfie au fur et à mesure que l’échéance se rapproche » p.133. Nous sommes dans la vraie vie, pas toujours belle, mais qui s’accroche.

Comme l’auteur, qui avoue être atteint du même mal.

Christian de Moliner, Panégyrique de l’empire, 2016, les éditions du Val, 164 pages, €12.66

e-Book format Kindle, €4.52

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Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Marcel Aymé, La jument verte

marcel ayme la jument verte

C’est un roman aimable et séduisant qui raconte avec une profonde tendresse et un humour constant les querelles de village, au début du siècle XXe. Il s’élargit aux types humains.

Le combat est sans merci entre laïques et cléricaux, mais les opinions politiques ne sont que les masques de haines plus vivaces. La différence des familles et des traditions familiales, surtout dans le domaine sexuel, la différence d’apparence et de comportement, voire d’attitude devant la vie, forment la trame des griefs échangés. Il y a les hypocrites, les puritains, les scrupuleux ; il y a ceux qui aiment la pénombre et les détours du langage. Et puis il y a des francs, les viveurs, les généreux ; ceux qui aiment le grand soleil et le verbe droit. Les Maloret et les Haudouin.

D’un côté les prudents qui ne s’engagent jamais ; les incestueux qui assouvissent leurs désirs en famille, persiennes tirées ; les cléricaux qui suivent la messe et craignent que leurs péchés ne compromettent leur récolte. De l’autre les insouciants, les spontanés, capables de laisser en plan une fille pour admirer le jeu du soleil au-dehors ; les laïques aimant vivre au rythme puissant de la terre et pour qui la République est une belle femme aux seins gonflés qu’il faut défendre contre les barbares.

Dès lors, la césure des opinions se fait non par choix librement déterminé, mais bien plutôt par complexion. Honoré est large, bon, fougueux, aimant la vie ; il sera laïc. Zèphe est rusé, prudent, hypocrite et un peu lâche ;  il sera clérical. La différence des tempéraments induit l’écart politique ; en quelque sorte une différenciation ethnique. « La famille Haudouin mesurait un mètre soixante-dix, elle avait les cheveux châtain foncé, les yeux gris, les traits du visage très accusés, les membres secs, mais musclés, le pied cambré. (…) La famille Maloret chaussait 42, elle était trapue, de visage pâle et de cheveux noirs » (XV).

Cette césure peut exister à l’intérieur d’une famille : ainsi Ferdinand et Honoré. Mais survient alors un autre critère, celui du lieu d’habitation. Ferdinand, bourgeois installé en ville, assoiffé de respect, est dans le fond un clérical bien qu’il défende la République. Honoré, paysan insouciant et volontiers anarchiste aime la liberté de mouvement, de travail, d’opinion et de comportement. Tout ce qui représente un frein, une tentative de brimade est rejeté instinctivement : le resserrement des rues en ville, les horaires fixes, l’opinion villageoise, les commandements de l’Église.

Il en est ainsi pour l’éducation des enfants ou pour l’amour des femmes. Honoré laisse les gosses libres de jouer aux jeux érotiques de leur âge, bien qu’il les reprenne avec fermeté (mais tendresse) lorsqu’ils s’égarent. Malgré des tentations, il reste fidèle à sa femme qui lui a donné des gamins et partage sa vie. Sa fidélité est instinctive et affective. Dans sa famille, l’union règne par-delà les disputes occasionnelles. L’entente est à un niveau profond : celui de l’amour de la vie et de la passion pour la liberté. Il est de très belles pages sur l’amour paternel (V) et sur l’unisson familial (IX). « Dans la maison d’Honoré, l’amour était comme le vin d’un clos familial ; on le buvait chacun dans son verre, mais il procurait une ivresse que le frère pouvait reconnaître chez son frère, le père chez son fils, et qui se répandait en chansons du silence » (IX).

Ferdinand, au contraire, s’érige en censeur de ses enfants et de sa femme. Il est obsédé et sans cesse soupçonneux, torturé par la vision du péché, par des scrupules de conscience, par la peur du qu’en-dira-t-on et par la crainte de Dieu. L’atmosphère familiale est étouffante, les enfants s’éloignent des parents le plus qu’ils peuvent, s’asseyent par exemple aux coins opposés d’un compartiment de chemin de fer.

Le récit, très « païen » au sens étymologique de ‘paganus’, le paysan, confronte deux types d’hommes éternels : celui qui aime la vie et qui est porté spontanément à la joie ; celui qui sans cesse craint l’opinion, Dieu, et qui oublie de vivre.

Marcel Aymé, La jument verte, 1933, Folio 1972, 256 pages, €6.50

DVD La jument verte de Claude Autant-Lara, 1959, avec Bourvil, Francis Blanche, Gaumont 2011, €19.71

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