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Herbert Lieberman, La 8e case

Décédé en 2023 à 89 ans, cet écrivain américain à succès a erré entre roman policier et roman psychologique. La 8e case est psychologique. Il a pour décor les forêts des domaines de Nouvelle-Angleterre, à l’extrême nord-est des États-Unis, parsemées de monadnocks, des buttes résiduelles d’érosion. Le foncier est imprécis, d’où le métier d’arpenteur régional. Cet homme, vigoureux à force de sillonner les bois et les reliefs, connaît les cartes anciennes et le jargon des parchemins d’héritage ; il guide les nouveaux propriétaires pour connaître les limites de leur domaine.

C’est le cas du docteur Cage, qui vient d’acquérir le manoir de son grand-père décédé, flanqué d’un vaste domaine boisé. Il arpente avec Rogers, son aide de 20 ans Tom, et les propriétaires voisins, les repères fixés depuis des décennies. En tout, dix personnes dans les bois denses. Presque tous cousins cousines, mariés entre eux, sauf trois pièces rapportées. Tous se connaissent depuis l’enfance, y compris Cage, qui venait en vacances chez son grand-père.

« Direction est, 18 chaînes, 44 maillons jusqu’à un noyer et un tas de pierres », dit l’arpenteur Albert Rogers. Et Tom Putney l’assistant de répéter, avant de se rendre à l’endroit indiqué, suivi des autres pour vérifier. La journée est avancée et le domaine est vaste ; les frontières sont longues à mesurer. Les gens se lassent. Sybil Jamison, épouse du pleurard Freddy, drague ouvertement le jeune Tom aux hanches étroites et aux épaules larges ; elle le frôle, lui caresse brièvement l’entre-jambes. Le garçon est gêné et fuit ; il a été confié à Rogers à l’âge de 5 ans par l’Assistance publique et l’arpenteur lui apprend le métier comme un père. Mais Rogers, s’il a une grande mémoire, est un peu simplet et Tom ne retient guère. Les autres, outre Cage, célibataire dans la quarantaine, sont les Garvix, mari et femme, Léo et Gladys. Léo est nabot depuis l’enfance, ce qu’il compense par de la musculation et une arrogance sans limites, à la Trump ; Gladys a été jeté dans ses bras par sa mère pour son fric. Car Léo, sans faire d’études, a réussi et créé une entreprise qui va être introduite en bourse. Ollie Gelston et John Bayles sont les cousins de Leo Garvix et de Sybil Jamison, eux-mêmes propriétaires des domaines voisins.

En fin de journée, alors qu’ils devaient prendre le chemin du retour, Rogers se met à se balancer d’avant en arrière et à proférer des paroles incohérentes. C’est une attaque, dit le docteur, autrement dit un AVC. Il en a déjà eu plusieurs, avouera Tom, mais à chaque fois s’en est remis. Peu probable à plus de 80 ans, soupçonne le docteur Cage, mais il le garde pour lui. Car, finalement, personne du groupe ne sait où est la maison. Tom a toujours suivi, il ne se repère pas ; les autres se sont toujours laissé conduire par le personnel spécialisé, comme les riches qu’ils sont ; Cage n’est pas du pays et ne connaît pas cette forêt.

Retour à l’état sauvage. Prégnance des émotions sur la raison dans la panique et la propension à l’obéissance ; difficulté à surmonter les apparences trompeuses et les vérités dérangeantes que masque habituellement la vie sociale ; incapacité à observer le monde alentour, les aliments possibles, la cueillette de plantes comestibles, peut-être la chasse, l’eau à trouver, les couches à construire ; accepter le destin et faire avec… La petite société en vase clos dans la nature est livrée à elle-même et les tempéraments se révèlent, se heurtent, s’affirment par la force. Leo Garvix prend la tête, lui qui en a deux de moins que les autres. Rien que par sa force de conviction : « nous serons rentrés dans un quart d’heure » – quatre jours plus tard, toujours rien, à la Trump qui fanfaronne en matamore, grande gueule et petits bras. Mais les autres le « croient » et c’est ce qui est essentiel pour le moral.

Seuls deux résistent, l’un passivement, le docteur Cage, porté à privilégier la cohésion du groupe pour ne surtout pas se séparer, ce qui serait mortel ; le second activement, John, lorsqu’il décidera au quatrième jour de rompre tout net et de partir vers ce qu’il a la conviction d’être la bonne direction, en suivant la litanie des orientations et chiffres répétés inlassablement par un Rogers insane. Car Leo Garvix est un manipulateur – comme Trump là encore – mais le roman a été publié en 1973. Il marque le tempérament hâbleur du commercial yankee dont le Bouffon dealer est la caricature faite président.

Et puis Leo entreprend son coming-out out : j’veux voir qu’une tête ! Je suis le Chef ! John Bayles parti, certains – certaines surtout – sont prêts à le suivre, Gladys, Freddy, Sybil : pas question ! Après le décès (inévitable) de Rogers, Garvix a circonvenu le jeune Tom, influençable, et en est devenu le mentor ; il a tué un écureuil et Tom et lui sont les seuls à en manger, marquant l’écart entre les prédateurs et les passifs. Sur un geste de Leo, Tom va sortir son couteau et poignarder Gladys dans les fourrés, en fuite pour suivre John. Gladys est pourtant la femme de Leo, mais il détestait son mépris et « le Chef » a mis à profit cette circonstance dramatique pour l’éliminer. « Unis, nous triompherons. Divisés, nous échouerons… Compris ?… » Et tous de le suivre, il connaît le chemin – et là où il y a une volonté, il y a un chemin, dit Nietzsche.

Ce n’est pas écrit explicitement, mais le groupe va retrouver la maison, à un quart d’heure cette fois-ci, comme Leo l’avait dit. Tom a vu le clocher de l’église lorsqu’il est grimpé à un grand arbre. Au fond, Leo Garvix a toujours su où il était, ayant arpenté la forêt depuis trente ans avec Rogers ; il a manipulé les autres pour asseoir son pouvoir sur eux – comme Trump -, instillant de la peur, faisant miroiter une rédemption, lançant des flèches impitoyables sur les faiblesses des uns et des autres. Pour se venger de sa naboterie, du regard des gens, de son passé avec ses cousines. L’épilogue, retour à l’enfance, dit tout.

Un roman étrange, qui commence trop lentement avant de révéler enfin les êtres, et de finir en résolution d’énigme.

Herbert Lieberman, La 8e case (The Eighth Square), 1973, 10-18 1990, 382 pages, occasion 2,71

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Tout est nombre, rappelle Alain

Pythagore l’avait dit avant lui, il y a 2500 ans déjà. Et cela reste vrai. « Les hommes se taisent encore aujourd’hui dès qu’ils viennent à penser à cette puissance des nombres. Pourquoi de nouvelles planètes comme les nombres l’exigeaient ? Pourquoi la conservation de l’énergie ? Pourquoi des formules en toute chose et des formules qui prédisent ? (…) Tout est nombre, tout est selon les nombres ! »

Tout est nombre, mais tout est-il calculable ? Non pas. Les seuls calculs possibles sur le futur sont par exemple des probabilités – non des certitudes. De même ceux sur l’émotion, le tempérament, la psychologie humaine ; ce sont des « sciences » (dans le sens de savoirs) mais « humaines » (dans le sens où non pleinement mathématiques).

Quiconque a tâté de la bourse connaît bien ce dilemme : si tout est calculable, alors des algorithmes judicieusement choisis devraient gérer comme des dieux. Sauf que non : ce qui vrai aujourd’hui ne l’est plus demain, les formules sont vides dès que les données changent. Or elles changent avec les émotions des investisseurs, la psychologie de marché, les aléas de la géopolitique, faits d’egos de dirigeants en même temps que de contraintes nouvelles. Les délires de la finance ont montré, en 1637 lors du krach des tulipes, en 1929 comme en 2008, combien le soi-disant calculable n’a rien d’absolu, les fameuses « queues de distribution » dans les probabilités calculées sur le futur étant d’incertitude.

Tout est nombre, ce pourquoi nous existons. Mais si les individus sont souvent imprévisibles, les espèces obéissent à des lois aussi régulières que la course des astres. La démographie de demain est inscrite dans celle d’aujourd’hui, et chacun sait qu’il mourra un jour, même s’il ne sait pas quand. Est-ce pour cela que « tout est écrit » ? Certains le croient, les niais, alors que l’expérience même nous démontre que non. Tout est nécessité, mais tout est aussi hasard ; le programme génétique calcule tout, sauf l’épigénétique qui survient et infléchit, puis le milieu qui nourrit et éduque, puis l’époque qui impose ou libère. A chacun d’exercer sa liberté relative, à l’intérieur des contraintes qui lui sont imposées. A noter que les sociétés démocratiques sont moins contraignantes que les sociétés autoritaires, permettant donc plus d’innovation, de création, de production, d’échanges – de libertés de penser, de dire et de faire.

Les mathématiques sont au fondement des choses, leurs rapports et leur harmonie sont déterminés par des lois dans notre univers (pour d’autres univers, on peut tout imaginer, mais on ne sait pas). De là à penser à la dictature de l’IA et des algorithmes, il n’y a qu’un pas. Que je m’empresse de ne pas franchir : si la plupart des humains sont des moutons qui se laissent aller où on leur dit d’aller, que ce soit à la télé, sur les réseaux ou dans leur couple, il y en a qui résistent et résisteront encore et toujours à l’envahisseur. Les robots peuvent dérailler, et le réseau X de Musk a récemment livré la pensée profonde de son fondateur – sans le vouloir – lorsqu’il a ôté les filtres… Le réel échappe parfois à la raison.

Le rationnel, oui, le rationalisme, non. Les ingénieurs du chaos l’ont tenté, ils n’ont pas vraiment réussi.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes

Parfois traduit en français par Les dernières aventures de Sherlock Holmes, ou Archives sur Sherlock Holmes, ce recueil réunit douze nouvelles. Watson raconte, ou pas; c’est parfois Sherlock lui-même qui évoque, ou un narrateur extérieur.

Le détective cherche moins à affirmer sa méthode, il se met volontiers dans l’ombre avec la satisfaction du travail bien fait, de l’utilisation judicieuse de ses capacités d’observation et de déduction, en général en faveur des victimes. Désormais, il est sollicité de toutes parts, y compris par de très hautes personnalités, tel l’Illustre client, ou celui de la Pierre Mazarine. Par discrétion, il a refusé le titre de chevalier, n’acceptant qu’une épingle à cravate en émeraude de la Reine elle-même, comme il est seulement suggéré.

Il s’est volontairement retiré dans une ferme des Downs, dans le Sussex, où il élève des abeilles. Proche de la mer, et d’un institut d’éducation de jeunes garçons. Cela lui permet de résoudre une énigme portant sur la faune, dans la Crinière du lion. Une bien étrange affaire d’où sourd un certain sadisme. Là un jeune homme est retrouvé fustigé à mort, « le buste nu » sur les rochers. Une jalousie de mâle ? Un châtiment de la nature ? La beauté masculine, souvent citée chez Conan Doyle, à l’égal de la beauté féminine, est souvent sacrifiée. La belle jeunesse est victime plus que bourreau ; les mauvais portent dans leur corps et sur leur visage les stigmates de leur cruauté.

La modernité « fin de siècle » (le 19) s’intègre progressivement, avec le téléphone qui remplace le télégramme, et les annuaires, si précieux pour retrouver un nom. Ou le microscope, qui permet à Holmes les balbutiements de la police scientifique en distinguant les matières. Ou le gramophone, qui donne l’illusion que l’on joue de la musique alors que l’on entreprend autre chose. Ne resterait que le cinéma, mais Holmes en reste au théâtre : il se met en scène à sa fenêtre sous la forme d’un mannequin de cire qui fait semblant de lire, et que Mrs Hudson déplace de temps à autre, pour donner l’illusion que le détective est chez lui à lire derrière son rideau. Or ce n’est que son ombre. Ou la photo, dont les agrandissements permettent d’analyser de quel genre sont les zébrures qui apparaissent sur le dos nu du pauvre McPherson, athlétique mais faible du cœur.

Restent les forces obscures qui, même si la rationalité fin de siècle les récuse, montent à l’horizon et menacent la civilisation : se seront les orgueils mal placés et les pulsions de mort qui conduisent à la guerre de 14, laquelle préparera celle de 40, donc la guerre froide, puis la suite de décolonisations suivies de dictatures – dont le monde n’est toujours pas sorti.

Que peuvent la science et la raison contre la croyance et l’émotion ? Seules les périodes paisibles et fastes permettent aux raisonnables de contribuer au progrès ; les autres font régresser – toujours. Voyez l’ex-URSS retombée dans le stalinisme poutinien, ou le Nouveau monde régresser vers l’Ancien régime.

Si Holmes évacue la nouvelle menace biologique du « rat géant de Sumatra », c’est que pour lui « l’humanité n’est pas encore prête à en entendre parler ». Pourtant les frelons asiatiques, les mygales, le moustique tigre, migrent vers les pays tempérés avec le réchauffement climatique. Et le Covid nous est tombé dessus, chez Holmes une maladie tropicale dans le Soldat à l’étrange pâleur. Il constate aussi « un dérèglement psychique » chez un adolescent dans le Vampire du Sussex, qui préfigure nos questionnements récents sur le mal-être psychopathique de notre jeunesse 2025. La couguar est déjà là dans la société, avec la vieille des Trois pignons qui fait rosser son jeune amant, très beau mais impécunieux, au profit d’un duc riche dont elle pourrait être la mère. Le transhumanisme n’est pas absent non plus avec les apprentis sorciers du rajeunissement, dans l’Homme qui rampait.

Très moderne Conan Doyle, à l’affût des signaux faibles du futur, distillé dans des nouvelles de divertissement…

Sir Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes (The Case-Book of Sherlock Holmes), 1927, Archipoche 2019, 339 pages, €8,50, e-book Kindle €1,49

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, tome 2, Gallimard Pléiade 2025, 1152 pages, €62,00

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Jane Austen, Emma

Emma Woodhouse est une jeune anglaise de 21 ans au temps de Napoléon. Elle vit à Hilbury dans la campagne anglaise auprès de son vieux père qui craint les changements et les courants d’air ; sa mère n’est plus. La ville est petite et le rang social exige de ne parler qu’avec des égaux, les inférieurs étant objets de considération et les supérieurs trop lointains. Emma, en jeune fille rangée, ne pense qu’au mariage. Oh, pas le sien ! Elle s’en voudrait, elle est bien comme ça, elle reste auprès de papa. Mais ceux des autres, qu’elle s’ingénie à apparier. Elle est décrite par son autrice comme « belle, intelligente, et riche, avec une demeure confortable et une heureuse nature ». Elle ne se prend par pour rien, mais reste généreuse et « quand elle se trompe, elle reconnaît vite son erreur. »

Elle croit avoir favorisé l’accouplement de Mr et Mrs Weston, l’épouse étant son ancienne gouvernante. Elle ne se préoccupe que de futilités sociales, faute d’avoir à craindre le lendemain et de pouvoir faire un quelconque travail, et se délecte de respecter les rangs. Elle ne veut pas se marier, sauf si elle découvre le grand amour, comme Jane Austen elle-même. Elle interdit par exemple à la jeune Harriet, 15 ans, orpheline godiche d’origine inconnue, élevée dans les principes, de s’accoupler avec le fils Martin, un jeune homme vigoureux et avisé qui est amoureux d’elle. Il n’est que fermier et est considéré par Emma comme socialement inférieur. Elle croit encourager les avances du jeune vicaire Mr Elton, aimable avec tout le monde, mais qui ne vise le mariage que pour la rente. Elle lui destine Harriet alors que lui n’a de vue que sur elle, Emma. Elle en est mortifiée et l’éconduit sèchement. Le révérend Elton se console en trois mois en se fiançant avec 250 000 £ de patrimoine dans une ville voisine, avant de revenir parader avec son épouse à Hilbury. Isabella, la soeur aînée d’Emma, et John, le cadet des voisins Knightley, représentent le mariage idéal. Ils habitent Bloomsbury, quartier huppé de Londres, ont un enfant tous les deux ans, et les aînés Henry et John, deux petits garçons de 4 et 6 ans sont turbulents, donc adorables. Trois autres petits les suivent, dont une fillette qui vient de naître.

Emma est curieuse de connaître Frank Churchill, le fils mystérieux de Mr. Weston, qui doit rendre visite à son père à Highbury. C’est un beau jeune homme que tout le monde vante, déjà bachelor et qui va hériter de sa tante, auprès de laquelle il vit habituellement. Son père n’a eu ni le goût, ni les compétences, ni le courage d’élever une fois devenu veuf. Emma se découvre amoureuse de lui sans vraiment le vouloir mais son esprit critique lui fait distinguer tous les défauts du jeune homme : « la vanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pour l’opinion des autres. » Elle a pour concurrente une autre orpheline, Jane Fairfax, nièce de Miss Bates et récemment arrivée à Highbury. Elle joue très bien du piano, garde un maintien réservé de bon aloi, mais a le teint blême et une santé fragile. Emma intrigue pour que Frank n’ait pas de vue sur elle. De fait, il lui cache son jeu. L’arrivée d’un piano forte chez Miss Bates, qui vit avec sa mère et héberge Jane, intrigue Emma. Elle soupçonne un amoureux secret. Qui cela pourrait-il être ? Mr Dixon son gendre ? Frank Churchill ? Mr Knightley ? Au bal, que Frank a voulu organiser avec elle, Mr. Knightley demande une danse à Harriet, tandis que Mr Elton l’a dédaignée ouvertement. Emma et Mr. Knightley dansent ensemble et s’en trouvent bien. Frank revient avec Harriet, qui s’est évanouie sur le chemin parce qu’elle a été malmenée par des gitans. Chacun croit que son aimée en aime un autre, ce qui fait le sel du roman.

Mr. Knightley est le beau-frère d’Emma, de seize ans plus âgé qu’elle, et vient souvent en visite chez les Woodhouse parce qu’il est propriétaire du domaine voisin, Donwell Abbey. Il est un ami proche et un modérateur. Il remet souvent Emma dans le droit chemin de la raison en usant de l’humour. Celle-ci finit par croire qu’elle a du sentiment pour lui, mais c’est Harriet qui se déclare. Elle croit naïvement, sur la foi de ce qu’Emma lui a dit, qu’elle peut aspirer à un mariage au-dessus de sa condition, mais la gentry, un rang juste en-dessous de la noblesse, n’est pas pour elle. Mrs. Elton est le parfait contre-exemple, aux yeux d’Emma, de la manière de ne pas se comporter en tant que membre de la gentry. Elle est vaniteuse, ramenant tout à elle, et n’a aucun scrupule à rabaisser les autres ; « prétentieuse, hardie, familière et mal élevée ; elle manquait totalement de tact », n’hésite pas à confirmer l’autrice. Après avoir été refusée par Mr Elton et s’être vue refuser Mr Knightley, Harriet en revient obstinément à son premier prétendant, le jeune fermier de 24 ans Martin.

Après toutes ces intrigues qui nous semblent, vue d’aujourd’hui, celles d’une adolescente dans la fièvre du sexe inassouvi, chacun trouve sa chacune et les chaussures encore neuves trouvent leur bon pied. Sans mariage, les femmes de l’époque ne sont rien. Ses manipulations sociales divertissantes permettent à Emma de connaître et de maîtriser ses émotions, ainsi son insulte injuste à l’égard de Miss Bates que lui reproche Knightley, ce qui fait de son histoire une initiation à l’âge adulte. En réciproque, Knightley prend ses responsabilités d’homme adulte en consentant à ce qu’Emma continue de vivre auprès de son père une fois mariée. Les imperfections des personnages et la peinture réaliste, souvent ironique, de la vie ordinaire, rendent ce roman attachant et toujours édifiant, malgré les écarts d’époques.

