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If… de Lindsay Anderson

La Bretagne qui se veut Grande a toujours considéré la discipline comme sa meilleure force. « Si vous savez obéir, vous savez donner des ordres », dit un professeur aux élèves de la Public School. Cette formation payante, réservée aux enfants de l’élite, doit former les cadres bien formatés de la société de demain. Elle se confit dans la Tradition, et les « chères vieilles choses » en deviennent sacrées, sanctionnées par la religion, en cette fin des années soixante. Le clergé justifie les professeurs qui encouragent l’armée – ces trois professions étant au service de la Reproduction sociale.

Le film, dont le titre est tiré du célèbre poème de Kipling, se veut un brûlot qui passe du documentaire à la fiction. Le collège est un univers clos où l’on vit entre soi. Les nouveaux, en la personne d’un Jute de 12 ans (Sean Bury), sont vite mis au pas. Les anciens les appellent « Scum », écume ou déchets. Tout leur enseigne la crainte sous le nom de respect. Les châtiments corporels sont la sanction ultime, assurés par d’anciens élèves surnommés Whips, ‘les Fouets’. Ils frappent à coups de trique les fesses des prévenus. Cela dérive vite vers un certain sadisme, effet du sexe constamment réprimé par la religion, la bourgeoisie, l’armée. La puberté fait bouillir les adolescents, badiner les grands au sujet de ceux qui deviennent « mignons », et dicte les gestes équivoques de certains professeurs, notamment ecclésiastiques.

Le sport, non seulement autorisé mais aussi encouragé, vise à défouler les pulsions, mais les douches sont le lieu où la nudité s’exhibe entre-soi. L’un des grands se baigne nu devant un domestique de 13 ans en uniforme cravaté, trop mignon pour n’être pas un peu « fille ». Bobby Philips (Rupert Webster) s’émerveillera de voir un grand faire évoluer son corps aérien au trapèze, puis finira dans le lit de Wallace, l’un des rebelles. Comme dans les collèges catholiques du continent, les amitiés particulières sont réprimées, mais inhérentes à la logique des établissements fermés où les garçons tourmentés de puberté restent entre eux.

Seuls trois rebelles résistent au système. Ce sont des Terminales, déjà mâles avec poils et moustache (non autorisée dans l’enceinte de l’école, pour préserver la vénusté idéale des élèves), et ils sont aptes à penser par eux-mêmes. Mick (Malcolm McDowell), Johnny (David Wood) et Wallace (Richard Warwick) décident d’organiser « la résistance » comme dans le film français de Vigo, Zéro de Conduite, sorti en 1933 face à la montée des extrémismes droitiers. Les trois jeunes considèrent que leurs études, destinées à former la future élite anglaise, suivent une méthode archaïque, autoritaire, dépassée et trop conservatrice. Au point de faire régresser la personnalité au lieu de l’épanouir. L’équilibre entre discipline et liberté s’est rompu, alors que la société évolue. Au lieu de s’adapter, le recteur est fier de vanter la sauvegarde, l’âme de l’Angleterre et de ses valeurs. L’esprit de soumission domine à l’école, formatée par la religion, la culture classique et l’entraînement militaire. Cela prépare une société soumise où tout sens de l’entraide et de la coopération est remplacé par la compétition de tous contre tous. Les chapitres du film sont toujours introduits par le rassemblement des élèves et des encadrants dans la chapelle de l’école pour communier via les chants religieux, célébrer la gloire de Dieu, de la patrie et de la Public School.

Le salut est dans la fuite à l’extérieur des murs. Deux des trois rebelles s’évadent et piquent une moto dans un stand d’exposition. Ils roulent dans la liberté de la campagne anglaise au printemps, ivres de vitesse et de lumière, jusqu’à un café isolé où Mick drague la serveuse, une jeune fille (Christine Noonan) qui ne se laisse pas faire. C’est « une tigresse », comme elle le dit, et il se fantasme à la baiser nu. Le combat de fauves à la Hobbes entre sexes reste dans le prolongement des valeurs inculquées par l’école, comme quoi la liberté reste à conquérir.

Pour leur attitude « insolente », leurs cheveux trop longs et leur contestation permanente, les Whips les puniront tous les trois à coups de trique. Seul Rowntree (Robert Swann) les applique, accent snob et conformisme social outré masquant ses pulsions malsaines envers les corps. Il ironise en effet sur les jeunes adolescents qu’il traite de pédés et s’évertue à les « pervertir ». Il se défoule à la trique sur les fesses des grands qui lui doivent soumission. Cela dans la neutralité lâche de la direction qui laisse faire les jeunes entre eux sous prétexte que cela les forme aux relations sociales.

Après l’exercice absurde d’entraînement militaire, où les petits chefs se prennent pour des guerriers en hurlant leur haine de l’ennemi, Mick décide de passer à l’action. Il tire à balles réelles (sans tuer personne) sur le vicaire en colonel et les élèves assemblés. Ils seront cette fois punis par le recteur lui-même, pédagogue aux méthodes plus libérales. Cela conduira les trois rebelles, aidés de leurs petits amis, la fille pour Mick et l’éphèbe Bobby pour Wallace, à découvrir une cache d’armes et de munitions dans les sous-sols de l’école qu’ils doivent ranger. Ainsi, un crocodile empaillé, un rapace, de vieux livres et meubles sont passés au feu, tandis qu’une armoire cadenassée révèle des bocaux de fœtus dans le formol, signe que les corps sont bien un objet d’étude pour l’école, et non pas ceux d’humains à respecter.

Cette cache servira au massacre final de grand guignol, lors de la cérémonie où assistent les parents, l’évêque et un général ancien de l’école – autrement dit l’alliance des nantis, du sabre et du goupillon. Il ne fera guère de victimes, l’idée étant de descendre surtout l’institution plutôt que les gens. Le film se termine d’ailleurs sur les tirs, sans que l’on sache comment les rebelles s’en sont sortis. Seule la fillei tire au revolver une balle entre les deux yeux du recteur. Ce qui était fantasme chez Mick devient réalité lorsque les femmes s’en mêlent – comme s’il fallait être étranger à l’école pour oser sortir de ses cadres. Le rebelle en chef, qui donnera le mauvais garçon d’Orange mécanique en 1971, écoute en boucle le « Sanctus » de la Missa Luba, jouée lors de chaque rentrée de l’école, signe qu’il est contaminé malgré lui.

Un film culte, sélectionné parmi les meilleurs films anglais, qui n’a pas pris une ride. Il a été longtemps censuré, malgré la palme de Cannes, et est très rarement passé à la télévision. Le passage épisodique du noir et blanc à la couleur, incongru aujourd’hui, était essentiellement liée à la pellicule disponible et aux problèmes de lumière pour le tournage.

Palme d’or Cannes 1969

DVD If…, Lindsay Anderson, 1968, avec Malcolm Macdowell, Iris Delaney, Ernest Leicester, Judd Green, Clea Duvall, Paramount Home Entertainment 2007, anglais seulement (il semble qu’il n’existe pas de dvd en français), 1h47, €8,15

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Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone

Un western « spaghetti » des années 60 qui expose trois solitaires sans aucune morale. Alors qu’autour d’eux se joue une guerre de civilisation entre « esclavagistes » du sud et industriels Yankees du nord, ils ne poursuivent qu’un seul but : le fric. Il s’agit de retrouver un magot de 200 000 $ caché dans une tombe d’un cimetière situé quelque part. Un malfrat a piqué la somme à ses complices, avant de fuir. Il s’agit de le retrouver. Il a changé de nom ? Il s’agit de faire parler qui le sait – et de descendre les témoins.

Tuco Benedicto Pacifico Juan Maria Ramirez, le Truand (Eli Wallach), est un criminel. Blondin le Bon (Clint Eastwood, 35 ans à l’époque) le délivre des chasseurs de prime et noue un contrat avec lui. Il va livrer Tuco aux autorités, encaisser la prime et couper d’une balle de fusil la corde qui le pend pour qu’il puisse s’enfuir. De quoi se partager les dollars et recommencer ailleurs. La belle vie – qui dépend quand même de l’adresse de Blondin. Par ailleurs, la Brute Sentenza (Lee Van Cleef), tueur sans remords, a été payé comme mercenaire par Baker (Livio Lorenzon) soldat confédéré qui a piqué l’or avec Stevens et Carson. Il paye Sentenza 500 $ pour savoir où est son complice parti avec le magot. Il devra l’assassiner. Sentenza apprend de Stevens que le dernier se fait appeler désormais Bill Carson. Il tue Stevens pour honorer son contrat – ainsi qu’un de ses fils qui a surgi avec une arme. Mais Stevens vient de le payer 1000 $ pour tuer Stevens, ce qu’il fera sans état d’âme : « j’honore toujours mes contrats ». Il va ensuite traquer le Bill, dans son régiment en fuite devant les Yankees.

Lassé, Blondin rompt son contrat avec Tuco, garde la dernière prime sans partager et l’abandonne dans le désert. Quelques 120 km avant le premier village. Mais Tuco est un dur et s’en sort. Il se refait une arme avec plusieurs revolvers de l’armurerie bancale du vieux du coin, pique un chapeau, et part sans payer. Il traque Blondin pour se venger. Alors qu’il va réussir, Blondin déjà la corde autour du cou dans une chambre d’hôtel où il l’a surpris par la fenêtre après qu’il ait massacré de trois balles les trois complices recrutés par Tuco pour faire diversion, une canonnade yankee fait s’écrouler la façade – et Tuco se retrouve un étage plus bas, dans les décombres. Blondin en profite pour filer. Tuco va cependant le retrouver et inverser les rôles : c’est Blondin qui doit marcher dans le désert, sans chapeau et sans eau, en suivant le cheval où Tuco se pavane, gourde bien remplie et parasol rose de pute pour le protéger du soleil.

C’est presque la fin pour Blondin, ravagé par la soif et brûlé par les rayons, lorsqu’un véhicule confédéré tiré par six chevaux surgit sur la piste. Tuco l’arrête et trouve des Confédérés morts, sauf un caporal qui s’appelle Bill Carson. Il révèle l’emplacement du magot, le nom du village, le lieu du cimetière, mais réclame de l’eau avant de donner le nom sur la tombe. Tuco part chercher sa gourde mais, le temps qu’il revienne, Carson est mort. Blondin, qui avait rampé jusque là, a recueilli le nom de la bouche du mourant. Info ou intox ? Tuco le con le croit, et Blondin lui devient alors un ami précieux qu’il faut sauver pour qu’il se rétablisse. Bien joué ! Il conduit le déshydraté vers une mission franciscaine où son frère Pablo (Luigi Pistilli) est père supérieur. Blondin est soigné, Tuco sermonné. Il a toujours été fils de pute, et a abandonné sa mère qui est morte sans le revoir.

Reprenant le véhicule, et déguisés en soldats confédérés, ils croisent une troupe qui s’avance. De loin, les uniformes sont gris et le con Tuco hurle alors « vive la Confédération ! ». Dommage… ce n’tait que la poussière du chemin sur des uniformes bleus de Yankees. Les voilà prisonniers en camp – où Sentenza joue le sergent. Il escroque les prisonniers et fait vendre leurs effets par ses complices, dont le caporal Wallace (Mario Brega), gros tas sadique qui adore tabasser les prisonniers sudistes récalcitrants, tandis qu’un orchestre imposé joue de la musique pour masquer les cris. Tuco se fait mettre une raclée par le gros Wallace pour qu’il avoue le nom de la tombe au magot dans le cimetière, mais c’est Blondin qui le sait, pas lui. Sentenza change alors de tactique. Blondin ne parlera pas, autant feindre de s’allier avec lui pour aller chercher l’argent. Non sans recruter six hommes de main dans le régiment pour contrer Blondin. Tuco, lui, est emmené par Wallace en train pour être fusillé plus loin. Il ne tarde pas à tomber volontairement du convoi sous prétexte de pisser, entraînant le gros Wallace qui s’assomme sur une pierre et que Tuco achève sans remord. Sauf qu’il reste menotté à lui et qu’il doit trouver comment couper la chaîne. Un autre train fera l’affaire, les roues vont la couper.

Blondin se méfie de Sentenza et de sa bande. Il descend le premier un petit matin en feignant d’être surpris par sa survenue subreptice ; il descend le second dans un village dévasté parce qu’il le suit sur ordres de Sentenza et que le moment est propice. Tuco, parvenu au même endroit, prend un bain moussant dans un claque et descend un troisième qui le braque, sans savoir que le revolver de Tuco est caché sous la mousse. Ce qui nous vaut une sentence bien frappée, comme souvent dans le film : « quand on doit tirer, on tire, on ne raconte pas sa vie ». Blondin reconnaît le son du revolver de Tuco et le rejoint pour s’associer contre Sentenza, qui garde encore quatre sbires. A deux, ils vont les descendre car ils tirent plus vite. Sentenza se terre.

Les voilà partis pour le village, que seul Tuco connaît. Ils suivent la carte et doivent traverser un pont. Ce sont encore les soldats qui les en empêchent, les Yankees de leur côté qui les font prisonniers, les Confédérés sur l’autre rive. On se canonne, on s’étripe rituellement chaque jour, on ramasse ses blessés. Tout ça pour rien, pour un pont que chacun veut garder intact comme « point stratégique ». Le capitaine yankee en a marre de cette guerre absurde et de ce pont qui tue. Son rêve, il le dit aux deux lascars, serait de le faire sauter et qu’on n’en parle plus. Mais il a des ordres. Tuco a clamé qu’ils étaient là parce qu’ils voulaient s’engager. Le capitaine les prend sous son aile pour leur montrer que c’est idiot. Lors d’une attaque traditionnelle à mi-journée, Tuco et Blondin avisent des explosifs dans une caisse. Ils profitent de la trêve destinée à ramasser les blessés pour mettre la caisse sur une civière et aller piéger le pont. Le capitaine est blessé, mourant, mais veut survivre jusqu’à entendre l’explosion du pont. Il est vite soulagé.

Une fois le pont ruiné, les troupes vont s’amuser ailleurs et les deux compères peuvent traverser à gué sans problème. Ils trouvent le village, l’église détruite, et le cimetière. Blondin, humain, assiste aux derniers instants d’un jeune Confédéré en lui faisant fumer l’un de ses cigares, dont il semble avoir une provision sans jamais se réapprovisionner ; pendant ce temps, Tuco l’avide enfourche le cheval et galope pour être le premier. Blondin, avisant un canon, y applique le bout incandescent de son cigare et tire. Tuco tombe. Il court à pied jusqu’au cimetière. Mais, avec la guerre, il est devenu immense et Tuco le con erre en courant entre les tombes, ayant le tournis (ainsi que le spectateur à cause de la caméra). C’est qu’en piégeant le pont, menacés de sauter avec lui en cas de fausse manœuvre, chacun a livré à l’autre sa bribe d’information sur le magot : le cimetière s’appelle Sad Hill (la colline de la tristesse) et sur la tombe est marqué Arch Stenton. Blondin avait donc dit vrai, il n’a pas menti pour que Tuco le sauve de la soif.

Tuco trouve enfin la tombe d’Arch Stenton. Il creuse avec une planche de cercueil mais Blondin, qui l’a rejoint tranquillement, lui jette une pelle et énonce une nouvelle sentence définitive : « il y a deux sortes de gens : ceux qui ont un revolver et ceux qui creusent. Tu creuses » Une seconde après, une nouvelle pelle est jetée. C’est Sentenza qui les a suivis. Sauf que le magot n’est pas dans la tombe, le cercueil ne recèle qu’un squelette ancien. Blondin n’a pas tout dit mais sait où il est. ll va s’écarter d’eux, inscrire le nom sur une pierre, et que le meilleur tireur gagne. Longs moments de caméra sur les visages, les mains, l’attente. Avec une musique lancinante. Pas difficile : Blondin est le meilleur. Il abat Sentenza, tandis que Tuco cherche frénétiquement à tirer mais son revolver est vide. Blondin en a ôté les balles pendant qu’il dormait. Il le fait donc creuser là où il faut et Tuco sort six sacs de pièces d’or très lourds. Blondin reprend alors le contrat initial : part à deux.

Mais il fait monter Tuco sur une croix branlante et se passer la corde autour du cou, mains attachées dans le dos : les dollars, ça se mérite. Il s’éloigne à cheval, laissant le complice méditer sur sa fin dernière. A distance, misant sur son habileté mais aussi sur la chance (une sur deux), il tire pour couper la corde. Dieu le veut, il réussit. Tuco a sa part, lui la sienne (mais pas de cheval pour la porter), stridulations de coyote de la musique de Morricone, fin de l’épisode – qui a duré près de trois heures.

On ne s’est pas ennuyé. A chaque scène qui tourne mal, un retournement de situation intervient, souvent comique. L’action rebondit, toujours dans le même sens : le magot, le seul sens de la vie pour un Yankee d’origine. Il aurait pu n’y avoir qu’un seul gagnant, le plus habile, le plus intelligent, le plus complet. Mais il y en a deux, l’autre est un pauvre gars qui mérite aussi de vivre.

Celui qui se dit le Bon est anarchiste et perso, un sans nom comme la tombe du magot, fils de pute comme les deux autres, en plus humain ; le Truand est un bâtard à l’humanité blessée ; il n’y a que la Brute qui soit un robot sans âme, un pro à l’américaine sans rien d’humain. Et pourtant, on aimerait y croire : le Bon serait l’Europe idéaliste, la Brute l’ordure Poutine, le Truand le foutu Tromp. Mais ce n’est pas si simple. De leur point de vue, chacun a partiellement raison ; leur tort est de se croire missionnés pour gagner seul, sans aucun égard pour les autres. Or nous voulons croire que la Force ne crée pas le Droit et que l’entraide est un bien mutuel… Toute l’Evolution d’Homo Sapiens. Le miracle de Sergio Leone est donc cet équilibre ; il ne prend position ni pour l’un, ni pour l’autre, mais les laisse vivre leur vie, s’affronter, et voir ce qu’il en reste.

DVD 2025 03 16 Le Bon, la Brute et le Truand (Il buono, il brutto, il cattivo), Sergio Leone, 1966, avec‎ Clint Eastwood, Eli Wallach, Lee Van Cleef, Aldo Giuffrè, Mario Brega, MGM 2006,doublé Allemand, Français, Anglais, 2h51, €10,00, Blu-ray MGM 2020, anglais, français, €14,50

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Nadège Mazery, Les larmes de Potap

La Russie d’aujourd’hui, c’est le no future des jeunes. La mafia des services soumis à Poutine ne vise qu’à s’enrichir et à conserver le peuple sous une chape de répression. Pas de développement économique, le pays vit sur ses rentes pétrolière et en matières premières ; l’armée omniprésente dans les têtes pour affirmer sa puissance, colosse aux pieds d’argile, le David ukrainien l’a démontré à la face du monde. Le Goliath torse nu chevauchant un ours n’est qu’un tigre de papier.

Potap Kerenski est un jeune de Russie, il a tout juste 18 ans et la famille va célébrer son anniversaire… Son nom de Kerenski n’est pas par hasard, il est un descendant du chef du gouvernement provisoire en 1917, le guide de la liberté. La Russie, depuis, a basculé dans l’autoritarisme et la dictature avec Lénine, Staline et les autres jusqu’à Poutine. Les moujiks semblent préférer ça. Potap, nom grec qui signifierait « vagabond », est né à Tcheboksary en Tchouvachie, sur les bords de la Volga, à 600 km à l’est de Moscou. Il le dit, « juridiquement, je deviens pleinement responsable de mes actes ».

Or, ses actes se résument à se piquer avec ses deux copains Chadek et Ivan dans une cave glaciale et délabrée de l’immeuble voisin. Tout est glacial et délabré en Russie, sauf pour les riches qui vivent de trafics. Depuis un an, il concasse des comprimés de codéine, achetés en pharmacie, les mêle à de l’iode, des têtes d’allumette, de l’essence, pour se l’injecter ans les veines à l’aide de la même seringue, jamais nettoyée. Pas les moyens de s’acheter de la vraie héroïne, venue d’Afghanistan, dont le goût est venu via les militaires envahisseurs de l’empire colonial soviétique. Seuls les gosses de riche ont de quoi s’en payer. Les autres sont réduits au Krokodil, ce mélange infâme bricolé (tout est bricolé en Russie). De quoi oublier, s’envoler et en finir. Car Ivan est tabassé par son père, toujours imbibé de vodka, qui fait de même avec sa mère.

Il était pourtant « bien dessiné » à 17 ans, lors de son précédent anniversaire, dit son grand-père maternel Luka, qui l’aime mais n’a rien vu. Son père, ouvrier d’une usine de tracteurs, le méprise ; sa mère préfère son frère aîné, issu de son premier mariage, et sa fille Nina, 20 ans, qui va avoir un bébé. Personne n’aime Potap, il est inutile, non désiré, ni par sa famille, ni par les filles, ni par sa patrie. S’il a baisé une fois, c’est passivement, étant défoncé, avec une fille qui l’a chevauché en étant elle-même défoncée.

Arrive donc le jour fatidique de son anniversaire, celui de sa majorité. Sa mère a invité son demi-frère Maksimilian, son aîné de seize ans. Contrairement à Potap, 60 kg, qui s’est rabougri à se droguer et à ne rien faire, Mak est athlétique et a un visage attractif. Il a fait deux ans d’armée russe : l’enfer où les sous-officiers brutalisent les recrues, tabassant et violant. « Ce bizutage est censé endurcir les recrues. En fait, il les tue. La torture physique et psychologique demeure permanente. Personne ne respecte le règlement disciplinaire. Les anciens, au lieu de former les plus jeunes, passent leur temps à les humilier à les frapper, à les racketter, à les faire bosser pour leur propre compte… tout en les privant de sommeil et de nourriture. Si tu n’es pas protégé par un supérieur ou par quelqu’un de l’extérieur qui peut payer pour ta sécurité, tu ne représentes rien. » Toute la Russie de Poutine résumée en quelques mots : la brutalité, les protections, le comportement mafieux. Mak a ensuite effectué deux ans de « contre-insurrection » en Tchétchénie, d’où il est revenu tatoué de partout, avant d’être envoyé au Brésil et ailleurs, pour se faire oublier.

