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Bilan d’Ainsi parlait Zarathoustra

Après avoir chroniqué chapitre après chapitre tout ce « cinquième Évangile », comme l’appelait Nietzsche, son « œuvre majeure » d’un nouveau style poétique et allégorique, l’heure est venue du bilan. Que tirer aujourd’hui de Zarathoustra, paru entre 1883 et 1885, et revu jusqu’en 1887 ?

Tout d’abord un constat :

Nous sommes des êtres « vivants », donc « la vie » est notre lot et notre but. Or la vie est « volonté de puissance », terme allégorique qui n’a rien d’une « volonté » au sens psychologique, ni d’une « puissance » au sens politique, mais une lutte éternelle des passions et instincts entre eux. Instinct de force qui veut dominer, instinct de génération qui veut se reproduire, instinct grégaire qui veut les relations avec les autres, instinct de fraternité et d’entraide qui veut le groupe parce qu’il est plus que l’individu, instinct de création qui veut la solitude…

Ensuite un but :

Car l’homme « supérieur » n’est pas encore « le surhomme », celui qui s’est surmonté et est devenu libre, créateur et artiste. Zarathoustra lui-même n’est pas un surhumain, il ne fait que l’enseigner. D’où son amour pour l’enfant innocent, troisième métamorphose de la voie, « un nouveau commencement et un jeu ». Sa liberté lui offrira tous les possibles, loin des dogmes de la foi, des conventions de la Morale, du qu’en-dira-t-on social.

Enfin un chemin :

Car Ainsi parlait Zarathoustra est sous-titré « un livre pour tous et pour personne ». S’il est destiné à être lu par tout le monde, il ne sera vraiment compris que de quelques-uns. Ceux qui feront l’effort de comprendre ne seront pas la masse, mais une élite, celle qui conduira les autres par son exemple. Or le chemin passe par l’exigence de se défaire du nihilisme, celui qui a saisi les hommes libérés de Dieu mais entraîné par les sciences à douter de tout et à seulement « déconstruire ». Il faut, après ce grand lavage, reconstruire l’humain, quitter les carcans de la Morale et de la Religion (y compris les dogmes scientifiques – oxymore tant « la » science est une méthode de constante remise en question). Il faut que chacun affirme sa propre morale et l’ajuste à celle des autres, pas qu’elle vienne d’ailleurs ou d’en haut.

Avec un nouveau style :

Pour ce « cinquième évangile » qui prêche de surmonter l’humain trop humain, Nietzsche use volontairement d’un nouveau style. Non plus le style didactique des exposés classiques de philosophie, mais le langage poétique dont chacun sent bien que les images, les sons et les rythmes vont au-delà des mots pour suggérer plus. Gaston Bachelard l’a bien compris, la dynamique de l’imaginaire surgit de la poésie plus que du discours de la pensée. L’air sec et pur des montagnes où erre Zarathoustra dit plus que les mots combien il veut s’élever au-dessus des petites ratiocinations philosophiques et au-delà des « grands problèmes » moraux. D’où ces virgules, tirets, retours à la ligne, qui donnent un rythme au texte et incitent le lecteur à la métaphore. Le style propre à Zarathoustra est le dithyrambe, ce genre poétique et musical grec utilisé comme action liturgique en l’honneur de Dionysos. Le dithyrambe va au-delà de la raison pour englober l’émotion et le délire. C’est, autrement dit, un style qui exprime en même temps les trois étages de l’humain : la raison certes, mais aussi la passion et les instincts.

Peu vendu à sa parution, Ainsi parlait Zarathoustra est devenu « le livre du havresac » des soldats allemands de la Première guerre mondiale, avant d’accéder à la célébrité en 1922. Heidegger en fera le dernier mot de la tradition métaphysique – qui cherche à penser tout ce qui est – par l’universel. Mais le penseur allemand, viré un temps nazi, se trompe, à mon humble avis, lorsqu’il assimile la « volonté de puissance » au triomphe faustien de la Technique. « L’être de l’étant » serait ce mâle blanc dominateur éperdu de rationalisme, qui veut tout contrôler grâce aux machines et à l’artificiel. Or Nietzsche récuse ce simplisme qui réduit l’humain à la froide raison raisonnante. Son « être » est grec, il englobe le tout de l’humain, ses trois niveaux, ses trois cerveaux. L’éternel retour du même n’est pas le retour à l’identique, mais la lutte éternelle des valeurs entre elles – des instincts entre eux – dans l’éternelle indifférence de la nature.

C’est cela pour moi, le message de Zarathoustra au monde.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nietzsche résume sa pensée

Dans les notes et aphorismes des Appendices d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche résume sa pensée en huit principes.

Un : Tous les anciens jugements de valeur sont fondés sur une connaissance fausse et illusoire des choses.

Deux : La foi n’est plus possible pour nous et nous devons placer au-dessus de nous une volonté forte qui retienne une série provisoire de valeurs fondamentales. « En réalité toute cette foi n’était pas autre chose, mais la discipline de l’esprit n’était pas alors suffisante pour qu’il eût pu supporter notre grandiose précaution »

Trois : « C’est la bravoure de la tête et du cœur qui nous distingue nous Européens ». Notamment le combat soutenu contre des religions devenues astucieuses et une rigueur cruelle.

Quatre : Les mathématiques ne sont exactes qu’en fonction de la justesse de la pensée logique mais on commence par arranger et par simplifier le réel, ce qui n’est pas le nec plus ultra de la connaissance.

Cinq : Ce n’est pas parce que nous croyons fortement quelque chose quelle est certaine, « cela résulte peut-être d’une condition d’existence de notre espèce ». D’autres êtres pourraient formuler d’autres hypothèses et c’est cela « l’absurdité fondamentale ».

Six : Nous voulons exécuter strictement notre mesure et tendre à la plus grande puissance sur les choses.

Sept : Comment voulons-nous que soit l’avenir de l’humanité ? De nouvelles tables de valeur sont nécessaires et la lutte contre les représentants des anciennes valeurs dites « éternelles » est la grande affaire.

Huit : Notre impératif n’est plus dans le ‘tu dois’ il n’y a que le ‘il faut que je’ du créateur, donc la volonté, indépendante de tout dogme.

Donc tout est illusion, la foi n’était qu’une volonté extérieure, les maths ne sont qu’une description logique simplifiée, et nous devons remplacer tout cela par le courage. L’absurdité fondamentale est que nos hypothèses ne sont qu’humaines et pas universelles (au sens de l’univers). Ce que nous devons, c’est être au maximum, autrement dit prendre toute notre mesure et chassant les anciennes valeurs inculquées par les traditions et religions. Seule notre volonté nous rend libres, donc créateurs.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La joie veut l’éternité de tout, enseigne Nietzsche

Le chant d’ivresse de Zarathoustra s’élève à minuit lorsque lui et ses compagnons sortent de la caverne, la « chambre d’enfantillages » du chapitre précédent. « Le plus laid des hommes » a, devant les étoiles, une révélation : « A cause de cette journée – c’est la première fois que je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière. (…) Il vaut la peine de vivre sur la terre. (…) Est-ce ceci – la vie ? Dirai-je à la mort. Soit, recommençons ! » Le plus laid des hommes a tout compris.

La vie est énergie vitale et cette vitalité se contente d’elle-même ; comme les plantes et les animaux, elle vit pour vivre, « parce qu’ » elle est vivante. Et la « joie » est cette manifestation de vitalité qui dit oui à la vie, la joie, le rire, l’optimisme.

« Que dit minuit profond ? » Il dit que « le monde est profond. Plus profond que n’a pensé le jour ». Car « la joie est plus profonde que la peine du cœur ». « Minuit, c’est aussi midi ». Pourquoi ? Parce que la face sombre du monde complète sa face claire comme le yin et le yang, que l’un ne va pas sans l’autre. « La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil – éloignez-vous de peur qu’on vous enseigne qu’un sage est aussi un fou. Avez-vous dit oui à une joie ? Ô mes amis, alors vous avez dit oui à toutes les douleurs. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, unies par l’amour ». Ce monde-ci est le seul monde. Il n’est pas le monde idéal du Beau, du Bon, du Bonnet… Il est le monde mêlé, imparfait mais réel – car le parfait n’est qu’une projection idéale, une épure non réaliste – tout comme le concept de « Dieu ».

« Tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, oh ! C’est ainsi que vous avez aimé le monde. » L’amour ne peut naître que du différent, sinon il n’est qu’égoïsme stérile, comme le beau jeune garçon Narcisse qui se mirait dans l’onde ; il faut du neuf pour enchevêtrer et faire naître la vie qui se veut elle-même. « Que ne veut-elle pas, la joie ! Elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus effrayante, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle-même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle. » L’anneau, c’est l’alliance des mariés ; c’est aussi l’éternel retour de la vie, la « roue qui roule sur elle-même » – autre nom de l’éternité. La joie « veut de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle jette loin d’elle, elle mendie pour que quelqu’un l’accueille, elle remercie celui qui la prend. (…) La joie est si riche qu’elle a soif de douleur » – car est ainsi qu’est fait « ce monde, oh ! vous le connaissez ! ».

« Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! » La joie veut l’éternité. « La douleur dit : passe ! Mais toute joie veut l’éternité, – veut la profonde, profonde éternité ! »

Dans ce poème appelé « chant d’ivresse », commenté ligne à ligne, Nietzsche/Zarathoustra dit oui à la vie, à la vitalité, à l’énergie vitale qu’il appelle « volonté pour [Zur] la puissance ». Le oui à la vie est inconditionnel, comme l’amour d’un parent pour ses enfants. Cet amour veut tout, les joies comme les peines, la totalité de l’être issu de soi ou choisi pour enfant. Cette vie est bonne parce qu’elle est la seule – l’au-delà n’est qu’une promesse pour les croyants, il se peut même qu’il n’existe pas. Quoi qu’il en soit, nous avons été créés humains vivants pour accomplir notre destin d’être vivant, doté d’instinct de vie qu’il s’agit d’affirmer sous peine de languir, puis de mourir avant l’heure.

La vie ne se partage pas, elle est joie et douleur mêlée. Minuit c’est aussi midi. « Je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière », dit l’homme le plus laid, qui a enfin compris Zarathoustra. C’est le « oui sacré » de l’enfant qui « est innocence et oubli », la troisième des métamorphoses proposée dans le premier Discours de Zarathoustra en début de livre. Une belle maxime pour l’été.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Se libérer des âneries, prône Nietzsche

Après avoir chanté les filles du désert, Zarathoustra se poste à l’entrée de sa caverne. Il entend rire ses compagnons, et cela le réjouit ; il y voit un signe de guérison. Le rire fait reculer « l’esprit de lourdeur » et cela est bien. Toujours. Car le rire est le propre de l’homme. « Chez eux aussi l’ennemi fuit : l’esprit de la pesanteur. Déjà ils apprennent à rire d’eux-mêmes : ai-je bien entendu ? »

Le rire montre que Zarathoustra a « éveillé de nouveaux désirs. Il y a de nouveaux espoirs dans leurs bras et dans leurs jambes, leur cœur s’étire. Ils trouvent des mots nouveaux, bientôt leur esprit respirera la pétulance. » Le dégoût les quitte, ils deviennent reconnaissants (envers la vie).

Mais un silence de mort se fit. Zarathoustra rentre dans la caverne où brûle désormais de l’encens. Et ses compagnons prient. « Et en vérité tous ces hommes supérieurs, les deux rois, le pape en retraite, le sinistre enchanteur, le mendiant volontaire, le voyageur et l’ombre, le vieux devin, le consciencieux de l’esprit, et le plus laid des hommes : ils étaient tous prosternés sur leurs genoux, comme les enfants et les vieilles femmes fidèles, ils étaient prosternés et adoraient l’âne. »

Les chrétiens des premiers siècles ont été souvent accusés d’adorer une tête d’âne et il faut un Dieu aux hommes, ils ne peuvent s’en passer. Du moins aux hommes non encore supérieurs, ceux qui n’ont pas su se libérer encore des angoisses de vivre et de mourir. Dieu – l’âne – « Il porte nos fardeaux, il a pris figure de serviteur, il est patient de cœur et ne dit jamais non ; et celui qui aime son Dieu le châtie bien. – Et l’âne de braire : I-A [comme ya en allemand qui dit oui ou Amen, qu’il en soit ainsi]. Il ne parle pas, si ce n’est pour dire toujours oui au monde qu’il a créé  ; ainsi il chante la louange de son monde. C’est sa ruse qui inspire son mutisme : aussi a il rarement tort. – Et l’âne de braire : I-A. » L’âne-Dieu explique le monde et lui donne sens, et les hommes angoissés ne savent pas s’en passer. Ils ne savent trouver par eux-mêmes un sens à ce qui leur arrive. Dieu l’âne, au contraire, vit comme une bête, sans rien savoir ni rien penser ; il se contente de l’instant présent. « C’est ton innocence de ne point savoir ce que c’est que l’innocence » dit l’un d’eux de l’animal bête.

Zarathoustra se récrie, et crie lui-même « I-A » comme une intelligence artificielle. Il apostrophe les vieux fous qu’il croyait pourtant avoir libérés. Le vieux pape lui déclare alors : « Plutôt adorer Dieu sous cette forme que de ne point l’adorer du tout ! » Le consciencieux de l’esprit va même jusqu’à dire : « Peut-être n’ai je pas le droit de croire en Dieu, mais il est certain que c’est sous cette forme que Dieu me semble le plus digne de foi. » Il y a de l’ironie à le dire ainsi, mais aussi une certaine profondeur. Car « celui qui a trop d’esprit aimerait à s’enticher même de la bêtise et de la folie. Réfléchis sur toi-même, ô Zarathoustra ! Toi-même, en vérité, tu pourrais bien par excès de sagesse devenir un âne. »

Le libéré doit aussi se libérer de son libérateur. Le sage ne peut le devenir que s’il crée lui-même sa propre sagesse et ôte les uniformes ou les oripeaux qu’il a emprunté pour le devenir. « Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue – ainsi parais-tu jadis, ô Zarathoustra », lui dit l’homme le plus laid. Les compagnons sont devenus de petits enfants, en troisième métamorphose, mais pas encore pleinement enfants. Car l’enfance est plus grave que l’infantile. Les petits enfants prient avec la foi du charbonnier, naïvement, sans remettre en cause. Il faut encore que les compagnons de Z jouent, donc quittent la prière et le dieu. Il faut qu’ils quittent la caverne. « Maintenant quittez cette chambre d’enfants, sa propre caverne, où aujourd’hui tous les enfantillages ont droit de cité. Rafraîchissez dehors votre chaude impétuosité d’enfants et le battement de votre cœur ! », leur dit Zarathoustra.

Nietzsche joue ici avec la parole du Christ qui déclare qu’il faut redevenir comme de petits enfants pour accéder au royaume des cieux – autrement dit croire sans penser, juste obéir avec la naïveté du gamin qui ne remet jamais en question de ce que Papa lui ordonne. Mais c’est d’un autre enfant, dont parle le philosophe : celui qui est innocence et qui joue en créant son propre univers imaginaire, celui qui a encore en lui toutes les possibilités humaines à développer. L’enfant qui joue s’oppose à l’homme malade, l’innocence au nihilisme. « Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté », disait Nietzsche dans Les trois métamorphoses, chapitre 1 des Discours de Zarathoustra.

Car « l’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. » Le oui d’obéissance de l’âne devient affirmation de soi de l’être-enfant. Le devoir est remplacé par la création – la routine par le jeu. Cet enfant-là est le modèle de l’artiste (au plan esthétique) et de l’homme supérieur (au plan éthique). Nietzsche a trouvé cette idée chez un Grec antique, Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions. La royauté d’un enfant. » (Fragment 130 (52) traduit par Marcel Conche. L’enfant est l’innocence du devenir qui aime la vie pour elle-même.

Ce pourquoi Zarathoustra voit cette « fête de l’âne » comme une « invention », « une brave petite folie », une joie des convalescents de l’angoisse. « Et faites cela en mémoire de moi », déclare Zarathoustra en singeant avec ironie le Fils de Dieu.

