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Complot de famille d’Alfred Hitchcock

Pour son 52ème et dernier film, Alfred Hitchcock fait interagir deux couples opposés et dissemblables. Le premier est celui de branquignols, une « voyante » tête à claques et son benêt de chauffeur de taxi qu’on dirait échappé d’un collège – et le second celui d’escrocs sans scrupules qui préparent, enlèvent et demandent une rançon en diamants pour de grands personnages. Comment vont-ils se télescoper ? Parce qu’une vieille dame de 78 ans, au bord du néant, a des remords d’avoir jadis forcé sa sœur à abandonner son enfant illégitime pour préserver la réputation de la famille.

Tout commence par le grand guignol de Madame Blanche (Barbara Harris), voyante extra-lucide, qui monte dans les aigus lorsqu’elle évoque la sœur disparue de Miss Rainbird (Cathleen Nesbitt, 88 ans) : « Hoo ! Hoo ! Hou ! Hou ! Hou ! » Qui donc, sinon une vieille bique travaillée de tourments, croirait à ces simagrées ? Mais la Blanche en rajoute, prenant une voix de rogomme pour évoquer « Harry » – et soutirer des renseignements inconscients à la Rainbird. Elle a fait enquêter George, son compagnon chauffeur de taxi et détective d’occasion (Bruce Dern), pour obtenir quelques informations auprès des relations de la trop riche vieille fille qui se repent et veut reconnaître son neveu afin de lui léguer sa fortune. C’est qu’il y a à la clé pour Blanche un beau gros chèque (the one big beautiful comme dirait Trompe en vulgaire yankee) : pas moins de 10 000 $ pour toute information venue de l’au-delà. Il s’agit de retrouver le fils bâtard, donné jadis à un couple qui ne pouvait avoir d’enfants via le chauffeur de la famille. La bique se souvient, maintenant que l’au-delà la sollicite : c’étaient les Shoebridge, et leur maison a brûlé lors d’un incendie, ils sont morts mais le corps du garçon, 17 ans alors, n’avait pas été retrouvé.

George enquête au cimetière. Il y a justement deux pierres, l’une avec le couple Shoebridge, l’autre avec Edward Shoebridge seul. Avec la même date de décès, 1950. Sauf que la plaque d’Edward est manifestement plus neuve que celle de ses parents adoptifs. Le graveur de pierres tombales retrouve la facture, elle date de 1964 et a été payée en liquide par un certain Jo (Joseph) Maloney (Ed Lauter). George enquête dans l’annuaire et trouve un garagiste à dépanneuse, comme décrit par le graveur. Mais le type se méfie des questions trop précises de « l’avocat » à la pipe à la tignasse en bataille et le corps dégingandé d’un étudiant attardé. Il a de quoi de faire du mouron : c’est lui qui a mis le feu à la maison Shoebridge !

Mais avec la complicité de son âme damnée de bâtard, Edward, qui a voulu se débarrasser des vieux pour être enfin libre d’épancher ses mauvais instincts. Il a changé de nom et se fait appeler désormais Arthur Adamson – fils d’Adam, autrement dit de lui-même – (William Devane) ; il est devenu joaillier et diamantaire, avec un commerce dans une rue chic. Il adore ce qui brille et entraîne sa compagne Fran (Karen Black) dans ses mauvais coups, préparés avec un soin maniaque : planque cachée dans la cave derrière un mur de briques dont l’une recèle la serrure, enlèvement rapide sous déguisements à l’aide d’une seringue qui injecte un soporifique et d’une voiture noire disposée tout près, demande de rançon et procédure sophistiquée pour être intraçable, planque des diamants (bien en évidence comme chez Edgar Poe) avant la revente retaillée sous forme de petites pierres plus facilement écoulées.

Fran va chercher la rançon sous la forme d’une grande blonde avec des bottes noires (allusion au film français d’Yves Robert sorti en 1972, avec un Pierre Richard qui ressemble à George, Le grand blond avec une chaussure noire). Mais tout est faux : la femme aux yeux rapprochés tels qu’on dirait qu’ils louchent, est brune et ne porte pas de talons. Si elle aime l’adrénaline du suspense, elle déteste qu’on tue, contrairement à Arthur/Edward qui a jusque-là laissé faire son ami d’enfance Maloney.

George et Blanche recherchent Edward Shoebridge reconverti en Arthur Adamson pour lui annoncer une bonne nouvelle : l’héritage Rainbird. Arthur et Fran veulent à tout pris éviter les détectives amateurs pour ne pas être sous le feu des projecteurs et rattrapés par leurs enlèvements. Deux couples opposés, deux situations incompatibles, voilà du beau cinéma. Tout ce qui est trop préparé échoue. La tentative de meurtre de George et Blanche en sabotant les freins de leur Ford sur une route de montagne – Maloney se fait prendre à son propre piège et quitte la route pour finir grillé en contrebas. La tentative de meurtre de Blanche après qu’elle ait découvert l’adresse d’Adamson, se soit plantée comme une gourde devant le garage du couple, ait découvert l’évêque enlevé dans l’auto, et se soit fait piquer et planquer – mais elle a laissé un renseignement au portier d’hôtel pour le taxi de George et un mot sur la porte d’Adamson que trouve son compagnon, ce qui lui permet de pénétrer dans la maison par un soupirail de cave. Là, il entend les Adamson rentrer et évoquer Blanche, que lui veut tuer en simulant un suicide par le tuyau d’échappement de sa propre voiture.

Blanche joue l’inconsciente mais a bien capté les conversations. Profitant que le couple entre dans la planque pour la porter inconsciente dans la voiture, elle s’enfuit avec grands bruits d’au-delà et les enferme. Puis elle joue la transe devant son compagnon béat pour « trouver » le diamant caché en évidence – avec un clin d’œil au spectateur à la fin, tandis que George appelle triomphalement la police pour la bonne nouvelle – et Miss Rainbird pour la mauvaise.

Une bonne intrigue habilement menée, de l’action et de l’humour, des personnages bien typés, tout cela fait le succès du film que l’on peut voir et revoir. C’est moins le dénouement qui compte que la progression de l’histoire et les relations entre les protagonistes. Pour ma part, je l’ai déjà vu quatre fois au fil des années, avec autant de plaisir.

DVD Complot de famille (Family Plot), Alfred Hitchcock, 1976, avec Barbara Harris, Bruce Dern, Ed Lauter, Karen Black, William Devane, Universal Pictures Home Entertainment 2017, doublé anglais, français, 1h55, €6,55, Blu-ray €7,00

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Desberg et Duarte, I.R.$ Trente milliards de dollars

Un milliardaire de la finance de 27 ans se meurt d’un cancer foudroyant et consomme des putes à la soirée pour 10 000 $ ; celles qui le reconnaissent disparaissent. N’ayant pas d’héritier, il souhaite léguer sa fortune à un projet pour l’humanité. Il mandate pour cela plusieurs personnes indépendamment, dont Larry B. Max, ex-agent spécial de l’I.R.S, Internal Revenue Service, chargé d’enquêter sur la fraude fiscale. Son Bureau des enquêtes criminelles est une sorte de service secret de la finance chargé du blanchiment d’argent, de la fraude boursière, et de la corruption due au trafic de drogue. Rangé de l’action, l’ex-agent fut un temps sénateur, avant de se retirer pour élever ses enfants, un garçon de 14 ans et une fille de 10 ans, après la mort de sa femme.

Larry rencontre Argon, le milliardaire en sursis. Il ne comprend pas vraiment à quoi rime cet héritage qu’on lui propose de gérer. Il ne tarde pas à découvrir, via une avocate célèbre qui l’aborde, qu’il est l’un des cinq choisi pour ce même projet mis en concurrence. Sauf que Jessa Thorpe se tue presque aussitôt en Ferrari sur une route droite et sans personne. On l’a tuée. A son domicile, où il pénètre en pleine nuit comme sait le faire un agent, Larry découvre un dossier où figure deux des trois autres noms : un ancien colonel de l’armée, fondateur d’une société de mercenaires, et un mafieux reconverti dans le crime financier. Reste le troisième nom. En se faisant agresser dans la villa, la vidéosurveillance livre une silhouette, que Larry compare bientôt à celle de la milliardaire héritière de papa qui multiplie les recherches sur la santé.

Consultant un sociologue, Larry entrevoit que la seule façon d’aider l’humanité serait de créer une banque indépendante des puissances financières, apte à prêter aux pays du sud sans contrepartie géopolitique. « Il faut que chacun ait confiance dans le rôle qu’il y joue et dans le rôle que les autres y jouent. C’était censé s’appeler le capitalisme d’après Adam Smith ». Sauf qu’il a été dévoyé. Son fils de 14 ans montre à Larry comment : par Jeremy Bentham, l’utilitarisme du calcul hédoniste de chacun. Aucun projet collectif, l’égoïsme du chacun pour soi, avec la force pour droit. L’adolescent « achèterait un avenir à la planète », le désordre climatique ayant tué sa maman.

Chacun des autres envoie ses gros bras dissuader Larry B. Max de participer, croyant être le seul à mieux savoir que tout le monde ce qu’il faut à tout le monde. Le colonel veut surarmer l’Amérique et financer la recherche sur de nouvelles armes pour un monde dominé par les élites yankees ; le mafieux veut garantir la croissance actuelle en préparant les villes aux changements du climat, tout en les protégeant des flux d’immigrants ; l’hritière à papa veut financer la recherche sur les implants vitaux qui permettront à ceux qui peuvent se le payer d’être alertés sur leurs dysfonctionnements et pouvoir ainsi obtenir des traitements adaptés. En bref, rien de bien neuf dans le monde trompeur des trumpiens qui ont voté grande gueule et agressivité.

Argon a réuni les trois sur son bateau, et Larry, qui avait décliné la proposition, finit par se joindre à eux à la surprise de tous. Non pas pour un projet de dépense des trente milliards, mais pour tout simplement l’en empêcher. Il a découvert un document, issu des recherches de l’avocate, faisant état d’un orphelinat en Australie financé par Argon, avec deux autres pour noyer le poisson. L’origine de sa fortune vient de là… Et la fin, que j’omets volontairement, est spectaculaire.

Le scénariste Desberg caricature évidemment un peu tout : les milliardaires forcément salauds, les puissants prêts à tout et à tuer, l’élitisme forcené de la nouvelle classe libertarienne, le génie informatique des surdoués désintégrés dès 10 ans, le cocon de la famille et des rejetons. Il simplifie le monde entre bons et méchants, dans la ligne du catholicisme belge de ses années de jeunesse, le diable et le bon Dieu. Mais c’est une BD d’action, pas de pédagogie sur les affaires. Elle convient parfaitement à l’époque superficielle et moutonnière, qu’un James Bond financier, papa comme tout le monde, rassure.

Stephen Desberg et Carlos Rafael Duarte, I.R.$ Trente milliards de dollars – tome 25, 2025, Lombard, 56 pages, €13,95 , e-book Kindle €5,99

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Agatha Christie, Les indiscrétions d’Hercule Poirot

Le vieux riche Abernethie ne se portait pas trop mal, malgré des problèmes de cœur ; son médecin lui avait donné encore deux ans vivre. Et voilà qu’il décède brutalement en pleine nuit, sans prévenir personne. Crise cardiaque, dit-on, et pourquoi pas le fameux arrêt du cœur, qui ne veut rien dire ? La famille aux funérailles joue les éplorés, mais l’héritage est ce qu’ils convoitent.

Après avoir délibéré s’il laissait les rênes de sa fortune à un héritier capable de la poursuivre, il s’est aperçu que non. Son frère Timothy est un nul, hypocondriaque et râleur ; ces deux sœurs ont fait des mariages idiots avec des imbéciles, et ses neveux et nièces sont dans la dèche par leurs propres fautes. Il a donc partagé l’héritage équitablement entre les six, avec une pension à vie pour la petite dernière, Cora, un peu demeurée.

Mais c’est Cora qui vend la mèche, disant tout haut ce que tout le monde pense tout bas : « il a bien été assassiné, n’est-ce pas ? » C’est l’enfant du conte d’Andersen qui disait que le roi était nu, alors que les courtisans feignaient de ne rien voir. Ici, c’est la même chose, la petite dernière dit la vérité. Personne ne fait semblant de la croire, mais l’un au moins des protagonistes s’en inquiète. Cora est vite assassinée de quelques coups de hachette, puis sa demoiselle de compagnie par un gâteau de mariage arseniqué ; elle est soupçonnée d’avoir pu surprendre une conversation entre Cora et le défunt.

Si la crise cardiaque faisait l’unanimité, les crimes font intervenir la police. Mais l’avoué en charge de liquider l’héritage mandate également Hercule Poirot. À lui d’enquêter discrètement chez cette famille de la haute société. Finalement, Cora avait dit vrai. C’est un miroir qui va le révéler, mais n’allons pas plus loin.

L’auteur excelle, comme d’habitude, a planter le décor et les différentes personnes, leurs ridicules et leurs travers, leurs qualités et leurs défauts. L’une d’elle sera coupable, mais il faut bien chercher. Quant au crime, le mobile n’est pas évident et, comme les trains, l’un peut en cacher un autre.

Une bonne intrigue, ficelée sur une présentation des caractères un peu rapide, mais qui s’emboîtent aisément pour faire les 300 pages.

Agatha Christie, Les indiscrétions d’Hercule Poirot (After the Funeral), 1953, Le Masque (nouvelle traduction), 288 pages, €7,40, e-book Kindle €7,49

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Agatha Christie, Le flux et le reflux

« Il nous faut saisir le flot quand il nous est favorable », dit le poète (Brutus dans Jules César de Shakespeare). Agatha Christie en fait une intrigue que le subtil détective Hercule Poirot, un belge à guêtres et bottines pointues, aura du mal à élucider. C’est qu’il y a plusieurs meurtres, et peut-être pas du même meurtrier, bien qu’ils se rapportent à la même affaire…

La reine du crime nous propose un voyage dans le temps, le sien, celui du tout juste après-guerre, dans les clubs de gentlemen londoniens, des journaux qu’on lit à poignée le matin, des gros impôts des Travaillistes revenus au pouvoir qui laminent les classes laborieuses et moyennes, des femmes engagées durant la guerre et qui se retrouvent différentes, du personnel qu’on ne trouve plus, des petits villages perdus le long des trains à une cinquantaine de kilomètres seulement de la capitale.

Au Coronation club de Londres sous les bombes en 1944, le major Porter « retour des Indes » parle tout seul, en raseur de ces Messieurs. Poirot est le seul à l’écouter. Il évoque un ami à lui, Robert Underhay, peut-être mort des fièvres en Afrique, ou peut-être pas. Il avait fait un mariage malheureux avec une jeune Rosaleen de 20 ans. A cette époque, « se marier » était la seule façon de pénétrer une femme qui ne soit pas une pute ou une bonne. D’où la décision pressée – qui engage pour la vie. Disparaître, n’est-ce pas une façon de rendre sa liberté à l’épouse qui ne supporte pas la jungle, la chaleur, la poussière, les Noirs, et autres avantages de la vie en brousse ? Cet ami avait évoqué « Enoch Arden », le personnage qu’on croyait disparu et revenu des années plus tard – un poème d’Alfred Tennyson publié en 1864 que tous les collégiens connaissent.

C’est pourquoi en 1946, lorsqu’un fermier de Warmsley Vale vient trouver le célèbre détective qui a eu son portrait dans un magazine, il est intrigué. Un certain Enoch Arden vient de se faire assassiner dans l’une des deux auberges du village, et le fermier soupçonne qu’il serait peut-être ce frère soi-disant disparu au Nigeria. En question, l’héritage de leur oncle Gordon Cloade, décédé à 62 ans sous les bombes quinze jours après son mariage inespéré avec la veuve Rosaleen, jeunette de 24 ans. Laquelle a survécu au souffle, ainsi que son frère David – qui ne lui ressemble guère, dit-on. Le testament initial a été rendu caduc par le mariage, et un nouveau testament n’a semble-t-il pas été fait, à moins qu’il n’ait été détruit par le bombardement.

Toute la famille vivait plus ou moins au crochet de cet oncle Gordon, fort riche, qui avait promis à ses deux frères et à sa sœur de les aider leur vie durant. Or la fortune revient à l’épouse, en l’absence de dispositions formelles. Celle-ci est une petite jeune fille apeurée, veuve deux fois, assez bête et sans culture. Elle dépense en robes qui ne lui vont pas, faute de goût, et en manteau de loutre qui fait chic. La famille ne lui en veut pas, c’est le destin et la loi, mais soupçonne son frère David d’être avide. C’est un aventurier dans l’âme, ado attardé qui a fait merveille dans les commandos durant la guerre mais a du mal à se réadapter à la vie civile. Il est sans cesse aux limites de la loi et a semble-t-il peu de scrupules.

Est-ce lui qui a tué Enoch Arden à coups de pelle à charbon dans sa chambre d’auberge ? C’est bien son briquet en or qu’on a trouvé sous le cadavre, mais il ne portait aucune empreinte… La veuve, sans ciller, déclare ne pas reconnaître son ancien mari dans le cadavre qu’on lui présente, et même n’avoir jamais vu cet homme. Dit-elle la vérité ? Elle a fait du théâtre étant très jeune… Le commissaire Spence enquête, mais avance peu ; Hercule Poirot agite ses petites cellules grises, et l’intrigue prend forme peu à peu. Le coupable n’est évidemment pas celui qu’on peut soupçonner, encore que. Les horaires des trains et les subtilités techniques du téléphone de ces années-là fournissent matière à réflexion, tandis que les ressentiments des floués de l’héritage et les portraits de famille donnent matière à penser.

Revenir aux classiques fait du bien, parfois.

Ce roman a fait l’objet de plusieurs adaptations télévisées au Royaume-Uni et en France.

Agatha Christie, Le flux et le reflux (Taken at the Flood), 1948, Livre de poche policier 2023, 254 pages, €7,40

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Le chien des Baskerville de Terence Fisher

La légende veut qu’au 18ème siècle, sir Hugo Baskerville (David Oxley), triste sire mâle, blanc et dominateur, ait chassé, violé et tué une jeune fille d’auberge dans la lande de Dartmoor, dans les ruines d’une abbaye. Romantique, is’nt it ? La fille, épaules découvertes jusqu’aux seins mais affublée de jupes, jupons et falbalas qui l’empêchent de courir s’est sauvée dans la lande, tombant ici ou là comme les femmes savent le faire dans tous les films avant aujourd’hui, poursuivie par la meute de chiens courants des Baskerville et par le sire à cheval. Jusqu’à ce que… Aaooouuuhhh ! Un hurlement de bête sortie des enfers ne stoppe la meute qui reflue, la queue entre les jambes. Sages bêtes ! Ce n’est pas le cas du diabolique sir Hugo qui persévère dans l’erreur, sinon dans le péché de serial violeur. Il garde sa queue droite et la brandit, sous la forme d’un poignard courbe (signe traître du Croissant) sur le corps tombé à terre de la belle pâmée. Il la viole en la poignardant au sein, c’est pareil. A cet instant, Aaooouuuhhh ! Le monstre infernal lui fond dessus et croq ! croq ! L’égorge en un seul branle de mâchoires. Dès lors, une malédiction pèse sur les Baskerville : tous finissent morts dans la lande la nuit. Pas tous croqués, mais tous terrorisés.