Le jour de son anniversaire, son grand frère surprend Potap dans la salle de bain. Il a baissé son pantalon pour… se piquer. Mak se rend compte tout d’un coup de la solitude de Potap, de son manque d’espoir infini et de son suicide programmé. Il décide alors de le prendre en main. Dès l’anniversaire terminé, direction la grande ville, où il fait jouer ses relations pour soigner son frère. La Russie nie la drogue, et aucun centre de désintoxication n’existe. « Nos camés se retrouvent soit emprisonnés, soit laissés à leur famille en accusant ces dernières d’avoir fauté à éduquer correctement leurs enfants. C’est-à-dire, en les ayant éloignés des valeurs religieuses et morales. Pour résumer, on abandonne nos drogués, comme on délaisse aussi nos séropositifs. Les deux représentent la honte du pays. » Seules des associations religieuses ouvrent des cliniques où les camés peuvent reprendre pied, mais sans méthadone. S’ils sont violents, on les frappe et on les menotte à leur lit de fer. S’ils persistent, le surveillant les envoie à la cave, les attache et les viole. En toute impunité. C’est comme cela en Russie de Poutine – et bientôt dans l’Amérique de Trump : soumettez-vous, ou vous êtes abandonné aux plus forts.

Sauf que Potap a un grand frère, et que celui-ci a une certaine puissance. Il paie des gens pour veiller sur lui et tabasse (seule relation que les Russes semblent comprendre) ceux qui touchent au jeune homme. Potap est examiné par une doctoresse, maîtresse de Mak, ses plaies soignées, mais quelques orteils amputés à cause des engelures prises dans la cave, ainsi que son bras gauche, celui des injections : il est trop gangrené. Potap se rebelle, veut en finir, mais il sent que quelqu’un enfin se préoccupe de lui et sans doute l’aime : son grand frère Mak. Il va peu à peu émerger de ses brumes, reprendre sa vie en main, envisager un futur. Un peu d’attention et d’amour, c’est tout ce qu’il demandait… Il va commencer par dessiner, car il en a le don, puis s’intéresser à ses petits camarades, écrire leurs histoires. Il renaît.

Un beau roman sur la fratrie, la Russie, le gel actuel. Bien informé, presque romantique, émouvant.

Nadège Mazery est née à Nantes, a grandi et étudié dans cette région avant de s’exiler deux ans outre-Manche. A son retour, petit job tranquille en Vendée avant un changement de cap et une nouvelle vie sur Paris. Deux jolis bébés plus tard, elle pose ses valises à la campagne, en Charente-Maritime, où elle vit et travaille, en tant que free-lance pour de nombreux magazines européens. Les déplacements hors frontières sont très courants. Pour les occuper, lecture et à présent écriture.

Dommage qu’elle ne publie qu’en auto-édition, son roman mériterait un véritable éditeur.

Site de l’auteur : http://caboclos.wixsite.com/nadege-mazery

Nadège Mazery, Les larmes de Potap, 2017,‎ Independently published, 333 pages, €13,99, e-book Kindle €2,99

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Octave Mirbeau, Le jardin des supplices

Curieux livre fait de bric et de broc, de textes raboutés, pour une vision impressionniste de ces tropismes humains que sont l’amour, le sexe et la mort. Ce roman, « décadent » à la suite de Baudelaire, écrit la dernière année du siècle comme pour l’expier. Il est dédié sous forme d’ironie « Aux prêtres, aux soldats, aux juges, aux hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes ». Autrement dit à tous ceux qui disciplinent et châtient pour brider la nature humaine.

Trois parties dans ce livre qui a fait exploser les désirs en les poussant au paroxysme en son temps.

Le « Frontispice » met en scène des intellos parisiens qui discutent avec détachement du meurtre comme un des beaux arts. Tuer est le propre de l’homme, ce prédateur sur la terre, justifié par son Dieu, et le meurtre est le fondement de toutes les sociétés humaines via ses prêtres, ses soldats, ses juges, ses pères omnipotents.

La seconde partie, « En mission », est une caricature des politiciens de la Troisième République parlementaire, avec son affairisme, sa corruption, ses copinages, sa gabegie des deniers publics pour des « missions » confiées aux protégés sans aucune justification scientifique. Le narrateur s’y vautre, ayant été élevé dans cette façon de faire.

La troisième partie est à proprement parler « Le jardin des supplices ». L’anglaise rousse aux yeux verts, femme fatale et incarnation de la féminité goulue, initie le narrateur à la vraie vie. Elle n’est que l’envers de la mort, son piment sexuel. Clara, après l’avoir épuisé et baisé sous toutes les coutures, l’a vu s’éloigner deux ans. Mais l’attrait de la chair est trop fort, il revient. C’est alors qu’elle lui fait visiter le bagne de Canton pour s’enivrer des supplices chinois infligés à des condamnés : le rat dans son pot qui dévore le fondement pour sortir, la cloche qui fait convulser et tue en 42 heures, la caresse incessante du pénis qui fait éclater en 5 heures – sans parler des pals, lits de fer, griffes d’acier, effets de scalpels, estrapades, et autres raffinement de torture inventés par la civilisation chinoise millénaire.

Dans leur salon parisien, les intellectuels en pleine affaire Dreyfus discutent tranquillement de la « loi du meurtre » qui régit les relations entre les hommes. « C’est un instinct vital qui est en nous… qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinct génésique.… » ; « le meurtre est une fonction normale – et non point exceptionnelle – de la nature et de tout être vivant ». La société y participe: « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… parce qu’il est dangereux de s’y livrer sans modération, en dehors des lois ».

D’ailleurs, les qualités récompensées par la société bourgeoise sont impitoyables.

Le commerçant a pour philosophie de « mettre les gens dedans ». Après tout, les affaires sont les affaires (titre d’une pièce qu’il a écrite).

Le collège encourage les combines pour gagner de l’argent et entuber ses camarades dans tous les sens du mot. Les prêtres du collège des jésuites Saint-François-Xavier de Vannes, dans lequel le jeune Octave a été placé jusqu’à ses 15 ans, l’ont chassé pour avoir dénoncé son viol par son maître d’études. Au prétexte qu’il entretenait une « amitié particulière » avec un camarade – procédé jésuite d’accuser l’autre de ses propres turpitudes, que Goebbels, puis Staline et Poutine reprendront avec délice (décrit dans son roman autobiographique Sébastien Roch).

Le politicien n’est véritable homme d’État digne d’être ministre que s’il a la manie profitable et conquérante de l’organisation. « Est-ce que l’homme de génie n’est pas un monstre, comme le tigre, l’araignée, comme tous les individus qui vivent au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante et divine immoralité des choses ?… »

Octave Mirbeau, journaliste, a bien connu les turpitudes de ses contemporains, et ne porte pas une vision romantique de la nature humaine. Mort en 1917, il s’inscrit dans le courant subversif qui a plaisir à décrire la réalité pour choquer le bourgeois et le bondieusard, tout en décrivant avec lyrisme les fleurs et les oiseaux, le sein doux de la Femme et son babil d’enfant. Mais le plaisir dans l’amour ne permet d’échapper qu’un instant à la réalité sans pitié. Baudelaire s’y est brûlé les ailes avec sa créole Jeanne Duval. Le désir ne s’apaise jamais ; il ne cesse de renaître, poussé par la libido, ce qui conduit l’individu à rechercher toujours plus de plaisir, dans une érotomanie des deux sexes qui pousse à tous les excès et ne s’achève qu’avec la mort. « Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme foule, et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver hors la vie, un assouvissement aux furieux désir de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume ! »

La fascination pour les chairs suppliciées, dans ce pays exotique et mystérieux qu’est alors la Chine, n’est offert que pour ancrer l’idée que la mort est une composante perverse de l’érotisme. L’imaginaire s’attache à la fleur, et Mirbeau en décrit complaisamment les diverses variétés tropicales, car elle est à la fois sexe par sa forme, et mort par son flétrissement après émission du pollen ou fécondation. « Ah ! les fleurs ne font pas de sentiments, milady… Elles font l’amour… Que l’amour… Et elle le font tout le temps et par tous les bouts… Elles ne pensent qu’à ça… Et comme elles ont raison !… Perverses ?… Parce qu’elles obéissent à la loi unique de la Vie, parce qu’elle satisfont à l’unique besoin de la Vie, qui est l’amour ?… » La femme, de même, a une apparence fragile et parfumée, tout en étant possédée par une sexualité animale. Même les bourgeoises mûres des salons qui jouent à la politique et se piquent de littérature. Au fond d’elles-mêmes, elles ne pensent qu’à ça…

Après être passé par les épreuves, et sorti de l’enfer en ramenant une Clara égarée qui fait une crise d’épilepsie, le narrateur comprend que son pays, la France, et sa culture, l’européenne, n’ont de civilisation que de surface. Sous les conventions artificielles, les humanistes restent barbares – et la Première guerre mondiale le montrera à peine quinze ans plus tard. Les valeurs sont de l’humour noir… « Ah oui ! le jardin des supplices !… Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l’amour, la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternel souffrance humaine… »

Ne pas s’arrêter à la surface du sadisme des supplices complaisamment décrits ; ce roman anarchiste et libertaire s’élève à la morale universelle en dénonçant la prédation sous les oripeaux de la religion, du patriotisme ou de l’État. Les curés violent les corps et les âmes, l’armée encourage à la brutalité et à la tuerie, l’État envahit, conquiert, soumet les citoyens et les colonies, la Femme asservit et exige toujours plus. Dans cette lutte constante de tous contre tous, il ne faut pas être dupe : manger ou être mangé, voilà la question.

Octave Mirbeau, Le jardin des supplices, 1899, Folio classique 1988, 338 pages, €10,50

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Hervieux, Prieur, Malgras, Les guerres napoléoniennes

Des anecdotes héroïques ou cocasses contées par un écrivain blagueur, ex-prof d’histoire, et BDessinées en ligne claire par Camille Prieur, colorisées par Vincent Malgras. La collection Le petit théâtre des opérations, récompensée en 2023 par le prix Atomium à Bruxelles, capitale de la BD, rappelle des histoires dans l’Histoire – toutes véridiques.

C’est ainsi que le général Lasalle est devenu « jean-foutre » selon son expression, parce qu’il est mort d’une balle hongroise à 34 ans au lieu de 33. Il avait sabré nombre de Russes, d’Anglais et de Prussiens pour son empereur.

Daumesnil est resté patron du fort de Vincennes et a refusé de rendre les armes et la poudre après l’abdication, puis une seconde fois après Waterloo – où ce sont les Hollando-Belges (la Belgique n’existait pas encore), méprisés des Anglais, qui leur ont permis de vaincre.

Le capitaine de Chambure, réveillé par les canons prussiens à Dantzig, se met en colère : il effectue une sortie pour culbuter ces pendards qui l’empêchent de dormir. Puis une seconde nuit, puis une troisième. Il a tourné les avants-postes par des barques sur le fleuve mais le courant les a emportées ; lorsqu’il veut rentrer dans la ville, la route est coupée. Qu’à cela ne tienne, il effectue une « rentrée » : a-t-on jamais vu, de mémoire de Prussien, des assiégés sortis qui veulent rentrer ?

Les femmes ne sont pas en reste, non plus que les juments. Madame Sans-Gêne s’appelait en vrai Marie-Thérèse Figueur et a servi l’armée plus que son homonyme, femme de général, qui a pris le pas sur elle dans la légende parce que deux écrivaillons en ont fait une pièce de théâtre. Quant à la jument Lisette, une cavale qui bouffait de la viande, comme le Bucéphale d’Alexandre, elle mordait carrément les Russes qui voulaient achever son capitaine blessé sur elle. Marbot fut ainsi sauvé par sa jument mangeuse d’homme.

L’amiral russe Dimitri Senyavin, commandant de la Flotte du tsar en Méditerranée, a échangé des coups de canon avec la flotte française de Napoléon avant que… le traité de Tilsit ne transforme les ennemis en amis et l’oblige à rendre toutes ses prises. Puisque que c’est comme ça, je ne ferai plus rien ! S’exclame de bouillant amiral, au grand étonnement des Anglais qui « l’invitent » chez eux, le constituant prisonnier sans le lui dire.

D’autres anecdotes parsèment les grandes, comme Napoléon chassé par des lapins, les femmes suivant l’armée avec leurs mioches, le soldat Coluche, l’invention des godillots à pieds droit et gauche.

Cocasses, édifiantes, bien amenées, ces historiettes de la grande histoire sont toutes vraies ! C’est une autre façon d’aborder l’histoire, de façon ludique et non-scolaire, mais il n’y a pas que l’école dans la vie (il y en a même de moins en moins).

BD Julien Hervieux, Prieur & Malgras, Les guerres napoléoniennes – Le petit théâtre des opérations, Fluide glacial 2024, 56 pages, €15,90, e-book Kindle €6,99

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Biographie des auteurs

Nés en 1992, Camille Prieur et Vincent Malgras se connaissent depuis leurs années de collège à Grasse. Ils n’ont depuis cessé de travailler ensemble. Diplômés en 2016 de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, ils sont lauréats du 44e Festival d’Angoulême, catégorie challenge digital en 2017 pour leur œuvre numérique L’Odyssée 2.0.

Ils se spécialisent ensuite dans la bande dessinée numérique, notamment avec l’agence Havas en 2017 puis la fondation Glénat en 2018 pour leur série de BD numérique Last Quest.

Ils publient à partir de 2019 dans le magazine Fluide Glacial des histoires courtes tout en continuant à produire des œuvres numériques en parallèle. Ils publient en janvier 2023 Sparte Attaque, leur premier album aux éditions Fluide Glacial.

Julien Hervieux est né en 1984. Il travaille dans l’enseignement, avant de lancer le blog de l’Odieux connard en 2009 où il y pratique un humour certifié 100% mauvaise foi. En 2015, il assouvit sa passion pour l’histoire . Aux côtés du dessinateur Monsieur le Chien, Le Petit théâtre des opérations en créant la chaîne YouTube il en propose une version BD dont cinq tomes sont déjà disponibles chez Fluide glacial. En 2023, l’auteur , puis pour un second l’année suivante Toujours prêtes s’associe à Virginie Augustin pour le spin-off – aux côtés de Prieur et Malgras. A l’occasion des Jeux Olympiques de Paris, Les Guerres napoléoniennes – En 2024, Julien Hervieux fait son Plus vite, plus haut, plus sport ! il réunit un collectif de dessinateurs pour entrée au catalogue Grand Angle en inaugurant la collection « Héros de guerre » avec un album consacré à Albert Roche mis en images par Éric Stalner.

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Keith Lowe, L’Europe barbare

La guerre mondiale est réputée terminée en Europe par la capitulation de l’Allemagne en 1945. Keith Lowe, historien anglais né en 1970, montre qu’il n’en est rien. Il s’intéresse à cette période oubliée qui suit juste la guerre, la fin des années 40. Il démontre, exemples à l’appui, que la politique a précédé la guerre et l’a poursuivie par d’autres moyens – avec la brutalité issue des combats et des massacres. Si la Première guerre mondiale a démantelé les empires et créé de nouveaux pays selon les nationalités, la Seconde guerre a épuré les minorités ethniques pour tenter de faire coïncider frontières et populations. La haine et la vengeance ont été les moteurs de cette période « sauvage » (le titre anglais est plus clair que le flou du titre français).

Quatre parties dans ce livre :

1. L’héritage de la guerre, qui montre les destructions matérielles et humaines, l’impact de l’absence des hommes et des pères, les déplacements et la famine, la destruction morale (la prostitution des enfants à Naples et à Berlin) – en bref, un paysage d’amoralité et de chaos.

2. Vengeance, c’est le maître mot, la soif de sang, la libération des camps, les travailleurs forcés, les prisonniers de guerre allemands à qui l’on fait subir des brimades revanchardes, l’Europe orientale livrée aux massacres d’Allemands de Poméranie, de Juifs et d’Ukrainiens par les Polonais, de Polonais par les Ukrainiens, la vengeance contre les femmes et les enfants (2 millions d’Allemandes violées), l’ennemi de l’intérieur.

3. Le nettoyage ethnique par la fuite des Juifs, jamais bienvenus où qu’ils aillent (sauf en Israël, et pas avant 1948 à cause des Anglais), les transferts forcés et intimidations des Polonais et Ukrainiens dans leurs nouvelles frontières issues de la guerre, l’expulsion des Allemands (pas moins de 11 millions), le microcosme de la Yougoslavie où Tito impose l’unité d’une main de fer… mais ne fait que mettre une chape qui explosera dès la chute du « communisme », aboutissant à la guerre ethnique entre Serbes, Croates, Bosniaques. C’est une époque de tolérance à l’Ouest, plus démocratique malgré la guerre, et d’intolérance à l’Est, poussé par Staline à imposer sa domination militaire, politique, économique, idéologique, culturelle, sociale.

4. La guerre civile, violente mais brève en France et en Italie lors de la Libération, implacable et durable en Grèce et dans les Pays baltes entre communistes et nationalistes, chacun soutenus par les grandes puissances, l’URSS de Staline et les États-Unis de Truman. La stratégie du salami pour assujettir les pays au soviétisme dans tous les pays de l’Est et l’exemple-type de « l’oiseau dans son nid » de la Roumanie.

Plusieurs leçons à tirer de cette fresque au galop, très documentée, et contée d’une voix fluide très agréable à lire.

La guerre brutalise les comportements, et ils subsistent une fois la paix revenue. « Dans certaines parties de l’Europe, où la population avait perdu toute confiance dans les institutions chargées de faire respecter l’ordre public, le recours à la vengeance a donné au moins le sentiment qu’une certaine forme de justice restait possible ; dans d’autres régions, des méthodes plus ou moins violentes étaient quelquefois considérées comme ayant des effets très positifs sur la société » p.294. Par exemple tondre les femmes qui s’étaient commises avec les Allemands (« la collaboration horizontale ») a canalisé la violence et a redonné aux hommes, battus et humiliés en 40, une fierté – même si se venger sur de plus faibles n’est pas moral.

La haine, la xénophobie, l’antisémitisme, n’ont pas été créés par les nazis mais Hitler a amplifié le phénomène qui existait dans les sociétés cosmopolites d’avant-guerre. Ces passions ont subsisté après la capitulation et jusqu’à aujourd’hui. Elles reprennent de la virulence dès que survient une crise économique, sociale ou politique, comme un virus tapis dans l’organisme social qui se manifeste dès qu’un affaiblissement a lieu. « Il y avait quantité de raisons de ne pas aimer son voisin au lendemain de la capitulation. Il pouvait être allemand, auquel cas tout le monde ou presque le vilipendait, où il avait collaboré avec les Allemands, ce qui était tout aussi répréhensible : l’essentiel des actes de vengeance visait ces deux groupes. Il pouvait croire dans le mauvais Dieu – un Dieu catholique où orthodoxe, musulman, juif, ou pas de Dieu du tout. Il pouvait appartenir à la mauvaise « race » ou nationalité : pendant le conflit, des Croates avaient massacré des Serbes, des Ukrainiens avaient tué des Polonais, des Hongrois avaient réprimé des Slovaques, et tout le monde ou presque avait persécuté les juifs. Il pouvait défendre les mauvaises convictions politiques : les fascistes comme les communistes ont été responsables d’innombrables atrocités d’un bout à l’autre du continent, et ont également été soumis à une répression brutale – ainsi d’ailleurs que tous ceux qui souscrivaient aux opinions comprises entre ces deux extrêmes. La simple diversité des griefs qui existaient en 1945 suffit à démontrer non seulement l’universalité de cette guerre, mais aussi l’inadéquation de notre mode de pensée traditionnel pour qui veut la comprendre » p.570. La race, la nationalité et l’idéologie importent plus que les territoires. Ce pourquoi Poutine se fout du Donbass (« c’est de la merde », aurait-il dit), ce qu’il veut est imposer son imperium à l’Ukraine comme il l’a fait à la Biélorussie.

La Russie de Poutine garde le grand exemple de l’URSS de Staline, son mentor. Il agit comme lui. « Lors d’une conversation avec l’adjoint de Tito, Milovan Djilas, il eut ce propos fameux selon lequel la Deuxième Guerre mondiale était différente des conflits du passé : « celui qui occupe un territoire y impose son système social. Tout le monde impose son système aussi loin que son armée peut avancer » p.530. Dès lors, inutile de croire que Poutine peut reculer en Ukraine et « rendre » les territoires « conquis ». Ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à vous est négociable ; c’est un autre adage de Staline.

L’attrait pour le « communisme » (initialement organisation sociale démocratique sans classe et sans État où les biens matériels sont équitablement répartis) est né de la haine amplifiée par la guerre. Avant de déchanter brutalement, une fois les méthodes staliniennes révélées. « La haine fut la clé des succès du communisme en Europe, comme l’attestent clairement d’innombrables documents pressant les militants du parti de s’en faire les chantres. Le communisme ne se bornait pas à profiter de l’animosité entre les Allemands les fascistes et les collaborateurs ; il se nourrissait aussi d’une répulsion inédite envers l’aristocratie et les classes moyennes, les propriétaires terriens et les koulaks. Plus tard, alors que le monde entrait peu à peu dans la guerre froide, ces passions se traduisirent sans difficulté en une autre répulsion, visant cette fois l’Amérique, le capitalisme et l’Ouest » p.574. Ce genre de passions pousse les naïfs et surtout les ignorants à « croire » que l’autoritarisme national est la voie du paradis, et à minimiser les effets secondaires que sont l’absence de toute liberté (d’expression, d’entreprise, d’innovation, de pensée). Le contraste entre les deux Allemagne et les deux Corée – à l’origine de mêmes peuples et moyens, est éclairant !

« La période de l’immédiat après-guerre est l’une des plus importantes de notre histoire récente : si la Deuxième Guerre mondiale a détruit le Vieux continent, ses lendemains ont été le chaos protéiforme à partir duquel la nouvelle Europe s’est constituée. Ce fut durant ces temps violents et vengeurs que nombre de nos espoirs, de nos aspirations, de nos préjugés et de nos ressentiments ont pris forme. Quiconque veut véritablement comprendre l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui doit d’abord se forger une compréhension de ce qui s’est passé durant cette période de genèse cruciale. Il ne sert à rien d’esquiver les thèmes difficiles ou sensibles, car ils composent les pierres sur lesquelles s’est édifiée l’Europe moderne. Ce n’est pas notre souvenir des péchés du passé qui suscite la haine, mais la manière dont nous nous les remémorons » p.587.

Un bon livre qui nous en apprend beaucoup sur les racines de notre présent et qui se dévore sans un moment d’ennui.

Prix anglais Hessell-Tiltman for History, Prix italien Cherasco History

Keith Lowe, L’Europe barbare 1945-1950 (Savage Continent – Europe in the Aftermath of World War II), 2012, Tempus (poche Perrin) 2015, illustré de 12 cartes, 705 pages, €12,00, e-book Kindle €12,99

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François Lecointre, Entre guerres

L’ancien chef d’état-major des armées n’a pas connu de guerre sur son sol, il a fait sa carrière « entre guerres ». Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas participé à des combats sur des terrains comme en Somalie, au Rwanda, à Sarajevo, en Irak. Il rend compte de son expérience humaine dans la guerre. Il dit ses doutes et la réalité que les politiciens ignorent. Il s’interroge surtout sur le sens de son action, pas toujours bien définie par les gouvernements. En cinq chapitres, il examine sa vocation, son rôle, la peur qui parfois peut saisir, le combat où la violence est inévitable, enfin la fraternité qui doit selon lui primer.