Jane Austen, Emma, 1816, Livre de poche 2025 (nouvelle traduction), 704 pages, €8,90

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Rencontre avec Hadlen Djenidi

J’ai déjà parlé d’un poète inconnu, qui publié à compte d’auteur son premier recueil, imprimé à Singapour. Hadlen Djenidi est venu à une soirée poésie le mardi 25 mars, dans une petite salle du Café de la Mairie – le seul café de la place Saint-Sulpice à Paris dans le 6ème. Bien que les voix résonnent, l’endroit était dimensionné pour la quinzaine de participants.

Une seule poétesse française, un éditeur de droite (si j’ai bien compris), un travailleur aux archives de l’Armée, une Roumaine de gauche et une traductrice fan de Russie qui parle poutinien, une directrice d’agence de voyage avenue de l’Opéra en retraite, un affable gardien reconverti au musée au Louvre, le médecin Eric Durand-Billaud, dont j’ai chroniqué L’amputation – et quelques autres. Avec Guilaine Depis l’invitante, attachée de presse de l’auteur.

Hadlen Djenidi est un homme gentil. Orphelin de sa mère, puis de son père, de trop bonne heure, il est en carence d’affection et ressent très fort les émotions. Il a lu quelques poèmes, voulant omettre les plus sentimentaux, mais ce sont les meilleurs, avec ceux sur la nostalgie du papier buvard des écritures d’enfance à la plume sergent-major – et Guilaine en a lu pour lui. Né d’un père algérien, élevé dans les Cévennes, il a quitté la France à 19 ans pour œuvrer dans la vente de produits français de luxe en Asie, LVMH et Richemont surtout.

Il est venu avec son amie Jenny, son bon génie. Ils viennent de passer deux ans en Australie avant de rejoindre Singapour, d’où elle est originaire. Halden me dit qu’il va créer un site pour mettre des informations personnelles et de contexte pour promouvoir son livre, et qu’il finira un roman, commencé il y a trois ans. Je ne connaissais rien de tout cela il y a trois mois, lorsque j’ai chroniqué sa poésie, le recueil Et cetera, un bel « objet-livre », soigneusement édité.

Les canapés du café, au tarama trop rose et au saumon trop sec, étaient un peu mous, mais la part de quiche et sa salade sur assiette était confortable. Surtout avec le champagne bien frais Deutz dont l’assemblée a englouti plusieurs verres en écoutant se distiller les vers.

Hadlen Djenidi, Et cetera… Poèmes et proses, 2023, autoédition www.writeeditions.com 114 pages, €15.00

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Pour trouver le livre (qui n’est pas chez les vendeurs en ligne), demandez à l’attachée de presse en France (mél ou texto plutôt qu’appel) :

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Le nouveau site d’Hadlen Djenidi

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Ne vous donnez pas tout entier, dit Montaigne

Le chapitre X du Livre III des Essais, incite le lecteur à « ménager sa volonté », autrement dit de garder un quant à soi, malgré les affaires publiques ou familiales qui vous réclament. Qui se veut sain se modère, et les affaires en seront mieux tenues si vous ne vous y passionnez pas en excès. « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », expose Montaigne.

Lui se passionne pour peu de chose en son âge avançant, et cette « insensibilité » le garde tout à soi. Pour lui, les « alarmes et émotions » faussent le jugement et mettent en péril la hauteur de vue nécessaire. « Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m’en charger, non de les incorporer ; de m’en soigner, oui, de m’en passionner, nullement : j’y regarde, mais je ne les couve point ». Montaigne est dans sa vie par tout son corps, son cœur et son âme, il ne les distingue point. Si le corps est pris, l’esprit va mal ; raison garder signifie tout d’abord se garder en santé. Le cancer qui ronge nos sociétés n’a peut-être pas de cause plus profonde que ce stress permanent de la culpabilité de ne pas faire assez, ni comme il faut, ni assez vite. Les « alarmes et émotions » ne sont pas bonnes à la raison. Ni « l’émotion de censure » aux gouvernement. Laissons brailler les singes criards de l’Assemblée qui se croit « nationale » parce qu’elle est élue par petits bouts, très localement. Seul l’intérêt a le grade de général, pas les députaillons en leurs circonscriptions. Prenons donc leçon de Montaigne !

Lui a été élu et réélu maire de Bordeaux comme son père, ce qu’il ne souhaitait point. Mais c’est parce qu’il ne s’en est pas passionné, mais a géré de façon libérale les affaires, que sa modération l’a rendu populaire. « Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquels sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement ». Pas question de bâcler l’ouvrage ou d’y être indifférent, « mais c’est par emprunt et accidentellement, l’esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. » Nul ne fera bien son travail s’il n’est pas lui-même en le faisant, mais s’il est au contraire tout traversé d’impatience, d’inquiétude et de soupçons. « J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la légère d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. »

Ne vous laissez pas posséder par la chose, ni obséder par la tâche. Une certaine légèreté est nécessaire car la passion et l’emportement sont toujours mauvais guides. « En celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte ; ce sont mouvement téméraires et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit. » Considérez le jeu d’échecs et la paume (aujourd’hui le tennis) dit Montaigne : s’y lancer avec fougue ne fait pas gagner, à l’inverse, se tempérer permet de doser son effort, de calculer ses coups, et de gagner.

Suivez mon exemple, propose le philosophe. « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telle vacation. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. Il faut vivre du monde et s’en prévaloir tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même. » Autrement dit, faire bien son travail mais garder son quant à soi. Ne pas prostituer son âme, ni sa raison, aux vices et passions des professions. « Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. » Ceux de ma cause n’ont pas toujours raison, ni ses adversaires toujours tort. Où l’on voit que Montaigne n’est pas un Mélenchon mû par la fureur et la haine, mais un clair libéral, héritier de la sagesse antique tournée vers la tempérance. « Ils veulent que chacun, en son parti, soit aveugle et hébété, que notre persuasion et jugement servent non à la vérité, mais au projet de notre désir. Je faudrais plutôt vers l’autre extrémité, tant je crains que mon désir me suborne », dit Montaigne.

Et de citer « les singeries d’Apollonios et de Mahomet » qui trompent les peuples. « Leur sens et entendement est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. » Rappelons qu’Apollonius de Tyane a été comparé à Jésus avec ses disciples et ses miracles. Désir de croire ne vaut pas raison de le faire. Toute passion aveugle alors que la raison, fille d’Apollon le dieu de la vérité, des mathématiques, de la logique comme de la poésie et de la musique, éclaire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Planète hurlante de Christian Dugay

Nous sommes téléportés en 2078, sur une petite colonie minière de la planète Sirius 6B. La Terre exploite le bérynium, qui résout les problèmes d’énergie. Mais des radiations ont été détectées dans les mines et les mineurs, contaminés, ont refusé de continuer, soutenus par les scientifiques. Le Nouveau Bloc Économique (NBE) a donc fait la guerre à l’Alliance des mineurs, autrement dit le patronat contre le syndicat. Le NBE n’a pas hésité, depuis dix ans, à larguer carrément des bombes A sur la population pour faire plier les travailleurs.

Mauvaise pioche : les humains ont quasiment disparus de la planète et l’exploitation n’a plus lieu ; seuls les soldats se combattent. En contrepartie, les scientifiques de l’Alliance ont créé des épées-robot, les « hurleurs » (Screamers), qui donnent le titre globish du film. Ce sont des scies circulaires qui régénèrent leur courant électrique en absorbant les éléments organiques et attaquent tout ce qui porte cœur battant, en hurlant pour terroriser comme les Stukas nazis. D’où ces bracelets portés au poignet qui annulent les bruits de battement et préservent les humains « amis ».

Un poste avancé de l’Alliance est resté dans un bunker comme devant le désert des Tartares ; ses soldats se préservent de la radioactivité en fumant des cigarettes rouges. D’ailleurs, en ces années 90, le cinéma offre force de héros clopeurs à admirer, ce qui n’est pas vraiment pédagogique – mais la profession s’en fout (tout comme, un peu plus tard, d’user du téléphone mobile en conduisant).

Un soldat isolé du NBE surgit devant le bunker de l’Alliance et brandit un message, mais il est tronçonné et englouti par les hurleurs avant d’arriver à ses fins. Le colonel Joe (Peter Weller) commandant le poste sort armé pour aller chercher le message, contenu dans un tube métallique. C’est une offre de trêve de la part du commandant en chef des troupes du NBE, qui constate l’inanité de poursuivre les combats faute de combattants. Rapport communiqué à la Terre, il leur est répondu par « le ministre » en personne, sous hologramme (Bruce Boa), de ne pas s’en faire car ils négocient eux-même la paix avec le NBE. Un bérynium non radioactif a été découvert sur une autre planète.

Mais c’est une ruse des robots… Car Ace (Andrew Lauer), le seul rescapé d’un vaisseau de l’Alliance qui s’écrase on ne sait pourquoi près de leur bunker, leur apprend que le ministre dont ils ont vu l’image virtuelle n’est plus en poste depuis deux ans. Il semble donc que les « hurleurs » aient pris leur autonomie, qu’ils s’auto-répliquent, usent d’hologrammes-pièges, et qu’ils combattent eux-mêmes les humains.

Difficile après cette généralité de raconter plus avant l’histoire, car tout son sel consiste justement dans la découverte progressive de ce nouvel état de fait – imprévu, malsain, tragique. Les robots vont jusqu’à prendre forme humaine, jusqu’à pousser le réalisme d’inspirer la pitié sous la forme de gamins perdus ou de soldats blessés, voire d’une belle femme (Jennifer Rubin).

Puisqu’il se sent manipulé, le colonel Joe Hendricksson décide d’en savoir plus en se rendant avec le jeune tireur d’élite Ace Jefferson, rescapé du vaisseau, vers le quartier général du NBE sur la planète. Cette quête connaîtra ses incidents, prouvera qu’il n’y a plus personne, que tous ont été massacrés par les « hurleurs » de modèles de plus en plus sophistiqués, que les chefs les ont abandonnés à leur sort, et qu’il ne reste plus qu’une solution : fuir cette planète ingérable et retourner sur la Terre. L’ubiquité des « hurleurs » plonge le colonel et son tireur dans la paranoïa, entretenant le suspense, malgré le côté caricature de chacun des autres personnages. Chacun se méfie des autres qu’il rencontre : même citant Shakespeare, étant capables de rire et buvant du vrai whisky – voire plus… -, et s’ils étaient eux-mêmes des « hurleurs » de modèle 3 ou 4 ?

Le film est tiré d’une nouvelle de Philip K. Dick, Nouveau Modèle (Second Variety), publiée en mai 1953. La question philosophique qu’il pose est : qui est humain ? Suffit-il d’en avoir l’apparence et les mœurs ? Faut-il de la compassion ou de « l’amour » ? Un soldat professionnel n’est-il pas plus proche d’un robot sans âme que d’un humain qui croit en avoir une ? La ruse de guerre peut-elle prendre toutes les formes ? Si on le sait, faut-il céder à ses émotions ? Ou se condamner à se faire avoir ?…

Pour préparer la suite, il semble qu’un « hurleur » s’est peut-être introduit dans le vaisseau, à cause justement de cette « l’émotion » trop humaine. Dans la dernière, scène il remue une patte.

DVD Planète hurlante (Screamers), Christian Dugay, 1995, avec ‎ Peter Weller, Roy Dupuis, Jennifer Rubin, Andrew Lauer, Charles Edwin Powell, ESC éditions 2021 français ou anglais, 1h43, €5,34, Blu-ray €14,10

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La chambre du fils de Nanni Moretti

Un ménage italien moyen à Ancône, port italien sur la côte adriatique. Giovanni, barbu, dans le vent, est psychanalyste (Nanni Moretti), Paola travaille dans une maison d’édition (Laura Morante). Ils ont deux adolescents, Irene en seconde (Jasmine Trinca) – prononcez iréné – et Andrea en fin de collège (Giuseppe Sanfelice, bien que 17 ans au tournage). L’atmosphère est très familiale, petit-déjeuner et dîner en commun, conversation apaisée, parents qui se préoccupent des enfants, cohésion du chant dans la voiture. Le père assiste aux matchs de basket de sa fille et de tennis de son fils ; il lui semble que la fille a plus d’esprit de compétition que le fils. Mais il aime se sentir en sa compagnie et courir avec lui au matin. Même si son attitude est un peu artificielle, notamment lorsqu’il se prend à essayer de faire les gestes du sport devant son fils avec la maladresse de sa quarantaine.

Un jour, le principal du collège l’appelle (Renato Scarpa) : Andrea et son copain Luciano (Marcello Bernacchini) sont accusés d’avoir volé une ammonite en cours de sciences naturelles ; il s’agit d’un fossile rare. A force de discuter et d’argumenter, l’accusation est abandonnée sous la pression des parents. Pourtant, Andrea l’a bel et bien « emprunté » avec son copain pour « faire une blague », mais l’ammonite s’est cassée – il l’avoue à sa mère mais n’ose le dire à son père.

Ce pourquoi, lorsqu’un dimanche matin il part faire de la plongée sous-marine avec bouteilles dans les rochers, et qu’il meurt d’embolie pour avoir paniqué sous une grotte et lâché sa bouteille, le doute subsiste : s’est-il volontairement donné la mort par honte de lui-même ? Les patients de Giovanni lui en racontent de bien tristes sur le suicide, la névrose maniaque, la dépression, le sentiment de ne rien valoir… Justement, en ce dimanche matin, le père avait persuadé le fils de venir courir avec lui, et c’était décidé, au moment où un patient suicidaire avait téléphoné pour dire qu’il allait très mal. Le psy avait lâché sa famille pour se rendre chez son patient ; le père avait abandonné son fils à son destin. Il ne se le pardonne pas.

Quant à la mère, ce sont de grandes démonstrations d’émotions, pleurs et tremblements, refus de parler, chambre à part. Une hystérie à l’italienne plutôt pénible à voir pour les non-Italiens. Elle remarque au courrier une lettre adressée à son fils décédé et l’ouvre. C’est une lettre d’amour d’une copine rencontrée le dernier jour des vacances dernières, où Arianna (Sofia Vigliar) avoue à Andrea qu’elle s’est entichée de lui. La mère, curieuse et probablement un brin jalouse, veut la rencontrer. Le père trouve cela presque indécent. Ces deux tempéraments sont voués à s’opposer, donc le couple à se séparer.

Lui tente d’écrire à Arianna mais rien de simple ne lui va ; elle lui téléphone carrément et se heurte à une réticence de la fille car le temps a passé. Elle n’a jamais revu Andrea, dont on peut supposer qu’il avait à peine 15 ans, mais ils se sont écrit et le fils lui a envoyé des photos de sa chambre avec lui en situation, prises au déclencheur automatique. C’est un fils intime, bien que décent (rien à voir avec les selfies qui vont sévir dans les années Smartphone) ; il sourit et blague sous sa table ou sur son lit. Un fils que son père découvre, finalement. Il croyait le connaître mais l’adolescent réservait son coin secret, comme tous les ados. Dès lors, à quoi sert la psychanalyse si l’on ne parvient pas même à connaître son propre enfant ? Les patients, bien qu’attachés à leur séance et à leur psy de façon névrotique, disent que cela leur sert peu. L’un même casse tout dans le bureau lorsque Giovanni lui dit qu’il arrête la profession.

La fille qui leur reste, Irene, survit mais ses parents la délaissent. Elle devient agressive, se fait pénaliser au basket. On s’occupe du passé, pas du présent. C’est Arianna surgissant à l’improviste, lors d’une visite en passant, qui va remettre les pendules à l’heure. Giovanni la reçoit, voit les photos de la chambre du fils ; il comprend qu’il le connaissait peu. Paola revient du travail et s’amourache de l’ex-fiancée de son fils, qu’elle embrasse et étreint comme une bru. Mais Arianna a un petit copain, Stefano (Alessandro Ascoli), qui l’attend au pied de l’immeuble ; ils vont passer quelques jours en France en stop. Le temps passe, les amours changent, la vie continue. Andrea est mort, on ne saura jamais trop pourquoi ; Arianna est passée à autre chose, elle donne l’exemple à suivre. Irene le conçoit, les parents s’en aperçoivent. Ils accompagnent les deux ados, pour prolonger leur enfance et le sentiment qu’ils ont de leur responsabilité de parents, jusqu’à la frontière française. Si les ados sont si secrets envers leurs parents, n’est-ce pas parce que ceux-ci ne les reconnaissent pas en presque adultes ?

Naïveté du père et psy lorsqu’il demande à sa femme en désignant Arianna et Stefano : « tu crois qu’ils sont ensemble ? » Englué dans sa routine familiale et professionnelle, Giovanni a perdu le contact avec la réalité. Il ne voit ses patients qu’au travers des concepts et ses enfants que d’après l’image qu’ils donnent. La vraie vie est ailleurs… Mais, dans le deuil, il se referme sur lui-même au lieu de s’ouvrir aux monde et à ceux qui restent.

Film un peu lourd, certaines scènes trop appuyées privilégiant l’émotion à la psychologie, ce qui donne des caractères peu fouillés. Le père est omniprésent mais on en sait peu sur la mère, la fille, et surtout le fils. Je n’ai pas trop aimé, le film est déjà daté…

Palme d’or Festival de Cannes 2001

DVD La chambre du fils, Nanni Moretti, 2001, avec Nanni Moretti, Laura Morante, Jasmine Trinca, Giuseppe Sanfelice, Stefano Abbati, Universal Pictures 2002, 1h35, €21,30

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Brainstorm de Douglas Trumbull

Enregistrer les émotions, les partager, léguer une bande intégrale des âmes mortes… tel est le propos ambitieux de ce film de science-fiction du tout début des années 1980, époque où la science apparaissait comme un espoir et comme un danger. Espoir pour approfondir l’humain en l’homme, danger parce qu’elle tentait diablement les militaires.

Lilian Reynolds (Louise Fletcher) est une femme chercheuse toujours la clope au bec – manie de ces années-là. Elle décédera d’une crise cardiaque, emportée par son projet, en léguant à son chercheur associé Mike Brace (l’étrange Christopher Walken) l’enregistrement de sa mort effectué in extremis alors qu’elle est à l’agonie. Mais la Science exige le sacrifice ultime. Tous deux ont expérimenté un casque qui absorbe et restitue les sensations d’un corps et d’un cerveau. On peut ainsi lire dans l’âme humaine, bien mieux que les psy, ou piloter à distance un aéronef. Mais aussi, ce qui est plus dangereux, se repasser en boucle un orgasme jusqu’à épuisement ou diffuser à ses proches des traumatismes enfouis. Car la science reste un outil, elle est comme la langue d’Esope la meilleure ET la pire des choses – à la fois, selon son usage.

C’est ainsi que le couple de Mike et de Karen (Natalie Wood), lassé d’une douzaine d’années de mariage, peut se ressourcer lorsque Mike revit les émotions enfouies toujours intactes de son amour premier. Le gamin issu du couple, Chris (Jason Lively), un ado de 12 ans toujours en slip et curieux de ce que fait son père, n’est qu’un accessoire, « innocent » selon l’imagerie d’Hollywood. Le chercheur s’occupe peu de lui et le rattrape in extremis lorsqu’il coiffe le casque aux émotions et qu’il en reçoit un choc psychotique qui le mènera à l’hôpital.

Le film est assez peu explicite sur les recherches et sur ses buts, préférant les effets spéciaux, ce qui le rend touffu. La romance du couple compense l’obsession de la chercheuse tandis que les dangers sont démontrés par plusieurs expériences de choc émotionnel. Mais l’humanisme prévaut. Mike, après le décès au travail de sa chef et partenaire Lilian, va visionner en entier sa bande et pénétrer son âme morte. Même si les captations sont espionnées par les militaires qui cherchent à faire de cette découverte une arme pour laver le cerveau ou piloter de futurs drones plutôt qu’un soin psychique, Mike monte tout un scénario pour déjouer les codes auxquels il n’a plus accès, la surveillance de son chef de centre qui l’a viré et a mis sous coffre la bande.