Politiquement, la majorité des électeurs aux dernières Législatives ont agi comme des chameaux, supportant tous les fardeaux ; ils ont cru devenir lions en rugissant insoumis ou rassemblés, mais ils ne sont au fond que des ânes qui braient, qui appellent papa-État. Pas des créateurs ni des enfants qui jouent.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Voir danser les filles nues, chante Nietzsche

Après les doctes débats entre le magicien et le savant qui opposent le désir à la raison, Nietzsche/Zarathoustra se propose une relâche sous la forme d’un poème aux « filles du désert ». Car il faut que nul ne soit privé de désert ! dit en gros « l’ombre de Zarathoustra » – elle n’est pas lui mais presque lui ; elle est sa part d’ombre, sa mélancolie, toujours attachée à ses pas.

Il craint « le mauvais jeu des nuages qui passent, de l’humide mélancolie, du ciel voilé, des soleils cachés, des vents d’automne qui hurlent ». Mélancolie de l’Europe pluvieuse et grise, qui appelle le soleil et la chaleur. L’air pur des montagnes de Suisse n’est pas le seul : celui du désert existe aussi. Sans nuages gris ni noires pensées.

Et « le voyageur qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » de saisir une lyre et de chanter son poème aux filles du désert. « Me voilà donc assis / dans cette plus petite de toutes les oasis, / pareille à une datte, / brun, édulcoré, doré, / avide d’une ronde bouche de jeune fille, / plus encore de dents canines, /des dents de jeunes filles, / froides, blanches comme neige et tranchantes, / car c’est après elle que languit/ le cœur chaud de toutes les dattes »

Complexe de castration ? L’ombre se dit « ensphinxée » par les chatteries des très jeunes filles, inventant un mot nouveau pour dire « l’air de paradis » qu’il respire – un air de nirvana où plus rien n’est à acquérir. Bien qu’il doute : « C’est que je viens de l’Europe qui est plus incrédule que toutes les épouses mûres ». Car la danseuse « s’est tenue trop longtemps (…) sur une seule jambe ».

Ce qui manque à ces filles qui savent danser, c’est la pensée ; elles n’ont qu’« idées et caprices plus petits encore, plus fous et plus méchants » ; elles ne sont que séduction, laissant « sans avenir, sans souvenir » – comme une drogue. « Elle s’en est allée pour toujours, l’autre jambe ».

D’où le rugissement de lion que chante l’ombre de Zarathoustra, ce lion qui secoue les contraintes mais n’en est pas libéré, pas encore enfant, pas encore surhumain. « Ah ! Monte, dignité ! / Dignité vertueuse, dignité d’Européen ! / Souffle, souffle de nouveau / Soufflet de la vertu ! Ah ! / Hurler encore une fois, / hurler moralement ! / en lion moral, hurler devant les filles du désert ! / – Car les hurlements de la vertu, / délicieuses jeunes filles, / sont plus que toute chose / les ardeurs de l’Européen, les fringales de l’Européen… »

L’ombre de Zarathoustra résiste à la séduction de sphinge du sexe des jeunes filles du désert, là où il n’y a qu’à se laisser vivre, de ventre en ventre, sans s’en faire plus avant. La Morale aide à surmonter cet anéantissement, dit le lion, car le lion n’a pas encore dépassé la morale, pas plus que l’ombre qui en reste tentée. Les ardeurs vitales sont des désirs normaux, plus encore ceux des Européens qui ne vivent pas dans l’hédonisme oriental, fantasmé à l’époque de Nietzsche. Cet hédonisme est un nihilisme, une annihilation par les sens, d’une jouissance de l’instant qui se fait plus grande avec l’époque (Gide publiera en 1897, soit 13 ans après Zarathoustra, LesNourritures terrestres) : « Le désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ! » s’exclame l’ombre de Zarathoustra en conclusion.

Chacun a chanté son chant, le voyageur et puis l’ombre. « Le Réveil » peut commencer – au chapitre suivant.

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Nietzsche salue l’homme supérieur… futur

Zarathoustra, le prophète qui courait sa montagne, revient à sa caverne, l’antre où il se ressource en compagnie de ses animaux, l’aigle et le serpent – celui qui tutoie le soleil et celui qui s’ancre dans les profondeurs de la terre. Zarathoustra est entre ces deux mondes, tel le lotus bouddhiste : il a ses racines dans le limon et pousse sa tige vers la lumière.

Ainsi parle-t-il à ceux qu’il a réunis chez lui, au-dessus des hommes mais encore loin des dieux. Car ces êtres qu’il a trouvé désespérés, criant par la montagne, crient encore à l’unisson jusqu’à ce qu’il paraisse, tels des oiselets attendant la becquée. C’est cela qui hérisse Zarathoustra : il n’a pas besoin de dépendants, mais de rejetons qui grandissent en indépendance. Et ces hommes supérieurs aux autres ne sont pas encore des « hommes supérieurs », les « lions qui rient », dira-t-il. Rappelons-nous la métaphore originelle d’Ainsi parlait Zarathoustra, les « Trois métamorphoses » du chameau en lion, puis du lion en enfant. Le chameau est esclave et soumis, le lion est révolté rugissant, seul l’enfant est innocence et pure volonté de vie.

« Car ils étaient tous assis les uns à côté des autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée : le roi de droite et le roi de gauche, le vieux magicien, le pape, le mendiant volontaire, l’ombre, le consciencieux de l’esprit, le triste devin et l’âne ; et le plus laid des hommes… » En les voyant, Zarathoustra sait où il lui faut chercher l’homme supérieur : en lui-même ! « Il est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur ! mais pourquoi m’étonnerais-je ! n’est-ce pas moi-même qui l’ai attiré chez moi par des offrandes de miel et par les malins appeaux de mon bonheur ? »

Qui est-il, cet homme supérieur ? Comment le devient-on ? « Il fallut d’abord que vint quelqu’un – quelqu’un qui vous fit rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette étourdie, quelque vieux fou (…) Car en regardant un désespéré, chacun reprend courage (…) C’est à moi-même que vous avez donné cette force un don précieux, ô mes hôtes illustres ! » En fait, dit Nietzsche, l’homme « supérieur » est en chacun de nous, en potentiel, à condition de regarder le monde et la vie de façon positive – en laissant agir la force vitale qui est en nous. Qu’est-ce donc ? Mais le rire, la joie, la danse, l’ouragan de la volonté, la girouette de la curiosité pour tout, la « folie » qui est l’inverse de la sagesse petite-bourgeoise de l’humble économie de tout, des bouts de chandelle à la peur d’oser.

Mais comment oser devenir « supérieur », se surmonter ? Il faut un gourou au sens bouddhiste (et pas au sens politique), un maître qui se donne en exemple et qui vous guide mais qui, avant tout, assure la sécurité. Pas de progrès sans base arrière sûre d’où partir et revenir – comme le petit enfant qui s’essaie à marcher pour découvrir le monde, assuré que les bras de sa mère ou la poitrine de son père l’attendent s’il prend peur et s’effraie. « Sécurité : c’est le premier avantage que je vous offre. Et le second, c’est mon petit doigt. Or, si vous avez mon petit doigt, vous ne tarderez pas à prendre la main toute entière. Eh bien ! je vous donne mon cœur par-dessus le marché ! » C’est le premier pas qui coûte et qui ose prendre le petit doigt prendra bientôt le bras en entier. C’est en courant que l’on devient coureur, en explorant que l’on devient explorateur. Oser se surmonter (ses routines, sa flemme, ses peurs) permet le supérieur (la vie positive, la joie, la volonté, l’amour des êtres et des choses).

Mais pour cela il faut l’exemple, voir être et agir celui qui propose le mieux. « Il n’y a rien de plus réjouissant sur la terre, ô Zarathoustra, qu’une volonté haute et forte. C’est la plus belle plante qui soit, un paysage tout entier est réconforté par un tel arbre. Je le compare à un pin, celui qui grandit comme toi, ô Zarathoustra, grand, silencieux, dur, solitaire, fait du meilleur bois et du plus flexible, admirable – étendant finalement des branches fortes et vertes vers sa propre domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempêtes et à tout ce qui est familier des hauteurs – répondant plus fortement en vainqueur impérieux ». Son aspect rassure les hésitants et guérit leurs cœurs. Chacun peut connaître de tels êtres solaires se sentir bien auprès d’eux et s’en inspirer pour mieux vivre. En politique, ce sont des De Gaulle ou des Churchill – certainement pas des tyrans à la Poutine, ni des suiveurs collabos comme Le Pen ou Zemmour, ni des agitateurs du chaos nihiliste comme Mélenchon.

« Un grand désir est en route », prophétise Nietzsche en la fin de son siècle. A l’époque, le nihilisme désespère les cœurs et chacun attend son antidote. « Il est lui-même en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes ; c’est-à-dire : tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété – tous ceux qui ne veulent vivre à moins qu’ils ne puissent de nouveau apprendre à espérer – apprendre de toi, ô Zarathoustra, le grand espoir ! » Mais Zarathoustra n’est pas un prédateur qui attire à lui les petits enfants pour les violer et les dévorer ; il n’est pas un dictateur ni un tyran en puissance comme le sera en son propre pays Hitler le nazi. Sa puissance est d’inspirer et encourager, pas de commander. Il n’instaure ni dogme, ni commandements, ni nouvelle religion – contrairement aux religions du Livre ou aux religions séculières du communisme ou du nazisme. Ce pourquoi il recule lorsque « le roi de droite » (le réactionnaire) veut lui baiser la main, comme pour faire allégeance.

« Hommes supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n’est pas vous que j’attendais dans ces montagnes. (…) Il se peut que vous soyez tous, les uns comme les autres, des hommes supérieurs, poursuivit Zarathoustra : mais à mes yeux vous n’êtes ni assez grands ni assez forts. À mes yeux, je veux dire : pour la volonté inexorable, qui se tait en moi, qui se tait, mais qui ne se taira pas toujours. Et si vous êtes miens, vous n’êtes cependant pas mon bras droit. » Pas assez supérieurs, les hommes qui se croient supérieurs : ils ont encore besoin d’un guide, d’un führer, d’une béquille, ils ont « les jambes malades et fragiles, veulent avant tout être ménagés ». Ils sont encore encombrés de fardeaux et de souvenirs. « En vous aussi il y a encore de la populace cachée. »

Aussi, le véritable « homme supérieur » reste dans le futur. Les hommes supérieurs actuels ne sont que « des ponts », « des degrés », « des avant-coureurs ». Ceux que Zarathoustra attend sont « d‘autres, plus grands, plus forts, plus victorieux, plus joyeux, de ceux dont le corps et l’âme sont bien d’aplomb : il faut qu’il vienne, les lions qui rient. » Hommes supérieurs mais par encore surhommes – seuls ceux qui dépasseront l’état de lion, encore en révolte, accéderont au stade de la surhumanité, celle de l’innocence d’une nouvelle espèce débarrassée de tous les esclavages.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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La plénitude de midi selon Nietzsche

Zarathoustra court et court encore par la montagne, comme tout être humain ne cesse de courir sa vie durant. Il ne rencontre plus personne et jouit de sa solitude, comme tout être humain est irrémédiablement seul, même dans l’union sexuelle ; il vit seul et meurt seul. Les autres ne sont que des compagnons, des enseignants ou des ennemis ; ils le façonnent, l’accompagnent, le révèlent à lui-même, mais ne seront jamais lui.

Survient l’heure du plein midi et, comme le soleil au-dessus de la terre, Zarathoustra le coureur s’immobilise. Il ne cueille pas encore les fruits de la vigne qui enserre un vieil arbre tordu mais se couche au soleil. Nous avons reconnu Apollon et Dionysos, les deux faces de l’être humain, la lumière qui dissipe toutes les obscurités de l’ignorance et qui tranche de son intelligence cruelle – et le fruit du vin qui enivre les sens et rattache à la terre tout en faisant danser les corps et jouir les instincts.

Zarathoustra dort, mais ne dort pas. Il est en état d’éveil, comme Bouddha, une transe où son corps est endormi mais son esprit en veille. Ce semi-sommeil, qui est un état de méditation, « me fait violence, dit Zarathoustra, oui, il me fait violence en sorte que mon âme s’élargit ». La méditation est un état d’apaisement des sens qui permet à l’esprit de s’ouvrir en pleine conscience des choses et d’accroître sa spiritualité.

Mais aux références aux dieux grecs et au bouddhisme se mêle le christianisme : « Le soir d’un septième jour est-il venu pour elle [mon âme] en plein midi ? » Tout l’Occident est là dans cette pensée ramassée : le midi apollinien, l’état de grâce bouddhiste, la création divine du monde chrétienne. « Comme une barque fatiguée dans la baie la plus calme : c’est ainsi que je repose à présent près de la terre, fidèle, confiant et dans l’attente, lié à la terre par les fils les plus ténus. » Nietzsche rappelle que l’être humain est terrestre (et pas une âme évanescente dans un ciel des Idées ou un Au-delà) ; que l’existence est une course à piloter qui fatigue sur un océan parfois calme, parfois agité ; qu’il faut aimer fidèlement la vie et sa force, rester confiant dans son destin quel qu’il soit, dans l’attente de ce qui surviendra de l’humain ainsi aguerri et augmenté.

Le « bonheur » est en plein midi, à l’acmé du soleil sur la terre, l’instant où il semble se reposer avant de décliner pour la nuit. Le bonheur, pour Nietzsche, est de ne rien vouloir d’autre que ce qui est – tout simplement. Un état de bonheur, un état qui ne dure pas, pas plus que ne dure midi, mais qui revient chaque jour. Un moment de pur silence où l’herbe dort dans les prairies, où les oiseaux ne chantent pas, où nul berger ne joue de la flûte. Ce silence suspendu fait le meilleur bonheur – « le puits de l’éternité » – le nirvana bouddhiste. Le monde vient de s’accomplir une fois de plus, éternel retour du midi chaque jour, révolution complète de la planète autour de l’astre – « abîme de midi ».

Ce texte de joie éphémère ramasse toute la prophétie de Zarathoustra : la quête de soi en sur-humanité, l’effort volontaire vers la puissance, l’exemple de la nature et des astres, de la vigne et du soleil, l’amour du destin, la méditation personnelle en conscience qui vaut mieux que tous les dogmes des religions – et le grand midi qui reviendra en éternel retour.

Au milieu de la quatrième et dernière partie du Zarathoustra, « Midi » marque la césure de la quête inquiète vers l’accomplissement apaisé.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Le mendiant volontaire n’est pas supérieur, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit son périple dans les hauteurs. Ils sent un effluve chaud de vie : ce sont des vaches. Elles écoutent un doux prédicateur qui cherche auprès d’elle leur secret du bonheur. C’est celui de ruminer ! Ainsi fait le pacifique, le végétarien, la bonté même envers les êtres vivants, celui qui ne veut aucun mal – tel Bouddha l’Éveillé. Car il y a du Bouddha dans ce mendiant volontaire.

Comme lui, il a quitté palais et richesses pour se faire pauvre et apprendre du populaire. Car le grand dégoût l’étreint, « du dégoût plein le cœur, plein la bouche, plein les yeux ». Seules les vaches, qui ruminent paisiblement leur herbe, sont exemptes de dégoût. Car elles ne pensent pas, elles digèrent ; elles n’agissent pas, elles se reposent. Libéraliser l’herbe, comme le font les Allemands est un retour aux sources : celui de la rumination pour s’évader des dégoûts actuels du monde (l’industrie, l’énergie, la guerre). La rumination est une drogue hypnotique qui évite de penser et d’agir, comme l’herbe cannabis qui pousse sur les versants de l’Himalaya, au pays des bouddhistes. La défonce plutôt que la défense, ruminent les Allemands d’aujourd’hui.

Or il est un homme, un Allemand, qui a surmonté l’humain sans régresser à la vache : « C’est ici l’homme sans dégoût, c’est Zarathoustra lui-même, celui qui a surmonté le grand dégoût ». Le Z connaît Bouddha : « le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, – qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s’enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son cœur ».