L’armée n’a pas vocation à se transformer en police des droits de l’homme dans le monde. Elle n’est pas faite pour cela. Ce fut le tort de la guerre de Bosnie ou de l’échec du Rwanda, que ces forces d’interposition sans but ni moyens adéquats. Le théâtre des politiciens n’est pas le théâtre de la guerre et les Kouchner ou les BHL ne sont pas militaires. Les casques bleus ne servent à rien comme force, ils sont seulement un étendard du droit. L’armée a pour fonction de défendre son pays, pas d’aller faire la morale au reste du monde. « Puisque nous sommes soldats, il ne faut pas nous envoyer à la bataille en imaginant que nous pourrions ne pas avoir à combattre. Ou que nous pourrions ne combattre que modérément, avec la retenue qui sied à nos pudeurs de démocrates. Un soldat ne peut pas se lancer dans la terrible mêlée sans être happé par cette exigence, puissante, du déchaînement de la violence. Il ne s’y confrontera avec toute son énergie, toute son intelligence, tout son courage. Avec tous les moyens disponibles également. Et qui doivent être rassemblés en qualité et en quantité suffisante pour vaincre. » (Pour quoi ?) Clausewitz l’avait déjà écrit, au temps de Napoléon.

La violence sans but supérieur peut dégénérer en barbarie. Les valeurs ne valent qu’en référence à la patrie. Subir sans pouvoir riposter, comme par exemple en Yougoslavie, n’est pas décent. Ce fut d’ailleurs le mérite de Chirac que de réagir contre cette imbécillité du pouvoir socialiste, plus épris de morale théâtrale et de coups médiatiques que d’efficacité sur le terrain..

Quant à la peur, elle peut être dépassée par l’estime de soi, et par le collectif.

« Je sais désormais que la fraternité n’est pas un simple sentiment (…) mais bien plus que cela. Il s’agit en réalité d’une disposition de l’esprit à laquelle chacun de nous doit s’astreindre. D’une posture morale par laquelle nous devons rechercher le besoin qu’inévitablement nous avons de l’autre, identifier lucidement chez lui les talents, la force ou les faiblesses des autres, et les nôtres qui les équilibreront. Être frère, c’est se défaire de soi, c’est accepter d’être dépendant. »

Ce livre d’expérience se lit bien et vite, il met à jour ce qu’est un soldat et une armée, en notre temps où la guerre, la vraie, revient sur le théâtre européen. A nos portes à cause du mafieux impérialiste Poutine.

François Lecointre, Entre guerres, 2024, Gallimard, 128 pages, €17,00, e-book Kindle €11,99

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Grande muraille du Nil

Nous ne retournons sur le bateau que pour prendre nos bagages et nous enfourner dans un nouveau minibus Toyota pour trois heures de route. Nous nous arrêtons au bout d’une heure pour faire une pause, boire un café pour ceux qui le veulent et voir les mirages. Pas ceux vendus par la France à l’Égypte mais les reflets de lac sur le sable, dégagés par la chaleur au loin. Remonte en moi le souvenir d’enfance de L’or noir de Tintin où les Dupont se font avoir par les mirages. Les deux heures qui suivent nous assurent une somnolence dans le confort climatisé du véhicule. Le chauffeur ralentit parfois inexplicablement et, lorsque Mo, assis à côté de lui, lui pose la question, il énonce qu’il y a des radars. Nous ne voyons rien, mais la crainte du gendarme rend raisonnable.

Nous longeons la grande muraille du Nil pour protéger les canaux, construite par l’armée. Il s’agit d’un grillage de 2,50 m de hauteur augmenté de barbelés dont on se demande s’ils sont destinés à éviter que les bêtes du désert ne viennent boire ou à empêcher de passer d’éventuels ennemis venus du sud. Cela a permis d’occuper les soldats pendant un certain temps malgré la chaleur écrasante du désert la journée ; c’est un entraînement comme un autre. Mais les canaux à ciel ouvert évaporent l’eau et participent au gaspillage de la ressource.

Mo nous dit qu’il s’agit du projet Toshka ou nouvelle vallée, une entreprise « pharaonique » (évidemment) de double canal de 27 km de long pour favoriser l’irrigation et la culture de maïs et de blé dans les sables pour nourrir une population de presque 108 millions d’habitants – et fixer une démographie galopante souvent au chômage (dont 49 % des femmes à 24 ans) face à la frontière soudanaise.

La population a augmenté de 46% entre 1994 et 2014 ! Les femmes continuent, à la musulmane, d’être perçues comme inférieures et bonnes à donner des garçons et elles n’ont toujours pas leur mot à dire. Sur les 34 % de la population entre 0 et 14 ans, 18 millions sont des mâles et seulement 16 millions des femelles, c’est dire combien les petites filles font l’objet de moins de soins que les petits garçons. Cela ne se rééquilibre que passé 55 ans ! Seulement 65 % des filles à 15 ans savent lire. Ces chiffres sont tirés du CIA Fact Book 2022 accessible en ligne.

Le militaire rentre à Assouan avec nous, accompagné de sa fidèle maîtresse, la Kalachnikov. Le cuisinier vient aussi, il a de la famille à la ville.

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Gabriel Chevallier, Clochemerle

Le siècle dernier nous a légué certains petits romans qui demeurent des délices de lecture – ou de relecture. Je relis en effet Clochemerle, chronique d’un village français moyen, sis dans les monts du Beaujolais. Il y a, comme toujours, le maire, le curé et l’instituteur, plus le notaire, le docteur et le pharmacien, mais aussi la baronne, cheftaine des enfants de Marie et proche de l’archevêque de Lyon. Sans parler des relations éloignées, le député Focart et l’ancien ministre Bourdillat, enfant du pays. Tout ce petit monde grenouille entre les vignes du Seigneur, plus ou moins imbibé entre deux vendanges, et la grande affaire est de s’affairer entre les cuisses des femmes.

Mais ne voilà-t-il pas qu’une lubie a traversé le chef ambitieux de Barthélemy Piéchut, maire de Clochemerle-en-Beaujolais ? Il l’a confiée à Ernest Tafardel, l’instituteur pédant et lyrique, mais bon faire-valoir manipulable à merci. « Je veux faire construire une pissotière ! » – la seule du village, où jusqu’ici chacun faisait où il voulait. En 1922, date de l’histoire, le progrès d’après-guerre passait par l’édification de services publics.

Piéchut est un gros vigneron, gros propriétaire, gros ambitieux et gros matois, en bref un Gros. Il s’est fait (presque) tout seul car c’est en fait sa femme qui lui a apporté les vignes qui font sa fortune. Car, si tout tourne publiquement autour des hommes, les femmes sont toujours à la manœuvre en coulisses. Tel est le délice de ce roman du terroir saturé d’humour français, d’une tendresse rabelaisienne pour la bonne chère, le bon vin et les bonnes femmes. C’est avec truculence que l’auteur s’aventure dignement dans la gaudriole. Car l’urinoir va déchaîner les passions rentrées et mettre au jour les clans politiques qui grimpent aux rideaux à propos de cet édifice nouveau – dont l’idée date pourtant des Romains.

La pissotière est édifiée place de l’Église, à l’entrée de l’impasse du Moine, où se morfond une vieille fille laide et destinée à le rester, la Justine Putet dont la vertu manque cruellement d’infortunes. De voir défiler tous ces gaillards qui se tâtent et se rajustent là où, justement, elle aurait aimer porter au moins une fois la main, raidissent la Putet, au point de la pousser aux extrémités. D’autant que l’Adèle de l’auberge et la Judith des Galeries en face, rivalisent d’amants au su de tous. La vieille fille va se plaindre au maire, qui demande une pétition ; elle va se plaindre au curé, le bon pas futé Ponosse, qui préfère rester en paix ; elle va se plaindre à la baronne Alphonsine de Courtebiche, qui y voit une offense à la vertu et un mauvais exemple pour ses enfants de Marie de 14 à 18 ans. L’une d’elle, d’ailleurs, la Rose Bivaque, vient de tomber enceinte d’un gars du pays en permission de service militaire, le Claudius Brodequin. Il a trouvé chaussure consentante à son pied viril. Le village, les parents, la baronne, vont les pousser à se marier.

Dès lors, tout va s’enclencher, le climat se mettant de la partie, grillant les cervelles sous un soleil de plomb avant de déclencher des orages mémorables aux meilleurs moments du récit. Le cafetier Toumignon, porté à boire par ses copains et défié de contrer le curé qui va tonner (mezzo voce) en chaire contre l’édifice impudique et provocateur en face du lieu saint, ose proférer après le sermon cette apostrophe : « Il n’a pas défendu de pisser, votre bon Dieu ! » – maxime qui ne fait que dire la réalité, mais qui déclenche un scandale de vertu. Nicolas le suisse en belle culotte moulante, s’approche avec sa hallebarde vermoulue pour bouter dehors ce Satan qui ose profaner la messe. Lequel résiste, la hallebarde du suisse se brise en entraînant la chute de la statue de saint Roch, qui se casse. Je ne résiste pas à citer ce paragraphe grandiose et lyrique qui clôture la scène :

« Un long gémissement d’horreur part du groupe consterné des pieuses femmes. Elles se signent peureusement devant les prémices d’Apocalypse qui se déroulent dans le bas de l’église, où gronde maintenant sans arrêt les abominables maléfices du Maudit, incarné en la personne blafarde et malsaine de Toumignon, qu’on savait ivrogne, cocu, débauché, et qui vient de plus de se révéler farouche iconoclaste, capable de tout piétiner, de défier ciel et terre. Les croyantes, saisies d’une crainte sacrée, attendent le suprême fracas des astres s’entrechoquant et croulant en pluie de cendres sur Clochemerle, nouvelle Gomorrhe, désignée à l’attention des puissances vengeresses par l’usage éhonté que Judith la Rousse fait de ses appâts, vraie litière à pourceaux, où Toumignon et bien d’autres ont commercé avec les démons ignobles qui grouillent comme nœud de vipère dans les entrailles de l’impure. Instants de terreur indicible, qui rend bêlantes les pieuses femmes, lesquelles pressent fébrilement sur leur poitrine sans prestige des scapulaires racornis par les sueurs, et transforme les enfants de Marie en vierges défaillantes qui se croient assaillies par des hordes infernales, monstrueusement pourvues, dont elles sentent sur la frissonnante chair de leurs corps intacts les sillages obscènes et brûlants. Un grand souffle de fin du monde, à relents de mort et d’érotisme, balaie l’église de Clochemerle » p.199.

Après le scandale dans l’église, l’affaire de la pissotière va remonter à l’archevêque, qui va tenter de susurrer au ministre que l’Église pourrait appuyer sa candidature à l’Académie française s’il faisait quelque chose, tandis que le député montant Focart s’emploie à dénoncer les suppôts de la réaction. Prudemment, le ministre s’en remet à son chef de cabinet, qui s’empresse de remettre le dossier au premier secrétaire, lequel le dédaigne au profit du second secrétaire, qui a d’autres chattes à fouetter en maison et l’envoie au troisième secrétaire, qui finit par le confier à un sous-chef disponible. Les instructions au préfet partent donc d’un sous-fifre aigri sans aucune responsabilité. La politique comme l’Administration en prennent pour leur grade.

C’est ensuite au tour de l’Armée, car le préfet, dont l’épouse avisée est absente et ne peut le conseiller, décide d’envoyer la troupe en manœuvre plutôt que la gendarmerie enquêter. Les badernes se renvoient la balle hiérarchiquement, comme dans l’Administration, et le général confie l’ordre au colonel, lequel mandate un commandant qui se défile sur un capitaine. Ce dernier est de la Coloniale, sorti du rang durant 14-18, faute de combattants. Un vieux de la vieille qui ne recule devant rien et ne connaît rien à la politique. Il faut sévir, il va sévir. L’auteur, qui a écrit La Peur, un beau livre de guerre sur son expérience à 20 ans, ne porte pas les militaires dans son cœur, encore moins les galonnés !

Le village investi, les pissotières surveillées, le café d’en face pris d’assaut, les passions vont s’exacerber. Tant de jeunes gars bien bâtis pour toutes ces femmes qui se lassent des mêmes maris et voisins en vase clos, quelle aubaine ! Le capitaine va lutiner la plantureuse aubergiste, dont une âme « vertueuse » va dénoncer les agissements érotiques, et cela va se terminer en bagarre générale devant les pissotières, avec deux coups de feu tirés, faisant un mort, l’idiot du village qui passait par là, et une blessée, la femme de l’aubergiste touchée là où elle avait péché. C’est le scandale. Tant de bruit pour si peu. La honte de la vertu face aux conséquences. La réaction est écrasée, le progrès exige la tolérance.

Quand à dame Putet, tous ces physiques à jamais hors de sa portée, ces passions à jamais flétries pour elle, cela la rend folle ; littéralement. Elle sort à poil – et ce n’est pas beau à voir – et va éructer dans l’église son fiel. Comme quoi la vertu toute nue n’a rien d’attirant. Le maire deviendra sénateur, la baronne le considérera d’un autre œil, il favorisera l’élection comme député de son falot de gendre.

Gabriel Chevallier, décédé en 1969, livre à partir d’un microcosme français toute une humanité d’époque dans son jus, avec des portraits hauts en couleur et des émotions éternellement humaines. Des villages comme celui-ci, on en trouve un peu partout en France avec leurs passions, leurs humeurs, leurs appels aux politiques et leurs votes extrémistes. Ils sont toujours actuels.

Un roman drôle, qui fait réfléchir avec humour sur les travers des positions théâtrales, des petites magouilles politiques entre ennemis, des désirs qui s’assouvissent d’autant plus brutalement qu’ils ont été trop longtemps frustrés – la vie qui va, se génère et se transmet.

Gabriel Chevallier, Clochemerle, 1934, Livre de poche 1974, €8,70

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William McGivern, Une question d’honneur

Si vous trouvez par hasard ce roman policier dans les bacs d’occasion ou les armoires à livres, n’hésitez pas à le prendre car c’est un bon livre. Il a été écrit soigneusement, à une époque où n’existait ni Internet, ni séries télévisées, ni téléphone mobile, ce qui oblige l’auteur (pour son dernier roman avant sa mort) à construire une intrigue et à la faire progresser de chapitre en chapitre sans tout mélanger pour désorienter et étonner.

Un jeune soldat noir est assassiné par balles à Chicago. Il venait de rentrer d’Allemagne où il servait parmi les troupes d’occupation face à l’Union soviétique à l’époque. Ce serait un crime banal si ce n’était le troisième meurtre en quelques mois du même genre. Tous des soldats noirs, tous deuxième classe seulement, tous jeunes et sans guère de moyens. Y a-t-il un lien ? Évidemment, mais toute l’enquête va devoir le prouver.

Le lieutenant de police Weir, à Chicago, est le fils unique du général Tarbert Weir, l’un des rares militaires à avoir obtenu la médaille de l’honneur et qui a pris sa retraite. Son fils, qu’il a laissé tomber après la mort de son épouse lorsque le gamin avait huit ans, ne lui a pas parlé depuis une décennie. Mais il renoue avec lui à titre professionnel pour en savoir un peu plus sur ces militaires qui se font descendre un à dans son secteur.

C’est le début d’un engrenage qui va mettre en branle une journaliste, la police locale, les services secrets et l’armée, afin de mettre au jour tout un système de corruption entre l’Allemagne de l’Ouest de l’Otan et les États-Unis où l’héroïne commence à faire des ravages.

Il y a de l’action et du suspense, des caractères bien trempés et de l’amour, et ce roman noir se lie admirablement. Il est reposant après les divagations mal écrites en scènes hachées des romanciers policiers d’aujourd’hui.

William McGivern, Une question d’honneur (A Matter of Honor), 1983, Livre de poche policier 1987, 381 pages, occasion €0,55 à €3,00 ou broché occasion €4,00

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Waterloo de Serge Bondarchuk

Deux heures et quart de grand badaboum à l’italo-soviétique sur ce 18 juin de légende, un être d’exception confronté à son destin, la volonté qui fait trembler le monde. Le producteur Dino de Laurentis comme le réalisateur Serguei Bondartchuk (prononcez tchouk) n’ont pas lésiné sur les moyens de leur immense ambition… malgré un échec commercial retentissant auprès des Yankees. C’est que l’honneur, la volonté, la stratégie, sont étrangers à la mentalité individualiste, libertarienne et égocentrée des Étasuniens.

Ce sont quand même 16 000 figurants de l’Armée rouge, une brigade complète de la cavalerie soviétique et de nombreux ingénieurs et terrassiers qui permettent une reconstitution réaliste des mouvements de troupes. Le champ de bataille de Waterloo (« morne plaine » selon Totor) a été reconstitué en Ukraine (alors soviétique) dans les environs d’Oujhorod. Deux collines ont du être rasées, huit kilomètres de routes installées, cinq mille arbres plantés ainsi que du blé et des fleurs sauvages, des bâtiments historiques reconstitués – sans parler de la boue, la fameuse boue qui a retardé de quatre heures la bataille, faisant basculer son résultat.

Les uniformes, les armes et les tactiques sont historiques, la présence des maréchaux Ney et Soult dans le début du film ne le sont pas. Les attaques frontales et les mouvements tournants de Napoléon cherchent à renverser la puissance de feu des Anglais qui usent du feu de salve au lieu d’utiliser les canons « comme un pistolet » selon le général anglais Wellington. La tactique des soldats anglais de tirer au mousquet par salves en rangs successifs qui se lèvent et se couchent pour recharger est très efficace. Mais les généraux de Napoléon sont vieillis, tout comme l’empereur. La charge de la cavalerie française reste impuissante et comme incongrue face aux fantassins anglais qui se sont mis en carré. Pourquoi l’infanterie français n’a-t-elle pas reçu l’ordre de suivre ? Tournoyer ne fait qu’offrir des cibles, tout comme les Indiens face aux cow-boys dans la Prairie. La défaite française n’a tenue qu’à un fil, à l’arrivée de Blücher et de ses 30 000 hommes alors que Grouchy, chargé de le « marquer », s’en est tenu aux ordres sans réfléchir et n’a pu intervenir à temps. Erreurs d’appréciation côté français, Napoléon fatigué et malade, mauvais usage de l’artillerie embourbée – ce n’est pas la bravoure des troupes anglaises qui a prévalu, malgré ce que suggère le film, car composée de gens de sac et de corde, à part les régiments écossais.

Waterloo, c’est la dernière bataille de l’Aigle, le duel à distance entre deux mentalités opposées qui se respectent. Napoléon (Rod Steiger) Corse impérieux, tumultueux romantique issu des Lumières et sûr que la volonté peut changer le monde – et Wellington (Christopher Plummer), irlandais britannique, pragmatique impassible, Arthur Wellesley devenu duc, sûr de sa caste et de ce qu’il doit faire contre « l’ennemi du genre humain ». Vieille habitude anglo-saxonne d’associer au Mal et au diable ceux qui ne vous plaisent pas dans le monde (l’empire du Mal de Reagan, les Rogues States de Bush II).

Il est étrange d’avoir tourné ce film en anglais, langue ni du producteur, ni du réalisateur, ni des compatriotes de Napoléon. Écouter parler l’empereur en anglais est barbare et le gros Bourbon Louis XVIII avec l’accent américain (Orson Welles) est plutôt ridicule. Malgré cela, et des débuts assez lents, le film est réussi au bout d’une heure et quart. C’est que la bataille commence enfin au lieu-dit Hougoumont à 11h35 le dimanche 18 juin 1815. Elle met en jeu 93 000 Français contre 122 000 coalisés de Grande-Bretagne, Prusse, Russie, Autriche, Suède, Pays-Bas, Espagne et de certains États allemands sous commandement britannique. Elle se termine à la nuit par la défaite française après carnage car « la garde meurt et ne se rend pas ». Pourquoi ? Pourquoi ? demande un soldat blond qui va tomber au champ d’honneur côté anglais.

En effet, pourquoi ? Pour restaurer la grandeur de la France, tombée dans la boue sous la Restauration ? Pour jouer aux échecs, persuadé que l’esprit commande à la main et que les dieux ne peuvent qu’être favorable à l’être qui met toute sa science à les défier ? Fin de l’empire français d’Europe, au grand soulagement des monarchies d’Ancien régime, restauration des vieilles coutumes et traditions, grosse de nouvelles révolutions, abolition de toutes les conquêtes territoriales de Napoléon et retour aux frontières de la France d’avant 1789, 40 000 Français tués à Waterloo… Les Cent jours après l’exil à l’île d’Elbe ont ruiné la France pour longtemps.

DVD Waterloo, Serge Bondarchuk, 1970, avec Rod Steiger, Christopher Plummer, Orson Welles, Virginia McKenna, Jack Hawkins, Colored films 2015, 2h14, €10,00 Blu-ray €20,03 – Attention, le film est en anglais, sur demande sous-titré en français. (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée

La France, nation de commandement disent les historiens. Et quoi de mieux que Napoléon 1er pour l’incarner ? Mais, en 1815 à Waterloo, « morne plaine », les armées impériales sont vaincues par une coalition de l’Europe entière, sous la houlette des Anglais. Et non sans quelques trahisons côté français… Car des collabos, il y en a toujours eu, il y en aura toujours. Par jalousie, envie, ressentiment – tous ces beaux sentiments de la Morale du Bien qui excuse tout, n’est-ce pas ?

La pièce de théâtre en trois actes de Nathalie Ganem met en scène le nœud de l’histoire. Napoléon 1er, vaincu après les Cent jours, revient à l’Élysée plutôt que de rester parmi son armée. Il se croit la France, comme d’autres avant et après lui. Démesure de l’orgueil : si les Français lors du retour de l’île d’Elbe l’ont acclamé sur la route, c’était parce qu’ils en avaient assez du « roi » sempiternel et du vieux Louis XVIII réactionnaire. La Révolution était passée et l’empereur, malgré tout, l’incarnait. Mais aussi, suggère Fouché, ministre de la Police, parce qu’ils avaient peur de l’armée.

Sauf qu’ils en ont désormais assez des batailles incessantes contre le monde entier, de croire avoir raison contre tous et de la saignée d’un million d’hommes sur 30 millions d’habitants à l’époque, qui allait affaiblir la France durablement face à la future Allemagne. Assez de guerres et de conquêtes, enfin la paix ! C’est ce que Napoléon n’a pas compris. Il espère l’union nationale mais les Chambres ne sont pas prêtes à le lui accorder, car le peuple qui vote n’est plus prêt à le suivre.