C’est là que l’ironie apparaît, dans le centre de recherche où les robots affolés par les instructions pirates de Mike déglinguent leur atelier, menacent les gardiens comme des bandits humains, protègent la bande qui tourne alors que Mike la pirate. Car la Science peut tout, y compris contrer ceux qui s’insurgent contre elle ou veulent la faire servir à de mauvais desseins.

Au total, un film assez bizarre aujourd’hui, aux effets spéciaux vieillis, mais qui incite comme toujours à la réflexion. Natalie Wood s’est noyée inexplicablement durant le tournage, sans rapport apparent avec le film, mais cela a contribué à son aura sulfureuse.

Grand prix du Festival international du film fantastique d’Avoriaz 1984 pour le réalisateur.

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DVD Brainstorm, Douglas Trumbull, 1983, avec Christopher Walken, Natalie Wood, Louise Fletcher, Warner archives 2016, €29,20 Blu-Ray €29,20

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Terminator 2 de James Cameron

Un film culte, sorti en 1991 après la guerre du Golfe, suite d’un précédent film sorti en 1984 après l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir. Ce n’est pas anodin : l’Amérique s’est réveillée et craint la guerre totale universelle. Moins celle menée par les Soviétiques ou les Arabes que celle que rend possible la technologie.

Le mot est lancé : ce sont bien les machines qui menacent l’humanité. Et parmi elles, « l’intelligence » artificielle, les processus automatiques sans âme qui reproduisent la bureaucratie anonyme des bas esprits binaires chez qui tout doit être blanc ou noir. L’envoi par « le rectorat » de Versailles de la lettre aux parents de l’adolescent harcelé qui s’est suicidé dans les Yvelines en septembre 2023 montre combien « l’intelligence » artificielle n’est pas réservée aux machines. Et combien le comportement administratif des je-m’en-foutistes et je-t’emmerde-c’est-le-règlement déshumanise les relations humaines.

La fiction veut que la découverte de puces électroniques révolutionnaires ait permis l’automatisation des bombardiers (aujourd’hui les drones) grâce à un processus automatique livré à lui-même (tir à vue sur cibles). L’hubris des militaires – évidemment américains – a poussé à la machinisation poussée de tout le système de défense afin d’éviter les émotions humaines et autres retards de riposte. L’ordinateur qui contrôle les machines, Skynet (le nom est aujourd’hui repris par un site de livraisons), a déclenché la Troisième guerre mondiale en atomisant l’Union soviétique afin d’assurer en riposte la pulvérisation des humains à Washington qui voulaient l’empêcher d’agir et reprendre la main.

Le Skynet du futur avait envoyé en 1984 un Terminator, cyborg tueur T-1000 en « métal liquide », pour éliminer Sarah Connor (Linda Hamilton), mère du futur John Connor qui deviendra chef de la résistance humaine contre les machines. Raté ! Skynet envoie donc un nouveau tueur cyborg en 1995 (Robert Patrick), juste avant le début de la guerre atomique survenue en 1997, pour éliminer John adolescent (Edward Furlong, 13 ans au tournage). Le John du futur, vers ses 45 ans, envoie lui aussi un cyborg afin de le protéger du tueur, mais ce n’est qu’un modèle T-800 plus ancien (Arnold Schwarzenegger). Il est capable d’apprendre, doté d’une IA assez performante (plus que le niveau atteint aujourd’hui par les chercheurs). Le gamin prendra un malin plaisir à lui enseigner ses expressions d’ado de l’époque comme « claque m’en cinq, hasta la vista Baby ou reste cool sac à merde ». Il est aussi capable de sourire, ce que ne fait pas le T-1000. Ces moments d’humour font beaucoup pour l’empathie du spectateur envers John et envers T-800.

La mère découvre en outre que le cyborg serait « un père parfait » pour son fils, elle ayant raté tous ses amants successifs avant d’être internée en hôpital psychiatrique. En effet, la machine est toujours disponible, prête à jouer à tout, sans jamais l’engueuler ou le battre, et le protégera quoi qu’il arrive. Un bizarre féminisme de la part d’une mère devenue quasi androïde dans sa paranoïa… Mais cette relation ado-cyborg est bien le cœur du film, ce qui en fait probablement le meilleur de la série Terminator.

Terminator 2 se voit et se revoit avec plaisir tant il est empli d’action sur fond d’apocalypse, comme notre époque angoissée le chérit. L’ado est assez banal, ni très costaud ni vraiment sexy malgré sa mèche à la mode, mais débrouillard et d’un calme jamais vu à cet âge en de telles circonstances. La mère séduit moins, en névrotique musclée pas très aimante, fascinée par le cliquetis des armes. Les cyborgs sont comme ils se doit : des machines sans âme qui font leur boulot inexorablement (ainsi qu’on demande à tout militaire américain et à tout bureaucrate français). Le T-800 paraît plus sympathique parce qu’on lui a ordonné de protéger un jeune humain et que cette fonction lui donne le comportement d’une figure paternelle. Le T-1000 est implacable et rusé, tout à fait dans son rôle, le visage-masque impassible comme un soviéto-nazi de caricature.

Les effets spéciaux font moins d’effet depuis qu’ils se sont multipliés avec l’électronique au cinéma, mais les séquences cultes ne manquent pas. A commencer par la première qui voit Schwarzenegger sortir tout nu d’une sorte d’œuf électro-magnétique dans la banlieue industrielle de Los Angeles. Sa prestation dans le bar-billard donne le ton : il en impose par sa prestance, sait ce qu’il veut, résiste aux coups et casse toute résistance des machos rockers bikers californiens fort à la mode en ce temps-là. Il obtiendra vêtements, moto et fusil à pompe sans vergogne et descendra les marches sur un riff de guitare électrique mémorable.

Une autre séquence est la poursuite du gamin en moto que menace un énorme truc américain, un camion comme dans Duel de Spielberg. Ce ne sera pas le seul camion à poursuivre les héros mais reste le symbole de la machine macho par excellence qui écrase de sa puissance tout insecte humain sur sa route.

La séquence explosions où la bande des quatre (avec Joe Morton en chercheur coupable) fait tout sauter du labo de technologie de pointe afin d’empêcher (ou de ralentir…) la recherche sur la puce du futur est aussi d’anthologie, avec tirs continus et massacre de bagnoles de flics à l’américaine.

Enfin l’ultime séquence du suicide du cyborg protecteur dans la fonderie, après une violente et douloureuse bagarre avec le cyborg agresseur dont le métal liquide se reforme au gré des formes qu’il prend, reste dans les mémoires comme un moment d’émotion. L’ado a récupéré sa mère mais perd son père de substitution : il devient adulte. Mais l’IA a compris le sens de l’émotion humaine via les larmes. Peut-être est-elle capable de s’humaniser et de quitter le binaire glacé des machines ? C’est du moins le sens que tente maladroitement de suggérer Sarah Connor en voix off.

DVD Terminator 2 – Le jugement dernier (Terminator 2: Judgment Day), James Cameron, 1991, avec Arnold Schwarzenegger, Linda Hamilton, Robert Patrick, Edward Furlong, Joe Morton, StudioCanal 2017, 2h11, édition remasterisée €9,99 Blu-ray 3D €36,61

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Sénancour, Oberman

Le vide et l’effusion sentimentale : c’est tout le torrent de mots de ce livre, écrit durant les bouleversements politiques, économiques et mentaux de la Révolution française. L’auteur, né en 1770, s’est imbibé de Rousseau pour pondre ce livre préromantique qui n’est pas un roman, ni un essai, mais des songeries inspirées de la nature alors que le monde est chamboulé en son intime.

Sainte-Beuve en fera l’éloge, ce qui rendra le livre célèbre. Frantz Liszt a consacré l’une de ses années de pèlerinage (en Suisse) à Oberman. Mais les états d’âme de l’auteur sont bien mièvres, même si écrits d’une belle langue. Il est vide et submergé d’émotions ; il n’évoque que les regrets de ce qu’il n’a point accompli, et des confessions de jeune homme qui ne sait pas ce qu’il est. Une sorte d’adolescent avant que le type n’existe, un gémissant qui désire tout court, sans savoir quoi ni qui. Il n’est pas à sa place dans le monde, la société et sa famille et sanglote. Les lamentations de Sénancour sur son tas de fumier, alors qu’il se voyait promis à de hautes pensées, sont la résultante des railleries de sa copains de collège. Lui l’inadapté, a tenté de faire de sa blessure une plaie universelle – et ce n’est pas trop mal réussi.

« Indicible sensibilité ! charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable ! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon : tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennui profond ; j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. (…) Qui suis-je donc, me disais-je ? Quel triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! Une imagination romanesque me porte-t-elle a chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses, et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. » Lettre 4.

Il a ce qu’on appellera, mais plus tard, le spleen, ce sentiment de décalage entre l’être et le monde. Il se sent vide, et peut-être l’est-il au fond. Toute la substance de l’œuvre est dans ce ressenti face à la nature, dans ces épanchements émotionnels abstraits envers les semblables – qu’il fuit. Il voudrait autre chose, du mieux, mais quoi ?

« Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que je suis, et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux pas jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me tromper toujours. (…) Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Lettre 18.

L’auteur a connu une vie errante entre la France et la Suisse, valorisant les bergers solitaires dans les montagnes nues (ou peut-être inconsciemment l’inverse, lui que son père destinait au séminaire où l’on apprend de drôle de mœurs). Il abandonne son âme aux songes. La réalité lui fait mal, la société lui est douloureuse car elle l’éloigne de ce divin ressenti tout seul dans les hauts.

Mais Sénancour n’est pas Nietzsche et son jeune homme point Zarathoustra. Il est le velléitaire empoissé de faiblesse, celui qui préfère l’illusion au vrai, ce lâche qui refuse de se battre pour la vie et finira obscur, végétant dans de petits boulots littéraires après un mariage raté. Une curiosité de lecture qui fait partie de la littérature française.

Étienne Pivert de Sénancour, Oberman, 1804, Garnier-Flammarion 2003, 570 pages, €14,00 e-book Kindle gratuit

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La prochaine guerre sera celle des opinions

Hier c’étaient le nombre des hommes, leur armement, leur commandement et leur courage. Aujourd’hui, ce sont les opinions, les émotions manipulées et les réseaux. Ce qui compte est aujourd’hui moins d’afficher la plus grosse (armée) que de convaincre les (petits) cerveaux de la masse mondiale.

Nous changeons de monde – une fois de plus

Les États-Unis, forts de leur économie, de leur sens de l’initiative, de leur esprit d’entreprise et de leur aptitude à tout oser, ont durant un siècle (depuis la crise de 1929) assuré leur hégémonie sur le monde. Exit le vieux continent, le Royaume-uni décati, la France affaissée, l’Allemagne en ruines, l’Italie ridiculisée et l’Espagne marginalisée : les États-Unis assuraient tout, de l’économie avec le Plan Marshall et les exportations de biens de consommation, la mode des marques technologiques (Chevrolet, IBM, Apple, McDonald, Coca Cola – avant Google, Microsoft, Tesla…), le soft power culturel avec le cinéma, la musique, les artistes d’avant-garde, les thrillers, les séries, les applis – et la protection militaire avec de gros missiles, une flotte imposante, une armée mobilisable partout dans le monde, des interventions massives.

Ce monde-là, dans lequel ma génération a vécu, est terminé. C’est une fin de cycle. Pas de nouvel imperium pour le moment. Il se pourrait qu’il soit chinois, croit-on – il se pourrait aussi que non, les problèmes de la Chine étant de plus en plus avérés : démographie en berne, économie qui ralentit, dettes internes abyssales, contestations dans les courants du parti communiste, commerce international qui se ferme, notamment sur la haute technologie. Nous sommes dans le flou malgré la boussole de l’histoire, sans gendarme du monde – et l’ONU, ce « Machin » selon de Gaulle, continue de faire rigoler.

La seule parade possible semble être aujourd’hui de dissuader.

C’est ce que fait Poutine quand il agite l’arme nucléaire, dont son armée peut user tactiquement, ce qui est tacite depuis le temps de l’URSS. C’est ce que recherche l’Iran et la Corée du nord, qui veulent à tout prix la bombe pour dissuader l’empire américain de les soumettre.

Mais la dissuasion peut être aussi non-nucléaire. Elle peut être :

  • économique – sur les métaux stratégiques, les flux commerciaux (détroit d’Ormuz, mer Noire, mer de Chine), les sanctions ;
  • énergétique – sur le pétrole et le gaz contrée par la construction de centrales nucléaires nouvelles et l’accélération des panneaux solaires et des éoliennes ;
  • migratoire – en favorisant ou non le passage des migrants vers l’Europe faible, incapable par humanisme bêlant de les arrêter et de les expulser.
  • culturelle – par un contre-modèle ; Poutine cherche à en établir un, mais ses actions ne font pas rêver… Xi en stabilise un, mais il reste fragile et peu attrayant ; Orban tente de le faire pour son pays. Mais que fait l’Europe ? Que fait la France ?

L’Amérique continue d’être la boussole car rien n’est encore terminé. Les élections présidentielles restent pour définir tous les quatre ans ce qui est possible. La période Trump fut une vaste blague qui a abouti à un vaste chaos, personne ne comprenant plus rien dans le monde à la politique étrangère étasunienne. Trump était contre le terrorisme mais a laissé les Talibans revenir en Afghanistan ; Trump était contre la Corée du nord mais a joué les matamores pour accoucher… d’une souris jaune ; Trump a voulu mettre à bas l’Iran mais son retrait du Traité l’a au contraire encouragé… Trump est un foutraque qui n’a d’autre politique que médiatique, une grande gueule de télé, sans rapport avec la réalité. Tout ce qu’il veut, c’est « une belle blague» – et les gens le croient – car les gens sont bêtes, surtout lorsqu’ils se mettent en bande sur les réseaux sociaux où la raison se réduit au plus petit commun dénominateur, ce qui n’est pas grand-chose.

Ce sont les opinions publiques qui vont commander

Via les réseaux sociaux à diffusion instantanée hors de tout contrôle, elles vont dire qui ressort vainqueur des conflits, parfois même si l’armée a gagné. C’est ce qui est train d’arriver à Israël, il est vrai mal servie par un gouvernement réactionnaire qui a porté les religieux intégristes juifs au pouvoir. Comment déplorer encore et toujours les attentats odieux du Hamas – qui n’ont duré que deux jours à peine – alors que Gaza est sous les bombes depuis quarante jours – comme dans la Bible ? Les réseaux ont bruissé un moment des atrocités islamiques, mais les atrocités des bombes israéliennes durent depuis un plus long moment. Souvent opinion varie, et l’aiguille est focalisée sur ce qui dure.

Les États ne sont plus en mesure de désigner l’ennemi

C’est pourtant ce qui définit leur souveraineté politique. Ce sont les arènes cognitives qui prennent le relais depuis quelque temps, c’est-à-dire les espaces sociaux où se construisent les perceptions du monde. Les États-Unis avaient cette capacité à gros débit avec leur soft power carotte, aidé du gros bâton armé. Désormais, l’info devient infox et ils ne maîtrisent plus grand-chose. La ferme à trolls de Prigogine a manipulé sciemment les élections américaines ; les réseaux de Wagner ont tenté d’accuser l’armée française de crimes de guerre au Mali en dissimulant des cadavres sous le sable (heureusement détectés par un drone de surveillance qui les a filmés) ; deux Moldaves, semble-t-il inféodés aux réseaux mafieux de Poutine, ont tagué des étoiles de David bleues sur les murs de Paris pour faire croire à une provocation d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, en tout cas pour raviver l’antisémitisme et encourager le chaos social.

En cas de réélection de Trump, les institutions américaines vont de plus en plus probablement se bloquer. La Cour Suprême ne représente plus la conviction de la majorité de l’électorat, certains États se démarquent des décisions fédérales pour inscrire par exemple le « droit » à l’avortement dans leur propre constitution. La démocratie américaine, phare du monde libéral depuis Tocqueville, montre ses limites et craque. L’hyperpuissance n’est plus acceptée comme un modèle par l’opinion mondiale , notamment après l’assaut des supporters d’un président battu aux élections sur le Capitole, siège du pouvoir, comme dans une vulgaire république bananière ou africaine. Trump a ruiné l’image des États-Unis.

L’Europe et ses vieilles démocraties, parfois républicaines oligarchiques, parfois monarchiques, parfois fédérales ne réussit mieux. Elles font et ont fait la morale au monde entier (cette plaie qu’a longtemps incarné la gauche française), mais montrent dans les faits leur deux poids-deux mesures, sans parler de leurs divisions. Israël bafoue l’ONU depuis des dizaines d’années ? On ne la contraint pas, on ne la sanctionne pas, on ne manifeste pas sa réprobation. Même quand des Juifs orthodoxes extrémistes veulent soumettre la Cour suprême, personne ne bronche, ce serait de l’antisémitisme que de même en parler. Les pays arabes ont laissé – sciemment – prospérer des « camps de réfugiés » aux portes d’Israël depuis 1948 ? Nul ne s’en offusque, c’est pourtant le signe que l’exil serait provisoire, que l’État d’Israël est un imposteur qui ne saurait durer – et cela entretient le ressentiment, suscite l’appel religieux au djihad, le terrorisme. Mais qui s’en offusque ? Deux poids-deux mesures.

Le « Sud global » – expression qui n’a guère de sens puisque le « sud » inclut semble-t-il la Russie – a beau jeu de dire que les démocraties n’ont pas de leçons à donner et qu’elles pourraient balayer devant leurs portes. Elles ne respectent pas leurs promesses et ne contraignent pas ceux qui les servent. Pourquoi donc se mêlent-elles des affaires intérieures ? Au nom de quelle morale supérieure – souvent bafouée ?

Bon, il y a les nations, mais quelle régression ! Les idéologies rigides ont toujours fait perdre les guerres démontre l’historien anglais Paul Kennedy.

La conscience planétaire liée à la connectivité accrue de l’humanité est désormais la meilleure arme.

Aux plus habiles de la manipuler pour gagner la guerre, la vraie – celle de l’opinion. Le vainqueur est celui qui raconte la meilleure histoire sur X-twitter ou sur Youtube. Les sciences du comportement peuvent faire basculer les croyances et les valeurs des individus, ainsi que leur capacité à décider, via les émotions.

Les biais cognitifs et les dissonances morales (doutes de conscience coupable, hésitations d’humanisme dévoyé) s’engouffrent à plein dans les réseaux sociaux, sur les plateaux de télévision, les think tanks, les ONG, et autres « zassociations » toujours prêtes à se donner le beau rôle de la posture morale.

La prochaine guerre mondiale sera celle des opinions.

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Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

De l’ambition infinie de la science… Les laboratoires tentent toutes les expériences, dont celle pour augmenter l’intelligence à la fin des années cinquante est prometteuse. La souris blanche nommée Algernon court de plus en plus vite dans ses labyrinthes en évitant les pièges. Une opération du cerveau plus un traitement hormonal permettent de la faire progresser. Pourquoi, dès lors, ne pas passer à l’expérimentation humaine ? Les protocoles ne sont pas encore au point ? La durée de l’expérience ne permet-elle pas encore de constater la stabilité de la transformation dans la durée ? Qu’à cela ne tienne, les financeurs de la Fondation n’attendent pas ; il leur faut du résultat rapide.

C’est dans ce contexte que les professeurs ambitieux Nemur et Strauss, dont le premier doit soutenir sa thèse de doctorat, vont choisir le déficient mental Charlie Gordon parmi un panel offert par le cour d’études Bikman pour adultes attardés. Il n’a un QI que de 70 mais il est motivé à apprendre. Une fois l’opération et le traitement donnés, son intelligence s’améliore en effet nettement et rapidement, lui permettant d’atteindre en quelques mois un QI supérieur à 185. Les professeurs et la psy qui le suivent lui ont conseillé de noter chaque jour ses impressions et ce qu’il retient en vue d’un « compte-rendu » scientifique. De fait, son orthographe et son vocabulaire se bonifient, le lecteur qui avait un peu de mal avec son charabia indigent du début est vite soulagé.