Le dernier est sir Charles Baskerville, dont le docteur du coin Mortimer (Francis De Wolff) qui sert de notaire, de confesseur et de médecin, vient soumettre le cas à Sherlock Holmes (Peter Cushing) dans son appartement de Londres. Il est mort sans blessures, mais d’une frayeur inouïe – et de faiblesse cardiaque. Car, dans l’esprit de Holmes, il ne saurait y avoir une quelconque once de romantisme. Les faits, rien que les faits. Toute la rigueur scientifique pour observer, disséquer, comprendre. Les émois du docteur ne sont pas recevables, mais la destinée du dernier des Baskerville, le neveu de sir Charles qui revient de Johannesburg, lui importe. Il va donc le visiter à son hôtel de Londres, avant qu’il ne parte pour la lande de Dartmoor prendre posession du manoir ancestral sur la lande.

Sir Henry Baskerville (Christopher Lee) a perdu une chaussure, mise à cirer dans le couloir de son hôtel. De la seule qui lui reste sort une araignée monstrueuse et velue, une tarentule (devenue célèbre avec le film Un Indien dans la ville). Elle n’est pas en soi mortelle, mais peut saisir de frayeur un cardiaque ; or sir Henry, comme tous les Baskerville mâles, l’est. Sherlock tue la bestiole d’un coup de canne bien ajusté mais s’interroge : ce n’est pas un démon qui veut éliminer le dernier des Baskerville, que ce soit sous la forme d’un chien-garou ou d’un arthropode inédit à Londres. Ne serait-ce pas l’héritage, qui s’élève à des millions de livres sterling, qui susciterait la convoitise ? Pas question que sir Henry se rende seul dans son manoir du Devon ; Sherlock a encore des affaires en cours à régler à Londres, mais le docteur Watson (André Morell) va l’accompagner.

Les domestiques Barrymore ne sont pas clairs, un criminel s’est évadé de la prison à dix miles de là, le voisin fermier Stapleton (Ewen Solon) et sa curieuse fille renfrognée et provocatrice Cecile (Marla Landi) – en haut bleu décolleté et jupe rouge vif – sont étranges. Tout comme le pasteur Frankland (Miles Malleson), bavard lunaire passionné d’entomologie et qui élève… des tarentules – dont une « s’est échappée ». D’étranges lumières errent sur la lande et semblent faire des signes au manoir la nuit ; des gens sortent et arpentent les marais, traîtres aux ignorants des bons sentiers ; les ruines de la chapelle luisent de façon inquiétante sous la lune. Et Aaooouuuhhh ! Le cri de la bête retentit toutes les nuits.

Sherlock Holmes, arrivé incognito dans le Dartmoor, active sa loupe et ses cellules grises tandis que sa fonction medium lui sert à prédire le possible. L’intrigue diffère de celle du livre, et c’est heureux. Elle dépouille l’irrationnel de ce qu’il peut avoir de fascinant, ce qui est normal après une guerre mondiale due à ces mêmes forces d’irrationnel, arrière-garde de romantisme dévoyé. D’où la légère déception du spectateur d’aujourd’hui. Mais les paysages brumeux à la clarté lunaire et les formes des rochers qui prennent des allures fantastiques restent. Ils sont inspirés de près par les illustrations de Sidney Paget publiées dans The Strand Magazine, bien connu des lecteurs de Sherlock Holmes. Si la raison tente de se frayer un chemin parmi ces décors d’un autre âge, c’est autant de plaisir. La Hammer a donné le premier film en couleurs du célèbre détective, dans son histoire la plus connue.

DVD Le chien des Baskerville (The Hound of the Baskervilles), Terence Fisher, 1959, avec Peter Cushing, André Morell, Christopher Lee, Maria Landi, David Oxley, BQHL Éditions 2024, anglais ou français, 1h23, €24,00, Blu-ray €22,54

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Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable

L’ex-professeur de philo marocain élevé en français au Maroc avant l’arabisation de l’enseignement en 1971, docteur français en psychopathologie sociale en 1975, est un écrivain. L’enfant de sable le rend célèbre. Bien que proche du régime marocain et de son roi, il s’est exilé en France et remet en cause l’emprise de la religion et des coutumes patriarcales de la société traditionnelle. L’enfant de sable en est une illustration.

En effet, Hadj Ahmed n’a eu que des filles en quinze ans, pas moins de sept à la file. Comme il fait l’amour selon la tradition et, selon toutes apparences, avec les mêmes habitudes, il ne pourra jamais avoir de garçon. Ce qui le désole. En société musulmane, en effet, seul le garçon vaut, la fille n’est qu’un réceptacle à foutre pour engendrer des guerriers. L’auteur cite le verset coranique consacré à l’héritage : « Voici ce qu’Allah vous fait commandement au sujet de vos enfants : au mâle, portion semblable à celle de deux filles (4IV, 11-12) » p.53. Mais ce n’était pas mieux avant… Chez les Bédouins, nib ! Ce serait un progrès, hélas figé dans le temps, au VIIe siècle de notre ère.

« Le père n’avait pas de chance ; il était persuadé qu’une malédiction lointaine et lourde pesait sur sa vie  : sur sept naissances, il eut sept filles. La maison était occupé par dix femmes, les sept filles, la mère, la tante Aïcha et Malika, la vieille domestique. La malédiction prit l’ampleur d’un malheur étalé dans le temps. Le père pensait qu’une fille aurait pu suffire. Sept c’était trop, c’était même tragique. Que de fois il se remémora l’histoire des Arabes d’avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme il ne pouvait s’en débarrasser, il cultivait à leur égard non pas de la haine, mais de l’indifférence. Il vivait à la maison comme s’il n’avait pas de progéniture » p.17. C’est violent, et réaliste. Ses deux frères le raillent de ne procréer que des femelles, la société le regarde de travers comme s’il avait une tare. La religion même est impitoyable : « Pour l’homme sans héritier, elle le dépossède ou presque en faveur des frères. Quant aux filles, elles reçoivent seulement le tiers de l’héritage » p.18.

Ahmed est donc décidé à avoir un garçon. Le prochain bébé sera obligatoirement un mâle, par décret paternel. Même si c’est une fille. Et c’est une fille – donc un garçon prénommé Ahmed comme papa. Seules la mère et la vieille accoucheuse sont au courant. Le bébé est présenté comme l’héritier mâle, élevé, habillé et coiffé en garçon. Tout va à peu près bien jusqu’à ce que les seins lui poussent, mais pas trop, contraints par des bandages ; et que le sang menstruel coule entre ses jambes. Mais surtout que ses métamorphoses hormonales le poussent à l’indécision. Fille élevée en garçon, elle a des manières autoritaires de garçon, la voix plus grave qu’une fille, et même un peu de poil sur les joues. La fonction créerait-elle l’organe ? Élever une fille en gars ferait-elle d’elle un gars ?

Pas vraiment… Si les femmes peuvent s’émanciper de leur soumission ancestrale au père, au mari, aux oncles, aux fils, au roi, à la religion (et ça fait beaucoup), elles ne deviennent pourtant pas mâles pour autant. Le pauvre Ahmed le vit dans sa chair, elle/lui qui ne peut se montrer nu qu’à son miroir, qui ne peut recevoir de caresses que de sa main, qui ne peut faire l’amour à quiconque sans être découvert, dénoncé et lynché, maudit.

Ahmed, à la mort de son père, aurait pu rompre les ponts, s’exiler, vivre sa vie de femme dans une autre ville ou un autre pays. Il a choisi de rester. Il doit donc continuer à jouer le jeu du mâle, à se faire passer pour autre qu’il n’est. Il va même jusqu’à planifier un mariage avec une cousine handicapée. Épileptique, elle ne fera pas l’amour et les apparences seront sauves.

Lorsqu’elle meurt à son tour (on meurt beaucoup au Maroc), Ahmed délaisse les affaires, la maison, part sur les routes. Il travaille dans un cirque où il assure un spectacle d’homme transformé en femme, et inversement, ce qui fait rire le bas peuple quand il ne voit au théâtre, mais le fait rugir de violence s’il le voit dans la réalité. Le patron du cirque finit par la violer comme un garçon, par derrière ; Ahmed s’enfuit. L’homosexualité est taboue et « interdite » au Maroc mais, comme dans tous les pays musulmans, elle est de pratique courante tant les femelles sont dévalorisées, gardées en main, voilées, surveillées et cachées, alors que les garçons étalent devant tous à l’adolescence leur beauté en fleur.

L’auteur nous conte cette histoire comme une légende répandue sur les places publiques, agrémentée de passages du Journal qu’aurait tenu la jeune fille en garçon. Ahmed devient un mythe, corrigé et amplifié par différents conteurs. Chacun veut offrir sa vérité, et sa conclusion, laissant le lecteur sur sa faim.

L’androgyne ne fait pas partie de la culture musulmane, à la religion tranchée et binaire, toute de commandement militaire. Les désirs des uns comme des autres ne sauraient être tolérés, seule la norme coranique s’impose et tous doivent se soumettre. Pas question d’avorter après trop de filles ; pas question de choisir le sexe de son bébé ; pas question d’émanciper les femmes ; pas question de vivre en travesti ; pas question… C’est tout le poids de la soumission que l’auteur questionne au milieu des années 1980 depuis la France. Sans la remettre en cause d’ailleurs, s’évadant dans des pages lyriques un peu hors de propos.

Un roman qui se lit encore, mais qui semble bien moins osé après Mitou et l’éruption de l’islamisme radical qui révèle selon la lecture littérale du Coran les femelles comme des êtres à peine au-dessus de l’animal.

La suite de cette histoire dans La nuit sacrée, prix Goncourt 1987.

Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, 1985, Points Seuil réédition 2020, 192 pages, €6,90, e-book Kindle €6,90 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Guêpier pour trois abeilles de Joseph Mankiewicz

Un riche Américain exilé en Suisse durant la dernière guerre, puis dans un palais à Venise, s’inspire d’une intrigue de théâtre de Ben Jonson, écrite en 1606 pour monter un canular. Il invite les trois anciennes femmes de sa vie à venir le rencontrer, assurant qu’il est mourant et qu’il va désigner l’une d’elles comme seule héritière. Cecil Sheridan Fox (Rex Harrison) est le Volpone de Ben Jonson – le Renard ; il engage un régisseur-secrétaire au nom prédestiné de Mosca, McFly (Cliff Robertson) – la Mouche -, jeune homme qui a fait du droit mais n’a pas obtenu sa licence à cause du droit commercial.

Tout est mis en place pour que monte le suspense. Le pot de miel de la fortune supposée attire les trois belles un brin décaties par la vie, ou désireuses de prendre leur revanche : Mrs Sheridan (Susan Hayward), Merle McGill (Edie Adams) et la princesse Dominique (Germaine Lefebvre dite Capucine). La première a pour nom initial Texas Crockett – tout un programme ! Fox lui a pris la distillerie de bourbon de son père, qu’il a rebaptisée à son nom. Elle assure qu’elle a des droits premiers puisque reconnue en concubinage notoire par l’État américain où ils vivaient, un vrai lien juridique proche du mariage. Elle est accompagnée de son infirmière personnelle Sarah Watkins (Maggie Smith la professeur Minerva de Harry Potter, ici jeune) qui veille surtout à ce qu’elle ne prenne pas trop de somnifères. La seconde est une actrice inculte et vulgaire qui croit que le fils du pape Borgia a donné une pendule à Fox, lequel l’a dans sa jeunesse reformatée et recoiffée avant de la confier aux producteurs. Mais son talent décline et elle commence à racler ses fonds de tiroirs. La troisième est une princesse française, belle et froide, à la fortune délabrée ; elle aimerait bien se refaire sur son ancien amour.

Les acteurs sont en place, le décor est mis, le rideau se lève.

Les trois hypocrites sont reçues une à une par le grand malade qui s’amuse. Chacune lui apporte un cadeau, tous en rapport avec le temps : un sablier de poudre d’or pour la princesse, une pendule kitsch pour Sheridan, une pendule moderne à fuseaux horaires pour l’actrice. Chacun révèle ainsi son caractère. Mais Mrs Sheridan, qui se sent des droits de quasi-épouse pour régenter l’impotent, convoque un vaporetto ambulance pour emporter le malade à l’hôpital ; la sirène, semblable à celle des flics de Los Angeles, fait flipper Merle, en souvenir de son existence hasardeuse. Le régisseur a fort à faire pour inventer in extremis un prétexte juridique pour empêcher le transport et tout faire échouer.

Dans la nuit, alors que McFly drague Sarah un peu amoureuse de lui dans un café de Venise, Mrs Sheridan meurt. Son flacon de somnifères vide est à côté de son lit. L’infirmière sait que ces somnifères ne sont que des placebos et que les véritables sont sous clé dans sa mallette, mais sa maîtresse est bel et bien morte. Qui l’a fait ? Elle appelle la police et l’inspecteur Rizzi (Adolfo Celi) mène l’enquête. Il voit bien ce qu’a de trouble toute l’histoire mais ne peut mettre la main sur le vrai coupable. Les deux ex-maîtresses restantes tentent de se fournir un alibi réciproque, tout en s’accusant de mentir. McFly joue un jeu étrange en arpentant le palais un carnet à la main et en gardant des pièces de 1 $ neuves qui ne sont plus dans le sac de Mrs Sheridan.

C’est encore une fois l’infirmière – le grain de sable – qui va enclencher le mécanisme de la fin. Mais impossible d’en dire plus, le film ne se termine pas comme la pièce de Ben Jonson. Tout est leurre, apparences et manipulations. Tout est trompe-l’œil, même les décors où un faux mur peint cache des volets sur la rue ou un monte-plats. Un vrai théâtre pour un reclus lassé de ses contemporains. Personne ne contrôle personne, au fond, et le destin s’accomplit malgré soi.

Le film n’a inspiré à sa sortie qu’une indifférence polie, déjà daté à la veille de l’explosion hormonale de 1968. Il est depuis devenu culte, comme souvent, une fois la crise d’époque passée. Ses qualités de mise en scène et de scénario digne d’un roman policier se révèlent, à la fin surtout, qui va de rebondissement en rebondissement.

DVD Guêpier pour trois abeilles (The Honey Pot), Joseph Mankiewicz, 1967, avec Rex Harrison, Susan Hayward, Cliff Robertson, Capucine, Edie Adams, BQHL éditions 2021, audio anglais ou français, 2h06, €12,00 Blu-ray €19,99

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Hitchcock, Histoires angoissantes

Vieilles histoires mais histoires éternelles de ruse pour obtenir plus de pouvoir, plus d’argent, plus d’amour. Histoires originales, où la ruse est reine, où l’inventivité prime, où parvenir à ses fins exige un plan… parfois déjoué par le destin ou par l’autre qui ne reste pas inerte.

Ce sont donc vingt nouvelles, tirées du Hitchcock Magazine, qui sont publiées sous le thème de l’angoisse.

C’est un couple de riches qui se jalousent et désirent tirer avantage de la mort de l’autre ; sauf que c’est réciproque et que leurs actes s’annulent jusqu’à s’inverser même. C’est un amnésique à l’hôpital qui se meurt de ne plus se souvenir de rien ; et un petit garçon blessé par une chute de son cheval survient et il découvre qu’il sait consoler. C’est un autre petit garçon qui appelle un soir la police, sa mère et son beau-père sont morts par balle au rez-de-chaussée ; lui voulait aller vivre avec son père mais on ne lui avait pas demandé son avis ; en pyjama, les pieds nus, son père appelé revient pour qu’il vive désormais avec lui ; le garçon n’emmène qu’une boite qui contient ses secrets. C’est une vieille dame abandonnée de tous, que ses enfants veulent mettre en maison de retraite, mais qui se prend de passion pour les violettes tropicales d’Afrique. C’est un jeune couple qui se fait agresser, la jeune épouse est violée, tuée, le jeune mari est menacé mais ne tente rien ; il reproche aux voisins dans ce lieu isolé qui n’ont ni arme, ni téléphone, mais une famille nombreuse, de ne pas les avoir aidés – mais à qui faut-il s’en prendre, sinon à lui-même ?

Ce sont deux chasseurs qui aiment la même serveuse dans les montagnes américaines ; un évadé dangereux rôde aux alentours et chacun se dit que, peut-être, son rival pourrait disparaître à cette occasion. C’est un mari qui prend par habitude des étudiants en stop ; justement en voilà un qui arbore le même logo que l’école dans laquelle il a fait ses études ; son couple va mal, et le crime est parfait. C’est un détenu pour faits mineurs qui croit s’évader en endossant les habits d’un autre, un témoin contre un mafieux ; sauf qu’il n’a pas songé aux conséquences, ni que la Mafia avait de l’imagination. C’est une vieille tante que son neveu voudrait voir disparaître pour claquer l’héritage ; il imagine un piège diabolique qui a pour centre la salle de bain, mais c’est sans compter l’amitié de la vieille avec les enfants du coin et leur savoir scout en matière de morse. C’est une petite fille qui veut se tuer parce qu’elle n’aime pas son beau-père et que sa mère en est emprise ; elle fugue incognito et lorsqu’elle revient, le beau-père est déjà arrêté sur la foi de la lettre laissée par la gamine disant qu’il avait l’intention de la tuer ; la mère en profite. C’est une épouse qui veut divorcer aux torts de son mari qui a une maîtresse ; mais le mari est plus subtil qu’elle et inverse les rôles, se débarrassant à la fois d’elle et d’une maîtresse chanteuse.

C’est un soldat durant la guerre de Corée qui reconnaît un autre homme qui avait agressé, des années auparavant, un vieillard dans un parc et l’avait tué ; il l’avait à peine vu mais l’a reconnu mais, imbécile comme un naïf, il croit qu’il suffit de révéler la vérité pour que tout rentre dans l’ordre moral. C’est un tueur qui vient déclarer ses revenus pour établir ses impôts ; le fonctionnaire lui dit qu’il est illégal d’être « tueur » et qu’il devrait le dénoncer ; commence alors une série de passes d’armes juridiques pour finir par un bel et bon chantage. C’est un malade à l’hôpital qui entend dans le sommeil de son voisin peu avenant une réminiscence d’un meurtre ; il a le tort d’en parler et doit être opéré… justement par le nom qui fut cité dans le rêve de l’autre. C’est encore un jeune flambeur qui voit de l’argent tomber du ciel, un portefeuille très garni du haut d’un immeuble ; il s’en empare mais une fille le retrouve et lui révèle qu’il appartient à un type dangereux, lequel va tenter de le tuer en effet, mais tout se termine bien – même mieux que prévu : aide-toi, le ciel t’aidera. C’est un ouvrier qui travaille de nuit et dont la bonne femme ne fout rien, il doit l’aider pour tout, les courses, les déjeuners, les enfants ; il s’épuise et décide d’en finir avec cette existence d’esclave pour – enfin – pouvoir dormir. C’est un avocat qui a durant deux ans été procureur dans un État sans peine de mort et a fait condamner un meurtrier qui le suit dans les montagnes et le retrouve ; il tire et le blesse au ventre, jouissant de le voir crever à petit feu ; mais l’avocat veut le voir puni et le dénoncer là où il faut, dans un État où la peine de mort existe ; il arrive par un effort surhumain à enfourcher un radeau construit par des scouts et à se laisser dériver jusqu’à la frontière requise où il dénoncera le crime. C’est un auteur qui se repose aux Caraïbes et qui rencontre un vieil indigène adepte de l’alectryomancie – la prévision d’avenir par les graines représentant des lettres que picore un coq attaché ; il ne croit pas à ces fariboles mais le coq, interrogé trois fois (comme Pierre devant le Christ arrêté), désigne par trois fois le mot « mort », cela ne peut que mal finir.