La mobilisation générale finit par fatiguer la jeunesse ; l’enthousiasme des passions n’a qu’un temps. Un temps court. Sur le temps long, ce qui importe est la paix, la vie paisible au travail, la prospérité, la famille et les enfants. Choc entre la gloire et la durée, entre la jeunesse et la maturité, entre la guerre et la paix (Tolstoï s’y essayera dans une œuvre célèbre). Le peuple choisit plutôt une vie longue et terne à une vie courte et brillante. Le peuple n’est pas Achille.

Fouché, fait duc d’Otrante en 1809, a manigancé l’abdication car il sent le peuple et suit tous les méandres de la chose du peuple, la république, par goût de la survie. Il a été et sera de tous les régimes et réchappera à tous. Joseph Fouché, né en 1759 en Bretagne et fils de matelot devenu capitaine, ami de Robespierre et franc-maçon, mitrailleur au canon des contre-révolutionnaires à Lyon (la guillotine allait trop lentement), est ministre de la Police sous le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Seconde Restauration. Après l’abdication de Napoléon 1er en faveur de son fils Napoléon II (qui n’a que 5 ans), Fouché devient président du gouvernement provisoire et négocie avec l’Angleterre. Il remet sur le trône Louis XVIII et devient son ministre de la Police. Mais il a voté la mort de Louis XVI et finit par être rattrapé par son passé. Il mourra en exil en 1820 et brûlera ses archives, laissant des Mémoires arrangées.

Napoléon envisageait en 1815 un second coup d’État pour dissoudre les Chambres et instaurer une dictature temporaire en levant une nouvelle armée de 150 000 hommes. Mais à quel prix ? La France est exsangue et une guerre civile en plus de la guerre européenne la mettrait à genoux. Mieux vaut négocier avec l’ennemi avant d’être dominé (ce que tentera Pétain en 40).

Pour éviter l’affrontement de deux mâles dominants, l’autrice ajoute en féministe Hortense de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon, qui lui conseille de négocier avec sa belle-famille de l’empire d’Autriche. Ce que le petit Corse parvenu refuse, comme de bien entendu. Sa femme et son fils sont réfugiés à Vienne, ils y restent.

Telle est l’histoire en trois actes du douloureux passage à la modernité. Elle est incarnée par le brillant dictateur et par le machiavélique ministre, chacun jouant son rôle, le premier de gloire et d’étendre les Lumières, le second de prospérité et des nécessaires adaptations. Hortense joue la Femme, celle qui incarne les valeurs de la famille et de la continuité. Mais ni l’un ni l’autre ne l’écoutent vraiment.

Cette pièce est un peu la suite du Souper, dont Édouard Molinaro a tiré un film d’une pièce de Jean-Claude Brisville qui met en scène Joseph Fouché et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord en 1815 sur le retour du roi.

Plusieurs représentations ont lieu à Paris, au théâtre de Nesle, 8 rue de Nesle dans le 6ème, les vendredis et samedis, du 2 décembre 2023 au 209 janvier 2024. Elles sont jouées par les acteurs Benjamin Arba, Sarah Denys, et en alternance, Blaise Le Boulanger et Jean-Charles Garcia, mise en en scène de Nathalie Ganem. Durée 1h20, prix €22.00, tarif réduit étudiants et ayant-droits, €16.00

Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée, 2023, L’Harmattan Théâtres, 73 pages, €11,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Pouce, dit Montaigne

Encore une curiosité de lecture. Le chapitre XXVI du Livre II des Essais est entièrement consacré aux pouces, ces doigts de la main qui servent à la préhension. Et de citer Tacite, Martial, Horace, Juvénal…

« Les médecins disent que les pouces sont les maîtres doigts de la main », expose Montaigne. Ils donnent donc un sens aux relations sociales. « Certains rois barbares » s’entrelacent les pouces avec ceux qu’ils veulent s’associer et même, comme les scouts ou les gamins amis pour la vie, « ils les blessaient de quelque légère pointe, et puis se les entre-suçaient. » Depuis, débâcle d’éducation nationale, certaines et certains ne savent plus exactement où se situe le pouce.

Les Romains agissent des pouces en les levant ou les abaissant devant l’arène : « dès que le peuple tourne le pouce, on égorge n’importe qui pour lui plaire », écrit Juvénal – voilà qui plairait au Mélenchon. Les mêmes Romains considèrent que celui qui n’a plus de pouce ne peut plus combattre, faute de préhension suffisante des armes. A condition de s’être blessé au combat, pas exprès ! Toujours ces Romains condamnent ceux qui se sont coupé les pouces pour éviter l’armée. Pareillement coupait-on les pouces des ennemis vaincus au lieu de les tuer, afin qu’ils restent inaptes au combat. Certaines veulent ainsi châtrer les violeurs, la prison à perpétuité ne leur semblant jamais suffisante.

Le pouce est le doigt important, plus que l’index (malgré le pape). « En Lacédémone, le maître châtiait les enfants en leur mordant le pouce », note encore Montaigne. Il n’en fait pas une philosophie mais constate le fait, et le consigne dans son cabinet de curiosités que sont les Essais.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveik

Chveik – qu’on écrit Švejk (imprononçable en français)pour ne pas froisser le tchéquiste – est un imbécile heureux, un ingénu à la Voltaire, un adulte qui dit que le roi est nu. Son auteur, Jaroslav Hasek, a connu une vie de Bohême sans domicile fixe avec un père ivrogne mort lorsqu’il avait 13 ans et une fratrie déboussolée. Alcoolique et anarchiste lui-même, dans une Europe centrale éclatée en train de s’effondrer, il écrit du point de vue du petit peuple et pour le petit peuple. Ce pourquoi il sera bolcheviste en même temps que nationaliste, logera dans un bordel, épousera deux fois sans avoir divorcé, trafiquera des chiens sans pedigree, sera incorporé en 1915 au 91ème de ligne autrichien, sera fait prisonnier par les Russes, libéré par la révolution – et mourra de tuberculose et d’alcool en 1923 après avoir publié Chveik en feuilleton dans les journaux.

Il est le phare de la littérature d’Europe centrale de l’entre-deux guerres, et ce qui reste une fois la chape communiste tombée derrière le rideau de fer, ce pourquoi il sera célèbre dans les années cinquante et traduit en France dès 1932. Chveik est un homme qui suit paisiblement son chemin sans déranger personne. Ce sont les institutions qui n’acceptent pas qu’on aille de son propre train sans se soumettre à leurs règles. Quand l’héritier d’Autriche est assassiné à Sarajevo, Chveik parle au bistrot – et un agent provocateur ne manque pas de l’entraîner à dire, sous l’effet de l’alcool, ce qui peut passer pour des insolences à l’égard de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Chveik est arrêté et emprisonné, de même que le cabaretier qui avait seulement ôté le portrait de l’empereur parce que les mouches chiaient dessus, ce qu’il trouvait irrespectueux.

Toute l’absurdité de la bureaucratie autrichienne est là, prémices de la bureaucratie soviétique. Ce n’est pas pour rien que Kafka est né en Autriche. Hasek n’est pas un intellectuel, il n’a qu’un vague diplôme commercial ; il se place dans la peau du peuple, celui qui observe et se moque des prétentions imbéciles à édicter des règles ineptes tout en se croyant missionné par le Haut. Ni la religion, ni l’empereur, ni l’armée, ni la police, ni même les scouts ne sont respectables. Leurs personnages sont des outres gonflées de vent que Chveik, en brave Don Quichotte des faubourgs, se plaît à transpercer « avec obéissance ». « Je vous déclare avec obéissance » est d’ailleurs son expression favorite, un sur-respect qui frise l’insolence mais qu’on ne peut « formellement » lui reprocher.

Un bon exemple de cet humour noir est sur les scouts, institution reconnue pour former la jeunesse : « Il est scout, votre gosse ? S’exclama Chveik, j’aime beaucoup entendre parler des scouts, moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva (…) les paysans de la région ont organisé une chasse aux scouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant qu’on lui liait les mains, faisait un raffut à vous fendre le cœur : il criait, il se débattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. A la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton qu’il n’y avait pas une seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pas écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigle près de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasard quand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils avaient tué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire au milieu des bois on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et de gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, des masses de trognons, des pommes vertes et bien d’autres dégâts. »

Arrêté à cause de ce maudit alcool pour une brève de comptoir par un aigri qui peine à faire du chiffre tant les gens se méfient, Chveik se montre un parfait idiot devant les policiers, un débile pas dangereux devant le juge, un fou parce qu’il ne sait pas répondre à des questions compliquées devant les psychiatres. Un médecin qui traque les simulateurs veut l’envoyer au service armé après force clystères et lavages d’estomac pour le faire avouer sa ruse – préfiguration des tortures de Staline. Revenu chez lui, il veut s’engager malgré une crise de rhumatismes et c’est en fauteuil roulant qu’il entreprend le chemin en hurlant des slogans anti-serbes. Il est conduit au poste puis à la prison de Prague, où il se fait remarquer par le feldcuré (feldkurat – aumônier militaire) qui profite du système en tant que fonctionnaire de Dieu pour bien boire et bien baiser. Il reste son assistant (celui qui fait tout le travail) jusqu’à ce qu’il le perde au jeu. Chveik n’est pas dupe de Dieu : « C’est toujours au nom d’une divinité bienfaisante, sortie de l’imagination des hommes, que se prépare le massacre de la pauvre humanité », dit-il. D’ailleurs, les profits ici-bas valent bien une messe : « L’autel de campagne sortait des ateliers de la maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante d’objets nécessaires à la messe et d’articles de piété, comme, par exemple, chapelets et images saintes. » Au paradis « les chérubins ont leur petit postérieur muni d’une hélice d’aéroplane pour ne pas trop fatiguer leurs ailes », croit la foule des naïfs.

C’est désormais le lieutenant Lukas qui l’a à son service. Lui aussi aime baiser les belles femmes d’officiers et boire de bons vins. Chveik s’empresse de donner le canari au chat « pour qu’ils fassent connaissance », puis de tuer le chat, avant de faire voler le chien du colonel pour satisfaire le désir du lieutenant pour un griffon. Lequel colonel l’envoie sur le front de l’est avec Chveik. « Les yeux innocents et candides de Chveik ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avait pu se passer était d’ailleurs pour le mieux car il faut tout de même bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps. » Pangloss et sa métaphysico-théologo-cosmolonigologie, de Monsieur de Voltaire, n’aurait pas dit mieux, ni même Leibniz pour qui « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

La postérité de Švejk est assurée lorsqu’en 1943 Bertolt Brecht fait jouer sa pièce Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale.

(J’ai lu Le brave soldat Chveik dans l’édition du Livre de poche 1963)

Jaroslav Hasek, Les aventures du brave soldat Chveik, 1923, Folio 2018, 448 pages, €8,90

Jaroslav Hasek, Nouvelles aventures du brave soldat Chveik, Folio 1985, 320 pages, €9,40

Jaroslav Hasek, Dernières aventures du brave soldat Chveik, Gallimard l’Imaginaire 2009, 352 pages, €9,50

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Ukraine et Souvenirs de Khrouchtchev

Nikita Khrouchtchev est né russe en 1894 dans la province de Koursk, dans l’ouest de la Russie proche de la frontière ukrainienne. Il s’est toujours dit russe, même s’il a émigré à 15 ans à Youzovka dans le Donbass en Ukraine, en suivant son père, mineur. Il devient apprenti ajusteur et continue à parler russe ; il dira plus tard à Staline, qui le nomme à la tête de l’Ukraine premier secrétaire du Comité central en 1938, qu’il parle très mal ukrainien. Khrouchtchev, devenu « avide lecteur de la Pravda » à 21 ans, est un rustre qui n’a pas fait d’études et n’a pas le temps de lire, même s’il s’inscrit à 35 ans – sur autorisation du Parti – à l’Institut d’études industrielles de Moscou. C’est surtout pour faire de l’agitprop et de la reprise en main communiste pour Staline. Un Staline dont il « dénoncera » les crimes au XXe Congrès du PCUS dans son fameux Rapport Khrouchtchev, resté longtemps secret car il révèle les dessous peu reluisants de la religion soviétique. Khrouchtchev est longtemps resté un naïf – ce pourquoi il a survécu aux purges. D’un marxisme-léninisme béat et primaire, il croit en la marche de l’Histoire comme un chrétien au Paradis. Malgré ses défauts dont la paranoïa n’est pas le moindre, Staline reste pour lui un génie.

Les Souvenirs qu’il laisse à sa retraite lorsqu’il est « écarté » du pouvoir en 1964 pour être remplacé par Léonid Brejnev, sont une suite de textes mal cousus remplis d’anecdotes mais qui révèlent des pans entiers de la façon de penser stalinienne et la façon d’opérer de la cour craintive autour du satrape. Nikita reste un homme pratique que les discussions idéologiques fatiguent. Il est convaincu du fond, le reste il s’en fout. D’où sa « fidélité » à la ligne – mouvante au gré des humeurs de Staline – et son application implacable des ordres, même lorsqu’il a élevé des objections. Il montre que, deux générations plus tard, c’est bien le même syndrome stalinien qui sévit chez Poutine :

  • La méfiance viscérale envers l’Europe, l’Occident, la modernité qui brise la morale et les traditions.
  • La mentalité de forteresse assiégée, les bourgeois de tous les pays unis par une même conscience de classe méprisante et corrompue pour ignorer et contrer les « petits » et les prolétaires, dont l’URSS devenue la Russie serait le champion.
  • La haine des « intellectuels » qui se manifeste par l’éradication dans tous les pays envahis par l’URSS de tous ceux qui ne sont ni travailleurs manuels, ni paysans, ni communistes. Tous ceux qui pensent ne peuvent qu’avoir des idées « petite-bourgeoises » et œuvrer donc pour les Allemands nazis ou la CIA américaine.

La première tâche du premier secrétaire du Comité central nommé par Staline en 1938 après les purges a consisté d’abord à « russifier » l’Ukraine en éliminant des postes d’autorité tous les Ukrainiens pouvant être soupçonné de « nationalisme bourgeois » et en décourageant l’usage de la langue à l’école et dans les administrations. Khrouchtchev le déclare en 1938, il veut sur ordre de Staline éliminer ceux qui : « voulaient laisser pénétrer les fascistes allemands, les propriétaires terriens et les bourgeois, et faire des travailleurs et paysans ukrainiens les esclaves du fascisme, et de l’Ukraine une colonie des fascistes germano-polonais » p.111. Poutine ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de « dénazifier » l’Ukraine. Pour Staline, pour qui la force fait l’Histoire (comme les nazis le croient aussi), la brutalité et le fait-accompli sont « le droit ». S’il décide que l’Ukraine « est » russe, elle le devient – malgré sa population réticente, vite assimilée à l’ennemi extérieur fasciste et bourgeois (allemand et américain). Poutine a gardé la même façon de penser, un archaïsme du XIXe siècle. En 1945, Staline est pris d’une paranoïa antijuive lorsque le comité de Lovovsky (porte-parole officiel du Kremlin, juif et exécuté en 1948) prône dans un rapport à Staline l’installation des Juifs d’URSS en Crimée, une fois les Tatars collaborateurs des nazis déportés en Sibérie. Selon Monsieur K, Staline voit rouge : « Les membres du comité, déclara-t-il, étaient des agents du sionisme américain. Ils essayaient de créer un État juif en Crimée pour détacher celle-ci de l’Union soviétique et établir sur nos rivages une tête de pont de l’impérialisme américain qui constituerait une menace directe pour la sécurité de l’URSS. Staline, avec une fureur maniaque, laissa partir au grand galop son imagination » p.248. On dirait Poutine…

D’ailleurs Poutine traite l’Ukraine comme Staline a traité la Finlande en 1939 – avec les mêmes conséquences désastreuses pour l’Armée rouge qu’en Ukraine en 2022. Mal formée, mal dirigée et mal équipée, les troupes se cassent les dents sur l’armée nationale qui leur résiste. Ils ne l’avaient pas prévu, croyant naïvement qu’ils était l’Histoire en marche et que les Peuples devaient les accueillir en libérateurs… Quant au satrape du Kremlin, il croyait que dire c’est faire et que, puisque l’armée défilait en majesté sur la place Rouge, elle était surpuissante. « Pour sa part, Staline avait beaucoup trop surestimé la préparation de notre armée. Comme tant d’autres, il était sous l’emprise des films qui représentaient nos défilés et nos manœuvres. Il ne voyait pas les choses telles qu’elles étaient en réalité. Il quittait rarement Moscou. En fait, il sortait peu du Kremlin… » p. 163. Comme Hitler sortait peu de son bunker des alpages. D’ailleurs Khrouchtchev fait lui aussi le parallèle entre Staline et Hitler : « Des actes criminels ont été commis par Staline, des actes punissables dans tous les pays du monde, sauf dans les États fascistes tels ceux de Hitler et de Mussolini » p.327.

Pourquoi la guerre à la Finlande ? Pour les mêmes raisons fondamentales que la guerre en Ukraine : « Nous désirions que les Finlandais nous cèdent une certaine portion de territoire pour éloigner la frontière de Leningrad. Cela aurait satisfait notre besoin de sauvegarder la sécurité de cette ville. Les Finlandais refusèrent d’accepter nos conditions ; aussi n’avions-nous plus d’autre choix que de résoudre la question par la guerre » p.155. La « victoire » survient, mais par négociation. Khrouchtchev : « Le prix que nous avons payé pour remporter cette victoire en a fait, en réalité, une défaite morale. Bien entendu, notre peuple n’a jamais su que nous avions subi une telle défaite parce qu’on ne lui a jamais dit la vérité. Tout au contraire. Lorsque fut terminée la guerre de Finlande, on cria au pays : ‘Que retentissent les trompettes de la victoire !’ » p.160. Poutine fait de même en masquant l’information, interdisant les médias et même l’usage du mot « guerre ».

De Staline à Poutine, la continuité. Un immobilisme mental dans un monde qui change.

Khrouchtchev, Souvenirs, 1970, Robert Laffont 1971, 591 pages, €11,78 occasion

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Mutation du bonheur français

Les Français sont heureux (8 sur 10) mais la France est malheureuse. Comment le comprendre ?

Jamais l’éducation n’a été si répandue, la santé si accessible et si peu chère, la vie active plus libre (notamment grâce au télétravail, mais aussi aux méthodes moins hiérarchiques de management). Heureux comme Dieu en France, disent les Allemands, et c’est vrai, vous ne rencontrez que très peu de Français personnellement malheureux.

A l’inverse, le pays a le sentiment de décliner. Moins comme puissance militaire qui compte dans le monde que comme (im)puissance économique. La désindustrialisation est croissante, malgré les rodomontades des patrons et de quelques énarques. Pas rentable, pas compétitif, pas sérieux. Que reste-t-il ? Le luxe, l’agroalimentaire, le tourisme… Voitures et avions sont remis en cause par l’écologisme montant, très fort dans la jeunesse, même celle qui ne vote pas. Et les vélos sont produits en Chine, comme les panneaux solaires et de nombreux éléments des éoliennes. Il resterait bien le nucléaire, mais… à reconstruire tant nous avons perdu les compétences.

L’armée reste une fierté mais avec le sentiment d’une action parfois néocoloniale en Afrique, ou suiviste chien-chien des yankees au Proche-Orient. Chirac a eu raison de dire non à Bush fils ; Sarkozy a eu raison d’aller en Libye avec les Anglais et sans les Américains (en apparence, car les « gros » moyens de transports et de renseignements restaient US Army…). Mais Hollande a-t-il eu raison de rester au Mali ? Serval oui, Barkane non. S’enkyster sans faire de politique est toujours voué à l’échec ; et faire de la politique dans les pays africains finit toujours par raviver les rancoeurs coloniales. Laissons donc les généraux et despotes africains se débrouiller tout seul ; ils réclament de l’aide et ne manquent jamais de se servir de la France comme bouc émissaire commode de tout ce qui part en vrille. Laissons-les montrer combien ils sont meilleurs tout seuls.

Il nous manque la certitude d’avoir un but, ou au moins une morale. Un récit collectif. Nous l’avons perdu depuis l’échec du gaullisme dévoyé par les technocrates à la Chirac et depuis l’échec de la social-démocratie après les dérives du premier gouvernement Mitterrand. Pompidou aurait pu incarner la France industrielle qui réussit dans le monde, mais il est mort trop tôt ; Giscard, poussé malgré lui par l’ambiance de gauche de son septennat, a forcé les réformes sociétales sans améliorer la compétitivité économique, la faute aux deux chocs pétroliers arabes de 1973 (guerre des Six jours) et 1979 (ayatollah Khomeini), et à l’inflation qui a donc explosé.

Mendès-France puis Rocard auraient pu incarner une gauche de réformes sans les excès des utopistes et des « révolutionnaires » qui, soit obéissaient à Moscou (Marchais), soit étaient plus menés par leur ego et l’avidité de pouvoir que par l’intérêt populaire (Royal, Strauss-Kahn, Mélenchon, Hamon, Hidalgo, Taubira). Mitterrand a calciné les meilleurs à gauche, tout comme Chirac l’a fait à droite pour ses successeurs possibles (Balladur, Juppé, Villepin). Les Français ont le sentiment d’être sans boussole. D’où le recours magique à Macron en 2017 et son « en même temps », au fond pas si loin de Rocard s’il avait mené à bien quelque réforme plus sociale que les gilets jaunes l’ont forcé finalement à prendre. D’où le recours tout aussi magique aujourd’hui à un polémiste de banlieue qui affirme se vouloir « le sauveur » de la France alors qu’il nie tout ce qu’elle est devenue depuis 1789.

Peut-être ces échecs de sens conduisent-elles au déplacement constaté du désir ? La ville et son mode de vie étaient l’aspiration du plus grand nombre, depuis la fuite des campagnes après 1918. Quitter la terre, c’était quitter le labeur asservissant et les cancans de village pour enfin se réaliser dans un petit métier, voir des gens divers et assister aux spectacles. Plus tard, c’était accéder aux logements modernes et à leur confort, avec les études facilitées pour les enfants dans un environnement stimulant. La ville, c’était la libération, l’accès au progrès technique et scientifique. En 1968, la seule « libération » sexuelle a d’ailleurs été urbaine, très peu dans les campagnes, sauf de la part des néo-hippies qui pratiquaient le sexe comme on pratique aujourd’hui le yoga (il y a d’ailleurs certaines ressemblances…).