Mais ils ne l’acceptèrent point car « combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que c’est un art de bien donner, que c’est la maîtrise suprême d’ingénieuse bonté. » Pourquoi le don n’est-il plus naturel ? Parce que ceux à qui l’on donne sont devenus orgueilleux de leur état et fiers de leur dénuement. « Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire : aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce : à savoir l’espèce populacière. » C’est la grande insurrection des esclaves – les dominés physiquement par le travail ou la répression, mais surtout les dominés mentalement par l’ignorance et la paresse. Stupide et fière de l’être : ainsi est la populace ; suivant avec adoration n’importe quel gourou qui parle haut et ment sans vergogne, ainsi est la populace ; feignant d’être libre en croyant un chef trompeur mais qui la fait vibrer quasi sexuellement, ainsi est la populace. Staline, Hitler, Trump, entre autres, réclament des vaches, pas des citoyens.

« Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière : tout cela m’a sauté au visage. Il n’est pas vrai que les pauvres soient bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches. » Pas chez les riches comme on pourrait croire ? L’argent ne fait-il pas le bonheur ? Parce que les riches sont aussi de la populace, même dorée – rien à voir avec des hommes supérieurs (ou des femmes). « Qu’est-ce donc qui m’a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas le dégoût de nos plus riches ? – de ces forçats de la richesse, qui, l’œil froid, le cœur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d’ordure – de toute cette racaille dont l’ignominie crie vers le ciel, – de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse : – car ils ne diffèrent guère des prostituées. » On le sait depuis l’époque de Nietzsche, les femmes aussi peuvent être complaisantes aux jeunes hommes, « lubriques et oublieuses », les femmes couguar. N’évacuons pas Nietzsche parce qu’il écrivait comme de son temps, en mâle dominant – ce qu’il dit mérite mieux que cette révolte offensée de notre époque qui mène à une impasse.

Car l’impasse est de ne pas réfléchir au prétexte d’évacuer ce qui gêne. Mieux vaudrait-il ruminer le passé que d’avoir des pensées positives ? L’offense perpétuelle de tous-et-toutes contre tous-et-toutes n’aboutit qu’à annihiler le débat, donc la controverse qui fait avancer. D’où le détachement du monde qui semble saisir à la fois nombre de garçons qui récusent le sexe avec les filles pour ne pas être accusés de…, de garder ou animer des enfants au risque d’être soupçonnés de…, de citoyens qui ne votent plus pour ne pas faire le jeu de…, de faux intellos qui croient bon de se cacher derrière le vent pour éviter de laisser croire que… « Ces vaches, à vrai dire, l’emportent sur tous en cet art : elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s’abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le cœur. » Elles sont très routinières, les vaches, même le changement d’une heure pour l’été les perturbe. Ainsi sont les fonctionnaires qui fonctionnent (pas tous, mais beaucoup), les profs qui ronronnent (pas tous, mais trop), les piliers du café du commerce qui commentent et critiquent (sans avoir jamais une quelconque responsabilité).

Zarathoustra n’aspire pas au bonheur des vaches ; il aspire à surmonter l’homme supérieur. Il invite donc le mendiant volontaire à monter à sa caverne pour dialoguer avec son aigle et son serpent, animaux eux aussi, mais certainement pas bovins !

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Nietzsche contre la vertu des petites gens

En cette quatrième partie, Zarathoustra poursuit son périple sur sa montagne. Il rencontre toutes sortes de gens, symboles de ce qu’il abhorre en ce monde. Le voici pris à partie, dans la vallée de la Mort-aux-serpents, par « le plus laid des hommes ». Il est celui qui a tué Dieu et qui est persécuté pour cela : persécuté par la pitié !

Car déclarer que Dieu est mort (ce qu’a fait Nietzsche) n’est pas suffisant ; il faut aussi condamner toutes les idoles, toutes les illusions, toutes les fausses vertus. « Mais sache-le, c’est moi le plus laid des hommes, -celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où je suis passé, le chemin est mauvais. Je défonce et j’abîme tous les chemins. » Mettre les pieds dans le plat n’est pas suffisant… C’est secouer le joug, pas devenir soi-même créateur. Le chameau se métamorphose en lion, il n’atteint pas encore l’état d’innocence de l’enfant.

La pitié est la pire des vertus car elle affaiblit ; la compassion rend misérable, autant que celui auquel elle s’adresse. Compatir avec le plus bas c’est s’abaisser soi-même et rester au bas niveau des autres, alors que ce qui importe est au contraire d’élever. « À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux pour trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que la pitié est importune – c’est toi, ô Zarathoustra ! – que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la pitié est une offense à la pudeur. Et la volonté de ne pas aider peut être plus noble que certaines vertus trop empressées à secourir. » Faire l’aumône, ce n’est pas aimer, c’est mépriser. Mieux apprendre à pêcher le poisson que de donner un poisson.

« Or, c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont pas le respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. » Ces moutons « sont de petits être gris, dociles et moutonniers. » On leur a appris à compatir, et ils le font, par habitude. Ce sont de petites âmes qui ne sentent pas la grandeur d’être maudit et laid, d’être le meurtrier de Dieu. Ils ronronnent par coutume enseignée depuis le plus jeune âge par la moraline sociale et religieuse. Ils ne pensent pas, il réagissent par réflexe vertueux.

« Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : ‘rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon’. » Ce qui leur a donné raison est le christianisme, Jésus, « ce présomptueux qui depuis longtemps a fait enfler la crête des petites gens – lui qui, en enseignant : ‘je suis la vérité’, n’a pas enseigné une mince erreur. » Ce n’est pas aux petites gens de dire ce qu’est la vertu et la morale. C’est aux gens qui pensent par eux-mêmes, pas ceux qui suivent un gourou, fût-il appelé Fils de Dieu.

Zarathoustra met en garde contre la pitié, cette passion qui rabaisse, et il enseigne : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié ». Même si la pitié est un sentiment humain, naturel, une faiblesse humaine, la pitié n’est pas la bonté ni la générosité. « Mais toi-même, garde toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient et qui gèlent. Je te mets aussi en garde contre toi-même », déclare le plus laid des hommes à Zarathoustra. Avoir pitié de la souffrance des autres n’évite pas la souffrance de ces mêmes autres : mieux vaut leur proposer du positif pour s’en sortir ! Douter, de même, est un affaiblissement : non pas douter par méthode, pour mieux penser positif, mais douter pour douter, pour mettre en doute tout, sans cesse critiquer et ne voir que le pire, imaginer des complots, des forces mauvaises contre lesquelles on ne peut (évidemment rien). Au lieu d’agir et de proposer. Compatir aux désespérés c’est se faire nihiliste, rien ne vaut, tout est foutu, no future : est-ce ainsi que l’on offre un but à la jeunesse, une façon de vivre ? Vivre, c’est le contraire de se noyer, de se droguer, de s’anéantir. C’est être positif, agissant, créateur.

La Vierge des Pietà, qui tient le cadavre de son fils nu, crucifié par les hommes, est passive, elle se soumet, elle n’agit pas. Comment d’ailleurs pourrait-elle agir, tant sa condition de femme, sur le pourtour de la Méditerranée, est cantonnée par les hommes et par la Torah, la Bible ou le Coran ? Elle attend tout de Dieu, rien d’elle-même, sinon d’accomplir les rites de l’inhumation. Vains rites, puisque le tombeau sera ouvert et le corps envolé.

Zarathoustra, qui déborde de force, de générosité, invite le plus laid des hommes, le meurtrier de Dieu, à venir dans sa caverne aux mille recoins, et dialoguer avec ses animaux – « l’animal le plus fier et l’animal le plus rusé », l’aigle et le serpent. « Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend. »

Seul celui qui agit apprend : il ne faut pas tout attendre des autres, des parents, de l’État, du système. Il faut agir soi, penser par soi-même, se prendre en main. Les autres aident, mais si l’on veut d’abord s’aider soi-même – ‘aide-toi, le Ciel t’aidera’, dit l’adage populaire. La pitié ne résout rien, c’est une vertu de faible, elle fait l’aumône pour passer à autre chose, au lieu d’avoir « honte » de la misère et d’agir pour y remédier. Zarathoustra a honte devant le plus laid des hommes ; mais il surmonte sa pitié immédiate, par réflexe, et il agit : il propose au plus laid des hommes d’aller dans sa caverne et d’entreprendre de mépriser la pitié pour se reconstruire.

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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

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Tout vaut la peine, dit Nietzsche

Zarathoustra est assis en haut de sa montagne devant sa grotte. Il retrouve un devin qu’il a connu, « nourri et désaltéré à sa table, le prophète de la grande lassitude qui enseignait : ‘tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle’. » Au contraire, pour Zarathoustra/Nietzsche, rien n’est égal, tout vaut la peine, le monde a le sens que lui donne la volonté, le savoir libère.

Le « devin de la grande lassitude » est la part d’ombre de Zarathoustra, celle qui est en chaque humain et lui fait dire de temps à autre : à quoi bon ? Pourquoi se casser ? Tout n’est-il pas éphémère et vain ? Les humains ne restent-ils pas des bêtes stupides qui ne font aucun effort intellectuel, des moutons bêlant qui suivent la passion du troupeau pour un maître qui les domine et les manipule, des assoiffés de sexe animal sans préjudice du mal qu’ils font ?

Le « dernier péché » du meneur d’hommes, de l’élévateur des âmes Zarathoustra est la pitié. Le devin de lassitude le provoque en lui faisant écouter « le cri de détresse » qui vient des profondeurs de la plaine. C’est le cri de « l’homme supérieur » – qui n’est pas encore Surhomme – et qui souffre de ses efforts et ne sait encore que maladroitement rire et danser. Car il n’y a pas de bonheur, dit le devin de lassitude, « vaines sont toutes les recherches ».

Zarathoustra se secoue et part à la recherche de l’homme supérieur qui crie pour le protéger des animaux sauvages. Mais le devin de lassitude lui dit qu’il sera toujours là, en embuscade, « patient et lourd comme une bûche ». Le poids de la fatigue et de l’écœurement.

« Qu’il en soit ainsi ! » s‘écrie Zarathoustra comme le Christ. Lui aussi est venu pour sauver les hommes et a connu la lassitude : Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mais il dit « ainsi soit-il ». La leçon est qu’il ne faut jamais renoncer et que la lassitude est une faiblesse passagère, un instinct vital qui vacille et s’use. L’asthénie est un péché contre la vie et contre l’avenir. En morale, la force d’âme repose sur l’énergie que l’individu met au service de son action.

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L’éternel retour est de nature, enseigne Nietzsche

L’éternel retour n’est pas le plus facile de la pensée de Nietzsche, tant nous sommes conditionnés, depuis Socrate et la Bible, à penser le contraire : qu’il y a un début et une fin à tout, même au monde, que tout progresse sans cesse et que tout évolue dans un seul sens. Ce n’était pas le point de vue des philosophes grecs présocratiques pour qui, comme dans le bouddhisme, la roue de la vie tourne indéfiniment sur elle-même, comme la terre autour du soleil et le soleil autour de la galaxie spirale, elle-même prise dans le grand mouvement des énergies. Les saisons reviennent, les êtres naissent, vivent et meurent – tout recommence.

C’est de l’abîme même de la pensée de Zarathoustra que vient cette révélation comme un coup de tonnerre qui le rend fou : « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. » Même la petitesse de l’homme, celle qui a la flemme d’aspirer au sur-humain. Même la cruauté de l’homme, « le plus cruel des animaux, » celui qui jouit de volupté à humilier, à crucifier, à faire pénitence. « Et lorsqu’il inventa l’enfer, ce fut, en vérité, son paradis sur la terre » dit Nietzsche. Zarathoustra est donc pris « d’un grand dégoût de l’homme. » – « Il reviendra éternellement, l’homme dont tu es fatigué, l’homme petit »…

Mais les animaux de Zarathoustra, qui représentent le naturel des êtres, les vivants sans intellectualisme, les tout-instincts – les animaux de Zarathoustra le réconfortent : « Va auprès des roses, des abeilles, des essaims de colombes ! Va surtout auprès des oiseaux chanteurs : pour apprendre à chanter comme eux. Car le chant convient aux convalescents ; que l’homme bien portant parle plutôt. » La vie est une fontaine de joie, la vitalité veut le lyrisme de la voix comme du corps, le chant est l’expression même, comme la danse, de celui qui s’enivre de vivre. La parole avec du sens est plutôt celle de l’homme bien portant, dont la santé ne fait pas de doute à ses yeux, car le sens est parfois illusion dont il faut se méfier. Une parole peut avoir un double sens, mentir, faire croire – pas le chant qui sort de l’enthousiasme de l’être en plein élan de vie, dionysiaque. Zarathoustra, pris de délire à cette idée du retour éternel des hommes petits, cruels, soumis, doit chanter afin de se délivrer de ces brumes mauvaises et à nouveau prêcher la vie, la grande santé.

Zarathoustra est « le prophète de l’éternel retour des choses », savent ses animaux, et son destin est d’enseigner cette vérité première. Comme Sisyphe roulant son rocher en haut de la montagne, pour le voir dévaler aussitôt, le prophète du surhumain doit s’atteler à sa tâche éternelle. Zarathoustra mourra, car tel est le cycle de la vie, mais « un jour reviendra l’enchevêtrement des causes où je suis enserré – il me recréera ! » Nietzsche souscrit ici à la réincarnation bouddhiste, où le karma de chaque âme revient vivre une vie pour s’améliorer sans cesse – ou régresser, tels les moines concupiscents qui se réincarnent en chiens (ce pourquoi les chiens errants sont nourris à la porte des monastères du Tibet).

Zarathoustra est condamné à revenir éternellement pour enseigner la même chose : « l’éternel retour de toutes choses, – afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhomme. » Car le Surhomme est fort, libre et heureux – plus que l’homme petit, soumis et maltraité. Mais le Surhomme est une conquête de chaque génération, de l’enfant encore sauvage à l’adulte enfin civilisé qui dépasse ses père et maîtres – à condition qu’il ait été « élevé », c’est-à-dire aimé, éduqué et corrigé avec attention et bienveillance pour non seulement s’épanouir mais aussi réaliser au mieux son potentiel.

Ce qui est vrai de l’individu est vrai de la société : le régime démocratique de débats et décisions après compromis, le moins pire des régimes en ce qu’il n’est jamais figé en pouvoir, est une conquête de chaque jour. Il est aujourd’hui plus que jamais menacé par les nazismes impériaux russe et chinois, les religions intolérantes comme l’islamisme, ou le judaïsme intégriste qui pourrit Israël et entraîne les États-Unis dans sa ruine, et les évangélistes tout aussi sectaires. La politique civilisée est démocratique, la politique sauvage est « illibérale » (c’est-à-dire autoritaire et fermée), la politique barbare est fanatique (Daech, Hamas). C’est l’éternel retour du combat pour la liberté contre tous les asservissements…

L’éternel retour est la métaphore de l’amor fati, l’amour du destin. « Oui, combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? », demande-t-il dans Le Gai Savoir, §341. Maître de soi et de son existence, le Surhomme accepte ce qui vient, bon ou mauvais, car il est capable de le surmonter, de se faire joie de son existence en sa totalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Toi ma patrie, solitude ! dit Nietzsche

La solitude n’est pas l’abandon, c’est cela que Zarathoustra a appris, « parmi les hommes il sera toujours sauvage et étranger. » La personnalité qui pense par elle-même et accomplit sa propre volonté est « plus abandonnée dans la multitude » – car la multitude est jalouse et venimeuse de toute différence. La masse veut le conforme, le « je suis d’accord » des réseaux sociaux, la quiétude de ne pas avoir à débattre et à défendre une position – ce serait trop d’efforts.

Ainsi la démocratie est un effort, qui exige le débat et les arguments ; ainsi la démocratie se dévoie en démagogie, comme Aristote l’a montré il y a plus de deux millénaires, car les gens préfèrent la facilité des émotions à la logique de la raison – cela demande moins d’effort, il suffit de dire « moi je crois que » sans avoir à s’en justifier. C’est ainsi que les réseaux sociaux exècrent le débat, en témoignent presque tous les commentaires qui adulent par un « j’aime » indigent ou contestent de façon virulente sans donner un seul argument.

