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Renate Dorrestein, Vices cachés

Journaliste féministe hollandaise décédée à 64 ans en 2018, Renate Dorrestein, fille d’institutrice et d’avocat, a fait du « foyer familial » traditionnel sa bête noire. Pour elle, l’amour ne naît pas de l’institution, mais de l’attention aux autres. La mode des familles déstructurées, après le mouvement de mai 68, n’est pas meilleure que le patriarcat pesant des années d’avant. Les névroses sont tout aussi profondes, la solitude en plus.

C’est ainsi que Chris, fillette de 10 ans flanquée de Waldo, son demi-frère de 16 ans et de Tommy, son autre demi-frère de 4 ans, est rétive aux ordres de sa mère – car elle souffre. Elle subit les attouchements de Waldo, perturbé d’une puberté mal assumée au pays des moulins luthériens, et assiste aux mêmes attouchements sexuels du grand sur le petit, qui ne comprend pas et n’aime pas ça. Par honte coupable, Chris ne dit rien, d’ailleurs sa mère Sonia n’écoute pas, éternelle velléitaire incapable de terminer ses phrases.

Sonia ne sait pas ce qu’elle veut et ne peut pas se fixer. Elle a eu trois gosses avec trois amants différents et en essaye un quatrième avec Jaap, plus jeune qu’elle. Il aime bien les enfants et le concept de famille, mais est-elle capable de le vouloir ? En attendant, si elle se sent plus complice de Waldo, qui au fond lui ressemble, elle se hérisse contre Chris, garçon manqué, sadique avec sa poupée Barbie, en refus de « la famille » telle qu’on la rêve. Elle croit que les enfants s’aiment bien entre eux, mais c’est surtout Chris qui aime son petit demi-frère ; Waldo, tourmenté, n’aime que ses pulsions.

Pour illustrer le bonheur familial, Jaap propose de partir en vacances faire du camping en Écosse, sur l’île de Mull. Waldo veut s’émanciper de la soi-disant « famille » et partir camper tout seul sur l’île. Sonia est contre, mais elle sait qu’il n’en fera qu’à sa tête. Waldo dit au revoir à sa demi-fratrie et demande à Chris de ne rien dire à la mère pour ne pas lui faire de chagrin. Elle ne dira rien, évidemment ; elle est liée à son frère. « Les yeux de Waldo, les seuls yeux qui l’aient jamais vue vraiment, les seuls yeux qui se soient donnés la peine de la regarder vraiment. Le corps dur, anguleux de Waldo. Sa peau moite, ses doigts fureteurs. Son souffle dans son oreille, sa voix rauque. Et la compassion incompréhensible qu’elle ressent toujours pour lui après : si elle n’existait pas, il n’aurait pas besoin de faire ça, la nuit, dans le noir. Chaque fois cette conscience : sa faute à elle. Si seulement il pouvait être délivré d’elle » p.44. En sautant pour la joie, en fait elle le repousse violemment. Geste inconscient qui le fait chuter sur une pierre, se fracasser le crâne et tomber dans la mer.

Affolée par ce qu’elle a fait, elle fausse compagnie aux parents sur le ferry qui mène à l’île. Elle se cache avec Tommy dans une Coccinelle laissée ouverte. La vieille dame de 70 ans qui la conduit, Agnès, ne voit rien. Elle est la dernière de la fratrie hollandaise des Stam, quatre frères et une fille. Ils sont tous morts avant elle, le dernier étant Robert, dont elle était amoureuse depuis toujours. Ils ont bâti la maison à Port na Bà sur Mull de leurs propres mains, au fil des années, pour y passer des vacances. Agnès y revient probablement pour la dernière fois maintenant que son dernier frère est mort. La maison va être louée par la belle-sœur, ou vendue.

Lorsqu’Agnès émerge devant la bicoque, c’est la surprise : deux enfants avec elle, comme au temps où elle recevait ses neveux et nièces pour passer l’été. Aujourd’hui qu’elle est seule, ces deux petits sont bienvenus. Ancienne institutrice qui ne s’est jamais mariée, elle a toujours été considérée par sa famille comme « Agnès la Folle », et elle n’agit pas « comme il se doit ». Elle ne téléphone pas à la police, d’ailleurs le téléphone ne marche pas ; elle ne va pas chez les voisins qui, depuis toujours, entretiennent la maison, mais laisse faire leur illusion que ce sont d’autres petits-neveu et nièce avec elle.

Elle est curieuse de Chris. Pourquoi cette fugue ? Un enfant ne fugue jamais sans raison. Est-elle maltraitée à la maison ? A-t-elle subi des frasques sexuelles au-dessus de son âge ? Chris avoue par ses non-dits ; elle est brutale et attendrissante, rebelle et attachante. Elle protège Tom, qui la suit aveuglément. Elle joue avec lui, et lui enfin parle ; il ne semblait pas pouvoir placer un mot dans sa famille, faute d’attention. Agnès ne veut pas les dénoncer, mais tout prendra fin, inévitablement, c’est la loi juridique, mais aussi la loi humaine : les enfants sont mieux avec leurs parents.

A cause d’Élise, la belle-sœur épouse du frère Robert, le bien-aimé, la maison est mise en location et un employé de l’agence vient l’inspecter. Rien ne va : toit à refaire, souris dans la cuisine, plancher inondé, matelas tachés, machine à laver et téléphone en panne… La maison n’est pas en état d’être louée. Mais Agnès est surprise au saut du lit, échevelée, en peignoir, son œil de verre perdu ; Chris croit que l’homme la menace d’expulsion. Elle saisit un fusil à air comprimé, le vise et l’abat. Catastrophe !

Agnès, qui n’a pas fait ce qu’il fallait, veut réparer, endosser la responsabilité. Pour cela éloigner les enfants, les rendre à leurs parents qui les cherchent, c’est dans le journal. Elle écrit en anglais un mot qu’elle confie à Chris, à présenter à un automobiliste en faisant du stop : c’est l’adresse de l’hôtel où sont hébergés Sonia et Jaap durant les recherches. Quant à l’employé d’agence, seulement blessé, il s’est fait la malle. La police le retrouve à l’hôpital, mais il n’est pas capable de parler et succombe.

Agnès sera retrouvée par sa voisine et envoyée probablement en maison de retraite ; Chris et Tom retrouveront Sonia et Jaap, mais Waldo n’est qu’un cadavre encore non reconnu, rejeté sur l’île en face. Expliqueront-ils un jour leur fugue ? Agnès sera-t-elle interrogée ? Peu importe, au fond : les destins de chacun se sont croisés, et leurs échecs n’ont pu se compenser. Agnès n’aura pas d’enfants à chérir, Chris pas de mère digne de ce nom.

Ce roman classique hollandais est tout imbibé de la morale austère du pays, bourrelé des « péchés » mis au jour par la libération des mœurs, agité par l’incapacité à assumer sa propre liberté sans les codes. Un témoignage d’époque.

Renate Dorrestein, Vices cachés (Verborgen Gebreken), 1996, 10-18 2001, 265 pages, €17,00 en broché Belfond

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Arthur Conan Doyle, Son dernier coup d’archet ou Quand tombe le rideau

Avant-dernier recueil de sept nouvelles (huit en livre de poche) sur les aventures de Sherlock Holmes, contées par son ami le docteur John Watson. Presque dix ans pour les écrire – il faut dire qu’il a publié autre chose et que la Première guerre mondiale a éclaté. Son fils Kingsley et son frère cadet Innes n’en reviendront pas vivants.

Le rideau tombe sur la carrière du détective, avec sa retraite dans la dernière nouvelle – où il reprend finalement du service pour servir la patrie et contrer un espion allemand particulièrement doué. Parfois traduit en français par Son dernier coup d’archet, His Last Bow signifie aussi son dernier salut. Mais ce ne sera pas le dernier, un autre recueil de nouvelles paraîtra sous le titre d’Archives en 1927. Comme quoi on ne peut jamais se quitter.

Aucune cohérence, toujours la variété des sujets et des personnages, bien que toute aventure commence habituellement dans le salon confortable du 221b Baker Street – ce qui me rappelle que j’ai habité « moi aussi » (Mitou) un numéro 21 rue des Boulangers, mais à Paris. Les grands esprits se rencontrent toujours.

Dans la première nouvelle, Sherlock s’est retiré dans une ferme du Sussex pour élever des abeilles ; dans la dernière, il « offre » à son espion du Kaiser l’opuscule qu’il a fait paraître sur le sujet – en lieu et place des codes exigés. Mais l’Histoire rattrape le détective. Le début du XXe siècle est moins paisible que la fin du XIXe ; le Premier ministre intervient en personne par deux fois auprès de Holmes, et l’on apprend que son frère Mycroft est une sorte d’éminence grise du pouvoir, au-delà des partis, et qu’il dispose de moyens importants. Les Anglais apparaissent mous, mais il ne faut pas s’y fier, confie Conan Doyle. Il fait parler le secrétaire chef de la Légation allemande au Royaume-Uni le baron von Herling : « C’est leur simplicité de façade qui constitue un piège pour l’étranger. La première impression qu’on éprouve est celle d’une absolue mollesse. Puis on se heurte soudain à quelque chose de très dur et l’on sait alors qu’on a atteint une limite et qu’il faut s’adapter à ce fait. » L’écrivain se fait patriotique.

Holmes continue à se déguiser, feignant même parfois le malade à sa dernière extrémité pour piéger un adversaire coriace. Mais il fatigue, il a des rhumatismes – il est âgé d’une soixantaine d’année sur la fin. Il n’est plus le fringuant jeune homme des débuts, même si sa mécanique intellectuelle n’est pas rouillée. Les criminels, en revanche, prennent du poil de la bête avec l’autoritarisme montant des puissances centrales, Allemagne du Kaiser, Russie du Tsar, Italie des sociétés secrètes, Amérique de l’explosion capitaliste. Mortimer Tregennis, bien qu’indubitablement anglais, n’hésite pas à sacrifier toute sa fratrie par vengeance sur le partage de l’héritage ; Giuseppe Gorgiano, le mafieux napolitain amoureux de la femme d’un compatriote à New York, ne recule devant rien pour la lui voler (et la lui violer).

En bref, de l’action, de la réflexion, des adversaires prêts à tout et un duo de détectives qui se complètent, dans les brumes épaisses de Londres ou les collines fleuries du printemps des Downs. Avec un ton qui manie parfois l’humour… « Quand bien même il s’agirait du diable en personne, jamais un agent de police en service ne devrait remercier Dieu de n’avoir pu lui mettre la main dessus. » Ainsi l’inspecteur Baynes morigène-t-il l’agent Walters dans Wisteria Lodge. La phrase est assez subtile, quand on la relit bien.

Sir Arthur Conan Doyle, Son dernier coup d’archet (His Last Bow : Some Reminiscences of Sherlock Holmes), 1917, Livre de poche 1993, 253 pages, €4,60, e-book Kindle €1,99

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, tome 2, Gallimard Pléiade 2025, 1152 pages, €62,00

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Spectre de Sam Mendes

La théorie du Complot a eu de beaux jours devant elle après la crise financière de 2008. James Bond (Daniel Craig) ne pouvait que s’en faire l’écho dans ce film de 2015, reprenant le mythe de l’Organisation qui veut devenir Maître du monde par la manipulation et l’argent. Ici, le nouveau M (Ralph Fiennes) est confronté à un supérieur désigné comme C (Andrew Scott) – alias clown, ou connard – qui veut éliminer la section 00 au profit des drones et du renseignement électronique. La vieille antienne yankee de l’isolationnisme, si forte sous George W. Bush. C, jeune technocrate fonctionnaire, coordinateur des services de sécurité, veut fusionner le MI-5 et le MI-6. Ambitieux et théoricien, C est flatté de pouvoir appartenir au Club du Renseignement mondial appelé les Neuf sentinelles car composé de neuf pays, les pays anglo-saxons plus le Japon et quelques alliés arabes. Il se croit désigné pour tout surveiller, partout, tout le temps, sachant évidemment mieux que tout le monde ce qui est bon pour tout le monde.

Outre l’inanité de croire un seul instant que la CIA et les États-Unis pourraient se mettre sous la tutelle des Anglais pour ce genre de chose touchant à la sécurité nationale, on se demande qui manipule qui. C est gonflé d’orgueil mais ne voit pas que d’autres tirent les ficelles publiques pour les monnayer en clair et bon argent privé. Quiconque émet des doutes voit se produire un attentat terroriste sur son sol, ce qui l’incite aussitôt à rejoindre le club des surveillants. Les maîtres sachant alors tout sur tous, peuvent agir dans l’ombre pour leurs propres intérêts – bien compris.

Voilà donc un thème porteur avec un scénario clair. L’ancienne M a confié à James Bond en message vidéo posthume l’ordre de tuer un certain Marco Sciarra (Alessandro Cremona) par tous les moyens. Bond s’envole donc pour le Mexique, où le type est repéré. C’est durant la fête des Morts et il est déguisé en squelette avec la fille du moment qui partage son lit. Il ne s’absente que le temps d’éliminer au fusil les deux terroristes qui envisagent de faire sauter un stade. Mais c’est tout l’immeuble qui saute, entraînant avec lui la moitié de la rue (camelote immobilière mexicaine). Bond et Sciarra en réchappent et l’un poursuit l’autre parmi la foule. Un hélicoptère vient récupérer le malfrat sur la place de la Constitution, et Bond saute dedans. Bagarre en vol, acrobaties aériennes qui font frémir la foule en contrebas. Le terroriste est éjecté, le pilote aussi, Bond stabilise l’appareil. Mission accomplie.

Sauf qu’il a pris l’anneau qu’il avait au doigt. Il représente en effet une pieuvre gravée et est le signe de l’Organisation. De retour à Londres, M met Bond à pied pour désobéissance aux ordres et désordre diplomatique. « A vos ordres », dit Bond, qui pique la nouvelle Aston Martin DB10 destinée à 009 et part pour Rome assister aux obsèques de Sciarra. Sa veuve (Monica Bellucci), qui manque d’être tuée à son tour, informe Bond qu’une réunion secrète va avoir lieu pour trouver un remplaçant à son mari. James, toujours chevaleresque, fait exfiltrer la veuve par son ami de la CIA et se rend à la réunion, où il pénètre grâce au sésame de la bague.

Il s’aperçoit qu’il connaît bien le chef de l’Organisation. Il s’agit de Franz Oberhauser (Christoph Waltz), le fils de celui qui l’a adopté lorsqu’à 12 ans, il a perdu ses parents. L’aîné n’a jamais accepté le petit beau-frère, qui captait trop l’affection de son père, et a éliminé ce dernier lors d’une excursion en montagne. Chacun croit que père et fils ont péri, alors que le fils vit toujours, sous le nom de sa mère, Blofeld. Il hait James et veut le faire éliminer. Il mandate le grand épais Hinx pour ce faire (David Bautista). Course poursuite de l’Aston Martin par une Jaguar C-X75 dans les rues de Rome la nuit. Usage des gadgets de Q (Ben Whishaw) dans la nouvelle auto : munitions non chargées, mais lance-flammes efficace et siège éjectable parfait. La voiture de Bond se retrouve dans le Tibre, mais Bond atterrit sur le quai en parachute.

Bond demande à Moneypenny (Naomie Harris) de faire des recherches et comprend que White (Jesper Christensen) est toujours en vie dans un chalet autrichien. Lorsqu’il le retrouve, il est moribond, empoisonné par l’Organisation au thallium. Il demande à Bond d’assurer la sécurité de sa fille, le docteur Swann, et de trouver « L’Américain » qui lui fournira tous les renseignements. Madeleine Swann (Léa Seydoux) dans sa clinique reçoit Bond et le rejette, elle ne veut plus rien avoir à faire avec tout cela. Mais elle se fait enlever et c’est une nouvelle course poursuite entre les voitures sur la neige et un avion de tourisme. Q est venu prévenir Bond qu’il ne pourra pas le couvrir plus longtemps et que son traçage le mettra en mauvaise posture. Analysant la bague, Q retrouve des traces qui relient Le Chiffre, Dominic Greene et Raoul Silva à Franz Oberhauser. La boucle est bouclée, James Bond poursuit bien la même mission initiale.

L’Organisation a pour nom Spectre, et L’Américain n’est pas un individu mais un hôtel à Tanger où les parents de Madelaine se rendaient à chaque anniversaire de leur mariage. Fouillant leur ancienne suite, Bond parvient à découvrir une pièce secrète où des documents révèlent à la fois le lien familial de Bond avec Oberhauser, mais aussi son repaire au milieu du Sahara, dans le cratère d’une ancienne météorite. De quoi s’y rendre en train. Madeleine a horreur des armes – mais elle montre qu’elle sait s’en servir ; elle a sauvé ainsi son père lorsqu’elle était ado. Au restaurant du train, Hinx les attaque avant la vodka-martini, et elle aide Bond à le jeter sur la voie. Ils baisent ensuite comme des lapins, l’adrénaline leur a donné faim.

Dans la gare perdue au milieu de nulle part où ils descendent, ce n’est pas une diligence mais une Rolls Silver Shadow de 1949 qui vient les prendre pour les conduire au complexe de bâtiments ultramodernes et reliés par satellites au monde entier, où Oberhauser manigance ses crimes. L’information est le pouvoir. Tout savoir sur tous permet d’agir sur chacun : c’est aussi simple que cela. Spectre veut espionner tous les services secrets du monde et C leur livre déjà ce que sait le MI6. Sous son nouveau nom de Blofeld, Oberhauser s’amuse. Il manipule des gadgets qui rendent amnésique par une vrille dans le cerveau. Il fait attacher Bond sur un fauteuil à la Orange mécanique pour le soumettre et lui faire oublier tout amour, notamment le dernier, celui de la belle Madeleine. Il la gardera pour lui, par vengeance. Mais un gadget de Q, la montre explosive, permet à Bond qui la refile à Swann de faire sauter Blofeld (qui en réchappe, les mauvais en réchappent toujours) et, de balles en balles, de faire sauter à la Hollywood tout le complexe – la plus grosse explosion de toute l’histoire du cinéma, dit-on. Le couple s’enfuit en hélicoptère.

A Londres, James Bond découvre qu’il n’est pas un cow-boy solitaire mais épaulé par tout une équipe : son chef M, le chef d’état-major Bill Tanner (Rory Kinnear), le technicien expert Q et l’assistante Moneypenny. Tous vont se liguer pour contrer le Spectre, C et Blofeld. Ils sont dans deux voitures. Un SUV enfonce celle de Bond et de M ; Bond est pris et ligoté, M parvient à fuir. Blofeld a pris Madeleine en otage et menace de faire sauter les restes du QG dévasté du MI6 qui doit être démoli. Il a enfermé Madeleine dans une pièce et laisse quelques minutes seulement à son ex-frère James pour la trouver. Faute de quoi, ils périront. Bond y parvient et poursuit en bateau sur la Tamise l’hélicoptère de Blofeld qui s’envole. En tirant dessus, il le force à se crasher sur un pont – où il rejoint Blofeld. Va-t-il le descendre, comme un cloporte qu’il est ? Suspense.

Un bon cru de James Bond, crédible et haletant, sans reprendre les éternelles scies des pépées et des bagnoles.

DVD Spectre, Sam Mendes, 2015, avec Daniel Craig, Christoph Waltz, Léa Seydoux, Ralph Fiennes, Monica Bellucci, MGM / United Artists 2020, 2h22, doublé anglais, français, €7,99, Blu-ray €12,91

DVD James Bond 007 – La Collection Daniel Craig : Casino Royale, Quantum of Solace, Skyfall, Spectre, MGM / United Artists 2020, français, anglais, €10,27, Blu-ray €33,92(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie

Premier roman, gros succès. Nous sommes en 1967 et l’autrice décrit une vie de pauvres en 1957, douze ans après la guerre. La France se reconstruit, dans les errements politicards de la IVe République et les affres de la décolonisation, en Indochine, puis en Algérie. Mais « l’Algérie c’est la France », comme le disait François Mitterrand, ministre de l’Intérieur en 1954. Aussi nombre d’Algériens viennent travailler sur les chaînes de production automobile autour de Paris. Pas besoin de visa, le département français d’Algérie forme une sorte d’espace Schengen avec la métropole.