Dès lors, Charlie se prend d’affection pour Algernon, son alter ego souris qui progresse comme lui. IL est boulimique d’apprendre, lit des livres de plus en plus érudits, ingurgite plusieurs langues ; son esprit s’ouvre et effectue les corrélations à son insu, ce qui lui permet de découvrir des choses nouvelles en mathématique et d’en discuter avec d’éminents professeurs. Mais aussi de trouver la faille dans les recherches des professeurs Nemur et Strauss… Son traitement ne va pas durer. Il va redevenir aussi bête qu’avant, voire pire. Il s’y attend et les prévient. Les apprenti sorciers sont des savants fous.

Car l’esprit tout seul ne suffit pas à l’épanouissement humain. Le cœur a ses raisons, tout comme le sexe, et « la science » n’en tient pas compte. Charlie comme Algernon se révoltent de se voir traités comme des objets de laboratoire et non pas comme des êtres à part entière. « Comprenez moi bien. L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. (…) Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. »

Charlie a eu une enfance malheureuse, névrosé par sa mère qui ne l’aimait pas à cause de son handicap, avait peur pour sa petite sœur et restait hantée religieusement par le sexe. Charlie ne peut pas avoir des relations sexuelles adultes, une fois devenu intelligent, sans que le Charlie infantile profond de son inconscient ne ressurgisse. Il faut qu’une fille libérée le saoule pour qu’il se lâche, et encore pas la première fois. Il tombe amoureux de sa psy Alice, mais est inhibé, puis trop arrogant devant son intelligence qu’il a dépassée. Ce n’est que lorsqu’il régressera inexorablement qu’un moment surviendra d’équilibre éphémère où ils seront égaux en capacités d’esprit et en phase question sexe.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais dans Gargantua. Cette maxime de sagesse n’a pas vieilli. La connaissance sans les capacités à la comprendre est vaine – et dangereuse : c’est être apprenti sorcier que de manier les poudres et protocoles sans savoir leurs conséquences. Le savant poussé par la finance en devient fou car il ne laisse pas le temps à l’expérience. Car « l’âme » (ce qui anime l’être) est bien plus vaste que le seul esprit qui acquiert la science (le savoir) ; la conscience est aussi l’effet des capacités des instincts et des affects, autrement dit des pulsions et du cœur. Ne pas être conscient des trois étages de l’humain mène au dessèchement scientiste, à la cruauté rationaliste, à la psychopathie sociale (les psychopathes n’ont aucun affect pour les êtres). Ce roman de fiction est donc une grave réflexion sur les dangers d’une science sans ordre ni limites, laissée à elle-même et à l’avidité des militaires ou des financiers.

Ralph Nelson en a tiré un film en 1968 et plusieurs téléfilms des 2000 à 2015 ont été tournés, ce qui indique la permanente actualité de l’histoire et des thèmes qu’elle remue.

Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon), 1966, J’ai lu 2012, 544 pages, €6,90 – édition augmentée avec le roman, la nouvelle originale de 1959 « Des fleurs pour Algernon », et l’essai autobiographique « Algernon, Charlie et moi ».

DVD Charly, Ralph Nelson, 1968, avec Cliff Robertson, Claire Bloom, Lilia Skala, Leon Janney, Ruth White, MGM 2005, 1h43, €15,54

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Fire Fire – Vengeance par le feu de David Barrett

Jeremy Coleman (Josh Duhamel) est un jeune pompier orphelin, élevé en institution, qui a trouvé une famille dans la fraternité du feu. Un soir qu’il sort de la voiture avec ses copains pour aller acheter des chips dans une supérette de station-service, il assiste en direct au meurtre froid et sans état d’âme d’un gros Noir qui tient la caisse et de son fils, mince adolescent qui rêvait d’être basketteur. Il les connaît, cela lui fait mal, il est plaqué à terre et le chef de gang David Hagan (Vincent D’Onofrio), laisse son adjoint décider du sort du témoin. Il va évidemment l’éliminer.

D’où course-poursuite, Jeremy blessé au bras mais qui parvient à fuir, l’autre croyant l’avoir descendu. Ses copains qui sont allés faire le plein le récupèrent, l’emmènent aux urgences et appellent la police. Le lieutenant Mike Cella (Bruce Willis) lui fait reconnaître Hagan, déjà fiché pour de nombreux meurtres, dont celui de deux de ses coéquipiers, mais que son avocat retord (Richard Schiff) finit toujours par faire libérer.

David Hagan est un fan d’Adolf Hitler. Il est suprémaciste blanc et n’a aucun scrupule à buter des Noirs, à empiéter sur le territoire de leurs gangs, et à s’imposer dans la guerre de tous contre tous qu’exige son idéologie pronazie. Il voulait le bail de la supérette, idéalement placée pour tous les trafics illicites, car au carrefour de l’autoroute et d’autres routes. Il a tatoué sur sa gorge une croix gammée rouge sang et, sur sa poitrine, un aigle étendant ses ailes. Il se croit invincible parce qu’invaincu, la « justice » démocratique étant incapable de l’enfermer pour de bon ou de lui régler son compte. Car si la peine de mort existe dans certains Etats américains, ce n’est plus le cas en Californie et les prisons sont des passoires pour qui a le pouvoir et l’argent.

Jeremy reconnaît sans peine Hagan lors d’un tapissage dans les locaux de la police, mais celui-ci joue la provocation en montrant combien il s’est renseigné sur lui, citant son nom, son adresse et son numéro de sécurité sociale. Il a ainsi « dissuadé » de nombreux témoins d’apporter leur déclaration au tribunal par des menaces directes sur leur vie et celle de leurs proches. Mais Jeremy n’a pas de famille, ni même de petite amie attitrée. Il est déterminé à témoigner pour que passe la justice.

Il est alors soumis au programme fédéral de protection des témoins, dont s’occupent les marshals à compétences fédérales. Il est pourvu d’un nouveau nom, d’une nouvelle adresse sécurisée. Sauf que la corruption par la menace de mort, propres à tous les fascistes, est bien plus efficace que celle par l’argent. Un officier fédéral du programme de protection des témoins est enlevé, torturé, menacé assez fort sur sa famille pour révéler ce qu’il faut. Jeremy, qui est tombé amoureux de la marshal métisse Talia (Rosario Dawson) – pied de nez au suprémacisme blanc – est retrouvé, visé, traqué.

Sa partenaire est blessée, il la sauve et descend l’un des tireurs, mais il doit à nouveau fuir. Les fédéraux jurent que « cette fois » ses références seront effacées des fichiers courants, soumises à autorisation très restreinte, mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait avant ? Incurie génétique de toute bureaucratie, on se fie aux « procédures », concoctées par des bureaucrates loin du terrain, en général inefficaces.

Comme Hagan s’est procuré le nouveau numéro de téléphone privé de Jeremy et qu’il le menace de s’en prendre à lui, à sa copine et à ses amis pompiers s’il témoigne, ce dernier décide de quitter le programme fédéral et de se débrouiller tout seul. Cette façon de raisonner est très américaine : l’Etat impuissant oblige chacun à retrouver son âme de pionnier et à faire justice lui-même.

C’est en effet lui ou moi. Tant que Hagan reste en vie, il mettra des contrats sur Jeremy et sur Talia. Même s’il est emprisonné, il ne sera pas hors d’état de nuire. Il faut donc carrément le descendre, ce que « la justice » n’autorise pas dans les Etats démocratiques. Même le flic Cella ne le pourrait pas, sauf en état de légitime défense – mais avec témoins et film en preuve directe, et encore ! La critique implicite des avocats est patente : ils pourrissent la justice par leurs excès de pinaillages procéduriers. Ils sont d’ailleurs aussi menacés que les victimes s’ils ne font pas ce que les tueurs veulent.

Le réalisateur Barrett, adepte des sports extrêmes, est un homme décidé et il veut que ses héros le soient. Jeremy, jeune amoureux, va se surpasser. Lui qui n’a jamais tué personne mais plutôt sauvé des vies du feu, va tirer au pistolet comme le lui a appris Talia ; il va obtenir des malfrats comme de l’avocat de savoir où se niche l’épais Hagan. Il va bouter le feu à son repaire, préparant soigneusement sa sortie.

Bien-sûr, rien ne se passe comme prévu. La marshal Talia va compromettre « par amour » la couverture de Jeremy, se faire suivre et capturer par un tueur – nous sommes ainsi dans les clichés Hollywood sur les « faibles » femmes soumises à leurs émotions. Elle sera ligotée dans la salle où part le feu. Mike Cella, le flic désabusé, laisse faire « jusqu’à 18 h seulement » – il lancera un avis de recherche contre Jeremy ensuite. Et puis… chacun est professionnel – autre trait américain – et fait ce qu’il sait faire de mieux. Je ne vous le décris pas, c’est assez prenant. Le Bien triomphera, sinon nous ne serions pas à Hollywood.

Voilà, à défaut d’un grand film, un bon film d’action, malgré l’absence de toute trace d’humour ou même d’ironie. On ne s’ennuie pas, on halète, on frissonne (to thrill). La leçon est un peu cousue de gros fil métis, mais nous sommes cinq ans avant l’ère Trump et l’état d’esprit est en train de virer à droite toute aux Etats-Unis. L’histoire ainsi contée tente de faire la part des choses, le oui-mais de la « justice » ou de ‘l’œil pour œil dent pour dent’ de la fameuse Bible, canal Ancien testament.

DVD Fire Fire – Vengeance par le feu parfois titré Témoin gênant (Fire with Fire), David Barrett, 2012, avec Josh Duhamel, Bruce Willis, Rosario Dawson, Vincent D’Onofrio, 50 Cent, ‎ France Télévisions Distribution 2017, 1h33, €13.00 Blu-ray €12.16

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Bernard Clavel, Les petits bonheurs

Bernard Clavel, mort en 2010, on l’a oublié aujourd’hui, a obtenu le prix Goncourt en 1968 pour Les fruits de l’hiver. Au tournant du millénaire, passé 75 ans, il livre son petit livre de souvenirs heureux – seulement ceux-là. Sa mémoire n’est plus ce qu’elle était, imprégnée d’émotions plus que de raison, d’odeurs plus que de visions, d’impressions plus que de sentiments. Mais il se livre en un livre et c’est là l’essentiel, l’unique.

Chacun vit sa propre vie, à nulle autre pareille. Celle du petit Bernard est à Dole en Jura, dans un quartier où son père était boulanger. Il a pris sa retraite tôt, ayant commencé apprenti à 12 ans, et s’est occupé de son jardin comme du cheval qu’il avait laissé à son successeur, dont l’atelier était en face de chez lui. C’est tout un milieu d’artisans que décrit Clavel, lui-même apprenti pâtissier à 14 ans dont la fiche Wikipedia, fort mal faite ne nous dit rien (les petits intellos qui écrivent et gardent jalousement l’encyclopédie en ligne s’en foutent de l’ouvrier Clavel, même la notice des grands bourgeois du Who’s who est meilleure !).

L’artisanat a été remplacé par l’industrie, même si le Jura a résisté longtemps ; après-guerre (celle de 40), ce sera au tour de l’agriculture d’être industrialisée ; aujourd’hui, ce sont les services « grâce » à l’informatique (même ce que les ignares appellent « intelligence » est devenue artificielle). Clavel chante à l’antique le siècle passé, la sérénité des humbles et des besogneux, lui qui s’est formé sur le tard et par lui-même à la peinture et à la littérature après deux années de bagne petit-patronal.

Les années 30, c’était l’eau non courante et la lumière du pétrole ; il fallait tirer au puits et allumer la lampe pigeon. Dès lors, la maisonnée vivait dehors l’été ou devant la cheminée l’hiver. C’était vivant, naturel, communautaire. Le chat ou le chien étaient des commensaux, les voisins faisaient partie de la famille, le quartier était un vivier de connaissances, voyager jusqu’à Lyon une véritable expédition. La lumière dansante de la lampe n’avait rien à voir avec la lumière froide des ampoules électriques et les ombres encourageaient l’imagination – comme dans les grottes de la préhistoire.

Le père (« classe quatre-vingt-treize ») aimait le travail bien fait, honneur de l’artisan, et l’on disait volontiers que son pain était le meilleur du canton. Un vieux s’en souvenait même avec les yeux humides, bien après que le père ait vendu son fonds. Le petit Bernard, fils unique, aime son père et suit son exemple. Il regarde avec fascination le bourrelier tailler le cuir en grommelant sur l’absence de soin des gens pour leurs godasses, il écoute avec attention le vieux luthier qui bâtit des chef d’œuvre d’un bout de presque rien, il compatit au drame du tonnelier et de sa tonnelière à la voix de stentor et aux muscles d’ogresse qui, un beau jour, reçoivent une sommation d’huissier parce que le terrain qu’ils occupent depuis des décennies et sur lequel ils ont bâti leur maison – tout en bois, y compris le chevillage – a été vendu et que le nouveau propriétaire veut le récupérer.

Le petit Bernard connait même « le petit Victor », fils d’un maître de fabrique prénommé Paul-Emile, qui se rendra célèbre dans l’exploration du pôle. Il voudra partir avec lui, il sera trop petit mais deviendra son ami. Paul-Emile Victor donnera à Bernard Clavel le goût du nord, de la neige et des paysages glacés ; ils alimenteront sa vie (il épousera une canadienne et ira habiter au bord du Saint-Laurent) comme sa littérature (Les colonnes du ciel).

Que des petits bonheurs qui remontent à la mémoire, le sel de l’existence – la sérénité du souvenir.

Bernard Clavel, Les petits bonheurs, 1999, Pocket 2002, 157 pages, €0.96 occasion e-book Kindle €10.99

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Thierry Paulmier, Homo emoticus

On connaissait homo consumans, homo economicus, homo democraticus, homo faber, homo festivus, homo loquens, homo ludens, homo reciprocans, homo sovieticus – entre autres : voici homo emoticus. L’homme émotionnel. Ce sont les multiples faces du genre homo, sans oublier homo eroticus. A noter pour les ignares complotistes qu’homo désigne le genre humain tout entier, et pas seulement le mâle ; il comprend donc aussi les femmes, et les enfants avant qu’ils « choisissent » un sexe.

Thierry Paulmier a étudié l’économie et la politique, il a trouvé sa voie dans la formation et la consultance pour les écoles de l’élite en France, au Brésil, au Liban et même au gouvernement, au Secrétariat général, à la Guerre. Il a été formé à la négociation à l’Academy of Dramatic Arts de New York après un passage par les plus fins spécialistes de la manipulation douce, la John Kennedy School of Government d’Harvard.

Ce qu’il dit ? Que l’être humain n’est pas purement rationnel comme le voudrait le concept d’homo economicus au XIXe siècle, mais que quatre émotions universelles orientent les « choix » rationnels : l’envie et l’admiration, la peur et la gratitude. Ce que savaient les philosophes antiques, que la raison est mue par la passion poussée par les instincts, a été « oublié » sous le millénaire de chrétienté où la foi devait remplacer tout. Le succès relationnel est de se connaître soi et autrui selon quatre vertus : l’optimisme, la douceur, la patience et la sagesse – et cela par quatre moyens d’action sur les émotions : le corps, la pensée, la parole et l’action. Vous avez en cette première partie l’essentiel de l’intelligence émotionnelle.

La suite est résolument pratique. Après avoir étudié les diverses bandes des quatre (phénomènes essentiels, émotions premières, sentiments d’infériorité, soucis de soi, points cardinaux de l’existence), puis les douze émotions secondes, place au « management » – autrement dit la manipulation (positive ou négative) sur les autres pour les faire agir conformément à vos vœux. Le terme management viendrait de l’italien qui signifie « manier » en parlant de la prise en main et du dressage des chevaux… C’est dire combien l’organisation du travail en commun et les ordres sont menés par les émotions animales : le désir de service côtoie le désir d’abus de pouvoir, l’isolement du manager les équipes au travail.

L’homme-machine a été celui de l’âge industriel où fordisme et taylorisme les ont transformés en robots (métro-boulot-dodo) tout comme les totalitarismes en politique (soviétisme, fascisme, maoïsme). Désormais la robotisation supprime carrément des emplois et l’homme intelligent (sapiens) requis par l’économie se heurte à la politique qui pousse les castes à conserver le pouvoir. L’algorithme et le traitement massif des données devrait transformer « l’intelligence » en artificielle et évacuer encore un peu plus l’humain. C’est du moins ce qu’on nous prévoit. D’où la difficulté (et c’est peu dire) de motiver les nouveaux entrants au travail qui sont encore appelés de la « ressource » humaine – comme une vulgaire matière à traiter.

« Le modèle homo emoticus espère convaincre les managers de la nécessité d’accorder la priorité à la dimension humaine et relationnelle de leur fonction et les guider dans une meilleure prise en compte de la vie émotionnelle de leurs collaborateurs et dans l’amélioration de leur bien-être au travail » p.15.

Suivent alors trois chapitres de management : de projet, de personne, d’équipe, forts utiles à ceux qui veulent réussir. Puis plusieurs chapitres de comportement, par la parole et l’action, par la peur, par l’envie, par l’admiration, par la gratitude – qui agitent les figures totémiques du Tyran, du Magicien, du Maître, du Parent. Deux chapitres portent sur la communication interpersonnelle et la négociation, points-clés de tout management efficace, qui n’est au fond qu’une situation de « vente ». Le dernier chapitre, mais pas le moindre, porte sur le management de crise, de plus en plus actuel ces dernières décennies entre krachs, guerres, attentats, catastrophes naturelles ou industrielles, pandémie… Aux causes courantes dans les équipes, les remèdes à la crise d’autorité, d’unité, d’identité. Tiens, vous avez dit identité ? Dommage que cela ne prenne qu’une seule page. Ce simple thème devrait faire l’objet d’un chapitre entier. Tant en politique que dans les entreprises, où « limage » compte de plus en plus.

Anne Lauvergeon, ancienne sherpa de Mitterrand avant de présider Areva, a préfacé cet ouvrage, fruit de sept ans de recherches et de présentations. Il est clair, organisé, sans jargon et immédiatement utile dans sa vie personnelle et professionnelle.

Thierry Paulmier, Homo emoticus – L’intelligence émotionnelle au service des managers, 2021, éditions Diateino (groupe Guy Trédaniel), 495 pages, €23.00 e-book Kindle €15.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Alain Denizet, Le roman vrai du curé de Châtenay – Partie 2

« À l’heure même où, à l’église de Châtenay, l’assemblée pleurait le mort, le nommé Drocourt, représentant de commerce en articles de deuil, déclinait sa véritable identité au commissaire de Saint-Gilles à Bruxelles : « Je m’appelle Delarue Joseph Alfred né à Ymonville en 1871, ancien curé de Châtenay. J’ai quitté la France en compagnie d’une nommée Frémont Marie » p.135. L’institutrice : elle était tombée folle dingue de lui et l’avait entraîné à la débauche malgré lui. Le seul à savoir était tenu au secret, c’était son directeur de conscience, le jésuite Pupey-Girard que Joseph était allé voir à Paris. Le rire s’en donne à cœur joie : tout ça pour ça ! « La revue Les Corbeaux, organe des libres penseurs, imagine un reportage sur le mariage du « curé de Chabanais » (maisons de prostitution les plus réputées de Paris) pour lequel il dépêche son envoyé spécial, le nommé « Gronichon ». L’abbé et Marie Frémont sont escortés par une nuée de « ratichons », suivie des grands noms de la presse, des mages, de la hyène et d’un rhinocéros. Le menu du banquet propose en entrée un « De profundis à l’oseille » ; en hors-d’œuvre, le choix entre le « froc aux orties » et « les petits choux de Bruxelles » tandis que l’entremets ose le « lait de chatte aînée » » p.154.