Dans la solitude, Zarathoustra peut tout dire et tout penser, il n’a pas besoin de s’en justifier. Là il se ressource : « tout est ouvert et rayonnant chez toi. (…) Ici toutes les paroles et toutes les portes de l’être s’ouvrent à moi : tout ce qui est veut s’exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de moi à parler. »

A l’inverse, chez les hommes, « toute parole est vaine. La meilleure sagesse, c’est d’oublier et de passer. » Car chacun n’écoute que soi, son oreille ne s’ouvre que pour ses convictions, il ferme son esprit à toute contradiction – qui demanderait un effort à penser et à débattre. « Celui qui voudrait tout comprendre chez les hommes devrait tout attaquer. »

Chacun reste tel qu’il est une fois pour toutes, sans s’être choisi, juste en suiveur de la bande, de la masse, des foules. Il « est d’accord », bien au chaud dans le nid commun de la bêtise et de l’ignorance, mais content de lui. « Là-bas [chez les hommes], tout parle et rien n’est entendu. (…) Tout parle chez eux et plus personne ne sait comprendre. (…) Tout parle, rien ne réussit et ne s’achève plus. (…) Tout est délayé en mots. (…) Tout est trahi. » Nietzsche n’est pas tendre pour l’opinion commune, la doxa, le conformisme, le ce-qui-doit-se-penser. Le blabla n’est qu’un prétexte à exister, pas un message qu’il faut comprendre ; la com’ remplace l’argumentaire, l’image l’exposé. Il s’agit de séduire, pas de convaincre.

Nietzsche/Zarathoustra ont été trop humains. « Les ménagements et la pitié ont toujours été mon plus grand danger, et tous les êtres humains veulent être ménagés et pris en pitié. » Mais les ménagements ne sont pas de mise devant les monstres, les terroristes et les dictateurs. Comment « ménager » et « prendre en pitié » les bourreaux du Hamas lorsqu’ils égorgent des civils chez eux ? Si l’on comprend « la résistance » des humiliés palestiniens sans État, à cause d’Israël et de son gouvernement proto-fasciste d’extrême-droite religieuse, dirigé par un démagogue qui ne songe qu’à sauver sa tête des accusations de corruption, cette « résistance » ne justifie pas d’aller égorger des civils, y compris des enfants, dans leur maison (et de s’en vanter en vidéo!). Elle ne justifie que le combat de l’occupant, les armes à la main. Pas de ménagement pour appeler un chat un chat et un terroriste du Hamas un terroriste. Pas de pitié non plus à avoir pour un Poutine qui se pose en successeur des nazis, fort de la « supériorité » de la « civilisation russe » dont l’État devrait imposer sa loi à son environnement proche : il n’est pas un « patriote » comme le croient les cons, mais un parrain de mafia qui asservi son pays à sa loi du milieu avec la brutalité d’un kaguébiste. Écoutez l’émission Commentaires du 11 novembre 2023 sur Radio Classique.

« J’étais assis parmi eux [les hommes], déguisé, prêt à me méconnaître pour les supporter. (…) Dans ma folie, je les ménageais plus que moi-même ». Or il ne faut pas, ce n’est pas leur rendre service que de les conforter dans leur bêtise, leur ignorance et leurs illusions. Plus dure sera la chute – comme après Munich – et les lendemains seront pires que ce qui pourrait être aujourd’hui. « C’est surtout ceux qui s’appelaient ‘les bons’ qui m’ont paru les mouches les plus venimeuses : ils piquent en toute innocence ; ils mentent en toute innocence. » Persuadés de détenir la Vérité et de faire le Bien, les moralistes ignorent tout ce qui les conteste et ne peuvent être « justes ». Parce que la justice est une balance qui pèse les arguments pour et contre, pas une information gratuite qui impose sa croyance. « Car la bêtise des bons est insondable », n’hésite pas à dire Nietzsche en toute clarté.

Pas de pitié, car « la pitié enseigne à mentir à quiconque vit parmi les bons », pour ne pas faire de peine, ne pas révéler le mensonge, détruire les illusions consolatrices.

Alors, oui ! La solitude est la meilleure des ressources pour se retrouver soi-même loin des miasmes humains qui feraient douter de soi, de la lucidité nécessaire à toute action et de la vérité des choses. Être parmi les humains, c’est vouloir se les concilier, abandonner le principal au profit de l’accord, troquer le vrai pour l’illusion.

La lecture de Zarathoustra reste une école de santé mentale et les événements le prouvent tous le jours.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nietzsche et son singe

Zarathoustra chemine et parvient à la porte d’une grande ville. « De là, un fou écumant sauta sur lui, les bras étendus, et lui barra le passage. » C’est celui que les gens appellent « le singe de Zarathoustra », celui qui reprend quelques-unes de ses paroles et sa tournure de phrases. Mais qui n’est pas Zarathoustra et est bien loin d’avoir acquis sa sagesse !

Il vilipende la grande ville. « C’est ici l’enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie. Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments, secs comme des castagnettes. » Le singe méprise les petits intellos et leur verbiage vain ; il méprise les petit-bourgeois et leurs sentiments pas ; il méprise le petit populo et ses passions volages. On croirait du Zemmour. L’histrion des années 2020 apparaît comme le singe du singe de Zarathoustra, lui qui encense le Z des chars de Poutine.

Zemmour, comme Mélenchon, sont dans la France des années 2020 des provocateurs qui ne cherchent – en bonne agitation trotskiste issue tout droit des nervis du nazisme – qu’à foutre le bordel, établir le chaos, afin de se présenter soudain comme organisateurs du retour à l’Ordre – sous leurs ordres, bien entendu. Ce n’est pas pour rien que Mélenchon adule Poutine, après El Hassad et Chávez, et même Saddam Hussein, croit-on se souvenir. Mélenchon a pour modèle Robespierre, le chantre de la Terreur de masse et pour qui tous ceux qui ne le suivaient pas étaient Suspects. Il avait même fait voter en petit comité de Salut public dont il était le chef une Loi pour ça. Quant à Zemmour, il a beau encenser De Gaulle, il lorgne surtout sur les exemples de Poutine, Orban et autres dictateurs autoritaires.

« Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’excitent les uns les autres et ne savent pas pourquoi. (…) Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau de vie  ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents. » On se croirait dans les brasseries de Munich ou dans les meetings zemmouriens. Zarathoustra était prophète. Les militants attendent ardemment une reconnaissance du pouvoir nouveau auquel ils aspirent ; une sorte de revanche vengeresse pour ce que la société normale leur a refusé. « Il y a beaucoup de vertus dociles, avec des doigts pour écrire, prêts à attendre et à solliciter avec diligence, – des vertus que l’on récompense par de petites décorations, et qui ont des filles empaillées et sans derrières. Il y a encore ici beaucoup de pitié, et beaucoup de courtisaneries dévote et de bassesse devant le Dieu des armées. Car c’est d’en haut que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles. » Et d’énumérer « les importuns et les impertinents, les écrivassiers et les braillards, les ambitieux exaspérés. »

Mais Zarathoustra n’est pas un singe : il est lui-même, le sage. « Il y a longtemps que ton langage et ta façon me dégoûtent ! Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, que tu es devenu toi-même grenouille et crapaud ? (…) Pourquoi n’es tu pas allé dans la forêt ? pourquoi n’as tu pas labouré la terre ? et la mer n’est-elle pas pleine pleine de verts îlots ? Je méprise ton mépris  ; et si tu m’avertis, – pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ? » Brailler ne sert à rien, pas plus que les lamentations de Jérémie. Chacun mérite son destin, y compris les épreuves. Si la grande ville est si avilissante, pourquoi ne pas s’exiler au loin ? Les écolos le font, pas les fascistes. Ceux qui préfèrent changer le monde à se changer eux-mêmes sont des impuissants. Ils préfèrent grogner : « Je t’appelle mon porc grognant », dit Zarathoustra à celui qui le singe. Zemmour et Mélenchon, même bauge.

« Qu’était-ce donc qui t’a d’abord fait grogner ainsi ? personne ne te flattait assez : – c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons de grogner. – Afin d’avoir des raisons de vengeance ! car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné  ! » Mélenchon le haineux et Zemmour le revanchard sont vaniteux ; ils se croient les sauveurs de la France, de la République. Mais ce n’est que la vengeance envers la société qui les fait éructer et grogner avec les perdants du monde qui va. Zarathoustra est de son temps et actuel. Comme la sagesse. Et sa parole la distille à petites doses, de chapitre en chapitre, sans lien apparent.

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Regardez nus les « bons et les justes », dit Nietzsche

Car ils vous apparaîtront dans leur naturel : ni bons, ni justes, mais travestis par leurs oripeaux, « bien parés, vaniteux et dignes », ces hypocrites. « Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même, car ceci est ma suprême sagesse humaine. Ainsi parlait Zarathoustra. »

Lorsque Nietzsche évoque « la sagesse des hommes », dans un chapitre de Zarathoustra, il la mesure à l’aune de celle à laquelle il aspire, celle du sur-homme. S’il compatissait avec ses frères humains, il resterait trop humain, or il veut le sur-humain. C’est pourquoi sa « sagesse » est d’observer, de ménager les vaniteux et de mesurer les méchants.

« Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper pour ne pas être obligé de me garder des escrocs. » Car pour étudier l’homme, il faut ne pas se garder de lui. Autrement dit être comme un journaliste qui rend compte des faits ou un sociologue des statistiques. La journaliste russe Anna Politkovskaïa a documenté les crimes de guerre de l’armée de Poutine en Tchétchénie, ce pourquoi elle a été assassinée… le jour de l’anniversaire de Poutine. Ne pas se laisser tromper pour avoir un regard lucide sur les hommes.

« Et ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus que les fiers. » Il faut de bons acteurs pour bien jouer la vie, et les vaniteux sont de bons acteurs. « Ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder, tout leur esprit est dans cette volonté. Ils se représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, cela me guérit de la mélancolie. » L’homme comme spectacle : « il se nourrit de vos regards, c’est de votre main qu’il accepte l’éloge. Il aime à croire en vos mensonges dès que vous mentez bien sur son compte : car au fond de son cœur il soupire : que suis-je ? » C’est le cas de tous ceux et de toutes celles qui veulent séduire, se faire par des artifices autres qu’ils ne sont. Une vanité bénigne au quotidien mais qui peut prendre des proportions gigantesques lorsqu’il s’agit de tyrans. Que serait Trump sans la presse qui le suit et le commente ? Sans les réseaux sociaux qui agglutinent les fans tout en foi et sans cervelle ? Et quand Poutine se prend pour Staline, c’est encore pire : des centaines de milliers de morts… par vanité, pour rien.

« Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants. » Car le mal est profond et il a un avenir tout tracé, tant est faite ainsi l’espèce humaine. « Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissent pas tout à fait sages, de même j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation. »

La méchanceté existera toujours car elle est inhérente à l’espèce humaine. Ce pourquoi il ne faut pas vouloir le Bien (idéalisme), ni vouloir le rien, le je-m’en-foutisme du no future (nihilisme), il faut vouloir l’homme-plus, le surhomme. Autrement dit l’homme qui s’est libéré des croyances et des religions et de leurs commandements « moraux » (y compris laïques comme le communisme ou aujourd’hui l’écologisme). Le surhomme construit ses propres valeurs, il n’est soumis ni à un Dieu, ni à une idéologie, ni à une « morale ». Seulement à son éthique, celle qu’il a voulu et fait sienne.

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Seul le rire d’enfant balaie le nihilisme, dit Nietzsche

Dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « le Devin », Nietzsche combat de front le nihilisme, ce dégoût fin de siècle de la vie et de tout ce qui est. « Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : ‘tout est vide tout est égal tout est révolu !’ » Rien ne vaut, ni la curiosité, ni la liberté, ni le travail, et la vie même n’est pas digne d’être vécue.

« En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires ! Ainsi Zarathoustra entendit-il parler un devin. » La fin XIXe siècle en arrivait à nier toute croyance, notamment en Russie où le mouvement nihiliste – radical – avait pour but de détruire toutes les structures sociales.

Aujourd’hui, Mélenchon et le gauchisme trotskiste qu’il incarne en est revenu à ce niveau de radicalité brute, de même que le courant écologiste à la Rousseau fait de provocations et de violences, qui manifeste l’excès pour se faire entendre. Dommage ! Tout excès engendre sa réaction, et le discours radical ne peut jamais être entendu des gens dans leur majorité, car ils ont du bon sens, autrement dit de la raison. Plus la radicalité croît, plus c’est son inverse, le déni buté de l’écologisme, la réaffirmation autoritaire des valeurs traditionnelles, qui monte de plus en plus fort… Le Pen gagne contre Mélenchon et Rousseau.

Mais Zarathoustra fit un rêve : il avait renoncé lui aussi et était devenu le gardien des tombes, dans le silence « perfide ». Pourquoi ce terme ? Car ce genre de silence n’est pas vide mais déloyal, traître ; il est temps suspendu en attente d’une fin tragique, pas le blanc qui permet une action. « Trois coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre », mais Zarathoustra ne parvient pas à l’ouvrir avec sa grosse clé rouillée. « Alors l’ouragan écarta avec violence les battants de la porte : sifflant, hululant et tranchant, il me jeta un cercueil noir. Et en sifflant et en hurlant et en piaillant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d’enfants, d’ange, de hiboux, de fous et de papillons grands comme des enfants ricanaient à ma face et me persiflaient. » Le cri qu’il a poussé alors l’éveilla, mais quel était la signification du songe ?

Le disciple qu’il aimait le plus, peut-être parce qu’il était plus proche de lui, son fils spirituel comme Jean pour Jésus, lui dit : « Ta vie elle-même nous explique ton rêve, ô Zarathoustra ! » Le prophète nietzschéen est « le cercueil plein des méchancetés multicolores et plein des grimaces angéliques de la vie », car il dit la vérité, lucidement, sans jamais céder aux illusions consolatrices. Ce qu’il dit est « méchant » car il dissipe les voiles qui dénient et aveuglent. Ce qu’il dit est aussi « angélique » car la vie est bonne et heureuse si l’on peut la voir telle qu’elle est, en totalité. Contrairement aux nihilistes, Zarathoustra ne montre pas le néant mais le plein à deux faces, en bon et en mauvais.

« En vérité pareil à mille éclats de rire d’enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs de nuit et de tous ces gardiens de tombes, et de tous ceux qui font cliqueter des clés sinistres. Tu les effraieras et tu les renverseras par ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux » La syncope est ici prise au sens de la note de musique, émise sur un temps faible et prolongée par un temps fort ; elle est un arrêt qui choque et qui fait passer.

Les deux mots-clés de cet apologue sont les remèdes au nihilisme : le rire et l’enfant, deux thèmes nietzschéens par excellence. Le rire libère, il se moque de la menace, des sophismes, des sottises, il est la grande santé rabelaisienne, « le propre de l’homme ». Ce pourquoi Zarathoustra va ripailler avec ses disciples après ce mauvais rêve, en souvenir probable de Rabelais. Comme lui, Nietzsche croit que la santé mentale est dans le corps même qui ne réfléchit pas, mais qui vit, tout simplement. Pareil à l’enfant qui, en toute innocence, accomplit sa destinée d’enfant en vivant, naturellement.

Ne vous laissez pas enfumer par les intellos, clame Nietzsche ; ne vous laissez pas abuser par les casuistes qui veulent vous prouver que rien ne vaut plus, qu’il n’y a pas de futur, que la civilisation va dans le mur, et autres balivernes. Soit ils sont intéressés comme les prêtres de toutes les religions (y compris l’écologiste) qui prêchent l’Apocalypse et font peur pour imposer leur doctrine et s’assurer du pouvoir, soit ils sont stupides et croient n’importe quoi, comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. L’être humain libre sent au fond de lui que tout cela est du vent, du blabla, de l’enfumage idéologique – et qu’il suffit de vivre, c’est-à-dire de rire et de prendre exemple sur le naturel enfantin, pour balayer ces frayeurs et ces nuages.