Claire Etcherelli a passé son enfance à Bordeaux comme Élise ; elle a subi l’écart de classe et a refusé de passer son bac comme son jeune frère Lucien ; elle est montée à Paris en 1957 pour y travailler comme contrôleuse sur une chaîne de fabrication Citroën comme Élise et Lucien. Elle a donc vécu ce qu’elle écrit. Sa plume alerte décrit fluide la robotisation du corps humain par la chaîne, la fatigue le soir qui fait sombrer dans le sommeil sans se laver, les relations furtives avec les autres si elles ne sont pas encadrées par un syndicat ou un parti, le racisme ordinaire du populo qui voit en les Algériens des « crouillats ». Le peuple n’est pas bon, généreux, ouvert ; le peuple est tout le contraire, mauvais par ressentiment, égoïste sur les salaires et les femmes, méfiant envers les autres, surtout les étrangers et les non-blancs. Les populismes d’aujourd’hui le marquent bien, après des siècles de propagande chrétienne où l’on est « tous frères », et de formatage marxiste selon lequel l’Histoire ne connaît pas de races.

Élise est fan de son frère Lucien, de sept ans plus jeune qu’elle. Ils sont tous deux orphelins et elle l’a toujours couvé comme une quasi maman, jusqu’à 14 ans où il a trouvé un ami de 17 ans, Henri, et a secoué la tutelle familiale de la grand-mère et de la grande-sœur. Mais Henri est l’intello qu’il ne sera jamais ; il veut l’éblouir en se musclant pour le seconder en sport, mais Henri choisit un autre camarade à la fête gymnique du collège. Lucien s’expose volontairement pour faire échouer l’autre. Il se casse la jambe et reste plusieurs mois à l’hôpital, où il lit assidûment. Mais Henri ne vient pas le voir, le délaisse. Déçu, Lucien se laisse aller ; il ne passera pas son examen, vivra aux crochets de sa sœur ; fera quelques heures de petit boulot comme pion.

Il croit que le mariage va le délivrer de sa mouise et il épouse une voisine béate devant lui et bien sage, Marie-Louise ; il lui fait une petite Marie. Mais il ne s’émancipe pas. Il rencontre Anna, avec qui il peut discuter, et en fait sa maîtresse. Lorsque Marie-Louise tombe malade, lui part à Paris avec Anna, pour travailler en usine. Il a renoué avec Henri, qui fait son droit et milite au Parti communiste. Henri le manipule pour qu’il lui donne matière à écrire des articles sur les ouvriers, mais dédaigne l’activité de colleur d’affiches de Lucien. Élise, décidément accrochée, le rejoint à Paris. Elle trouve du travail à la chaîne automobile, où elle contrôle les ouvriers, la plupart algériens. Sociable, elle tombe amoureuse d’Arezki, sous le regard réprobateur de ses collègues blancs, hommes et femmes. Les rafles policières dans un Paris que le FLN terrorise par ses bombes, la xénophobie accentuée par la guerre dans les Aurès, les taudis dortoirs de la périphérie et le bidonville dans la boue de Nanterre, l’espoir de « révolution » aussi bien chez les ouvriers blancs que chez les Algériens en France, sont décrits au ras de la vie quotidienne.

Lucien est tué dans un accident de la route en solex volé pour participer à une manif ; Arezki, renvoyé de l’usine et sans fiche de paie, est interpellé par la police ; Anna devient amante d’Henri. Élise quitte Paris pour rentrer à Bordeaux. Elle a cru à « la vraie vie » – et ne l’a pas trouvée auprès des hommes. Claude Lanzmann dans Elle, et Simone de Beauvoir dans Le Nouvel Observateur encensent ce roman qui va selon leurs vues de gauche communiste. L’autrice est lancée ; le roman se vend par centaines de milliers. Consécration, il est adapté au cinéma en 1970 par Michel Drach. Il ne semble pas y avoir de DVD disponible.

Une histoire datée, publiée l’année avant « les événements » de mai 68, mais qui se lit bien tant l’écriture est soignée et rapide. Un document d’époque.

Prix Femina 1967.

Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, 1967, Folio 1973, 277 pages, €8,50, e-book Kindle €34,81 (!)

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Nadège Mazery, Les larmes de Potap

La Russie d’aujourd’hui, c’est le no future des jeunes. La mafia des services soumis à Poutine ne vise qu’à s’enrichir et à conserver le peuple sous une chape de répression. Pas de développement économique, le pays vit sur ses rentes pétrolière et en matières premières ; l’armée omniprésente dans les têtes pour affirmer sa puissance, colosse aux pieds d’argile, le David ukrainien l’a démontré à la face du monde. Le Goliath torse nu chevauchant un ours n’est qu’un tigre de papier.

Potap Kerenski est un jeune de Russie, il a tout juste 18 ans et la famille va célébrer son anniversaire… Son nom de Kerenski n’est pas par hasard, il est un descendant du chef du gouvernement provisoire en 1917, le guide de la liberté. La Russie, depuis, a basculé dans l’autoritarisme et la dictature avec Lénine, Staline et les autres jusqu’à Poutine. Les moujiks semblent préférer ça. Potap, nom grec qui signifierait « vagabond », est né à Tcheboksary en Tchouvachie, sur les bords de la Volga, à 600 km à l’est de Moscou. Il le dit, « juridiquement, je deviens pleinement responsable de mes actes ».

Or, ses actes se résument à se piquer avec ses deux copains Chadek et Ivan dans une cave glaciale et délabrée de l’immeuble voisin. Tout est glacial et délabré en Russie, sauf pour les riches qui vivent de trafics. Depuis un an, il concasse des comprimés de codéine, achetés en pharmacie, les mêle à de l’iode, des têtes d’allumette, de l’essence, pour se l’injecter ans les veines à l’aide de la même seringue, jamais nettoyée. Pas les moyens de s’acheter de la vraie héroïne, venue d’Afghanistan, dont le goût est venu via les militaires envahisseurs de l’empire colonial soviétique. Seuls les gosses de riche ont de quoi s’en payer. Les autres sont réduits au Krokodil, ce mélange infâme bricolé (tout est bricolé en Russie). De quoi oublier, s’envoler et en finir. Car Ivan est tabassé par son père, toujours imbibé de vodka, qui fait de même avec sa mère.

Il était pourtant « bien dessiné » à 17 ans, lors de son précédent anniversaire, dit son grand-père maternel Luka, qui l’aime mais n’a rien vu. Son père, ouvrier d’une usine de tracteurs, le méprise ; sa mère préfère son frère aîné, issu de son premier mariage, et sa fille Nina, 20 ans, qui va avoir un bébé. Personne n’aime Potap, il est inutile, non désiré, ni par sa famille, ni par les filles, ni par sa patrie. S’il a baisé une fois, c’est passivement, étant défoncé, avec une fille qui l’a chevauché en étant elle-même défoncée.

Arrive donc le jour fatidique de son anniversaire, celui de sa majorité. Sa mère a invité son demi-frère Maksimilian, son aîné de seize ans. Contrairement à Potap, 60 kg, qui s’est rabougri à se droguer et à ne rien faire, Mak est athlétique et a un visage attractif. Il a fait deux ans d’armée russe : l’enfer où les sous-officiers brutalisent les recrues, tabassant et violant. « Ce bizutage est censé endurcir les recrues. En fait, il les tue. La torture physique et psychologique demeure permanente. Personne ne respecte le règlement disciplinaire. Les anciens, au lieu de former les plus jeunes, passent leur temps à les humilier à les frapper, à les racketter, à les faire bosser pour leur propre compte… tout en les privant de sommeil et de nourriture. Si tu n’es pas protégé par un supérieur ou par quelqu’un de l’extérieur qui peut payer pour ta sécurité, tu ne représentes rien. » Toute la Russie de Poutine résumée en quelques mots : la brutalité, les protections, le comportement mafieux. Mak a ensuite effectué deux ans de « contre-insurrection » en Tchétchénie, d’où il est revenu tatoué de partout, avant d’être envoyé au Brésil et ailleurs, pour se faire oublier.

Le jour de son anniversaire, son grand frère surprend Potap dans la salle de bain. Il a baissé son pantalon pour… se piquer. Mak se rend compte tout d’un coup de la solitude de Potap, de son manque d’espoir infini et de son suicide programmé. Il décide alors de le prendre en main. Dès l’anniversaire terminé, direction la grande ville, où il fait jouer ses relations pour soigner son frère. La Russie nie la drogue, et aucun centre de désintoxication n’existe. « Nos camés se retrouvent soit emprisonnés, soit laissés à leur famille en accusant ces dernières d’avoir fauté à éduquer correctement leurs enfants. C’est-à-dire, en les ayant éloignés des valeurs religieuses et morales. Pour résumer, on abandonne nos drogués, comme on délaisse aussi nos séropositifs. Les deux représentent la honte du pays. » Seules des associations religieuses ouvrent des cliniques où les camés peuvent reprendre pied, mais sans méthadone. S’ils sont violents, on les frappe et on les menotte à leur lit de fer. S’ils persistent, le surveillant les envoie à la cave, les attache et les viole. En toute impunité. C’est comme cela en Russie de Poutine – et bientôt dans l’Amérique de Trump : soumettez-vous, ou vous êtes abandonné aux plus forts.

Sauf que Potap a un grand frère, et que celui-ci a une certaine puissance. Il paie des gens pour veiller sur lui et tabasse (seule relation que les Russes semblent comprendre) ceux qui touchent au jeune homme. Potap est examiné par une doctoresse, maîtresse de Mak, ses plaies soignées, mais quelques orteils amputés à cause des engelures prises dans la cave, ainsi que son bras gauche, celui des injections : il est trop gangrené. Potap se rebelle, veut en finir, mais il sent que quelqu’un enfin se préoccupe de lui et sans doute l’aime : son grand frère Mak. Il va peu à peu émerger de ses brumes, reprendre sa vie en main, envisager un futur. Un peu d’attention et d’amour, c’est tout ce qu’il demandait… Il va commencer par dessiner, car il en a le don, puis s’intéresser à ses petits camarades, écrire leurs histoires. Il renaît.

Un beau roman sur la fratrie, la Russie, le gel actuel. Bien informé, presque romantique, émouvant.

Nadège Mazery est née à Nantes, a grandi et étudié dans cette région avant de s’exiler deux ans outre-Manche. A son retour, petit job tranquille en Vendée avant un changement de cap et une nouvelle vie sur Paris. Deux jolis bébés plus tard, elle pose ses valises à la campagne, en Charente-Maritime, où elle vit et travaille, en tant que free-lance pour de nombreux magazines européens. Les déplacements hors frontières sont très courants. Pour les occuper, lecture et à présent écriture.

Dommage qu’elle ne publie qu’en auto-édition, son roman mériterait un véritable éditeur.

Site de l’auteur : http://caboclos.wixsite.com/nadege-mazery

Nadège Mazery, Les larmes de Potap, 2017,‎ Independently published, 333 pages, €13,99, e-book Kindle €2,99

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Han Suyin, Ton ombre est la mienne

Étrange roman que celui-ci, publié en 1962 par une sino-belge qui deviendra médecin et égérie de Mao à cause du racisme blanc contre les métis eurasiens, avant de connaître le grand succès mondial avec son autobiographie, Multiple splendeur (dont Hollywood fera évidemment un film en 1955, La colline de l’adieu). Kuanghu Matilda Rosalie Elizabeth Chou, est née en 1917, s’est mariée trois fois, a adopté deux filles et est décédée à 95 ans en 2012 – une vie bien remplie.

Elle s’est intéressée à tout, aimant le chaos fertile où la réflexion peut naître, loin des conformismes. Mais elle s’est laissée happer par la propagande maoïste, méprisant le Tibet et les opposants concentrés dans les camps du Laogai. Sa célébrité l’a persuadée qu’elle avait toujours raison – ce qui est assez courant chez les gens de gauche qui n’ont pas la tradition pour les soutenir.

Ce roman est un écart dans son œuvre ; il est fondé sur l’histoire vraie de la petite hollandaise Maria Huberdina Hertogh, laissée seule en Indonésie après que ses parents eurent été emprisonnés après l’invasion japonaise, et recueillie par une femme du pays qui l’a élevée comme sa fille et l’a mariée à 13 ans avec un jeune musulman. Un jugement de Singapour l’a rendue à sa famille européenne, mais elle a voulu rester avec sa famille d’adoption – qui a fini, vu son jeune âge et la loi anglaise de Singapour, à la récupérer pour l’emmener en Hollande. Han Suyin, métisse qui en a souffert, prend cœur à romancer cette histoire en la transplantant au Cambodge, critiquant les certitudes des Blancs et et se plaisant à opposer la culture bouddhiste à la culture occidentale.

Au Cambodge, pays paisible, les Japonais ont fait irruption durant la Seconde guerre mondiale pour en chasser les Français favorables à Vichy et prendre possession des plantations d’hévéas. Comme toujours, le massacre des Blancs, le viol des femmes et des jeunes garçons, est un sport guerrier. « C’est arrivé à tant de gens  ! Cela arrive tous les jours. Ce que ces soldats vous ont fait, à vous et votre mère avant qu’elle ne meure, n’était que la représentation parodique de l’exercice de la puissance. C’est le lieu commun de toutes les guerres, repris par tous les soldats depuis des millénaires » p.29. L’astrologue du village khmer parle ainsi à Philippe, rescapé du massacre à 12 ans car laissé pour mort, frère de la petite Sylvie qui a été enlevée par un Japonais. Lequel a vu sa moto tomber en panne et a été tué par les ouvriers cambodgiens de la plantation, tandis que la fillette était adoptée par une villageoise qui passait par là avec son fils Rahit, de deux ans plus âgé. La petite blonde est devenue sa fille, malgré l’écart de race et de culture ; Rahit est devenu un beau jeune homme au corps harmonieux élevé dans la nature.

Dès lors, Philippe et Rahit sont décrits comme deux caractères qui s’opposent. Tous deux aiment Sylvie, devenue Devi, l’un comme un frère quasi incestueux, l’autre comme un fiancé promis dès son adoption. La « nature » penche pour Rahit, bien qu’il soit cambodgien, la « loi » penche pour Philippe, car il a des « droits » de famille sur sa sœur. Philippe s’est marié à Anne, malgré son viol, décrit complaisamment par l’astrologue qui a tout vu mais lui impose la vérité des faits : « Sur la véranda, maintenu par deux soldats dans une position favorable, vous étiez chevauché par l’officier comme un animal » p.31. Crudité du réel, que nie Philippe, tout comme son désir illégal pour sa sœur. Il a choisi Anne pour sa ressemblance avec elle mais ne l’a jamais aimée, ce pourquoi elle cherche des amants, dont le docteur Jacques, lui aussi tombé amoureux (mais dans les « normes ») de Sylvie, qui a désormais 15 ans. Sauf qu’il l’a tuée lui-même, la prenant lors d’une chasse de Blancs pour un faon.

La critique du monde blanc prend alors toute son ampleur : les Occidentaux se grisent de mots ; tout ce qui n’est pas nommé n’existe pas et seul existe la vérité qui est dite. C’est le règne de « la belle histoire », le film que chacun se fait pour se justifier et se conforter moralement. Philippe affirme qu’il a résisté aux Japonais pour défendre sa petite sœur, que c’est Anne qui n’a pas aimé leur couple, que Jacques ne pouvait par devoir désirer Sylvie, que sa sœur se souvenait de son frère et des bons moments passés avant son enlèvement. Mais la vie réelle n’est pas ainsi faite qu’elle obéisse aux fantasmes des uns et des autres. La reconnaissance de soi implique l’exorcisme du double, le personnage enflé que l’on s’est créé, le paraître dont on s’est maquillé. Sylvie ne peut – ne veut – se souvenir du traumatisme d’avoir assisté au massacre de sa mère, d’avoir été enlevée par un soldat sur une moto pétaradante, d’avoir été abandonnée en pleine forêt ; elle ne veut se souvenir que des bons moments après, passés avec sa nouvelle mère Maté et son grand frère Rahit, à qui elle se donne, juste adolescente. Il l’aime, elle l’aime. C’est ainsi.

Philippe vient la récupérer au village, le droit avec lui ; Rahit va la rechercher à la ville, son amour avec lui. Elle suit l’un comme l’autre, sans comprendre l’amour des uns et des autres. Elle « aime être aimée », au fond (p.101). L’auteur les détaille et les contraste, ces façons d’aimer : l’amour d’occident est possessif, celui d’orient harmonique ; les deux garçons sont proches de l’inceste, mais Philippe plus que Rahit puisqu’il a fait de sa petite sœur, avec qui il jouait enfant, une image de pureté et d’angélisme hors du monde, tandis que Rahit vivait au jour le jour avec une sensualité partagée sous le même amour d’une mère commune ; Jacques représente l’amour normalisé européen bourgeois, rassurant mais tiède ; tandis que l’amour d’une mère, même adoptive, est inconditionnel. Que se passe-t-il dans l’amour, lorsqu’une guerre vient tout bouleverser ?

L’écart des façons de penser entre Orient et Occident est le principal du livre, au-delà du fait divers et de la réflexion sur l’amour – qui ne se confond pas avec le sexe, la scène du viol le montre. Tout change, et seul le silence peut pénétrer les âmes de chacun, dit l’astrologue. Impossible de s’abandonner ainsi, dit l’Européenne. « N’y a t-il rien de réel, alors ? Demanda Anne. N’y a-t-il rien de plus solide que les mots ? N’y a-t-il rien de sûr  ? Notre esprit se meut-il sur des sables mouvants ? Je refuse de vivre dans ces conditions. Je veux avoir quelque chose à quoi me raccrocher » p.95. Nous ne sommes que dans la Presque Vérité, enseigne le bouddhisme, aucun individu n’est seul et libre mais fait partie du Tout, avec les autres, et en interaction avec eux. Les Possibilités sont orientées dans le Devenir, et aucune volonté ne peut vraiment choisir. Les choses se font naturellement.

Han Suyin, Ton ombre est la mienne (Cast But One Shadow), 1962, Stock 1963, 185 pages, occasion €9,43

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John Steinbeck, A l’est d’Éden

Steinbeck a voulu écrire le livre de sa vie, une véritable Bible de sa famille et de sa région, la vallée de Salinas en Californie du nord. Une Bible qui englobe tout, de la création du (nouveau) monde à la sueur de son front, du « croissez et multipliez » contrarié par le péché, de la leçon de vie donnée par Dieu. Avec une obsession renouvelée pour le mythe biblique de Caïn et Abel, le frère qui tue son frère – par jalousie de l’amour du Père. Que ce soit Charlie et Adam, ou Caleb et Aron (toujours des prénoms en C et en A), le meurtrier (abouti ou non) est exilé à l’est du Paradis, l’Éden biblique.

L’est est là où le soleil se lève, où tout peut recommencer sous l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. L’ouest est au contraire toujours promesse de paradis retrouvé, de nouveau monde à défricher, de cité de Dieu à bâtir – d’où le tropisme puritain vers la terre promise des Amériques et, en Amérique, la ruée vers l’ouest des pionniers jusqu’à la Californie où coule, sinon le lait et le miel, du moins le coton et les oranges avant les filons d’or et la technologie. Au-delà, c’est la mer. Ceux qui se sont aventurés toujours plus vers l’ouest n’ont trouvé que les îles tropicales où se perdre dans l’oisiveté et le sexe, ou poursuivre inlassablement le monstre marin de Moby Dick.

C’est « l’histoire du bien et du mal, de la force et de la faiblesse, de l’amour et de la haine, de la beauté et de la laideur », écrit Steinbeck dans son Journal du roman. Il intercale l’histoire de deux familles dans le roman, la sienne, les Hamilton germano-irlandais un peu foutraques mais généreux, ses grands-parents maternels, et la famille Trask, inventée sur le modèle biblique avec un père dominateur et deux frères qui s’aiment et se haïssent. La mémoire et l’invention s’entremêlent. Cela donne un roman fleuve, contradictoire, immoral selon les normes du temps, addictif – au fond terriblement humain.