Hitchcock, Histoires angoissantes, 1961, Livre de poche 1988, 319 pages, occasion €1,20

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Elizabeth Peters, Un crocodile sur un banc de sable

Le premier opus de la série des aventures d’Amelia Peabody, ci-devant vieille fille anglaise de 31 ans ayant hérité d’une fortune de son père, et qui trouve en quelques mois – dans cet ordre – une belle-sœur, un beau-frère, enfin un mari et même un enfant. Tout cela parce qu’elle se décide enfin à bouger, papa une fois enterré, au lieu de rester tranquillement dans sa chambre. Comme quoi la vie est bien faite : qui ne tente rien n’a rien et seul celui qui ne fait rien ne commet jamais d’erreur.

En 1880, les femmes étaient moins que rien dans la société chrétienne, aristocratique et bourgeoise de l’empire britannique, surtout sous la reine Victoria, 1m52 de haut mais d’une superbe rare et d’une pruderie sexuelle restée célèbre, même si elle a eu neuf enfants. Elle régna de 1837 à sa mort, en 1901 seulement et a légué une hémophilie à son arrière-petit-fils Alexis Romanov, assassiné par les bolcheviques ancêtres de Poutine. Peabody s’affirme en prenant des décisions et fonçant comme un homme, ce pourquoi elle détonne. Ce pourquoi aussi elle séduit le grand et fort Radcliffe, ours pratique féru d’égyptologie, qui n’a que faire des pimbêches et pétasses. Son jeune frère Walter, en revanche, fin et racé comme l’Endymion des tableaux selon la narratrice Peabody, était tout à fait à même de charmer dans les règles de l’amour romantique la belle héritière déshéritée Evelyn qui, séduite par un Italien puis laissée pour compte une fois l’argent évaporé, s’est retrouvée un beau jour à défaillir au milieu des ruines de Rome, sous les yeux d’une Peabody en train de siroter son thé.

Il n’en faut pas plus pour qu’elle la prenne sous son aile, lui assure un gîte et le couvert, la rhabille et l’emmène comme dame de compagnie jusqu’en Égypte où elle poursuit son voyage. Ce n’est qu’à la page 48, au musée du Caire, qu’elle rencontre Radcliffe et son frère, puis vogue sur sa dahabieh louée avec Evelyn jusqu’à El-Amarna où les deux frères ont obtenu du conservateur du musée du Caire Maspero une concession de fouilles. L’ouverture est un peu longue mais la suite accélère et prend enfin son rythme de croisière. L’intrigue développe d’étranges événements, ponctués de bisbilles personnelles. Vont se produire la découverte d’un pavement décoré sous les ruines de la cité d’Akhenaton, dont Evelyn fait le relevé, la survenue d’une momie vociférante qui semble ne s’en prendre qu’à Evelyn à l’exception de tous les autres, et la fuite superstitieuse de tous les ouvriers égyptiens, pourtant désireux de gagner de l’argent tant leurs enfants vivent nus dans des villages de terre et de roseaux, parmi les immondices.

La scène est cocasse. Délaissant leur dahabieh confortable et leur cuisinier hors pair, les deux femmes – ou plutôt Evelyn traînée par Peabody – vont s’installer sur le chantier avec les hommes pour les soigner, les aider, et participer aux fouilles. Non sans heurts, mais non sans humour. Evelyn ne peut que tomber amoureuse du beau Walter, et c’est réciproque, jusqu’à ce que son cousin Lucas, qui n’était pas héritier du grand-père jusqu’à la fuite (organisée?) d’Evelyn, vienne la rejoindre pour lui proposer un mariage. Est-il amoureux ? Gentleman ? Perfide ? Peabody va passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel à son sujet. Les femmes ont élu domicile dans une tombe sur le site, ce qui donne des phrases cocasses et incongrues comme « quand je sortis de ma tombe… », « Radcliffe émergea en trombe de sa tombe » et autres joyeusetés. Outre le pavement, une momie hellénistique (donc nettement plus récente qu’Akhenaton) est découverte dans une tombe royale par des villageois et Radcliffe la débande pour trouver les amulettes. Mais ne voilà-t-il pas qu’elle se réveille en pleine nuit et vocifère des malédictions avant de s’enfuir à toutes jambes ?

L’archéologie se mêle aux histoires intimes et aux escroqueries pour tisser un beau roman d’aventures exotiques dans la lignée d’Henry Rider Haggard – né en 1856 et qui commence ses romans dès 1885, époque de notre héroïne. Dédié à son fils Peter, ce premier roman de la saga Peabody par Elizabeth Peters vaut la lecture et prépare tous les suivants. Vous êtes déjà emporté à la 49ème pages.

Elizabeth Peters, Un crocodile sur un banc de sable (Crocodile on the Sandbank), 1975, Livre de poche 2007, 314 pages, occasion €1,35

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Patricia Wentworth Le masque gris

L’un des premiers romans policiers avec Maud Silver, vieille fille détective, et pas le meilleur. Certes, l’intrigue est menée tambour battant en de courts chapitres qui se lisent au galop, mais l’intrigue est convenue (il s’agit toujours de découvrir l’amour malgré les vicissitudes) et le scénario invraisemblable. Nous sommes dans le feuilleton à la Rocambole plutôt que dans l’intrigue psychologique qui fera le sel des enquêtes suivantes.

Un Charles en jeune homme au milieu de sa vingtaine qui cherche chaussure à son pied, une Margaret avec qui il a été fiancé mais qui a rompu brutalement quatre ans plus tôt sans explication ; un Archie ami de Charles qui succombe au charme infantile d’une bécasse de 18 ans devenue orpheline et ramenée de sa pension suisse ; un père riche disparu en mer et un oncle Freddy qui veut disparaître à l’étranger – avec l’héritage – voilà les personnages.

Tout ce petit monde virevolte dans des actions irraisonnées, découvrant un complot dès les premières pages, sauvant une jeune fille dans les suivantes, puis la perdant parce qu’écervelée, et ainsi de suite – jusqu’aux caves de l’horreur à la fin. Avec une détective poussiéreuse laissée de côté comme un chiffon sale et qui n’a quasiment aucun rôle actif pour sa première enquête !

Plus pour ados que pour adultes, si vous voulez mon avis.

Si j’ai aimé les autres romans policiers de Patricia Wentworth lus jusqu’à présent, c’est pour la peinture du milieu bourgeois anglais début du siècle dernier, pour les relations psychologiques fouillées et bien amenées, et pour l’action qui parfois s’accélère judicieusement. Celui-ci tient trop du roman en série pour que je le relise un jour.

Patricia Wentworth, Le masque gris (Grey Mask), 1929, 10-18 Grands detectives 1995, 286 pages, €7.10 e-book Kindle €8.99

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Sarah Waters, Du bout des doigts

Voici un gros pavé victorien comme on les aime. Un pavé reconstitué… par une ex-libraire née en 1966 ! Mais il est plus vrai que nature, dans la lignée féministe des années 60 et dans la lignée polar des années 70. Il s’agit en effet d’une histoire de femmes dans la société machiste sous la reine Victoria. Doublée d’un complot pour capter un héritage digne des meilleurs Whodunit.

Nous sommes en 1862 et, dans les venelles louches des bas quartiers de Londres, une jeune fille est préparée par un escroc à devenir femme de chambre. Sue doit corriger son accent cockney, ses manières brusques, son impolitesse. Elle doit accepter de servir, et avec les formes. Pour elle ? Une fortune à la clé. L’escroc désire en effet marier la fille pour capter son héritage, avant de la faire enfermer pour folle sur la foi de médecins aliénistes achetés.

Mais tout ne se passe pas comme annoncé… L’escroc, qui se fait appeler Gentleman dans les bas-fonds et Mister Rivers dans les manoirs, joue les amoureux tandis que Maud, fille étiolée dans un manoir, succombe à l’amour lesbien avec Sue ! Le plan va-t-il pouvoir se dérouler comme prévu ? Telle sera prise qui croyait prendre, jusqu’à ce qu’un retournement de situation fasse encore une fois basculer les destins. Enfants abandonnés, filles vendues, héritages convoités, c’est toute une peinture de mœurs d’une société arriviste avide d’argent, clé de la respectabilité, qui se dévoile.

Sous les apparences vertueuses, les vertugadins et les couches successives de jupons qui tombent jusqu’à terre, se cachent les émois éternels des chairs en manque. Servantes culbutées, gamins usés, messieurs libidineux – rien ne manque. L’oncle qui recueille par charité sa nièce orpheline a des idées derrière la tête. Ne tient-il pas un index des publications érotiques dont il demande à ce que soit faite la lecture par la jeune fille vierge ? Les mots donnent-ils des idées ? Le sexe produit-il de l’argent ? L’adolescent de 14 ans, serviteur chez l’oncle, ne rêve-t-il pas se servir physiquement le beau Gentleman avant d’être sensible aux charmes de son ex-maîtresse Maud ?

Malgré le nombre de pages, on ne s’ennuie jamais avec Sarah Walters. Le style fluide accroche une intrigue bien ficelée avec coups de théâtre et personnages secondaires richement dotés. Le petit Charles, beau comme un choriste, a la faiblesse de pleurer devant les turpitudes ; mais il n’hésite pas à braver les convenances pour aller visiter l’aliénée avant de se faire manipuler sans vergogne. La vieille Madame Suksby en maritorne retorse n’a-t-elle pas la fibre maternelle, elle qui précipite le dénouement ? Où Dickens se marie avec les Libertins pour un roman anglais de la plus belle eau.

Ah, ce n’est pas en Angleterre, malgré Internet, qu’on se plaint de ne plus lire ! Les scores des auteurs restent élevés, et cela parce qu’ils savent raconter une histoire. Songez à Harry Potter, à Anne Perry, à Ian McEwan à John Coe et à tant d’autres. Pas comme en France où, à de rares exceptions près, le nombrilisme intello ou la bluette télésérie sont le principal de la production romanesque…

Sarah Waters, Du bout des doigts (Fingersmith), 2002, 10-18 2005, 750 pages, €11.00

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Patricia Wentworth, A travers le mur

Bas de laine et tasse de thé, l’Angleterre a connu la guerre mais reste l’Angleterre. En ce début des années 1950, un oncle riche décède et lègue par testament à une petite cousine l’essentiel de sa fortune. En revenant de Londres, où elle a été convoquée par le cabinet juridique qui s’occupe du testament, Marian Brand est pris dans un accident de train. Un jeune homme de la trentaine, Richard Cunningham, qui l’avait repérée dans son compartiment, est à ses côtés sous le wagon renversé. Ils sont indemnes, il tombe amoureux.

Lorsque Marian va prendre possession de son héritage, une grande maison au bord de la mer, elle découvre deux sœurs célibataires, venues vivre avec cet oncle et deux juvéniles, Félix le musicien et Penny son amie d’enfance. Félix est un enfant d’un premier mariage de son père avec sa nouvelle tante Florence, une grosse personne égoïste et désagréable qui ne l’a jamais aimé, pas plus que la sœur de cette dernière, la volubile et irascible Cassy. D’ailleurs, personne ne s’aime dans cette maison : « Envie, haine, malice et manque de charité. Lorsque ces quatre sentiments sont réunis, un meurtre n’est plus surprenant », cite doctement la détective amateur Maud Silver, fine observatrice de ses contemporains (p.174). Ina, sœur de Marian, mariée à ce beau merle de Cyril Fenton, acteur paresseux et dépensier qui n’aime pas travailler, est malheureuse. Elle aurait dû hériter si son oncle n’en n’avait pas décidé autrement et Cyril est furieux.

C’est l’intrusion d’une bimbo blonde évaporée, Helen Adrian, qui mandate la détective amateur Maud Silver parce que quelqu’un la connaissant bien la fait chanter, qui va nouer le drame. Tout se passe dans le huis clos de la maison divisée, où la nouvelle occupante Marian occupe un côté avec sa sœur Ina et le mari Cyril, le chat Mactavish et la servante Eliza, tandis que les deux sœurs et les deux jeunes occupent l’autre. Une porte de communication à chaque étage est verrouillée des deux côtés mais les gonds sont bien huilés.

Il se trouve qu’un matin Helen est retrouvée morte sur la plage, le crâne fracassé. Qui l’a fait ? Est-ce le maître-chanteur ? Le jeune Félix très amoureux ? Le mari Cyril toujours en quête d’argent ? Ou encore quelqu’un d’autre ? Notre détective Maud va évidemment enquêter, à sa manière tranquille, soutenant une conversation en apparence anodine tout en tricotant des chaussettes de laine grise pour son neveu écolier Derek. L’inspecteur Crisp est chargé de l’enquête, sous la supervision du commissaire March, ami de Miss Silver.

Le lecteur sera égaré par les coupables possibles et leurs mobiles, tandis que la conclusion se profilera fatalement, non sans quelques observations fines sur la société oisive de l’Angleterre comme sur les sentiments amoureux des jeunes personnes. Non sans, aussi une certaine touche de sensualité,: « Le jeune homme surgit sur le palier, la veste de pyjama entrouverte, une mèche rebelle dressée sur la tête comme le plumet d’un heaume. Il avait hâtivement passé un pantalon » p.300. Il s’agit de Félix, coléreux et fragile, que son amie Penny aime en secret depuis toujours.

Patricia Wentworth, A travers le mur (Through The Wall), 1952, 10-18 Grands détectives 1995, 318 pages, €1.85 occasion, e-book Kindle €9.99 

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Celui par qui le scandale arrive de Vicente Minnelli

Le titre français tire le film du côté biblique par cette citation de Matthieu (18.7) : « Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ». Abandonner la voie droite pour celle du démon est certes un bon résumé de la vie du pater familias texan (Robert Mitchum), riche de 25 000 hectares et cavaleur de filles en sa jeunesse. Mais l’injonction morale rigide est nuancée par les progressives révélations sur son couple, qui le rendent moins coupable. Tiré d’un roman de William Humphrey intitulé L’Adieu du chasseur, le film y ajoute un personnage, celui du fils bâtard. Le mélodrame du mâle américain blanc des années cinquante est ici joué à la perfection. Hollywood savait s’intéresser à la psychologie avant la décadence des décennies qui suivront.

Qui va à la chasse est chassé… telle est l’acte par où commence le film ; il finira de même. Le grand mâle blanc patron Wade Hunnicutt se fait tirer dessus lors d’un tir aux canards par un bouseux dont il a lutiné la femme – apparemment consentante. Il n’avait qu’à « la tenir » comme on disait alors. La Bible reconnait que la femelle de l’homme, issu de sa côte, est douée d’insatiable désir qu’il s’agit de dompter par le mariage, le « devoir conjugal » régulier et surtout les enfants. Mais Hannah sa femme (Eleonor Parker) lui a fermé ses cuisses comme une huître depuis la naissance dix-sept ans auparavant de leur seul enfant, Theron (George Hamilton un peu âgé, 20 ans au tournage). Le spectateur ne saura pas pourquoi elle a cristallisé une telle haine envers son mari (haine de classe ? haine de réputation ? haine du sexe ? haine chrétienne ?) – mais la guerre du couple a bien lieu.

Au détriment du fils, comme de bien entendu. A 17 ans, le gamin est mince et naïf, élevé par sa mère qui l’a voulu pour elle seule, condition mise pour rester en couple et sauver les apparences. Sauf qu’à l’aube de l’âge adulte, la niaiserie n’est plus de mise. Les fermiers du patron bizutent un soir Theron en le conviant à participer à une chasse à la bécassine, la nuit dans la forêt (alors que chacun sait que les oiseaux dorment, sauf les rapaces nocturnes). Il doit se tenir avec un grand sac ouvert et siffler, tandis que les « rabatteurs » lui feront déverser le gibier tout droit. L’adolescent le croit, propre et bien mis, les boutons tous attachés, en mocassins dans les fourrés. Le père se rend alors compte qu’il doit prendre en main l’éducation de son fils pour en faire le digne héritier du domaine. Celui-ci l’exige d’ailleurs de lui, après son humiliation par les hommes : « tu es mon père, c’est à toi de m’apprendre ». La « parole » donnée à sa femme tombe d’elle-même, malgré son amertume.

Wade convie son fils Theron dans son sanctuaire, un bureau orné de trophées de chasse et de carabines, ses trois chiens soumis à ses pieds, le bourbon dans le verre, la pipe à la gueule. Il lui donne des conseils de tir et manifeste par une balle dans la chemisée, son intention de prendre en main son garçon à toute la maisonnée, un brin terrifiée. Il mandate comme « grand frère » Raphaël (George Peppard), son autre fils bâtard issu d’une précédente liaison, pour enseigner et surveiller Theron dans son initiation. Celui-ci, avide d’exister contre maman, délaisse ses « collections » de timbres, papillons et autres cailloux (loisirs bourgeois féminins) pour se vouer au tir et à la chasse (loisirs pionniers masculins). Il est habile, passionné, au point de vouloir abandonner ses études – contre son père, mais qui ne récolte que ce qu’il a semé.

Un gros sanglier ravage la contrée et les fermiers demandent au patron d’intervenir, tel un seigneur d’Ancien régime en ce Texas resté au fond peu « démocratique ». Wade mandate Theron pour ce faire : c’est son initiation. Mais il sera sous la tutelle de Rafe. La traque se prolonge le long des marais sulfureux dans lesquels il ne faut pas s’aventurer, symboles de la frontière infernale ; le sanglier semble issu de l’enfer et le vaincre une victoire contre le Mal. Les deux hommes doivent passer la nuit dehors car les chiens sont épuisés et l’un est tué. Mais Theron veut prouver à son père qu’il est digne de lui et se prouver à lui-même qu’il peut le faire et devenir un homme, un vrai. Il ne réveille pas Rafe et quitte le bivouac en léger appareil, torse nu sous sa veste ouverte. Il montre les muscles… et tire effectivement le sanglier.

La suite de l’initiation va consister à la chasse aux filles. Mais comme Theron n’est pas Wade, pas question de papillonner de l’une à l’autre comme la réputation du père, qui le précède, le voudrait. Theron ne jette son dévolu que sur une seule, Elisabeth (Luane Patten). Mais il est trop timide pour aller draguer lui-même et mandate Rafe à sa place (qu’il ne sait pas encore être son grand frère). Celui-ci, sans copine, est ébloui par la belle et trouve les mots choisis pour la convaincre. Commence alors une idylle d’adolescent entre elle et Theron, encore une fois chemise ouverte avec elle comme à la chasse. La symbolique du vêtement ne s’arrête pas là. L’adolescent, pour faire viril, imite les grands et déboutonne largement sa chemise sur son poitrail encore étroit – l’inverse des convenances enseignées par maman toujours impeccablement coiffée et en hauts talons, même sur la pelouse. Il trouve du travail comme ouvrier à l’égreneuse de coton pour s’éprouver et quitter le cocon.

C’est que les rêves des parents pour leurs enfants se heurtent à la réalité de ces mêmes enfants : ils ont leur personnalité et ne sont pas façonnés à partir de rien. Le rêve maternel se brise sur l’exigence de virilité de la société ; le rêve paternel sur le dégoût de « la vie de famille » qu’a connu le fils avec des parents séparés en guerre permanente ; le rêve d’Elisabeth sur la volonté de Theron d’éviter de reproduire le modèle familial… Les rêves sont des volontés de domination sur les autres, qui doivent y résister s’ils ont quelque consistance. Il n’y a guère que le rêve de Rafe (qui n’ose pas en avoir vraiment) qui se réalise : épouse, fils, maison. Car Theron a engrossé Elisabeth sans le savoir, dans sa naïveté, et l’enfant est réputé être celui de Wade, le dragueur impénitent. Mais Elisabeth ne dit rien à Theron car il a déclaré ne pas vouloir se marier pour ne pas reproduire l’antimodèle de ses parents, surtout lorsqu’il apprend que Rafe est son demi-frère. Alors Rafe, qui a toujours aimé Elisabeth mais s’effaçait comme d’habitude devant son frère chéri, se dévoue pour épouser l’engrossée et endosser la paternité de l’enfant. Lui sera un bon père. Surtout lorsqu’il sera reconnu – post mortem – par son véritable géniteur avec son prénom gravé sur sa pierre tombale afin que tous le voient.