Non que tout soit bon dans le meilleur des mondes possibles, car la vie même est tragique – elle est parfois douleur, elle prend fin – mais que la puissance est dans la santé même, dans la volonté, la curiosité, l’intelligence des choses, pas dans les cerveaux malades et embrumés de chimères.

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Les savants sont trop souvent des spectateurs, dit Nietzsche

Dans la suite de « l’immaculée connaissance » du chapitre précédent de Zarathoustra, Nietzsche poursuit les savants. Il s’attaque aux personnes cette fois, plus qu’au concept de connaissance soi-disant neutre et objective. Il fait des savants des « spectateurs », « assis au frais, à l’ombre fraîche », « ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brûle les marches ». En fait, ils ne s’engagent pas.

La figure de l’intellectuel engagé sera celle des années cinquante et soixante, qui revalorisera Nietzsche et tous les penseurs du soupçon. Dans le XIXe siècle de Nietzsche, les savants et intellectuels restaient en marge. « Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. » Ils sont petits, bas et mesquins, ces intellos. « Lorsqu’il se croient sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage. »

Ils cachent le vide de leur pensée sous des oripeaux chatoyants et l’absence d’idée créatrice sous des sophismes de langage. « Ils sont adroits, leurs doigts sont agiles : que vaut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s’entendent à tout ce qui consiste à enfiler, à nouer et à tisser ; ils tricotent les bas de l’esprit ! Ce sont de bons mouvement de pendules : pourvu que l’on ait soin de bien les remonter ! Alors elles indiquent l’heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac. Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons : qu’on leur jette seulement du grain ! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche. » Ce sont des rouages professoraux, pas des chercheurs de vérités. Ils actionnent la logique et la dialectique, et tout ce qui fait tic. Ils emmêlent, comparent et embrouillent, ils sont doués pour ça – ce qui leur évite de créer. Mais du grain ils font de la poussière…

Leur principale mission est de se surveiller les uns et les autres, et de critiquer celui qui sort du lot, jaloux. « Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ». Ce pourquoi Nietzsche/Zarathoustra, qui a été un des leurs lorsqu’il enseignait la philologie à l’université de Bâle, leur est devenu étranger. « Leurs vertus me déplaisent encore plus que leur fausseté et leurs dés pipés. »

Le philosophe n’est donc plus « un savant » pour « les brebis », ces êtres qui suivent toujours le troupeau. « Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté. Mais je ne suis plus un savant pour les brebis. Tel est mon lot – qu’il soit béni ! » Car ruminer dans le troupeau des savants qui ne savent pas qu’ils ne savent au fond rien, ce n’est ni être savant, ni être chercheur, ni être créateur. Pour ce faire, il faut s’élever au-dessus d’eux tous, ce qu’ils « ne veulent pas entendre », par envie, orgueil et esprit de troupeau. Et les brebis, béent, béates, et bêlent leur assentiment.

Avoir des connaissances étendues, c’est être savant – mais que fait-on de ces connaissances ? Une bonne encyclopédie (aujourd’hui en ligne d’un simple clic) en sait plus que tous les savants du monde. Dès lors, à quoi cela sert-il d’être savant si l’on ne fait rien de la connaissance ?

Arrive alors le second sens du mot savant : celui du chien. Il est dressé pour exécuter certains exercices, le chien savant – mais est-il pour cela savant comme on le dit des savants chez les hommes ? Le savoir-faire et l’habileté qu’évoque Nietzsche ne remplace pas la réflexion et ne fait pas une création.

C’est toute la différence entre la science et le technique. La seconde ne fait qu’appliquer avec savoir-faire et habileté les découvertes de la première – mais elle ne « trouve » rien, elle adapte. L’astuce n’est pas le génie – et trop souvent les « savants » ne sont qu’astucieux, pas créateurs ; ils bidouillent des réponses avec ce qu’ils ont, ils ne posent pas les questions qui importent.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions », dit Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit. Il rejoint directement Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Cultiver sa vertu selon Nietzsche

« Mon frère, quand tu as une vertu, et quand cette vertu est tienne, tu ne l’as en commun avec personne », dit Zarathoustra. Une vertu est une qualité, en latin virtus est le courage. C’est une propension à faire – une « volonté » dans le vocabulaire de Nietzsche. Or cette propension vient de soi-même, pas d’ailleurs. Elle ne résulte pas d’un commandement divin ou d’une obligation sociale de la morale : elle naît de soi et est « inexprimable ».

Cette propension à faire a « en elle peu d’intelligence, et encore moins de sens commun » – puisque les vertus sont propres à chacun et issues du plus profond de leur soi ; elles ne sont pas « pensées », elles sont des forces vitales. « Autrefois tu avais des passions et tu les appelais des maux. Mais à présent, tu n’as plus que des vertus : elles sont issues de tes passions. Tu as placé au cœur de ces passions ta fin suprême ». Car ta personne devient personnalité en étant elle-même, en réalisant ton vouloir vivre. Elle se construit sur le socle de tes instincts qui animent tes passions, lesquelles sont domptées et aiguillées par ton esprit. « Jadis tu avais dans ta cave des chiens sauvages : mais ils ont fini par se changer en oiseaux et en d’aimables chanteurs. » Car tous chantent à l’unisson, celui de ta volonté, de ce tu veux faire de toi, de ta vie.

Une vertu est un bonheur, car elle sait ce qu’elle veut. Le monde prend du sens, un but est fixé, toute la personne est mobilisée comme on dit aujourd’hui. « Et plus rien de mal ne naît de toi, hormis le mal qui naît de la lutte entre tes vertus. » Car « le » mal en soi n’existe pas, il n’est que projection d’un commandement divin ou moral. Les vertus, les aspirations, les propensions à faire, sont diverses en chacun – mais elles s’affrontent parfois, tel est le mal de chacun. « C’est une distinction que d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est un sort bien lourd ; et il en est qui sont allés dans le désert et qui se sont tués parce qu’ils étaient fatigués d’être le champ de bataille des vertus. » Vivre l’ascèse mais désirer sans cesse, est-ce tenable ? Avoir juré la chasteté mais être tenté chaque jour, est-ce tenable ? Ou se présenter comme un grand professionnel mais ne pas réussir, est-ce vivable ? Être ou ne pas être, telle est la question. Le tragique est justement l’impossible résolution des contradictions entre les vertus. Comment aimer et se respecter ? Avoir de l’ambition mais ne pas déchoir ? Se battre mais ne pas tuer ? Manifester mais rester démocrate ? Dire ce qu’on voudrait mais ne pas l’imposer aux autres ?

« Mon frère, la guerre et les batailles sont-elles des maux ? Ce sont des maux nécessaires ; l’envie et la méfiance et la calomnie ont leur place, indispensables, parmi tes vertus ». Ce qui paraît contradictoire tant nous considérons la vertu de façon morale comme une qualité de la liste socialement acceptable. Mais la vertu est une force qui va, une propension à faire, une volonté, dit Nietzsche. Dès lors, sa fin justifie les moyens et il n’y a pas de mal à vouloir son bien. « Regarde comme chacune de tes vertus aspire à ce qu’il y a de plus haut : elle veut ton esprit, afin que ton esprit soit son héraut, elle veut toute ta force dans la colère, la haine et l’amour. » Mobilisation générale, dit la vertu ; comme un enfant, chaque vertu est jalouse d’une autre vertu, elle veut le soi pour elle toute seule. « Les vertus, elles aussi, peuvent périr par la jalousie ». La propension à faire couple et la propension à faire carrière se jalousent et se battent ; le goût de passer du temps avec ses enfants et le goût de faire bien son métier s’envient et se contredisent ; faire du sport et étudier ou faire l’amour, est-ce compatible dans notre emploi du temps limité – une propension ne va-t-elle pas supplanter les autres ? Et ainsi de suite…

Ce pourquoi « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté », dit Zarathoustra, car il est un nid de vertus contradictoires, de propensions inégales, et il doit les dompter pour devenir en cela non plus « rien qu’humain mais « plus » qu’humain, un véritable Créateur de lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La vertu fait bien dormir, dit Nietzsche

Ainsi parlait Zarathoustra est un poème prophétique à vocation philosophique. Mieux qu’un essai aride ou qu’un recueil d’aphorismes ou d’imprécations, il met en ordre la sagesse au marteau. Dans ses Discours, en première partie, Zarathoustra – avatar de Zoroastre, le prophète de la lumière essentielle – disserte sur la vertu. Elle fait bien dormir, constate-t-il en allant écouter un « sage » qui profère de bons conseils de développement personnel.

Ce soi-disant sage « était comblé d’honneurs et de récompenses » car il faisait bien dormir, apaisait l’âme et donnait bonne conscience. « Tous les jeunes gens, disait-on, se pressaient autour de la chaire où il enseignait » – car il était à la mode et la mode attire la jeunesse, avide de modèles.

Que disait le fameux sage ? « Honneur et respect au sommeil. C’est le principe de toutes choses. » En gros dormez, bonnes gens, le pouvoir s’occupe de vous, vous n’avez rien à faire, rien à penser, uniquement à jouir. « Ceux qui dorment mal et qui veillent la nuit » sont à éviter comme la peste. Ils analysent, ils surveillent, ils critiquent. Ils vous tourmentent de libertés et de principes, ils ne sont jamais contents et voient le pouvoir dans sa nudité et ses excès. « Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir », souligne avec une lourde ironie allemande Nietzsche. « Il faut commencer à veiller tout le jour », et c’est fatiguant : se surmonter, se réconcilier, découvrir dix vérités, rire. « Peu de gens savent cela, mais il faut savoir toutes les vertus pour bien dormir. »

C’est la bonne conscience qui apaise, l’esprit tranquille de qui a répondu aux commandements, la soumission de l’obéissant. « Paix avec Dieu et ton prochain, ainsi le veut le bon sommeil. (…) Honneur et obéissance à l’autorité, même à l’autorité cagneuse ! Ainsi le veut le bon sommeil » Et tant pis « si le pouvoir aime à marcher sur des jambes torses » – après tout, « est-ce ma faute ? » – Oui, ça l’est. Un peuple n’a que les dirigeants qu’il mérite. Or il ne faut pas réclamer trop mais se contenter de ce qu’on a, prône le professeur de vertu. « Je ne veux ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela échauffe la bile. Mais on dort mal sans une petite renommée et un petit trésor. »

Nietzsche vilipende le petit-bourgeois allemand dans toute sa splendeur hédoniste de vache à l’étable, qui regarde passer les trains en ruminant tranquillement. Rien ne vaut une bonne digestion ! « Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils favorisent le sommeil. Ils sont bienheureux surtout quand on leur donne toujours raison. » Ici, la cible est le christianisme et les « pauvres d’esprit » de l’Évangile, ceux qui croient naïvement, avec la foi du charbonnier. Ils ne doutent jamais, ils dorment à merveille. Surtout quand on est toujours d’accord avec eux – cette scie des réseaux sociaux qui aiment à faire dormir en bande – alors que le débat est l’essence même d’une démocratie vivante !

Le sommeil est « le voleur (…) qui me vole mes pensées » car, comme un baume, il apaise et rend somnolent, prêt à tout accepter sans réfléchir. Par fatigue de vivre. « Un tel sommeil est contagieux », dit Zarathoustra. Car la vertu (ou la morale, qui est la vertu socialement recommandée) endort ; elle évite de penser par soi-même et d’examiner ce qui est bon ou mauvais à l’instant précis. La vertu édicte des règles simples, que la morale rend universelles et que la religion impose par peur de l’au-delà. Et qui en profite ? – Le pouvoir : ceux qui manipulent les règles et les vertus, dont la morale est relative à leurs intérêts, dont la religion sert à terroriser (Poutine, Khomeiny, Xi Jin Ping et ainsi de suite).

« A présent je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsqu’on cherchait des maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus couronnées de pavots ! ». Une plante qui endort et enivre, évitant d’être soi et d’agir… « Bienheureux ces somnolents : car ils s’assoupiront bientôt », prophétise l’auteur.Et Hitler le magnétique saura endormir les vertus petite-bourgeoises allemandes pour y substituer les siennes propres, rendre tout le monde aryen d’accord, réconcilié en race supérieure à toutes, avec dix vérités alternatives par jour. Et les pauvres d’esprit, ainsi enfumés, croiront avec la foi du charbonnier qu’ils sont les meilleurs et les élus, et ils feront la guerre comme un seul homme, et ils suivront les chefs en chantant la victoire, ces invincibles… qui furent vaincus.

Combien d’autres pouvoirs aujourd’hui incitent-ils à dormir sur ses deux oreilles en toute bonne conscience ? Paix avec Trump ou Poutine, Erdogan ou Xi – ainsi le veut le bon sommeil.

(J’utilise la traduction du livre de poche 1947 de Maurice Betz qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable. La polémique sur les « traductions » sont une façon de toujours contester la parole écrite. Or Nietzsche n’est pas Hegel, il écrit clair, « au marteau » ; les nuances de traduction importent moins que d’autres à son message).

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Pauvre Drieu

A la lecture du livre de F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages (1979), je ne comprends pas l’admiration d’André Malraux pour Pierre Drieu La Rochelle. Drieu n’aime pas la vie, je crois au contraire que Malraux l’aimait ; Drieu est dégoûté de la société, Malraux y a fait sa place. Peut-être Malraux apprécie-t-il l’enflure du personnage, le côté jusqu’au-boutiste qui semble aventurier et qui n’est que suicidaire ? Le romantisme soufflé d’un Drieu toujours mal dans sa peau semble idéaliser toujours l’ailleurs. Cet aspect kitsch, très années trente, est ce qui reste le moins intéressant chez André Malraux.

Drieu, c’est la vie d’un raté. Fils unique (jusqu’à 10 ans) d’une fille unique, élevé dans du coton et avouant « j’ai haï et craint mon père », il s’invente des compagnons imaginaires et vit l’héroïsme en chambre. Sa famille est prudente à l’excès ; son existence sédentaire favorise le divorce de l’action et du rêve. L’échec de son père, « velléitaire et vantard », ancre l’enfant dans un sentiment d’infériorité qui fait de lui, dans sa moelle, un petit-bourgeois gêné. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche à 14 ans et le Journal d’Amiel à 17 ; ces deux livres l’exaltent. Il se rêve Maciste et Narcisse, premier jeu du raciste. Mépriser les autres et se complaire en soi n’incite pas à la tolérance ; ce n’est point signe de force, mais de ressentiment. De plus, la société le refuse : il échoue à Science Po, ce qui le blesse ; il tente deux fois le mariage mais son divorce entre sexe et sentiment empêche toute réussite.

La guerre de 14, en un sens, sera pour lui une thérapie. Il y trouvera sa place parmi les hommes. Il parlera « d’extase » de la charge à la baïonnette, ce moment d’exaltation où l’on sort de soi pour être égal aux autres dans la rage et la démesure – et où l’on oublie son petit moi. Plus tard, en 1935, il retrouvera cette passion au congrès de Nuremberg, « merveilleux et terrible », où le nationalisme exacerbé exalte la race dans la communion populaire. Drieu aime le théâtre, y compris en politique, mais il y est mauvais. Hanté par la religion, il finira par regretter : « j’aurais dû être SS ».

Il réussira enfin son suicide après en avoir eu la tentation toute sa vie.

Drieu n’est pas un type humain réussi. Quel contraste avec l’écrivain résistant Jean Prévost, par exemple ! L’admiration dont Drieu peut faire l’objet me sera toujours suspecte, et pas pour des motifs idéologiques. La force véritable ne contraint pas, elle jaillit en générosité ; cela aussi est dans Zarathoustra… Qui ne s’aime pas ne peut aimer les humains, ou plutôt, qui n’est pas bien dans sa peau ne peut tolérer que les autres le soient. Ces gens-là, je ne peux les suivre ; le fascisme attire décidément des régressifs.