Il tourne sur l’interprétation dans la Bible du péché. « La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé », écrit justement l’auteur sous son personnage du chinois domestique et philosophe Lee, p.1143 Pléiade. D’où la jalousie du fils délaissé à l’égard de son père, tel Caïn le laboureur, dédaigné au profit d’Abel l’éleveur, l’autre fils. Cette injustice délibérée au premier degré laisse pantois. Mais Dieu inscrit au front de Caïn un signe pour que personne ne le tue. Et le fils premier-né, chassé du regard du Père, s’exile à l’est d’Éden. Sur deux générations, les Trask vont reproduire le modèle – comme quoi être imbibé de Bible n’est pas bon pour la santé psychologique de l’humanité.

Charles offre à son père un couteau à lames multiples, avec l’argent qu’il a gagné en coupant du bois à la sueur de son front. Au lieu d’en être récompensé par un regard, une parole ou un geste d’amour, le père dédaigne le cadeau au profit de celui de son autre fils, Adam, qui se contente sans effort de lui offrir un chiot trouvé dans la forêt. Charles tabasse alors Adam en le laissant pour mort. Mais il ne l’est pas et, devenu père à son tour après un périple forcé dans l’armée, il reproduit le schéma : il reçoit en cadeau de son fils Caleb une grosse somme d’argent acquise par le travail des haricots et l’astuce de profiter de la montée des prix, pour compenser la perte d’un projet de vente de salades préservées dans la glace qui a échoué. Mais Adam refuse ce cadeau indignement (selon lui) gagné par la spéculation et préfère les bons résultats scolaires de son autre fils Aron. Caleb se venge en révélant à son faux jumeau Aron que leur mère n’est pas morte, mais une putain qui tient maison dans la ville après avoir tiré sur leur père et les avoir abandonnés. Effondré, Aron, à 17 ans, s’engage dans l’armée et se fait tuer dans la Première guerre mondiale.

C’est toute la différence entre l’être beau, obéissant et conformiste, et l’être moins doué par la nature mais qui compense par ses efforts. Le pur et le maléfique, l’ange et le démon. Dieu est bien injuste, lui qui a créé les hommes tels qu’ils sont, Abel comme Caïn. Aron ressemble à son père, orthodoxe et suivant les commandements à la lettre, tout désorienté lorsque la réalité vient contrecarrer ses rêves. Il n’aime pas sa fiancée Abra (au prénom qui vient d’Abraham), il aime l’idée idéalisée qu’il se fait d’elle. Au fond, il reste centré sur lui-même, égoïstement parfait, et le monde doit tourner autour de lui sans qu’il ne fasse rien pour.

Caleb ressemble à sa mère, la putain Cathy, depuis toute petite manipulatrice et sans affect, une parfaite psychopathe. Recueillie par Adam alors qu’elle était fracassée par son souteneur, après avoir simulé un viol qui a conduit l’un de ses professeurs au suicide, tué ses parents dans un incendie, elle l’a épousé pour mieux le détruire. Elle a couché avec lui et avec son frère Charlie pour affirmer sa liberté et, malgré une grossesse non désirée où elle a accouché de faux jumeaux, elle est partie en abandonnant mari et progéniture. Elle s’est instillée dans les bonnes grâce de la tenancière d’un bordel de Salinas avant d’empoisonner sa bienfaitrice qui l’instaurait légataire, et de pervertir les notables du coin par des pratiques sado-masochistes inusitées, dont elle conservait des photographies. Caleb la perce à jour, Aron en est effondré. Cathy, arthrosique et vieillissante, se suicide en laissant tout à Aron – qui laisse tout à sa mort sur le front.

Au fond, la Bible peut se lire de façon contradictoire : soit comme une soumission inconditionnelle à Dieu (ce que pratiquent les intégristes chrétiens, les puritains et… les musulmans), soit comme une liberté offerte à l’humain de construire sa vie selon ses choix successifs (ce que pratiquent les protestants, les catholiques après Vatican II et… les Juifs). La Parole de Dieu est soit un commandement absolu auquel il faut obéir à la lettre, soit un élément de réflexion à approfondir par soi-même. Steinbeck a choisi la modernité, et s’amuse de ce que Dieu « préfère l’agneau aux légumes » p.1142. Chacun est responsable de son destin et peut choisir le bien ou le mal à chaque instant. « Le mot hébreu timshel – ‘tu peux’ – laisse le choix. C‘est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si ‘tu peux’, il est vrai aussi que ‘tu peux ne pas’ » p.1177. Cal réussit à accepter ses fautes et à faire d’elles des forces pour aller de l’avant.

Le roman est plus riche que ce que je peux en dire en une seule note, et le cinéaste Elia Kazan en a tiré un film (chroniqué sur ce blog) qui recentre l’histoire sur Caleb et Aron, faisant du père Adam un monstre de rectitude borné, sans empathie, sûr de son bon droit moral issu du Livre – assez éloigné de l’Adam du roman.

Cette fresque familiale s’inscrit aussi dans l’histoire des États-Unis et du monde de 1863 à 1918, avec les guerres indiennes, la guerre de Sécession, la Première guerre mondiale, avec le développement du chemin de fer, de l’industrie automobile, du grand commerce et de la publicité, avec l’immigration venue de la vieille Europe et de la Chine. Tout cela incarné dans les petits gestes du quotidien, les situations sociales et l’amour. Plus que dans les vérités éternelles du Livre, les humains trouvent leur expérience dans la terre et dans la vie. « La production collective ou de masse est entrée aujourd’hui dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Tel est le danger qui nous menace. (…) Notre espèce est la seule à être capable de créer, et elle ne dispose pour inventer que d’un seul outil : l’esprit individuel de l’homme. (…) C’est seulement après qu’a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l’exploiter, mais le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau solitaire de l’homme » p.992

Un grand livre de l’humanité, le testament de l’auteur.

John Steinbeck, A l’est d’Éden (East of Eden), 1952, Livre de poche 1974, 631 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Bunny Lake a disparu d’Otto Preminger

Ann Lake (Carol Lynley), une jeune femme un peu nunuche, vient d’arriver d’Amérique à Londres par bateau. Elle est accueillie par Stevie (Keir Dullea), bel homme journaliste, qui joue au protecteur depuis leur enfance. Il s’agit de tout faire vite : la dépose à la nouvelle école de la petite Bunny de 4 ans (Suki Appleby), l’emménagement dans un nouvel appartement, le harcèlement du propriétaire curieux et graveleux, les courses nécessaires… Lorsque Ann va rechercher à midi sa fille à l’école, elle a disparu.

Les 4 ans descendent de l’étage et elle n’est pas avec eux. Dans les classes vides, personne. Les institutrices ne l’ont pas remarquée et celle qui devait la prendre en charge n’était pas là à l’arrivée, et est partie en urgence à midi chez le dentiste. Seule la cuisinière (Lucie Mannheim), une Allemande à l’accent yiddish, se souvient de lui avoir conseillé de la laisser dans la pièce d’accueil où est déjà un bébé, mais elle a rendu son tablier et fait sa valise pour rentrer en Allemagne par avion l’après-midi.

En fait, tout apparaît faux aux Anglais – décalé – dans le comportement du couple. Ann est agressive, elle ne comprend pas, son comportement « américain » est anormal pour les mœurs anglaises. D’ailleurs, elle n’est pas mariée et Steve, qui l’accompagne, est son frère. Le papa n’existe pas, Ann est fille-mère, ce qui reste indécent dans la société européenne du début des années soixante.

Le frère s’en mêle, il parle haut, logique et ferme. Cette école est un foutoir, on y entre comme dans un moulin, les institutrices ne savent même pas qui est là ; il menace de faire son métier de journaliste et de révéler ces carences publiques. La police est alertée et le superintendant (commissaire dans la version française) Newhouse (Laurence Olivier) mène l’enquête – avec pléthore de moyens et diffusion d’un appel à la télé. Mais il faut se rendre à l’évidence : pas de Bunny Lake. Ses affaires à l’appartement ont disparu – il ne subsiste aucune trace d’elle. Personne ne l’a vue – à croire qu’elle n’existe pas.

C’est le propos que rapporte la « sorcière » du dernier étage, l’ancienne directrice dont l’appartement est au-dessus de l’école et qui ne sort plus guère. Confite dans sa bonbonnière, elle prépare un « livre » sur son expérience des enfants, leurs cauchemars, leurs inventions, leurs fantaisies. Pour elle, tout est possible. Stevie lui aurait dit qu’Ann sa sœur avait, petite, inventé une amie imaginaire qu’elle prénommait Bunny. Ce n’est pas rare chez les enfants ; c’est un signe pathologique chez une adulte. Ann, mère célibataire très attachée à son frère serait-elle fabulatrice ou dérangée ?

Newhouse va éplucher les listes d’arrivée du bateau indiqué : personne. Ni la mère, ni la fille. Les quelques passagers débarqués qu’on a pu retrouver ne se souviennent pas d’une petite fille. Normal, dit la mère, Bunny était enrhumée et je ne voulais pas qu’elle sorte. Mais est-ce la bonne date d’arrivée ? Ann a déclaré avoir passé cinq nuits dans la grande maison prêtée par un ami de Stevie absent, le temps de trouver un appartement. Non, corrige le frère, quatre nuits seulement.

Ce petit détail va tout faire basculer. Outre qu’Ann se souvient d’une poupée donnée à réparer dans une boutique spécialisée de Londres, nommée Hôpital des poupées. Elle s’empresse d’aller la chercher comme preuve le soir venu. Sauf que tout ne se passe pas comme prévu… Elle se retrouve à l’hôpital et doit fuir de nuit discrètement.

L’opiniâtreté de la mère faussement nunuche et la sagacité du superintendant faussement sceptique vont résoudre l’affaire et mettre au jour la psychose d’un personnage que l’on ne croyait pas si atteint. Le groupe de rock anglais The Zombies, créé en 1961 quelques années avant le tournage, rythme l’histoire sombre par des apparitions à la télévision, montrant combien la société anglaise se remet peu à peu de sa dépression post-guerre mondiale avec le tumulte grandissant des baby-boomers.

Preminger n’est pas Hitchcock mais l’intrigue est bien menée et la chute inattendue. Ce ne sont pas les scènes qui font monter la tension, ce sont les personnages qui sont de moins de moins nombreux à être soupçonnés et apparaissent de plus en plus tendus. Tout est logique dans ce film noir mais le spectateur se laisse embarquer dans des impasses successives.

DVD Bunny Lake a disparu (Bunny Lake Is Missing), Otto Preminger, 1965, avec Laurence Oliver, Carol Lynley, Keir Dulea, Wild Side Video collection les Incontournables du cinéma, 1h43, €19,21

Les quelques 500 films déjà chroniqués sur ce blog

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Catherine Rihoit, Les abîmes du cœur

Elle est bien oubliée, la sage Catherine Rihoit, Caennaise née en 1950, agrégée d’anglais devenue romancière et journaliste. C’est qu’elle parle des femmes dans le style de l’ancien temps, avant le mitou, avant le mi-sexe, avant même la minijupe. Elle parle de comment l’amour vient aux filles, élevées dans la pruderie du christianisme bourgeois. La découverte du mystère bouleverse et rend révolutionnaire, au point de jeter jupons, famille et conventions d’un coup – un coup de tête après un coup de rein.

En 1899, autrement dit une autre époque, la victorienne, la bourgeoise catho tradi qu’un nombre de plus en plus grand aimerait voir revenir au galop, Ophélie au prénom languissant de noyée drapée dans ses grands lys, est ôtée du couvent. Elle a 15 ans et y a passé cinq ans pour en faire une parfaite demoiselle digne de l’élévation sociale ambitionnée par le père. Lui, marchand de vin à Paris, a amassé un magot et se retire en Normandie dans un manoir imposant près de la mer : le Purgatoire. Pour paraître, il le rebaptise la Renaudière, comme s’il était un bien de famille des Renaudet, qui est son nom. Mais chacun dans le village connaît l’histoire de cette demeure baroque, bâtie par un riche bijoutier parisien qui y avait installé sa cocotte avant de tomber du belvédère et de rendre la fille folle.

Ophélie à la campagne s’ennuie. Elle court la grève avec le chien mais elle est seule. Sa mère Blanche est une romantique fanée qui ne sait pas ce qu’elle veut et ne l’aime pas. Son père non plus, qu’elle ne voit guère. Tout leur amour de parent était allé au frère aîné Hippolyte au prénom ambigu, frère de Thésée ou reine des Amazones. Le garçon en a eu marre des vieux trop corsetés et, après une dispute violente avec son père, il est parti à 14 ans pour les Amériques, n’emportant que sa tirelire et les vêtements qu’il avait sur le dos. Nul ne l’a plus revu et Ophélie, qui l’aimait bien, en rêve encore.

C’est pourquoi, lorsqu’elle se résout enfin à écrire à Violette, son amie de cœur de la pension chez les sœurs, celle-ci lui reproche de ne pas lui avoir laissé son adresse lors de son départ, d’où son silence, et veut bien renouer leur amitié. Justement son frère jumeau Louis se meurt de consomption (le mot pudique pour la tuberculose qui lui ronge le poumon), et le médecin dit que l’air de la mer lui ferait du bien. Ophélie s’empresse de tanner sa mère pour qu’elle accepte de recevoir Louis et Violette, avec leur gouvernante anglaise Sarah, fille de pasteur de mère juive.

Dès lors, c’est la fête. Ophélie qui se mourait à ne rien faire, avait eu une crise après que l’abbé Delessert du domaine lui ait fait approcher « les abîmes du cœur », du nom d’un cahier où il consignait ses observations frustrées et ses fantasmes de chasteté jurée. L’abbé l’avait saisie et Ophélie en avait été saisie au point de perdre sa connaissance. Depuis, elle évitait soigneusement l’abbé libidineux, sans savoir au juste ce qu’il lui voulait, ni sa mère pourtant chargée de son éducation, ni la servante Lisette qui avait connu l’homme, ne voulant lui dévoiler de quoi il s’agissait. L’arrivée des trois jeunesses apporte un bol d’air. Ce sont des conciliabules sans fin entre les amies de pension, les jeux dans le lit du frère et de la sœur, l’amour charnel que Sarah porte à Louis son élève. Ophélie observe avec curiosité ce qu’est physiquement l’amour dans ces différentes facettes (amical, fraternel, physique), tout en ressentant divers sentiments en son cœur. Elle fait mal la relation entre le corps et l’âme, mal éduquée par la religion et par la bourgeoisie.

Elle aimera Louis, mais comme un frère, comme l’aime Violette sa jumelle. Elle ne sera déflorée qu’un soir inédit, alors qu’un aristocrate russe en fin de trentaine est venu au galop depuis Caen revoir la maison où il avait vécu un amour déçu, celui de l’actrice devenue cocotte du bijoutier. Sergueï, qui avait 18 ans, en était éperdument amoureux mais elle était fidèle. Après l’incendie de sa propriété près de Saint-Pétersbourg, où a péri le peu de famille qui lui restait, le jeune homme a décidé d’aller faire la vie en Europe, baisant tout ce qui bouge – dont Ophélie sur son chemin. Celle-ci lui en est reconnaissante, elle sait enfin ce qu’est l’amour physique, tout en ressentant pour son initiateur un élan du cœur qui la réconcilie avec l‘humanité.

Sauf que Sergueï est reparti le lendemain de bon matin. Ophélie ne songe alors qu’à le retrouver, même si Louis, qui vit ses derniers mois sur cette terre, aurait bien voulu la prendre et l’apaiser. Mais Sarah est jalouse et Violette la jumelle se sent délaissée. Le fantasque Louis est romantique comme Blanche la mère, mais actif, et non passif comme elle. Ophélie se laisse attirer par son projet : filer sur la Riviera où Louis sait que Sergueï est allé ; lui vivra une dernière aventure de gentleman cambrioleur (il a déjà volé la rivière de diamants de sa mère), elle retrouvera son grand amour. Ils partent donc une nuit, Ophélie déguisée en jeune garçon, prennent un cheval puis le train, à Paris un autre train. Mais Sergueï a beaucoup gagné au casino de Monte-Carlo et il est parti pour Venise. Qu’à cela ne tienne, Ophélie rhabillée en femme se fait la sœur de Louis, devenu Antoine.

Ils retrouvent Sergueï, qui accueille Ophélie et la baise à nouveau, mais la laisse toute la journée au palais qu’il occupe, pour aller à ses affaires. Ophélie se dit que c’est cela l’amour d’une femme, rester passive à la maison tandis que l’homme s’ébat ailleurs. Sauf qu’elle trouve un après-midi Louis mourant sur le seuil, atteint d’une balle alors qu’il volait un bijou, et le vigoureux Sergueï qu’elle voulait alerter en train de coïter le jeune valet qui est beau garçon. Explications, séparation, départ. Ophélie retourne chez sa mère, Sergueï paye le voyage.

Mais Ophélie est enceinte et c’est inadmissible pour le bourgeois promu, catho tradi. Sarah, enceinte elle aussi de Louis, s’est suicidée dans la mer pour cacher son déshonneur, Violette a été rappelée à la maison. Ophélie est déclarée malade, on ne la laisse voir personne, elle accouche dans la douleur mais à la maison, et l’enfant lui est aussitôt retirée (c’est une fille) pour être confiée anonymement à une nourrice. Celle-ci est la sœur aînée de Lisette, elle s’est déjà occupée du petit garçon que la servante a eue sans être mariée. Ophélie est destinée à épouser, flétrie, un vieux notaire ou équivalent. Elle ne l’entend pas de cette oreille et ne veut pas rester au Purgatoire. Une fois remise et mise au courant par Lisette, elle reprend son enfant et fuit elle aussi pour les Amériques avec lui. On est en 1900, elle a 16 ans.

Inspirée par les héroïnes romantiques anglaises, l’autrice offre juste avant les années Mitterrand une parodie littéraire où l’humour transparaît souvent. Vingt ans après, comme dirait l’autre, les temps ont changé et ce qui paraissait ironique en 1980 fait frissonner en 2020 : la pruderie bourgeoise catho tradi revient et les Ophélie risquent de se multiplier dans un avenir proche.

Prix Anaïs-Ségalas de l’Académie française 1980

Catherine Rihoit, Les abîmes du cœur, 1980, Folio 1984, 375 pages, €9,00

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Colette, La maison de Claudine

Vers la cinquantaine – c’est l’âge habituel – l’auteur se penche sur son passé. C’est que la guerre de quatre ans et des millions de morts par boucherie est passée par là, ramenant chacun à l’essentiel de son existence. Que sa fille Bel-Gazou grandit et lui rappelle sa propre enfance. Que son mari Henry de Jouvenel est accaparé par ses affaires diplomatiques. Que son beau-fils aîné Bertrand, 16 ans et demi, au bord de la mer en Bretagne, à Rozven, fait parler la belledoche : « Pourquoi ne racontes-tu pas ton enfance, puisque tu l’as aimée ? »

De fil en aiguille naissent ces contes de l’enfance de Claudine/Colette. Le frère aîné qui, à 13 ans, composait des cercueils et leurs épitaphes deviendra étudiant en médecine… La belle-sœur aînée aux longs cheveux qui lisait tant et plus des romans deviendra mère de famille et fâchée avec Sido. Les chiens et les chattes sont de la famille.

La mère, Sidonie, prend peu à peu de l’importance, révélée par les souvenirs qui affluent. Elle s’est mariée avec « le Sauvage », le capitaine Colette. Elle bouffe du curé mais va de ce pas sonner à sa porte… pour se faire offrir une bouture de pélargonium qu’elle convoitait. Elle ne manque aucune messe, mais avec son chien. Quand le curé lui fait remontrance, elle rétorque « qu’est-ce que vous craignez donc qu’il apprenne ? ». Le chien se lève et s’asseoit comme les fidèles – sauf qu’il grogne à l’élévation. « Mais certainement ! (…) Un chien que j’ai dressé pour la garde et qui doit aboyer dès qu’il entend une sonnette ! » Sido est une femme qui pleure à la mort de son mari le Capitaine cul de jatte, mais qui ne peut s’empêcher de rire le soir même devant le jeune minet qui fait des cabrioles, fou comme un chat au printemps.