Wade disparaît d’un coup de fusil réussi, après la parenthèse de l’initiation du fils par le fils. Mais il est cette fois tiré par le père d’Elisabeth parce que la rumeur l’accuse de l’avoir engrossée – alors qu’il n’y est pour rien, semble-t-il. Mais le film reste ambigu : l’enfant (qui ressemble à Wade pour autant qu’un bébé puisse réellement ressembler à un adulte) est-il son propre fils ou celui de son fils ? Je penche pour la seconde hypothèse mais la réputation sociale penche pour la première. Lorsque le père d’Elisabeth l’apprend (Everett Sloane), il entre chez Wade et le tue. Theron se lance à sa poursuite et le tue. Désormais meurtrier, inapte à la famille à cause de ses parents, il n’a comme héritage que la destruction : le goût du sang et de la chasse, l’alcool, le dégoût du couple et de la progéniture, l’absence d’instruction. Un bel exemple !… Seul Rafe est conscient de ses manques, une enfance orpheline, l’absence de reconnaissance, un savoir concret dans la nature. Il prend la vie comme elle vient, sans rêver, et la vie le récompense.

Robert Mitchum en chef de tribu est magnifique, son fils George Hamilton moins ; il fait pâle figure avec sa silhouette de gamin monté en graine contradictoire avec un sternum velu. Il expiera les « péchés » d’être riche et fils chéri en délaissant son domaine pour partir travailler au loin, et en laissant sa fiancée à son demi-frère, avec le bébé qu’il ignore couvant dedans. Le fils bâtard héritera de tout, par compensation biblique (les premiers seront les derniers). La mère, Eleonor Parker, en frigide rigide est la poupée sociale corsetée en devoirs, enfermée dans ses certitudes moralisantes et inapte à comprendre son enfant comme son mari… et les autres. Il faut la « violer » au sens métaphorique pour qu’elle se bouge : imposer la virilité au fils, imposer la réconciliation comme remède à l’asthénie du fils, imposer le voyage de noces à Naples pour à nouveau coucher ensemble, l’appâter avec le petit-fils pour qu’elle sorte de sa grande maison vide après la mort de son mari et le départ de Theron. C’est une potiche, dont la « volonté » n’est que cuirasse de refus, pas une action positive.

DVD Celui par qui le scandale arrive (Home from the Hill), Vicente Minnelli, 1959, avec Robert Mitchum, Eleanor Parker, George Hamilton, George Peppard, Warner Bros 2006, 2h24, €24.99 blu-ray €22.77

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Huysmans, Un dilemme

Dans ce petit roman ou grosse nouvelle balzacienne, avec une ironie à la Flaubert, Huysmans vilipende le bourgeois – de province. Il illustre son « inaltérable saleté », selon une lettre à Zola.

Un notaire de la Marne, Maître Le Ponsart, a bien réussi en affaires et se pique de mode parisienne. Son petit-fils Jules vient de mourir de fièvre typhoïde à la capitale ; il n’était pas marié mais une « bonne » faisait son ménage et l’a soigné jusqu’à la fin. Pauvre jeune homme faible, il n’a laissé aucun legs ni testament, rien que de bonnes paroles à la fille – qui se retrouve quand même enceinte. Tout l’art du notaire sera d’éviter que la fille-mère puisse invoquer un quelconque droit, suivant le Code civil qui ne reconnait pas à l’époque la recherche de paternité.

L’héritage – car tel est l’objet des convoitises – reste aux ascendants des deux côtés en l’absence de descendant reconnu. Me Le Ponsart, confit en bonne chère, bonne conscience et importance, va donc débarquer à Paris pour liquider le bail et faire emporter les meubles, donnant ses huit jours à la « bonne » pour 33.75 francs comptés juste.

Ce qui révolte la grosse commère du quartier Mme Champagne, papetière experte en cancans et entremises. Mais ni sa grande gueule ni ses appels aux sentiments ne feront quoi que ce soit. La loi est la loi et l’héritage ira où il doit, sans même un dédommagement pour enfant. D’ailleurs, engendré juste au début de sa maladie, qui prouve qu’il soit du décédé ? Le dilemme qui donne son titre au roman est le suivant : « ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous êtes sa maitresse, auquel cas vous n’avez droit à rien du tout ».

Où l’auteur prouve que l’homme rationnel du libéralisme théorique n’est pas l’homme complet de l’humanisme qui l’a engendré.

Le bourgeois n’est pas humain mais machine à calculer. Un message brut mais pas si faux en cette fin XIXe où les « classes dangereuses » avaient montré leurs capacités de nuisance. Encore que l’expérience du notaire avec la pute parisienne qui lui a fait cracher ses louis pour peu de plaisir le soir précédent montre que la raison est bien mal partagée et pas toujours constante. L’homo economicus ne résiste pas longtemps aux instincts de paillardise. La province se méfie de Paris – la Haute-Marne de Mme Champagne (trait d’humour) ; le bourgeois de la populacière ; l’homme de la femme.

Le droit n’est peut-être pas l’acmé de la civilisation (il reflète la société en son temps), mais la méthode démocratique pour avancer. Ce sera tout le progrès des décennies qui suivront. « On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes ; tout pour eux, rien pour nous », s’écrie la Champagne. Les femmes n’auront le droit de vote en France qu’en 1945… mais Huysmans n’aurait probablement pas voté pour.

Joris-Karl Huysmans, Un dilemme, 1884, in Nouvelles : Sac au dos ; A vau-l’eau, Un dilemme, La Retraite de Monsieur Bougran, GF Flammarion 2007, 272 pages, €6.40 e-book Kindle €0.99

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, En ménage

Notre Joris-Karl poursuit son œuvre dans la veine des femmes, dont il a une vision pessimiste et qu’il méprise. Lui, célibataire persistant, s’est longtemps interrogé sur le mariage. Il met en scène deux amis, l’un seul et l’autre marié, et les fait dialoguer, expérimenter, s’élever à des considérations sur le couple lié ou délié. Tout cela s’inscrit, comme dirait Sartre, dans « la métaphysique du trou à boucher » : le sexe, inévitable, sujet de tourments physiques, moraux, sociaux.

Car il faut bien baiser : selon les préjugés du temps, l’homme en a besoin, hanté de périodiques « crises juponnières », « toutes les vieilles passions qu’on n’a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe ! » ; la femme le désire irrésistiblement avec « son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres ! » p.309 Pléiade. Comment arriver à baiser de façon bourgeoisement acceptable ? La prostitution est honnie (elle figure pourtant dans la Bible et même le Nouveau testament la pardonne), l’adultère touche à l’héritage (horrible perspective pour un bourgeois !), le plaisir est condamné (par une Eglise écartée par la République comme par la Morale sociale du convenable où chacun s’épie, se jauge et se méprise). L’amour ? Bof, il est rare ; l’intérêt bien compris plutôt. Car « les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement : une éternelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine » p.276. Mais tout fait entonnoir pour aboutir devant le maire : au mariage. Une fois le grappin mis dessus, tout peut arriver, le meilleur comme le pire, et les marmots en sus mais ce n’est pas grave car assuré par le Code civil, la Famille et la charité. Hors du mariage, point de salut ! ajoute même l’Eglise, perfide.

Cyprien, le peintre décati déjà rencontré dans Les sœurs Vatard, prône le célibat, comme l’auteur. « Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait ; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise » p.289. André, son ami de collège (édifiante description du collège pension parisien où on ne se lave les pieds qu’une fois tous les quinze jours et où se déroulent les premiers émois sexuels sordides !), est lui en faveur du mariage. « Est-ce une vie que de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer à périr lorsqu’on en possède une, d’avoir l’âme à vif lorsqu’elle vous lâche et de s’embêter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ! Oh non, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vaut mieux. Ça vous vous affadit les convoitises et émousse les sens ? eh, bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! et puis, et puis mon cher, c’est une caisse d’épargne où l’on place des soins pour ses vieux jours ! c’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois ! » p.277.

D’ailleurs le mariage, André l’a testé – avant de découvrir, un beau soir qu’il rentrait avant trois heures du matin, sa femme à poil dans le lit conjugal avec un beau jeune homme en chemise. Il a donc quitté Berthe (oui, elle a de grands pieds). Elle a dû laisser l’appartement pour retourner dans sa famille ; lui a pris une garçonnière dans un dernier étage, pas trop cher, et repris Mélanie sa bonne d’avant mariage qui le « carotte » (le vole) mais fait admirablement bien la cuisine et tient très propre le ménage. Pour la bagatelle, il y a les putes et, quand on s’en lasse, la drague des filles du peuple, pas bégueules. Dont Blanche, mais qui coûte, et cette Jeanne dont il a partagé la couche avant de convoler, ouvrière qui le retrouve et avec qui il est bien (et libre) mais qui (libre elle aussi) s’éloigne pour travailler dans une fabrique à Londres, là où il y a de l’emploi…

Et Cyprien, au fil des années, les sens émoussés, se découvre une bonne amie en la personne de Mélie, une grosse populaire au chat coupé (métaphore édifiante) : elle en a soupé de la dèche et de faire la pute mais est gentille avec Cyprien et le soigne lorsqu’il est malade, faisant sa cuisine (une fameuse potée au chou), tenant son ménage, recousant ses boutons. Ils concubinent à l’aise, liés par rien sinon par un intérêt mutuel dans lequel l’affection entre pour une part grandissante. On prépare ainsi ses vieux ans. Amolli par ce bonheur conjugal tardif, André regretterait presque son ancienne femme, dont il est séparé de corps (le divorce, autorisé sous la Révolution, sera interdit par la Restauration jusqu’en 1884). Cyprien pousse à leurs retrouvailles – et ce qui devait arriver arriva : par lâcheté intime d’André, Berthe et lui se revoient, se replaisent, mûris, expérimentés, reconnaissant chacun leurs torts : ils se remettent en ménage !

La morale est sauve, côté bourgeois et côté calotin. Le bonheur l’est-il ? Pourquoi pas : l’affection vient en aimant. Et la vieillesse qui pointe rend frileux et avide d’un cocon à deux dans lequel se soutenir, même sans sexe irrépressible comme au début. Point de marmot des deux côtés, Huysmans n’aimait pas les enfants. Juste un contrat affectif, avant d’être estampillé moral ou social. Se mettre « en ménage » apparaît en dernière page comme le bon sens même…

Ecrit cru avec des mots d’argot popu, souvent « obscène » selon la pudeur des vierges effarouchées de la bourgeoisie qui peuplaient les salons hier comme aujourd’hui, ce roman est plus long avec une intrigue plus indigente que Les sœurs Vatard, mais il offre au lecteur du XXIe siècle des aperçus naturalistes de la vie parisienne des classes très moyennes du XIXe siècle, dont une description précise des gargotes, mastroquets et commerces, des va-et-vient de ministère – et une réflexion sur le mariage qui garde toute son actualité. Si le marmot enchaîne la femme, le mariage enchaîne l’homme : ce sont les façons de tenir les instincts trop sauvages de la nature humaine que la bourgeoisie considère de tout temps comme le Mal à dompter. Il faut « dresser » les corps pour assurer la transmission de l’héritage (gènes, capitaux, position sociale) – tout ce qui appelle à faire craquer les gaines risque de faire exploser « l’ordre » social : après la Révolution la Restauration, après la Commune l’Ordre moral, après les années folles le puritanisme de guerre, après les Cong’pay’ du Front popu la honteuse défaite de 1940, après mai 68 le redressement Moi-Tout des égéries du féminisme et les appels lepéniens à la rigueur moraliste…

Quant à nos deux artistes (Cyprien est peintre et André écrivain), ils sont des ratés qui végètent dans la société telle qu’elle est. Le premier est trop moderniste pour les goûts picturaux des acheteurs convenables car il s’intéresse à ce que personne ne veut voir ; le second trop naturaliste pour être lu par les bien-pensantes car il décrit ce qu’il voit. Rien de pire pour la bourgeoisie que le réel ! Elle demande de l’illusion, du romantisme, du théâtre, des « grands » sentiments (avant les « grands » projets sociaux de la Gauche bourgeoise récente – ou les « grandes » peurs agitées par la Droite extrémiste). A lire, pour le pittoresque et pour la pensée sur la morale. En bourgeoisie, rien n’est relatif, tout reste à jamais absolu.

Huysmans, En ménage, 1881, Hachette livre BNF 2018, 364 pages, €20.20

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Camilla Läckberg, Cyanure

Erica Falk est en vacances et l’auteur explore Martin, jeune policier invité par sa petite amie Lisette à la fête de Noël sur une île au large de Fjällbacka. La famille est complexe et ses membres complexés. Un vrai panier de crabes où des secrets et non-dits empoisonnent l’atmosphère.

Le patriarche, un vieux Ruben en fauteuil roulant, est parti de rien et devenu milliardaire, son entreprise est désormais multinationale et il y a a placé ses deux fils comme PDG et directeur financier. Mais ceux-ci ne sont pas à la hauteur et les sources internes de l’ancien patron lui disent pourquoi. Pour la fête de Noël, Ruben va donc leur faire une surprise : il s’adresse durement à chacun de ceux qu’il a aidé financièrement pour leur reprocher leur inaptitude et, à la stupeur des participants, il annonce qu’il va les déshériter au-delà du minimum exigé par la loi.

Ce devoir accompli, il boit un grand verre d’eau… et s’écroule mort dans son assiette. Marin le policier extérieur à la famille s’approche ; il sent une odeur familière de mort, celle du cyanure. Ruben a été empoisonné ! Dès lors, il faut trouver qui l’a fait. Dans ce huis-clos familial, tout le monde avait un intérêt quelconque à ce que le patriarche disparaisse : pour hériter, pour cacher ses malversations ou ses erreurs, par vengeance.

Mais la tempête de neige se lève, courante en Suède et en cette saison. Les lignes de téléphone sont tombées à terre et les fils arrachés ; le réseau mobile est déconnecté. L’île est coupée du monde pour deux ou trois jours au moins, jusqu’à ce que le brise-glace du sauvetage en mer parvienne à frayer un passage.

Nous sommes plongés alors dans une atmosphère à la Agatha Christie où le tueur est dans la place. Il s’agit de le trouver mais les interrogatoires entrepris par un Martin inexpérimenté ne donnent rien. Il en apprend plus à écouter les cousins se chamailler ou les fils se reprocher des attitudes. D’autant qu’un second meurtre survient, celui du petit-fils Matte, très attaché à son grand-père Ruben mais un brin psychotique. N’a-t-il pas tenté d’étrangler son cousin Bernard, un snob de la haute finance qui l’a harcelé à l’école ? Il est découvert dans sa chambre par sa mère à l’heure de la sieste, une balle dans le cœur. Et le téléphone portable de Bernard – inutile sans réseau – est retrouvé sous son lit. De même qu’une édition des nouvelles de Sherlock Holmes sur sa table de nuit, dont le garçon était féru autant que Ruben.

A la délivrance, lorsque la vedette peut accéder à l’île et que les cadavres y sont embarqués, c’est le déclic : Martin comprend enfin. Il s’agit d’une énigme à la Conan Doyle…

C’est un roman policier plus court et moins fouillé que ceux avec Erica mais qui se lit facilement.

Camilla Läckberg, Cyanure, 2007, Actes sud Babel noir 2012, 155 pages, €7.00 e-book Kindle €5.99

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Gauche et droite

Gauche et droite sont deux sensibilités qui vont bien au-delà des partis censés les représenter. Outre que la gauche est « plurielle » et la droite « éclatée », chacun peut trouver des conservateurs de gauche et des révolutionnaires de droite. Les libéraux sont dans les deux camps. Il ne faut pas se laisser prendre aux mots mais examiner la situation avec recul.

Dans l’histoire, il y a le parti de l’ordre et celui du mouvement, la volonté de retourner à l’Ancien régime où la reconnaissance des acquis de la Révolution. Plus généralement, on observe les anciens et les modernes. Il est normal à 20 ans d’être idéaliste et généreux, donc porté à révolutionner les choses, mais à 50 ans d’être réaliste et porté à la nuance, donc plus conservateur. La spontanéité serait de gauche comme l’impétuosité et l’irréalisme, alors que la réflexion et la sagesse pondérée seraient de droite. À démographie jeune, victoire des idées de gauche ; à démographie vieillissante, prévalence des idées de droite.

Rien de ceci n’est faux, mais il faut aller plus loin. La droite est allergique aux doctrines, à tout ce qui fait système ; elle valorise l’expérience, la tradition et le pragmatisme. La gauche aime au contraire les systèmes d’idées ; elle valorise les ruptures et l’application dogmatique de programmes volontaires. L’une fait confiance à la nature, l’autre cherche à la forcer.

Nous touchons peut-être à cet endroit le point ultime qui différencie le tempérament de droite de celui de gauche : c’est la question de la liberté.

Si l’être humain est partiellement autonome au regard de son héritage et de ses capacités, si son effort et sa volonté peuvent infléchir son histoire, alors la liberté d’être, de dire et d’entreprendre doivent être favorisés par la société. Si l’homme est destiné, malgré qu’il en ait, à rester englué dans les déterminismes de son milieu et de ses limites, alors l’effort d’égalité doit aller jusqu’à l’égalisation la plus forte, contrainte par la société.

La droite privilégie l’héritage : bon sang ne saurait mentir. La gauche valorise la volonté : aide-toi et le ciel t’aidera. Mais on ne peut vouloir sans tradition d’effort ni milieu favorable. Or ni les gènes, ni le milieu social, n’assurent des lendemains de caste. Force est de constater que la réalité politique n’est pas toujours en phase avec la typologie des tempéraments. Face à une droite causale, nous préférons une gauche dialecticienne ; mais au système de gauche sans cesse tenté par les usines à gaz et les bureaucraties, nous préférons le pragmatisme de droite et sa capacité à laisser agir les acteurs sociaux.

La liberté est exigeante, car elle exige la responsabilité. Il est trop facile de revendiquer une égalité réelle lorsque l’on n’est pas capable de l’obtenir par ses propres efforts. L’inégalité est inévitable et saine parce qu’il y aura toujours des paresseux et des moins doués que d’autres. N’ayons pas peur des mots, chacun a maints exemples en tête, à commencer par celui de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf. Mais faisons qu’à chaque génération les cartes puissent être rebattues pour que la paresse et les dons ne soient pas une fatalité sociale ou héréditaire.

L’être humain n’est pas un automate déterminé mais un sujet responsable de choix. La liberté importe donc plus que l’égalité. La liberté doit être réelle et l’égalité seulement formelle, non l’inverse. Faute de quoi l’humanité se réduit vite en fourmilière.

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Paranoïaque de Freddie Francis

Sur les traces d’Hitchcock, le réalisateur anglais Freddie Francis expose la profonde psychose de la campagne anglaise. Une famille unie et riche habite un manoir de Cornouailles. Les parents décèdent tous les deux dans un accident d’avion lorsqu’ils se rendent à New York en 1950. Ils laissent trois enfants, deux garçons et une fille, dont le plus jeune a 12 ans. Ce dernier est réputé s’être suicidé trois ans plus tard à 15 ans en se jetant de la falaise. Leur tante Harriet (Sheila Burrell), qui les a élevés après la mort de leurs parents, fait célébrer chaque année une messe pour les chers disparus.