Ce mode de vie est aujourd’hui remis en cause. Les manifestations, les grèves des transports urbains, le Covid, la pollution, les entraves social-écologistes à la circulation (restriction des bagnoles, proliférations des vélos, trottinettes et autres deux roues sur trottoirs qui ne respectent ni les sens de circulation, ni les feux, et sont insultants quand ils vous forcent le passage) – tout cela détruit le sentiment d’être comme un poisson dans l’eau en ville. Les vieux aspirent à la campagne, à l’air sans particules fines, au calme, au repos paisible qu’il est de plus en plus difficile de trouver en ville ; les gamins sont intenables le week-end et obligent à aller le passer ailleurs. Le net et la possibilité de travailler à distance ont accentué le phénomène, sans parler des prix du foncier urbain.

Malgré les écolos qui voudraient forcer l’habitat en tours à la soviétique, 70 % des Français habitent dans une maison individuelle et veulent poursuivre ce mode de vie. Retour à la terre, mais sans les vaches des grands-parents ni les chèvres des parents. Retour aux arbres, au potager, au terrain de jeu pour les gosses, aux randonnées à pied ou aux balades en vélo. Les Français qui restent en habitat collectif aspirent à la résidence secondaire ou pour la retraite ; ils ne font plus de la ville une libération. C’est une mutation profonde du mode de penser sa façon de vivre. Le populisme est la conséquence de l’étalement périurbain non structuré, ni ville, ni campagne, où les travailleurs comme les citoyens sont relégués, extérieurs, oubliés, sans avoir les moyens de s’évader. Ils tournent en rond.

Les Français sont individuellement heureux mais collectivement mal dans leur peau. Les bénéfices de la croissance semblent mal répartis puisque ceux qui travaillent au bas de l’échelle ne parviennent plus à s’en sortir. C’est que les métiers qui rapportent sont ceux qui exigent une expertise, laquelle ne va pas sans études et diplômes, que l’école dévalue en les donnant à qui se présente sans assurer une orientation adaptée (elle est trop tôt, trop superficielle et trop autoritaire, selon les jeunes sondés). Les autres métiers sont ceux de domestiques d’Uber, de MacDo, de Deliveroo ou d’Amazon, pour ne citer que quelques enseignes. Ils sont mal payés, mal considérés, sans intérêt. Les métiers de services à la personne suscitent plus d’intérêt personnel mais sont contraints dans leur rémunération par les moyens des gens qui les emploient (hôpital, particuliers, maisons de retraite). Si une nounou des beaux quartiers ou un gardien d’immeuble peuvent être payés correctement, l’assistante de vie ou la sous aide-soignante à domicile sont payés à l’heure travaillée, souvent en plusieurs endroits dans la journée.

Le malheur public résulte de ce manque de cohésion sociale. Est-ce que les exigences de lutte contre le dérèglement climatique pourront rebâtir du politique en alternative aux récits morts ? Pas sûr tant les écolos français sont loin d’être des pragmatiques à l’écoute des vrais gens et restent des idéologues en bureaux aseptisés.

Pourtant, reconstruire des réseaux d’appartenance et de territoire est vital pour la démocratie comme pour la vie en commun. Dix métropoles produisent 81 % du PIB avec 40 % de la population. Et le reste ? Il existe aussi, il doit être pris en compte.

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Jean-François Coatmeur, Yesterday

Le breton catholique Coatmeur né en 1925, prof de lettres en Afrique, fut un pape des thrillers à la française dans les années 1980. Le lire aujourd’hui est un brin décalé car, si les intrigues sont efficaces et rondement menées, les situer dans un pays imaginaire qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la France de Mitterrand est une erreur, d’autant que le juge conduit une Tagora, un modèle français Talbot produit de 1980 à 83. Le thriller a besoin d’ancrer le lecteur dans la réalité vécue, il n’est pas un conte que l’on place dans un temps inventé, ni ailleurs.

Est-ce le souci de se ménager « la gauche » redoutée, arrivée conquérante en 1981 après des décennies de purgatoire ? Il faut dire que la trame du scénario a de quoi faire frémir les chatouilleux du nouveau pouvoir : pas moins que l’assassinat du président par un tueur à gage mandaté par un groupe politique qui manipule l’image d’une bande de terroristes gauchistes. C’est tordu, bien à l’image des années 1980 en France comme en Italie, et a des résonances avec notre époque.

En effet, la chienlit occupe la rue avec des manifs popu sans nombre, opposées à la façon de gouverner et de réformer social-démocrate du président. En effet l’armée commence à gronder qu’elle ne saurait laisser s’installer un climat de guerre civile sans intervenir pour rétablir l’ordre. En effet les mafieux d’extrême-droite, souvent d’ex-policiers révoqués pour mauvaise conduite, complotent dans l’ombre. En effet l’extrême-gauche a choisi le terrorisme plutôt que les idées. Rien de nouveau sous le soleil latin.

Tout vient des femmes et le président, qui en a assez du pouvoir et est tombé amoureux d’une ancienne copine de classe, a décidé de démissionner. C’est à ce moment que les tueurs frappent (et c’est un indice) ; il est assassiné dans sa baignoire. L’exécutant, ancien légionnaire italien devenu mercenaire à gage, n’exécute pas les ordres de repli à la lettre à cause d’une femme, une pas belle mais chaude et câline qu’il a rencontré la veille. C’est encore par une femme, celle du juge Melchior atteint d’un cancer incurable qui ne lui laisse que peu de temps à vivre, que va se résoudre l’affaire, l’amour jusqu’au bout sur l’air de Yesterday des Beatles donnant l’énergie nécessaire au juge pour faire toute la lumière. Au détriment des politiques, mais la vérité est à ce prix.

Coups de feu, filatures, coups tordus et autres poursuites en voiture font un bon thriller et ce livre n’en manque pas. Avec quelques bonheurs d’expression tels ces « gloussements vulveux ». Mais que le président se prénomme Igor reste bizarre, que « la Côte » et « la Capitale » soient désignées par leur fonction encore plus. Pourquoi ne pas avoir carrément situé le suspense en France avec des noms français et des lieux français ? Je ne le comprendrais jamais.

Peut se lire, mais par hasard ; n’a plus guère d’intérêt aujourd’hui, au contraire des grands thrillers américains de la même époque. L’auteur est décédé en 2017 après bien d’autres romans noirs.

Jean-François Coatmeur, Yesterday, 1985, Livre de poche 1988, 320 pages, €9.90 e-book Kindle €6.49

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Patricia Cornwell, Havre des morts

La Cornwell me déçoit de plus en plus. J’avais beaucoup aimé ses premiers livres… d’il y a plus de trente ans mais, comme souvent avec le succès, le talent se dégrade. Patricia Cornwell est devenue non seulement paranoïaque après le 11-Septembre, comme la plupart des Yankees surpris au nid et dans leur arrogant confort moral missionnaire, mais elle s’est faite la vulgarisatrice de la technologie la plus avancée – la seule « Mission » qui semble rester au peuple dont l’âme s’est perdue dans la malbouffe, la psychopathie et la brutalité. Elle n’hésite pas à le dire p.98 : « La guerre est devenue notre industrie nationale, comme l’ont été autrefois l’acier, les chemins de fer et l’automobile. Voilà le monde dangereux dans lequel nous vivons et je ne crois pas que cela puisse changer ».

Kay Scarpetta, médecin légiste, est donc devenue militaire après une brève expérience comme indépendante. Elle travaille à Dover, la base aérienne militaire sur laquelle les sacs contenant les corps des soldats tués au combat à l’étranger sont rapatriés. Avec l’essor de la technologie informatique, c’est désormais l’autopsie virtuelle qui permet le renseignement avancé. L’étude des débris dans les corps, la forme des plaies, les effets du souffle des explosions, donnent de « précieuses » indications sur les armes utilisées et sur leur provenance. Notre Kay effectue donc une spécialisation de six mois, loin de Cambridge où elle est censée dirigée un centre mixte de médecine légale pour l’État et l’université.

Elle devait rentrer depuis plusieurs semaines déjà mais c’était constamment retardé sous divers prétextes. Voilà que brutalement un hélicoptère piloté par sa nièce Lucy et dans lequel se trouve le gros flic Marino vient se poser sur la base pour l’emmener immédiatement. Elle doit rentrer d’urgence car un jeune homme a été trouvé mort dans le parc de Cambridge, promenant son lévrier, apparemment d’une crise cardiaque. Sauf qu’il a saigné dans la housse à la morgue et que c’est inexplicable. Son adjoint Fielding est curieusement injoignable et Kay doit retrouver sa position de directrice pour organiser les études sur le cadavre.

Comme d’habitude, Lucy est maniaque et ingérable, Marino vulgaire et bavard, le centre en complète désorganisation. Le roman se déroule avec très peu d’action et beaucoup de bavardages, le lecteur est dérouté par des retours en arrière et des transitions sans rupture de chapitre lorsque quelqu’un raconte à quelqu’un d’autre ce qui s’est passé. Le tout est brouillon et foutraque, rempli de méls et de coups de téléphones, avec la hantise du complot. Kay flanqué de son mari Benton, qui a repiqué au FBI, reste sans dormir plus de 36 heures, jusque vers la page 512, ce qui est loin de clarifier la situation. Elle est dépassée, ne comprend rien, a été tenue à l’écart pour d’obscures raisons. Pour un thriller, la méticulosité des détails sur le mobilier, la puissance des bagnoles, le paysage enneigé ou la façon dont sont habillés les gens prend un tour ridicule tandis que l’intrigue se perd dans les méandres tortueux des cerveaux de ceux qui savent et ne disent rien et de ceux qui parlent tout en ne sachant rien.

On comprend à la fin que c’est grave, la miniaturisation numérique prenant des proportions nanotechnologiques qui permettent d’instiller drogues et poisons à l’insu de quiconque pour le faire dérailler ou commettre des actes que sa raison aurait refusés. Exit Fielding, dépassé par son passé, violé à 12 ans par une femme psy qui l’a laissé tomber mais père d’une fille qui l’a découvert sur le net… (si vous suivez encore, ça va, vous pouvez lire le livre). Les meurtres se succèdent, dont celui d’un petit garçon de 6 ans à qui l’on a planté sadiquement des clous de tapissier dans le crâne avant de lui piquer ses pompes, celui d’un jeune footballeur américain soigneusement torturé au merlin avant de l’achever – et celui d’un petit génie israélien de l’informatique espionné par une micro-caméra. Tous sont liés, mais comment ? Seul le chien fait l’objet de compassion.

Patricia Cornwell, Havre des morts (Port Mortuary), 2010, Livre de poche 2012, 567 pages, €8.70 e-book Kindle €8.49

Les thrillers policiers de Patricia Cornwell déjà chroniqués sur ce blog

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Le Dernier Samouraï d’Edward Zwick

Les Etats-Unis ont le chic de récupérer à leur profit les exploits des autres pour les convertir à leur sauce. Ainsi de la geste de Jules Brunet, envoyé au Japon pour entraîner l’armée, et qui démissionna pour suivre le dernier shogun Yoshinobu Tokugawa dans sa rébellion contre l’empereur… soutenu par l’Angleterre. Jules est devenu Nathan, prénom bien biblique yankee, et l’officier français titulaire de la Légion d’honneur est réduit au massacreur de Sioux mercenaire sous la houlette d’un colonel cynique. Le prestige de l’armée américaine n’était pas si grand dans le monde en 1876 pour que le Japon veuille ses conseils. Il préférait la France de Napoléon III (avant la Prusse suite à la défaite de 1870), et le matériel militaire anglais. Le réalisateur mélange le personnage de Brunet avec la rébellion samouraï de Satsuma qui a duré du 29 janvier au 24 septembre 1877. Saigō Takamori le chef samouraï commit le seppuku après une blessure mortelle à la dernière bataille de Shiroyama.

Il reste que ce salmigondis à la gloire des Américains est devenu un bon film. Il est resté le DVD favori du Gamin depuis qu’il l’a vu à 11 ans. Il s’identifiait au jeune Higen (Sōsuke Ikematsu, 13 ans au tournage), le neveu du samouraï Katsumoto (Ken Watanabe).

Nathan Algren (Tom Cruise), capitaine démobilisé des guerres indiennes dont il a gardé des cauchemars et un alcoolisme invétéré pour avoir massacré au fusil et au revolver des femmes et des enfants, est réduit à faire de la pub pour Winchester devant les badauds à qui il raconte la férocité des Indiens et comment il tire bien. Son ancien colonel Benjamin Bagley (Tony Goldwyn) le récupère pour le présenter à Omura, industriel des chemins de fer japonais et conseiller de l’empereur (Masato Harada). Celui-ci, barbu et suiffeux à souhait, ne veut que gagner de l’argent en modernisant son pays et entraînant son armée, au risque de lui faire perdre son âme. Pour cela, il lui faut mater la rébellion des samouraïs menacés dans leur honneur traditionnel de guerriers, menés par Katsumoto, ancien général et conseiller de l’empereur. Donc acheter des armes performantes aux Etats-Unis. Le « bien du pays » prend ainsi des formes bien diverses – au moment même où, en 2003 à la sortie du film, les Etats-Unis se posent en défenseurs de la démocratie dans l’Irak de Saddam Hussein.

Le capitaine Algren est bien payé, donc il obéit et s’embarque pour le Japon où il entraîne l’armée. Mais le gros Omura est pressé, Katsumoto a attaqué son chemin de fer ! Il veut que l’armée intervienne tout de suite. Algren tente de l’en dissuader car les soldats ne sont pas prêts. A l’américaine, il improvise un show spectaculaire où il somme un soldat nippon de lui tirer dessus avec son fusil tandis que lui le vise au revolver ; dans la presse et l’émotion, le soldat le rate, prouvant qu’il n’est pas au point. Omura s’obstine et l’armée affronte les samouraïs dans une forêt de Yoshino. Malgré l’absence de toute arme à feu côté rebelles, l’armée fuit en déroute. Algren se bat comme un tigre – dont il brandit une lance ornée d’un fanion représentant l’animal, mais est blessé. Sur le point d’être achevé à terre par le beau-frère de Katsumoto, il réussit à transpercer la gorge de son ennemi. Devant tant de bravoure, le samouraï ordonne qu’on le transporte au village de son fils Nobutada (Shin Koyamada) et qu’on le soigne.

Sa sœur Taka (Koyuki Katō) va en être chargée, la propre femme de celui qu’il a tué. Mais chacun a fait son devoir et, après sa répulsion initiale, l’apprentissage du japonais par Algren et ses excuses présentées, elle va lui pardonner. Car l’Américain, 40 ans bien conservés au tournage, aime à « connaître son ennemi » et il s’instruit en hygiène, gastronomie, combat et langue. Par ses conversations avec Katsumoto, qui parle l’anglais, il en vient à apprécier l’honneur guerrier des samouraïs, leur vie fruste et naturelle, leur spiritualité zen, l’art qu’il ont d’embellir la vie à chaque instant dans la confection du thé, l’admiration des cerisiers en fleurs (Yoshino est célèbre), le combat au sabre.

Son obstination à devenir l’un des leurs attire l’enfant sans père Higen, qui se projette sur lui en ses apprentissages. Malgré le masque, les émotions bouillent dans un cœur japonais. Higen offrira à Algren une calligraphie lors de son départ pour Tokyo avec son oncle, puis Algren prendra le jeune garçon une fois dans ses bras lorsque la troupe reviendra de la capitale où Nobutada a été tué en faisant évader son père assigné à résidence par Omura après que l’empereur, un faible, l’eut désavoué.

Car Katsumoto veut lui aussi le « bien du pays ». Mais pas par l’affairisme ni la déculturation ; il veut un Japon affirmé dans ses traditions pour s’ouvrir au monde moderne. L’empereur Meiji (Shichinosuke Nakamura), jeune homme falot, ne commande pas : comme tous les patrons japonais, il n’est que l’étendard d’un groupe mené par le premier ministre. S’il consulte Katsumoto et lui demande ce qu’il devrait faire, le samouraï le renvoie à sa conscience – c’est à lui, l’empereur, de dire ce qui doit être. N’ayant aucun argument ni soutien pour contrer Omura, c’est donc ce dernier qui l’emporte. Jusqu’à la bataille finale où Katsumoto se tue, aidé par Algren, alors qu’il est mortellement blessé.

L’armée des quelques cinq cents samouraïs, possédant seulement sabres, arcs et lances, fait face à l’armée impériale désormais formée de deux régiments, soit deux mille hommes, armés de canons, de fusils et de mitrailleuses Gatling à trois cents coups par minute. Deux conceptions de la guerre et de l’humanité s’affrontent : le combat d’homme à homme et le massacre industriel. La guerre, depuis le milieu du XIXe siècle, est devenue technique, tuant à distance. Algren a beau citer les Thermopyles, ces trois cents Spartiates face à des milliers de Perses, il s’agit d’un suicide. Le général Custer aux Etats-Unis, en choisissant le panache contre la réalité s’est révélé un boucher de ses hommes ; pas Katsumoto car ses samouraïs étaient tous volontaires. Les Spartiates avaient le même armement que les Perses, seul le nombre l’emportait. Plus face à l’armée impériale d’Omura, ni aujourd’hui où, avec mitrailleuses, missiles, hélicoptères de combat, drones, des fonctionnaires tuent depuis leurs bureaux. Le temps des samouraïs était le dernier temps de l’honneur, ce film a le mérite de nous le rappeler.

Malgré leurs ruses et la stratégie déployée par Algren avec écran de fumée, bombes de paille pour désorienter la charge et combat rapproché au sabre où les samouraïs ont l’avantage, le résultat ne fait aucun doute. Malgré des pertes deux fois supérieures, les impériaux menés par Omura gagnent. Algren en profite pour tuer son colonel dont il a toujours haï le cynisme élitaire. Nathan Algren est devenu un vrai samouraï ; il s’est « tatamisé » comme on dit de ceux qui ont adopté les us et coutumes du Japon.

Il s’en sort comme un caméléon, va porter le sabre de Katsumoto à l’empereur. Pétri d’émotion pour l’honneur et la tradition, le jeune homme révoque Omura, refuse de signer le traité commercial avec l’ambassadeur américain et confie le sabre à Algren.

DVD Le Dernier Samouraï (The Last Samurai), Edward Zwick, 2003, avec Tom Cruise, Ken Watanabe, William Atherton, Chad Lindberg, Ray Godshall Sr., Warner Bros 20004, 2h27, €10.99

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Trump et les quatre causes du fascisme

Mercredi 6 janvier, jour de la certification par le Congrès du résultat des élections présidentielles américaines, le président battu Donald Trump incite ses partisans à manifester à Washington. A la fin du meeting, il excite les militants échauffés à marcher sur le Capitole comme jadis Mussolini a marché sur Rome – 4 morts. C’est le fait d’un putschiste pour qui seule « sa » vérité compte et non les faits – il pourtant a été battu de 7 millions de voix (306 contre 232 grands électeurs). J’ai raison et pas le peuple car JE suis le peuple à moi tout seul. Cette façon de voir et de se comporter est proprement fasciste. Il n’est pas allé jusqu’au bout à cause de son tempérament foutraque adepte du « deal » et parce que l’armée a fait savoir qu’elle ne suivrait pas. Mais qu’en serait-il d’un prochain démagogue organisé et décidé ?

Le fascisme est né en Italie il y a juste un siècle de quatre causes cumulées : la brutalisation due à la guerre, la crise économique et sociale, le nationalisme de pays menacé et frustré rêvant à l’Age d’or mythique, et la démagogie d’un agitateur habile.

  1. Brutalisation : la guerre de 14-18 a duré longtemps et a été éprouvante non seulement par la violence des combats mais par la technique qui a amplifié la guerre, monstre industriel contre lequel on ne peut quasiment rien comme dans Terminator. L’habitus de férocité et de décisions brutales pris dans les tranchées conduit vers 1920 à considérer la violence comme régénérant l’homme, donc la société, ce qui fut théorisé par Georges Sorel. Ce fut la même chose sous Lénine et surtout Staline en URSS, puis en Allemagne sous Hitler. Il faut être « inhumain » pour forger l’homme nouveau, dirigeant à poigne, homme de fer. Aux Etats-Unis en 2020, après le choc belliqueux des attentats du 11-Septembre 2001, deux millions d’anciens combattants des guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak ont été brutalisés (et souvent traumatisés) ; ils ont formé l’essentiel des militants qui ont marché sur Washington.
  2. Crise économique et sociale : l’Italie est secouée par une grave crise de 1919 à 1922 ; l’Allemagne sortie ruinée de la guerre en 1918 est précipitée dans la crise par la Grande dépression qui suit l’effondrement des spéculations boursières américaines en 1929 et diffuse par effet domino à tout le monde développé les faillites financières et son cortège de fermeture d’usines et de chômage. En 2008, les Etats-Unis ont subi de plein fouet l’équivalent de la crise de 1929 et se font de plus en plus tailler des croupières par la Chine, forte de trois fois plus d’habitants et de l’avidité des capitalistes de Wall Street qui n’hésitent pas à brader leur technologie pour des profits à court terme. Trump est élu en 2016 sur des idées de protectionnisme et de relance économique par la baisse des impôts et la liberté reprise sur les traités internationaux, voulant relocaliser l’industrie au pays et initiant une guerre commerciale d’ampleur inégalée aux autres puissances comme à l’immigration.
  3. Nationalisme : tout pays menacé dans son niveau de vie se voit menacé dans son « identité », cherchant fébrilement à se « retrouver », un peu comme un adolescent inquiet au lieu d’un adulte mûr. La « victoire mutilée » de Mussolini, le « coup de poignard sans le dos » d’Hitler, le « projet Eurasie » de Poutine, le « make America great again » de Trump sont un même prétexte à vouloir régénérer la nation par la mobilisation des natifs. Il s’agit toujours d’un conservatisme botté, d’un retour à un mythique Age d’or qui n’a jamais existé que dans l’imagination : l’empire de Rome, la race pure aryenne, la Russie éternelle, l’Amérique des Pionniers. Il est donc enjoint de prendre le contrepied de tout ce qui se pensait auparavant : la raison, les Lumières, l’individualisme, l’hédonisme post-68, l’humanisme onusien. Retour contre-révolutionnaire au droit divin, à la religion, à la nation organique, au romantisme de l’émotion, à l’égoïsme sacré et au culte de la force qui tranche. Une frange de militants est mobilisée pour entraîner la société et embrigader les esprits : squadristi italiens, SA et SS allemands, siloviki russes, milices trumpistes. Ce que l’Action française a su faire au début du siècle précédent, Q anon veut le faire au début du siècle présent.
  4. Démagogue : pas de succès de l’irrationnel nationaliste et xénophobe sans un agitateur habile. Mussolini, Staline, Hitler, Trump (pour ne prendre que quelques exemples occidentaux) ont su agréger autour de leur personnalité tous les frustrés, les enthousiastes, les fana-mili, les activistes. Il s’agissait de conquérir le pouvoir – puis de le garder. Seul Trump a échoué pour le moment à rester président même s’il a déclaré qu’il « ne reconnaîtrait jamais la défaite ». Mais il profite des failles du système représentatif de la démocratie (aggravées par le système électoral archaïque des Etats-Unis) pour contester le vote des citoyens. Sa « vérité » est qu’il ne peut être battu. Comme dans la télé-réalité, le show doit continuer. C’était hier la radio et le cinéma qui servaient la propagande ; c’est aujourd’hui l’Internet, les réseaux et la télé qui s’en chargent, matraquant la théorie du Complot et amplifiant tout ce qui mine inévitablement le parlementarisme : le clientélisme, la corruption, la lâcheté, la combinazione. Anarchistes, complotistes et croyants se liguent pour porter les coups de boutoir au « Système » de la règle de droit comme si celui-ci, une fois renversé, n’en générerait pas un autre – en pire : le fascisme, le communisme, le nazisme, etc.