« Minet-Chéri », ainsi l’appelait sa mère, est une enfant garçon à la sensualité de bête. Elle aime les plantes, les animaux, les gens. Elle les regarde avec tendresse et ironie. Telle cette « petite Bouilloux », trop belle pour tous, promise par les commères à un destin de dévergondée qui fait tourner les têtes mâles et oriente les queues vers le ballon – et qui pourtant deviendra ouvrière, dansera mais ne se donnera pas, restera vieille fille, aigrie parce que nul ne lui convient tant on lui a monté la tête. Ou ce clerc de notaire dont elle a « oublié le nom », célibataire mal habillé, mal nourri, à figure triste, dont se moquent les petites adolescentes abêties par les hormones le midi – les copines de Colette au village. Un jour, le clerc est en retard, le saute-ruisseau de l’office notarial est déjà assis sur le banc de pierre à bouffer son pain. Lorsqu’il surgit, affairé, il porte un journal et confie au gamin : « Ybañez est mort. Ils l’ont assassiné. » C’était un coup du cardinal de Richelieu dans le feuilleton du jour…

La scandaleuse Colette passe un nouveau pacte avec ses lecteurs ; elle met en avant sa jeunesse pure et familiale, les valeurs conservatrices prisées de ceux qui lisent. Des textes propices à donner en « rédaction » aux élèves du primaire (je n’y ai pas échappé). Même si l’enfant est une enfant, donc « marquée par la malice originelle », comme le note un critique en référence à la Bible.

Colette, La maison de Claudine, 1922, Livre de poche 1978, 158 pages, €7,70, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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Max Gallo, Belle époque

Max Gallo, fils d’immigrés italiens pauvres, est sensible à l’injustice sociale. Il a vécu la méritocratie républicaine, parvenant à force de cours du soir à obtenir une agrégation d’histoire puis un poste d’enseignant à Science Po. Entré en politique par le communisme, jusqu’en 1956 et le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, il a viré socialiste du temps de Mitterrand et est devenu porte-parole du gouvernement Mauroy avant de suivre Chevènement, puis de quitter l’engagement politique en 1994 pour se consacrer à l’écriture.

De ses années de militantisme socialiste il a cru bon de donner une mythologie par ce roman naïf, caricatural, réinterprétant Jacquou le croquant et Zola, qui se passe à la charnière des XIXe et XXe siècle. Comme s’il fallait à tout prix rejouer 1789 et raviver l’ennemi d’Ancien régime, l’Aristo, pour enfin exister en démocratie. Mais le mythe n’a jamais remplacé le réel, désigner un ennemi fantasmatique dispense d’observer l’ennemi véritable. En 1984-85, lors de l’écriture de ce roman, Max Gallo vivait les premières années de la Gauche au pouvoir et déjà les scandales éclataient, les petit-bourgeois socialistes répétant avec enthousiasme les frasques des grands bourgeois honnis. Ce pourquoi Belle époque garde quelque chose de ridicule dans son outrance moraliste.

Non, la « belle » époque n’était pas belle pour tout le monde ; on l’appelle surtout ainsi parce qu’elle a précédé deux guerres immondes. Elle avait pourtant succédé à celle de 1870, nettement plus courte mais non moins stupide. 1870-1945, ce fut presque une guerre de cent ans entre la France et l’Allemagne, à vingt ans près. La Belle époque était donc cet entre-deux où l’on jouissait, s’enrichissait (toujours sur le dos de quelqu’un), paradait socialement. Les choses n’ont pas changé, il suffit de suivre les actualités (« il leur faudrait une bonne guerre », disaient les vieux de 14 lorsque j’étais enfant en parlant de leurs jeunes).

Max Gallo oppose un frère et une sœur, Mathieu et Julia. Le premier, aîné de la fratrie, est révolté car éduqué à la brute par un père seul, un ours abruti et cruel qui lui enfonçait la tête sous l’eau le matin par tous les temps, cassant la glace s’il le fallait, pour l’envoyer ensuite toute la journée garder les moutons. Quoi d’étonnant à ce qu’élevé dans le ressentiment il n’ait eu que haine pour les autres villageois, les « soumis », et pour le seigneur local qui guignait la terre du père, enclavée dans les siennes. A 10 ans, il lui balance une pierre en pleine figure avant de se sauver, en sauvage. Le père est arrêté, emprisonné, les terres vendues, les trois enfants confiés à la garde du seigneur qui les « tient » : Mathieu l’aîné en rébellion permanente voué aux bêtes, Julia la seconde donnée comme compagne de jeux à sa fille Lucie, et Serge le bébé confié au régisseur.

Mathieu n’est qu’une boule de haine et, s’il contraint le curé à lui apprendre à lire, ce n’est pas pour s’élever mais pour entretenir le feu anarchiste en lui. Julia se soumet en apparence mais reste critique, elle profite de l’éducation conjointe qui lui est donnée avec Lucie pour apprendre à se comporter en société. Mathieu s’enfuit en vagabond, rencontre successivement trois jeunes hommes qui vont lui servir de mentors, l’un en lettres, l’autre en explosifs, le troisième en comportement. Ils sont mus pour au moins deux d’entre eux par le désir que le garçon adolescent suscite avec ses boucles brunes et son teint de jouvenceau. Julia se laisse caresser et se gouine avec Lucie, consentante, bien que dominée ; elle est plus belle et a plus de prestance auprès des hommes mais doit en subir la contrepartie. Lucie s’est fait déflorer volontairement par un Mathieu de 14 ans alors qu’elle en avait 12, elle a été dominée et veut prendre sa revanche en dominant à son tour. Mathieu va s’embarquer pour le Panama où l’on creuse le canal, financé par des véreux comme le seigneur de son village qui lui a pris son père, sa terre, sa sœur et son frère – le père de Lucie.

Un ingénieur solitaire qui l’a pris sous son aile sur le chantier lui confie des documents qu’il ramène à Paris lorsque sa sœur le fait chercher par le directeur du journal, un Juif démocrate, qui l’héberge et lui donne du travail. Julia a quitté Lucie, mariée au ministre des Travaux publics, et écrit des feuilletons populaires qui lui attirent le succès. Mathieu revenu est comme un chien dans un jeu de quilles. Il est inadapté à la grande ville, à la société, aux intrigues. Manipulé par un journaleux jaloux du succès de Julia, une fille qu’il a baisée et qui désormais se refuse, il va être accusé d’assassinat du directeur du journal de sa sœur, se défendra mal, toujours révolté contre le système, et sera condamné à avoir la tête tranchée. Julia n’aura de cesse que de le venger en faisant publier les papiers de l’ingénieur et en incitant son amant du temps, le vice-président de la Chambre, à faire tomber le ministre véreux des Travaux publics et le banquier qui l’assiste, le mari de Lucie.

Le roman est réputé écrit par une journaliste qui a acheté au mitan des années 1980 la maison de Julia, léguée par le directeur du journal assassiné, où elle fera élever son fils eu avec un journaliste de hasard et où elle écrira ses romans feuilleton à succès. Cette mise en abîme sert de prétexte au recouvrement des époques, l’ancienne, la « Belle », étant censée montrer comment est celle d’aujourd’hui (guère différente). Bien écrit mais outré, une mythologie de gauche pour ressasser éternellement le ressentiment des petits contre les gros – avant qu’ils ne deviennent eux-mêmes gros, comme l’a montré la Gauche après 1981. Un roman dépassé.

Max Gallo, Belle époque, 1986, Grasset, 286 pages, €19,90 e-book Kindle €7,99

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Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Louis, jeune homme de 34 ans (Gaspard Ulliel) revient dans sa famille après douze ans ; il est connu dans les journaux, auteur de pièces de théâtre ; il a régulièrement envoyé des cartes postales. Mais il n’a pas vu grandir sa sœur de 17 ans et son frère aîné Antoine n’est plus complice comme lorsqu’il se lovait contre son torse étant enfant.

La mère, Martine, est foutraque, hyper maquillée, volubile, envolée (Nathalie Baye). Le frère Antoine est taiseux, aigri, jaloux, toujours en colère (Vincent Cassel). La petite sœur Suzanne (Léa Seydoux) est en admiration mais ne sait quoi dire. La belle-sœur, Catherine, c’est encore pire (Marion Cotillard) : elle bafouille, ne comprend pas (le pire moment ennuyeux du film), raconte n’importe quoi, parle des enfants – d’ailleurs, où sont-ils les enfants ? Pas même en photo ; pourtant le fils porte le prénom de Louis. Comme quoi tout le monde se fout de tout le monde dans cette famille. Ce n’est que « moi ! moi ! moi ! » Le petit moi des petites gens qui sont restés au bled et n’ont pas réussi à s’en sortir et qui en veulent au fils prodigue.

Pourquoi revient-il, le jeune homme ? La famille ne le sait pas vraiment et ne le saura pas. Il est marginal, gay, a-normal. Il a quitté la famille, le milieu, la province, tout ce qui est mesquin, replié, traditionnel faute de savoir s’élever et créer. Il a désormais le regard du citadin évolué sur la campagne isolée, les sentiments d’un auteur reconnu pour ceux qui ne sont rien – mais qui sont sa famille. « Famille, je vous hais », disait Gide ; « je vous est », dit Dolan. Car il reste l’un d’eux, le fils de, le frère de ; il s’en sent un peu responsable, juste un peu. Ce n’est pas lui l’aîné, il est seulement celui qui a les dons.

Il revient… pour repartir, aussitôt sa déclaration faite. Déclaration déviée, édulcorée, qui énonce qu’il viendra plus souvent, que chacun peu aller le voir, a le droit. Et c’est le drame, comme à l’arrivée, comme au déjeuner : le drame des petits moi qui ne se sentent rien. Et lui qui n’a rien à leur dire les écoute bafouiller, délirer – en étranger. Il n’a pas dit qu’il était gravement malade, probablement du sida ; il a seulement dit qu’il serait plus présent prochainement – et qu’il ne sortait plus. Comprenne qui peut. Pourtant son ami avec qui il baisait à 15 ans, « ton Pierre » comme dit Antoine, est mort du « cancer ». Ainsi dit-on dans la belle province catholique pour éluder la maladie des invertis.

Adapté de la pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, mort du sida cinq ans après avoir écrit sa pièce en 1990, le film prend des libertés. Les visages filmés en gros plan enferment chacun dans ses mots, dessinant une famille faussement protectrice qui se chamaille, se pique, où nul n’est reconnu pour lui-même mais seulement pour l’image qu’il a, où personne n’écoute les autres, tous dans le trop-plein. Seul Louis parle peu, « trois mots » comme dit sa mère. Il subit, il va mourir, il est effaré de ce chaos. La meilleure scène où l’émotion affleure est celle du dessert en famille, longuement et amoureusement préparé par la mère, où Louis déclare qu’il va revenir fréquemment. Mais il rompt aussitôt pour ne pas en dire trop, incapable de se livrer, et invoque un rendez-vous urgent, peut-être médical, pour aussitôt partir. Suscitant incompréhension, émotions et bagarre. Revoir sa famille, c’est juste la fin du monde.

C’est au dernier moment que le coucou sonne l’heure dans des lueurs de soleil couchant ou d’incendie et un oiseau s’envole, un vrai et pas son idéal sculpté de la pendule. Il se cogne aux parois et aux vitres. Il est enfermé dans le réel, la maison familiale, comme Louis dans les névroses des proches. Il meurt de se heurter aux murs – irrémédiablement seul. Un peu lourdement symbolique mais une métaphore de l’artiste incompris, de l’amoureux déviant, du fils hors des normes.

Grand prix du festival de Cannes 2016 et Trois César en 2017

DVD Juste la fin du monde, Xavier Dolan, 2016, avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Marion Cotillard, Vincent Cassel, Arcadès 2019, 1h35, €66,20 blu-Ray €73,21

Les autres films de Xavier Dolan en français : Tom à la Ferme + Laurence Anyway + Les amours imaginaires + J’ai tué ma mère + Mommy, Potemkine Films, €34,98

Biographie en français du réalisateur québécois : Laurent Beurdeley, Xavier Dolan l’indomptable, chroniquée sur ce blog.

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Lian Hearn, Le clan des Otori

Bien qu’il soit recensé comme le tome V en Folio, l’histoire se situe avant le tome I, soit en tome 0. Nous faisons en effet connaissance avec Shigeru, fils de sire Otori, chef du clan. Ce dernier est un aîné indécis, flanqué de ses deux frères jouisseurs qui le poussent à négocier et à abandonner l’honneur du guerrier contre la tranquillité. Car le clan des Tohan, avec la dynastie des Iida, convoite les Trois pays et voudrait bien inféoder les Otori à leur pouvoir brutal et avide.

Ce n’est pas du goût de Shigeru, déjà guerrier à 12 ans, qui dès sa majorité à 16 ans prend la tête du clan comme fils aîné du fils aîné, au détriment de ses oncles qui n’auront de cesse que de tenter de le rabaisser. Shigeru, revenu du maître en armes à qui il a été confié, sauve de suite son petit frère Takeshi, 8 ans, qui s’est battu à coup de pierres avec les garnements du quartier et a chu dans le torrent, coincé par les cailloux qu’il avait dans sa tunique et par son adversaire un peu plus grand que lui. L’autre gamin meurt noyé, Takeshi survit grâce à son frère au bord de l’adolescence qui, dès lors, s’aperçoit qu’il l’aime fort et veut le protéger. Cette révolution psychologique de protection se produit souvent vers cet âge chez les garçons.

Takeshi est en effet un sanguin, grand et fort, porté aux armes et aux chevaux plus qu’aux livres et à la méditation, il décide avant de réfléchir. Un beau gamin qui devient beau jeune homme, mais trop impétueux et direct. Il mourra ignominieusement, en guerrier certes, le sabre à la main et non sans avoir envoyé dans l’au-delà plusieurs adversaires, mais pas en guerre. Seulement submergé sous les coups des sbires de Tohan venus s’enivrer à la frontière, violer les filles et insulter les Otori. Shigeru en sera très affecté.

C’est que, dès 16 ans, il a préparé la guerre, mais avec la naïveté du guerrier neuf. Il n’a aucun espion ni aucune ruse – contrairement aux Tohan. S’il a sauvé la vie d’un Iida tombé dans un ravin en chassant au faucon sur le territoire Otori, ce dernier en est humilié et n’aura de cesse que de rétablir sa réputation en envahissant le pays. Le père de Shigeru ne l’a jamais défendu, n’a jamais réagi aux provocations des Tohan, sous l’influence des oncles. Or, laissez un tyran étendre ses actions et vous aurez la guerre : l’histoire l’a constaté maintes fois, de Hitler à Poutine. Shigeru est valeureux et son armée préparée, même si elle est inférieure en nombre. C’est cependant la trahison d’un clan qu’il croyait allié qui va précipiter sa défaite. Il n’avait pas préparé la diplomatie aussi bien que la guerre.

Il aurait dû se suicider au poignard, comme il était d’usage lorsqu’on était vaincu, avec toute sa famille exécutée de même par le vainqueur. Mais son père lui a fait jurer de ne jamais renoncer tant que Jato, le sabre historique du clan donné par l’empereur lui-même, reviendrait dans ses mains. C’est un membre de la Tribu secrète, Kenji Muto, qui va le prendre sur le cadavre du père pour le confier au fils. Vaincu, blessé, abandonné de ses amis morts, Shigeru ne doit la vie qu’au sabre, à sa promesse et à Kenji. Il va dès lors laisser la régence du clan à ses oncles, qui se sont bien gardés d’être présents lors de la bataille, et se retirer comme « fermier », intéressé par les travaux des champs – le nerf de la prospérité, donc de la guerre. Il feint pour mieux préparer sa vengeance, mais celle-ci ne cesse de se faire attendre.

Des années vont passer, Shigeru va être marié à une pétasse snob et frigide, lui engrosser une fille car elle aime la force et la violence, et la voir mourir en couches car tel était son destin. Shigeru n’aura pas d’enfant car dame Maruyama, dont il s’est épris par la suite, ne peut donner naissance sans être aussitôt condamnée à se tuer par les Tohan dont elle dépend. Le jeune homme va donc reporter sa frustration paternelle sur son neveu inconnu, le fils qu’a engendré son père avec une fille de la Tribu et qui a disparu dans les montagnes.

Ce sera Tomasu, qui deviendra Takeo, dont le lecteur a fait la rencontre dans le tome I (Le clan des Otori). Le garçon ressemble au bien-aimé Takeshi et Shigeru l’adopte. Il l’éduque et l’entraîne comme il se doit pour devenir héritier du clan, contre ses oncles. Le fil du destin prend donc Shigeru de l’émergence de sa personnalité à 12 ans à sa rencontre avec Takeo tout au bord du tome I.

Ce roman des âges farouches du Japon, en plein féodalisme, est toujours aussi agréable à lire que les autres et vous transporte au Moyen Âge de l’archipel. Il offre, au fil des péripéties, des réflexions judicieuses sur la guerre et les guerriers. « Lorsqu’un homme s’est engagé sur la voie du pouvoir, peut-on lire p.108, il ne sera guère arrêté que par sa propre mort. Il s’efforcera toujours d’être le plus puissant et vivra dans la crainte perpétuelle qu’un adversaire l’emporte sur lui et le renverse. Bien entendu, c’est ce qui se produit au bout du compte, car tout ce qui a un commencement a une fin ». On pense aux tyranneaux africains, bien-sûr, mais aussi au trio Staline-Hitler-Mao et leurs émules – dont Poutine reste le principal avatar aujourd’hui, égaré dans le siècle de la modernité.

De même la religion. Volontiers utilisée comme superstition pour tenir le peuple par la crainte, elle joue cependant un autre rôle, plus positif selon Shigeru, ainsi qu’il l’expose p.162 : « Il ne croyait pas que les prières ni les sortilèges pussent avoir le moindre effet ou influencer quelque être que ce fut dans le cosmos. A ses yeux, si la croyance religieuse avait un rôle à jouer dans la vie humaine, il devait consister à fortifier le caractère et la volonté de façon qu’un homme soit gouverné par la justice et la compassion et affronte la mort sans crainte. » C’est ainsi que, malgré ses défauts dans notre histoire, la religion catholique a tout de même produit les collèges de Jésuites et le scoutisme, qui ont forgé les caractères et appris la morale de plusieurs générations.

Un thriller historique à mettre entre toutes les mains avides d’aventures, en particulier des adolescents.

Lian Hearn, Le fil du destin (Heaven’s Net is Wide), 2007, Folio 2021 695 pages, €9,80 e-book Kindle €9,49

Les autres romans de Lian Hearn chroniqués sur ce blog

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Plage bateau

Quand on est près de l’eau, autant aller sur l’eau. La plage c’est bien, la mer, c’est mieux.

En dinghy gonflable quand on est encore petit – et que le frérot ne vous lâche pas d’une semelle pour faire comme les grands.

En canot à moteur si l’on ose.

Et quand on est ado, on l’ose.

Les filles s’y mettent en tenue très légère, c’est dire !

En famille pour les souvenirs de faire nid au coucher du soleil.

Ou avec un copain une fois grand, pour bronzer, nager, pêcher et autres plaisirs de la peau offerte aux regards et aux éléments.

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Harlan Coben, Sous haute tension

Myron Bolitar, l’agent des stars, accessoirement avocat, est contacté par Lex, un rocker qui a eu du succès. Sa femme Suzzie, enceinte de leur enfant, a reçu un mystérieux message posté sur Facebook disant « pas le sien » à propos du bébé. L’image associée est celle d’un tatouage. Myron va enquêter, aller en boite, se confronter aux gros bras à cerveaux étroits métrosexuels de ce genre de lieux, découvrir la provenance du tatouage, remonter le temps jusqu’à la rock star associée de Lex, un très beau jeune homme qui n’aimait que les filles à peine nubiles, se transporter dans l’avion privé de son ami Win dans l’île privatisée où la villa de la star se trouve, ruser pour y entrer et découvrir le pot aux roses. Ou ce qu’il en reste. D’autant que sa belle-sœur, Kitty, est dans le coup. Elle l’a fâché avec son frère Brad seize ans auparavant et a depuis erré en Amérique du sud auprès de divers ONG avec son fils Mickey, un neveu de désormais 15 ans que Myron n’a jamais vu.