L’ouvrage de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France (1983), malgré ses outrances, apporte des éléments sur le cadre conceptuel dans lequel le fascisme mûrit. Issu « d’une crise de la démocratie libérale et d’une crise du socialisme » – tiens, comme en 2017 ! – le fascisme est surtout une crise des valeurs. Il lutte contre l’immobilisme des possédants et contre la frilosité de la morale bourgeoise encline aux accommodements raisonnables. Il est une tentative de réponse – régressive – à une crise de civilisation. La Grande guerre, la crise de 1929 et l’hyperinflation allemande, l’émergence des Etats-Unis comme puissance dominante du monde après 1918, les parlotes du parlementarisme des partis incapables de gouverner, déstabilisent gravement les vieilles sociétés européennes et rendent les intellectuels anxieux de renouveau. La saignée démographique de 14 ajoutée au malthusianisme petit-bourgeois, ajoutent à l’angoisse d’être submergé et envahi.

Déjà la « rupture nominaliste », qui jeta les bases du mythe du Progrès et de « la modernité » dès le XIIIe siècle, trouve sa fin vers 1900. L’homme centre du monde, fils de Dieu maître et possesseur de la nature, « cogito », sujet rationnel capable de regarder l’univers comme objet, émancipé par la connaissance et maître du monde par la technique – est remis en question. L’origine des espèces de Darwin, la mort de Dieu de Nietzsche, les lois socio-économiques de Marx, l’Inconscient de Freud, déstabilisent la pensée, tout comme la physique quantique, les relations d’incertitude ou l’indécidable en mathématique, et la boucherie inepte de 14-18 qui avilit l’autorité et l’Etat, remettent en cause ce que l’on croyait savoir sur le monde. La confiance en la raison une fois entamée, ressurgissent les passions et les instincts jusqu’ici maîtrisées et domptés : l’irrationnel est réhabilité !

Par contraste avec l’homme doué de raison qui mène à la démocratie représentative, à l’économie libérale et à la société individualiste et atomisée, l’illusion idéaliste revient d’une société « organique » réalisant un idéal de fraternité mystique qui ne peut se réaliser que dans le « national » ou le « racial » communautaire. Tout idéal fusionnel engendre dialectiquement intolérance et exclusion de ceux qui « n’en sont pas ». Que ce soient le païen ou le Juif pour le catholique, l’« ennemi du Peuple » chez le révolutionnaire, l’« espion de la CIA » pour le Soviétique ou le Cubain, le « non-Aryen » chez le nazi, le « libéral » pour le socialiste, le « capitaliste » pour le communiste ou « le patron » pour le cégétiste, le « réactionnaire » chez le gauchiste, le « non-musulman radical » pour le djihadiste – qui n’est pas avec nous est contre nous ! Le comportement n’est plus dominé par la raison malgré les déterminismes –  mais par les déterminismes eux-mêmes : biologiques, familiaux, claniques, d’appartenance, nationaux, religieux. Ils sont « motivés par des sentiments et des associations d’images, mais jamais par les idées » p.49. Ce n’est plus la volonté qui entraine la raison, mais l’énergie vitale directe qui submerge toute logique pour s’imposer. Ce concept vague teinte toute la pensée dans les années Drieu ; il est élaboré à partir de la biologie darwinienne revue par Spencer, de la philosophie bergsonienne, de l’histoire selon Renan et Taine, des théories raciales de Gobineau et des penseurs allemands, de la psychologie sociale selon Le Bon et de la sociologie politique selon Pareto, Mosca et Michels.

La lutte contre la « décadence » passe par l’étouffement de l’individualisme spirituel chrétien, par la remise en cause de la « libération » des Lumières et par l’éradication de l’égoïsme matériel bourgeois. Il s’agit de réagir contre la tendance naturelle à la paresse, au laisser-faire et au laisser-passer comme au laisser-aller, cet amollissement général dû à la vie moderne confortable, et théorisé par le libéralisme. Lutter contre cette « décadence » passe par le culte de l’énergie, donc de la jeunesse, à la fois instinct de compétition, vigueur morale et anticonformisme intellectuel. L’esprit guerrier est appelé à faire renaître les fortes valeurs de l’union nationale. Cette santé physique, affective et morale a partie liée avec une nostalgie de « pureté » qui prend l’ampleur d’un mythe – que l’on peut d’ailleurs retrouver aisément dans l’Ancien testament. Brasillach (fusillé à la Libération pour collaboration nazie) exalte ces « mouvements rythmés des armées et des foules » qui « semblent les pulsations d’un vaste cœur » – ou d’un sexe qui viole et engendre. Est glorifiée une innocence « originelle » des forces spontanées de la santé et du « sang », des « instincts » issus du Peuple mythique et du « sacrifice » comme fraternité collective.

Mais tout cela pour quoi, pour qui ?

On ne peut lutter contre l’individualisme sans brimer les individus, donc instaurer la terreur ; chacun a pu le constater sous Robespierre, sous Staline, Mussolini, Hitler et Mao, sans parler de Pol Pot. On ne peut empêcher « le profit » sans inefficacité économique, corruption politique et gaspillage des ressources ; chacun a pu le constater dans les économies administrées, notamment soviétique, nord-coréenne et cubaine – avec le contre-exemple édifiant de la Chine. L’essor du savoir est lié à la liberté qui a suscité dans le même temps la méthode scientifique et l’entreprise capitaliste. Le risque et le doute, l’exploration et le test, sont incompatibles avec la mise en veilleuse de la raison ; chacun a pu le constater avec Galilée, Lyssenko et autres condamnés pour « hérésie » aux dogmes. Voudrait-on revenir à la sauvagerie avant l’histoire ?

Il ne saurait être question de nier la joie de la bonne santé et de l’effort physique, la profonde satisfaction des relations à plusieurs, la chaleur de l’amitié et les délires de l’amour, ni même la culture commune et le désir de ne pas se fondre dans un métissage fadasse général. L’énergie vitale existe, sans aucun doute, mais nous croyons que la raison doit être dominante afin de contrôler les passions et de maîtriser les instincts – sans quoi il ne peut plus y avoir de société possible.  Si l’on veut la connaissance, on veut la raison en premier, donc le primat de l’initiative et de l’individu. On peut la tempérer, l’équilibrer, on ne peut l’exclure sans renier sa propre condition humaine. La science ne peut exister sans réflexion ni expérience, donc dans une atmosphère générale de tolérance et d’échanges – incompatible avec une société totalitaire.

Ne rêvons pas, comme Drieu le tourmenté, du fascisme, il n’est que retour en arrière. Le yaka de la brutalité ne saurait améliorer ni les choses ni les hommes. Pour vivre mieux, but ultime de tout humain comme de toute société, il faut du rationnel et de l’échange. Combattons sans relâche la tentation totalitaire, où qu’elle se trouve.

F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages, 1979, Gallimard collection Idées, €6.00

Drieu La Rochelle chroniqué sur ce blog

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Hermann Hesse, Le loup des steppes

hermann hesse le loup des steppes

Narcisse est peut-être, avec Prométhée, le mythe essentiel de la culture occidentale. L’homme est toujours au centre du débat et, lorsqu’il n’a plus rien à conquérir par son corps, à créer avec son cœur et son âme, il ressent le mal de vivre. Il semble que nous, Occidentaux, ne puissions nous trouver bien dans notre peau que dans les périodes agitées et féroces où l’action et la lutte nous extirpent de nous-mêmes.

Lorsque règnent le calme et la paix, le guerrier qui dort au fond de tout être un peu noble s’ennuie, il s’étiole comme un fauve en cage. C’est alors qu’il se tourne vers l’intérieur, avec angoisse, dans l’impossibilité qu’il est de se fuir dans le combat ou l’action. Les ères de prospérité bourgeoise mettent en fureur les meilleurs. Ils savent trouver les mots qui cinglent sans pitié ces valeurs médiocres de bêtes à l’étable. Ils recréent les conflits pour se sentir vivre, ferraillant de leur plume ou s’engageant dans des causes sans espoir, ou bien fuyant la réalité grise dans les paradis artificiels.

Lorsqu’ils sont lucides et qu’ils voient la faillite qui les guette, ils écrivent un livre. Parce qu’ils sont les plus conscients et les plus détachés, ils saisissent mieux le tragique de la condition humaine. Ces livres-là sont souvent des chefs-d’œuvre car ils blessent directement nos fibres sensibles. Tel est ‘Le loup des steppes’.

Durant ces années que l’on a appelées « folles », après la plus absurde et la plus meurtrière des guerres fratricides, un homme se cherche. Il s’appelle Harry Haller. C’est un intellectuel, tenté par la pureté glacée de la raison, un solitaire, un loup parmi les hommes. Il rencontre un soir son opposé féminin, Hermine, solitaire elle aussi, mais tentée par la futilité des plaisirs. Du choc de ces deux êtres l’un sur l’autre naît l’étincelle. Ce sont des pages frisant le fantastique et le surréel. En leitmotiv tout au long de l’ouvrage revient la nostalgie de l’unité, de l’équilibre, de l’harmonie des êtres et de leur mille facettes, cette question fondamentale de l’humain.

La tentative de réponse qui est faite à cette interrogation à la fin du livre rappelle Nietzsche, qui a fortement influencé l’auteur : la joie, l’amour et le rire vont pouvoir opérer la synthèse des mille images diffractées de l’être. Le rire permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire, l’or pur dans le minerai brut. A chacun de définir cet « essentiel » d’après le passé qui l’a formé et le devenir qu’il désire au fond de lui. Mais cela doit conduire à l’harmonie de l’être, pas à l’hypertrophie d’une partie. L’intellect est indispensable, mais l’intellectualité pure est une impasse ; les plaisirs sont indispensables, mais le culte du sexe et des sens est futile. L’essentiel est l’extase d’une belle musique ou d’une haute pensée, mais aussi la fraternité vivante et l’exaltation de la danse, la méditation solitaire et aussi la communion dans la foule. Avec, comme juge des valeurs, la moquerie de soi-même. Zarathoustra disait : « J’ai canonisé le rire. »

Voici le fond du roman. Mais sa lecture est un constant délice par les remarques aiguës sur l’intellectuel, le nihilisme, sur notre époque et sur la bourgeoisie qui la domine, sur les « mille facettes » de l’homme et sur l’équilibre indispensable.

Harry, le loup des steppes, est un intellectuel, mais il s’aperçoit que l’intelligence pure conduit au nihilisme. Il se trouve écartelé entre les aspirations et les interdits qui lui viennent tous deux de son éducation stricte et manichéenne, empoisonnée de christianisme. A la charnière de deux époques, il est incapable de se fondre dans l’univers bourgeois dont il sait la pesante médiocrité, il est prisonnier de la fiction du moi qu’il schématise en deux tendances qui se contredisent : le loup et l’homme. Son chemin initiatique lui fait découvrir la sagesse, qui est l’équilibre par le rire. Il apprend que l’homme n’est pas unité divisée, mais chaos aux milliers d’images qu’il appartient à sa volonté d’ordonner.

Harry est un homme qui pense : « Plus réfléchi que le reste des hommes il avait, en touchant les choses de l’esprit, cette souveraineté presque glacée de ceux qui n’ont plus besoin que des faits, qui ont pensé, qui savent ; seuls peuvent se montrer ainsi les vrais intellectuels qui ont chassé toute espèce d’ambition, qui n’ont jamais envie de briller, qui, ne songent même pas à persuader, à avoir raison, à avoir le dernier mot » (p.11). L’instruction a germé en culture. Les connaissances ne sont plus acquises pour l’érudition vaniteuse de nouveau riche qu’elles permettent, mais elles se sont organisées, hiérarchisées dans un système du monde. Le savoir n’est plus but en soi mais simple moyen, un outil de compréhension du monde.

Mais l’intelligence pure détruit tout plaisir ; son analyse est impitoyable et dissolvante. Comme une machine sans contrôle, elle fonctionne à vide, elle dissèque tout ce qui passe à sa portée avec l’absurdité d’un outil qui s’emballe. A ne vouloir agir qu’à l’aide de la froide raison, on perd tout élan, tout désir, toute volonté. Tout vaut tout, tout est relatif, tout se discute et se teste. L’intellectuel pur se mure dans une solitude suicidaire, détaché de toute réalité matérielle et de toute vie charnelle, comme le savant de Paul Bourget.

Pour Nietzsche, le nihilisme résulte de l’interprétation « technique » du monde. Le sujet se trouve séparé de son corps, celui-ci rejeté dans les ténèbres extérieures. Arraché de tout le matériel qui l’enracine dans le monde ici-bas et la vie, le sujet ne se trouve plus défini que par une intériorité postiche, vide et sans détermination – arbitraire. L’intériorité de la conscience, notion métaphysique, est un premier pas vers les idées pures de Raison, de Dieu, considérées comme guides des actes. Quand cette falsification s’écroule par l’analyse impitoyablement logique de la raison, quand Dieu est mort ou que survient la faillite de l’interprétation exclusivement historique des valeurs, l’homme n’est plus qu’extériorité. Il n’est plus qu’un point où viennent converger diverses lignes de détermination : naissance, milieu social, culturel, historique, etc. Déraciné, gratuit, privé de raison d’être, il se demande pourquoi vivre. Il est alors mentalement un « suicidé ».

Les suicidés ne sont pas ceux qui se suicident, ni même ceux qui en auraient le désir. Les suicidés mentaux au sens de Hermann Hesse vont rarement jusqu’à cette dernière extrémité. Au contraire, ils sont e« des êtres qui se sentent coupables du péché d’individualisation, comme des âmes qui ne croient plus avoir pour but de leur vie leur développement et leur achèvement, mais leur absorption, leur retour à la Mère, à Dieu, au Tout. » Comme des enfants sevrés de leur nourrice et frustrés du contact affectueux de leur mère, les « suicidés » sont des déracinés, des réprouvés, des désespérés. Privés de cette animalité que leur éducation rejette, ils errent dans le désert de la raison pure. Violemment déséquilibrés, ils quêtent leur moitié perdue, avec la nostalgie profonde de l’unité d’être.

Ils sont des aliénés, des martyrs. Ainsi est le loup des steppes : « Sa maladie n’était pas due à des défaillances de sa nature mais, au contraire, uniquement à sa surabondance de dons et de forces. Mais il n’avait pas su les accorder et sa violence n’avait pas atteint à l’harmonie. Je reconnus que Haller était un génie de la souffrance, qu’il avait en lui, au sens de Nietzsche, une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale. C’est pour cela aussi que son pessimisme n’était pas fondé sur le mépris du monde, mais sur le mépris de lui-même ; quelques impitoyables et mortels que furent ses persifflages de telles personnes, de telles institutions, jamais il ne s’en exemptait. » Ce divorce pathétique entre sa raison et son corps résulte de son éducation, toute imprégnée de christianisme. Ses parents l’aimaient, mais ils étaient stricts et dévots ; ils fondaient l’éducation – à l’allemande – sur la nécessité de briser la volonté.

Harry, trop fort, trop dur, trop fier, trop intelligent, est arrivé à l’âge adulte avec sa volonté intacte, mais irrémédiablement blessé et déchiré : au lieu de la briser, son éducation n’est parvenue qu’à lui faire haïr sa volonté. Obsédé d’« amour du prochain » inculqué depuis sa tendre enfance, Harry, malgré les efforts héroïques qu’il déploie, ne parvient pas à aimer les autres. Sa lucidité est trop aiguë, sa puissance trop forte. Écartelé entre ses principes et sa nature, il se hait lui-même et ne se considère que comme une bête dissimulée sous un vernis d’éducation : un loup à peine humanisé.

Harry Haller, double de Hermann Hesse, vit dans sa chair la maladie de son temps : le loup des steppes ne peut aimer « ce contentement, cette absence de douleur, ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. » Univers d’équilibre, certes, mais d’équilibre médiocre, anémié, mortel : l’univers du couci-couça. Si la bourgeoisie subsiste, c’est grâce à tous les loups des steppes, « natures puissantes et farouches », mais « détenus du bourgeoisisme ». Tels sont, par exemple, la plupart des artistes, qui méprisent l’esprit bourgeois mais ne font rien pour le combattre, le renforcent et le glorifient parce qu’incapables de s’en sortir. « Seuls les plus forts d’entre eux pourfendent l’atmosphère du monde bourgeois et atteignent au cosmique. » Ce sont les tragiques, dont le rire absolu brise toutes les barrières et ne laisse aucun préjugé intact. Les loups des steppes manient seulement « l’humour », qui « reste en quelque sorte bourgeois, bien que le bourgeois véritable soit incapable de le comprendre. L’idéal disparate et enchevêtré de tous les loups des steppes, se réalise dans la sphère imaginaire.