Mais cette apparence dévote et bourgeoise cache de lourds secrets. La tante, vieille fille aigrie, est amoureuse du fils aîné, Simon (Oliver Reed), qui a toujours été son préféré. Elle considère Eleanor (Janette Scott), la cadette, comme folle car celle-ci, qui était très proche de son petit frère Tony, ne s’est jamais remise de sa disparition. Simon est tourmenté, boit en excès et scandalise le bon peuple dans les pubs où il sévit. Il mène grand train et roule en Jaguar décapotable de type E, accumulant les dettes que le comptable successoral doit à grand peine éponger. Mais, tant que le dernier enfant n’est pas majeur, l’héritage ne peut être partagé.

Simon, qui est un psychotique profond capable de se mettre dans des colères noires et de menacer de meurtre quiconque se met en travers de ses volontés, a engagé une fausse infirmière (Liliane Brousse) pour s’occuper d’Eleanor qui a des visions : elle croit apercevoir en effet Tony, revenu d’entre les morts. La lettre de suicide qu’il a laissé serait-elle une diversion ? Se serait-il enfui pour échapper à l’atmosphère étouffante de la famille, menée par cette tante rigide et névrosée qui refoule l’amour incestueux qu’elle a pour l’aîné ?

Lors de la messe, Eleanor aperçoit le fantôme de Tony dans la tribune, mais elle est seule à le voir ; un peu plus tard, dans le jardin du manoir, elle aperçoit à nouveau Tony et se précipite en robe légère pour le voir. Mais sa tante et l’infirmière la poursuivent et Tony disparaît. Simon pense qu’elle doit être internée : ainsi touchera-t-il l’héritage en son entier, 600 000 livres sterling du début des années soixante – une belle somme. Mais Eleanor, désespérée, se jette du haut de la falaise comme elle croit que son petit frère l’a fait, huit ans auparavant. Tony (Alexander Davion) reparaît : il la voit, plonge et la sauve. Il a 23 ans désormais et, lorsqu’il ramène Eleanor mouillée évanouie au manoir, tout le monde voit bien la ressemblance. Mais est-il le vrai Tony ? Simon, déstabilisé, en doute ; sa tante Harriet aussi, mais Eleanor y croit et se réfugie en lui pour compenser sa solitude. Dans cette famille psychologiquement malade, tous sont atteints – sauf Tony.

Car Tony est un imposteur, payé par le fils du notaire comptable de la succession qui a détourné des fonds de l’héritage. Simon le sait et le menace ; la seule parade est d’inventer un faux frère revenu réclamer sa part. Il va chercher à tuer sa sœur et son nouvel amour en sabotant les freins de la MG ; il va tuer la fausse infirmière qui trouvait que cela allait trop loin et voulait partir et le dénoncer. Car rien ne doit aller contre son désir tout-puissant.

Sauf que l’imposteur Tony n’est pas cupide ; il est touché de l’amour inconditionnel d’Eleanor, incestueuse dans sa névrose. Jeune et athlétique, il est psychologiquement sain. Il n’est pas son vrai frère et lui avoue, tandis que Simon le sait bien, lui qui tué son petit frère lorsqu’il est devenu pubère ; il en était obscurément amoureux. Désormais, Simon célèbre rituellement chaque soir le chant de chorale que travaillait Tony, joué sur disque, tandis qu’il l’accompagne à l’orgue. Sa tante l’assiste, masquée, pour soulager sa souffrance psychique. L’imposteur le découvre et le fait découvrir à Eleanor.

Mais la tante les a vu regarder par la fenêtre et Simon piège le faux Tony dans la remise. La momie desséchée du petit frère est murée derrière l’orgue comme un nounours pour Simon ou la mère dans Psychose d’Hitchcock. Il envisage d’emmurer le faux Tony avec le vrai, le maîtrise et l’attache, mais sa tante le convainc qu’elle va s’en occuper. Pour tout faire disparaître, elle jette la lanterne à terre, ce qui provoque un incendie et emmène Simon, vidé comme après un acte sexuel. Eleanor, qui suit Tony autant qu’elle le peut, ouvre la porte et le délivre. Un peu plus tard Simon, désespéré de perdre à nouveau son petit frère trop chéri, brave les flammes pour étreindre le squelette – et s’unit à lui dans la mort.

Pendant ce temps, les deux amants s’enfuient de ce lieu délétère et quittent cette famille maudite.

Le début des années soixante manifestait cette contrainte psychologique forte que la religion au secours de la bourgeoisie victorienne encadrait avec vigueur. Les pulsions n’avaient aucun dérivatif et engendraient névroses ou psychoses graves. Dans ce film, tout le monde est amoureux incestueux : la tante, Simon, Eleanor. Il faut un élément extérieur sain (le faux Tony) pour briser la boucle névrotique et pousser la psychose de l’aîné au bout. Simon est toujours cravaté serré ; le faux Tony, à l’inverse, ouvre son col et parfois largement sa chemise : il est plus lui-même que ce que veulent les convenances. Le spectateur, malgré les maladresses du scénario, comprend avec le jeu réussi des acteurs (un Simon halluciné, une Eleanor hystérique, une tante crispée, un faux Tony libre), combien le mouvement de 1968 était attendu comme la lave sous la surface et fut pour toute la société une délivrance !

DVD Paranoïaque (Paranoiac), Freddie Francis, 1962, avec Janette Scott, Oliver Reed, Sheila Burrell, Maurice Denham, Alexander Davion, Elephant Films 2017 les collections de la Hammer, 1h20, standard €16.99 blu-ray €18.99

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Stendhal, Lamiel

Roman inachevé, roman sans fin en trois versions, passé du romanesque 1839 au politique 1840. Stendhal veut en effet écrire un caractère : la fille de 1830, libérée de l’Ancien régime comme le peuple par la révolution. Notons qu’Amiel est un prénom de garçon donné à une fille ; il viendrait du prénom Emile en provençal et serait issu du latin qui a donné « émule » ou rival. C’est bien plus probablement cette étymologie (vraie ou inventée) qui a séduit Stendhal, que la récupération hébreu qui signifierait « peuple de Dieu ». Amiel étant peu euphonique dans les liaisons de phrase, Lamiel s’imposa vite.

Dans cette Normandie riche et restée hors du temps, un couple de très petits bourgeois affiliés à l’église et au château reste sans enfant. Plutôt que de voir leur héritage qui s’arrondit d’année en année aller à ce mécréant jacobin prolifique de neveu, autant adopter une fillette – que l’on élèvera dans le respect des parents et de la religion. Il s’agit, pour préparer son paradis, de « donner une âme à Dieu ». Voilà donc une Lamiel de quatre ans promptement adoptée à l’Hospice des enfants trouvés de Rouen. Elle sera élevée dans le dressage d’Ancien régime soumis à la religion : bigote, interdite de gambader et même d’écouter la danse depuis chez elle le dimanche. On ne badine pas avec le respect des Ordres.

Seule la lecture permet l’imagination. Le bedeau de père enseigne les écoliers payants et donc sa fille pour l’occuper. La duchesse du coin, qui vient de perdre son chien et a déjà perdu son fils qui, à 18 ans, est parti à l’Ecole polytechnique à Paris, a besoin de compagnie et d’affection. Elle prend Lamiel, 15 ans, comme lectrice du journal bien-pensant La Quotidienne. Mais Lamiel s’ennuie… mortellement. Elle ne peut parler fort ni s’exprimer spontanément, elle ne peut courir dans la maison ni même se promener au jardin où il fait toujours trop chaud ou trop humide, ou trop froid ou trop mouillé. La bienséance compassée de ces vieillards châtelains l’oppresse.

Heureusement, juillet 1830 vint ! La révolution gronde à Paris et la duchesse, affolée, rappelle son fils afin qu’il ne fasse pas tuer pour un Bourbon fainéant et elle passe la Manche (comme Charles X) pour émigrer une fois de plus. Mais comme la révolution n’a duré que trois jours pour remplacer un roi par un autre, la vie reprend. Sauf que Lamiel, désormais 17 ans, secoue ses chaînes. Comme son père, sa mère, le curé et la duchesse sont unanimes pour vilipender « l’amour » et – sainte horreur pour une jeune fille ! – « aller au bois avec un jeune homme », Lamiel décide de voir. Elle choisit l’amant, le lieu et l’heure, elle paye pour se faire dépuceler. Une fois chose faite, elle s’aperçoit que tout ce qu’on lui avait conté est faux et ridicule. « Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça ! »

Elle prête alors une oreille attentive au docteur Sansfin, bossu et ambitieux, qui la guérit de sa langueur d’ennui en l’éduquant au rebours du curé. Il s’agit d’appliquer « la règle du lierre » : débarrasser le tronc vigoureux du parasite qui l’enserre et l’empêche de respirer. Il déconstruit la morale bien-pensante et congrégationniste du temps de Charles X pour faire de la jeune fille une sceptique amorale, athée sociale adepte de physique expérimentale avec les gens.

Lamiel ne sera ni nymphomane, ni idéaliste mais, comme le jeune Fabrice del Dongo avant Clélia, amoureuse du plaisir et des caractères humains. Elle agit comme un homme et comme un libertin – le contraire même d’une vierge chrétienne. « Fille du diable » selon les villageois jaloux qui ont critiqué son adoption pour motif d’héritage, elle aura pour amants successifs son déniaiseur robuste Berville, Fédor fils de la duchesse, Nerwinde comte d’empire croquant sa fortune à Paris, Valbaire malandrin à la Mandrin… Femme et libre, elle est une force qui va.

Stendhal veut peindre les caractères de 1830 selon sa mémoire : le notaire narrateur, le curé congrégationniste, le jeune curé timide et tourmenté de désirs, le docteur jacobin qui veut être sous-préfet, le jeune duc emprunté, le viveur héritier, l’ex-femme de chambre devenue tôlière, la duchesse de province. Nous sommes en Normandie immémoriale comme en autarcie. L’Ancien régime féodal règne sur la ruralité et le peuple ignare s’en fout : il baise, boit et festoie.  Le docteur Sansfin est le seul transfuge de ce milieu avec le siècle, tout comme Lamiel. Les deux sont de l’époque Napoléon, des egos libres qui s’affirment et cherchent à assumer leurs désirs.

La version trois de 1840 est la mieux rédigée, la première de 1839 une ébauche un peu rude et la seconde une impasse narrative. Malgré les caricatures et les scènes de farce, le lecteur rit peu car Stendhal est trop sérieux pour prouver. Mais ses sarcasmes sur les positions sociales et leurs prétentions, dans un siècle qui bouge vite, sont réjouissants. La morale, comme le narrateur, est aux abonnés absents et cela est bon – même si en 2017 la morale revient au galop depuis les Etats-Unis, la Russie et le Maghreb réunis – malgré la libération féministe ! 1830 était pour Stendhal un peu comme 1968 pour notre génération : un affranchissement des esprits et des corps. Chez Delacroix, peintre admiré de Stendhal, la liberté guide le peuple seins nus en juillet 1830. L’auteur agit en entomologiste en restant neutre sur le chemin où il promène son miroir, objectivant Lamiel sans tendresse ni jugement.

Une œuvre méconnue utile à découvrir pour mesurer l’insignifiance de ces « vertus » et de ces « valeurs » que chacun sans cesse se renvoie à la face, il y a deux siècles comme de nos jours.

Stendhal, Lamiel, 1839-1840, Folio 1983, 342 pages, €8.80

Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 3 (les trois versions de Lamiel avec La Chartreuse de Parme et Feder), Gallimard Pléiade, édition Yves Ansel 2014, 1520 pages, €67.50

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La France en marche ?

Pourquoi s’étonner que la rencontre d’un homme et d’un peuple soit perçue comme une « révolution » ? Malgré l’illettrisme contemporain et la posture de terreur idéologique de la gauche extrême, la « révolution » est le retour d’une planète à son point d’origine. En 2017 en France, il s’agit du retour à la lettre de la Constitution de la Ve République votée en 1958. Emmanuel Macron est cette rencontre d’un homme avec un peuple qui – soit a voté pour lui – soit a laissé faire.

Pourquoi lui et pourquoi pas moi, se demandent les anciens leaders évincés ? Parce que non seulement la gauche a explosé, la faute étant due principalement à l’ego surdimensionné de Mélenchon, mais aussi aux atermoiements irréalistes des écolos et à l’inanité du « socialisme » à encore exister. Si Hollande, ce falot inconsistant, s’était représenté, il aurait probablement été battu ; il a eu l’ultime sagesse de renoncer et d’adouber en dauphin le jeune Macron de 39 ans. Incarner la présidence n’est pas donné à tout le monde, et surtout pas à un Normal voué à saint Thèse qui a la phobie de décider. La gauche est en miettes, mais la droite ne va qu’un peu mieux. Le candidat « naturel » (du système) Alain Juppé a échoué largement à la primaire, se voyant préférer par « le peuple » de droite le catholique austéritaire Fillon. Lequel Fillon, professeur de vertu comme Bayrou, s’est trouvé fort dépourvu lorsqu’une presse implacable fut distillant les révélations progressives de son népotisme. Quant au fantasme Le Pen, il s’est brisé sur la bêtise – n’ayons pas peur des mots – de la candidate lors du débat face à Macron. La crise de la démagogie a eu lieu en direct.

Le premier tour officiel (sur les huit tours depuis les primaires initiales !) a révélé le pentagone français : la droite radicale Le Pen, la droite traditionnelle Fillon, la droite libérale Juppé-Bayrou, la gauche libérale Valls, la gauche radicale Mélenchon. Avec l’abstention en plus, celle des classes populaires et des relégués périphériques de la mondialisation. Les partis se sont montrés moins porteurs d’idées et de projets réels que machines stupides à désigner des candidats ; la caste intello-médiatique a illustré une fois de plus son incapacité à penser par elle-même (où est donc passé Nuit debout ?) au profit des intérêts de groupes idéologiques ou financiers (qui « possède » le journal le Monde ou l’Obs ? quel milieu étroit « tient » France-Culture, France-Inter ?). Les Français en ont eu marre des politiciens professionnels, des désignés rituels, du prêt-à-penser des médias : ils ont favorisé les marginaux hors primaire, hors système, hors partis. Emmanuel Macron a représenté le plus petit commun dénominateur de cette volonté de « dégager » mais « sans le risque » : une synthèse improbable de Mélenchon et de Giscard…

D’autant plus que Macron se montre optimiste dans un pays pessimiste, faisant porter au système politique progressivement refermé sur lui-même depuis trente ans – la loi sur le financement des partis a encouragé la professionnalisation – la responsabilité de l’impuissance publique. A surgi une horde de néo-militants de la société civile, inexpérimentés mais enthousiastes, individualisés par les réseaux numériques. Ils sont portés non à « la synthèse » mais au « en même temps » : à la prise en considération des opinions des autres, la différence permettant seule le débat démocratique. Au risque de l’atterrissage (brutal) et de l’institutionnalisation (bureaucratique). Prudemment, le gouvernement est surtout composé d’énarques et de politiciens aguerris mais « en même temps », l’Assemblée nationale se voit renouvelée à 75% avec plus de femmes et moins de fonctionnaires.

La suite est plus floue, même si le Président est redevenu à majuscule : lui incarne la fonction, avec gravité et simplicité, tout en assumant ses mots critiques que la presse reprend sans penser une seconde à ce qu’ils veulent dire (« les fainéants, les cyniques, les extrêmes »). Autrement dit les profiteurs du système, les manipulateurs politiciens et les radicaux qui promettent toujours la lune. Qui sont-ils ? Au vu des réactions indignées, chacun s’est bel et bien reconnu. Et cela alimente le débat démocratique, ce qui est au fond très sain.

Bien sûr, les vieux réflexes technocrates ont ressurgi : le coup de rabot du « j’veux voir qu’une tête » – égalitariste mais surtout flemmard (surtout pas d’ennuis, tout le monde pareil !). L’armée, l’aide au logement, ont ainsi fait les frais de cette bêtise des bureaux – suscitant là encore une réaction présidentielle pour le budget de l’an prochain, comme s’il s’agissait d’un jeu pour la communication entre le mammouth imbécile et son nouveau dompteur. Le prochain budget, pleinement macronien, permettra d’évaluer la direction réelle vers laquelle le pays sera engagé – mais il faudra attendre décembre.

Gageons que ce budget sera de gauche mais libérale, redistributif mais surtout aux nationaux. La population en a assez de la générosité à tous vents alors que le chômage reste à un niveau indécent en France par rapport aux voisins. L’immigration était « une chance pour la France » lorsqu’elle restait contrôlée. Depuis que la grande vague a déferlé sur les pays européens, les gens ont peur de voir basculer leurs façons de vivre face au rigorisme d’islam, de partager un gâteau qui se réduit avec la concurrence mondialisée, d’introduire des terroristes dans la masse (le dernier attentat de Londres, perpétué par un garçon de 18 ans, le prouve). Désormais, c’est identité d’abord, universalisme ensuite. Une culture n’est pas un compromis métissé mais un héritage qui évolue. Cette attitude n’est pas propre à la France : le Brexit et l’élection de Trump comme la méfiance chinoise envers les étrangers – montrent que c’est mondial : la rançon de l’ouverture économique… « Respect » n’est pas un mot réservé aux revanchards des banlieues, il est universel !

Même les nantis de la mondialisation acceptent désormais de soumettre les échanges de population au filtre de la compatibilité culturelle. Il n’y a que chez les plus bornés des idéologues que ce bon sens ne passe pas. Notamment dans les médias, où chacun épie chacun pour lui ravir sa place, où la surenchère dans le « politiquement correct » est l’aune à laquelle se mesure la légitimité à occuper les places. Ce pourquoi les Français préfèrent de plus en plus Internet aux journaux et les radios privées au « service » public. C’est ainsi que l’Esprit public a migré en septembre de France-Culture au podcast.  L’ersatz produit à la même heure le même jour sur la radio publique n’a pas le goût du vrai et rassemble surtout des journalistes, glosant entre eux sur leurs problèmes de caste.

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Henry James, Un portrait de femme

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Premier « grand » roman de l’auteur, l’intrigue se réduit à un portrait en situation. Isabel Archer, orpheline ramenée d’Amérique par sa tante qui vit en Angleterre, se veut idéaliste, libre et indépendante – à l’américaine. Elle va trouver dans la vieille Europe l’illusion de la beauté et l’amère réalité du mariage. Car cette féministe avant la lettre, révolutionnaire du Nouveau monde en butte à la féodalité patriarcale de l’Ancien, se laisse aveugler par l’Idéal sans mesurer aucunement les rapports réels de classe ni d’argent.

Le lecteur ne peut pas aimer Isabel ; elle ne s’aime pas elle-même en se faisant une idée à la fois trop haute et trop épurée d’elle-même. Elle se croit intelligente, elle se laisse manœuvrer ; elle se croit lucide, elle ne décèle pas le dissimulé ; elle se croit souveraine, elle s’enferme dans le devoir social. Elle est pétrie de contradictions et ne s’en rend même pas compte : charmante et indécise, volontaire et passive, active et fataliste, éprise de culture et profondément ignorante, capable et se fourvoyant sans cesse dans des impasses. « Isabel était sans doute fort encline au péché d’orgueil ; elle passait souvent en revue avec complaisance le champ de sa propre nature et avait tendance à tenir pour acquis, sur des bases fort minces, qu’elle avait raison ; il lui arrivait souvent de s’admirer impulsivement » p.757 Pléiade. Cet orgueil d’impulsion va causer sa perte. Car Isabel est incapable d’exister, sans cesse le jouet de désirs qu’elle ne peut satisfaire, névrotiquement sur ses gardes, ne choisissant que par défaut, en réaction ou en négatif. Elle est absente de son destin – un comble pour une Américaine qui révère l’indépendance !