Les deux amants se repentent car ils sont restés fervents catholiques et fidèles au pape. Pour confession – et pour vivre sans leurs emplois perdus – ile écrivent leurs Mémoires pour être publiés dans le journal Le Matin pour 500 f soit 4 ans d’émoluments auparavant. Georges de Labruyère journaliste au Matin les met en forme et les publie sans interruption du 27 septembre au 5 novembre. Ce qu’elles révèlent, est le cœur du problème, l’abime entre les affres de Marie Frémont et l’impassibilité de l’abbé. « Ayant observé la grande sensibilité de l’abbé, « la façon dont il se dépensait pour les petits enfants, pour les pauvres, les malades », elle lui ouvre son cœur lors d’une confession en septembre 1905, espérant, la crise de larmes aidant, qu’il prendrait son malheur en considération » p.222. L’ancienne novice présente tous les signes d’une amitié « empoisonnée » : recherche des entretiens privés, regards appuyés, inquiétude née de l’éloignement. C’est surtout « la détermination d’une femme qui, sciemment, revendique le droit d’aimer en dépit des convenances et de sa formation ; ils dévoilent de l’intérieur le glissement progressif d’un prêtre vers l’amour, mais aussi ses résistances, son déchirement à l’idée de trahir ses engagements et, pour finir, ce qu’il considère comme sa « chute » p.225. Première baise « et là, dans cette salle à manger de presbytère, à deux pas de la sœur qu’on entendait fourgonner dans sa cuisine, se célébrèrent nos premières noces » p.234. Premier élan, premier coup et paf, enceinte ! Pas de veine. « Marie Frémont : Il n’y a pas de vœu, il n’y a pas de foi qui puissent aller contre la nature qui nous a créés pour l’amour » p.238. En état de péché mortel et avec une Marie enceinte de quatre mois sans pouvoir invoquer un archange Gabriel, l’abbé a préféré fuir. Mais il n’a commis aucun crime civil, l’affaire Delarue est donc close par un non-lieu en date du 31 octobre.

Pour la droite, c’est un complot pour déconsidérer l’Eglise. Avec Clemenceau à l’Intérieur et Aristide Briand à l’Instruction publique, aux Beaux-arts et aux Cultes, le ciment est la laïcité, le rejet du cléricalisme et leurs liens avec la franc-maçonnerie. La réapparition stupéfiante de l’abbé le lundi 24 septembre survient comme à propos le lendemain de la lecture en chaire de la lettre épiscopale adressée aux fidèles concernant la loi de séparation des Églises et de l’État. Le revenant sortait de la manche le jour même où il était enterré à Châtenay.

Pour les catholiques en revanche, l’abbé Delarue n’est qu’un « pécheur » isolé. « La Croix reprend ici un argument majeur de l’Église : stable et vertueux, le monde d’avant détruit par les lois anticléricales a laissé place au chaos moral du monde d’après » p.253. C’est Rousseau contre la société, Pétain avant l’invasion, Sarkozy à propos de mai 68, les chiennes de garde écolo-féministes contre le capitalisme : la faute c’est les autres, toute la société, le système !

La question est le mariage des prêtres, dogmatiquement interdit depuis mille ans par l’Eglise catholique. « Dans L’Encyclopédie, Diderot établit que si le lien naturel constitue le lien social, alors interdire les relations sexuelles aux clercs était aberrant et immoral » p.255. L’affaire Delarue démasque l’hypocrisie cléricale. Combien d’hagiographies de saintes et de saints qui, expurgées des péchés de chair, trompent l’aspirant au sacerdoce ? L’abbé Claraz publie aux éditions Flammarion Le Mariage des prêtres, cinq ans après l’affaire Delarue – mais rien ne change, pas même les scandales pédocriminels dénoncés récemment. L’éducation castratrice laisse les pulsions sans contrôle possible. Mais le curé Delarue est faible, il l’a toujours été. Il se repens, veut expier. Le couple se sépare.

Comme chez les communistes, le sentiment de faute, l’exigence du repentir, de la réparation et de l’expiation, sont les seules conditions du pardon et de la rédemption catholique. Imprégnés de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, ils savent qu’ils ont commis le péché mortel de concupiscence sexuelle, passible de l’Enfer. Il leur faut donc s’amender et implorer le pardon pour éviter le châtiment éternel… Quant à l’enfant, c’est une fille, Jeanne, qui naît en 1907. Le couple Théodore Botrel, barde breton catholique dont les chansons sont restées célèbres, a promis de les recueillir. Les deux anciens amants ont été tenus dans l’ignorance l’un de l’autre et sont persuadés que le jésuite a agi pour leur intérêt. « Six ans se sont écoulés depuis sa première rencontre avec l’abbé Delarue à Châtenay, deux ans depuis la naissance de la petite Jeanne, cinq mois depuis la lettre de rupture » p.327. Marie Frémont se marie avec un breton de Paris le 3 mai 1909.

La repentance de Joseph Delarue a lieu en Suisse à la villa Saint-Charles sur les bords du lac des Quatre-Cantons puis, le 27 décembre, il passe à la Trappe de l’Aveyron dans l’abbaye de Bonnecombe, dépendant de l’évêque de Rodez qui s’appelle Dupont de Ligonnés. Le jésuite Pupey-Girard, directeur de conscience, supprime toute correspondance avec Marie, « ils ne peuvent concevoir qu’un prêtre puisse aimer durablement une femme » p.315. Après six mois de retraite, l’abbé quitte Bonnecombe pour l’abbaye cistercienne de San Isidro, en Espagne, située à trente kilomètres de Valladolid. Il n’a prononcé aucun vœu et fuit San Isodoro par la fenêtre en 1911 pour devenir professeur dans un institut de langue à Manchester pendant au moins deux années scolaires. Il s’engagera le 11 août 1914 comme brancardier pour faire don de sa vie si cela est conforme au plan divin. Il est affecté à la 15ème Division d’infanterie coloniale, en plein cœur de la Marne, à Suippes. Blessé le 12 septembre L’éclat d’obus qui le frappe au cœur est arrêté par son carnet de notes où était glissée une image de la Vierge. Dorénavant caporal, puis sergent, demande à repartir au front en février 1916. Son état de santé le contraint de quitter définitivement la zone des combats à la fin de l’année 1917 puis se marie (civilement) à Paris le 3 avril 1917 avec Marthe, employée Banque de France. Il dispense des cours d’anglais, d’espagnol, de latin et de grec, s’essaie au commerce et traduit des œuvres de Dickens et de Marie Corelli.

Chacun s’est marié séparément, empêchés par l’Eglise de vivre leur amour terrestre. Joseph mourra en 1963, Marie en 1961 p.336 (mais en 1964 selon la chronologie p.338). Leur fille Jeanne décède en 1989. Leur histoire fut exemplaire des contradictions de la société. Elle se lit comme un roman avec les émotions et la bêtise humaine, ou comme un livre d’histoire sociale avec les multiples références et notes à la fin. Je ne savais pas qu’un fait divers pût être aussi passionnant.

Alain Denizet, Le roman vrai du curé de Châtenay 1871-1914, ELLA éditions 2021, 380 pages, €20.00

Attachée de presse Emmanuelle Scordel-Anthonioz escordel@hotmail.com 06 80 85 92 29 Linkedin

Le site et les livres d’Alain Denizet, actuellement professeur d’histoire et géographie dans un collège d’Eure-et-Loir.

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Stephen King, Différentes saisons

Elles sont quatre les saisons, comme les Trois mousquetaires, mais la comparaison s’arrête là. Elles content chacune une histoire, l’espoir d’une évasion pour le printemps, la fascination pour l’horreur nazie en été, l’aventure d’un quatuor de garçons de 12 ans pour retrouver un cadavre dans la Maine encore sauvage à l’automne, et l’histoire d’un accouchement post-mortem racontée dans un club de vieux bourgeois newyorkais un peu particulier en hiver.

Stephen King écrit mal mais sait conter. Il écrit comme il cause, direct et banal, mais sa verve est sans égale, ses observations très justes et son imagination galopante. Il sait se mettre à la place de ses personnages et frôler à chaque fois les abîmes.

Andy Dufresne est un ex-banquier accusé d’avoir tué sa femme adultère avec son amant alors qu’il jure ne pas l’avoir fait. Emprisonné à Shawshank dans le Maine (état qui n’a pas la peine de mort), il commande une affiche de Rita Hayworth pour orner le mur de sa cellule. A l’aide de cette photo presque grandeur nature, il réussira à s’évader au bout de 27 ans… Et contrairement à d’autres, moins intelligents, il ne sera pas repris.

Todd Bowen, 13 ans, a tout du petit Américain type, râblé avec ses 1m72 et ses 65 kg déjà, casque de cheveux blonds et yeux bleus, bon en classe et en sport. Mais il s’est trouvé fasciné brutalement un après-midi de congé dans le garage d’un copain par une pile de magazines à sensation qui évoquaient la Seconde guerre mondiale. Notamment les nazis, les juifs et les camps. Les profs adultes ne voient pas, dans leur stupidité scolaire bien-pensante, combien le spectacle complaisamment étalé de l’Horreur peut fasciner un prime adolescent. Les corps torturés, l’uniforme, les armes, le fantasme de domination remuent les instincts primaires exaltés par les hormones et suscitent de violentes émotions. Cet âge-là bascule facilement dans l’extrémisme et la cruauté. Croire qu’exposer le pire de l’humanité pour vacciner les ados est une erreur psychologique : depuis trois générations que sont diffusés le film Nuit et brouillard, la terreur de la Shoah et les scies moralistes « contre le racisme », l’attrait pour le nazisme ne s’est jamais aussi bien porté. Stephen King est juif et il a peut-être le tort de prendre comme héros un jeune WASP car il prête probablement une part de sa propre fascination pour ce que les zélateurs de la Race supérieure ont fait à son peuple qui se croyait le seul Elu. J’ai souvent constaté cette hypnose morbide quasiment suicidaire de ceux qui se sentent juif pour leur Ennemi historique qui voulait les éradiquer de la surface de la terre. Toujours est-il que le jeune Todd sonne à la porte d’un vieil homme de 76 ans immigré d’Allemagne des décennies auparavant, Arthur Denker : il a reconnu en lui le portrait d’un commandant du camp de Bergen-Belsen puis d’Auschwitz, Kurt Dussander, qu’il a vu en photo dans son uniforme tiré à quatre épingles sur les magazines. Dès lors qu’il est reconnu, le vieux est piégé et le gamin le fait chanter : il veut qu’il lui raconte toutes les horreurs, mais en détail. Cela enfièvre son imagination, l’excite, le fait bander dès que la puberté le tourmente. Il niquera sa première copine en pensant aux cadavres encore chauds d’Auschwitz puis, se rendant compte qu’elle est youpine, la vire ; elle le dégoûte. Pourtant elle aime ça, la bite, et croyait avoir trouvé son étalon fougueux pour la ramoner tant et plus. Todd vient voir le vieux cinq jours par semaine et ses notes scolaires s’en ressentent, même s’il a obtenu un A+ pour une rédaction sur les camps nazis. Stephen King donne la recette infaillible pour évoquer avec délectation les Interdits : il suffit de dire toute la répulsion que cela doit inspirer – mais on en a parlé quand même… Morale King, le vieux sera reconnu à l’hôpital et se donnera la mort mais l’adolescent américain Todd, à 17 ans, sera abattu par la police après avoir tué une bonne dizaine d’inconnus par fantasme de toute-puissance, lui devenu impuissant à cause de la pornographie des camps. On comprend mieux, par cette longue nouvelle publiée en 1982 et intitulée Un élève doué, combien « le nazisme » représente le summum de l’emprise du Mal sur la jeunesse déboussolée aujourd’hui. Du grand King.

L’histoire suivante du recueil, tout aussi longue et passionnante, a pour titre Le corps. Il est celui d’un garçon de 12 ans disparu depuis des jours et que des jeunes retrouvent mort au bord de la voie ferrée de marchandises qui traverse les forêts du Maine. Des jeunes prolos de 17 ou 18 ans qui rôdent en voiture, se bourrent à la bière et baisent les filles à la va-vite sur les sièges arrière. De vrais cons. Mais leurs petits frères sont encore à l’âge où l’on croit à l’Aventure et à l’Amitié et, lorsque l’un d’eux entend le grand frère évoquer leur découverte avec son copain, il décide ses propres camarades à tenter une expédition pour aller voir le cadavre. C’est encore une fascination pour l’horreur, un jeune garçon comme eux bousillé par un train ou peut-être massacré par un violeur, mais elle n’est ici que le prétexte à une épreuve en commun quasi scoute, une initiation au monde adulte et à la mort. Gordon le narrateur, son ami Chris le leader et les comparses Teddy le taré fils de taré et Vern le nullard, forment une drôle de bande mais c’est la leur. Ils sont un pour tous et tous pour un. Dans la touffeur de l’été du Maine, les garçons vont se déchirer le torse aux ronces, échapper de peu à un train lancé à toute vitesse sur une passerelle au-dessus du vide, se terroriser aux hurlements de femme violée des lynx dans la nuit, se faire griller la peau au soleil ou meurtrir le cuir aux grêlons, parcourant 25 km aller et autant au retour pour enfin découvrir leur alter ego mort, Ray Brower, sauf que… Mais je vous laisse le découvrir, comme ce qui va s’ensuivre. Stephen King n’est pas tendre avec les gamins de 12 ans et il les éprouve presqu’autant que Dickens ses petits Anglais. C’est ce qui fait son charme, d’autant que Gordon est celui qui aime raconter des histoires et que ses copains sollicitent, le soir à la veillée, serrés torse nu sous les couvertures. Le cinéma en a tiré un film, Stand by me (Compte sur moi) en 1986, avec Will Wheaton (13 ans) en Gordon et River Phoenix (15 ans) en Chris (Young Artists Awards 1987), avec une musique de Nitzsche.

La dernière « novelle » (plus de 20 000 mots qui font nouvelle mais moins de 40 000 qui donnent un roman, dit l’auteur en postface) ressort plus du fantastique habituel de Stephen King. La méthode respiratoire est celle pour accoucher. Mais elle prend un autre relief lorsque la mère est morte d’accident de voiture et décapitée ! Contée par un vieux médecin dans un club confortable en plein hiver de New York, parmi une bibliothèque aux romans très bons mais inconnus et aux poèmes jamais publiés, devant un cognac hors d’âge servi par un maître d’hôtel étrange, cette dernière histoire fournit de quoi terminer la soirée avec de quoi penser pour toute la nuit.

Cette œuvre un peu décalée du Stephen King classique de Shining, Carrie et autres Cujo ou Christine – dont on a tiré autant de films à succès ! – est captivante, surtout les novelles du milieu, les plus longues et les plus ressenties.

Stephen King, Différentes saisons (Different Seasons), 1982, Livre de poche 2004, 735 pages, €8.90 e-book Kindle €9.49

DVD Stand By Me – Compte sur moi, 1986, Columbia, 1h29, €9.90

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Vrai Hold up du faux Q

Connaissez-vous le Q ? C’est un pseudo yankee annonçant depuis 2017 l’Apocalypse de la chienlit soixantuitarde (permissive, démocrate, multiculturelle) et un coup d’état militaire aux Etats-Unis. Le grand Q ânon a un gros Qi, c’est du moins ce qu’il fait croire. Car il manipule le Complot comme un prophète des religions. Les gens ne savent pas qui est Q, c’est normal : en général ils sont assis dessus. Car le Q représente la bêtise au front de taureau selon Nietzsche, le terre à terre de la vache qui regarde avec crainte passer les trains, le faux bon sens qui délire.

Tout est Q, Freud l’avait déjà dit mais le faire péter conforte à la face du monde. Le culte du Q porte à l’obsession textuelle. Tout est bon pour exciter les instincts primaires qui font surgir les émotions ; l’esprit est alors court-circuité, submergé par l’affect. On ne raisonne plus, on résonne – comme une cloche – sous les battements à l’unisson de la bande. Au culte on psalmodie, au Q on ânonne, en chœur, en cœur, la bouche en Q de poule.

Car il s’agit d’horreur qui vous saisit à l’énoncé des faux faits des vrais Q : quoi, des enfants enlevés, gardés captifs, évidemment violés, puis saignés pour obtenir un élixir de longue vie ? Comment ne pas compatir, comment ne pas céder au saisissement ? Même si tout est inventé, sexuellement fantasmé, même si aucune enquête, ni policière ni journalistique, n’a découvert une quelconque preuve tangible, même si tout est rumeur colportée par l’amie de la belle-sœur du coiffeur dont Madame Unetelle a entendu dire sur le net… Même si c’est Donald, le macho canard qui « prend les femmes à la chatte » qui a enfermé les enfants (d’immigrants) en les séparant de leurs parents – ce que ni Madame Clinton lorsqu’elle était Secrétaire d’Etat, ni Barack Obama lorsqu’il était président n’ont fait. Mais plus gros est le loup, plus c’est flou.

C’est dans la marmite du flou que se concoctent les meilleures soupes de croyances. Rien à savoir, tout à croire ! Depuis le procès des Templiers sous Philippe le Bel, l’affaire Calas sous Voltaire, les jugements expéditifs sans avocats sous la Terreur de Robespierre et les Protocoles des Sages de Sion, chacun sait que le Complot est inventé. L’Okhrana des tsars, la Section de préservation de la sécurité et de l’ordre publics de l’empire instaurée en 1881 (l’année même où la France de la IIIe République votait la liberté de la presse…), l’avait fait contre les Juifs, accusés d’anarchisme – donc de terrorisme. Selon les inventions du roman feuilleton commenté dans les salons parisiens de la fin du XIXe où l’antisémitisme catholique sévissait fort en ces temps de République et de laïcité, dit-on. Depuis, tout le monde croit la belle histoire – et le marketing marchand a repris cette technique sous le terme de storytelling. Peu importe que ce soit vrai, il suffit qu’on y croie. Ainsi de la vertu des politiciens ou du verdissement écolo des multinationales industrielles. Ou encore du Complot des élites contre les lambdas selon Q. Or la fièvre Q, selon les médecins, est une maladie infectieuse qui se transmet de l’animal à l’homme – des bêtes aux raisonnables, des complotistes aux citoyens.

Car QAnon vénère Donald Trump, appelé Q+ dans le camp du Bien sur l’exemple des LGBTQ+ dans le camp du Mal. Trump le trompeur, l’éléphant chef du parti des droites, est l’élu de la contre-Cabale, celle qui a placé au pouvoir des présidents progressistes depuis Kennedy. Selon le Q, la Clinton était infâme – puisqu’elle était déjà une femme ; Obama était pire – puisque nègre plus qu’à demi. Ainsi le petit Blanc appauvri par les grands groupes inféodés à l’internationalisme multicoloré gai et mondialiste, abruti par les médias de divertissement et subissant le mépris des élites, serait condamné aux poubelles de l’Histoire. Q l’a dit et tout est dit. Hillary Clinton dévorerait avec appétit les nouveau-nés au petit-déjeuner et se filmerait même en train de les mâcher selon le bon gros Q. Comme le disait Goebbels, un expert en la matière : plus c’est gros, plus ça passe ! Michelle Obama serait trans donc Barack un pédé. Seule l’armée des Etats-Unis échapperait à la Cabale. Pourquoi ? On ne sait pas, mais savoir n’est surtout pas ce qui importe : il faut seulement croire. Q est le titre du film américain Épouvante sur New York réalisé par Larry Cohen en 1982. A l’ombre du cul tout est puant et épouvantable.