Ces quatre causes sont universelles ; l’histoire ne se répète jamais mais ses mécanismes se répliquent. La montée de la violence, les frustrations sociales augmentées par les ravages de la pandémie, l’absence de nouvelle « frontière » à explorer pour les citoyens (l’espace et le transhumanisme sont réservés à quelques élites, seul le « retour à » est accessible à tous sans limites), la politique-spectacle augmentée par les réseaux sociaux sans digues, ont créé le phénomène de Trump le trompeur, le champion du parti des éléphants.

Si les normes non écrites, les règles informelles et les conventions sont la colonne vertébrale d’une démocratie, celle-ci a du mouron à se faire car l’exemple vient du phare mondial : les Etats-Unis de la grande révolution de 1776. Mélenchon doit regarder cela avec grand intérêt.

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Mars Attacks ! de Tim Burton

Les soucoupes volantes bourrées de petits hommes verts ont hanté les années cinquante. Elles sont dues, on le sait aujourd’hui, à la psychose des communistes moscovites et aux expériences d’armes secrètes par l’armée américaine. La fin des années 1990, optimistes après la chute du Mur et l’effondrement soviétique, caricature avec ironie cette mode tout en raillant aussi fort les certitudes des puissants d’aujourd’hui.

Ils sont petits, verts et méchants ; ils ont une technologie avancée après huit siècles de civilisation. Pour le professeur à pipe (Pierce Brosnan), confit dans son savoir universitaire, ils doivent « donc » être pacifiques. Inférence fatale ! L’intelligence logique permet des armes et des véhicules spatiaux sophistiqués mais n’ouvre pas le cœur. Au contraire : la logique léniniste ou hitlérienne a conduit au massacre « scientifique » de millions de gens au nom de la Vérité – celle de l’Histoire ou celle de la Race luttant pour sa survie. La révérence envers la Science comme dieu (le scientisme) est une dérive rationaliste qui élimine l’humanisme, donc l’humanité.

Aussi, lorsqu’il « conseille » le président des Etats-Unis (Jack Nicholson au meilleur de sa forme), il met ses préjugés humanistes en avant, sans d’abord observer ni analyser. Et lorsque les petits humanoïdes verdâtres débarquent dans le désert du Nevada, il « croit » qu’ils viennent en paix. Une grande réception a été préparée et la foule est venue en badaud pour leur souhaiter la bienvenue en ce moment historique. Lorsqu’ils paraissent, l’œil méchant, le cerveau surdimensionné et le corps réduit, leur voix métallique qui claque comme du jap ou du nazi de film sur la Seconde guerre mondiale devrait alerter. Il n’en est rien. Même s’ils répètent mécaniquement qu’ils viennent en paix selon la machine traductrice, ils le disent comme chez Orwell où « le ministère de la Paix » prépare la guerre. Et lorsqu’un hippie lâche une colombe, écolo naïf croyant au bon sauvage, l’ambassadeur martien la dégomme en flamme de son pistolet laser. Aussitôt, les paroles lénifiantes deviennent léninistes, simple ruse pour avancer masqué : les martiens éradiquent les poux humains en les faisant exploser au laser, ne laissant d’eux qu’un squelette verdi.

L’armée riposte, avec ses pauvres balles ou ses obus de char inutiles contre le blindage martien. Un suprémaciste blanc texan fana mili (Jack Black) se précipite pour dézinguer du martien mais il a oublié de charger son fusil et s’évapore dans une grande lumière laser. C’est la débandade et les martiens s’envolent.

Le président, toujours aussi mal conseillé à la fois par son communiquant (Martin Short), un bellâtre qui ne pense qu’aux apparences, sondages et popularité, et le prof à pipe qui ne pense que malentendus et humanisme, fait envoyer un message dans l’espace en regrettant ce déplorable incident.

Après une rencontre au Congrès, où tout le Législatif est pulvérisé, amadoué par des paroles lénifiantes, les martiens, qui ont enlevé quelques humains assommés ou zigouillés pour les observer et analyser, décident d’infiltrer la Maison blanche sous déguisement de plantureuse femelle désirable. Ils ont appris la faiblesse des hommes. Et cela fonctionne avec le conseiller en com’ ; comme les autres, il continue à « croire » plutôt que d’observer et d’analyser… Ladite femelle assez mal réussie avec sa coiffure en ananas (Lisa Marie) le séduit sans un mot par ses seuls attributs, de gros seins moulés dans son haut et une démarche chaloupée des hanches, les yeux faits. Puis elle le pulvérise lorsqu’il veut la baiser avant d’enlever son masque et d’introduire son commando martien. C’est le massacre au laser et les martiens gagnent ; seul le président y réchappe – et sa fille (Natalie Portman) qui erre sans comprendre.

Cette fois, c’est la guerre. Mais un peu tard, l’effet de surprise est bel et bien passé. Le président signe l’ordre d’user de la force nucléaire mais l’avancée technologique martienne rend cette arme obsolète. Une poire aspire toute l’énergie de la bombe et le martien en chef s’en sert comme fumée énergisante.

Les martiens débarquent en masse et s’amusent : ils observent les humains baiser, analysent ceux qui écoutent de la musique, arrachent les façades pour mieux observer les gens chez eux et les singer avec une ironie féroce, jouent à pulvériser tout ce qui s’élève, tours, hôtel, obélisque, Maison blanche – tous les symboles de l’orgueil yankee. Les gens fuient, paniqués. C’est un festival de cocasseries dans des cris d’orfraie, d’explosions en tous genres et de lasers en folie.

Lors d’une rencontre avec le président dans son bureau, le martien en chef pulvérise d’abord les agents du service secret puis les généraux avant d’écouter le président faire un discours politicien, plein de pathos et de menteries. L’alien consent une larme et tend la main. Mais c’est une fausse amitié ; une fois de plus la main est une arme, une fausse main qui se retourne comme un serpent et embroche le président, le crucifiant sur l’emblème des USA au sol de la Maison blanche.

Dans ce chaos, ce ne sont pas les institutions qui résistent, ni les militaires inaptes à l’initiative, mais les simples gens du commun. Un ancien boxeur noir reconverti en attraction d’hôtel sous un déguisement de pharaon (Jim Brown), Tom Jones le chanteur de charme un peu oublié, une pétasse rousse allumée qui se met en zazen devant un cristal et ouvre ses chakras (Annette Bening), un fils dédaigné (Lukas Haas), trop grand et un peu écolo qui aime sa grand-mère Alzheimer (Sylvia Sidney, née en 1910), frère du suprémaciste tombé au champ d’horreur, les deux gamins noirs du boxeur (Ray J, l’aîné à grosse chaîne dorée et Brandon Hammond le cadet) qui jouent à dézinguer les aliens avec leur propre fusil laser récupéré sur un cadavre comme dans leurs jeux vidéo favoris…

C’est justement le gai jodle de la chanson qu’écoute avec délice la grand-mère, Indian Love Call de l’antique Slim Whitman, qui leur vrille les tympans et fait exploser leur caboche dans une gelée vert pomme. Il suffit de la diffuser en masse et le garçon s’y emploie avec la radio, relayé très vite par l’armée et ses haut-parleurs. Les martiens, venus pour conquérir et asservir, s’enfuient marris lorsqu’ils le peuvent, ou se crashent en l’air, dans les déserts et les lacs lors d’un finale réjouissant.

Non, la candeur n’est pas une vertu. Le bon sauvage est une « croyance », pas une vérité efficace. L’humanisme chrétien fait des gens des moutons, à la merci de tous les prédateurs. Le peuple américain sait se défendre, au contraire de ses élites « libérales » (gauchistes) qui tendent toujours à dénier, minimiser, argumenter pour éviter l’amalgame. Avec les ennemis, qu’ils soient nazis, communistes, dictateurs arabes ou islamistes – ou vingt ans plus tard petits hommes jaunes – il faut agir en ennemi : le gros bâton avant la carotte. Ce qui est ironique est que cette mentalité yankee retrouve le fond du racisme nazi : il s’agit de défendre la « race » humaine contre les aliens venus de l’espace, sans aucune pitié. La lutte pour la vie est la règle de fond. Quand le trumpisme en germe faisait rire…

DVD Mars Attacks! Tim Burton, 1996, avec Jack Nicholson, Glenn Close, Annette Bening, Warner Bros 1998, 1h42, €6.46 blu-ray €12.76

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George Sand, La petite Fadette

Fadette est un surnom qu’on ne peut plus donner à cause du sens que le mot a pris avec la police scientifique : facture détallée du téléphone. Mais Fadette est ici un surnom, raccourci de farfadet ; elle est aussi un diminutif de Françoise, alias Fanchon. George Sand poursuit ses romans édifiants paysans avec ce troisième tome, après La mare au diable et François le Champi ; elle en fait une trilogie qu’elle intitule Les veillées du chanvreur.

Ce dernier roman m’apparaît comme le plus abouti. Déjà, l’avant-propos est réduit et plane moins dans les hauteurs snobs de la philosophie de salon qui nous hérisse aujourd’hui. Ensuite, les personnages se complexifient ; Fadette est le réactif des amours tourmentés de deux bessons, des jumeaux blonds et bien bâtis que le fermier Barbeau a eu de son épouse à la suite de trois enfants. Enfin, le milieu paysan est croqué de façon moins idéale, laissant entrevoir ses revers : les cancans et les boucs émissaires, les jalousies de biens et de mépris, les amourettes qui révèlent la vanité ou le caractère, les préjugés qui tendent à garder un monde fermé sur lui-même. Une sorte de gémellité sociale peut-être.

Il est irrésistible de comparer les noms des protagonistes avec ceux imaginés par Tolkien dans le Hobbit et le Seigneur des anneaux : les Berrichons ont-ils inspiré les Hobbits ? Fanchon Fadet côtoie Landry Barbeau, ami de Cadet Caillaud, tout comme Bilbon Saquet est père de Frodon Saquet.

Or voici les bessons Sylvinet et Landry qui s’aiment d’amour tendre, toujours ensembles et épris l’un de l’autre dans cette petite Vallée-Noire proche du Nohant de l’auteur. Jusqu’à leurs 15 ans où le fermier doit les séparer pour que l’un se loue comme ouvrier. C’est un drame ! Heureusement que Landry, le second de naissance mais le plus fort et viril des deux, se dévoue pour aller… chez le voisin – soigner les bêtes. Son jumeau peut le voir tous les soirs et tous les dimanches. Mais il est tendre et se fait un cinéma de jalousie : Landry ne prend-t-il pas trop cœur à son ouvrage ? Ne lie-t-il pas amitié avec les fils et filles de l’autre fermier ? Ne s’éloigne-til pas du nid gémellaire ? Sylvinet, plus féminin, se ronge et dépérit ; il n’est rien que sa mère et son père, et bien-sûr son besson, ne soient prêts à faire pour soulager sa peine. Mais est-ce lui rendre service que de compatir à son auto apitoiement ?

C’est un beau portrait en miroir que peint George Sand de ces garçons attachés et attachants. L’un songe à mourir, l’autre se dit qu’il n’y survivrait pas. La petite Fadette, d’un an plus jeune qu’eux, va opérer la métamorphose de la gémellité enfantine en fratrie adulte. La mère Sagette, accoucheuse, avait bien prédit aux parents qu’à les habiller pareils, à les gronder ensembles, à les faire travailler de concert, ils seraient comme deux bœufs sous le joug, jamais l’un sans l’autre et liés pour la vie. Mais les parents qui aiment s’aveuglent volontiers aux conséquences des désirs de leurs gamins. C’est donc un adjuvant extérieur qui va opérer la séparation de raison.

Fadette est une fille de vivandière partie faire la vie avec un soldat en laissant ses enfants à la grand-mère un peu sorcière, Fanchon le grelet et son jeune frère bancal Jeannet le sauteriot (le grillon et la sauterelle en patois). Pauvre mais débrouillarde, la gamine vit en garçon, hirsute et mal lavée, curieuse des herbes mais la langue bien pendue. Méprisée, elle se hérisse. Les bessons suivent l’avis de leurs parents que ce n’est pas une fréquentation honorable, sans pour autant l’accuser de diableries.

Mais voilà qu’en revenant de sa ferme un dimanche, Landry ne trouve pas son besson Sylvinet. Il est parti en solitaire ronger sa peine de jalousie. Landry a peur que son double ne se noie par suicide et son inquiétude grandit alors qu’il arpente bois et berges sans le découvrir. Il avise alors la Fadette dont la grand-mère est dite devineresse et pourrait être de bon conseil. La vieille le jette mais la gamine le rejoint au-dehors ; elle commence par le railler un peu parce qu’il la prend de haut mais perçoit son inquiétude d’amour pour son frère et finit par lui livrer l’information : elle l’a vu près d’une berge dans les joncs. Landry lui promet ce qu’elle veut et court rejoindre son frère pareil. Il le voit au-delà de la rivière et, pour ne pas l’effrayer d’un trop grand bonheur au point qu’il ne tombe de la berge friable, siffle comme si de rien n’était et feint de le rencontrer naturellement. Sylvinet, dans sa paranoïa de jalousie, croit que son frère l’aime moins tant il apparaît tranquille à sa vue au lieu d’être transporté.

La situation ne s’améliore pas avec les mois qui passent. A 17 ans, Landry sort avec la belle Madelon et apprend la bourrée. Un soir qu’il rentre à la ferme de ses parents, un (feu) follet l’égare et lui fait manquer le gué ; il a de l’eau jusqu’aux épaules et risque de se noyer. Revenu sur ses pas, il se demande comment passer lorsque Fadette survient ; elle le guide par la main et le voilà sauvé. Mais elle pose sa condition : il la fera danser sept fois devant tout le monde à la prochaine fête de la Saint-Andoche, le patron du village. Landry, fidèle à sa promesse, se compromet avec elle aux yeux de tous et vexe la Madelon. Mais sa vigueur et sa réputation font qu’il évite la bagarre que les moqueries faisaient monter. Il trouve un peu plus tard la Fadette pleurant sur le sol et s’arrête par bon cœur pour savoir ce qu’elle a. La conversation le captive et il passe sur sa laideur apparente malgré ses yeux noirs profonds, lui faisant les reproches que chacun peut lui faire sur sa maigreur, son air de mâlot (de garçon) son attifement et son attitude envers les autres – un décalque de l’adolescence même de l’auteur.

C’est le début d’une idylle, la petite Fadette apprend au besson Landry qu’elle est tombée amoureuse de lui dès ses 13 ans, le suivant et l’asticotant pour qu’il la considère. Landry voit que Fadette est autre qu’elle ne paraît, serviable aux malheureux et pourvoyeuse de recettes d’herbes guérisseuses sans paiement à ceux qui en ont besoin, fidèle à sa grand-mère qui décline et à son frérot malbâti. Il se prend lentement d’amour pour elle, d’autant qu’elle embellit à son contact, prenant soin de sa personne, se frottant le visage, s’habillant mieux et se voulant plus aimable avec les gens. Mais tout cela doit rester caché tant la Fadette est diabolisée par l’opinion.

A la mort de la grand-mère, et pour faire taire les rumeurs propagées par la Madelon qui veut se venger de Landry, elle décide d’aller se placer en ville chez une vieille religieuse noble pour acquérir une réputation. Non, le garçon ne l’a pas mise enceinte, ils se sont contentés de parler et de s’embrasser chastement (une marotte rousseauiste de Sand que cette continence « morale »). Un an plus tard, Landry peut épouser Fadette avec la bénédiction du père qui a pris ses renseignements ; son ami Cadet, fils du fermier chez qui il travaille, épouse sa petite sœur Nanette ; quant à son besson Sylvinet, guéri de sa fièvre par les mains de « charmeuse » imposées au front, puis de sa paranoïa par les paroles de cure de la Fadette, il s’engage dans l’armée. Tout comme l’enfant gâté qu’était le père de George Sand qui y a trouvé sa rédemption.

C’est qu’un jumeau ne peut connaître qu’un amour absolu « fol et désordonné », sur l’exemple de celui qu’il a vécu avec son frère et que, si Landry épouse Fadette, Sylvinet en tombe amoureux aussi sans pouvoir regarder une autre femme. Telle est du moins la théorie de l’auteur ; mais l’armée, ce monde d’hommes, peut aussi avoir un autre sens pour ce besson sensible d’amour exclusif pour son double.

George Sand, La petite Fadette, 1848, Gallimard Folio 2004, 288 pages, €6.30 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Hobbit, la trilogie de Peter Jackson

Le Hobbit est la suite qui précède la trilogie du Seigneur des anneaux et prépare la victoire sur les forces de la nuit. Bilbon Sacquet, le grand-père de Frodon, vit tranquillement dans son trou de hobbit de la Comté, plaine de collines verdoyantes où poussent les légumes et paissent les animaux. Il est heureux chez lui, dans ses pantoufles et son fauteuil, un livre à la main pour l’aventure.

Mais l’aventure réelle frappe à sa porte en la personne du magicien Gandalf le Gris qui le somme d’accompagner comme « expert cambrioleur » une bande de treize nains menés par Thorin Écu-de-Chêne. Ils veulent reprendre le Royaume perdu des nains d’Erebor, conquis par le dragon Smaug qui dort désormais sur l’or de la terre tandis que les nains chassés sans rien sont dispersés en diaspora.

Les trois films successifs montrent la quête. Le premier, un brin longuet, les conduit au cœur du Pays Sauvage où ils combattent avec plus ou moins de ruse et de courage Gobelins, Orques, Ouargues, araignées géantes, Métamorphes et sorciers. Effets spéciaux et spectaculaires garantis.

Le second film est à mon avis le meilleur, l’action y est rondement menée et bien découpée, le spectateur ne s’ennuie pas. L’objectif des nains est le Mont Solitaire dans les terres désertiques. Mais le chemin est semé d’ignobles et cauteleux Gobelins dans leurs tunnels. Bilbon y rencontre le Gollum et ramasse son anneau magique qui rend invisible. Mis entre toutes les mains c’est un instrument dangereux, mais Bilbon en fait un usage raisonnable. Lui qui ne se croyait pas courageux se révèle. Il compense sa faiblesse par son intelligence, ce que le magicien Gandalf avait prévu. Parvenu au pied de la montagne, c’est lui qui découvre la serrure cachée par l’énigme de la dernière lumière d’un jour précis alors que les nains, découragés, s’en allaient déjà. Ils pénètrent dans l’antre mais Ecu-de-Chêne envoie le hobbit en éclaireur, le dragon ne pouvant sentir l’odeur de nain. Mais celui-ci se réveille et, s’il épargne Saquet, se bat avec les treize nains qui réussissent à l’emprisonner dans de l’or fondu. Mais sa cuirasse le rend invincible et il ressurgit, furieux.

Dans le dernier film, il va incendier la ville des humains qui s’étend au pied de la montagne. Le petit-fils de l’archer qui a failli jadis descendre Smaug à l’aide de flèches noires spéciales, tente de combattre la bête et, à l’aide de son fils en support pour la dernière flèche, réussit à la loger juste dans l’écaille qui a sauté il y a longtemps. Smaug s’abîme dans les flots du lac. Mais l’or est monté à la tête d’Ecu-de-Chêne et il ne veut rien payer à ceux qui l’ont aidé, malgré sa parole donnée. Bilbon décide alors de ne pas lui remettre l’Arkenstone, la gemme lumineuse symbole du roi des nains qu’il a ramassée dans la grotte. Il la confie à ceux qu’Ecu a spolié. C’est alors la guerre, les treize nains contre une double armée d’elfes et d’humains. Mais Ecu a convié son frère, monté sur un cochon poilu, avec son armée naine et la bataille menace alors que surgissent les Orques et les autres bêtes immondes du mal. Tous font face. Grosse bagarre, effets extraordinaires, morts tragiques et héroïsme individuel. Le mal est vaincu – pour un temps.

Outre l’univers riche des populations crées par Tolkien, celles de la face sombre sont particulièrement bestiales, accentuant leur côté non-humain. Musculature épaisse et sans grâce, lourdeur d’esprit, réparties de banlieue, mufles et trognes de forbans, cicatrices, armes hérissées de pointes montrent tout l’inverse de l’honneur humain dont les elfes sont les spécimens les plus réussis : grands, blonds, élancés, froidement intelligents, experts à l’épée et à l’arc. Les Nains sont un peu comme les Juifs : exaspérants mais obstinés, méfiants mais chaleureux, avares mais industrieux. Bilbon le Hobbit, ni homme ni nain, sert d’intermédiaire de raison entre tous.

Je préfère pour ma part la trilogie filmée du Seigneur des anneaux, mais les fans verront avec plaisir ce prologue qui leur fournira, en près de huit heures, un spectacle onirique sans égal.

DVD Hobbit : la trilogie, Peter Jackson, Un voyage inattendu, 2012, 2h46 ; La désolation de Smaug, 2014, 2h35 ; La bataille des cinq armées, 2015, 2h18, avec Ian McKellen, Martin Freeman, John Callen, Peter Hambleton, Jed Brophy, Orlando Bloom, Warner Bros Entertainment France 2015, standard €19.00 en 3D €69.99

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Pierre de Villiers, Qu’est-ce qu’un chef ?

Le titre et beau mais promet plus qu’il ne donne. En dix chapitres, il décline un mixte de conseils en management et d’expérience militaire en se référant surtout au maréchal Lyautey dont les livres sur Le chef en action et Le rôle social de l’officier l’ont semble-t-il inspiré. Il faut dire que le maréchal aimait les hommes, bien autrement que ceux dont la petitesse exige de dominer.

Les propos s’étirent sur le temps à donner pour réfléchir et parler, sur l’exemplarité exigée de quiconque veut commander de façon légitime, de l’Homme en premier qu’il s’agit de sauver (l’humanité de l’humain), sur la nécessaire adaptation à son époque pour le meilleur et pour le pire – dont le numérique-, sur le rôle « d’absorbeur d’inquiétude » et de « diffuseur de confiance » du chef, sur l’objectif ultime qui est de gagner la paix par la force de sa défense, sur la vérité qui rend libre car lucide, sur la rencontre, sur le rôle de mentor pour « faire réussir ».