L’auteur aime à peindre à loisir les profondeurs psychologiques des êtres. Il s’étale avec des raffinements de détails page après page, passant d’un acteur à l’autre, faisant dévoiler par l’un les ressorts de l’autre. Il construit son roman à partir d’un personnage dont il explore les facettes. Ce pourquoi l’action est presque inexistante, le décor déplaçant surtout les états psychologiques de la femme en portrait : l’Amérique où elle s’étiole, l’Angleterre où elle se révèle, Florence où elle s’enferme. Les personnages sont presque tous expatriés yankees en Europe ; ils ne font rien et se contentent de jouir : Touchett père est un banquier qui a réussi, Osmond un esthète ravi de lui-même. Par contraste, le prétendant Goodword est un industriel héritier qui dirige avec succès ses entreprises, Henrietta Stackpoole une journaliste éprise de véracité et de pittoresque qui n’hésite jamais à aller enquêter sur place. Isabel n’appartient ni à l’un ni à l’autre de ces mondes : elle se voudrait active et positive, elle se laisse aller à la vacuité et à la dépendance.

En Angleterre, dans le château de Gardencourt où réside sa tante, elle rencontre Ralph son cousin. Il devient amoureux d’elle mais se sacrifie car il est très malade et mourra avant les dernières pages ; il aimerait que son ami lord Warburton épouse Isabel, et celui-ci est épris, mais la belle se refuse ; Goodword, son promis d’Amérique, la relance jusqu’en Europe, elle ne veut pas de lui, pas même de ses services. Qui alors ? Personne – Isabel rêve d’être libre.

C’est alors que le destin la favorise : le père de Ralph, sur le point de mourir, lui laisse un héritage conséquent, sur la demande instante de son fils. Isabel peut enfin réaliser son idéal : faire ce qu’elle veut. Son drame est qu’elle ne sait pas quoi faire. Après avoir voyagé parce que cela se fait, mais croquant les miles à toute vitesse comme par avidité, Isabel se retrouve sans but. Ayant échoué à Florence avec sa tante, elle se laisse prendre dans les rets d’une intrigante et de son ancien amant, qui ont une fille à doter et un train de vie à assumer.

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Osmond est le type même de l’oisif narcissique, esthète jusqu’au bout des ongles socialement inutile. Indifférent, misanthrope, il préfère sa collection d’objets aux mondanités ; paresseux, il ne gagne aucun argent et est frustré dans ses désirs d’accumuler. Il enrobe de sublime son insignifiance sociale – et apparaît moins « diabolique » que dans le film de Jane Campion tiré du roman. Son seul amour est sa fille, une gamine de 15 ans qu’il a soigneusement remisée au couvent pour qu’elle soit docile et ignore les tentations du monde. Culte de l’innocence et goût de l’ordre s’orchestrent pour assurer l’emprise paternelle, prélude à la sujétion au futur époux. Nous sommes dans le siècle bourgeois où le mariage est celui des intérêts du patrimoine, pas celui des sentiments de chaque être. Osmond est conventionnel, conservateur, égoïste. Il « limitait et bornait toutes choses ; (…) il ajustait, réglait, dirigeait leur manière de vivre. (…) Il était sans cesse à la recherche de l’effet, et ses effets étaient savamment calculés » p.1118. C’est un vaniteux, inexistant par lui-même : « il mesurait son succès à la seule aune de l’intérêt que le monde lui portait » p.1119.

Il veut faire faire à sa fille un « beau » (c’est-à-dire riche) mariage. Lui-même cède aux instances de la mystérieuse Madame Merle, veuve d’un commerçant suisse, qui veut le marier avec l’héritière idéaliste Isabel – je ne vous dévoile pas pourquoi. Osmond va donc déployer tous ses charmes pour ne pas la brusquer (il ne la désire pas) mais pour faire tomber dans son escarcelle ses 60 000 livres de rente. L’indépendante se laisse faire… aspirant au fusionnel.

Après avoir refusé ceux qui l’aimaient vraiment et l’auraient laissée libre, elle s’offre sans réfléchir aux belles manières d’un individu qui ne l’aime pas et n’en veut qu’à son argent. Seule la fille d’Osmond, Pantsy, se met à l’aimer – ce qui la lie. Elle se marie et ce lien devient pour elle un devoir. Même reconnaissant son erreur, même découvrant le complot, même malheureuse, elle ne veut pas se déjuger et assume son erreur pour le reste de sa vie. Après l’illusion puis le déni, la bêtise. Décidément, le lecteur ne peut pas aimer Isabel.

Au long de ces centaines de pages, Henry James alterne les tableaux d’exposition avec les scènes de théâtre. Il excelle à rendre les conversations mondaines et analyse de façon maniaque les ressorts psychologiques d’une décision. C’est tout l’intérêt qui demeure pour ce roman d’un monde révolu où les riches entre eux décidaient du sort du monde et n’avaient pour tout sentiment que leur intérêt pécuniaire, jouant avec les passions des autres par amusement. Ils savaient que « le devoir » et « les liens sacrés du mariage » empêcheraient de facto toute velléité de liberté. Un beau monde que ce monde ancien !… Avec l’explosion des réactions conservatrices et du retour aux religions, il revient.

Henry James, Un portrait de femme (A Portrait of a Lady), 1881, 10-18 2011, 688 pages, €10.20

Henry James, Un portrait de femme et autres romans, Gallimard Pléiade 2016 édité par Evelyne Labbé, 1555 pages, €72.00

DVD Portrait de femme de Jane Campion avec Nicole Kidman, John Malkovich, Barbara Hershey, Mary-Louise Parker, Martin Donovan, Filmédia 2010, €13.00 

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Eun Hee-Kyung, Qui a tendu un piège dans la pinède…

eun hee kyung qui a tendu un piege dans la pinede
Trois nouvelles de Corée du sud par une femme écrivain primée dans son pays. Sa spécialité est le rapport humain, dans une civilisation proche du Japon où les mœurs sont restées très patriarcales, hiérarchiques et codées. Quiconque n’est pas dans le moule se trouve marginalisé, ostracisé, délaissé. Ce sont ces solitaires qui tentent l’auteur en ces trois courtes histoires qui déconcertent en ne se terminant pas.

La première nouvelle, Il ne neige plus au pays natal, met en scène un collégien, déraciné brutalement à 13 ans par la faillite de son père qui quitte la famille en le laissant dans une ville inconnue avec sa mère. Celle-ci doit faire l’hôtesse de bar (et pire encore) pour gagner de quoi vivre. L’adolescent s’abouche avec un voyou un peu plus âgé, en rébellion contre la société, avec qui il va faire quelques coups jusqu’à ce que l’aîné se fasse prendre. Lui en réchappe, mais ne peut pas retourner au collège, sans cesse menacé d’être dénoncé. Il suit la route…

Qui a tendu un piège dans la pinède conte une petite fille modèle, passive et préoccupée de bien faire. Trop sage, trop bien habillée, parlant trop chic, elle est en proie à la jalousie de ses camarades qui ne veulent pas jouer avec elle. Mais tous les garçons sont plus ou moins séduits, vaguement amoureux. Adulte, elle fait de bonnes études, épouse un mari parfait, accouche comme toute les mères d’un enfant, trouve un travail valorisant. Pourquoi ne peut-elle avoir des relations normales avec les gens ?

Elle s’est pourtant évertuée à accomplir tout ce que ses parents et la société demandent à une femme… Sauf que ce conformisme ne saurait suffire – mais la société ne l’apprend pas, c’est aux parents de le faire en aimant et en prêtent attention à leurs enfants. C’est ce que Sora découvre en baisant clandestinement Kim, un gamin miséreux de sa classe primaire qui a émergé comme peintre connu, mais dont elle n’a gardé que peu de souvenirs. Cela ne fait rien, tout est « normal », comme ce doit être.

coree petite fille modele en rose

L’héritage montre l’autre versant social, le versant mâle de la société coréenne. Chef d’entreprise ayant réussi, époux aisé et sociable, père de deux enfants qui ont fait des études, il a réalisé tout ce que la société et les convenances lui demandaient. Atteint d’un cancer, il a beau lutter et feindre cet optimisme à tout crin de méthode Coué propre aux sociétés japonaise et coréenne, rien n’y fait. Il est rattrapé par la réalité : la maladie incurable, et la ruine de sa fortune pour avoir obéi au « devoir » d’aider un ami très endetté ; il n’a même pas montré à ses enfants s’il les aimait.

Son héritage est… qu’il n’y a pas d’héritage : à chacun de bâtir sa vie, les normes traditionnelles sont contreproductives aujourd’hui, la société n’est qu’une suite de codes dans l’indifférence humaine.

Trois histoires, trois tranches de vie, trois leçons douces et amères sur la modernité, la société, la Corée.

Eun Hee-Kyung, Qui a tendu un piège dans la pinède par une journée fleurie de printemps et 2 autres nouvelles, 2002, traduit du coréen par 3 traducteurs, Decrescenzo éditeur 2013, 141 pages, €15.00
Format Kindle €8.99
Format numérique ePub € 8.99

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Ça remue à Tahiti

Durant mon absence prolongée cet été, il s’est passé des évènements. Heureusement qu’à mon retour on m’a colporté des ragots. Pour le dernier, il s’agissait d’un vieil homme qui possède de nombreuses terres bien qu’il en aurait déjà comblé ses enfants. Mais l’avidité est un vilain défaut. Une de ses petites-filles, effrontée, à la voix puissante aurait – dit-on – conçu un plan machiavélique : il s’agissait de « cloîtrer » le vieux dans sa demeure pour disposer de sa signature et faire vendre ainsi facilement les terres à son seul profit. Bien vu, non ? Mais le vieux n’aurait pas accepté cet « hébergement ». Qu’à cela ne tienne, elle l’aurait alors fait déclarer incapable, et hop cela aurait été dans la poche. Pour faire « officiel et incontestable», les tutelles seraient la « couverture ». L’Harpagon en jupon était satisfait et riait à gorge déployée de son idée de génie. Le vieux n’ayant plus aucune ressource, il s’en serait allé mendier auprès des églises pour manger. Un petit tour de temps à autre et le tour serait joué, gagné ! C’était sans compter que, dans les districts, tout le monde se connait – et que le parau parau (prononcez propro) court très vite et monterait au ciel.

full contact gamins

Beaucoup de violence dans ces premiers jours de juillet. Et la geôle de Papeari qui n’est toujours pas prête à accueillir ses pensionnaires ! A Raiatea (Iles sous le Vent), après une beuverie au komo (alcool illégal artisanal de fruit) il bat sa concubine à mort. Elle n’avait que 20 ans et avait déjà subi des violences par son ex-tane. Ce couple vivait dans des conditions très précaires dans une cabane sans eau, sans électricité. Les témoins ne sont pas intervenus tandis qu’il la battait.

A Raiatea encore, il assassine son voisin à coups de marteau, prend la fuite et se rend 15 jours après à Bora Bora. Ce récidiviste avait déjà été condamné pour assassinat en 2007. Il avait été récemment libéré…

A Rikitea (Iles Gambier) deux hommes se sont battus et l’un a mordu sa victime. C’est l’un des adjoints au maire qui a mordu au visage, front, nez et oreille un retraité militaire de la Légion, tandis que le tribunal statuait sur le sort d’un cultivateur de cannabis pour payer son ice. Une descente aux enfers pour cet ex-champion de jiu-jitsu que le tribunal condamne à quelques années de mise à l’épreuve avec obligation de soins. Cataplasme sur une jambe de bois ?

tahitienne

Le mensuel Tahiti pacifique d’Alex du Prel devient hebdomadaire. Devenu propriété du groupe Fenua Communication d’Albert Moux (stations-service, club de va’a, journaux gratuits, et maintenant TPH) ce journal sera vendu tous les vendredis. AdP reste le directeur de la publication et ce TPH devrait rester fidèle à son grand frère, à savoir de l’info, de l’indépendance, de la neutralité politique – et rire des vicissitudes de nos politiciens. Et tout sortira d’une imprimerie sise à Papara dans la petite zone industrielle : le journal Tahiti infos pour 16 000 exemplaires, le magazine télé Fenua TV de 56 pages hebdomadaire, Tahiti Pacifique lui aussi hebdomadaire, un mensuel féminin, et d’autres plus encore. Les nuits seront courtes si je veux me tenir au courant de ce qui s’écrit et se publie au fenua ! Enfin, juste de quoi vous tenir au courant en vous envoyant quelques lignes de temps à autre.

L’État a versé les premiers 715 millions de XPF de son aide au RST (anciennement RSPF). C’est paru au J.O. Ben, c’est pas trop tôt ! Y avait des conditions pour recevoir ce Kado des contribuables français de métropole, certes, mais on espère que ces Kados seront pérennes, et puis « l’État » a également annulé la dette de la CPS (Sécurité sociale polynésienne) envers les hôpitaux publics parisiens, a aligné le tarif de facturation pour les malades évasanés ou les touristes polynésiens en France sur les tarifs des patients métropolitains. La CPS respire ! C’est que, pour le moment, cette aide en numéraire ne sera reconduite chaque année que jusqu’en 2017… On souhaite ici qu’elle soit prolongée ad vitam aeternam et qu’on n’ait à faire aucune réformes !

Hiata de Tahiti

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Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers

thomas philippon le capitalisme d heritiers
Philippon est l’un de ces économistes français qui sont brillants parce qu’ils ont su à temps prendre la tangente. Comme Olivier Blanchard, Bernard Salanié, Philippe Aghion et bien d’autres de gauche et de droite, il enseigne aux États-Unis où il trouve un milieu stimulant et des moyens de recherche de niveau international. Et cela malgré une formation française initiale plus diversifiée, à condition d’être effectuée hors de l’université. On ne peut analyser son propre pays qu’avec un regard extérieur. Et, parce qu’il y a encore de bons éditeurs d’idées en France, Thomas Philippon nous livre une analyse sans jargon du pourquoi il y a crise – proprement française – du travail.

« Ce qui distingue nettement la France des autres pays, c’est le peu de satisfaction que les salariés semblent tirer de leur travail, et la mauvaise opinion qu’employés et employeurs ont les uns des autres. Les difficultés du capitalisme français reflètent ainsi celles de la société en général : on remarque partout la même incapacité à faire émerger des organisations puissantes où les relations sociales se fondent sur une confiance réciproque » p.8.

Il n’y a pas crise de la « valeur travail » en France relativement aux autres pays, comme le montrent les enquêtes. 70% des Français estiment même qu’un parcours des plus enrichissants consiste à créer son entreprise. Le marché du travail, très régulé en France, n’explique pas tout. Une étude montre qu’ « un peu plus d’1/8ème des variations de taux de chômage entre les pays et un peu moins d’1/3 des variations de taux d’emploi » sont explicables par des variables institutionnelles.

L’exception française – car il y en a une ! – réside dans l’incapacité à travailler ensemble : « la France est le pays développé où les relations de travail sont les plus mauvaises, à la fois du point de vue des dirigeants d’entreprises et du point de vue des employés » p.20. C’est pareil, même pire, pour les entreprises d’État ou pour l’Administration ! « Dès qu’un professeur devient proviseur, il passe dans le camp ennemi. Au lieu de dire ‘c’est un des nôtres qui a réussi, on sera peut-être mieux compris’, ils sont méfiants car ils pensent qu’il est passé de l’autre côté de la barrière » (Michelle Lamont citée p.24).

L’histoire patronale a trouvé jadis dans le paternalisme une façon de contourner les conflits, ce pour quoi les entreprises familiales, et surtout les PME, fonctionnent moins mal en France que les autres. Le management moderne « à la française » n’a rien trouvé de mieux que de reproduire dans les grandes entreprises ce qui fait le propre de la hiérarchie sociale elle aussi « à la française » : la neutralité aseptisée et la minutie bureaucratique. Paternalisme comme bureaucratie adorent la « distance » entre les gens.

Les nationalisations idéologiques des années 1980 ont aggravé la situation en perpétuant le phénomène bureaucratique – ce qui a joué un rôle déterminant dans les mauvaises relations de travail en France. Il y aurait tout un livre à écrire sur l’inertie conservatrice des conceptions de gauche en France (élite « alternative », la gauche a toujours une génération de retard au moins dans les habitus de la « civilisation des mœurs »). « En Allemagne et aux États-Unis, deux pays où la confiance entre managers et employés est plutôt bonne, l’organisation de l’entreprise est choisie selon des critères économiques. En France et en Italie, l’organisation de l’entreprise est choisie pour protéger les individus les uns des autres. Cela suppose une définition minutieuse des tâches et des statuts, de manière à ce que chacun puisse se soustraire à l’arbitraire de l’autre » p.43.

Travail d’équipe et convivialité ne sont jamais au programme des entreprises françaises, non plus que des administrations. Ce pourquoi souplesse et innovation ne font pas partie du dictionnaire français : « une entreprise où la promotion interne est juste et efficace et où l’initiative est encouragée, peut multiplier les talents. A l’inverse, une entreprise mal gérée peut transformer des individus ouverts et entreprenants en petits bureaucrates mesquins et craintifs » p.76. J’ai connu plusieurs banques ex-nationalisées où ce modèle s’applique…

L’histoire des salariés a créé (fort tard) des syndicats dont la revendication révolutionnaire attire d’autant moins qu’elle est obsolète. Plus le développement syndical été tardif, plus la confiance dans les relations de travail est aujourd’hui faible. Pour « forcer » leur existence, l’Administration n’a rien trouvé de mieux que de soviétiser leur institution : en désignant elle-même par décret ceux qui sont dits « représentatifs », quel que puisse être le résultat des élections par les salariés eux-mêmes. « La reconnaissance institutionnelle dont bénéficient les syndicats français est moins le fruit de leur représentativité sociale que de décisions politiques prises il y a 50 ans » p.10.

Rappelons-le, « le capitalisme » est un outil, pas une idéologie (c’est « le libéralisme » qui en est une). Cet outil d’efficacité économique est utilisé par chaque société selon ses propres valeurs et habitudes. La France, formée intellectuellement par le droit Romain et par l’Église catholique, a une nette préférence pour l’héritage, la hiérarchie et les statuts. Philippon appelle « capitalisme d’héritier » cette variante française qui tend « à privilégier l’héritage, qu’il soit direct (sous la forme de la transmission successorale) ou sociologique (sous la forme de la reproduction sociale par le diplôme et le statut) » p.9.

« Les relations sociales ont toujours été mauvaises en France, mais leurs conséquences néfastes ont été masquées par le taux de croissance extraordinaire lors du rattrapage économique des années 1950 et 1960 » p.77. « L’absence de coopération au sein des entreprises crée des rigidités réelles au moins aussi coûteuses que les rigidités législatives souvent décriées » p.79. La grève entretient le chômage et la peur du conflit entretient la mauvaise habitude de la « communication de crise ». Or, « la troisième révolution industrielle, avec l’importance accrue du capital humain qui la caractérise, a rendu la coopération au sein des entreprises plus cruciale que jamais » p.82. Oui, le « modèle social français » est bel et bien inadapté au monde moderne et globalisé !