Tout s’enchaîne dans une bonne histoire admirablement ficelée avec la touche personnelle qui attache le lecteur.

Mais c’est le personnage même de Myron T. Bolitar qui ne réussit pas à m’accrocher personnellement. L’agent des sportifs et des chanteurs au top de la mode superficielle américaine est « trop » comme disent les ados. Coben réinvente Superman, ce héros gonflé du ressentiment juif envers la société. Tous ses compagnons sont surévalués, sa fiancée Teresa fondante, son associée Esperanza catcheuse comme la fille de l’accueil Big Cindy, son ami Win classe et richissime, au carnet de relations sans équivalent tout en étant expert en arts martiaux, son père un vieux sage juif formé au Talmud, sa mère compréhensive, son neveu de 15 ans « magnifique »… C’est un univers composé pour éblouir le gogo yankee auquel j’ai beaucoup de mal à adhérer.

Je lis les enquêtes de Bolitar mais je ne les relis pas, je n’en ressens aucune envie contrairement à d’autres, je n’ai aucun attachement pour ces personnages de carton. C’est pour moi de la littérature-kleenex « pour jeunes adultes » comme l’écrit l’auteur : ceux qui ont horreur de se prendre la tête, qui ne lisent que ce qu’ils rêvent de vivre par compensation, réduits à leur univers de paillettes et de compète où le sport, la baise, l’alcool et la fumette sont l’alpha et l’oméga du bon gars américain bien de chez lui à New York.

Un bon roman de gare, mais je passe vite à autre chose.

Harlan Coben, Sous haute tension (Live Wire), 2011, Pocket 2013, 413 pages, €7.95 e-book Kindle €13.99

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Paranoïaque de Freddie Francis

Inspiré d’un roman policier anglais de 1949 très gothique, Brat Farrar par Josephine Tey, les studios Hammer ont accentué le côté psychotique dans l’air du temps vingt ans plus tard. Cela donne un film intéressant, bien que mineur.

Lorsque débute l’histoire, il y a onze ans que les parents de Simon, Anthony et Eleanor Ashby sont morts dans un accident d’avion. Les enfants étaient petits et ils ont été élevés par la tante Harriet dans le manoir de la famille, le notaire du coin administrant la fortune des mineurs jusqu’à leur majorité.  Simon (Oliver Reed) est tourmenté et se saoule tous les soirs, il fait des dettes, il a toujours été jaloux de son frère et de sa sœur. Il a engagé une infirmière (Liliane Brousse) pour s’occuper d’Eleanor (Janette Scott) dans le dessein de la faire passer pour folle et l’interner. Leur jeune frère Anthony s’est suicidé à l’âge de 15 ans en se jetant de la falaise trois ans après la mort de ses parents. Mais il n’est pas dans le caveau du cimetière à son nom car son corps n’a jamais été retrouvé. Seulement une lettre laissée là où il a sauté, demandant pardon.

Simon va bientôt être majeur (22 ans à l’époque) et avoir l’entière possession de son héritage, plus la tutelle de celui de sa sœur si celle-ci est internée. Il soupçonne sinon le notaire (Maurice Denham), du moins son fils de la même génération que lui (John Benney) d’avoir « emprunté » une partie de son avoir pour ses propres dépenses, ce qui pousse ce dernier à envisager les grands moyens pour éviter d’en rendre compte.

Lors de la messe anniversaire du décès des parents Ashby, Eleanor aperçoit à la porte de l’église un inconnu (Alexander Davion), et elle s’évanouit. Elle a cru reconnaître son frère chéri Tony, mort à 15 ans. Elle le revoit de sa fenêtre dans le parc, mais il disparaît. La tante, l’infirmière et Simon sont persuadés qu’elle commence à perdre la raison. Ce qui va dans l’intérêt de Simon qui flirte avec l’infirmière Françoise, bien roulée mais qui ne le fait pas bander. Car Simon, outre l’alcool, a un problème avec les femmes. Il est resté bloqué sur son petit frère qu’il faisait chanter auprès de lui déguisé en enfant de chœur alors qu’il jouait de l’orgue. Est-ce pour ce désir « interdit » ou par excessive jalousie dès l’âge de 13 ans qu’il a voulu l’éliminer ?

Mais Tony reparaît, adulte, après huit ans d’absence. Est-il un imposteur ? Simon délire-t-il ? Eleanor se persuade-t-elle d’avoir raison de l’avoir reconnu ? La tante interroge le Tony qui vient de sauver Eleanor de la noyade parce qu’elle s’est jetée après la messe de la même falaise que son frère lorsque le mystérieux revenant a disparu, la laissant seule à nouveau. Simon raille ledit Tony et le laisse aller tout seul à « sa chambre » dont il doit se souvenir. Le notaire a composé une liste de questions personnelles sur l’enfance. Tony, à chaque fois, répond précisément, ou par une pirouette vraisemblable.

Et puis… le délai se raccourcit pour la fortune, ce qui précipite Simon à établir de plus en plus sa psychose, couvert par sa tante qui est amoureuse de lui, autre amour « interdit ». Dans le même temps, Eleanor s’aperçoit à sa grande horreur qu’elle a toujours été amoureuse de son frère Anthony, amour de même « interdit ». Il n’y a guère que Tony qui prenne tout cela avec calme et raison, comme s’il était détaché de cette famille de tarés. Le spectateur apprendra assez vite pourquoi. Tony reste le seul être vraiment vivant, avec de vrais sentiments, dans ce panier de crabes. La caméra le montre chemise ouverte un soir, alors que montent du jardin des notes d’orgue joué par un Simon encravaté, comme corseté par peur d’être lui-même au naturel. Tony est bien de chair et pas d’imagination ; il répond au désir d’Eleanor et la désire. Les deux jeunes sont des innocents qui seront sauvés parce que fondamentalement sains, malgré les situations, tandis que les autres sombreront dans la folie.

DVD Paranoïaque, Freddie Francis, 1963, avec Oliver Reed, Janette Scott, Sheila Burrell, Alexander Davion, Maurice Denham, Elephant films 2017, 1h17, €16.99 blu-ray €18.99

Coffret The Hammer Horror Series : Brides of Dracula / Curse of the Werewolf / Phantom of the Opera / Paranoiac / Kiss of the Vampire / Nightmare / Night Creatures / Evil of Frankenstein, by Peter Cushing, anglais sous-titré français, €24,69, blu-ray €54,33

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George Eliot, Le moulin sur la Floss

Je n’avais jamais lu George Eliot, l’équivalente victorienne de George Sand en France. Les éditions Gallimard ont eu la bonne idée de faire paraître récemment un volume de ses romans les plus importants dans la collection la Pléiade. Vous l’aurez compris, George est une femme (les Anglais ont la manie de l’inversion). De son vrai nom Mary Ann (Marian) Evans, elle est née en 1819 dans le Warwickshire, dernière d’une fratrie de trois dont son frère Isaac, de trois ans plus âgé, qui deviendra sévère et rigide, ce qui la fera souffrir sa vie durant. Car son existence ne fut pas rose, comme son héroïne du Moulin sur la Floss, flanquée d’un pareil frère et d’un père aussi obstiné qu’ignorant. Ce sont ces souvenirs biographiques qui donnent à ce roman ce ton de vérité que George Sand n’arrive pas souvent à obtenir.

L’histoire se déroule au bord d’une rivière qui symbolise le temps qui passe et la vie qui va. Tranquille et riante durant l’enfance et les jeux, alimentant le moulin à huile du père et permettant le canotage où se laisser dériver, elle peut devenir colérique et grosse de dangers de noyade en cas de crue ou des malices des fermiers qui la captent pour leur irrigation, ce qui diminue le rendement du moulin. Le père Tulliver, colérique comme elle mais ignare en droit, accumule procès sur procès, ce qui le conduit à la ruine. Pour lui, le Malin s’incarne dans le « notaire », cet accapareur à bas prix des biens fonciers parce qu’il a la langue retorse et sait parler juridique.

Deux personnages principaux : le frère et la sœur. Tom est l’aîné, de complexion blonde et robuste Dodson de la famille de sa mère ; mais il a le caractère rigide empli de discipline et de préjugés de son père. Il n’est pas vraiment intelligent mais travailleur. L’auteur s’attarde sur « les qualités et les défauts qui créent la sévérité – la force de volonté, la conscience de poursuivre un but juste, l’étroitesse de l’imagination et de l’intelligence, une grande capacité à se maîtriser et une disposition à maîtriser les autres » (Livre VI chapitre XII). Maggie est la cadette éperdue d’amour pour son aîné fort et protecteur, qui la rabroue (et elle aime ça !), de complexion brune et agitée Tulliver, de la famille de son père ; elle a le caractère fantasque portée aux excès par besoin d’être aimée mais est plus futée que son grand frère et lit beaucoup. Quand tout va bien, Tom l’appelle Magsie. Mais l’hérédité n’est pas tout, comme le pensent les tantes. La passion et le devoir s’y ajoutent, venus du cœur et de la morale en sus de la biologie. Le devoir est cet hapax victorien sans lequel la monarchie et l’empire ne pourraient tenir, croyait-on. La passion vient évidemment le contrarier, ce qui fait le ressort du roman victorien.

Maggie n’y échappe pas. Ayant connu un amour fusionnel avec son frère, malgré sa sévérité de jeune mâle imbu de son sexe comme de sa force, elle va tomber en amour pour Philip et pour Stephen. Le premier est le fils du pire ennemi de son père, celui qui va gagner le procès intenté par l’irascible inculte. Philip est orphelin de mère, bossu par accident de naissance mais intelligent, sensible et cultivé ; il voue à Maggie un amour éperdu parce qu’elle lui a montré de la compassion enfant et lui ouvre l’esprit. Mais Tom ne l’aime pas, tout entier du côté de son père obtus. Stephen est le beau parti riche et parfumé qui vient courtiser Lucy la petite cousine de Maggie, toute blonde et jolie qu’on ne peut que l’aimer. Mais Maggie résiste au beau jeune homme qui lui ouvre les sens et celui-ci, en société victorienne qui fait des jeunes filles des oies, sent une personnalité qui le fascine. Malgré son côté superficiel mondain, il est vraiment amoureux d’elle, au point de chercher à l’enlever sur la Floss pour la marier au loin. Reste le cœur, qui n’a été ouvert que par Tom son grand frère, et Maggie refuse les deux autres, par devoir. « Si seulement je pouvais me faire un univers en-dehors de l’amour, comme le font les hommes », dit-elle à Philip (Livre VI chapitre VII).

Le devoir non envers une Morale transcendante, ni même pour la morale sociale du qu’en dira-t-on (qui lui fera d’ailleurs payer cher), mais par fidélité à sa mémoire des liens tissés depuis toujours avec ses proches, renforcée par sa morale chrétienne personnelle tournée vers les autres. Elle a lu L’imitation de Jésus-Christ du moine allemand Thomas a Kempis, offert par Bob le guenilleux devenu colporteur et gentil homme ; elle opte avec lui pour le renoncement à soi et la résignation par sympathie pour les autres et solidarité de communauté. « Si la vie ne nous créait pas des devoirs avant que l’amour arrive, l’amour serait le signe que deux personnes doivent s’appartenir (…) mais (…) c’est que je ne dois pas, que je ne peux pas chercher mon propre bonheur en sacrifiant les autres », dit-elle à Stephen (Livre VI chapitre XI). Les droits des autres font pression sur son cœur et le passé la lie à son devoir.

Maggie ne peut contenter Philip par respect pour son frère Tom qui lui a déclaré qu’il ne la reverrait alors jamais ; elle ne peut contenter Stephen par sentiment pour sa jeune cousine Lucy a qui il s’était promis. Elle reste donc stérile, tenue par cet amour quasi incestueux pour son frère, lui-même non marié par obstination pour les affaires. Dès la ruine de son père par sa faute, à 16 ans, il va se mettre au travail pour apprendre la comptabilité et entrer dans les affaires de son oncle. Il y fera sa place, rachètera le moulin sur la Floss, mais restera fruit sec comme sa sœur, le caractère, la discipline et l’épargne, vertus du capitalisme moderne qui nait à cette époque – lui faisant perdre ses sentiments et donc son âme.

Maggie, parce qu’elle est une femme, fort contrainte en milieu victorien, vivra une Passion christique par son renoncement supérieur au nom du Père (incarné par Tom l’héritier) aux deux hommes qui l’aiment, sera crucifiée par la « bonne » société des mauvaises langues, « elle voyait les épines s’enfoncer toujours plus sur son front » (Livre VI chapitre XIV), vivra trois jours d’angoisse dans la tempête qui fera enfler la crue, puis ressuscitera au troisième jour face au danger, prenant place dans une barque pour sauver ses proches.

George Eliot nous montre combien famille et traditions peuvent être mortifères lorsque la société est rigide et que les mâles sont persuadés de leur bon droit à décider comme Dieu le père. Maggie a eu le tort de faire de son grand frère le dieu de son enfance, trop Ancien testament, ce « quelqu’un d’inexorable, d’inflexible et d’implacable – sur lequel nous ne devons jamais nous modeler, mais avec lequel nous ne pouvons supporter de nous fâcher » (Livre VII chapitre I) – ce qui la handicape pour la vie entière. Car elle désirera toujours « vivement cette aide extérieure qui lui permettrait de réaliser ses bonnes intentions » (Livre VII chapitre I). Autrement dit obéir à des Commandements par soumission, en abolissant sa propre personnalité sous la Morale du Père. Marian Evans surmontera ce tropisme en bravant l’interdit fraternel lorsqu’elle se mettra en ménage avec un homme marié et vivra avec lui en épouse jusqu’à sa mort, élevant ses enfants.

Il y a des beautés nostalgiques dans les chapitres d’enfance, notamment celui où Maggie, 9 ans, s’en va vivre (quelques heures) chez les bohémiens par dépit de sa famille qui la rabroue et l’abaisse ; ou celui où Tom vagabonde en amitié avec le gavroche du coin, Bob en guenilles, à qui il donne un couteau à manche de corne. Il y a de l’ironie critique dans les chapitres sur ses tantes, fières de leur établissement social étriqué de province, heureuses de serrer sous multiples clés les trésors de draps, de châles et d’argenterie amassés patiemment dans les armoires ; ou dans la vanité de clerc du pasteur réduit, pour gagner un peu plus, à faire l’école à des garçons bornés. Il y a de l’humour facétieux dans les chapitres où Bob le colporteur entreprend de vendre des cotonnades à la tante de Maggie qui exècre et méprise les colporteurs… tout en étant fort tentée par les prix et qualités des étoffes proposées. Si le sérieux l’emporte, les convenances, la morale, le ce qui se fait, ce n’est pas sans laisser transparaître tout ce que la vie a de plus sensuel et passionné dans la nature, sur la rivière, chez les êtres.

George Eliot, Le moulin sur la Floss (The Mill on the Floss), 1860, Folio 2003, 733 pages, €15.90 e-book Kindle €10.99

George Eliot, Middlemarch précédé par Le Moulin sur la Floss, Gallimard Pléiade 2020, 1608 pages, €69.00

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Marcel Achard, Jean de la lune

L’Immortel Marcel est bien oublié aujourd’hui malgré son élection à l’Académie française en 1959. C’est qu’il était déjà de l’autre siècle, né en 1899, et qu’il n’a connu le succès au théâtre qu’entre-deux guerres, durant la crise, avec sa pièce Jean de la lune.

Louis Jouvet a monté les trois actes en 1929 au théâtre des Champs-Elysées et Jean Piat en 1967 au théâtre du Palais-Royal ; la pièce a été reprise par Pierre Sabbagh pour la télévision dans Au théâtre ce soir. Elle met en scène le fiancé, la femme, l’amant, en plus du frère cynique et faible de la belle. Le ressort est la femme, Marcelline, perverse et inconstante, qui vole de bite en bite en butinant ce qu’elle croit être l’amour. Mais Richard, le fiancé qui l’aimait, en a marre et la jette. Elle en est étonnée et désespérée : l’aime-t-elle ? Est-elle capable d’aimer ? L’amour n’est-elle pour elle que séduction du mâle et l’homme à ses pieds ?

N’est-il pas plutôt auprès de Jef, ce doux sentimental timide qui l’admire et la chérit en lui pardonnant tout malgré le frère Clotaire et l’amant Richard dont il est ami ? Jef est surnommé depuis tout petit Jean de la lune tant il n’apparaît pas sur terre mais dans ses rêves. Pour lui, le monde vrai n’est pas ce qu’il a devant les yeux mais ce qu’il veut y voir. Ainsi l’amour n’est-il pas dans les transports immédiats et éphémères mais dans la pudeur et la constance. Marcelline, décillée par la rébellion de Richard, s’en rendra compte à la fin. Elle épousera un Jef sans épaisseur et sans grande passion, mais sentimental plus que désirant. Le cœur plus que le sexe est le trésor de l’amour, semble nous dire l’auteur, en complète opposition avec son époque portée aux paroxysmes (fasciste et communiste) et à l’immédiat après la guerre la plus con.

Sur un canevas réduit – un simplet veut marier une cocotte qui trompe tout le monde – la pièce suscite la joie et la mélancolie du moraliste. Elle laisse à penser que tout se résout avec le temps, ce qui est sagesse, mais rare en amour. Un film a été tourné à partir de la pièce par Jean Choux, sorti en 1931 (il n’existe pas de DVD mais le film est accessible sur YouTube), mais la pièce a été filmée pour la télé.

Marcel Achard, Jean de la lune, 1929, Livre de poche 1968, occasion €4.45

DVD Au théâtre ce soir – Jean de la lune, Pierre Sabbagh, avec Michel Duchaussoy, Claudine Coster, Christian Marin, Jean-Pierre Delage, Laurence Badie, LCJ éditions 2005, 2h, €6.30

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Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir

Au milieu des années 1970, Serge Moati réalisa un feuilleton télé (terme français pour « série ») sur la deuxième chaîne ; il surfait sur la vague régionaliste et nostalgique du « retour à la campagne » des socialistes en plein essor. Il faut y voir là les prémices de l’écologie, terme vague de la nouvelle religion laïque (si l’on peut oser cet oxymore) des « progressistes » qui rétrogradent. La pédale sur le frein du changement, ils « reviennent » aux valeurs traditionnelles, immuables ou presque, de la paysannerie début de siècle (le XXe). Les romanciers populaires seront légion, oubliés aujourd’hui mais parfois sans raison. Georges-Emmanuel Clancier, en premier lieu poète, était précurseur en faisant roman des récits de sa grand-mère limousine.

Le pain noir était celui que mangeaient les paysans les plus pauvres. Passer du blanc au noir était signe de déchéance, métisser au froment pur de la balle et du son signe d’appauvrissement nourricier. Les Charron sont métayers quand l’histoire commence. Cathie, leur petite fille de 5 ans, vit heureuse entre ses parents, ses frères aînés et son parrain, le fils premier, adopté après la mort de ses parents. Outre le parrain, viennent Mariette, Martial, Francet, Aubin, puis Cathie. Naîtront ensuite Clotilde et Toinette. Huit enfants, c’est bien lourd pour un ménage paysan. Encore heureux qu’on ait une ferme. Mais le métayage est une exploitation car le bourgeois propriétaire est rapace, guère plus aisé que ses paysans en ces régions où la terre rend mal. On se débrouille avec l’élevage, les fruits, les champignons, les pissenlits, la pêche, la chasse aux lapins. La ferme est autarcique et familiale, un rêve de phalanstère écolo régressif pour les petits-bourgeois socialistes des années 1970 et 80. Mais la vie n’est pas rose…

Le roman débute en 1877 et n’est que le début d’une saga en quatre volumes, de l’enfance à l’âge mûr. Cathie la fillette apparaît en être de lumière, tel Gavroche ou Cosette, ou encore Oliver Twist : une fleur de fumier, un ange en enfer. La misère n’empêche pas la beauté, ni la pauvreté la générosité car tout vient du cœur. On ne peut donner que ce qu’on a mais, lorsque l’on n’a que très peu, le don est celui de soi, de l’attention, l’affection, de l’entraide. Le monde est rude et les vices humains profonds car, si l’on subit le malheur, on fait le mal. Nul n’est responsable de son destin, mais de ses actes si.