Le lecteur n’apprend pas grand-chose sur le fond, il entend surtout des propos de bon sens répétés. Il y a trop de mots pour la simplicité du sujet, trop de pages qui divaguent en général sur l’international ou les mœurs, sans que ce soit relié le rôle du « chef » dont on a pourtant cru comprendre au début qu’il irrigue toute conduite humaine en groupe, depuis la famille à l’Etat en passant par les associations, les collectivités locales, les entreprises, l’armée. Peut-on être « chef » de même façon partout en tous lieux ? Si oui, ce n’est pas clair ; sinon, c’est qu’il y a autre chose.

Et cette autre chose est probablement Emmanuel Macron. Lui qui, sans avoir fait de service militaire, a cru bon d’expliquer la défense au général chef d’état-major des armées ; lui qui, civil sans grande expérience de la vie (ni de la famille), a affirmé en public et lors d’une fête que c’était lui le chef, comme s’il s’agissait d’avoir la plus grosse. Dès lors, tout s’éclaire : le livre au beau titre n’est pas un manuel de commandement humain mais une polémique de rancœur contre un arrogant jeune homme élu par défaut et faute de combattants.

Pour le reste, le lecteur intrigué trouvera d’utiles réflexions de base sur la distinction entre stratégie et tactique, projet long terme et moyens d’exécution, objectifs et mises en œuvre. Il est vrai que – si la France veut une armée digne de ce nom – il faut définir des priorités et les financer sur des années. Et c’est la même chose en entreprise où « la conquête » d’un marché exige du matériel, des hommes et un entrainement à l’efficacité. La même chose aussi, toutes proportions gardées, en famille, où l’avenir des enfants passe par les études et l’apprentissage de valeurs, par une maîtrise de ses passions et par un corps sain entraîné à l’effort ; où le futur de sa propre retraite doit aussi être préparé, avant la transmission de l’héritage.

D’où le pire pour un chef : l’incapacité à décider, se perdant dans les réflexions, études, commissions, rapports, aboutissant aux demi-mesures du trop peu trop tard dont on a pourtant vu l’inanité en juin 1940 face à des nazis jeunes et déterminés. Et plus récemment avec le projet d’avion de transport militaire A400M, lancé trop précipitamment, sans concertation suffisante avec les armées d’Etats européens aux exigences différentes. Gouverner, c’est prévoir. Ce qui ne veut surtout pas dire décider tout seul sur un coup de menton mais écouter, évaluer, puis trancher. Nul ne commande malgré ses subordonnés mais avec leur adhésion. Les erreurs existent, elles doivent servir de leçon et ne pas se résoudre en sanctions de lampistes.

Les erreurs ne sont rien si elles ne sont que tactiques. Il faut donner du sens au projet global, et adapter ses actions en déléguant autant que faire se peut. Chacun aura le projet commun à cœur et prendra des initiatives sur le terrain : c’est ainsi que l’on commande, et pas d’en haut, sur dossiers depuis un bureau à Paris. Informer et prêter attention sont les deux faces complémentaires du chef. Répercuter les ordres d’en-haut sur l’objectif à atteindre – et faire remonter les remarques des hommes en prise avec la réalité des choses.

Un danger est la digitalisation, formidable outil de calcul et de collecte de données, mais déshumanisant car encourageant l’individualisme et la priorité à la mathématisation. Il faut s’y adapter mais pour s’en servir, pas pour en être le serviteur robotisé. La cyberdéfense montre que vaincre n’est possible que grâce à la qualité des hommes, pas à la puissance des machines. De même, les menaces qui croissent pour la société depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, suivie par les attentats du 11-Septembre 2001, puis ceux de Daech en 2015, la révolte des banlieues en 2005 et des classes très moyennes en gilets jaunes en 2019. La peur fait croître la violence, d’autant plus grande que les citoyens ont l’impression que les gouvernants ne les écoutent pas, ne prennent pas le temps de parler, de définir les objectifs à long terme du pays. Cette dernière critique est souvent injuste car les Fout-rien qui ont présidés trop longtemps, laissant le temps régler les problèmes, ont engendré cette culture de « l’urgence » qui prévaut aujourd’hui un peu partout (école, hôpital, police, retraites, chômage, politique industrielle, climat, Union européenne, immigration, armée…). Or la précipitation ne donne jamais rien de solide.

« Les bons sentiments n’assurent pas la paix au monde » écrit l’auteur p.152, et « la paix commence par soi-même » p.165. Le chef doit donc rassurer, absorber l’inquiétude et diffuser la confiance par des objectifs longs et des actes concrets. Nul ne peut tout, tout de suite, comme l’infantilisme d’époque le croit trop volontiers, se comportant en enfant de 2 ans devant ses désirs. Il faut du temps, mais aussi de la volonté : savoir où l’on va, définir comment y aller et s’y tenir avec constance. Ce que les politiciens démocratiques, élus tous les cinq ans, ont beaucoup de mal à faire. Mais « seule la vérité rend libre » et l’on « juge le chef à la qualité de son entourage » – à bon entendeur (au sommet), salut !

Au total, un opuscule trop long et délayé qui rappelle des principes de bon sens. J’aurais aimé un plan mieux structuré et des exemples plus précis sur chaque maxime, mais l’auteur est ancien militaire, pas écrivain ni universitaire. Il a manifestement des comptes à régler.

Pierre de Villiers, Qu’est-ce qu’un chef ?, 2018, Poche Pluriel 2019 avec postface inédite, 269 pages, €9.00, e-book Kindle €9.49, broché €20.90

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L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

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CGT et Mélenchon sur le modèle de Lénine

Lénine l’impatient croyait qu’un bon coup de pouce pouvait faire avancer l’Histoire. Il déclarait : « la force seule peut résoudre les grands problèmes historiques. » Pour lui, la violence est la vérité de la politique, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes. Il n’excluait pas la guerre comme moyen de faire avancer le socialisme, car elle est génératrice de changements. La CGT se situe dans sa ligne – tout comme Mélenchon.

Lénine a tout dit dans L’Etat et la révolution, avec le même cynisme de grand dictateur qu’Hitler – qui avait tout dit dans Mein Kampf. Ecrit de circonstance visant à combattre la social-démocratie de la IIe Internationale, le livre d’action de Lénine prend l’Etat comme outil de passage au communisme utopique. Il utilise Marx et Engels, avec un didactisme un peu lourd, pour définir les trois étapes de l’action révolutionnaire :

1/ La révolution violente est nécessaire pour supprimer l’Etat bourgeois et éradiquer « le faux problème de la démocratie », cette oppression de classe. Un autre pouvoir de répression, celui du prolétariat, dernière classe dans l’Histoire selon Marx, doit prendre le pouvoir. Pour ce faire, son avant-garde (le Parti de Lénine, aujourd’hui le syndicalisme CGT) doit faire un coup de force, aidé par sa connaissance des rouages sociaux et historiques donnée par le marxisme.

2/ Organisé en classe dominante, le prolétariat majoritaire construira la société socialiste en brisant les résistances des exploiteurs et en dirigeant la grande masse vers la « pensée juste » (par la contrainte, la propagande et l’éducation). La forme du pouvoir ne change pas (il s’agit toujours d’un Etat qui opprime) mais le contenu de son activité se fait (en théorie) au profit du grand nombre et (en réalité) par le seul Parti en son nom. Le modèle est la République jacobine de 1792 à 1798.

Selon Lénine, « Toute l’économie nationale est organisée comme la Poste ». Tous les moyens de production sont collectifs et « tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat. » Donc pas de problème de financement de la retraite.

L’administration suit l’exemple de la Commune parisienne de 1792 : l’armée permanente est dissoute au profit du peuple en armes, tous les fonctionnaires et les juges sont élus au suffrage universel et révocables par les électeurs, tous ont un salaire égal, fonctionnaires comme ouvriers. Exécutif, Législatif et Judiciaire sont confondus dans une seule « volonté du peuple » – évidemment exprimée par les seuls dirigeants, « représentants » de l’avant-garde dans l’Histoire. La bureaucratie est supprimée et les fonctionnaires réduits à des tâches de surveillance et de comptabilité sous le contrôle des ouvriers.

3/ Un jour non précisé, le communisme sera la dernière phase. L’Etat s’éteindra au profit des soviets (ou des communes) parce que les dernières racines des classes sociales auront été arrachées et qu’un « homme nouveau » sera né, façonné par la force. Il n’y aura plus nécessité de recourir à la violence pour concilier les intérêts car :

  • le développement (pas celui de la société, mais celui du Parti, ingénieur des âmes…) aura fait disparaître l’opposition entre travail manuel et intellectuel,
  • le travail ne sera plus un moyen de vivre mais le premier besoin vital, selon les capacités de chacun,
  • les forces productives seront tellement accrues que l’abondance sera possible (sauf que nul n’aura plus l’idée fatigante d’innover, d’entreprendre ou d’augmenter la productivité… mais usera et abusera du ‘droit à la paresse’ de certains employés de monopoles aujourd’hui minoritaires),
  • « les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission » (Engels). Quant aux excès individuels, le peuple armé s’en chargera, comme une foule quelconque empêche aujourd’hui qu’on rudoie un gosse (Engels disait « une femme », mais c’était avant l’obscurantisme de banlieue).

Lénine laisse soigneusement dans le flou « la question des délais » et notamment la disparition historique de l’Etat. Il le déclare expressément. Le socialisme suppose « la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable (…) de gaspiller à plaisir les richesses publiques et d’exiger l’impossible. » Donc pas de démagogie à la Mélenchon mais pas non plus d’opinion publique : le Parti seul sait parce qu’il est l’avant-garde éclairée, éduquée dans la pensée juste, celle de Marx & Engels. Le Parti seul décide de ce qui est vrai et bien – pour tous. Et les contestataires ferment leurs gueules sous peine de mort ou de camp.

Staline a fait de Lénine l’homme devenu mausolée. Sa pensée est devenue un bunker théorique qu’il est sacrilège de critiquer ou de prolonger. Au contraire, on peut s’y retrancher à tout moment. L’Etat et la révolution est l’Evangile du communisme. Le monument de Leningrad montre Vladimir Illitch devant la gare de Finlande, qui harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Tout est dit, tout est figé, le bas-peuple n’a plus qu’à obéir, « on » agit pour son bien, pour l’Avenir. « On », ce n’est pas le peuple mais les seules élites autoproclamées, bien-entendu, une nouvelle « classe » de privilégiés autoproclamés.

Qui se rebelle est éradiqué. Au début par le fusil ou la famine, ensuite par les camps de rééducation et de travail (le Goulag), puis dans les derniers temps du « socialisme réalisé » – sous Brejnev – par l’accusation de maladie mentale. Pourquoi en effet l’être humain qui refuse l’avenir et le savoir scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline serait-il sain d’esprit ? Les psychiatres socialistes le déclarent « fou » en bonne logique (puisque non socialistes), et la société socialiste l’interne « pour son bien » et pour ne pas contaminer les autres par de « mauvaises » pensées. L’Eglise catholique a brûlé des hérétiques pour moins que ça et les fatwas des oulémas ne sont aujourd’hui pas en reste.

L’exemple vient de Lénine. Mis en minorité, l’intolérant nie la signification du vote et sort de L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle » et Lénine transporte la vérité du parti à la semelle de ses bottes. Il dissout le peuple qui ne pense pas comme lui, tout comme il le fera de l’Assemblée constituante. Le 7 décembre 1917, cinq semaines seulement après le soulèvement d’octobre, c’est Lénine lui-même qui crée la Commission pan-russe extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage (Vetchéka). Il prend pour modèle la Terreur jacobine, appelant Dzerjinski qui la dirige son « Fouquier-Tinville ». Dès 1918, le Comité Central décide qu’on ne peut critiquer la Tchéka en raison du caractère difficile de son travail. Son rôle dans les institutions se consolide : en 1922 elle devient la Guépéou, en 1924 elle est absorbée par le NKVD et dépend du Ministère des Affaires intérieures. En 1954, après la mort de Staline, on la rattache directement au Conseil des Ministres sous le nom de KGB. Dans un régime idéologique, chaque partisan doit être un parfait vecteur des lois scientifiques à l’œuvre. Lénine disait qu’un bon communiste devait être un bon tchékiste – autrement dit un flic pour traquer toute déviance de la ligne. Aujourd’hui les « réseaux sociaux » s’en chargent au plus bas de la vanité et de l’envie populacière.

L’avenir se devait d’avancer comme un engrenage. Lénine adorait l’armée et la Poste, son organisation et sa discipline qui font l’efficacité des masses. Le parti bolchevik a été calqué sur l’organisation militaire allemande avec l’enthousiasme révolutionnaire des nihilistes russes en plus. Lénine écrivait : « La notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » Avis aux sympathisants de la CGT (version Staline à moustache) – ou de Mélenchon (version éruptive autocratique sud-américaine). La tyrannie naît dans les faits avec Lénine et est issue de sa certitude dogmatique d’avoir raison. Au-dessus du suffrage populaire, il place sa propre vision de l’intérêt général. Il faut relire Caligula de Camus…

La première utilisation des camps remonte au 4 juin 1918, lorsque Trotski, très proche intellectuellement de Lénine, donne l’ordre d’y emprisonner les Tchèques qui refusaient de rendre leurs armes. Lénine en personne a poursuivi, lors de l’insurrection paysanne de Penza le 9 août 1918. L’usage en a été codifié dans la résolution Sovnarkom du 5 septembre 1918. Tous les groupes de population « impurs » aux yeux des maîtres du Parti y finiront : les koulaks dès 1929, les adversaires de Staline dès 1937, les groupes nationaux soupçonnés de faible patriotisme soviétique et les prisonniers militaires libérés dès 1945, les intellectuels juifs dès 1949, les dissidents jusqu’à la chute du régime. Selon l’écrivain soviétique Vassili Grossman, « il suffirait de développer logiquement, audacieusement, le système des camps en supprimant tout ce qui freine, tous les défauts, pour qu’il n’y ait plus de différence. » Le socialisme réel est un vaste camp de travail… Un rêve de CGT qui ne veut voir qu’une seule tête, une utopie mélenchonienne qui ne veut entendre qu’une seule voix (la sienne).

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce qu’il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. Le système a nécessité de « Nouvelles Politiques Economiques » successives pour combler les catastrophes régulières du collectivisme. Le Parti a toujours (et vainement) cherché la pierre philosophale : sous Staline les recettes biologiques de Lyssenko, la plantation de forêts à outrance, le projet d’irrigation des déserts. Sous Khrouchtchev les labours profonds, l’extension du maïs à tout le pays, l’utilisation massive d’engrais, l’exploitation des terres vierges et le détournement des fleuves pour irriguer le coton – qui ont asséché la mer d’Aral. Sous Brejnev, les achats annuels de céréales à l’Occident et le développement de l’espionnage technologique et scientifique. L’URSS est restée jusqu’à la fin un Etat qui applique en temps de paix les méthodes de l’économie de guerre – sans jamais décoller, sauf les fusées et le matériel de guerre.

Rien à voir avec le socialisme de l’avenir mais bien plus avec le despotisme asiatique des Etats archaïques comme le fut Sumer. Et il faudrait suivre le syndicat CGT ou le dictateur Mélenchon ?

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Pourquoi aller au Costa Rica ?

C’est un pays à la mode à notre époque où la plupart des pays musulmans nous sont interdits et où la révolution secoue des pays d’Amérique du Sud et d’Asie. L’Amérique centrale est tentante par son climat et sa verdure, notamment pour le Costa Rica ses forêts, 34 % de la superficie mais surtout par ses animaux sauvages, 5 % de la biodiversité mondiale, dit-on. Comme le pays est un carrefour des deux Amériques, des mammifères du Nord tel que coyote, écureuil, raton laveur et cerf de Virginie, côtoient des mammifères du Sud tel que coati, singe, tapir, paresseux, pécari, jaguar, etc. C’est ainsi que l’on m’a vanté le pays, que je ne connais pas.

Le Costa Rica est peu étendu, le dixième de la France, et son point culminant s’élève à 3820 m au-dessus de la mer. Son nom vient de Christophe Colomb qui l’aurait baptisé « côte riche », lors de son dernier voyage en 1502, en raison de sa terre fertile de son climat favorable à l’agriculture. Le pays prend son indépendance en 1821 avec la déclaration commune du Guatemala, du Honduras, du Salvador et du Nicaragua. Il devient indépendant de la République fédérale centre-américaine en 1836 et bâtit un régime républicain à suffrage universel. L’éducation gratuite et obligatoire est instituée en 1869 juste avant que l’United Fruit Company américaine ne décide de planter des bananes et d’encourager le chemin de fer. Le pays n’a plus d’armée depuis 1948.

La frontière sud est celle du Panama, la mer des Caraïbes s’étend à l’est tandis que l’océan Pacifique est à l’ouest. Pays volcanique, les basses terres littorales sont étroites et découpées tandis que le centre du pays est un vaste plateau creusé par une vallée centrale. Le pays exporte surtout aujourd’hui des bananes mais aussi du café, du sucre, des fleurs, des agrumes, des avocats, du cacao et de l’huile de palme. Des zones franches ont été installées pour les industries pharmaceutiques, des sociétés informatiques et des centres d’appel, qui ont permis une croissance relativement forte jusqu’à la crise économique de 2008. Le tourisme forme 10 % du PIB, il est la source principale de devises. Le pays est évidemment très dépendant de son grand voisin du Nord, les États-Unis.

La nuit précédant le départ, j’ai peine à dormir, il fait trop chaud, je subis un courant d’air depuis la fenêtre. Je l’ai entrouverte sur la rue mais des braillards bourrés, des couples sans gêne, des autos et des motos ne cessent d’alimenter le vacarme dans ce quartier touristique de la capitale. Le bus de nuit est à l’heure et il y a très peu de circulation. Le trajet dure une trentaine de minutes. Le passage au centre international de Rungis la nuit est pour moi une première. Le complexe est gigantesque, les pavillons s’étalent sur des dizaines d’hectares. Dans le bus, la clientèle est pauvre et immigrée, ou de jeunes travailleurs ; je suis le seul voyageur pour Orly. Une jeune fille, déjà mère et laide, sourcils froncés, sort de Paris en pleine nuit pour la banlieue. Elle tapote sans arrêt son gadget électronique à trois heures du matin comme si d’importants messages devaient être lus avant l’aube du dimanche.

Je suis en avance à l’entrée du hall 1 à Orly Ouest. Nous sommes déjà demain. Pour Iberia, la queue comprend beaucoup de familles dont un blond d’environ 11 ans, nuque et tempes rasées laissant sur le dessus une mèche à la mode foot. Il est français mais fait touriste avec son short, son débardeur et ses tongs malgré la climatisation sauvage. Il part pour le Portugal.

L’Airbus 321 a des sièges serrés. Le café est payant à bord et a peu de succès. Vu l’heure matinale, nombreux sont ceux qui ont prévu d’avaler boissons et sandwiches au bar avant le vol. À Madrid, le duty-free est plus grand, plus beau et mieux achalandé que celui d’Orly-Ouest. Mais il faut prendre une navette pour aller à l’embarquement pour l’outre-Atlantique.

Le vol pour les Amériques s’effectue en Airbus 330–200. Les sièges sont étroits et serrés. Durant les onze heures de vol, j’ai vu trois films et lu un roman policier. Les films ont pour nom Cinq cents jours, La corrida du labyrinthe et La jungle 4.0.

Vu d’avion, le Costa Rica apparaît très vert, un vent froid vient du nord et au sol règne une humidité de type caraïbe. La pluie est arrêtée par les volcans. Il fait cependant 28°, moins chaud qu’à Paris en plus suintant.

A l’arrivée, nous croisons une ligne de bus qui se dirige vers « La Morgue ».

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Pierre Drieu La Rochelle, Gilles

Gilles est le roman le plus connu de Drieu la Rochelle, celui dans lequel il se met tout entier, où son incertitude personnelle comme celle de l’époque, s’exacerbe et se résout. C’est l’heure du choix, tant pour les individus que pour les vieilles démocraties. Je livre si après mes impressions lors de ma première lecture à 42 ans. J’en ai opéré une seconde, parue sur ce blog en 2013.

Trois parties en ce roman, comme les trois coups du destin et les trois moments dialectique. Thèse : le mariage, la situation. Antithèse : le divorce, les tentatives avec les surréalistes, les révolutionnaires, la modernité. Synthèse : la rupture, le ressourcement dans la « force ».

La première partie s’intitule « la permission ». Elle est ringarde et déplaisante. Elle évoque pour notre époque une autre planète, celle où un jeune bourgeois jeté dans la guerre au sortir du collège revient pour prendre la société à l’abordage, par les femmes. Courage et veulerie, intrigue et détachement, sexe et continence, Gilles se vautre dans la richesse et le pouvoir, symbolisés par Myriam la juive laide et faible, rejeton d’un ex-entrepreneur vidé d’énergie. Gilles l’épouse, il hérite, entre au Quai d’Orsay. Il goûte la décadence. Mais la solitude est son lot, comme celui du soldat sous la mitraille. Il réfléchit trop, il exige trop, comme la guerre a exigé de lui. Indiscipliné, dilettante, velléitaire, Gilles est incapable de se fixer, reflet authentique de l’air de ce temps d’entre-deux-guerres où tout s’effiloche.

La seconde partie, « l’Élysée », est dérisoire mais se laisse mieux lire aujourd’hui. Coincé entre ses relations mondaines et politicardes de ses amis, la coterie surréaliste ou les révolutionnaires creux et vantards, Gilles explore. La bourgeoisie le répugne. Il goûte l’austérité libérale dans les bras de Dora l’Américaine. Elle se prête, il se prête : utilité, efficacité, observation neutre du jeu social. Il goûte le cynisme, mais son instabilité le pousse à rompre. Il ne peut se satisfaire du laisser-faire.