Ce comportement de secte rencontre non seulement les intérêts bien compris du clan politique de droite extrême, particulièrement fort dans les Etats-Unis du paon récemment viré dans les urnes (le Q raciste du Ku Klux Klan), mais aussi les intérêts bassement économiques des gourous qui exploitent le filon en vendant livres, DVD et autres méthodes pour résister (189 000€ de crowdfunding pour Pierre Barnérias de Hold up). Et encore plus les intérêts symboliques des idiots utiles du complotisme, ces has-been, artistes ou chercheurs sur le déclin qui cherchent à faire parler d’eux sur les réseaux. Aux Etats-Unis l’acteur James Woods qui soutient Trump, l’actrice Roseanne Barr dont la sitcom a été supprimée du réseau ABC en raison de ses sorties racistes, la vieille star du porno Jenna Jameson qui ne peut plus autant séduire Michael Levitt biophysicien américano-israélo-britannique né en Afrique du sud qui prédisait la fin de l’épidémie en février. En France, Martine Wonner psychiatre et politicienne exclue d’En marche qui déclarait que les masques ne servaient à rien, le médecin Christian Perronne démis de ses fonctions de président du conseil scientifique des maladies vectorielles, Luc Montagnier déconsidéré pour ne voir dans le SIDA qu’un complot, Laurent Toubiana l’épidémiologiste qui niait la possibilité d’une seconde vague, la Pinçon-Charlot sociologue de la reproduction sociale, désormais 74 ans et hantée par « l’holocauste climatique », dont la qualité scientifique des travaux a baissé en proportion de son engagement politique à gauche toute – ainsi que nombre d’autres, cités dans le faux documentaire Hold up. Un film viral qui connait un gros succès de complotisme sur l’air (connu) de « tous pourris ! on nous ment ! on nous cache des choses ! ».

Le complotisme, l’opium des imbéciles, a surgi aux Etats-Unis en 2001 après les attentats du 11-Septembre ; l’élection présidentielle américaine avec ses enjeux de race et de repli national-sécuritaire de 2020 l’a ravivé ; la pandémie du virus chinois l’a conforté. Il était préparé par le biblisme sommaire qui imbibe les esprits faibles des grandes plaines et les laborieuses cités du Nouveau monde.

A suivre…

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Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards

L’homme est un être social qui ne se développe qu’en relation. Pour l’auteur, l’identité narrative des parents, issue de leur histoire personnelle, compose l’alentour sensoriel qui encadre le développement de l’enfant. Cela commence dans le ventre de sa mère. La septième semaine, le toucher est un contact ; dès la 11e semaine apparaissent le goût et l’odorat via le liquide amniotique. La 24e semaine introduit le son. Tout cela s’imprime dans la mémoire sensorielle.

La naissance est l’inscription dans une filiation par le jeu des ressemblances. Dès le premier jour, le comportement du nouveau-né influe sur la manière dont l’entourage se comporte envers lui. La culture intervient très tôt dans la stabilisation d’un trait de tempérament. En Chine, où la vie traditionnelle du foyer est paisible, ritualisé et imperturbable, les tout-petits se stabilisent tôt. Aux États-Unis, les parents remuants et sonores, versatiles, alternent l’ouragan de leur présence avec le désert de leurs départs répétés ; les tous petits s’y adaptent en alternant frénésie d’action et gavage par les yeux et la bouche pour combler le vide affectif. Les deux parents comptent et composent un triangle de relations avec l’enfant. Il existe des familles coopérantes où le père et la mère alterne pour les soins ; des familles stressées où règne le moi-je d’un seul parent ; les familles abusives où un parent s’allie à l’enfant au détriment de l’autre parent ; les familles désorganisées où règne l’anarchie.

La pulsion génétique donne l’élan vers l’autre, mais la réponse de l’autre est grandement culturelle ; elle donne un tuteur de développement. La figure d’attachement, qui peut être la mère, le père, le grand frère ou tout adulte qui s’occupe régulièrement de l’enfant, agit comme une base de sécurité pour l’exploration par le petit du monde physique et social. Dans une relation à plusieurs (au minimum le triangle), l’enfant répond à une représentation ; ses émotions sont déclenchées par ses perceptions autant que par l’écho qu’elles ont parmi ses relations. L’attachement sécurisant produit chez l’enfant le comportement de charme qui attendrit les adultes et les transforme aussitôt en base de sécurité. Les attachements évitant, ambivalents ou désorganisés, dissuadent les adultes de s’occuper d’eux car ces petits-là sont difficiles à aimer.

Mais les enfants sont malléables. Si les styles persistent dans la mémoire inconsciente qui façonne le tempérament, le développement est infléchi par tout changement social. À chaque étape de développement, les enfants deviennent sensibles à d’autres informations et à d’autres tuteurs : sensoriels chez le bébé, rituels à la crèche, le dessin puis la parole par la suite. La mère ou le père, les autres membres du groupe parental, les familles de substitution, les associations et clubs de sport, l’art, la religion ou la politique, peuvent à leur tour étayer l’enfant. Un père qui toilette, joue, nourrit, gronde et enseigne à un effet de « rampe de lancement ». Pour le bébé, la sensorialité d’un homme et d’une femme n’a pas la même forme : les mères sourient plus, vocalisent plus, mais bougent moins le nourrisson. Les pères parlent moins mais taquinent, et ces tentative de déstabilisation incitent l’enfant à s’adapter à la nouveauté et à la prise de risque.

La Shoah puis le Vietnam, le Liban et le Kosovo, ont déclenché le travail clinique sur le traumatisme. Le choc n’est pas seulement organique mais aussi narratif. L’accueil de la société, les réactions de la famille, l’interprétation des journalistes, orienteront la narration vers un trouble durable secret ou vers une intégration de la blessure. Si la société et la culture ne disposent autour de l’enfant blessé d’aucune possibilité d’expression, le délire logique et le passage à l’acte fourniront des apaisements momentanés et aboutiront à l’extrémisme intellectuel, la délinquance ou la psychopathie. D’où la supériorité des sociétés qui permettent d’exprimer, soit par le rituel, soit par le débat démocratique. C’est la conviction qu’il est responsable de ce qui lui est arrivé qui permet à l’être humain de devenir sujet de son destin et auteurs de ces actes, et non plus objet ballotté par les circonstances et soumis. L’absence de cadeaux ou de reconnaissance crée un vide. Mais quand l’enfant blessé devient celui qui donne, il éprouve le bonheur de ne plus être victime fautive mais celui qui aide. Il se socialise. Depuis les bombardements de Londres en 1942, on sait que les réactions psychologiques des enfants dépendent de l’état des adultes qui les entourent.

Dans un milieu sans loi, un enfant qui ne serait pas délinquant aurait une expérience de vie très brève. Quand la société est folle, un enfant ne développe une estime de soi qu’en réussissant de beaux coups contre les adultes empotés. Quand la famille disparaît, l’approbation parentale cède la place à l’approbation des pairs. Ce qui façonne un enfant est la bulle affective qui l’entoure chaque jour et le sens que son milieu attribue aux événements. La réponse émotionnelle de la famille soutient ou enfonce en partageant l’émotion ou en faisant la morale et en rejetant. Pour résilier un traumatisme, il faut le dissoudre dans la relation et l’incorporer dans la mémoire organique. Faute de quoi se laisse fasciner par le vide ou bien on se débat et on travaille à le remplir par la création. L’art n’est pas un loisir mais une contrainte à lutter contre l’angoisse du néant. L’orphelinage et les séparations précoces ont fourni beaucoup de créateurs : Balzac, Nerval, Rimbaud, Baudelaire, Dumas, Stendhal, Voltaire, Dostoïevski, Kipling…

Les aptitudes acquises tout petit permettent de surnager et de faire face aux catastrophes sa vie durant par la confiance, le comportement de charme et la prise de risque. On peut retisser des liens, redonner sens et redevenir acteur. La vie n’est donc pas un destin écrit mais une voie sur laquelle des bifurcations se présentent, que l’on emprunte ou pas selon les autres qui aident ou qui repoussent.

Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, 2001, Odile Jacob poche 2004, 241 pages, €8,90 e-book Kindle €9.99

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Guy Vallancien, A l’origine des sensations, des émotions et de la raison

Vaste programme ! Le livre du professeur honoraire de 73 ans Guy Vallancien est une gageure. Son auteur est chirurgien urologue et pionnier de la robotique chirurgicale en France, membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie nationale de chirurgie, fondateur de la Convention on Health Analysis and Management et de l’École européenne de chirurgie, membre de l’Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Beaucoup d’éminent titres pour un ambitieux essai qui ne vise – pas moins – qu’à retracer la lignée, des particules subatomiques à la conscience compassionnelle humaine.

L’être humain n’est qu’un maillon d’une chaîne et évolue par mutations pour s’adapter sans cesse à l’univers qui change. Sa visée est la vie, tout simplement, l’élan qui pousse sans raison, juste parce que le vital est ainsi fait. Ceux qui croient peuvent aller au-delà, pas le scientifique qui se limite à constater ce qui est. La vie se développe et se répand par autonomie, fraternité et auto-organisation. C’est ainsi de la cellule à l’homme, et l’animal sapiens ne fait exception que parce qu’il va encore plus loin, ajoutant la compassion.

Notre état de conscience supérieur nous permet d’être méchant gratuitement, mais aussi plus sociable que les espèces animales, dépassant la « loi naturelle » (concept humain) qui fait du plus apte le survivant par excellence. Notons cette réflexion qui nous vient à la lecture du livre : les Américains en sont restés à la loi du plus fort, ce qui rend leur égoïsme implacable et puissant ; mais les Européens sont peut-être en avance dans l’Evolution de la conscience, puisqu’ils donnent à la compassion et à l’entraide une valeur supérieure. L’auteur ne le dit pas car son essai manque de clarté. Il veut trop embrasser et mal étreint. Ses huit chapitres sont inégaux, les premiers utiles en ce qu’ils retracent brillamment la genèse de l’éclosion humaine depuis les origines de l’univers, avec forces références et exemples, les suivants touffus et parfois inutilement polémiques.

La robotique et ladite « intelligence » artificielle (qui n’apparaît que comme la programmation intelligente des concepteurs humains) viennent comme un cheveu sur la soupe et l’auteur ferraille avec les admirateurs et autres croyants de l’humanité « augmentée ». Faut-il « repenser » notre nature humaine comme il le prône ? Notre savant retrouve benoitement les trois étages de l’humain que les Antiques, puis Pascal (les trois ordres) et Nietzsche (chameau, lion, enfant) entre autres, distinguaient déjà : les sensations, les émotions, la raison – avec la charité (Guy Vallancien dit la compassion) en supplément d’âme ou comme propriété émergente de la raison sociale.

S’agit-il d’un essai polémique contre l’IA et les néo-croyants du Transformisme ? S’agit-il d’un essai de scientifique pour tracer une philosophie de l’évolution humaine ? On ne sait trop. Les propos rigoureux, étayés d’exemples de recherches, voisinent avec des raccourcis critiques sur l’actualité et un chapitre 7 incongru sur la bêtise en réseau. « Que reste-t-il dont j’aurais la certitude ? Pas grand-chose ! » avoue-t-il p.233 dans son trop délayé « Point d’orgue » en guise de conclusion. Le livre n’est pas abouti et c’est dommage, car le lecteur est frappé par d’excellentes remarques ici ou là.

Tel le « séquençage de centaines de jeunes Chinois ‘surdoués’ au QI de plus de 130 pour y rechercher le secret d’une intelligence dite supérieure à transmettre aux autres (chinois, bien-sûr), comme semble y travailler l’équipe du Beijing Genomic Institute de Shenzhen ? Course absurde au toujours plus. Quand on aura mesuré le QI des cons à 120, les QI moyens seront à 180 et les supérieurs à 250. Qu’aurons-nous gagné ? Une augmentation du nombre d’individus atteints du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme qui se caractérise par des difficultés significatives dans les interactions sociales » p.103. Sans compter que « le QI » ne mesure que la conformité des esprits au formatage des tests et ne préjuge en rien de « l’intelligence » au sens global de la faculté à s’adapter à tout ce qui survient.

Quant à « la conscience », dont les religions du Livre font un souffle de Dieu, elle « serait consubstantielle à la matière depuis l’origine de l’Univers, l’esprit émergeant progressivement des appariements particulaires, du bouillonnement moléculaire, des interactions chimiques et des collaborations biologiques » p.146. L’humain apparaît donc comme un être émergeant de la masse vivante, pas un dieu tombé sur la terre ; nous sommes fils des étoiles et non d’un Être mythique, projection machiste du Père et Mâle dominant, élu maître et possesseur de tout ce qui vit et pousse sur la planète. Les Idées pures platoniciennes ne sont qu’une image mentale et le « je pense donc je suis » cartésien doit être remplacé par le « je ressens donc je deviens » pour se sublimer en « j’aime donc je suis » – qui forme un meilleur titre que le trop pesant A l’origine des…

Car par la génétique, la physiologie et la culture, nous, être humains, sommes avant tout « des êtres d’émotion, d’attention et de collaboration, depuis les éléments galactiques les plus lointains jusque dans les plus petits recoins de notre anatomie… » p.248. Ce qu’aucun algorithme ne pourra jamais devenir.

Guy Vallancien, A l’origine des sensations, des émotions et de la raison – J’aime donc je suis, L’Harmattan 2019, 248 pages, €25.00 e-book Kindle €18.99

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Le discours d’un roi de Tom Hooper

Comment l’histoire d’un bègue peut-elle passionner le spectateur ? Mais quand l’Histoire surveille et que le bègue est roi, tout défaut devient intéressant. Albert Frederick George (Colin Firth), fils cadet de feu George V (Michel Gambon), est devenu roi à la place de son frère aîné Edouard (Guy Pearce), alors qu’il n’y était pas destiné et qu’il avait ce handicap. Il bégaie en effet depuis l’âge de quatre ans et il lutte désespérément pour surmonter cette particularité fort gênante surtout lorsqu’on est un homme public.

Le film insiste sur l’origine psychologique due à la peur de mal dire du petit enfant, déjà gaucher contrarié et aux genoux cagneux, que sa nounou n’aimait pas. Il insiste sur l’inhibition renforcée par son père irrité qui l’incitait à « cracher le morceau ». Une prédisposition génétique n’est pas à exclure, la famille ayant tendance à la consanguinité, ne trouvant jamais les prétendants extérieurs assez bien pour elle. Très émotif, Albert duc d’York explose volontiers de colère mais, en même temps, s’accroche, obstiné de volonté, ayant intégré ce caractère anglais qui fait rester stoïque sous les épreuves. C’est probablement là qu’est le message universel du film.

Après avoir tout essayé des traitements en cour, son épouse (Helene Bonham Carter) prend l’initiative d’aller voir anonymement un « alternatif » de bonne réputation mais qui n’est pas passé par la faculté (Geoffrey Rush). Pire, le praticien est Australien – autrement dit descendant de putain et de bagnard, pour la haute société post-victorienne. Il est aussi autodidacte et acteur raté – ce qui n’est pas vraiment recommandable. Mais il est doué. Lionel Logue a trois enfants et donne des cours d’élocution, il réussit plutôt bien auprès des jeunes.

Lionel impose à Bertie (diminutif d’Albert que seuls ses frères ont « le droit » de lui donner) une relation d’égalité, afin que le soin puisse fonctionner. Les deux hommes vont progressivement devenir amis, malgré les régressions et les progrès, les détentes et les orages. C’est dans l’adversité que se forment les liens les plus puissants et le futur roi n’avait jusque-là aucun ami, hors son frère. Par expérience, en soignant les traumatisés du front après 1918, Lionel a inventé une méthode pragmatique qui mélange exercices d’orthophonie et prise de conscience psychique de ses blocages. Par exemple, lire un discours en écoutant de la musique lève les inhibitions et Albert a la stupeur de s’entendre citer Shakespeare sans jamais bafouiller sur l’enregistrement qu’a fait Lionel et qu’il lui a donné avant leur première rupture. Je me demande d’ailleurs pourquoi Albert, devenu le roi George VI, n’a pas utilisé cette méthode – fort efficace pour son cas – lorsqu’il a dû lire à la TSF son premier discours à la nation et à l’empire…

Albert ne venait qu’en second dans l’ordre dynastique mais son aîné Edouard VIII a abdiqué, préférant baiser sa maîtresse américaine deux fois divorcée à la charge de l’empire et aux convenances conjugales. Le Premier ministre Baldwin l’y a clairement poussé, tandis que l’archevêque de Westminster a fait du mariage royal avec une divorcée un casus belli ecclésiastique. George VI a donc été couronné le 11 décembre 1936, à 41 ans, comme roi en tous points conforme au modèle : marié légitimement avec une vierge, Elisabeth Bowes-Lyon de noblesse écossaise, fidèle époux et père de deux filles, Elisabeth (Freya Wilson) – future Elisabeth II – et Margaret (Ramona Marquez), s’intéressant aux affaires du royaume et du monde plus qu’au sexe. Il mourra à 56 ans dans son sommeil en 1952.

Logue a quinze ans de plus que lui et joue le rôle d’un aîné, moins écrasant qu’un père, professionnel sans a priori et lui-même père de trois garçons. Fils de brasseur, « kangourou sorti du veld » comme l’accuse Bertie en colère, Lionel est patient et jamais irrité comme George V, tout en n’hésitant jamais à dire des vérités insupportables au cant. Mais il l’aide et ne l’humilie pas. L’ordre de son père de prononcer le discours à l’exposition du British empire en 1925 a été une catastrophe ; Bertie ne veut plus jamais que cela se reproduise. Exercices de détente musculaire, traits rouges sur le papier pour scander les phrases et mieux faire passer ses hésitations, présence constante dans une atmosphère neutre, tels sont les ingrédients du succès. Le discours sur la déclaration de guerre est une réussite et même Churchill (Timothy Spall) le félicite.

Même non-anglais, non-royaliste, à deux générations de distance, le spectateur d’aujourd’hui réussit à être captivé par cette histoire somme toute plus humaine que politique. C’est à mes yeux un excellent film avec beaucoup de charme, intimiste et subtilement diplomate, faisant surgir la tension dramatique du heurt des émotions et de la raison, fût-elle d’Etat.

DVD Le discours d’un roi, Tom Hooper, 2010, avec Colin Firth, Helena Bonham Carter, Derek Jacobi, Geoffrey Rush, Jennifer Ehle, Wild Side Video 2012, 2 h, standard €6.20 blu-ray €11.72

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Laurent Olivier, Le pays des Celtes

Curieux objet que ce livre qui commence par un délire imaginaire comme un trip à l’acide d’où l’auteur revient « fatigué, la tête te tourne » (mais après l’étonnante réminiscence sensuelle d’un village gaulois), et qui se termine dans les envolées philosophiques sur le présentisme en histoire – une thèse ultracontemporaine qui pourrait bien ne pas résister au temps et passer de mode. Entre les deux, peut-être une collection d’articles revus et organisés en plan chronologique pour aboutir à la « mémoire » gauloise.

Les voix du passé rappellent combien « les Gaulois » ont été vus avant tout comme anti Grecs et Romains – donc « barbares » – combattant nus et mettant en avant leurs plus féroces guerriers dans les clameurs fusionnelles des compagnons. Inorganisés, animaux, hâbleurs, bâfreurs et buveurs, « fainéants retors » et « méprisant tout le monde » (p.54), les Gaulois sont devenus l’anti-modèle de « la » civilisation, ce juste milieu du milieu du monde qu’est à l’époque la Méditerranée. « Que manque-t-il donc aux Gaulois ? Tout ce qui fait la force des Romains : la réflexion, la détermination, le courage dans l’adversité, mais aussi la prudence, la fidélité aux institutions et l’obéissance aux lois » p.57. On croirait lire une critique des Gilles et Jeanne de notre temps. En bons bobos écolos, les Romains selon Strabon au début du 1er siècle de notre ère, reprochent aux Gaulois de se nourrir surtout de lait et de viande, délaissant les produits élémentaires de l’agriculture. Mais les Celtes ont évolué en deux millénaires, les Keltoïs évoqués par les premiers historiens grecs comme Hérodote (probablement tous les non-Grecs au nord du pays) ayant peu à voir avec les Galli dépeints par César.