Richelieu Philippe de Champaigne 1637

« Que faire ? » est, paraphrasant Lénine, l’objet du chapitre 5. Une politique industrielle cohérente, selon l’auteur, devrait passer par :

1. Réformer les droits de succession, qui ne devraient pas encourager les transmissions familiales mais être neutre.
2. Financer les PME par la bourse et en finir avec le « grand méchant marché » en insistant sur la transparence et sur la responsabilité des investisseurs.
3. Rénover les syndicats en faisant de l’élection le seul critère de représentativité, au-delà d’un seuil, en incluant parmi les votants les chômeurs et en ne concluant aucune négociation sans règles de révision.
4. Réformer l’État : déjà « balayer devant sa porte ! » p.101. Améliorer la promotion interne, décentraliser la prise de décision, réduire les niveaux hiérarchiques – comme Christian Blanc l’a réussi pour la RATP.
5. Encourager l’esprit critique des médias en contrepouvoir. Les médias sont des garde-fous puissants contre les abus des dirigeants et l’on « peut par exemple douter de l’empressement d’un journal à mener une enquête sur un possible délit d’initiés si celui-ci met en cause un de ses principaux dirigeants » p.104. Les médias peuvent aussi corriger la bêtise ambiante, les affirmations scandalisées des corporatistes qui, par exemple à la SNCF, dénoncent « la course à la productivité » alors que la productivité est justement ce qui permet le progrès technique, le progrès du pouvoir d’achat et l’élévation du niveau de vie de tous à long terme.
6. Réformer le système d’éducation, car il reflète dans toute société le système social. L’enseignement « à la française », qui privilégie le cours ex-cathedra, avec apprentissage servile des manuels, ne prépare nullement à coopérer, à écouter et réfléchir par soi-même, à argumenter et à décider ensemble…

Les défauts des entreprises françaises sont les défauts des habitudes sociales françaises. Ce pourquoi « les Français qui travaillent dans des entreprises étrangères sont plus satisfaits que ceux qui travaillent dans des entreprises françaises » p.109.

Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers – la crise française du travail, Seuil, collection République des Idées, mars 2007, 112 pages, €11.80

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Michael Cox, La nuit de l’infamie

michael cox la nuit de l infamie

Qu’est-ce qu’un « bon » roman ? Indubitablement un gros roman dans lequel se plonger durablement et à loisir, qui se déguste comme une fine, longuement. Un roman qui raconte une histoire, passionnante, compliquée, à rebondissements. Des personnages attachants, nuancés et qui sonnent vrais. Des lieux pittoresques qui répondent, par leur accord, à l’intrigue.

Avec cette livraison de Michael Cox, vous ne serez pas déçu. Son titre original ‘The meaning of night’ (La signification de la nuit) n’est guère plus explicite que le titre français (qui ne dit rien de l’histoire). Mais, avec ses plus de 600 pages en 5 parties et 47 chapitres, vous passerez de palpitantes soirées, adossé à votre oreiller, le chat sur les genoux, ou dans un fauteuil devant le feu, l’enfant jouant en sourdine à vos pieds, ou encore en solitaire dans un train, durant un long voyage. S’il pleut au-dehors et que le temps est triste et froid, ce sera encore mieux : vous pénétrerez plus avant dans l’atmosphère anglaise et victorienne du roman.

Il commence par un meurtre et finit par un autre. Entre deux, tout un récit de turpitudes et de fatalité, d’erreurs humaines et de vengeance, d’hypocrite paraître social et de malversations souterraines. Nous sommes au 19ème siècle, au centre de l’empire industriel qui domine alors l’économie-monde. Orgueil et préjugés, sexualité et pruderie, palais et bas-fonds – c’est tout le Londres d’époque que ressuscite ainsi un littéraire contemporain de Cambridge, né en 1948, éditeur érudit. Il s’agit de son premier roman ; il l’a porté trente ans. Et c’est une réussite.

Le château de Drayton House qui a inspiré Michael Cox.

drayton house

Comme dans l’Iliade, vous avez une tragédie humaine et ses trois ‘héros’ bien typés, le plus fort, le plus rusé et le plus doux. Tous sont admirables dans leur démesure, et les femmes pas moins que les hommes. L’auteur vous mène en bateau sur la Tamise, en érudition dans les bibliothèques, en droit chez les juristes. Car il s’agit de ce qui compte le plus en ce siècle bourgeois : l’héritage, le mariage, le fils. Le sexe est au service de la fortune ; la puissance sert de passeport en société ; le talent et le savoir sont au service des forts. Non pas des « biens nés », comme dans la France aristocratiquement indécrottable, mais de ceux qui ont su « réussir ».

Pour cela, tous les moyens sont bons : travailler, intimider, falsifier, flatter, décider. Parmi les brumes de Londres ou la pluie de campagne, dans les châteaux élisabéthains ou les appartements sombres, avalant des côtelettes au petit-déjeuner (ou des rognons grillés) et du laudanum après dîner (avec quelque cigare).

mains sur torse

La trame est celle d’une existence que poursuit la vengeance. Les actes des parents mènent la vie des enfants. Après tout, « qui » est vraiment maître de son destin ? Un garçon orphelin est admis à Eton sur protection avant d’en être chassé par un condisciple indélicat. Ce dernier est poussé par sa belle-mère à capter un héritage indu, tout en cultivant en société un faux talent de cuistre. L’exclu cherche à se venger et, dans sa quête, dévoile peu à peu la trame d’une intrigue tissée de faux-semblants par les parents de chacun. Plus on avance dans la lecture et plus cette destinée en abyme passionne.

Jusqu’à la fin – imprévue – peu victorienne, au fond, plutôt contemporaine. À n’en être point dépaysé.

Mais n’en disons pas plus. Soyez plutôt encouragés à le lire, ce roman ! Il est un peu Palliser, moins Dickens, passablement Anne Perry. Nul bas-fond sordide ni tendre enfant battu, mais l’intelligence redoutable d’une intrigue à la Sherlock Holmes, détricotée fil à fil par un jeune homme aussi rusé qu’Ulysse. En bref, tout ce qu’on aime.

Michael Cox, La nuit de l’infamie – une confession, 2006, traduction française Points thrillers 2008, 697 pages, €8.60

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Charles Palliser Le Quinconce

charles palliser le quinconce

Du temps où la France parlait bas-latin, le quinconce était une pièce de monnaie qui valait bien entendu cinq onces. Le terme s’est étendu à tout ce qui va par cinq, présenté en carré avec un au milieu. Ce roman à clé d’un professeur américain de littérature anglaise ne fait pas exception à cette règle. Dit « roman-piège en cinq actes », il est publié en cinq volumes, contant cinq branches d’une même famille, chaque livre est divisé en cinq parties composées chacune de cinq chapitres… Autant dire que l’œuvre allie le récit à l’intrigue comme sait le faire si bien cette littérature non point « de sentiments » mais pensée, composée comme une œuvre musicale, ce que très rares sont les Français à savoir faire depuis Les liaisons dangereuses.

Le récit est sec, précis, tenant plus de Stendhal que de Dickens, bien que l’époque choisie soit celle de Dickens même. Ce récit sert de révélateur à une intrigue préalablement calculée qui se déroule, savamment distillée, au fil des chapitres, de quoi tenir en haleine. Le Quinconce a le même goût à la lecture que Le nom de la rose ou le Da Vinci code : un mystère enveloppé d’une énigme.

L’auteur a choisi pour décor cette époque victorienne anglaise où l’apparence austère et solide du temple social recelait des faiblesses cachées et tout un magma bouillonnant dans les profondeurs. Époque idéale où, sûre d’elle-même comme le Catholicisme inquisiteur d’Umberto Eco ou l’Église à mystères de Dan Brown, le poids de la société permet de mesurer chez un personnage la part d’initiative individuelle et celle du destin. Une société aussi totalisante ne peut en général que broyer qui s’oppose à elle ; où alors révéler la qualité du « héros » qui parvient à jouer entre ses colonnes.

Toute l’intrigue part d’une histoire d’héritage dont un ancêtre irascible a modifié plusieurs fois la destination, selon le droit coutumier anglais. La dévolution actuelle n’est qu’apparence ; elle peut se voir annulée par un codicille rajouté au testament officiel, voire par un autre testament, postérieur et resté caché. La société victorienne tourne autour du statut social, assuré par la richesse foncière, acquise par accumulation des générations et stratégies matrimoniales avisées. C’est dire l’importance d’un testament portant sur un vaste domaine. Cette construction sociale est un rets idéal pour enserrer un individu et le faire servir aux desseins arrivistes du « nom ». Tout le jeu de l’auteur est d’y précipiter son héros tout jeune, d’apparence innocente, et de l’observer s’y débattre comme un chaton jeté à l’eau par des gamins cruels. Nous suivrons John depuis l’âge de 8 ou 9 ans jusque vers l’âge de 16 ans, où il devient un homme et fait craquer les mailles du filet.

Son nom n’est pas son nom et le père qu’il se découvre n’est peut-être pas le sien. Sa mère est bien sa mère mais peut-être eût-il valu ne point en avoir tant elle est bête et au fond peu aimante. Les mœurs victoriennes limitaient l’éducation des femmes, surtout celles qui se piquaient d’être de « bonne famille », et ne pouvaient qu’étouffer leur intelligence. Les femmes les plus rusées sont sans conteste, dans ce roman, soit les mères de famille populaires obligées de travailler, soit les vieilles filles piégées par la société et dont tout le loisir est l’observation sociale de leurs semblables. Elles se révèleront de précieuses alliées pour John.

Le gamin a du courage – vertu première des Anglais. Il a du cœur aussi, comme les héros de Dickens à qui l’auteur voue une franche admiration au point de faire naître John le même jour que l’écrivain et de lui donner pour nom deux de ses prénoms. Le garçon acquiert une vivacité d’esprit du fait de ses malheurs. Il a surtout, comme le chat, l’âme chevillée au corps tant il a d’énergie à vivre – cette autre vertu prisée des Anglais. Comme tout jeune garçon du roman victorien, John est la Pureté jetée au Vice, la chair émouvante que les vêtements déchirés ne protègent plus du regard, du froid ni de la fange. Il doit s’en sortir tout seul pour être digne du nom de « héros » dans ce type romanesque.

oliver twist workhouse boys

Mais Palliser n’est pas victorien et se joue des conventions. Son John est aimable, il a de l’ardeur et tout lecteur en arrive à l’aimer comme un fils ou un frère. Le récit, fait par un John devenu adulte, a cependant cette sécheresse d’entomologiste qui le distingue de la passion chez Dickens. Car le but du Quinconce est peut-être l’inverse de celui d’Oliver Twist ou de David Copperfield : il est moins le récit d’un destin individuel qui se façonne que celui du filet jeté par une société tout entière sur le plus humble de ses petits et dont il faut s’extirper. Tous les personnages se retrouvent en effet liés au présent, ce qu’on découvre ou qu’on soupçonne du fait du passé donne à certains moments le vertige. Ce sont prétextes à rebondissements inattendus, cruelles trahisons ou surprises de taille.

Orphelin, affamé, en loques ; réduit à la mendicité, enlevé, enfermé, rudoyé ; John échappe à la faim, au froid, au bagne d’enfants, à l’asile, à la noyade, au couteau…Les auteurs Anglais sont volontiers sadiques avec les jeunes garçons. Leur frais minois et leur corps vulnérable incitent au dressage les membres d’une société rigide qui ne connaît pas encore Freud. Nourris d’Ancien Testament, les personnages doivent être « élus » (par la grâce ou l’énergie) afin de sortir vainqueur du combat avec l’hydre. La société malthusienne d’époque multiplie à plaisir les obstacles à celui qui « n’est » rien – ni nom, ni fortune. Le « struggle for life » est la règle et, avouons-le, au sortir des cinq volumes, l’adolescent a acquis fière allure.

La violence faite au garçon le touche assez peu dans ses profondeurs ; elle révèle plutôt en lui une résistance physique, des qualités de cœur et un doute intellectuel salutaire allié au désir d’analyse – qui en font peu à peu « un homme » à la Kipling. Notons, sans dévoiler l’intrigue, que les qualités de cœur n’étaient pas si évidentes chez ses ancêtres, ni même chez ses parents. L’auteur, parce qu’il ne s’investit pas plus dans ce personnage, au demeurant touchant, qu’envers un pion de son grand œuvre, fait de John une sorte de « trou noir » de l’intrigue, un point focal aveugle autour duquel tourne tous les autres. Cela lui permet de jeter un voile pudique sur les pires turpitudes du temps : ni fouet, ni viol, ni exploitation par les plus forts. Le garçon est comme armé d’une carapace qui le protège malgré lui de tout ce qui survient.

Charles Palliser a, dit-il, passé douze des années 1970 et 1980 à écrire Le Quinconce, au total 1451 pages de l’édition française de poche Phébus libretto. Il s’est lancé comme une araignée file sa toile, méthodiquement mais sans trop savoir quel personnage il capturera dans son labyrinthe. Ce « savoir » que cherche John le fera surnager à la misère économique et morale dans laquelle il est plongé encore enfant. Son périple initiatique est quasi religieux, biblique mais aussi grec tragique. L’enfant est précipité, en raison d’une faute originelle dans son hérédité, du vert paradis campagnard à l’enfer des pauvres londoniens. Il devra affronter toute sa parenté, non sans que quelques morts successives ne pimentent l’intrigue ici ou là.

La Rédemption sera au bout, peut-on croire, bien que, pirouette finale de l’auteur, pas si évidente ni comme on croit. La dernière phrase n’a-t-elle pas incitée un lecteur attentif à « relire toute l’œuvre » qu’il n’avait pas saisie sous cet angle ? Autant dire que chacun trouvera dans Le Quinconce rebondissements haletants, façons à se passionner et matière à réfléchir. Cette œuvre, comme aux échecs, n’est pas donnée d’avance et c’est ce qui distille son plus subtil plaisir de lecture.

Charles Palliser, Le Quinconce, coffret 5 tomes, Phébus Libretto 2003, 1451 pages, €37.00

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Éducation, était-ce mieux avant ?

Curieux comme la France garde un retard constant de presque une génération sur les autres pays. Les révolutionnaires de 1789 étaient en avance mais, après le rasoir républicain et la Terreur de Robespierre, après les massacres du va-t-en guerre promu empereur par un coup de force, la France se replie, s’anémie, régresse. Elle accumule et fait moins de gosses pour ne pas partager l’héritage. La défaite honteuse de 1870 face à une Prusse qu’on ne voulait pas voir puissante, par un autre va-t-en guerre empli de faux-héroïsme, a fait prendre des leçons de germanisme. Les instituteurs de la IIIe République ont eu cette mission, acceptée avec enthousiasme, de « hussards noirs de la République », sur le modèle du dressage prussien.

Curieusement, c’est dans le même temps que l’autrichien Stefan Zweig, né en 1881, vit sa jeunesse et use ses culottes sur les bancs de l’école germanique du vieil empire. Lui ne trouve pas la « mission » de l’école si enthousiasmante que cela – au contraire. Il trouve qu’elle étouffe la jeunesse, la rabaisse, qu’elle la dresse à l’obéissance plutôt qu’à l’initiative. Le « sérieux » bourgeois n’est que la mainmise d’une caste de vieillards sur une jeunesse qui monte.

« Tout ce qui nous paraît aujourd’hui un trait enviable de la jeunesse : fraîcheur, fierté, audace, curiosité et joie de vivre, était jugé suspect par cette époque qui ne jurait que par le ‘sérieux’.

« Seul cet état d’esprit étrange permet d’expliquer le fait que l’État sauvegardait l’école comme moyen de sauvegarder son autorité. L’éducation que nous recevions était tout d’abord destinée à nous faire respecter l’ordre existant, puisqu’il était réputé parfait, l’avis du professeur, puisqu’il était réputé infaillible, la parole du père, puisqu’elle ne pouvait être contredite, les institutions de l’État, puisque leur validité était réputée absolue et donc éternelle. Un second principe cardinal de cette pédagogie, qu’on appliquait aussi au sein de la famille, était que les jeunes gens ne doivent pas avoir la vie trop facile. Avant de se voir accorder le moindre droit, ils devaient apprendre qu’ils avaient des devoirs et en premier lieu celui de se montrer absolument dociles. A nous qui n’avions encore rien fait dans la vie et ne possédions aucune expérience, il fallait donc inculquer depuis le début que nous devions simplement nous montrer reconnaissants pour tout ce qu’on nous accordait, sans pouvoir prétendre demander ou revendiquer quoi que ce fût. A mon époque, la méthode appliquée dès la plus tendre enfance était une absurde intimidation. Des bonnes et des mères stupides menaçaient déjà les enfants de trois et quatre ans d’aller chercher le ‘gendarme’, s’ils n’arrêtaient pas immédiatement d’être méchants. Et même au lycée, quand nous rapportions à la maison une mauvaise note dans une quelconque matière secondaire, on nous menaçait de nous retirer de l’école et de nous faire apprendre un métier manuel – la pire des menaces qui fût dans la société bourgeoise, celle de retomber dans le prolétariat – et quand des jeunes gens sincèrement désireux de se former et de se cultiver cherchaient des éclaircissements sur d’importants problèmes d’actualité, les adultes les rabrouaient avec arrogance : « Tu ne peux pas encore comprendre ». Cette technique se pratiquait partout, à la maison, à l’école et dans l’État. (…) C’est en vertu du même principe qu’à l’école aussi ce pauvre diable de professeur, siégeant là-haut sur sa chaise, devait rester une potiche sacrée inaccessible et concentrer notre sensibilités et nos aspirations exclusivement sur le ‘programme’. Que nous nous sentions bien ou non à l’école était accessoire. Dans l’esprit du temps, sa vraie mission n’était pas tant de nous faire progresser que de nous retenir, pas tant de nous former de l’intérieur que de nous conforter à l’ordre établi en provoquant le moins de résistance possible, pas tant d’accroître notre énergie que de la discipliner et de la niveler » p.891.

collegien devoirs torse nu

Zweig parlait de ses 15 à 18 ans, entre 1896 et 1899, période de puberté à l’époque (elle commençait chez les garçons plus vers 16 ans, à l’en croire, qu’à 12 ans aujourd’hui, question d’alimentation, de sport et de mœurs semble-t-il). Mais ces traits de la génération de nos arrière grands-parents n’ont-ils pas duré en France jusque vers la fin des années 1960 ? Quiconque a plus de 50 ans aujourd’hui ne s’est-il jamais entendu dire la même chose qu’à Stefan Zweig : la menace du ‘gendarme’ ou du père Fouettard tout petit, celle du métier manuel en cas de mauvaise note, la révérence envers le père « qui a toujours raison », les professeurs « infaillibles », l’État qui sait tout mieux que nous, l’ordre existant le meilleur possible et le « tu ne peux pas comprendre » répété encore et encore ?

Comment analyser autrement que la France ait d’excellents mathématiciens (matière où la discipline et l’obéissance aux lois établies comptent avant tout) mais si peu de commerciaux et d’entrepreneurs (qui exigent initiative et travail d’équipe), sinon par cette mission de l’école qui, comme dans l’Autriche-Hongrie de Stefan Zweig, « n’était pas tant de nous faire progresser que de nous retenir » ? Les Français sont formatés, éduqués nationalement, à préférer les généralités théoriques aux faits concrets, les idées aux réalisations, les épures aux gens. « Combien de ‘complexes d’infériorité’ cette pédagogie absurde a pu développer », s’écrie Zweig ! Le complexe est aujourd’hui national : la France se sent politiquement rapetissée, économiquement concurrencée, culturellement rabaissée. Quoi d’étonnant à ce que sa mentalité suscite autant de « réactionnaires », à gauche comme à droite, qui voudraient « conserver les zacquis », revenir aux Trente glorieuses, au « bon temps » des pensions non mixtes et du « respect » pour le curé, l’instituteur et le gendarme ?