Il n’est pas anodin que les termes d’humour et de sport, pour qualifier le comportement gentleman, soit né en Angleterre, pays du bourgeois par excellence. Il n’est pas anodin non plus que cette critique du bourgeois soit surtout allemande, sa démographie galopante au XIXe siècle a renforcé dans la société les idées de la jeunesse. Cet âge de la vie aime l’action et la passion, il est bien loin du monde tranquille et bourgeois ; il aime les certitudes et l’enthousiasme, il est bien loin du relativisme et de la prudence. Au contraire de l’humour, qui réconcilie les contraires, le tragique est radical. Il est un rire d’enfant un rire « innocent » et, par là, révolutionnaire. L’enfant est le seul à dire que le roi est nu. Il est l’expression de la Grande santé nietzschéenne qui se moque de tout, car la surabondance de forces rend joyeux et léger. La joie est la manifestation immédiate de la vitalité. La joie est moquerie, détachement, et en même temps affirmation, amour, volonté. Cette dualité intrinsèque lui donne son caractère tragique : rien ne mérite d’être fait, aucune cause d’être défendue, et cependant toute action est nécessaire, désirable, toute cause défendable.

C’est ainsi qu’à la fin de sa quête, le loup des steppes découvre la fiction du moi : « Quand Harry se sent homme-loup et se croit composé de deux éléments opposés, ce n’est qu’un mythe simplificateur. » La dialectique de Hegel, en tant que simplification grossière de la réalité, se trouve ici critiquée. « Harry ne procède pas de deux êtres, mais de cent, de mille. Sa vie oscille (comme celle de chacun) non pas entre eux pôles, comme par exemple l’instinct et l’esprit, ou le débauché et le saint, mais entre des milliers de contrastes, entre d’innombrables oppositions. » La fiction du moi a été inventée par les idéalistes de l’antiquité qui ont pris pour point de départ l’unité visible du corps. « En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. » Les poètes de l’Inde ancienne, dont Hermann Hesse est imprégné, ignoraient cette notion du moi : leurs héros ne sont pas des personnes mais des « faisceaux de personnes, des séries d’incarnations. »

« Ce que les hommes entendent par la notion d’humain est toujours une convention bourgeoise ; comme telle, elle est périssable. Certains instincts des plus brutaux sont méprisés et honnis par cette convention, une parcelle de conscience civique, de moralité et de « débestialisation » est obligatoire, un brin d’esprit est non seulement permis, mais exigé. L’homme de cette convention est, comme tout idéal bourgeois, un compromis. Il est un essai timide et ingénument malin de berner la méchante aïeule Nature, de même que l’ennuyeux ancêtre Esprit, et de garder entre eux deux la moyenne confortable » (Traité XXV).

Il faut relire ‘Le Loup des steppes’. Il est l’un de ces rares livres qui touchent le fond de l’homme.

Hermann Hesse, Le loup des steppes, 1927, Livre de poche 1991, 224 pages, €6.10

e-book format Kindle, €4.99

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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

michel tournier vendredi ou les limbes du pacifique
Premier livre publié de l’auteur, il obtint aussitôt le Grand prix du roman de l’Académie française. C’est qu’à la fin de ces années 60 structuralistes, Michel Tournier parvient à faire entrer en littérature les grands mythes de l’humanité, revisités de manière allégorique et gourmande. L’époque était Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, René Girard, tous partisans d’observer non le monde mais ses structures, non les gens mais leurs interrelations. Michel Tournier se pose en philosophe écrivain : il reprend le mythe de Robinson et celui du Bon sauvage pour les mêler et voir ce qui en résulte.

Contrairement à ceux qui ne l’ont probablement pas lu, il ne « décalque » pas Daniel Defoe, mort en 1731 ; il fait de Robinson Crusoé un homme plus proche des Lumières, naufragé en 1759, retrouvant ses compatriotes du voilier hors des routes en 1787, deux ans seulement avant la prise de la Bastille. Ce n’est pas par hasard : l’individualisme croissait, l’humanité cherchait à se libérer des chaînes et des carcans, du couple obligé, du féodalisme et de la religion. Solitaire sans l’avoir voulu (encore qu’on ne s’embarque pas pour le « Nouveau » monde en laissant femme et enfants sans volonté de rupture), Robinson explorera les confins de la solitude absolue (enfin libre !) avant de s’apercevoir combien autrui est nécessaire et doux (entre égaux).

Contrairement au commentaire répugnant laissé par un obsédé sur Amazon, Robinson ne « s’amourache » pas d’un jeune sauvage (qu’il veut tout d’abord tuer pour ne pas être dérangé, ce que son chien fait rater), ni « d’une chèvre » (le commentateur a-t-il seulement « lu » le livre ?), ni ne « récupère un jeune enfant de 10 ans » (le mousse en a 12, à l’aube de la puberté, et a choisi lui-même de quitter le navire où il était, en fils de pute, dressé à coup de garcette) ! Il est étonnant de voir combien la hantise sexuelle peut déformer la lecture et voir d’une autre couleur la réalité même. On peut admirer la ligne d’un bel animal sans avoir envie de le baiser ! Pourquoi en serait-il autrement d’un sauvage adolescent ou d’un mousse malheureux ? L’ordure est dans l’œil de l’obsédé, pas dans le livre, et laisse entrevoir chez le monomaniaque d’Amazon tout un monde obscur de pulsions refoulées que Gilles Deleuze décrit très bien dans sa postface (par ailleurs indigeste).

Débarrassé des scories d’une lecture trop datée et superficielle, Vendredi conte le choc des civilisations avec la sauvagerie – ou plutôt du préjugé occidental sur la supériorité biblique et technique de sa culture, confronté à la vie de nature où les mœurs sociales existent, mais différentes (passant par le meurtre de la victime émissaire), et où la relation au milieu naturel n’est pas d’en être « maître et possesseur » mais de s’y fondre, en harmonie. « Le fond d‘un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus (…) qui a failli causer ma perte » p.51.

Dès les premières pages, le ton est donné : Robinson se voit dévoiler son avenir au tarot, par un capitaine luthérien plus soucieux de son confort que d’observer la route. Le Démiurge est à la fois organisateur et bateleur, son ordre est illusoire. « Rien de tel pour percer l’âme d’un homme que de l’imaginer revêtu d’un pouvoir absolu grâce auquel il peut imposer sa volonté sans obstacle » p.8. D’ailleurs, dès sa première rencontre avec un être vivant sur l’île, il tue.

C’est qu’il a été élevé Quaker, « pieux, avare et pur » – ces trois tares induites par la religion du Livre. Au lieu de révérer la nature et de s’y couler, il pose un Être extérieur au monde qui le commande a priori ; au lieu de jouir paisiblement de ce qui l’environne, il dresse, il torture, il amasse, il s’enclot en forteresse ; au lieu d’accepter le monde tel qu’il est et sa propre nature, il se fait une image à laquelle il doit obéir. D’où névrose, refoulement, tourments. « Je veux, j’exige que tout autour de moi sait dorénavant mesuré, prouvé, certifié, mathématique, rationnel » p.67. Il se roule nu dans la boue de la souille, il se rencogne au creux le plus profond de la grotte comme dans un ventre de mère, dénombre toutes les « richesses » de son île qu’il nomme Speranza, cartographie et baptise les lieux, il emprisonne les chèvres pour les traire, laboure la terre pour planter, déplante des cactées pour en faire un jardin, entoure de palissade et de pièges sa demeure, met en place une clepsydre pour décompter le temps, instaure des lois (au chapitre IV) et se fait un « devoir » d’obéir à des règles administratives et morales – alors qu’il est tout seul. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu » p.50.

Les vêtements ne lui sont d’aucune utilité dans ce climat tropical mais il les garde, éprouvant « la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l’enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger » p.30. Seul, il est vulnérable et sans défense. Au point d’avoir une hallucination, un galion espagnol qui pique sur l’île et long la plage avec sa fille défunte à la poupe. Sa solitude explore la voix minérale du ventre de la grotte, la voie végétale de jouir dans la terre pour y voir naître des mandragores – mais rien de cette expérience aux confins (dans les « limbes ») n’est satisfaisant : il lui manque autrui.

C’est autrui qui va lui faire découvrir un autre monde – ou plutôt une autre façon de voir le même monde, plus libre, plus apaisé. Il avait confusément perçu cette autre façon d’être, mais son être social et religieux le refusait de toutes ses forces. « Pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une ‘autre île’ derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations » p.94.

Il sauve malgré lui son sauvage p.144, à peu près à la moitié du livre. Désormais, c’est Vendredi qui va devenir le personnage principal, autre glissement avec Defoe. Il nomme l’Araucan (« mâtiné de nègre » p.146) du jour de la semaine (encore qu’il ait oublié le calendrier durant ses premiers mois). Mais Vendredi est le jour de Vénus, la déesse nue sortie de l’onde, tout comme l’adolescent (« je serais étonné qu’il ait plus de 15 ans » p.147) venu de la mer en pirogue avec ses tortionnaires et dénudé d’un coup de machette pour le sacrifice.

Il va au début le coloniser, étant maître de sa vie puisque ses congénères l’ont symboliquement tué. Mais le jeune homme est svelte, nu, animal et son rire explose devant toutes les simagrées bibliques et corsetées du Blanc. Il marque le contraste du sauvage et du civilisé, de la liberté et de la contrainte, du jeu et du travail, de l’aisance du corps et du carcan des vêtements, du présent et du futur, de la joie et de la méchanceté, de la dépense et de l’avarice, de l’innocence et du péché. Rien de moins. Exit la Bible comme corset moral et la technique comme contrainte sur la nature, place à l’harmonie avec le milieu, au développement durable ! L’aventure hippie mourait de ses derniers feux, après l’explosion de mai 68.

« Vendredi redressé, cambré dans la lumière glorieuse du matin, marchait avec bonheur sur l’arène immense et impeccable. Il était ivre de jeunesse et de disponibilité dans ce milieu sans limites où tous les mouvements étaient possibles, où rien n’arrêtait le regard » p.160. Vendredi va initier Robinson à la vie « sauvage », à cette Grande santé solaire d’avant le christianisme, au message de Nietzsche. Robinson devient Zarathoustra (cité p.237), brûlé au désert, ahanant en montagne, avant de redescendre, apaisé, vers la vallée pour enseigner aux hommes. Robinson était le chameau « tu-dois », Vendredi est le lion qui se rebelle et inverse l’ordre moral et l’ordre imposé artificiellement à la nature par Robinson. Robinson ne pourra opérer sa troisième métamorphose en enfant, « innocence et oubli, un nouveau commencement » selon Nietzsche, que lorsque son sauvage l’aura quitté.Vendredi fornique la terre aux mandragores et fume la pipe par imitation ironique, gaspille la nourriture amassée et tourne en dérision les cérémonies grotesques du dimanche. Il va faire exploser par inadvertance la réserve de poudre de la grotte, pulvérisant toutes les constructions du naufragé.

Il agit naturellement, sans volonté de nuire, innocent. Dès lors, Robinson va être obligé de vivre comme lui, en égal. Vendredi est un être solaire, hanté par l’espace. Il grimpe au sommet des arbres, s’élance sur les rochers comme un cabri, lutte avec le vieux bouc (qui ressemble au Robinson barbu des origines) et le vainc, fait de sa peau un cerf-volant et de son crâne et de ses boyaux une harpe éolienne. Il choisira de rester sur le voilier lorsqu’il accostera, émerveillé de la cathédrale de cordages et de toiles de la mâture. Vendredi est analogue à Apollon, dieu de la lumière et fils de Zeus.

Robinson découvre la nature, et son corps. « Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi – par une manière de narcissisme naissant – peut être non seulement un meilleur instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort » p.192. Les deux sens du mot grâce, « celui qui s’applique au danseur et celui qui concerne le saint » p.217 peuvent se rejoindre dans la vie Pacifique. Vendredi va, « drapé dans sa nudité. Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle » p.221. Le Vendredi est le jour de Vénus et le jour de la mort du Christ. Michel Tournier en fait un symbole – et donne son titre au livre : naissance de la beauté païenne et mort du moraliste puritain (p.228).

A l’attention des obsédés sexuels hantés par la baise toujours et partout, il est clairement écrit p.229 que « pas une seule fois Vendredi n’a éveillé en moi une tentation sodomite ». Il est « arrivé trop tard », la sexualité de Robinson étant « devenue élémentaire », mais c’est surtout parce que Vendredi l’a fait changer d’élément, il l’a converti à son panthéisme solaire, Ouranos étant le ciel du panthéon grec, le symbole de l’énergie vitale. Une « libido cosmique », dit Gilles Deleuze.

michel tournier vendredi ou la vie sauvage

Et voici qu’au bout de 28 ans aborde pour l’aiguade un voilier anglais racé. Vendredi se laisse tenter par l’aventure, mais pas Robinson, qui s’est trouvé lui-même. Il a peur d’être seul mais il découvre dans un trou de rocher le mousse de 12 ans Jaan, maladroit et cinglé de garcette, qui s’est sauvé et veut rester avec le seul être qui l’ai regardé d’un œil bon. Désormais, il sera Jeudi, fils de Jupiter (Zeus), dieu du ciel, de la lumière et du temps. Le presque adolescent est roux comme Robinson, son double de chair. Tel Zarathoustra, l’on imagine qu’il va élever le mousse vers la lumière et la sagesse, en même temps que vers l’âge adulte. Après s’être trouvé, transmettre.

Ce beau roman symbolique, mûri des années avant publication, garde son succès, conforté par une langue étincelante et ciselée. Le monde sans autrui est un monde pervers, analyse Deleuze dans sa postface datée de 1969 (première édition de Vendredi). Avis aux narcisses contemporains qui croient se suffire à eux-mêmes dans leur égoïsme…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, édition augmentée 1972, Folio 1974, 283 pages, €7.10
e-book format Kindle, €6.99
La version allégée en forme de conte pour enfant :
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Folio junior 2012, 192 pages, €5.50

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Clément Rosset, Le choix des mots

clement rosset le choix des mots
Le plaisir de ce livre de philosophie est rare – car il est rare, depuis Platon, de lire de la philosophie sous la forme d‘une plaisante conversation. L’auteur dialogue avec un certain « Monsieur Dufourq », obscur rond-de-cuir dans un ministère quelconque. Ils conversent sur les préjugés, l’air du temps, l’évidence – qu’il faut toujours remettre en question. Car l’évidence n’est jamais si évidente qu’on le croit.

C’est aussi un débat sur Nietzsche, sur l’illusion, sur l’emprise de l’âme espagnole : tout ce qui questionne est prétexte à dire, à philosopher avec bonheur, à commencer par la vie même. La vie que rien ne fonde, sinon la « joie de vivre » de Figaro qui naît de rien, d’elle-même.

Pour Clément Rosset, l’écriture est inutile et épuisante. Elle amplifie la médiocrité de la pensée et du propos, puisque les deux ne font qu’un : penser, c’est dire ; et dire, c’est penser, mettre en ordre de langage des idées informelles autant qu’informulées. Gagner un mot, c’est gagner une idée, une nuance de langage est une nuance de la vie, dont on ne peut prendre conscience qu’en la formulant, en l’objectivant par la voix.

Comme l’auteur, « j’ai toujours écrit d’abord et essentiellement pour moi-même, pour m’éclairer moi-même sur des questions dont il se trouvait qu’elles m’intéressaient et m’intriguaient au plus haut degré » p.14. Écrire : pourquoi ? Pour penser. Car penser le monde, c’est aussi le créer, participer à son mouvement, être dans le monde. Pas comme Dieu, pas avec un désir de toute-puissance, mais plutôt « la jouissance particulière qui consiste à se sentir, provisoirement mais complètement, libre vis-à-vis des hommes » p.18. Pareil en cela aux Espagnols pour qui le paraître est l’être même, selon l’auteur. Leur catholicisme n’est-il pas d’or et de gloire ? Dieu ne leur apparaît-il pas, s’il existe, comme grand par l’apparat théâtral du culte ? Créer est un hommage au fait d’exister, une « conscience professionnelle » du vivant mis en joie.