La troisième partie, « l’apocalypse », est pour moi la meilleure. Gilles démissionne du Quai, rompt avec ses faux amis, et comprend en février 1934 qu’il faut démolir ce régime où la bourgeoisie au pouvoir a perdu de sa légitimité. Il se ressource au désert, il découvre l’aristocratie, la « vraie » qui vient du peuple. La « force » et la « race » sont un trésor d’antiques vertus. Le peuple, redécouvert dans les tranchées, est resté sain tandis que la bourgeoisie planquée, avilie, débauchée, reste incapable d’un quelconque sursaut d’énergie dans l’après-guerre. Le peuple est personnifié par une troisième femme, Pauline, ex–espagnole, ex–pute, naïve et sauvage mais belle et aimante ; elle lui donne l’espoir d’un fils. Gilles crée un journal critique, indépendant des lobbies, qui prépare un nouveau courant d’idées, « national sans être nationaliste (…) social sans être socialiste » p.537. En bref, un journal anti–bourgeois et populiste. Il est obsédé par la décadence, par les masses contre la civilisation, par les foules qu’il faut dompter et dresser avec « une saine et féconde rencontre sexuelle » (p.556) entre l’orateur et son public. Sur les décombres, Gilles crée du vivant : un gosse, un journal, une action politique. Il retrouve le « sens du tout » en agissant.

Mais la décadence est dans l’époque, dans les mœurs, dans les esprits et dans les corps. Difficile de faire plus noir, d’apparaître plus suicidaire : le cancer tue son enfant encore embryon, puis sa femme la belle plante ; les radicaux tuent les velléités politiques révolutionnaires de son ami Clérences, l’anarchie de la pensée et le pessimisme sabordent son journal. Décidément, tout est pourri, éternelle rengaine de tous les perdants, de tous les réactionnaires qui croient que tout était mieux avant. Le négatif l’emporte : vieillissement, intellectualisme, mandarinat. La jeunesse, la force virile et la discipline deviennent des fantasmes. Le renouveau n’est aiguillé que vers l’inutile et le néfaste : la drogue, l’homosexualité, la peinture abstraite. Il est donc nécessaire de balancer ces élites qui n’en sont plus mais qui verrouillent, de foutre ce régime par terre « avec n’importe qui, à n’importe quelle condition » p.600.

Épilogue : Gilles entre « dans un ordre rigoureux » p.632, « militaire et religieux » p.174 ; il se veut le moine–soldat du « Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril », pour défendre en Espagne « le catholicisme mâle, celui du Moyen Âge » p.658. Il retrouve au service du fascisme et dans l’action secrète, la fraternité des combattants : « rien ne se fait que dans le sang » p.687. Indifférence au feu, goût de la mort, comme à 20 ans.

Le cynisme du soldat de la Grande guerre, la vanité du petit-bourgeois rancunier de ne rien posséder, le dégoût de la jeunesse mâle pour la femme, simple réceptacle, et pour le bourgeois qui accapare et jouit, parade et verrouille la société – je me demande ce que l’on peut encore trouver d’intéressant à ce personnage de Gilles. Il est le miroir d’une époque révolue, il n’aide en rien à vivre. Il y a en lui toutes les immaturités, toute l’avidité, toute la rancune de Drieu envers la société. Son Gilles méprise et fait souffrir, il baise pour dominer, comme par revanche sur les femmes qui n’ont pas fait la guerre, ou pour profiter des fortunes et ainsi mieux « arriver ».

Ma répugnance est de tempérament. Drieu reste hanté par l’échec, l’impuissance, l’inachèvement. Son goût de la force est suspect, comme sa haine toute personnelle pour une bourgeoisie dévirilisée. Gilles s’efforce de se sentir subjugué par de grandes juments aux épaules de nageuse nordique tandis que Drieu est concrètement fasciné par le prolétaire musclé à grande gueule, Doriot. Cette quête de la force brute m’apparaît comme un manque personnel : manque d’un père, incertitude fondamentale de l’être. Gilles, comme Drieu, se monte la tête, cœur amer et esprit dans lequel il y a rien qu’un immense ressentiment pour sa médiocrité. Lui, le sain parmi les décadents ? Le saint parmi les pécheurs ? Quelle blague ! Ces considérations sur l’essence des femmes ou du Juif, ou du bourgeois, apparaissent aujourd’hui comme de vieilles lunes obsessionnelles. Pour lui, les Latins seraient sentimentaux et cochons tandis que les Nordiques révéreraient la force et la discipline.

Le fascisme apparaît comme la régulation du veule. Être faible, Gilles/Drieu a besoin de recevoir des autres ses structures comme hier le chevalier se revêtait de l’armure : ni les femmes, ni la société, ni les intellectuels de son temps ne les lui offrent. Quant à sa famille, qui aurait dû fonder sa personnalité, elle est évanescente. Drieu est fils de personne, adopté vaguement par un parrain qui paye son collège, tout comme Gilles. Beaucoup vient probablement de là dans sa pathologie adulte, à laquelle l’époque sert de résonance. Gilles/Drieu ne se sent bien qu’à l’armée, où la hiérarchie et l’autorité permettent la liberté morale et des mœurs fraternelles, « égales » entre égaux. Individu de l’ère des masses, déraciné sans père, perdu de solitude, Gilles/Drieu cherche réconfort et idéal dans la fourmilière où l’ordre est une mystique.

Paru l’année où se déclenche la Seconde guerre mondiale, le roman est daté, le personnage frustré, le style sans avenir. Drieu voulait égaler Flaubert ou Céline, il m’apparaît aussi passé qu’Henry Bordeaux. Las ! De gilets jaunes provinciaux aigris en jeunesse délaissant la démocratie pour révérer l’armée, il semble que l’époque de Gilles revienne. Peut-être faut-il relire ce gros roman préfasciste français, afin de mieux comprendre ce qui nous attend ?

Pierre Drieu La Rochelle, Gilles, 1939, Folio 1973, 383 pages, €10.20 e-book Kindle €2.99

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Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément

Né en 1950, énarque à 32 ans et diplomate, conseiller de deux ministres des Affaires étrangères puis de deux présidents pour l’Europe, Pierre Ménat a été ambassadeur en Roumanie, Pologne, Tunisie et Pays-Bas. Pour lui, la France a besoin d l’Europe, faute de quoi elle serait riquiqui, sous la domination économique de la zone mark ou du dollar et sous la domination politique des Etats-Unis – comme l’Europe a besoin de la France, sans laquelle elle ne serait pas, l’Allemagne pesant d’un trop grand poids sans contrepartie.

Dans cet essai-bilan en deux volets, l’auteur dresse un historique de la construction européenne, indispensable pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui, puis propose un certain nombre de réponses aux critiques les plus recevables. Il s’appuie notamment sur le réquisitoire fait en 2003 devant l’Assemblée par Philippe de Villiers, brillant polémiste, qui explique les refus successifs du Traité en 2005 et les votes populistes en 2017. Le clan des mécontents de leur sort font de « Bruxelles » le bouc émissaire commode de tout ce qu’ils rejettent : la mondialisation, la désindustrialisation, la dérèglementation, l’ultralibéralisme, le recul de l’Etat-Providence – et le trop d’impôts.

Depuis le projet initial favorable à la France, les pays ont avancé pragmatiquement au gré des changements historiques, diluant la France dans les 28 Etats membres (bientôt 27).

Quatre erreurs majeures ont affecté l’Union :

  1. l’entrée du Royaume-Uni, toujours fermement arrimé aux Etats-Unis et farouchement îlien, qui a sapé de l’intérieur la construction à visée fédérale pour tendre à la limiter à une vaste de zone de libre-échange ;
  2. la réunification allemande, qui a fait passer la RFA au premier rang pour la population et lui a assuré une clientèle fidèle de pays de l’Est ;
  3. l’élargissement brutal à dix pays supplémentaires en 2010 qui a changé l’identité et les institutions, introduisant des Etats avides de souveraineté retrouvée et adeptes du parapluie américain lointain contre l’ennemi russe trop proche ;
  4. enfin le lamentable abandon institutionnel du traité de Lisbonne pour la double souveraineté (Etats et population) qui a assuré à l’Allemagne une prépondérance évidente avec ses alliés économiques, et pourrait donner à la Turquie un poids prépondérant, si jamais elle devait entrer.

C’est l’histoire qui a abouti à ce mélange de renoncements et de lâchetés politiques, tout en assurant quand même quelques réussites majeures, tel l’euro, Airbus et Aérospatiale. Les maillons cachent la chaîne et il est nécessaire de reconstituer la perspective d’ensemble pour y voir clair. Ce que l’auteur fait brillamment, d’un style simple qu’on dirait parfois dicté, parfois repris de fragments de rapports diplomatiques, mais toujours lisible. Ainsi, l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954, sous les coups de boutoir à la fois des gaullistes et des communistes, a fait échouer la fameuse Europe de la défense qu’on appelle aujourd’hui de nos vœux. Mais on oublie trop souvent que le général de Gaulle lui-même voulait une Confédération d’Etats pour l’Europe, « faire de cette organisation l’une des trois puissances planétaires » (Mémoires de guerre). Ce que l’on aimerait aujourd’hui afin de contrer l’offensive industrielle chinoise, l’offensive numérique américaine et sa prétention à nous imposer ses lois extraterritoriales…

Le projet européen reste cependant très différent d’un pays à l’autre : la France, dans l’histoire « pays de commandement », rêve toujours d’une « Europe puissance » et d’interventionnisme étatique tandis que l’Allemagne, échaudée par l’hyperinflation des années trente et la dictature nazie, rêve de règles claires, de discipline budgétaire et du parapluie militaire américain ; et que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni préfèrent le libre-échange et le libéralisme poussé à tout carcan contraignant. L’Union européenne ne peut vivre que de compromis, sans qu’un modèle ne l’emporte sur l’autre.

Le Royaume-Uni a habilement manœuvré pour obtenir des avantages par des exceptions, jusqu’à sa sortie programmée. Reste le couple franco-allemand, écartelé dans sa vision respective, mais forcé à s’entendre pour survivre et avancer. Jamais « l’Europe » n’acceptera les gros impôts clientélistes et l’interventionnisme d’Etat français ; jamais la France n’acceptera l’ultralibéralisme batave ou l’ordo-libéralisme allemand rigide. Les autres pays se sont réformés progressivement, ayant fait reculer l’intervention de l’Etat au profit de l’emploi et de la croissance, et cela n’a pas trop mal réussi. La France, avec ses prélèvement obligatoires record, son système social hypertrophié qui dysfonctionne et ses carcans réglementaires sur les échanges et l’emploi, n’a pas de leçon à donner : sa population se révolte – pas celle des pays partenaires.

Faut-il pour cela sortir de l’Europe, dans un Frexit aussi aventureux qu’utopique ? Non, répond l’auteur de façon argumentée. Il décline sur 45 pages huit critiques faites à l’Union dans son chapitre IX.

Abandon de souveraineté ? Oui pour la monnaie, mais c’est heureux sous peine d’être dominé par d’autres, dont le mark ou le dollar. Mais cela n’empêche pas de chercher une meilleure « gouvernance » de la zone euro par les pays qui y adhèrent et un meilleur usage des marges de manœuvre et des instruments européens pour notre budget. Dans les domaines de souveraineté volontairement partagée (par décision des chefs d’Etat et de gouvernement successifs), il est nécessaire de faire respecter la subsidiarité et de trouver des solutions efficaces sur l’immigration, l’énergie et le climat. Mais tout citoyen d’un Etat de l’Union est aussi citoyen de l’Union – ce qui lui permet de se présenter aux élections et aux postes de la fonction publique des autres pays, ce qu’on ignore trop souvent.

Trahison du vote populaire contre la Constitution européenne par la ratification parlementaire du Traité de Lisbonne ? Les proposition institutionnelles reprises n’ont pas été celles qui ont été critiquées ; quant à celles qui le sont, elles ont été reprises telles quelles des traités antérieurs, dont celui de Rome en 1957 ou celui de Maastricht en 1992 – que par exemple Mélenchon a approuvé.

Excès de libéralisme ? Contrairement aux Français, les autres peuples sont plus pragmatiques et moins idéologues. Mais la politique de la concurrence ne s’est pas accompagnée d’une politique industrielle, dont le refus de la fusion Alstom-Siemens est le dernier exemple malheureux, sur des considérations juridiques et non d’opportunité économique. Pour que l’Europe « protège », la France doit poursuivre son effort de conviction sur les autres.

Austérité ? Sans aucun doute, au moins de « rigueur » pour ajuster ses dépenses à ses recettes. Ce pourquoi la monnaie européenne est forte et permet d’importer du pétrole et des matières premières sans peser sur les coûts de production ; ce pourquoi les emprunts des Etats de la zone euro sont prisés sur les marchés, permettant un endettement à taux réduits (notamment les OAT françaises) ; ce pourquoi la Grèce a été sauvée de ses démons clientélistes par des prêts faramineux. Mais si d’aventure un grand pays comme l’Italie faisait défaut, la zone euro ne dispose pas d’instruments à la mesure du risque.

Elargissement négatif ? Oui car les chefs d’Etat et de gouvernement (dont Chirac) ont été incapables de négocier un compromis institutionnel AVANT l’entrée des dix pour limiter le nombre de commissaires (un par Etat !) engendrant depuis une inflation réglementaire inévitable, chacun devant justifier son poste. Quant à l’abandon de l’occupation de Chypre au profit de l’intégration, elle a fourni des armes à la Turquie, qui exige d’entrer alors que personne ne le veut parce que ce pays musulman de 100 millions d’habitants ferait basculer l’Union européenne dans une vaste zone de purs échanges sans aucune identité culturelle. D’où la montée des extrémismes à droite, alimentés par la dérive autoritaire et pro-djihadiste d’Erdogan.

Immigration ? Les décisions de l’Union ne sont pas appliquées et nombre de pays font cavalier seul, à commencer par l’Allemagne de Merkel qui accueille sans prévenir ses partenaires de Schengen « un million » de réfugiés ! L’Italie de Salvini a raison de dire que l’Europe ne l’aide pas.

Europe-puissance viable ? L’Union est de fait une puissance, par son poids démographique et économique dans le monde. Mais elle ne s’est pas dotée des attributs de la puissance que sont une diplomatie commune et une force armée. Les atlantistes ne jurent que par l’OTAN les européistes que par l’armée européenne : mais la seule force crédible, à part celle de la France, est celle du Royaume-Uni qui sort de l’Union… La seule période où l’Union européenne a agi efficacement a été lors de la présidence du Conseil européen par Nicolas Sarkozy : il a très bien géré la crise financière de 2010 et la guerre russo-georgienne tout en commençant à régler la crise grecque. L’échec lamentable de l’Union lors de la crise ukrainienne ultérieure montre combien l’absence de volonté politique (Van Rompuy et Tusk) rend l’Europe incolore et inexistante.

Coût ? La France a longtemps bénéficié de la politique agricole commune et de l’aide aux régions défavorisées ; c’est à son tour d’aider les autres, étant le troisième contributeur net au budget européen.

L’Europe n’est pas la France et qui veut aller de l’avant doit quitter le cocon idéologique confortable et la croyance d’être un pays-phare pour se regarder au miroir de ses partenaires. Non seulement les autres pays prélèvent moins de taxes et d’impôts et vivent mieux, mais une part importante de notre population se sent délaissée, déclassée, méprisée et tourne en rond avec un gilet jaune sans trop savoir quoi faire que de l’exprimer avec violence. Peut-être serait-il temps de quitter les postures pour se mettre pragmatiquement à l’ouvrage ? Les puissances jouent chacun pour soi, seuls les pays européens de l’Union ont décidé d’en discuter entre eux. Pour les Français, il est temps de mettre sur la table tous les sujets qui fâchent et cet ouvrage y aide, replaçant dans l’histoire longue les petits problèmes d’aujourd’hui.

Il sera utile aux étudiants par son panorama au galop de l’histoire de la construction européenne, aux citoyens qui s’apprêtent à voter pour leurs députés au Parlement européen et se demandent pour quoi faire, à tous les curieux de cette institution inédite qui cherche à mettre en commun certains pans de souveraineté tout en souhaitant conserver à chacun son identité propre.

Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément, février 2019, L’Harmattan éditions Pepper, collection Témoignages dirigée par Sonny Perseil, 319 pages, 29€

Pierre Ménat est également l’auteur d’un roman, Attendre encore, chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Norman Spinrad, Rêve de fer

Rêve de fer est un livre à préface et postface. Entre les deux le vrai roman, écrit par un certain Adolf Hitler né en Autriche en 1889 et émigré à New York en 1919 où il fit une carrière de dessinateur de bandes dessinées et d’œuvres de science-fiction. La dernière qu’il écrit juste avant sa mort, en 1953 – après l’invasion du Royaume-Uni par l’Union soviétique en 1948 – s’intitule Le seigneur du svastika. C’est ce livre qu’on va lire.

Il décrit la geste d’un héros racial, animé d’une volonté de surhumanité assez forte pour galvaniser son peuple génétique et conquérir non seulement la Terre mais aussi les étoiles. Le Heldon est un pays enclavé qui a eu la volonté de rester pur après la grande guerre nucléaire. Ses habitants, les Helders (« héros » en allemand), sont menacés d’abâtardissement par les mutants du Borgrave (France) à sa frontière, et par la puissance du Zind à l’est (URSS), par-delà l’insignifiant Wolak (Pologne). Féric Jaggar, descendant de pur homme, a vécu son enfance exilé parmi la lie de l’humanité mutante et métissée ; il désire réintégrer le vrai pays de ses ancêtres.

A la frontière il doit montrer patte blanche, ou plutôt haute taille, physique athlétique, regard franc et bleu, cheveux blonds de rigueur – plus quelques autres indices génétiques attestant de sa pureté. Mais il constate du relâchement parmi les fonctionnaires chargés des tests : ils sont sous l’emprise psychique d’un Dom (dominateur) dont l’unique visée est de souiller le sang pur et d’avilir l’humain pour assurer sa domination sur un troupeau d’esclaves. Ainsi fait le Zind à grande échelle ; ainsi font les Doms disséminés dans les autres pays comme des rats.

Féric, « animé d’une juste colère raciale », ne tarde pas à entraîner avec lui des buveurs d’auberge et des commerçants indignés massacrer le Dom de la frontière et faire honte aux purhommes dominés. Il ne tarde pas non plus à faire connaissance d’un gang de loubards à motos qui écume la grande forêt d’émeraude du pays, à défier son chef, à le vaincre virilement, et à prouver à tous qu’il est bien le descendant des anciens purs : il lève d’une seule main la grande massue phallique appelée Commandeur d’acier que seul un pur peut soulever – tel Arthur le glaive du rocher.

Il fonde du même élan un parti, les Fils de la svastika (Sons of Svastika, en abrégé SS) et se fait élire au Conseil de l’Etat avant de prendre le pouvoir par un coup de force. L’armée se range de son côté et la sélection des meilleurs commence. Les camps d’étude raciale trient le bon grain de l’ivraie : les purs peuvent passer les tests d’entrée dans la garde d’élite SS, ceux qui ont échoué intégrer l’armée, et les impurs s’exiler ou être stérilisés. Le Borgrave est reconquis pour être purifié de ses mutants génétiques ignobles, hommes-crapauds, peaux-bleues et autres perroquets.

Mais très vite le Zind s’agite ; il se sent menacé par la volonté raciale du peuple des purs. Lorsqu’il envahit le Wolak, Féric décide d’attaquer – et de vaincre. Ce qu’il fait dans une suite de batailles grandioses où mitrailleuses, avions, chars, fantassins à moto – et massues – abattent à la chaîne les esclaves nus, velus et musclés dominés psychiquement dans chaque escouade par un Dom soigneusement protégé en char de fer. Une fois le Dom tué, les esclaves qu’il dominait se conduisent comme des robots fous : ils bavent, défèquent, se mordent les uns les autres, s’entretuent, se pissent dessus. C’en est répugnant.

La bataille finale permet d’annihiler Bora, la capitale du Zind (Moscou), mais un vieux Dom réfugié en bunker souterrain actionne l’arme des Anciens : le feu nucléaire qui va détruire le génome de tous les beaux spécimens aryens, leur faisant engendrer à leur tour des mutants. Qu’à cela ne tienne ! La volonté raciale incarnée par son Commandeur Féric trouvera la solution du clonage afin de perpétuer la race à la pointe de l’Evolution, appelée à la surhumanité et à conquérir les étoiles.

Ainsi s’achève le roman d’un psychopathe sadique à l’imagination enfiévrée de chevalerie médiévale et de romantisme kitsch. La postface parodie les critiques psychiatriques en usage aux Etats-Unis dans les années soixante et pointe non seulement la fascination de la violence, le fétichisme du cuir, des uniformes, du salut mécanique et de la parade armée, mais aussi l’absence totale de femmes, d’animaux et d’enfants, et l’homoérotisme viril dû au narcissisme de la perfection raciale.

Norman Spinrad, en Dom particulièrement puissant, sait captiver son lecteur. Ecrit en 1972, ce roman rejoue la scène hitlérienne sous la forme du conte de science-fiction avec Féric dans le rôle d’un Adolf racialement magnifié (le vrai Hitler était petit, brun, nullement sportif et végétarien), la Russie soviétique sous l’aspect du Zind et les Juifs en Dom. Le Heldon aux trois couleurs noir, blanc, rouge, aux maisons de pierres noires et aux avenues impeccables de béton, bordé de la forêt d’émeraude, est l’Allemagne mythique avec son architecture, son obsession de propreté, son goût de l’ordre et sa Forêt noire. Stopa est Röhm, Walling est Goering, Remler est Himmler, Ludolf Best est Rudolf Hess… et les partis universaliste, traditionaliste et libertarien calquent les partis socialiste, conservateur et libéral. Comme aujourd’hui, les Fils du svastika sont nationalistes, xénophobes, animés de volonté raciale tendant à la purification et d’aspiration à la surhumanité. Leur croyance est le gène et leur Coran le code génétique, le Commandeur des croyants les soulève en unanimisme fusionnel pour accomplir la volonté divine du plus fort en une nouvelle Cité de Dieu aryenne. La manipulation des masses passe par les défilés mâles, les couleurs vives, les uniformes ajustés et « quelques cadavres universalistes dans les caniveaux » p.132 pour la couverture télévisée. Nul n’a mieux réussi, surtout pas les gilets jaunes malgré leurs manifs, leurs gilets et leurs blessés par la police – pourtant sur le même schéma.

« Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Féric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté » p.144. Qui n’a jamais compris le nazisme ou Daech doit lire ce livre : la race est Dieu ou l’inverse, mais le résultat est le même.

Le jeune et pur Ludolf Best massacrant les guerriers du Zind, « rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale » p.283. La même que celle des SS combattants, la même que celle des terroristes islamistes. Mais aussi, à un moindre degré, les amateurs de jeux vidéo et de space-opera – ingénument fascistes…

Car cette uchronie débusque la tentation fasciste en chacun, le plus souvent dans les fantasmes comme chez un Hitler qui aurait émigré, mais aussi dans le goût pour les grandes fresques galactiques d’empire où les aliens sont à éradiquer et les terriens à préserver.

Prix Apollo 1974

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1977

Norman Spinrad, Rêve de fer (The Iron Dream), 1972, Folio 2006, 384 pages, €9.00

 

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