Parce que son attelage mené par un jeune fat a renversé et tué un métayer, le propriétaire de la métairie somme Jean Charron le père de porter un faux témoignage aux gendarmes en affirmant que le mort était saoul et qu’il divaguait sur le chemin. Moral, Jean refuse ; il sera chassé et forcé de se retirer à la ville, dans un petit appartement pas cher des faubourgs avant une masure encore moins chère encore plus éloignée. Il devient feuillardier avec son fils aîné Martial, qui a terminé à 14 ans l’école (le feuillardier débite des cercles en lattes de châtaigniers pour entourer les tonneaux). Son second, Francet, frappé à la jambe par des camarades, n’est pas soigné à temps et reste handicapé de la jambe, bouche à nourrir qui coûte en médicaments avant de trouver à tourner des fuseaux sur son grabat. Mariette s’est mariée avec le garçon de ferme Robert et invite Aubin, 12 ans, à venir travailler sur ses terres. Aubin est si beau gamin à 13 ans qu’une jeune fille riche l’embrasse dans la forêt, ce qui fait rêver Cathie de princesse et de merveille. Mais il passe au travers d’un plancher de grange pourri à 14 ans et se fracasse la nuque au pied de l’échelle. C’est autour de Cathie d’être placée, à 8 ans comme bergère, dès 9 ans comme servante d’auberge ou de cuisine. Lorsque sa mère sera en couche pour la dernière fois, elle viendra s’occuper des petites à la maison.

Et puis sa mère s’épuise en ménages pour acquérir quelques sous, elle maigrit, attrape la tuberculose qui lui fait cracher ses poumons et meurt. Pour Cathie, « il va falloir… » Elle devient adulte à 13 ans alors qu’elle soigne seule ses deux petites sœurs, aidée un soir par son amoureux timide Aurélien, du même âge. Ils se rendent compte qu’ils font déjà couple dans la maison à eux tout seuls. Et les bébés appellent Cathie « maman ». Elle garde le don d’enfance qui est de s’émerveiller d’un rien, une poésie qui lui donne le bonheur de l’âme sans lequel la bonté ne peut fleurir.

Un roman de terroir qui dépasse la glèbe pour s’élever à l’universel et qui m’a touché à l’époque, plus peut-être qu’aujourd’hui à la relecture. Mais on vieillit… les émotions ne sont plus si grandes ni si fraîches.

Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir, 1956,  Robert Laffont, occasion €4.95 e-book Kindle €4.99

Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir – La fabrique du roi – Les drapeaux de la ville – La dernière saison, Omnibus 2013, 1152 pages, €29.00

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Arnaldur Indridason, Les fils de la poussière

Malgré le bandeau racoleur « nouveauté » collé sur le livre, cette enquête d’Erlendur date… de 1997. La traduction française de 2018 a vingt ans de retard sur l’actualité. L’auteur islandais introduit son personnage et ne maîtrise pas encore ses codes, ce qui donne une personnalité bourrue encore esquissée, tandis que celle du jeune et pétant adjoint musclé Sigurdur Oli, diplômé américain, apparaît un brin caricaturale.

Mais qu’importe. Car l’histoire contée ici est sociologique et édifiante. Une firme islandaise de pharmacie, montée dans un garage après la guerre, est devenue une multinationale puissante qui officie en Allemagne et commerce avec la Corée. Comment a-t-elle construit sa réputation ? Par la recherche – et des enfants des écoles ont servi de cobayes humains. Les écoliers connaissaient la distribution à l’école, chaque jour, de pilules d’huile de foie de morue pour leur santé. Et l’instituteur célibataire Halldor, qui a professé plus de trente années durant dans l’école des quartiers pauvres de Reykjavik, avait grand plaisir à introduire la pilule dans la bouche des écoliers mâles de 10 à 12 ans en leur caressant au passage les lèvres.

Sauf que… les pilules n’étaient pas vraiment ce qu’elles avaient l’air d’être. Les gamins en raffolaient au point de s’en bourrer mais ils sont tous morts jeunes, alcooliques, drogués ou certains – à 13 ans ! – d’une crise cardiaque. Ce qui est curieux est que la classe de niveau de 6ème 1 a connu un excellent score l’année de leurs 12 ans. Les garçons apprenaient vite et retenaient facilement, obtenant de bons résultats aux examens même s’ils étaient excités et insupportables. Mais la vie était dure et les bandes rivales s’écharpaient méchamment dans les entrepôts abandonnés, n’hésitant pas à se tirer dessus à coup de flèches bricolées. Kiddi Corbeau en a perdu un œil.

Ce qui attire l’attention des autorités trente ans après est l’incendie criminel d’une maison en bois où vivait le professeur en retraite Halldor. Un bidon d’essence est retrouvé à proximité tandis que l’homme était attaché sur une chaise. Erlendur enquête et le ministre s’inquiète que des gamins puissent être impliqués. Dans le même temps Daniel, l’un des enfants ayant atteint l’âge adulte mais interné en psychiatrie pour schizophrénie dangereuse, se jette du sixième étage sous les yeux de son petit frère Palmi. Il avait tenté de le brûler vif dans sa chambre lorsqu’il avait 4 ans, dansant à demi nu autour du lit.

Or Halldor est venu voir Daniel la veille de son suicide. Il a été l’instituteur du garçon et noué des relations étranges avec lui. Y aurait-il un lien ? Deux enquêtes parallèles se déroulent, celle officielle d’Erlendur et de la police (à laquelle les gens ont réticence à se confier) et celle du frère Palmi (qui cherche à comprendre). Les deux vont converger, non sans péripéties et retours en arrière.

Bien que moins approfondi que les romans suivants, et centré uniquement sur Reykjavik (malgré la photo racoleuse d’un paysage d’Islande en couverture), cet opus ancien du maître du crime islandais se lit avec bonheur. Il retrace les années 1960 dans l’île des Vikings avec une empathie touchante pour les gamins délaissés et la misère sociale, le trouble des âmes et l’indifférence des autorités. Les fils de la poussière ce sont eux, les enfants : ils ne sont rien et retournent au rien.

Arnaldur Indridason, Les fils de la poussière, 1997, Points policier 2019, 353 pages, €7.80 e-book Kindle €14.99

Les romans policiers islandais d’Arnaldur Indridason chroniqués sur ce blog

L’Islande en voyage sur ce blog

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Camille de Thierry Caillat

Tout commence en décembre 1864 et se termine en octobre 1943 : Camille Claudel est née, a vécue, est morte. Thierry Caillat en fait une biographie romancée qui la suit pas à pas, de date en date, attentif à son itinéraire. Point de synthèse ni de fresque mais le jour le jour, ou presque. Ce parti-pris pointilliste a ses avantages, qui sont de faire pénétrer le lecteur dans l’intimité du modèle. Mais aussi ses inconvénients, dont le premier est la fabulation pour ce qui n’est pas renseigné par les archives.

Il s’agit de la vie rêvée de Camille, plutôt que de la vraie, « l’héroïne telle que l’auteur l’imagine, au-delà des actes relatés par les spécialistes » avoue l’écrivain page 7. Mais c’est une réussite.

La reconstitution humaine par la mémoire, à partir des lettres et documents laissés par le temps, rend plus vivante la femme, plus inspirée l’artiste, plus pitoyable la folle paranoïaque. Car Camille, comme Protée, est tout cela à la fois et successivement. Sa volonté de dominer se révèle dès son enfance lorsqu’elle régente son petit frère Paul, de quatre ans plus jeune, qui deviendra l’écrivain catholique Paul Claudel, accessoirement diplomate, converti un beau jour de ses 19 ans par une révélation au côté d’un pilier de Notre-Dame. Camille sculpte ce frère à 13 ans, à 16 ans, à 37 ans… Le travail du sculpteur est décrit minutieusement par l’auteur qui s’est mis au métier pour mieux comprendre comment une caresse du pouce sur une pommette permet de donner de l’ironie aux traits ou de creuser l’expression.

Elève à 20 ans d’Auguste Rodin, le mâle dominant de la sculpture fin XIXe en France, Camille s’agace de n’être qu’une « femme », c’est-à-dire un bien de patrimoine pour les bourgeois du siècle. Elle veut exister par elle-même, sans être constamment rabaissée au niveau d’épigone du grand maître. Après au moins un avortement, elle rompt en 1892. Mais Rodin est amoureux d’elle, de son corps, de son talent, de son caractère affirmé. Il le restera sa vie durant et la soutiendra toujours, même s’il se méfiera toujours de cette féminité volcanique auprès de qui il ne fait pas bon vivre et se reposer du labeur. Ce qui rend l’icône féministe que voudrait la mode aussi bête que vaine. Rodin n’est pas marié avant 76 ans et épouse alors son ancien modèle Rose, la compagne discrète de toute sa vie, rencontrée en 1864, l’année de la naissance de Camille ; il ne veut pas d’enfant et ne reconnaîtra aucun de ceux qui naissent malgré lui.

Cette attention du maître, son appui financier et relationnel constant, l’admiration distante qu’il lui voue, entretient la paranoïa de Camille. Elle croit qu’il lui vole ses idées, qu’il la fait espionner pour copier ses modèles, trop occupé et trop mondain pour avoir encore de l’inspiration. Camille Claudel invente le croquis d’après nature, ce qui ne plaît pas toujours aux bourgeois qui préfèrent « l’idéal » à la réalité trop crue. Elle n’obtient pas de commande de l’Etat malgré l’entremise de Rodin et elle crie au complot. Elle a pourtant des commandes régulières de mécènes comme le baron de Rothschild ou la comtesse Arthur de Maigret, mais elle ne sait pas les garder. L’Etat ne peut pas tout, l’artiste, s’il est grand, doit savoir se faire reconnaître. Or ce n’est pas le caractère de Camille que de communiquer. Elle est une force qui va et qui l’aime la suive… Ce n’est pas ainsi que l’on réussit. D’où la paranoïa accrue.

Au point de s’enfermer dans son atelier et de ne créer que pour elle, détruisant le soir le travail du jour afin qu’on ne vienne pas le voler durant son sommeil ! A la mort de son père, qui l’a toujours soutenue mais probablement pas vraiment élevée, laissant passer trop de traits asociaux de caractère, sa mère et son frère Paul la font interner en 1913. Elle terminera sa vie à l’asile, refusant tout contact avec les autres, quémandant sans relâche d’être relâchée mais sans mettre une seule goutte d’eau dans son vin parano.

Au total, un destin tragique, que l’auteur montre construit brique après brique. Il aurait pu tourner autrement car « le milieu » n’excuse pas tout. Certes, le siècle bourgeois était misogyne et machiste, mais la sculptrice s’est fait reconnaître par son talent. Elle l’a gâché par son intransigeance et son délire de persécution. Elle n’a jamais accepté, au fond, que Rodin ne fasse pas d’elle « sa » femme, exclusive, vouée à son entière admiration.

Thierry Caillat, Camille, 2019, L’Harmattan, 251 pages, €23.00

Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine à 1 h de Paris dans l’Aube, tarif 7

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Fantasme d’une cité parfaite, les trans (qui se disent « humanistes ») sont à la fête. Dans Gattaca, le centre spatial qui ouvre sur l’avenir et l’exploration des étoiles, ne sont sélectionnés que les meilleurs.

En bonne mentalité américaine, ce qui est meilleur est forcément génétique, essentiel, voulu par le Créateur. Au début et à la fin, le générique surligne en premier les lettres G, A, T et C qui représentent les bases de l’ADN. Tout ce qui est moins bon comprend une part du diable et « la chair » reste le péché suprême. Ce pourquoi tous les membres de l’élite spatiale, nec plus ultra de la science en marche, se doivent de porter costume-cravate de couleur noire et chemise blanche, tels les clergymen et les prêtres d’Etat que sont les fonctionnaires du FBI. Seuls les flics de base sont en imper et chapeau. Cet anachronisme quaker pour évoquer un « futur proche » de notre civilisation a quelque chose d’inquiétant : le conservatisme vire au fascisme aisément. Se croire « élu » par Dieu parce que génétiquement irréprochable est une idéologie où le mal et la souillure sont les autres, réduits à des tâches subalternes.

Un couple a voulu baiser comme avant pour faire un enfant ; Vincent est un bébé sain mais une goutte de sang prélevée immédiatement et analysée par ordinateur prédit déjà les risques qu’il court : il sera agité avec une propension à la violence, aura des problèmes cardiaques et devrait statistiquement mourir avant 30 ans, tout cela avec des probabilités allant de 69 à 89 %. Est-ce la main divine qui permet ainsi aux hommes de se perfectionner via la science ? La « grâce » venue de saint Augustin avant d’être reprise comme utile par Martin Luther et radicalisée par Jean Calvin ne s’adresse qu’aux élus chez les protestants (dogme condamné par l’église catholique dès le concile d’Orange en 529).

Devant cette imperfection de leur premier rejeton, le couple décide de lui donner un petit frère mais, cette fois, avec toutes les « garanties » de la Science, divinisée comme une Bible. Les protestants puritains américains préfèrent trop volontiers l’Ancien au Nouveau testament. Anton est un bébé parfait génétiquement, cette fois digne du nom du père, qui ne porte pas de lunettes de myope, qui peut entrer dans toutes les écoles où on peut l’assurer et qui croît plus vite que son frère aîné, le battant régulièrement à la natation durant leur enfance (la mer rappelle la mère et le liquide amniotique). Jusqu’à ce qu’un jour, à leur adolescence, ce soit Vincent qui le sauve de la noyade en le ramenant sur la rive dans une nature chaotique et menaçante, bien loin de la société programmée et aseptisée créée par le nouveau monde. Car Vincent (Ethan Hawke) va jusqu’au bout de ce qu’il entreprend tandis qu’Anton (Loren Dean) se repose sur ses lauriers.

Le jeune homme sait alors qu’il peut rêver des étoiles, explorateur né, pionnier issu de pionniers, résurgence « naturelle » et non « fabriquée » de l’esprit américain des premiers temps. Sa volonté impose à ses tares de servir son projet, quels qu’en soient les obstacles. Et c’est parce qu’il est imparfait – « non-valide » en américain de Gattaca – qu’il possède en lui les ressources multiples qu’une programmation nazie ne sauraient lui assurer. La propension eugéniste des nazis était en effet la pureté de la race mais surtout l’homogénéité du peuple qui permet aux individus de se sentir communauté, donc parfaitement disciplinés. Les trans (humanistes) pensent-ils autrement dans leur élitisme primaire de Blancs menacés par la montée des gènes nègres et latinos aux Etats-Unis même ?

Le jeune homme se fait embaucher dans Gattaca mais selon son statut de classe inférieure et non selon ses besoins ; le réalisateur retrouve ici le marxisme, pourtant honni des croyants puritains du maccarthysme. Comme il en veut, il va ruser. Il simule un décès à l’étranger et se met en relation avec un trafiquant (Tony Shalhoub – un nom déjà « louche »…). On ne sait comment il le rencontre mais « là où il y a une volonté il y a un chemin », disait volontiers Nietzsche. Ledit trafiquant fait commerce de fausses identités moyennant 20% des revenus tirés de la nouvelle situation. Pour être génétiquement parfait, pas de problème : il suffit de présenter aux tests des échantillons de sang, d’urine, de cheveux, de peau, génétiquement parfaits, d’être de la même taille, corriger sa vue par des lentilles de contact et ressembler suffisamment à son clone. Vincent est donc mis en relation avec Jérôme (Jude Law), un parfait génétique mais qui a échoué à acquérir la première place au championnat de natation. Il a voulu se supprimer pour cela en se jetant sous une voiture (électrique) et en est resté paraplégique. Il ne peut garder son train de vie de l’élite que s’il « loue » les éléments de son corps à un autre qui en a besoin et le finance. Il pisse dans des poches, se tire du sang, s’arrache des cheveux, se racle l’épiderme et collectionne tout cela pour Vincent, désormais prénommé à sa place Jérôme. Lui prend son second prénom, Eugène qui rime avec gène, en grec de noble race…

Et le nouveau Jérôme réussit sans problème son « entretien d’embauche » comme spationaute à Gattaca : il se réduit à l’analyse d’un échantillon d’urine. Si l’on est génétiquement sans reproche, on est réputé être professionnellement au top. La morale de la prédestination comme celle de la science et celle du capitalisme se rencontrent dans l’idéologie qui court sourdement sous la mentalité américaine.

Vincent/Jérôme réussit fort bien parmi ses faux pairs parce que sa volonté le fait travailler plus que les autres et que son intelligence rusée lui permet d’éviter tous les obstacles. Il est sélectionné pour le prochain voyage sur Titan, un satellite de Saturne, dont le créneau spatial ne survient que tous les 70 ans. Sa perfection apparente le fait désirer par Irène (Uma Thurman), une presque parfaite mais qui garde quelques tares génétiques, comme par le fils du docteur Lamar (Xander Berkeley) qui fait passer les tests de validation. Vincent/Jérôme sort avec Irène qui a fait discrètement un test génétique sur un cheveu qu’elle a trouvé sur son peigne dans le tiroir de son poste de travail (mais Vincent y a mis exprès un cheveu du vrai Jérôme, ne laissant rien au hasard). Irène lui avoue qu’elle n’est pas parfaite et que les statistiques lui prédisent des problèmes cardiaques, ce pourquoi elle se vêt, se maquille et se comporte comme plus royaliste que le roi pour faire croire – mais le garçon s’en moque, pour lui ce n’est pas cela qui compte. Tout serait irréprochable : le prête-identité qui est devenu un ami, le poste désiré, son départ prochain, une petite amie approchée – si le destin ne s’en mêlait.

Son directeur est assassiné ; il doutait du bien-fondé d’aller sur Titan et aurait bien retardé le programme pour deux générations. Sa mort permet de poursuivre selon le délai prévu mais la police enquête. Or, dans ce nouveau monde génétique, la police est surtout scientifique : elle prélève absolument tout ce qui peut se prélever et effectue des analyses ADN pour déterminer qui est le mouton noir du troupeau. Parce qu’il n’a pas été programmé pour éviter l’alopécie, Vincent/Jérôme laisse « un cil » sur un rebord de parapet – et ce cil montre qu’il est « in-valid », non validé. S’engage alors une course-poursuite où le flic à l’ancienne dirigé par Anton, le propre frère de Vincent, va tenter de coincer le renégat. Or ce n’est pas Vincent qui a tué le directeur ; en attendant de trouver le vrai meurtrier, il s’agit de durer jusqu’au lancement qui ne peut être retardé, ce qui donne quelques scènes d’action fort bienvenues dans ce film à thème.

Il n’y a que la prétention du vrai Jérôme à goûter le vin rouge tout en fumant une clope et râlant parce que le flacon n’a pas été ouvert au moins cinq minutes avant dégustation, qui fait tache. Un connaisseur sait qu’il est parfaitement inutile d’ouvrir la bouteille trop à l’avance, il suffit d’aérer le vin rouge en carafe ou de le faire tourner lentement dans le verre pour faire monter son bouquet. Quant à la clope, c’est un tue-l’amour sans appel ! Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi, une fois de plus, dans la société parfaite que le réalisateur présente du futur, il conserve tous les carcans victoriens inutiles (chapeau, imper, cravate) comme tous les vices de l’ancien monde (le snobisme, la clope).

Sans dévoiler la fin comme les profs contents d’eux qui gèrent Wikipédia le font sans vergogne, disons que tout ira bien pour Vincent/Jérôme : sa volonté triomphe de tout, seul message peut-être du film dans la lignée du « aide-toi, le Ciel t’aidera » plutôt que dans celle de la Prédestination de se croire « élu ». Ce qui le fait admirer et aimer, presque au sens sexuel, à la fois par Irène, par Jérôme, par son directeur spatial et par le docteur via son fils imparfait. Il faut dire qu’Ethan Hawke, à 27 ans, incarne un jeune homme musclé et empli de vitalité qui irradie son aura tout autour de lui.