La Gaule sort de terre lorsque les Européens du XVe siècle découvrent les « Indiens » nus d’Amérique et réfléchissent au « bon sauvage ». Nos émotions inhibent notre raison et nous empêchent de chercher la signification des actes que nous observons. Ce qui se produit avec l’Amérique a dû se produire avec les Antiques. C’est alors que les fouilles de hasard commencent à reconnaître la Gaule dans les objets matériels : « nous aussi avons été sauvages » p.102. Mais « jusqu’aux années 1860, on ne sait pas à quoi ressemble la culture matérielle des Gaulois » p.111. Les sources historiques ont conduit à interpréter faussement les vestiges – jusqu’aux découvertes suisses et celles d’Alise (Alésia). Les découvertes se succèdent, y compris celles de tombes ornées : il peut donc exister un art des peuples non civilisés. L’Allemand Jacobsthal, dans les années 1920, reconnait un authentique art celtique, « attirant et repoussant ; il est loin de la primitivité et de la simplicité, il est raffiné en pensée et en technique, élaboré et intelligent, ; pleine de paradoxes, sans cesse en mouvement, curieusement ambigu, rationnel et irrationnel, sombre et étrange – loin de l’humanité aimable et de la transparence de l’art grec » p.138. « C’est fondamentalement qu’ils n’ont pas le goût du réalisme », ajoute Henri Hubert p.139, chargé d’organiser le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain en Laye, le prédécesseur de l’auteur. André Breton récupérera ces « forêts de symboles » de l’art gaulois au profit du surréalisme p.143.

Mais la résurgence du passé n’est pas neutre. Le nationalisme exacerbé des XIXe et XXe siècles a teinté les gauloiseries d’antigermanisme primaire et rejeté le monde anglo-saxon aux marges. « La guerre des Gaules est relue sous l’aspect d’une lutte nationale contre l’oppresseur étranger » p.160. Les Gaulois ne sont qu’une branche des Celtes, coincés entre la Belgique et l’Aquitaine, les Helvètes et la Province (Provence) romaine ; quant aux Germains raciaux de Kossinna, ils sont vus par des préjugés développés en erreurs. Les nazis se prévalent des seconds, les français vaincus des premiers : « Pétain se drape littéralement dans les symboles de la Gaule éternelle » : yeux bleus, moustache fournie, francisque de Vercingétorix (p.165). Car le passé est hybride : « il est simultanément objet (d’investigation, de connaissance) séparé de nous et projection, transfert du plus profond de nous-mêmes » p.209. C’est ainsi que les grands guerriers gaulois ont autour d’eux une cour d’amis proches et de fidèles, les soldures, ne connaissent pas la neutralité de l’Etat mais les liens d’homme à homme – bien qu’élus pour un an et pour la guerre. L’usage de la force est décidé collectivement et la violence personnelle qui a tant frappé Grecs et Romains est déléguée par la collectivité – comme dans l’Iliade. La parole du barde transforme les gestes du roi en prestige, dont le plus grand est de redistribuer les richesses. Cette économie du don n’est pas viable dès lors qu’une économie proche fonctionne sur l’accumulation : « Les fondements d’un échange inégal se mettent donc en place. Plus exactement, une économie marchande étrangère vient se greffer sur une économie indigène du don et de la dette, qu’elle exploite comme une source intarissable de profits » p.257. Aujourd’hui voit rejouer le même écart : socialistes français dépensiers clientélistes contre capitaliste anglo-saxons avisés…

Ce n’est que dans la dernière partie, Mémoire gauloise, que l’auteur se prend enfin à évoquer pour aujourd’hui les Celtes et les Gaulois du passé. La science gauloise est attestée par « les créations des géomètres celtiques », proche des pythagoriciens p.268. Pour l’auteur, l’histoire est composée de traces matérielles, écrites ou conservées sous la terre, en bref une archéologie. Le « passé » est toujours vu avec l’œil d’aujourd’hui, un aujourd’hui qui ne cesse de changer avec le temps qui passe. En bref, « les Gaulois » ne seront jamais figés en une essence immuable mais toujours observés avec un œil neuf – différent – en une « convergence temporelle » p.284. Après « l’histoire nationalisée » de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a succédé une « histoire socialisée » dans l’entre-deux guerres ; aujourd’hui verrait « une archéologie de la mémoire historique »« un présent compressé du présentisme » selon l’auteur (p.293).

Intéressant, inégal, trop long et parfois répétitif sur la « philosophie » de l’histoire, ce livre d’un conservateur du musée des Antiquités nationales incite à revoir les Gaulois parmi les Celtes et les Celtes parmi les Grecs et les Romains. Il incite surtout à sortir des mythes reconstruits et des récupérations régionalistes ou nationalistes qui ne servent pas le savoir.

Laurent Olivier, Le pays des Celtes – Mémoires de la Gaule, 2018, Seuil collection L’univers historique, 334 pages, €23.00 e-book Kindle €16.99

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Alain Braconnier, Le sexe des émotions

« Ma conviction profonde de médecin et de psychologue est que la plupart des malentendus entre hommes et femmes reposent sur la différence qu’instaure le langage affectif propre à chacun des sexes et que, par conséquent, une meilleure lecture de nos émotions réciproques devrait nous aider à mieux nous comprendre » p.9. Telle est la thèse de l’auteur, psychiatre dans le 13ème arrondissement et enseignant à l’université Paris V. L’expression des émotions favorise les liens affectifs et sociaux, or filles et garçons les expriment différemment, du fait des hormones, de l’éducation parentale sexuée et des stéréotypes culturels. Comprendre ces différences permet de relativiser et de faire un pas chacun vers l’autre. L’auteur ne milite pas pour une androgynie mythique (« aimons nos différences ! » dit-il p.195), mais pour une empathie réciproque.

Hommes et femmes ne parlent pas la même langue, n’ont pas les mêmes goûts, ne sont pas blessés par les mêmes mots. Les six grandes émotions ont un langage universel sans écart entre les sexes (joie, colère, peur, tristesse, dégoût, surprise), mais les émotions secondaires touchent différemment. L’amour de l’homme est souvent un coup de foudre, celui de la femme une cristallisation progressive ; à la télévision, la femme préférera la comédie musicale, l’homme un film d’action ; au travail, les femmes ont des rapports et des échanges intimistes, les hommes voient le statut et l’indépendance ; en disant « qu’en penses-tu », l’homme aura toujours l’air de demander une permission et la femme l’avis de son compagnon.

L’histoire occidentale peut-elle expliquer cet écart sexué ? L’effet « charrue » aurait différencié dès le néolithique les rôles masculins (portés sur l’action et la force physique) des rôles féminins (portés sur la maison et la gestion familiale). Au mâle Moyen-âge, agricole et guerrier aurait succédé la tendre Renaissance. Dès la fin du 16ème siècle débute la « guerre des sexes » où les femmes cherchent à s’émanciper de la tutelle patriarcale par les salons des Précieuses ou les dérèglements des émeutières. Au 19ème siècle, la technique ramène la domination mâle et fait des femmes des névrosées hystériques (Flaubert, Zola, Freud…). Chez Freud, la femme a une psychologie marquée par le manque : l’envie du pénis. La crainte de l’homme est à l’inverse la castration. Ces préjugés théoriques vont durer jusqu’au féminisme des années 1960 qui, dans son excès, va contribuer à rééquilibrer les rôles.

Mais les études de psychologie ont montré que les bébés n’expriment déjà pas leurs émotions de la même manière. « Les garçons sont, dès les premiers mois, d’humeur changeante. Ils sont aussi plus difficiles à consoler. Les filles, en revanche, sont émotionnellement plus stables. Elles sourient et vocalisent avant et plus souvent que les garçons » p.43. Les bébés garçons sont plus agressifs en raison des hormones androgènes mais le comportement parental encourage aussi les écarts biologiques : les mères sont plus expressives avec leurs bébés filles ; dans l’enfance, elles diront plus volontiers « soit gentille » à leur fille – mais « défends-toi » à leur fils. Passé 1 an, le garçon va extérioriser son agressivité dans le choix de ses jouets : « Donnez un séchoir pour poupée à une petite fille, elle sèchera les cheveux de son ‘enfant’, parfois avec un certain sadisme. ‘Tu me brûles’, lui fait-elle dire. Quant au petit garçon, il a déjà transformé le séchoir en pistolet ! » p.53. D’où le ridicule de l’idéologie du « pas d’armes » chez les bobos naïfs. Mieux vaut encourager l’expression des émotions chez les garçons et les échanges entre filles et gars dans les jeux – que de prononcer des interdits ineptes en croyant, par là seul, avoir bonne conscience.

Car c’est de façon spontanée que les filles se mettent en petit groupe et les garçons en bande. Chaque communauté renforce ses propres tropismes, l’affectivité chez les filles et l’agressivité chez les garçons. « Il amène à recommander aux parents de veiller à ne pas exagérer l’effet des stéréotypes éducatifs. Filles et garçons, hommes et femmes, nos émotions seront plus variées si nous nous tournons vers l’autre sexe au lieu de rester entre nous » p.57. Les adolescents, en apparence rebelles, adoptent avec angoisse les stéréotypes sociaux les plus courants pour polir leur image sexuée : tendres cousines et machos volages. L’agressivité des mâles et l’anxiété des filles se renforce à cet âge, d’où l’intérêt de les avoir préparés durant l’enfance à se comprendre.

D’autant qu’une fois adultes, les réactions continueront d’être différentes. « On sait aujourd’hui que la testostérone, l’hormone mâle, émousse l’expression émotionnelle et inhibe les pleurs : un homme qui pourrait pleurer bouderait sans doute moins ! Mais c’est aussi le contexte culturel qui interdit au sexe masculin cette manifestation de sensiblerie mieux acceptée d’une femme. Le statut social joue également » p.79. L’homme se défend en projetant sur les autres et en rationalisant ; les femmes culpabilisent et pleurent plus volontiers. Anxiété pour les filles, troubles obsessionnels pour les garçons ; la dépression est beaucoup plus fréquente chez les femmes, mais la paranoïa chez les hommes (névroses féminines, psychoses masculines). Rumination féminine, vantardise masculine : là encore les hormones sont en cause, renforcées par les stéréotypes sociaux : les œstrogènes favorisent la dépression, les androgènes l’agressivité.

Ces écarts peuvent être réduits par l’éducation, mais surtout selon l’auteur par le développement en soi-même de son intelligence émotionnelle. Capacité socialement utile : « De fait, les vrais problèmes sur lesquels butent les spécialistes de l’intelligence aujourd’hui – résolution des difficultés en cas de buts multiples, prise de décision en milieu incertain, coordination de plusieurs systèmes intelligents – sont des problèmes dans lequel le facteur affectif semble toujours avoir une part » p.111.

Ni « mâle mou », ni « femme métallique », l’auteur ne prône en rien l’égalité réelle des sexes. Il consacre tout le chapitre 5 à faire la revue des idées reçues sur les comportements sexués concernant l’égoïsme, la passivité, la domination, la jalousie, la fierté, la diplomatie, etc. Il en vient à montrer qu’il s’agit le plus souvent de comportements différents – mais pour parvenir au même but. La femme n’est pas moins avide de pouvoir que l’homme, elle y parvient non par la confrontation directe mais par des voies plus discrètes ; elle met moins en avant son agressivité et son esprit de compétition, et plus ses facultés éloquentes, son intuition à comprendre l’autre et son goût pour les relations durables. Les femmes sont plus influençables par les autres, mais les hommes le sont par ce qu’exige leur statut social.

L’imagerie IRM montre des irrigations des parties du cerveau différentes entre hommes et femmes pour les mêmes tâches. Les hommes montrent des hémisphères plus fortement spécialisés que les femmes, d’où la difficulté de ces dernières à dissocier trop l’émotionnel du rationnel. Ces écarts sont confortés par la société et par l’éducation, qui voient mieux réussir les filles dans le verbal et l’empathie (littérature, psychologie) et les garçons dans l’intelligence spatiale et abstraite (maths, physique, architecture). Mais ce ne sont que des tendances moyennes et des stéréotypes sociaux, les études montrent aussi que les filles sous-estiment leurs compétences alors que les garçons, soucieux de leur image, les survalorisent.

Citant le professeur Gottman, l’auteur expose les quatre attitudes néfastes qui conduisent un couple au divorce : la critique acerbe, le mépris, l’attitude défensive et le repli sur soi. La gestion des émotions par chaque sexe, et notamment le « droit à la fragilité » pour les hommes, le respect des différences et l’écoute de l’autre, devraient éviter ces drames. « Apprendre à écouter les similitudes et les différences de nos sentiments représente la formule magique. Il faut favoriser l’harmonie de la raison et des sentiments » p.191. Car « Le secret de l’efficacité de ce dialogue nous a été enseigné par Socrate. C’est le désir d’apprendre de la personne avec qui nous nous entretenons. Tout le contraire de l’injonction : ‘réponds quand je te parle !’ » p.193.

Alain Braconnier, Le sexe des émotions, 1996, Odile Jacob Poche 1998, 211 pages, occasion €2.00 à 6.00

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Troy Blacklaws, Karoo boy

Premier roman sud-africain d’un auteur né en 1965, l’histoire en courts chapitres trace en pointillés l’initiation d’une enfance brutalement passée à l’âge d’homme. Il est midi sur une plage du Cap, un couple et ses deux enfants joue au cricket avec l’oncle et son gamin. L’instant d’après, l’un des garçons gît sur le sable, la tempe défoncée par la balle lancée par le père. Il est mort et tout bascule. Son jumeau Mardsen n’est plus, son père disparaît, sa mère décide de déménager de la ville côtière vers le désert intérieur, le Karoo. Fin de l’enfance.

Le veld, c’est le bled, les gens y sont sauvages et irascibles, l’apartheid y est plus dur, les gros cons de petits Blancs défoncés à la bière s’amusent à tirer au fusil sur les chats des Noirs ou les battent à coup de pelle sur le seul soupçon d’avoir mis le feu à la prairie. Le collège ne tolère que les crânes rasés et considère les surfeurs du Cap comme des moffies (pédés). Les garçons sont chargés en cours d’éviscérer des lézards et d’égorger des lapins blancs vivants avant de les disséquer. Pas de mauviettes chez les suprématistes blancs ! Comment tuer son kaffir (nègre) quand la guerre civile surviendra, si l’on tourne de l’œil devant le sang de la bête ?

Douglas, le jumeau déjumelé, le fils orphelin de modèle masculin, doit se débrouiller tout seul. Sa mère reste dans sa peinture, ses condisciples tiennent plus du côté con que disciples. Il n’y a guère qu’un vieux Noir employé à la station-service, Moses, avec qui bricoler les bagnoles et parler du sens de la vie. Pour les travaux pratiques, Marika la voisine de son âge, vadrouille à bicyclette dans le veld et nage nue ; elle s’offre à lui juste avant d’être envoyée en pension.

Le style est direct et descriptif, minimaliste, avec ce côté efficace de la littérature anglo-saxonne aux confins de l’ex-empire. Les émotions sont prises comme des données, le travail de l’écriture s’est efforcé de supprimer le maximum de mots. C’est brut et violent, âpre comme un whisky malté, dans le ton féroce des dernières décennies de l’apartheid où déjà, les Blancs se partageaient entre libéraux de la côte apprivoisés à la cohabitation avec les Noirs, et les arriérés de l’intérieur qui en rajoutaient dans le racisme ordinaire.

Malgré l’abus par le traducteur des termes et expressions afrikaans, parfois non traduites dans le glossaire de la fin qu’il est pénible de devoir si souvent consulter, j’ai aimé cette expérience humaine. Pour la pudeur du style, pour les mots au scalpel, pour le complet désintérêt de l’auteur pour son « effet » médiatique, je me suis délecté de ce livre – un roman contemporain qui raconte une histoire.

Sélection des 20 meilleurs livres 2006 de ‘Lire’, 2004

Troy Blacklaws, Karoo boy, Points Seuil 2008, 252 pages, €6.70

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Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve

Nous sommes presque demain en 2049. Le film s’inspire du roman de science-fiction écrit par Philip K. Dick pour 2019, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Il prend aussi la suite du premier Blade Runner de Ridley Scott sorti en 1982 et se situe trente ans plus tard, dans la veine du « fils » qui poursuite l’épopée ancestrale.

La pollution rend irrespirable et orageuse la Californie, tandis que l’agglomération de Los Angeles est entourée de déchets électroniques déversés par de grandes machines volantes automatiques dans des décharges où un esclavagiste noir fait travailler des enfants blancs « orphelins ». L’humanité est encouragée à émigrer vers les étoiles pour les exploiter en colonies, tandis que la Tyrell Corp – sorte de Google omnipotent – crée depuis des décennies à partir du génie génétique ces fameux « réplicants » de plus en plus perfectionnés, mi-robots mi-humains, issus d’ADN. Une révolte de réplicants a eu lieu sur Mars et, par peur du grand remplacement, les vrais humains ont créé une section spéciale de la police de Los Angeles (LAPD) pour traquer les réplicants en situation irrégulière. Ils se font appeler les Blade Runners – les « gaillards pisteurs ».

K est l’un de ces gaillards (Ryan Gosling) ; il a 30 ans et est entraîné pour faire face à toutes les situations. Justement, il découvre un ancien modèle (Dave Bautista) qui vit en autarcie dans une ferme isolée où il mange les vers protéinés de sa production qu’il cuisine à l’ail, met oublié, pour les agrémenter. Discussion, refus pionnier de de faire contrôler comme un esclave en fuite, bagarre : le K tue le réplicant. Au moment de partir, dans sa carcasse volante, il aperçoit une fleur déposée au pied d’un arbre mort. Il demande à son drone de scanner la profondeur du sol – et il découvre un coffre qui contient un squelette de femme ayant enfanté par césarienne, morte en couches. Pourquoi cet ensevelissement loin de tout ? Pourquoi ce numéro de série tatoué sur l’os pelvien ? Une réplicante serait-elle capable de se reproduire comme une vraie humaine ?

Ce serait la révolution – et l’élimination des humains par leurs quasi sosies mieux adaptés, tout comme Neandertal le fut jadis. Sa chef du LAPD (Robin Wright) enjoint K de traquer l’enfant né jadis et de détruire toutes les preuves de ce secret qui menace l’humanité. Le seul souvenir personnel de K est d’avoir caché un cheval de bois pour que les autres enfants de l’orphelinat ne puissent lui prendre. Mais est-ce un « vrai » souvenir ou un souvenir implanté ? Le Blade Runner est troublé par le fait que la date gravée sur le cheval jouet est la même que celle trouvée gravée au pied de l’arbre mort, au-dessus du coffre au squelette, une valise militaire. Son enquête commence par la ferme aux souvenirs où une jeune fille au système immunitaire déficient vit en bulle et crée par l’imagination des souvenirs qu’elle peut implanter chez un réplicant (Carla Jury). Pour distinguer les vrais des faux, dit-elle, il faut mesurer l’émotion qu’ils provoquent.

La suite sera de retrouver Rick Deckard, l’ancien Blade Runner disparu et qui se terre, le héros du film de 1982 (Harrison Ford) pour faire le lien.