« Personnellement, ajoute Zweig, c’est à cette pression que je dois la manifestation précoce du désir passionné d’être libre, à un degré de véhémence que la jeunesse d’aujourd’hui [1941] ne connaît plus, à quoi s’ajoute la haine de tout ce qui est autoritaire, de tout discours venu ‘d’en haut’, qui m’a accompagné toute ma vie. Pendant des années et des années, cette aversion contre les affirmations catégoriques et le dogmatisme fut chez moi instinctive » p.892. Cette pression imbécile et archaïque d’un État français resté militaire depuis la guerre de 14 et la défaite de 1940, a été remise en cause par l’explosion hormonale de 1968. Mais ce ne fut que l’irruption pubertaire d’une classe d’âge brusquement nombreuse du baby boom d’après guerre. Le fond culturel français reste pétainiste (même à gauche, avec gardarem lou Larzac et le retour à la terre), chrétiennement coupable d’avoir péché dans les années folles et d’expier l’hédonisme face à une Allemagne travailleuse (le complexe demeure…), ou d’avoir été du mauvais côté politique avec les rafles de Juifs, le colonialisme et plus anciennement l’esclavage (d’où la sempiternelle repentance – surtout à gauche).

Alors, « c’était mieux avant » l’éducation ? Pas pour moi !

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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Bruckner et Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux

bruckner finkielkraut le nouveau desordre amoureux

Pas encore trente ans (à l’époque) et les deux nouveaux philosophes dissertent sur l’amour. Ils pourfendent (selon l’époque) le permis et le défendu pour prôner (à la mode de l’époque) la déconstruction de la norme et la valorisation des écarts. Cet ouvrage est donc daté. A la fin des années 1970 – ces années post-68 – il fallait être absolument antibourgeois gauchiste, avant la reconversion de tout ce beau monde – l’âge venant – en bourgeois de gauche. Le recentrage est en marche au profit de la norme, donc des nouvelles limites du défendu. Ainsi va le monde, par cycles… ou la pensée, par dialectique : thèse la génitalité macho, antithèse la révolution sexuelle du tous sur tous, synthèse la nouvelle liberté du jouir.

L’amour bourgeois, façonné par la religion du Livre et par le droit sur l’héritage, exige le dégoût de la chair et le choix de l’esprit. L’amour est donc réduit aux acquêts : la progéniture. Le plaisir est absent, la position du missionnaire requise, la chose expédiée de nuit, dans le silence intime. Mai 68 arrive et avec lui la mise au rebut des slips, maillots de corps, soutien-gorge et gaines : on montre son corps à tous, de jour, et le plaisir est requis. Ce serait égoïste de ne pas le faire partager. Médicastres et psycho-machins s’en mêlent, montrant « scientifiquement » (cette nouvelle croyance) que retenir l’énergie sexuelle est néfaste à la santé. Mais ce retour de balancier, disent les auteurs, est aussi contraignant que l’autre. Où est le plaisir dans ces obligations ?

Ils y voient le mépris des femmes, du corps sensible et du jouir féminin non focalisé sur le génital, en bref le machisme recyclé en envie du pénis, caresse du pénis, fellation du pénis, pénétration du pénis « en con, en cul, en bouche » pour parler comme Matzneff. Or l’amour est bien autre chose que le seul sentiment, mais bien autre chose aussi que la seule pénétration pénienne. L’amour est caresses, sensibilité de la peau, zones érogènes, fantasmes et imagination. Le sexe s’apprend, s’explore, se teste. La procréation n’est plus le seul but, ni l’orgasme obligatoire. Est donc qualifiée par la mode et par le tu-dois social de « subversive, malséante, régressive, bestiale, la moindre autonomie accordée, par exemple, aux érotismes prégénitaux » p.282.

A l’inverse, « il y a une utopie de l’étreinte amoureuse qui nous permet de penser ce sacrilège : que chacun de nous – homme, femme, enfant – est un ensemble ouvert de pluralités corporelles animales, végétales, aquatiques, gustatives, vocales, minérales, une infinité de profils que l’excitation voluptueuse porte à la lumière et déploie exactement comme la chaleur du soleil déploie l’efflorescence des plantes. Les amants peuplent d’aventures leurs chairs les plus inertes » p.286. Aimer, c’est honorer le corps, le faire jouir par tous les pores. L’époque était au « tout politique » que les auteurs tendent à traduire par le « tout érotique ». Comme Robbe-Grillet le laissait entendre dans le Nouveau roman, caresser une poignée de porte sur cinq pages est déjà faire l’amour…

Mais ils mettent au jour une vérité bonne à dire : l’amour ne se réduit ni à la procréation, ni à se vider (comme disent les ados), à « étancher sa soif » (écrivent les auteurs). Le désir permet de vivre son corps avec le corps de l’autre. Le génital est bon mais isole du reste de l’anatomie, l’érotisme au contraire valorise tous les creux et toutes les aspérités. La libido n’est pas orientée, elle veut se décharger, et la liberté de chacun commande le respect de tout partenaire pour faire monter, aiguillonner et orienter le désir vers le plaisir partagé. Ni coït paranoïaque, ni fusion névrosée, mais l’amour – cette « exquise urbanité du corps érotique » (p.295). Sans refouler les sexualités antérieures de l’adulte : « fœtale, enfantine, adolescente, mais aussi végétale, cosmique, animale ». Ce nouveau désordre amoureux qui se fait jour désoriente l’ordre bourgeois religieux qui régnait depuis la Révolution.

C’est contre lui que s’érigent aujourd’hui – en 2014 – les nouvelles barricades des intégristes, catholiques, islamistes, puritains, moraux-socialistes et autres contempteurs du « tous à poil » ou de la prostitution tarifée au profit du voile, de la censure, du non-dit et de la répression de tout comportement inadéquat.

bruckner finkielkraut

Il faut libérer l’éros pour libérer le plaisir et déconstruire les interdits bourgeois, religieux, capitalistes, étatistes – et mêmes médicaux. Car l’amour contemporain « est en passe de devenir, par l’action conjuguée de la psychanalyse et de la sexologie, une indiscrétion savante qui tient à la fois de la table d’écoute, de l’atelier d’usine et du gymnase ; bref, un calque hédonique de la rentabilité industrielle, un processus à la fois technologique et disciplinaire qui, en privatisant les jouissances, uniformise les comportements, pénalise les déviances et rend la sexualité anxieuse d’elle-même » p.304. Avec la standardisation du film et de la télé, le standard mannequin, c’est la laideur qui devient pornographique. Le nu est accepté s’il est esthétique, refusé comme obscène s’il ne l’est pas. C’était 20 ans avant l’Internet, mais la tendance s’est accentuée, d’où les selfies anxieux à demi nu que publient inlassablement les ados en mal d’être reconnus.

La société résiste, désorientée sur la place de l’Occident dans le monde, des Français dans l’Union européenne, de la majorité blanche provisoire dans le multiculturel galopant, de la virilité sous les assauts du féminisme, des valeurs sur le relativisme du tout vaut tout. Les auteurs montrent « les nouveaux libertinages en perspective : l’indéniable alliance d’une phallicité déclinante, d’un féminin prépondérant puis au-delà, grâce au brouillage des codes et rôles opéré par le mouvement des femmes, un transsexualisme qui n’est nullement la non-différenciation du désir mais au contraire sa division à l’infini, sa manière de distribuer, de couper, d’accroître les particularismes, de propager la divagation de tous les flux sexuels » p.278. Cela ne tue pas l’ordre mais « permet seulement que ses ultimatums cessent de légiférer et que son emprise diminue » p.372. Les différences ne sont plus vécues comme dissidences mais comme expériences.

Les auteurs se sont manifestement amusés, alternant style lourdingue hérité de la khâgne et humour des encadrés. Entre Marx et Ulla, une dialectique de la libération qui peut encore se lire.

Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux, 1977, Points Seuil 2010, 379 pages, €7.22

La vue 2002 de Pascal Bruckner

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Albert Cohen, Belle du seigneur

albert cohen belle du seigneur folio

Un gros livre sur l’amour, torrentueux, exubérant, plus de mille pages en petits caractères ; des phrases qui vont, se répètent, s’étirent, se reprennent ; des monologues ininterrompus de quinze pages pleines, sans une virgule ni un point, comme une pensée qui file et saute. Voici un maître ouvrage : monstrueux, truculent et riche.

Ce fleuve de mots raconte une histoire éternelle, celle d’un homme et d’une femme. Ils sont beaux, riches, intelligents, passionnés, ils s’aiment absolument, indiscutablement. Jusqu’à ce que les années, la société, l’usure, les mène à se haïr. La fin est inévitable et comme un soulagement, unique porte au fond de l’impasse.

Albert Cohen écrit tout un roman d’amour pour démontrer que l’amour n’existe pas. Du moins l’amour idéalisé des romantiques, l’Hâmour de Flaubert et celui des midinettes, l’amour qui court encore les chansons et les téléfilms, l’amour ado qui confond le sexuel avec le fusionnel dans une éternité de pâmoison… Albert Cohen dénonce le faux amour, celui qu’on croit le seul.

Dans la société européenne d’entre-deux guerres, dans le milieu bourgeois riche de Genève, parmi les diplomates policés de la Société des Nations, un être ne peut aimer un autre être. Mariages et adultères ne sont pas conséquences de « l’amour » mais des conventions sociales. Une femme n’est amoureuse d’un homme que pour la force physique qu’il incarne, pour sa position dans la société, pour sa fortune. Un homme n’aime une femme que par le prestige qu’il en tire dans les salons, pour son admiration devant sa position, l’aide apportée à son ambition… Et Cohen décrit avec délectation la vie étriquée et mesquine du petit fonctionnaire diplomate, éperdu de prestige et de reconnaissance, n’existant que par sa position dans la hiérarchie et par son opiniâtreté à s’y élever peu à peu. Ce type de mâle existe encore un peu partout, et pas seulement dans les bureaux ou les salles de trading, il n’est que de voir les belles fringues, les belles bagnoles, les belles montres pour en trouver à la pelle aujourd’hui, de ce type d’arrivistes.

Madame Adrien Deume se moque de l’ambition sociale de son mari. Aristocrate non conformiste, elle n’est pas de ce milieu si petit. Solal, sous-secrétaire général à la SDN, n’est pas le fonctionnaire modèle, zélé et méticuleux. Le lecteur pourrait croire que ces deux exceptions peuvent former un couple élu pour vivre un amour débarrassé des contraintes bouffonnes du social ? Il n’en est rien.

amoureux macho

Solal, déguisé en vieux juif et déclamant poétiquement son amour, est repoussé avec horreur. Solal, fringant et vigoureux jeune homme, présenté comme sous-secrétaire général, bien qu’ironique et méprisant, est adoré. Ce qu’aime la femme, ce n’est pas l’homme, démontre Albert Cohen – mais c’est sa force brute, sa gorillerie. « Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que cherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes » p.303. La femme aime en l’homme le tueur. Et la culture, la noblesse, la distinction, les sentiments délicats, ne sont que signes d’appartenance à la classe des puissants, à la caste des tueurs les plus forts. Le féminisme a poussé les garçons depuis une quinzaine d’années à réagir en accentuant leur côté viril, brutal, musclé. L’Hâmour est méprisé, la baise encensée. Tant pis pour le romantisme et la galanterie : un excès engendre son contraire et ces Chiennes de garde qui aboient à toute différence n’ont que le grain qu’elles ont semé, Albert Cohen l’avait montré. Ce pourquoi certaines préfèrent rester entre filles, et les garçons entre eux.

Cet amour hypocrite pour la puissance, à travers les sentiments idéalistes, répugne à Solal. Mais il a besoin (comme beaucoup) de la tendresse des femmes, « cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour » p.316. Pour avoir cette tendresse, il doit jouer le jeu de gorillerie. Il se montre énergique, arrogant, dominateur – le mâle parfait désiré de ces dames.

Ce qui est intéressant dans cette charge est le matérialisme des sentiments. L’amour est animal, pas éthéré ; avant tout charnel, pas spirituel. La femme recherche la force chez l’homme comme la femelle se soumet au mâle dominant, par instinct de protection pour ses maternités ; l’homme cherche la tendresse d’une compagne, substitut à la mère, qui sera mère des enfants en commun. Moral ou non, politiquement correct ou pas, cela est. Les femmes qui se mettent en couple apprennent à apprécier d’autres qualités moins machistes des hommes, moins immédiatement visibles que la virilité brute des muscles, du système pileux et de la grossièreté cynique. La position d’Albert Cohen sur le sujet apparaît comme une position biblique de haine de la chair, en tant que signe d’appartenance à l’animalité. Elle est réductrice et n’englobe pas tout l’amour entre sexes opposés.

Plus fine est sa critique de l’hypocrisie bourgeoise, de l’ambition du paraître qui empoisonne les êtres jusqu’au narcissisme et à l’arrivisme, de ce prétexte qu’est l’idéalisme étroit à la Bovary. Pas de mariage qui ne soit calcul de fortune ou de représentation, dit-il ; pas de charité si nul n’est au courant ; pas de religion si l’on ne peut s’en faire gloire entre amies du même monde ; pas d’invitations gratuites… Tous les sentiments sont pesés, rabaissés au monnayable, réduits au profit attendu. Là est la véritable satire de l’amour par Cohen, à mon sens, la critique de l’amour bourgeois réduit au cheptel à engendrer et à l’héritage à faire fructifier et transmettre, et non pas sa position sur la force animale.

Ce qui est gênant est que les deux s’entremêlent. Ainsi de l’exemple du chien. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près, ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu’il est un bon chien et moi aussi. Alors, il remuera sa queue, et il m’aimera d’amour avec ses bons yeux, m’aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d’identité et sans cravate de commandeur, m’aimera même si je suis démuni des 32 petits bouts d’os de gueule, m’aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d’amour » p.322. L’homme Cohen revendique la sensibilité animale ; il ne veut pas être enfermé dans le machisme, cette image sociale préfabriquée du mâle. Il rejoint la revendication justifiée des féministes de pouvoir être soi, femme énergique ou mâle sensible au rebours des conventions. Ce qu’Albert Cohen voudrait connaître, ce sont les rapports personnels, affectifs, pareils à ceux d’un homme et d’un chien, et non pas les rapports habituels de statut social. Il veut être aimé pour lui, pas pour sa parure ni pour sa position. Mais à mélanger les deux, est-il crédible ?

Je ne souscris pas à son assimilation de la faiblesse à la bonté, ni à l’opposition tranchée qu’il fait de la bonté et de la force. Être « faible d’amour » n’est pas être faible tout court. Avoir besoin de tendresse n’implique nullement que l’on soit esclave – ni de celles qui dispensent la tendresse (mère, épouse, amante, amie, enfant) – ni de ce besoin même, qui n’occulte en rien les autres facultés humaines. La tendresse n’empêche pas la force, ni la puissance la bonté. Au contraire même, l’homme fort déborde de générosité, qui appelle la tendresse en retour. Il faut voir le gros mâle fondre devant son tout petit enfant. Et celui qui a beaucoup vécu, fort de son expérience, est plus disposé à l’indulgence et au relativisme du jugement.

couple torse nu

Non, Monsieur Cohen, notre origine animale ne nous rend pas « méchant », et ce n’est pas le regard de Dieu qui nous culpabilise d’être faible de chair, ni les tables de la Loi qui nous dressent moralement. Notre « bonté » ne provient pas plus de la morale que notre « méchanceté » ne vient de la nature. La force, comme la faiblesse, peut être bonne ou mauvaise. Cet amour de la force, que vous avez cru découvrir chez la femme, n’est pas l’amour satanique du destructeur, de la bête de proie, mais l’amour de la plénitude des possibilités humaines.

L’homme « fort » révéré par l’amour des femmes n’est pas la brute tueuse que présente Albert Cohen mais l’homme complet, développé au physique comme au moral, l’homme qui peut tuer, certes, mais qui a de bonnes raisons de le faire et pas une simple envie ou un besoin sadique. Adrien Deume, dans Belle du seigneur, est une machine à ambition. Il n’est au fond pas un « puissant » mais le fantasme de puissance d’un faible qui veut arriver et doit se faire plus macho qu’il ne l’est pour intéresser les femmes. Fort heureusement, ou elles ont bien changé, ou elles ne sont pas toutes comme ça !

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Gallimard Pléiade 1986, 1034 pages, €50.35

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Coffret Folio 1998, 1109 pages, €11.88

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Jean-Pierre Jost, Histoires grinçantes et cocasses

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Ces histoires sont vraies, vécues ou entendues, dans la Suisse des années 1950 encore très paysanne. L’auteur échoue à ses examens de collège à 15 ans et est envoyé par son père travailler comme ouvrier agricole dans les fermes de Suisse alémanique, la région d’Emmental. Il y fait son trou, garçon fluet mais ni les yeux ni les oreilles dans sa poche. Né en 1937 dans une ferme, Jean-Pierre Jost vit en quasi adulte le monde paysan ancestral, celui que certains écolos bien intentionnés n’ont fait que parer de vertus autarciques et non-prédatrices. Or, il suffit de lire ces récits enjoués et soigneusement rédigés pour comprendre.

La campagne, c’est le travail dur, de 5 h le matin à 20 h le soir.

La campagne, c’est l’exigence des bêtes, vaches à traire et à mener pâturer, les foins à rentrer pour l’hiver, le fumier à sortir et à répandre à la fourche dans les champs – ce qui demande du muscle et de l’endurance ; sans parler des cochons à nourrir, des chèvres, des chevaux de labour.

La campagne, c’est la menace des orages, violents en montagne, les chemins rendus glissants où le charroi s’enlise ou verse, les incendies de grange qui prennent d’un coup, ruinant les réserves d’une année, les hannetons et les doryphores qui boulotent la pomme de terre et le reste.

La campagne, c’est l’ignorance, la solitude, la misère sexuelle, l’attirance pédophile, le besoin de gnôle jusqu’à l’ivresse, la méfiance envers tous les « étrangers » (l’étrange commence au village voisin), les haines familiales pour des questions d’héritage, la radinerie, l’hygiène déplorable (un bain par mois).

La campagne, c’est le travail des enfants, « main d’œuvre indispensable » même si – en principe – on ne leur donnait pas de travaux au-dessus de leurs forces. Cela les rend tôt responsables et conscients de la valeur des choses, mais les empêche de jouer avec les autres, de réviser leurs leçons et les oblige à devenir adultes très tôt, souvent corrigés et battus pour être « dressés », de quoi rendre asocial et violent à son tour.

C’est tout cela, la vie « bio », comme avant, du fantasme écolo citadin. Le grand mérite de ce petit livre est de nous faire toucher du doigt combien « avant » n’était pas si bien que cela, combien le « progrès » qu’il est à la mode de vilipender n’est pas si négatif, combien tout ce qui est humain ne peut jamais être tout Bien ni tout Mal mais toujours mêlé et nuancé.

Il y avait de bons moments dans cette existence traditionnelle, les fous rires à la table du maître quand émergeait de la soupe les deux chaussettes du fermier mises à sécher au-dessus du feu, le ragoût-toutou (recette régionale prisée), Max le cheval intelligent qui savait ouvrir le bidon de céréales dans la grange d’à côté pour s’en gaver, la vache toussotante qui arrose copieusement de l’arrière le maquignon qui soulignait ses défauts, le tel est pris qui croyait prendre du contrebandier d’absinthe, l’enterrement express parce que les chevaux du corbillard devaient rentrer les foins avant l’orage.

Ce sont 34 petits récits grinçants ou cocasses que l’auteur nous livre avec le recul de l’âge. A 75 ans, il n’a rien perdu de sa curiosité ni de sa verve. C’est très agréable à lire et remet dans la réalité crue l’imaginaire rural.

Jean-Pierre Jost, Histoires grinçantes et cocasses, 2013, éditions Baudelaire, 125 pages, €12.83

Le site de Jean-Pierre Jost

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