Seule une part de hasard permet la liberté via la volonté, contre la prétention de la religion de tout prédestiner et contre l’orgueil scientiste de croire tout peut être calculable donc contrôlé.

DVD Bienvenue à Gattaca (Gattaca), Andrew Niccol, 1997, avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Loren Dean, Alan Arkin, Gore Vidal, Ernest Borgnine, Xander Berkeley, Tony Shalhoub, Sony Pictures 2008, 1h42, standard €8.96 blu-ray €9.97

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Roger Zelazny, Les fusils d’Avalon

Roger Zelazny est un Américain d’origine polonaise et irlandaise féru de fantaisie héroïque et auteur de plusieurs sagas en cycles. Il est mort en 1995. Ce roman est le second du cycle de Corwin, le premier des princes d’Ambre, auquel succèdera son fils Merlin, dix volumes au total. Ambre est un multivers semblable à une Idée de Platon, projection du vouloir des puissants, dans lequel ils peuvent se déplacer par la Marelle. Chaque univers est appelé une Ombre, dont la nôtre, notre terre contemporaine.

Corwin émerge dans une autre Ombre d’Ambre, dirigée par l’un de ses frères, Benedict. Il vient de s’évader de la forteresse où son frère Eric d’Ambre l’a fait enfermer après l’avoir aveuglé à la Michel Strogoff en lui brûlant les yeux au fer rouge. Mais les princes d’Ambre sont plus que des hommes, ils ont le Pouvoir. S’ils sont mortels, lorsqu’ils ne sont que blessés ils peuvent guérir et leurs membres amputés repousser. Ils ont surtout le savoir ancestral de la Marelle et peuvent se transporter d’un point à un autre grâce aux Atouts d’un jeu de carte. Il suffit de regarder le personnage assez longtemps pour communiquer avec lui ; s’il vous tend la main, vous êtes à ses côtés en un instant.

Corwin, armé de son épée d’argent Grayswandir, traverse en solitaire une forêt lorsqu’il aperçoit un guerrier blessé. Il le secourt et le reconnait, c’est Ganelon, un ancien affidé qui s’est révolté et qu’il a exilé loin d’Ambre avant que son frère Eric ne l’évince. Il n’a qu’une idée obstinée : reconquérir le trône d’Ambre.

En attendant, il conduit Ganelon au château de Benedict, un frère aîné qu’il aime bien et qui est expert en combat et art militaire mais qui a perdu un bras durant une bataille contre les forces maléfiques qui menacent de plus en plus son royaume. Un étrange cercle noir s’étend sur la terre et décérèbre les humains pour en faire des guerriers sans âme ; ils sont aidés par des créatures fantastiques et cruelles, dont de gros chats et des oiseaux aux serres acérées. Leur chef est un être cornu qui ressemble fort au diable médiéval, issu des satyres grecs. C’est dire si l’auteur exploite les veines du fantastique et de la sorcellerie.

Corwin parvient à vaincre le bouc, est séduit et baise Dara qui se dit la petite-fille de son frère, va quérir des diamants bruts en passant d’ombre en ombre, puis va acheter dans notre monde contemporain assez de fusils d’assaut qu’il garnit de balles d’argent poussée par une poudre rouge de joailler, la seule qui puisse fonctionner en Ambre. Il embauche des guerriers dans une ombre connue de lui puis arrive aux frontières de son pays au moment où une grande bataille fait rage entre son frère Eric, à la tête des armées d’Ambre, et les forces maléfiques qui se déversent depuis le ciel sur des dragons volants à queue de scorpion et tête humaine. Les balles anti-vampires de ses armes automatiques font merveille et la bataille bascule en faveur d’Ambre. Eric, blessé, meurt et Corwin se retrouve seul prétendant.

Sauf que Dara semble ne pas être Dara, que Benedict n’a jamais eu de descendant à sa connaissance, et qu’elle se métamorphose en bête cornue maléfique sur la Marelle même !

Bien écrit, souvent poétique, ce tome manque de souffle et semble passer d’un univers à l’autre comme en promenade. Il faut probablement lire toute la saga pour apprécier l’imagination chatoyante qui s’y déploie.

Roger Zelazny, Les fusils d’Avalon (The Guns of Avalon), 1972, Folio SF Gallimard 2014, €6.83 e-book Kindle €7.99

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Le talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella

Le roman policier de Patricia Highsmith sorti en 1955 a inspiré les cinéastes. René Clément a filmé Alain Delon dans Plein Soleil en 1960, avant Anthony Minghella avec Matt Damon en 1999. Ces trois œuvres sont des variations sur le thème, chacune intéressante et différente – comme quoi le roman policier atteint parfois à la littérature.

Un jeune homme qui n’est rien, Tom Ripley (Matt Damon), envie le jeune homme qui est tout, Dickie Greenleaf (Jude Law). Le fils orphelin pauvre voudrait être gosse de riche, suivre les cours de Princeton au lieu de n’être qu’accordeur de piano dans la prestigieuse université, avoir une fiancée comme lui, couler la dolce vita en Italie à sa place. Comme il ne se sent personne, il imite. Fausses signatures, voix contrefaites, endos des habits d’un autre, il est facile de duper les gens aux Etats-Unis et Tom en profite. Comme il n’est rien, il donne l’image que désire les autres.

Ce jeu du miroir est exploité par le réalisateur 1999 plus que par le René Clément 1960. L’Amérique aime la psychologie pratique plutôt que la noirceur psychologique et Tom Ripley devient le double fusionnel, quasi sexuel, de celui qu’il admire au point de vouloir être son « frère » avant de se fondre en lui par le meurtre. Non pas qu’il aime tuer, ce n’est que hasard, réaction bouleversée au rejet brutal de celui qu’il croyait son ami et qui l’a pris et jeté comme une poupée sans importance.

Le père de Dickie (James Rebhorn), riche industriel des chantiers navals, croit Tom sorti de Princeton comme son fils parce qu’il a arboré dans une party le blazer de l’école pour faire plaisir à son ami Peter (Jack Davenport). Il le mandate tous frais payés pour ramener Dickie à la raison. Il veut le faire revenir pour qu’il prenne sa suite alors que le garçon rejette le père, l’entrepreneur et le bourgeois, dans une révolte de jeunesse yankee qui présage déjà celle des années 1960. Sauf qu’il profite de l’argent, la pension allouée chaque mois en dollar qui lui permet de louer une villa, d’acheter un yacht et de mener la belle vie entre la côte napolitaine, Rome et la station de ski huppée de Cortina.

Tom l’aborde en se présentant en slip vert pomme sur la plage comme un ancien condisciple de Princeton. Dickie ne se souvient pas de lui mais est amusé par le garçon, sa stature de marbre blanc délicatement musclée comme celle des dieux et son rapport social qui lui renvoie sa propre image. Seules les lunettes qui donnent de grosses narines à Tom lui déplaisent. Il l’adopte, alors que sa fiancée Marge (Gwyneth Paltrow) est réticente – mais surtout jalouse. Elle voudrait Dickie pour elle toute seule, comme souvent les filles des années 1950, rêvant au couple fusionnel et au nid coupé du monde – alors que Dickie est un dragueur, flambeur, livrant libéralement son corps aux désirs par des chemises à peine boutonnées. Il adore s’entourer d’une cour d’amis qu’il séduit en leur faisant croire qu’il est tout à eux durant les instants qu’ils sont près de lui. Il engrosse une fille du village – qui se noie de désespoir car il n’a pas voulu lui donner de l’argent pour avorter.

Il demande à Tom quel est son talent et celui-ci lui dit « imitations de signatures, faux et imitation des voix ». Le frivole Dickie – ainsi prévenu – ne retient que ce qui peut l’amuser et demande à Tom d’imiter quelqu’un : celui-ci contrefait alors son père qui le mandate pour lui ramener le fils prodigue. Epaté, Dickie garde Tom auprès de lui un moment, afin de convaincre papa qu’il ne rentrera pas. D’autant que Tom laisse volontairement échapper de sa serviette une série de disques de jazz que Dickie aime alors que son père déteste cette cacophonie de nègres. Tom préfère initialement le classique au jazz et le piano au saxo, mais apprend vite et joue le jeu à la perfection. Dickie le présente à son ami Freddy (Philip Seymour Hoffman) et au club où il joue du saxophone avec des Napolitains.

Un jour il surprend Tom revêtu de ses habits dans sa propre chambre et qui imite ses mimiques et son ton de voix. Bien qu’il lui ait dit qu’il s’habillait mal et qu’il pouvait lui emprunter veste ou chemise, il prête alors attention aux médisances de Marge qui soupçonne Tom d’être homosexuel, fasciné par lui. Il le teste en le conviant à une partie d’échecs, lui entièrement nu dans sa baignoire. Il n’est pas sûr d’ailleurs que Dickie ne soit pas sensible à ses amis mâles : comme un Italien il les touche, les embrasse, et arbore un torse nu de marbre dans sa chambre. Mais Tom est plus fasciné par la personnalité à imiter pour exister que par le corps de la personne et il ne bronche pas.

Il est cependant convenu que la relation doit s’arrêter là et que Tom doit rentrer. Il n’est pas de leur monde et ne sait même pas skier ; il consomme l’argent du père mais n’est en rien son fils – comme quoi le fils prodigue apparaît près de ses sous et moins rebelle qu’il le clame. Dickie convie Tom à un dernier voyage à San Remo pour avoir un compagnon de fiesta et de jazz. Il loue un canot à moteur pour explorer la côte et trouver une villa à louer tant il est séduit par l’endroit – sans se préoccuper de Marge qui ne songe qu’au mariage et à se fixer.

Dans le huis-clos du canot, entouré par la mer déserte, les vérités sortent d’elles-mêmes. Dickie accuse Tom d’être une sangsue, collé à lui sans cesse ; Tom réplique qu’il lui voue une admiration sans borne et qu’il se sent comme son frère. La dispute dégénère et Tom abat Dickie d’un coup de rame avant de l’achever. Effondré, il l’enserre dans ses bras et se laisse calmer ainsi un long moment. Il n’a pas désiré le corps de Dickie mais son aisance sociale ; il lui prendra sa montre et ses bagues. Cette absence de passion donne d’ailleurs au film un ton de carte postale et une sécheresse de jeu d’échecs qui nuit un peu. Contrairement à Tom joué par Alain Delon, le Tom joué par Matt Damon n’a pas d’identité, il n’est qu’un reflet ; il ne cherche même pas à mettre en valeur sa plastique musculaire pourtant parfaite.

Son mentor mort, il convoite son héritage et endosse son rôle, dont il contrefait déjà très bien la signature (mais pas les fautes d’orthographe, ce qui aurait dû alerter). Pour assurer la transition et se faire plaisir, il s’installe à Rome sous deux identités dans deux hôtels différents et assure sa présence par des messages laissés par téléphone aux réceptionnistes. Il rencontre les amis de Dickie, ceux qui le connaissent avec l’identité de Tom et les autres sous celle de Dickie. Il fait croire par lettre à Marge que son fiancé veut réfléchir et prendre de la distance, et aux autres qu’il se lasse de Marge.

La situation est précaire et intenable longtemps car les femmes sont soupçonneuses, tout comme l’intuitif Freddy. Il doit donc le tuer aussi. Ce qui provoque une enquête de la police italienne, qu’un bon américain moyen considère évidemment comme nulle et bâclée. Le père de Dickie vient en Italie pour retrouver son fils, qui a disparu après le meurtre de Freddy. Il est accompagné d’un détective privé qu’il paye bien et qui connait les pulsions violentes de Dickie. Tom sera-t-il sauvé ?

Mais le mensonge est un éternel porte-à-faux et, malgré son habileté, Tom na pas l’envergure de résister à l’accumulation. Il doit sans cesse redresser le sort par de nouveaux crimes, sauf à rompre et à se refaire une vie sans liens ni argent – comme avant. Il le tente avec Peter, séduit par la beauté du corps de marbre, mais Tom est-il capable d’aimer ? Son enfance et sa jeunesse l’ont-elles préparé à s’ouvrir aux autres autrement que pour les exploiter ?

Les Etats-Unis croient au destin et que nul ne peut en sortir malgré ses talents. Chacun est prédestiné et tout manquement à la vérité est puni. D’où ces « vérités relatives » pour éviter le concept de mensonge dont Trump use et abuse. Si l’on croit à sa propre « vérité », on est invulnérable. En 1955, un jeune homme sans origines, malgré sa carrure de statue romaine, en a-t-il les épaules ?

DVD Le talentueux Mr Ripley (The Talented Mr Riplay), Anthony Minghella, 1999, avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Philip Seymour Hoffman, Jack Davenport, James Rebhorn, StudioCanal 2012, 1h15, standard €9.99 blu-ray €12,76

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La falaise mystérieuse de Lewis Allen

Le rêve et l’effroi sont filmés en 1937, dans cette Cornouailles fouaillée par la mer et propice à toutes les légendes.

Un couple improbable d’un frère et d’une sœur adultes, en villégiature pour fuir la vie trépidante de Londres, se balade sur les falaises. Lorsqu’ils escaladent l’une d’elles, à marée basse, ils entrent dans le parc d’une belle demeure ancienne, semble-t-il à l’abandon.

Leur petit chien poursuit un écureuil qui s’engouffre par une fenêtre mal fermée et le couple les suit. Ils explorent la maison, vaste, solide et à la vue imprenable sur l’océan. Pamela, la sœur (Ruth Hussey), en tombe immédiatement amoureuse.

 

Roderick (Ray Millaud) est plus sceptique mais il consent avec réticence à céder aux instances de sa sœur et à envisager une carrière de compositeur et d’écrivain sur la musique loin de la capitale. Il pourrait ainsi mieux approfondir son œuvre. Une pièce en particulier lui plaît, dont il pourrait faire son bureau, le « studio » sous les toits, avec une vaste verrière ouverte sur la mer.

Ils s’enquièrent au village de pêcheurs de qui est le propriétaire et s’invitent en sa demeure. Il est en promenade et sa petite-fille les reçoit (Gail Russel). Lorsqu’elle apprend qu’ils envisagent l’achat de la maison, elle les met presque à la porte. C’était la demeure de sa mère et elle y est mystérieusement attachée. Le grand-père (Donald Crisp) arrive à point pour calmer la jeunette, nerveuse et fragile malgré ses 20 ans. Le couple ne peut réunir que 1200 £ mais il accepte ; il veut vendre à tout prix et les acheteurs ne se pressent pas. Pour justifier le rabais, il évoque les locataires précédents qui sont partis précipitamment pour avoir entendus des sons bizarres durant la nuit. Mais c’était peut-être le vent ou la mer sous la falaise. En tout cas, il les aura prévenus.

Le couple s’obstine, rebelle à tout irrationnel. Ils s’installent. Le chien terrier n’aime pas la maison et fugue ; le chat de la gouvernante (Barbara Everest) refuse de monter à l’étage, le poil hérissé. Mais ces signes ne troublent pas la jeune fratrie, ravie d’installer un nouveau foyer. Comme ce pacs avant la lettre n’est guère moral, Roderick fait la connaissance de la petite-fille Stella lors d’un achat de tabac au village. Elle présente ses excuses pour les avoir mal reçus et raconte comment sa mère est morte en tombant de la falaise un soir lorsqu’elle avait 3 ans. Son père l’a peinte en majesté dans le studio avant sa mort, alternant avec son modèle favori Carmen, une gitane espagnole.

Roderick veut sortir la jeune fille de ce milieu morbide et de la vieillerie du grand-père qui la traite encore en fillette. Il l’emmène faire un tour en voilier, curieusement vêtu d’un costume cravate et d’un chapeau qui ne tremble même pas au vent de la course ; quant à la jeune fille, elle barre en chaussures à hauts talons ! Toujours est-il que la glace est brisée et que Stella est invitée au manoir pour dîner. Malgré l’interdiction de son commandant de grand-père qui veut l’éloigner de l’influence néfaste de la maison, elle s’y rend (bien qu’elle ne soit pas encore majeure à cette époque). Elle commence à rire avant que des sons lugubres comme des sanglots de femme ne se manifestent, comme ce fut le cas quelques nuits auparavant. Terrifiée, éperdue, Stella fuit et se précipite vers la falaise en état second. Roderick la rattrape in extremis avant qu’elle subisse le même sort que sa mère.

Dès lors, l’intrigue se noue. Roderick est amoureux de Stella mais celle-ci est sous une emprise mystérieuse liée à ses origines et au traumatisme de sa vie d’enfant. Le fantôme des deux femmes qui vivaient avec son père hantent le manoir en vue d’on ne sait quelle vengeance. Le docteur du village (Alan Napier), un « nouveau qui n’est là que depuis douze ans », conjugue ses efforts avec le frère et la sœur pour comprendre et dénouer le drame qui se joue. Il s’agit d’un secret de famille sur lequel pèse l’omerta, sauf dans les notes de l’ancien docteur. Stella est considérée comme à demi-folle et est envoyée se soigner à la fondation Meredith, du nom de sa mère, tenue par l’ancienne infirmière de la famille amie de la défunte, la redoutable et impérieuse Miss Holloway (Cornelia Otis Skinner). L’amour et la raison triompheront du mal et des superstitions.

Le fantastique faisait ses débuts dans l’Angleterre de la guerre, en équilibre entre rêve et terreur, entre amour et fantômes, mêlé à une intrigue quasi policière. Le film est tiré d’un roman irlandais de la militante républicaine Dorothy Macardle paru en 1942. Les images noir et blanc de Charles Lang sont somptueuses, notamment les vues sur la mer, et l’éclairage aux bougies du manoir particulièrement angoissant. L’imaginaire est plus sollicité que les sens, les effets spéciaux étant quasi inexistants et l’interrogation des esprits trop cocasse. Les moments comiques contrastent avec les moments de peur et, si les acteurs nous semblent aujourd’hui bien désuets, le spectateur les suit dans leur naïf optimisme contagieux. Car le parfum du mimosa, chéri de la mère morte, s’impose, tout comme le froid glacial de la pièce à peinture.

Et Gail Russell, “introducing” Stella, est bien jolie, surtout lorsqu’elle pointe ses seins comme des obus dans la maison obscure.

DVD La falaise mystérieuse (The Uninvited), Lewis Allen, 1944, avec Ray Milland, Ruth Hussey, Donald Crisp, Gail Russell, Cornelia Otis Skinner, Dorothy Stickney, Barbara Everest, Alan Napier, Wild Side 2017, 1h33, €7.96

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Ordinary People de Robert Redford

Une famille ordinaire de gens ordinaires, américains dans les années 1970. Le père (Donald Sutherland), conseiller fiscal, garantit une grande maison dans la banlieue résidentielle de Lake Forest. La mère (Mary Tyler Moore) ne travaille pas, elle se préoccupe des réceptions chez les relations faussement baptisées « amis », et de mettre chaque soir la table de façon maniaque ; elle ne supporte pas qu’on l’aide, ce serait « mal » fait. Le fils, Conrad (Timothy Hutton), sort de l’hôpital psychiatrique après une tentative de suicide à la suite d’un accident de bateau qui a coûté la vie à son frère aîné, Buck, le favori de tous. Les eaux glaciales de la baie l’ont emporté.

Maman a toujours préféré son premier né. Expansif, décidé, solaire, il était le sale gosse que tout le monde adore et que le père devait parfois, contre sa propre nature, recadrer. Tout l’inverse de son cadet Conrad, dans son ombre, sans problème – jusqu’au drame qui l’a bouleversé. Il tenait la barre du voilier et la drisse s’était coincée. Le vent s’était levé et ils auraient dû rentrer mais Buck, toujours à tester les limites devant les autres, a préféré continuer. Conrad n’a rien fait pour l’en dissuader, ni pour la voile ; dans une rafale, le bateau s’est retourné. Les deux adolescents sont tombés à l’eau ; ils ont surnagé, se sont tenus les mains ensemble par-dessus la coque renversée et glissante. Puis l’aîné a lâché, trop fatigué sans doute tant il se dépensait constamment dans la journée. Son frère s’est senti coupable de cet abandon. Buck était son dieu. Conrad a tenté un suicide, raté comme le reste, sauvé in extremis par son père entré par hasard et pas censé être là.