Mais la Tyrell Corp ne veut pas être tenue à l’écart du secret : elle sait tout, elle voit tout, surveille tout – un vrai Google ! Et « le secret politique » est vite éventé. Son chef Wallace (Jared Leto), malvoyant aveuglé en outre par l’hubris du pouvoir, mandate sa réplicante phare, Luv (Sylvia Hoeks), qu’il a dotée de facultés de combat incomparables, pour suivre K et retrouver l’enfant naturel de la réplicante d’il y a trente ans. C’est un secret de fabrication qu’il veut disséquer pour le perfectionner et créer encore mieux et plus spécialisé. Toujours les affaires…

Le film est trop long, souvent lent, et le spectateur devine outrageusement vite qui est cet enfant né il trente ans auparavant. Mais l’histoire agite tous les thèmes qui angoissent l’humanité des années 2000 : la peur des robots et de l’IA, l’omniprésence de la surveillance électronique des grosses entreprises privées, le pouvoir sans limites qu’elle procure à ses dirigeants, l’orgueil humain de vouloir s’égaler à Dieu en créant une réplique telle un Golem, la quête de son identité personnelle, l’amour impossible selon son métier (K est réduit à s’inventer une femme virtuelle), la pollution de masse et le nouvel esclavage industriel pour survivre, le divorce croissant entre une élite surprotégée et la masse qui subit…

Mais cette immersion lente dans une atmosphère toxique présentée comme la conséquence de nos actes d’aujourd’hui assoupit plutôt qu’elle ne révèle. Le film est intéressant, ses images somptueuses (en bleu pluie, orange pollué, gris neige), ses inventions techniques imaginatives (encore que la plaque d’immatriculation des véhicules volants est un peu bête à l’ère du tout électronique), mais il est mal monté : on ne sait ni où l’on va, ni pour quoi faire.

DVD Blade Runner 2049, Denis Villeneuve, 2017, avec Ryan Gosling, Harrison Ford, Ana de Armas, Jared Leto, Dave Bautista, Sony Pictures 2018, 2h37, €9.49

DVD Blade Runner (Ridley Scott) + Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve), Sony Pictures 2018, standard €29.99 blu-ray €39.99

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Philippe Rosinski, Leadership et coaching global

Philippe Rosinski enseigne l’art d’organiser et de gérer les hommes en entreprise – autrement dit le management. Diplômé scientifique de Stanford, il enseigne à Tokyo et en Europe, notamment l’approche interculturelle, ce qui devient crucial. Il vit près de Bruxelles pour être au cœur de la globalisation.

Le monde globalisé a besoin de nouveaux dirigeants, surtout en entreprise. Les dirigeants ont besoin de nouveaux formateurs, appelés coach en globish, qui les entraînent à la complexité. L’ouvrage vise à fournir les outils et les techniques pour cela. Beaucoup de jargon branché du fait du traducteur, comme « complétude », « potentiel », « approche intégrative », « durable », « parlant »… mais la vision pratique américaine est déclinée en trois parties :

  1. L’approche du coaching global
  2. Explorer six perspectives
  3. Connecter les six perspectives

L’approche une est « pour un monde meilleur » avec les mots : équipe, organisationnel, objectifs et sens, développement durable, démocratie. L’économie de marché est accessoire. Tout ça pour se placer dans le courant et paraître dans le vent de la mode.

Les six perspectives sont : physique, managériale (autrement dit diriger), psychologique (autrement dit relations et émotions), politique (pouvoir et service), culturelle (avec l’inévitable « diversité » et une ode à la « créativité »), spirituelle (un grand mot pour dire qu’il faut du sens et de l’unité en entreprise).

Comment les connecter ? Par un modèle « holographique » (image en trois dimensions dont chaque partie comprend le tout). Il faut de plus « accéder à ses héros intérieurs » (hum !) et chercher « l’unité par le lien profond » (on se croirait chez les bouddhistes). Lesdits « héros » sont des archétypes de Jung : le Sage, l’Explorateur, le Souverain, le Bienfaiteur, l’Orphelin, le Destructeur, le Guerrier… En bref, il s’agit de déterminer un tempérament qui vous va et de sélectionner un modèle auquel se conformer par la musique, les films, le sport, la santé et les images dynamiques. La méthode Coué fera le reste, sauf voler sans ailes fiables (modèle Icare). Rien de nouveau sous le soleil, il s’agit toujours « d’en vouloir » et d’être sans cesse « mobilisé » – le capitalisme est à ce prix. Mais avec un prétexte spirituel, pas moins. Il s’agit non seulement de se connecter à son potentiel caché, mais aussi de s’interconnecter au monde entier, en attendant l’univers. C’est toujours bon de le croire et de le dire mais cela ne doit pas décourager. Les approches de « coaching » avaient vraiment besoin d’être dépoussiérées et renouvelées ! Ce livre y aide sans conteste.

Il y est dit que le « modèle du ruban de Möbius » permettrait intellectuellement de connecter l’unité et l’infini, manière de dire que tout est dans tout et réciproquement. Pas sûr que cela serve beaucoup dans les cas concrets, mais enfin… du moment que ça fait réfléchir sur soi, ses relations et sa pratique. En outre, dans cette réédition, « 40 pages inédites » après l’édition première en 2008, juste au moment de « la crise ».

En tout cas, ce manuel vise à « motiver » les cadres dirigeants à encadrer et encore plus diriger en monde incertain – avec l’aide de la tradition talmudique. Pourquoi pas ? Nous qui quittons ce monde hyperactif de moins en moins intelligent ne pouvons que leur souhaiter bon courage ! Il en faudra du talent pour faire semblant d’être branché et n’en faire qu’à sa tête créative (car les deux sont contradictoires). Mais le livre se lit plutôt bien, le jargon étant surtout sur la couverture peut-être du fait de l’éditeur, pour faire « saliver » les niais qui se réfugient derrière les mots ?

Philippe Rosinski, Leadership et coaching global (Global coaching), 2018, éditions Valeurs d’avenir, 385 pages, €28

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Gilets jaunes et grande peur

La mutation accélérée de la société après la révolution numérique et la crise de 2008 ressemble à la mutation accélérée de la société après l’essor des chars et des avions et de la guerre de 14. Mais la grande peur aujourd’hui se focalise à très court terme sur les taxes et le diesel, à moyen terme sur « l’invasion » arabe immigrée et à plus long terme sur le changement du monde (climat, numérisation, réduction des emplois, angoisse pour la retraite, raréfaction des matières premières, lutte pour la vie des nations pour l’accès aux ressources).

L’autre, et plus généralement le changement, font peur. Le mâle, Blanc, périphérique et peu lettré ne suit plus l’élite mixte, diversifiée, parisienne et diplômée, censée le conduire – sinon vers un vers un avenir radieux comme hier – du moins vers le progrès et la hausse du niveau de vie.

Les années 1920 aux Etats-Unis avaient fait naître les lois restrictives sur l’immigration tout comme aujourd’hui Trump menace les migrants massés aux frontières du Mexique de leur envoyer l’armée. Les années 2010 en Europe voient la montée des partis de droite extrême un peu partout, la parenthèse d’accueil massif Merkel se retournant très vite contre elle. Il n’est pas étonnant qu’Emmanuel Macron veuille se situer sur la ligne de crête, généreux en discours et frileux en accueil : la population ne veut pas d’immigration massive.

Il ne s’agit pas de « racisme » (ce gros mot galvaudé qui ne concerne que les Blancs mâles et bourgeois mais ne s’applique nullement aux colorés victimaires qui auraient tous les « droits », selon les experts sociologues, en raison du « contexte »). Les immigrés individuellement et les familles sont secourus et accueillis : ce qui fait peur est la masse. Surtout après les attentats racistes de 2015 qui ciblaient les journalistes libre-penseur, les Juifs, les policiers, avant de frapper indistinctement tous ceux qui ne pensaient et n’agissaient pas comme Allah le voudrait, écoutant de la musique, buvant de l’alcool, s’exhibant aux terrasses de la ville ou sur la promenade des Anglais en tenue très légère. Masse allogène plus religion sectaire forment la grande peur des gens « normaux ».

L’heure est donc à la « réaction ». Au retour sur le monde d’avant, réputé « paisible » parce qu’il est bien connu, donc apprivoisé. Les manifestations contre le mariage gai, l’avortement, le féminisme agressif, l’écologie punitive – et toujours les taxes – ne sont qu’un symptôme de ce grand frisson de la pensée face aux dangers de la mondialisation et du futur menaçant.

Isolationniste, protectionnisme et nationalisme font leur grand retour. On sait ce qu’il est advenu dans les années 1930, la décennie suivant les années folles : la crise boursière, financière et économique de 1929 a conduit à la crise sociale et aux révolutions politiques qui ont abouti à la guerre.

Aujourd’hui, la déréglementation qui se poursuit pour capter les nouveaux métiers numériques et mondialisés, la raréfaction des ressources publiques pour aider les éprouvés de la vie, et la guerre commerciale initiée par le paon yankee, aggravent les effets de cette désorientation sociale.

Un nouveau cycle politique commence. Il est initié en France par le grand refus 2017 des vieux caciques focalisés sur leurs petits jeux de pouvoir entre egos, sur le rejet des partis et syndicats traditionnels bloqués dans leur langue de bois et par leurs postures. Emmanuel Macron se posant comme « ni de droite ni de gauche » assure la transition nécessaire (et raisonnable). Mais il n’est qu’un pis-aller pour les gens, un recul réflexe face aux extrémismes, notamment celui de la droite Le Pen qui apparaît comme peu capable.

En revanche, l’étatisme centralisateur jacobin renouvelé – qui est le mal français déjà pointé par Alexis de Tocqueville et Alain Peyrefitte – attise le ressentiment entre ceux qui se sentent de plus en plus pressurés et exclus, et ceux qui vivant à l’aise dans l’inclusion. Les « gilets jaunes », dans leur anarchisme spontanéiste, révèlent cet écart grandissant. La technique permet de se sentir entre soi au-delà des affinités de quartier ou de village : Facebook est passé du fesses-book des débuts (où chacun exhibait son corps et ses états d’âme) en moulin à pétitions en tous genres. Avec cet égoïsme et cette niaiserie spontanée d’une population qui ne lit plus, ne réfléchit plus et se contente de « réagir » par l’émotion aux images dont elle est bombardée via les smartphones et les gazouillis. Aucune hauteur mais chacun dans sa bande, sa tribu ; tous ceux qui ne pensent pas comme le groupe sont exclus, surtout les journalistes qui « osent » publier les points de vue différents. L’intérêt personnel purement égoïste et le nombril tribal remplacent la citoyenneté.

La « démocratie » recommence à la base, comme à l’école maternelle. Comment s’étonner que « les pouvoirs » reprennent le rôle du maître d’école ou de la maîtresse ? Macron comme Trump (ou Poutine, Erdogan, Xi Jinping, Bolsonaro et d’autres) savent qu’il faut s’imposer face aux « enfants » – soit en gueulant plus fort qu’eux pour les entraîner à sa suite (modèle du fascisme), soit en restant ferme sur ses positions argumentées et se fondant sur la lassitude des violences et des casseurs qui dissout vite toutes les révoltes quand il faut chaque jour faire bouillir la marmite (modèle jacobin).

Mais cela n’a qu’un temps car la révolte est un symptôme : à ne pas traiter les causes de la grande peur, les politiciens risquent gros. Si une nouvelle crise financière (donc économique) devait survenir prochainement, nul doute que les jacqueries se transformeraient cette fois en révolte ouverte et que les partis les plus attrape-tout et tribuniciens l’emporteraient en raz de marée irrépressible. Avec les conséquences que l’on peut entrevoir au regard de l’histoire.

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Nick Hornby, Haute fidélité

La fidélité n’est pas son fort à Rob, 35 ans, qui vient de se voir largué par sa dernière copine Laura. C’est qu’il est un ado attardé qui veut garder « toutes les possibilités ouvertes » à sa vie, sans prendre la voie d’une seule fille ni du couple avec enfants. Ce pourquoi il a interrompu ses études, toujours à cause d’une rupture sentimentale, et qu’il est propriétaire d’un magasin de disques dans un quartier isolé plutôt minable, qu’il tente de maintenir à flot. Ses deux aides, employés à plein-temps mais payés à mi-temps, sont comme lui des attardés, fans de musique d’hier – de leurs années de jeunesse envolée.

Il faudra peut-être un jour entreprendre l’analyse sociologique des années soixante en Angleterre où « la musique » (rock, pop, folk et variantes) a obsédé les adolescents mâles d’une façon vécue nulle part ailleurs. Toutes leurs émotions passaient par la musique ; ils ne tombaient amoureux que sur un air ou selon les paroles de chansons ; ils étaient mélancoliques parce c’était ce qui marchait le mieux en chanson ; ils ne pensaient pas la mort parce qu’il y a très peu de chanson sur la mort. « Peut-être donc que ce que j’ai dit, sur le fait qu’à force d’écouter trop de disques on fout sa vie en l’air… peut-être qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, finalement » (Seize). A suivre les monologues du personnage, on le conçoit.

Rob est de ce type, discutant sans fin sur ses « cinq titres préférés » avec ses compères ratés, passant régulièrement sa collection de disques vinyles à l’expérience des rangements (ordre alphabétique puis date de parution, puis date d’achat). Puéril, velléitaire et de mauvaise foi, il s’enkyste dans le rôle de loser sans jamais se sentir une quelconque responsabilité à ce qui lui arrive. Bande-t-il ? Ne bande-t-il pas ? Est-ce à bon escient ? Faut-il perforer au marteau-pilon comme Ian, le voisin du dessus qui lui a raflé Laura ? Faut-il la jouer amusant, joyeux, tendre ? Rob est un peu chacun de nous – les mâles – avec le décentrement de ce pays étranger et à cette date désormais révolue. Son égocentrisme affligé est dépeint avec cet humour anglais fait d’absurde et de dérision qui nous échappe parfois, mais qui est délicieux lorsque nous parvenons à y pénétrer.

Le chapitre Un où il relate ses « cinq ruptures inoubliables » à 12 ans, 13 ans, 15 ans, 19 ans et 26 ans est émouvant ; tout comme le chapitre Dix hilarant sur sa propension au « fiasco ». « On est parvenu à l’adolescence, on s’est arrêté net ; on a tracé la carte à ce moment-là, et les frontières n’ont pas bougé d’un poil depuis » (Treize). Mais, à 35 ans, n’est-il pas temps d’en sortir ? Ses copains d’école y sont parvenus, pourquoi pas lui ? « La différence entre ces gens-là et moi, c’est qu’ils ont fait leurs études et pas moi (ils n’ont pas rompu avec Charlie, moi si). Résultat : ils ont des boulots intelligents et moi un boulot idiot, ils sont riches et moi pauvre, ils ont confiance en eux-mêmes et moi je suis inconséquent, ils ne fument pas et moi si, ils ont des opinions et moi des listes » (Vingt et un).

Rob s’en sortira grâce à une fille – à Laura avec qui il renoue. Elle saura le prendre et le valoriser ; elle le tirera de la complaisance morose où il se plaisait. L’auteur, professeur à Cambridge et journaliste, a 38 ans lorsqu’il publie ce roman. Il y livre une bonne part de sa propre expérience de la vie.

Nick Hornby, Haute fidélité (High Fidelity), 1995, 10-18 2010, 320 pages, €7.50 e-book Kindle €8.99

Un autre roman de Nick Hornby chroniqué sur ce blog

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Chogyam Trungpa, Méditation et action

Le bouddhisme est souvent exploré à plaisir comme une religion ésotérique aux innombrables dieux et comme une voie difficile, jalonnée d’épreuves mystiques vers le salut. Tout cela flatte le vulgaire et son exigence de merveilleux. Mais, comme nous l’apprennent des sages, il est aussi une philosophie pratique de très haute tenue. Trungpa, qui fut abbé de monastère tibétain, puis dirigeant d’un centre religieux bouddhiste en Ecosse, traduit en termes simples l’expérience de Bouddha et son enseignement.

La souffrance et l’ignorance viennent de l’ego qui empêche chacun de voir les choses telles qu’elles sont. Les désirs et les émotions obscurcissent et rendre incapables d’apprendre. Conceptions, idées, espoirs et craintes sont des illusions : ce sont des créations de nos spéculations. Il nous faut acquérir l’attention nécessaire pour tout scruter et passer outre au sens commun et aux idées reçues.

Le bouddhisme est la seule grande religion où l’on ne reçoit pas dévotement une révélation enjoignant de se soumettre inconditionnellement et d’obéir aux commandements sous peine des enfers éternels, mais où l’on donne l’exemple d’un homme : Gautama Bouddha. Chacun peut devenir bouddha par discipline personnelle. Il faut se mettre soi-même en état de réception pour comprendre la situation qui se présente et s’en servir spontanément. Tel est l’éveil : l’aptitude à observer en faisant taire son ego pour laisser être les choses sous nos yeux.

Cet état s’atteint par un entraînement progressif, volontaire et discipliné. Il faut s’accepter tel que l’on est pour utiliser un ou plusieurs caractères positifs en soi comme levier. On construit en intégrant, pas en éliminant ou en niant. Un maître est utile comme révélateur de situation pour éviter de retomber dans l’ego, mais c’est bien le disciple qui se cherche et se trouvera par lui-même. Comme en psychanalyse, qui n’a au fond pas inventé grand-chose. Le maître n’éduquera pas mais pourra créer les conditions propres à l’étincelle. Une conscience attentive se développe par des exercices appropriés de concentration dans le but d’atteindre, dans chaque situation, un état de lucidité, d’ouverture des sens et de l’esprit – et un retrait de l’ego qui juge et interprète en illusionniste. La conscience attentive vise à voir simplement ce qui est, sans filtre égotistes. Cet état sincère et complet de bienveillance impersonnelle permet de percevoir les événements comme un tout, donc le jaillissement des impulsions créatrices accordées au moment présent.

Il s’agit d’acquérir la patience lucide et l’œil stratégique du guerrier zen : dans la bataille, le combattant prend les choses comme elles viennent et y fait face de tout son être pour passer outre. Il n’attend rien de l’extérieur et ne peut changer la situation : il entre lui-même en paix et saisit lucidement l’événement pour y répondre. Il vit dans la réalité, il « est » avec elle, participe de son mouvement.

Pour cela, il est nécessaire de s’entraîner à la concentration, première étape de l’effacement de l’ego par la mise en retrait des émotions et préjugés, pour atteindre l’état de perspicacité qui est celui de la conscience lucide, une énergie intelligente qui permet d’appréhender les événements dans leur totalité par une attitude ouverte. Ces exercices peuvent appartenir à des disciplines diverses : yoga, arts martiaux, tir à l’arc, marche ou course, mais les plus simples concernent la respiration, qui calme le physique pour ouvrir le mental. Le souffle est l’expression unique du « maintenant ». Se concentrer sur lui éduque à ressentir le moment présent pour se tenir en accord avec la situation plutôt que de spéculer sur l’après ou de regretter l’avant. Il faut devenir un avec la conscience de respirer, la sensation du souffle, le sentiment d’être au monde. Lorsque surgissent les pensées, les observer comme des pensées extérieures au lieu d’en suivre le déroulement : les regarder surgir, puis disparaître, voir leur nature transitoire.

Cette philosophie simplement exposée rejoint les réflexions de Socrate sur l’illusion des opinions, le poids social de la doxa et l’exigence d’une critique personnelle, tout comme les préceptes stoïciens d’appartenance au mouvement de la nature et de sérénité morale par la pleine conscience de ses actes, comme aussi l’individualisme observateur de Montaigne, la critique radicale de Nietzsche et l’ouverture humble devant les incertitudes de l’observation absolue du XXe siècle, d’Heisenberg à la théorie du chaos et des sous-ensembles flous. Le bouddhisme est un élément de cette chaîne d’intelligence humaine à laquelle j’appartiens, pour qui Dieu n’est autre qu’une projection enflée de l’ego, et qu’il importe bien plus de s’éduquer soi-même à vivre à propos. Il vaut mieux se prendre en main consciemment qu’obéir à des commandements, observer et apprendre plutôt que de croire et se soumettre.

Chogyam Trungpa, Méditation et action, 1969, Points Seuil 1981, €7.90

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