De retour à la maison, c’est encore son père qui se préoccupe de savoir s’il va mieux, s’il mange suffisamment, s’il dort bien. Sa mère l’ignore, de glace. Elle rejette violemment son cadet, ne cessant de regretter l’aîné. Tout son amour est parti avec lui et elle n’est plus aujourd’hui qu’une coquille vide, mécanique. Avisant sa chemise déchirée, elle lui en achète deux sans lui demander son avis. Pour elle, son amour s’arrête au matériel. Elle sert du pain perdu au petit-déjeuner mais, comme Conrad déclare qu’il n’a pas faim pour attirer l’attention sur sa détresse, elle ne cherche pas à savoir pourquoi et jette immédiatement le pain au broyeur : « le pain perdu, ça ne se garde pas », décrète l’obsession maternelle. Et elle planifie des vacances à deux en Italie sans le fils, une gêne ; elle songe d’ailleurs que la pension lui ferait du bien pour devenir adulte. Cette bonne femme, égoïste, narcissique, a décidément une tête à claques.

Au collège, Conrad, qui a 17 ans, reste réservé et presque lunaire avec ses condisciples et ses profs. Sa bande de copains d’avant poursuit ses blagues d’avant mais elles ne le font plus rire ; il n’est plus en phase. Il va jusqu’à frapper de rage la tronche de petits pois qui l’a traité de cinglé. Il est bloqué sur le drame, ne peut en parler avec quiconque, sinon avec une copine d’hôpital (Dinah Manoff) où il déclare qu’il « se sentait bien ». Las, tout en ayant l’air d’aller mieux que lui, elle se suicide. Conrad est effondré.

Son père l’envoie chez un psy recommandé (Judd Hirsch) mais celui-ci le provoque, veut le faire réagir, accoucher comme Socrate de sa vérité cachée. Et c’est dur, effrayant, comme tous les vrais sentiments. La société américaine a peur des sentiments et des passions car l’optimisme est de rigueur et chacun se doit de présenter une façade lisse et avenante envers ses collègues et voisins, celle du « tout va bien », du « couple heureux dans sa maison avec ses enfants » et qui réussit en affaires. Toute déviance incite à la méfiance, tout moment d’égarement est considéré comme un défaut de fabrication génétique. Conrad se sent comme Jude l’Obscur, le personnage de Thomas Hardy qu’il étudie au lycée : un jouet de la fortune.

Il a repris l’entraînement de natation mais ne progresse pas, même s’il est meilleur que ses camarades, probablement plus résistant bien que physiquement plus fin. Son entraîneur (M. Emmet Walsh) ne juge que son physique et sa forme quand il se tient en slip devant lui, l’eau faisant frissonner sa peau nue ; pas son cœur ni son drame intime. Conrad, incompris de son équipe comme de son coach, laisse tomber.

Désormais, les personnages sont croqués et l’histoire peut se débloquer. Un père perdu, une mère amère, un fils attiré par l’obscur. Chacun devra se battre pour émerger de la fange où le destin l’a englué. L’amour vainqueur ne pourra éclater à la fin qu’en brisant la coque artificielle des convenances : le père ne sait pas tout, la mère n’aime pas également tous ses enfants, le fils n’est pas coupable de tout ce qui survient autour de lui.

Ce film prenant, malgré la distance (les Etats-Unis 2018 sont très loin des Etats-Unis 1978), met en scène les grandes passions de l’existence : l’amour filial, l’amour adolescent, l’amour fraternel. Faut-il obéir aux codes où être soi-même pour bien aimer ? Faut-il l’exprimer s’il est d’un faible degré, ou garder cet amour caché ? Peut-on aider à grandir ?

DVD Ordinary People, Robert Redford, 1980, avec Donald Sutherland, Mary Tyler Moore, Judd Hirsch, Timothy Hutton, M. Emmet Walsh, Paramount Home Entertainment 2002, 2h04, €12.51

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Tony Parsons, Des garçons bien élevés

La première scène donne le ton, il est à la violence. Une bande de garçons viole une fille collectivement, en rite d’initiation ; ils n’ont guère que 15 ans, comme elle. Ceci se passait en 1988. Un saut au présent nous met dans l’ambiance policière : un banquier de la City a été égorgé. Ce n’est pas un crime islamiste mais le fait d’un poignard de commando en usage depuis la Seconde Guerre mondiale, que l’on peut trouver via Internet. Sur le bureau du mort, une photo de sept garçons en uniforme de cadets pour la préparation militaire dans leur collège privé de Potter’s Field – le champ du potier : celui où il ne pousse rien, là où les Juifs ont enterré Judas.

Le thème du collège anglais et du dressage des élites qui perdure de nos jours est au cœur du sujet. Tony Parsons, la soixantaine, n’a pas fait d’études ; il est devenu journaliste de musique pop et romancier. Il est donc critique de la société dans laquelle il baigne, de ses traditions et non-dits. Rien de tel, pour diriger l’empire, que de former de jeunes mâles comme à Sparte durant leur puberté, avant de les ouvrir à l’esprit comme à Athènes durant les années d’université. Potter’s Field est un collège prestigieux fondé par Henri VIII il y a cinq siècles ; encore jeune et athlétique, il y a enterré ses chiens favoris avant de consommer ses femmes. Le système du collège vise à briser l’enfant pour reconstruire l’adolescent ; pour cela, rien de tel que les vexations, les humiliations, les abus sexuels – mais aussi l’attention personnelle des professeurs, la bande soudée des garçons, la ferveur des fêtes et des grands auteurs. Un univers d’où les filles sont exclues, étrangères, d’une autre espèce.

Comme le résume la veuve riche du banquier mort, le collège anglais se résume ainsi : « Professeurs sadiques. Nourriture infecte. Douches glacées. Cette obsession permanente du sport. Quelques brimades de temps en temps. Beaucoup de relations homosexuelles. Il disait toujours que c’était les meilleures années de sa vie » p.60.

Après le banquier, un clochard est égorgé de la même façon, un ami plus que frère des années collège ; il était sur la photo, rêveur et joueur talentueux de hautbois. Mais il n’a pas résisté. Comme les dix petits nègres, les sept garçons disparaissent un à un ; ne survivent que les plus forts de caractère. Qui leur en veut à mort ? Pourquoi après si longtemps ? Qu’est-ce qui, dans leur passé, leur vaut cette punition ? L’un des sept, devenu prof de sport au collège et qui adore forcer ses élèves de 13 ans à ramper dans la boue du terrain de rugby après le match avant de courir une demi-heure pour se vider pour la douche (et le défoulement sexuel qui suit), est égorgé dans le bois d’à côté ; il revient en sang, se tenant la gorge, tandis que ses élèves en pleurs voient s’effondrer leur dieu du stade. Il les dominait et les abusait ; ils l’adoraient.

Puis c’est au tour d’un peintre doué qui s’est fait passer pour mort à 18 ans, noyé dans l’Adriatique ; il a vécu en reclus, couvé par sa sœur, pour échapper à l’Acte qui tourmente sa conscience – mais lequel ? Il ne supporte pas la vérité que découvrent les enquêteurs et se suicide cette fois réellement. Un entrepreneur de travaux, « paki » (d’origine indienne), plus anglais que les Anglais parmi les sept de la fraternité, y passe lui aussi – dans l’incendie complète de sa maison. Impossible de savoir s’il a été préalablement égorgé. Un capitaine de commando y reste en Afghanistan ; il a sauté sur une mine. Ne reste que son jumeau, député au Parlement, le leader du clan des sept.

Les badauds jouent du smartphone pour filmer les scènes de crime et les poster sur les réseaux sociaux ; une journaliste brode sur quelques mots livrés par le constable et fait naître une « histoire », celle de Bob le Boucher, analogue au Jo le Plombier de Barack Obama durant sa campagne : une fake news issue du storytelling, autrement dit un mensonge marketing pour se faire mousser (tous termes venus d’Amérique comme farniente vient d’Italie et bakchich des pays arabes). Bob le Boucher a sa page sur Facebook ; l’histoire a révélé en lui sa vraie personnalité perverse. Car le tueur inventé s’incarne, même s’il est peu probable qu’il ait égorgé justement un à un la même bande de garçons d’un collège huppé où n’est jamais allé. La police contemporaine doit non seulement traquer les criminels, mais tenir compte aussi des imitateurs dus aux réseaux sociaux. Le numérique ne simplifie pas la tâche de tout le monde.

Le DC, Detective Constable, autrement dit inspecteur de la police criminelle londonienne Max Wolfe a de l’intuition et de la persévérance. Il est humain et se préoccupe des états d’âme : celui de sa fille de 5 ans, Scout, dont il a la garde après le divorce ; celui du chien cavalier king-charles Stan, pas encore éduqué à la propreté ; celui du constable Green, encore béjaune devant un cadavre mais bien courageux sur le terrain ; celui de sa comparse Wren qui manie l’ordinateur comme pas un ; celui de son chef le DCI Mulligan, qui trouvera une fin tragique ; celui de la veuve du banquier, Natasha, avec il prendra du plaisir une fois, l’enquête dûment terminée. Ces respirations personnelles dans la série des crimes enrichissent le roman policier en donnant de la profondeur aux personnages. Le lecteur suit leur raisonnement et leurs réactions affectives comme s’il était leur ami, ce qui l’implique dans l’enquête et le fait frémir dans l’action.

La société anglaise est disséquée comme sur une table de morgue car les crimes qu’elle génère ne sont pas sans lien avec ce qu’elle est et ceux qu’elle produit. Société de classe, éducation élitiste, croyance que tout vous est dû dès que vous sortez d’un collège réputé, toute-puissance mâle – on ne tue que tel qu’on a été formé.

Un bon roman contemporain haletant qui en dit long sur les Anglais.

Tony Parsons, Des garçons bien élevés (The Murder Bag), 2014, Points policier 2016, 424 pages, €7.90 e-book Kindle €7.99

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Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour

Dédié « à maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte », ce premier Delteil est un roman des années folles. Publié en 1922, il a la fraîcheur de neuf ; le romancier monte du Midi à Paris et fait chanter la langue. La profusion des adjectifs n’en fait pas un maître d’écriture mais donne un ton ; Delteil est une musique avant un récit, le baroque en littérature.

Car son livre est un conte où l’exotisme joue le rôle de décentrement exigé par le propos. La Sibérie est immense, sauvage, contrastée et sensuelle. Ludmilla nait au bord du fleuve Amour, qui va l’emporter sa vie durant. Amour consommé avec son frère cadet Octomir dès que le garçon atteint l’âge de puberté ; peut-être initié avant par le pêcheur qui la ramène dans es filets lorsqu’elle a 8 ans et que sa barque chavire. « A quinze ans, Ludmilla est une fille en fleurs au bord du fleuve Amour. (…) Dans une robe courte en toile de Vladivostok, elle cultive un corps moderne qui se compose d’un ventre pubère et sans reproche, de jambes sûres, et d’une poitrine avec ses attributs » chap. III. Ludmilla est la Nature faite femme, une énergie en marche nommée à la tête d’un régiment de femmes dans l’armée du tsar après avoir été enlevée par un officier et chargeant les bolcheviks rouges de leur avenir « les cheveux au vent et les seins nus » chap. IV.

Toute l’armée ennemie en est amoureuse, dont deux jouvenceaux, officiers rouges nommés Boris et Nicolas. Ils se sont connus au collège et s’aiment, « plus tendres que deux frères » chap. IV, presque amants bien qu’ils aient sacrifié leur virginité dès 13 ans le même jour à la même femme. « Nicolas paraissait plus jeune, et né bâtard de quelque juive incirconcise et d’un beau marchand anglais de passage dans le gouvernement du Kouban. (…) Il avait retroussé sa chemise sur sa gorge lactée. Dans l’entrebâillement de l’étoffe, pointait un bouton mamellaire pareil à un clou de girofle. Boris se leva (…) Alors, délicatement, il se pencha sur l’épaule blanche, et il posa un baiser compliqué sur la nuque ingénue » chap. IV.

Tous deux, roses et blonds, frais et souples, vont tomber amoureux de la même Ludmilla, déserter les bolcheviks pour la rejoindre à Shanghai et la baiser. Jeunes et cruels, ils n’hésiteront pas à mettre le nom du consul américain qui bouffonne auprès de Ludmilla sur un ordre en blanc pour le faire fusiller au nom du commissaire politique bolchevik.

Après quelques visites de bordels sensuels où des Nègres d’Afrique à poil se font fustiger par un Céleste en costume de collège anglais tandis qu’un enfant nu leur injecte quelques drogue aphrodisiaque, Ludmilla désire retrouver son village du fleuve Amour. Mais Ludmilla choisit – et c’est la tragédie. Nicolas est jaloux, puis Boris ; Nicolas manque de mourir de scorbut, Boris d’être fusillé pour avoir jeté dehors deux soldats bolcheviks qui torturaient son ami. Nicola, remis, passe la journée en barque sur le fleuve avec son amoureuse. Boris, frustré, lutine le jeune télégraphiste de 14 ans en uniforme bleu marine si joli à son teint pâle que Ludmilla a sauvé de l’ataman Semenoff, aide de camp de l’amiral Koltchak, tandis qu’il jouait à jeter des enfants aux requins sur le pont du bateau qui le sauvait des rouges. La belle a léché l’eau de pluie qui avait coulé dans le nombril du jeune garçon avant de le chevaucher plusieurs fois. Boris, jaloux de tous étrangle le télégraphiste. Tant de beauté fragile lui rappelle Ludmilla, ou Nicolas. Laissant la sauvagerie monter en lui en cette époque de tous les possibles, où se révolutionnent les mœurs alors que craquent toutes la barrières traditionnelles, Boris agit en jeune Semenoff mu par sa seule énergie sans barrière, vouée à son bon plaisir ; il jette le cadavre de l’enfant dans une fosse où un ours est pris au piège.

Mais Ludmilla et Nicolas sont toujours ensemble, cela le torture et ne peut durer ; il faut qu’il la possède à nouveau, que son ami alterne avec lui dans les mêmes bras. C’est la tragédie de l’amour d’être unique, ce que n’est pas le plaisir. Le terme « amour » en français est trop ambigu, absolu, englobant sexe, affection et dévouement dans un même mot. Tant qu’il y avait plaisir, les deux amis-frères partageaient ; lorsqu’il n’y a que l’amour, il faut choisir – donc déchirer leur fraternelle amitié. Boris tue Nicolas, qui accepte le destin.

En voyant son cadavre passer sur les eaux du haut d’un pont, Ludmilla tue Boris. Mais l’Amour coule toujours : immuable, naturel, indompté.

Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour, 1922, Grasset Les cahiers rouges 2002, 140 pages, €7.90 e-book Kindle €5.49

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Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight

Un écrivain crée le personnage d’un écrivain pour écrire la biographie d’un écrivain.

Premier roman d’un russe écrit en anglais, en France, il fait phosphorer les spécialistes par ses mises en abyme. Car Sebastian Knight est un peu l’auteur, né la même année 1899, ayant connu le même amour à la datcha quand il avait 16 ans, éprouvé la même passion pour une Russe en 1937. Et le narrateur, dont on croit possible qu’il s’appelle Victor, le demi-frère de Sebastian né du même père, est un peu Vladimir lui aussi (qui a failli se prénommer Victor) ; Nabokov reproduit les relations compliquées qu’il a eues avec Sergueï, son frère cadet de dix mois plus jeune, musicien et homosexuel.

Et puis il est russe, comme lui : « Je suis né dans un pays où l’idée de liberté, la notion du droit, la pratique de la bonté humaine étaient choses froidement méprisées et brutalement proscrites. (…) Tout homme, dans ce pays, était un esclave s’il n’était un tyran ; et comme on y déniait à l’homme une âme et tout ce qui s’y rapporte, on en était venu à considérer qu’il suffisait d’infliger une douleur physique pour gouverner et diriger la nature humaine » p.406 Pléiade. Tant qu’il existera des Mélenchon et des Poutine, cette phrase restera d’actualité.

Sebastian est mort, d’une crise cardiaque, maladie héréditaire qui lui vient de sa mère. Plus âgé de dix ans que le narrateur, celui-ci l’a toujours admiré comme un grand frère mais n’a jamais osé lui déclarer, restant timidement à l’écart. Il aurait voulu se comporter en proche, mais il le fit trop tard, Sebastian était déjà mort – on dit toujours trop tard qu’on l’aime à quelqu’un. Non seulement nul ne fait jamais ce qu’il veut, faute de savoir justement son vrai vouloir, mais nul ne peut non plus connaître vraiment un autre, fut-il son frère. Chacun est seul et le reste. « La note dominante de la vie de Sebastian a été la solitude, et plus le destin essayait avec gentillesse de faire qu’il se sentit dans son élément, contrefaisant admirablement les choses qu’il pensait vouloir, plus nettement Sebastian se rendait compte qu’il n’était pas fait pour cadrer dans le tableau – dans aucun tableau » p.420. Sebastian, comme le saint, sera toujours percé de flèches pour sa différence. La connaissance intime comme la biographie vraie sont impossibles.

Dès lors, ce qui commence comme un récit recomposé de vie se transforme en un récit présent d’enquête sur une vie. Comme en physique, éclairer une particule la change, faire la lumière sur la vie d’un auteur n’éclaire qu’une facette du personnage – ce pourquoi toutes les biographies ont quelque chose de vrai, celle du pompeux et insipide Mr Goodman comme celle du narrateur. Nulle n’est vraie, chacune est vraisemblable.

Même « le sexe » n’explique pas tout, n’en déplaise à Freud et aux freudiens, que Vladimir Nabokov n’a jamais porté dans son cœur. « Laisser l’idée de ‘sexualité’, en admettant que la chose existe, tout envahir et s’en servir pour ‘expliquer’ tout le reste, est une grave erreur de raisonnement » p.469. L’auteur en sait quelque chose, qui est tombé amoureux d’Irina alors qu’il avait épousé Vera. Mais cette vague qui s’est brisée ne peut expliquer la mer tout entière, fait-il écrire Sebastian, cité par son demi-frère narrateur. « Les femmes de mœurs légères ont l’esprit lourd », se plaît-il à ajouter p.505. Ce qui est une vérité, je l’ai souvent constaté.

Même l’empathie la plus grande est au risque de passer à côté. Sebastian croit voir l’ombre de sa mère dans l’hôtel de Roquebrune où elle était descendue jadis – mais il s’est trompé de Roquebrune. Le narrateur, à la dernière heure, croit communiquer avec l’âme de Sebastian endormi qui respire dans la chambre d’hôpital à Saint-Damier – mais c’est un autre malade que le gardien peu lettré et endormi a indiqué.

Seule la recréation est légitime. D’où plusieurs textes et plusieurs personnages dans ce roman, beaucoup de masques, comme ce loup sur le visage que met un moment Sebastian pour lire son œuvre. Le vrai n’est qu’approché, il n’est que multiplication d’images plausibles et de faits vérifiés.

Mais pourquoi écrire sur la vie d’un autre ? Pour se couler en lui ou pour exister plus intensément soi ? Le désir est un manque-à-être disait Lacan.

Au total, pour un lecteur sans intention d’exégèse littéraire, le roman est séduisant. Il reprend des éléments « vrais » dans la vie de Nabokov et imagine des personnages différents qu’il est difficile de mettre en images. Sébastien est cet officier fléché pour sa foi différente – et soigné par les femmes ; Knight est le cavalier du jeu d’échecs qui se déplace en L en changeant de couleur de case mais reste une pièce mineure proche du fou. Comme tout est pensé chez Nabokov, le lecteur devra prendre cela en considération afin d’en tirer plaisir.

Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight, écrit en 1939, publié en 1941 et revu en 1969, Gallimard Folio 1979, 320 pages, €8.30

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50 https://ww

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