Les contes rappellent « qu’à vouloir échapper au réel, on y revient nécessairement et avec usure, l’arme de l’espoir déçu » p.85. En formulant trois vœux, trame de nombreux contes, le dernier ne fait que rétablir ce que les deux premiers ont eu d’extravagant ou de futile. Ces histoires « suggèrent aussi qu’après tout le monde tel qu’il est, malgré toutes les misères qu’il contient, pourrait bien être pourtant comme le pense Leibniz, le meilleur des mondes ‘possibles’ » p.85. L’homme est incapable de désirs réalisés sans catastrophe ou déception. Seule la pure joie de vivre « a au moins pour elle de ne pas se payer d’illusions » p.100. C’est le mérite de Nietzsche de nous le rappeler. Nietzsche que l’on a compliqué à plaisir, recollant les interprétations de son œuvre au gré des préjugés de chaque époque.

Clément Rosset éclaire d’une simple remarque cette pensée de génie, obscurcie par un siècle de fatras idéologique et de gloses scolastiques. Zarathoustra le dit au Livre IV La chanson ivre, pourquoi ne pas l’écouter : la joie pèse plus que le chagrin. Nietzsche n’a rien d’un nihiliste, attitude de faiblesse qu’il a vilipendée. Il appelle au contraire à renverser toutes les valeurs – pour les remettre sur pied, mais en termes positifs. Certes, « joies et peines se partagent toujours le monde à parts bien établies, probablement égales et semblables ». Nietzsche et nihilistes s’accordent sur ce point. « Mais le débat est ailleurs : il ne porte ni sur le plus ou moins grand nombre de joies et de peines, ni sur leur caractère plus ou moins identique lorsqu’il leur arrive de réadvenir, mais sur la ‘valeur’ respective qu’accordent le nihiliste et l’affirmateur tant à l’expérience de la peine qu’à celle de la joie. Dans le cas du nihiliste, l’estimation ne fait aucun doute : la peine est insondable et il n’est pas de joie qui puisse finir par l’éponger. Car c’est précisément la plus grande force de la joie que de savoir triompher de la pire des peines « p.106.

Formulé simplement, ce propos justifie notre amour instinctif et jamais démenti pour Friedrich Nietzsche, malgré les récupérations anarchistes, nazies, néo-païennes ou nouveaux philosophes. Nietzsche glorifie la joie de vivre parce qu’elle est pur mouvement de l’être – qui touche au fondement de la vie même, à la logique structurale des cellules, à la chimie des hormones, au désir culturel de génération… Allons plus loin : joie et peine sont considérées comme un verre à moitié plein ou à moitié vide – mais c’est bien le même verre, empli de même façon. Tant que l’emporte le goût de vivre, l’existence a du sel et s’accroche ; lorsque ce goût s’affadit ou disparaît, se mettent en place des conduites suicidaires qui mènent à la mort, au néant.

Nietzsche est le philosophe du OUI, du « grand oui à la vie ». Et cela suffit : est-il besoin d’autre chose, au fond ? Le philosophe combat sans relâche et avec véhémence tous les NON affirmés ou déguisés en faux OUI. Il rejoint en cela Descartes, penseur rationaliste, Français par excellence, dans son combat contre l’illusion.

Clément Rosset rappelle la différence que fait Descartes entre distinction réelle et distinction formelle : « cette dernière, que Descartes appelle aussi ‘distinction qui se fait par la pensée’ (sous-entendu : ‘seulement’ par la pensée), est une des principales sources d’erreur (…) dans la mesure où un esprit insuffisamment vigilant risque de prendre en mainte occasion pour une distinction réelle et de voir ainsi deux substances de ce qui n’est qu’une seule et même substance considérée sous deux angles différents » p.34.

Nietzsche fait de même en critiquant le peuple qui distingue la foudre et l’éclair. Rapprochement moins inattendu qu’il semble entre Nietzsche et Descartes : « Descartes use de son argument pour analyser la tendance humaine à l’erreur, qui intéresse la seule intelligence, alors que Nietzsche, qui use au fond du même argument, fait porter celui-ci sur la critique de l’illusion et du ressentiment, qui intéressent le désir et le vouloir » p.38. D’ailleurs Descartes, dans sa Quatrième méditation, interprète « l’erreur comme l’effet d’un excès de pouvoir de la volonté par rapport à celui de l’entendement. » Pour Nietzsche, la volonté est « pouvoir d’ordre émotionnel (au double sens du mot : à la fois ce qui émeut et ce qui meut, entrainant ainsi des ‘arrêts’ d’ordre intellectuel et moral » p.38.

Ce livre le prouve à l’envi, le goût de vivre est joie de vivre – et la joie veut la vérité sur les choses, en jouir telles qu’elles sont. L’illusion n’a pas sa place dans la vie, à moins de ne pas vraiment aimer vivre.

Clément Rosset, Le choix des mots – suivi de La joie et son paradoxe, 1995, éditions de Minuit, 156 pages, €14.80
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Michel Onfray, Les sagesses antiques

michel onfray les sagesses antiques contre histoire 1
Égal à lui-même Michel Onfray, qui avait 9 ans en 1968, est de cette génération (la mienne) dont le nombre et l’énergie a bouleversé le vieux monde bien plus que les guerres stupides et revanchardes des vieux. Car, à l’origine de ces guerres et de leurs défaites successives était la pensée unique impérieuse, hiérarchique, machiste, venue de la Bible et de Platon, reprise avec avidité par les scolastiques chrétiens et les jacobins marxistes contre le paganisme et son hédonisme du bien vivre.

Michel Onfray est de sa génération, pour le meilleur et pour le pire.

  • Le meilleur est sa clarté de langage, à peine teintée du jargon obligatoire de la profession ; il est supérieur encore à l’oral, on peut le réécouter en CD durant des heures.
  • Le meilleur est sa curiosité pour les oubliés, les mineurs, les cachés sous le tapis par la doxa régnante.
  • Le meilleur est sa quête des fragments et des généalogies. Ce pourquoi il plaît tant à sa génération qui se presse à l’Université populaire de Caen et achète par milliers son abondante production livresque.

Mais comme nul n’est parfait en ce monde-ci, et que le monde idéal des idées pures n’est qu’une invention du ressentiment, Michel Onfray a aussi ses défauts – ceux de sa génération : il est parfois léger, souvent caricatural, adorateur des polémiques. Rien de tel pour faire passer une idée que de ridiculiser ses adversaires. Ce que fit Platon, puis les Chrétiens puritains pour les auteurs qui ne répondaient pas à leurs croyances, Onfray le fait avec les officiels : tous ceux qui ont pignon sur rue sont à déboulonner (Platon, Hegel, Freud, Sartre…). Mais l’assaut des Bastilles ne suffit pas en soi pour rétablir le vrai, le naturel, le bon.

Tout n’est pas à jeter chez Platon, ni dans le christianisme ou le marxisme, malgré tout. De même, tout n’est pas bon à prendre chez Démocrite, Aristippe, Diogène, Épicure ou Lucrèce, auteurs présentés entre autres dans cet opus 1 de la Contre-histoire. Il y a de l’excès soixantuitard chez ce philosophe sorti du peuple, élevé chez les curés, et qui a réussi une thèse dans le système universitaire sans jamais s’y sentir chez lui.

Il n’est pas encore Enfant, Michel Onfray, cet enfant de Nietzsche qui est « innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ‘oui’ sacré (…) pour le jeu de la création ». Il a quitté la condition de chameau qui ploie sous l’obéissance, Onfray, pour acquérir celle du lion qui se révolte et rugit, se rend « libre pour des créations nouvelles », mais « créer des valeurs nouvelles – le lion ne le peut pas encore » (Ainsi parlait Zarathoustra – Des trois métamorphoses). Il reste dans l’assaut et la rébellion, Michel, adolescent soixantuitattardé, et cette Contre-histoire le manifeste pleinement. Ainsi sur Platon : « En interdisant aux hédonistes de défendre leur thèse, en leur prêtant une inconsistance théorique a priori, en les caricaturant, en les enfermant dans des pièges rhétoriques fabriqués sur mesure, en ne reconnaissant pas la grandeur, l’excellence et la qualité philosophique de ses interlocuteurs, en les réduisant à des personnages ridicules, en usant de sophistiqueries mises au point pour des combats falsifiés et gagnés d’avance, Platon montre un visage bien différent de ce que la tradition rapporte » p.161.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec la conscience de ses limites, découvrons ces auteurs oubliés, dissimulés par la philosophie dominante imposée par la religion dominante sur les siècles, dont le relai a été pris après Hegel par l’archipel marxisant ou heideggerien.

Le propos de Michel Onfray est d’opposer (facilité pédagogique un peu lourde) les tenants de l’au-delà à ceux d’ici-bas, ceux qui préfèrent le monde pur de l’âme et des idées abstraites et mathématiques à ceux qui préfèrent la pensée incarnée, incorporée, matérielle. Les premiers sont puritains par dégoût de leur existence et des gens qui les entourent, volontiers impérieux et aristocratiques, méprisant les jouisseurs et les humbles, dominateur tout entier tournés vers la pureté de l’ailleurs. Les seconds sont tout entier au présent, dans leur corps matériel, hédonistes sans êtres jouisseurs, amoureux sans être pourceaux, bien dans leur être et bien avec les autres, en harmonie avec le monde et philosophant sur le bien-vivre.

Ainsi Démocrite : « Il s’agit donc de ne pas désirer n’importe quoi ni n’importe comment et de ne pas viser n’importe quel type de plaisir. Ceux qui aliènent, momentanément ou durablement, sont à éviter. Pas d’intempérance, pas d’excès, pas de démesure, pas d’abandon aux pulsions animales, le plaisir ne se réduit pas à la trivialité d’une animalité débridée, mais à la sculpture de soi et à la construction de son autonomie. Seule et authentique jubilation : prendre plaisir à soi-même » p.72. Nous sommes loin du « tout, tout de suite » et de la baise frénétique en réponse à tout désir des aînés 1968. Tout n’est pas permis et il n’est pas interdit d’interdire. Les délires de l’orgie ou des drogues, comme ceux de la finance, sont autant exclus de cette sagesse tempérée – car son objectif est le bonheur.

Avec un message utilitaire pour aujourd’hui : « Se changer plutôt que changer l’ordre du monde, l’idée deviendra formule sous la plume de Descartes : elle triomphe dans le projet épicurien. Quand le monde s’effondre, lorsque la culture ancienne disparaît, aux heures du crépuscule, les aurores s’annoncent : l’épicurisme s’épanouit dans une époque en ruine. La construction de soi comme seule et unique réponse à la désintégration d’un monde… » p.186. Michel Onfray se verrait bien aujourd’hui comme Épicure au déclin de l’empire romain : en guide hédoniste du chacun pour soi parmi les autres.

A moins que Lucrèce ne l’emporte, lui qui a mis au jour « une idée redoutable, simple et vraie : la religion, le religieux, naissent de l’inculture et du manque de savoir. Le croyant se satisfait de la foi car il ignore. Le sacrifice aux divinités, aux mythes, aux illusions, procède d’un défaut d’informations sur la véritable cause de ce qui advient (…) Quand le clergé domine, l’intelligence régresse » p.283. La génération 68 a méprisé le savoir, honni le travail, refusé d’apprendre – la conséquence aujourd’hui est le retour des religions et des croyances, l’âge venu, quand ceux qui avaient 20 ans en 68 en ont aujourd’hui 66 – le chiffre de la Bête – ayant peur de tout, des autres et du monde, et de la mort au bout. Ils quêtent névrotiquement protection, assistance, érigent en principe la précaution appliquée à toute chose. Quitte à renier la liberté et son individualisme pour se jeter dans les bras armés des imams et des curés, des fonctionnaires – et des politiciens qui prônent un État fort.

Intéressant Michel Onfray : facile à aborder, à écouter et à lire ; plus profond qu’il ne s’affiche, un rien secret. Et qui fait réfléchir sur notre époque du Tout et du N’importe quoi.

Michel Onfray, Les sagesses antiques – Contre-histoire de la philosophie t.1, 2006, Livre de poche 2007, 351 pages, €7.10
Michel Onfray, La contre-histoire de la philosophie, coffret 12 CD, Fremeaux et associés, €79.99, volume 1 L’archipel préchrétien

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Nietzsche et les mouvements de masse

Parce que certains nazis ont voulu récupérer le philosophe allemand à la suite de leur admiration pour Wagner, parce que la sœur de Nietzsche a déformé volontairement sa pensée en publiant un choix de textes inédits sous le titre de ‘La volonté de puissance’, on a longtemps ostracisé Nietzsche sous prétexte d’inacceptable.

Nietzsche photo

Or Frédéric Nietzsche n’a rien à voir avec l’antisémitisme, ni avec le nazisme, ni même avec « l’esprit allemand ». Il a suffisamment vilipendé la lourdeur allemande dans son œuvre – la boursouflure wagnérienne, l’étatisme totalitaire hégélien, l’idéalisme moral kantien – pour prouver qu’il n’a pas inspiré le nazisme. Pas plus que Victor Hugo n’a inspiré Lénine. Encore faut-il considérer toute l’œuvre dans l’ordre de son évolution, et seulement l’œuvre approuvée, organisée et publiée par l’auteur – donc sans La volonté de puissance. Que dit-il ?

« J’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes partout où je vais. (…) Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas devenir le berger et le chien d’un troupeau ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 9).

Nietzsche est un philosophe pour ‘happy few’, pour une élite d’égaux qui pensent par eux-mêmes, pas pour les foules qui suivent moutonnièrement le berger. Fascisme, nazisme, communisme et populisme s’adressent aux foules, aux masses, au peuple tout entier. Le philosophe, lui, ne cherche à s’adresser qu’aux individus concrets, pas aux multitudes anonymes. Comme Socrate il a des disciples, pas des adeptes. Il n’est pas un gourou qui impose sa Vérité mais un maître qui accouche de chacun. « Je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » (De la guerre et des guerriers). Les soldats sont comme les fourmis : programmés pour tuer et obéir ; les guerriers sont les condottieres, les samouraïs et les chevaliers : les arts martiaux sont pour eux une voie vers la sagesse.

Les soldats sont nés avec la Révolution française (la levée en masse) et avec l’État-nation (la conscription obligatoire). Les aristocrates étaient des guerriers, restant eux-mêmes dans la bataille, pas des conscrits militants embrigadés sur le tas, dressés à l’obéissance sans réflexion et enivrés de propagande nationaliste. D’où cette citation célèbre de Nietzsche : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : ‘Moi, l’État, je suis le Peuple’ » (De la nouvelle idole). Un peuple est organique, né de la tradition et de l’histoire ; l’État est une construction artificielle – une superstructure bureaucratique manipulée par quelques-uns à leur profit (parti, caste ou classe). Quand le candidat ou le président déclare parler au nom du Peuple, il ment.

Nietzsche le dit implicitement, lui qui se méfiait de la démagogie des peu éduqués : la démocratie est le moins mauvais régime des États. Cela parce qu’elle fait participer au plus large, favorise le débat et remet en jeu les mandats régulièrement.

Mais le peuple a le sentiment d’être Un lorsqu’il défend ses frontières ; l’État a besoin de la propagande (ce mensonge) pour exalter les individus et les fondre en une masse manipulable. « L’État est un chien hypocrite comme toi-même ; comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements, pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit » (Des grands événements). Fumée et hurlements, on imagine sans peine les barricades ou la Bastille, la prise du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, les grandes foules de Nuremberg, ou les masses adulant Mao sur Tien An Men. On constate aussi sa forme plus subtile : les images dramatisées de CNN, les accusations gratuites fondées sur de vagues photos satellites pour attaquer l’Irak – et forcer l’opinion. Ou l’évocation mélenchonnienne de Robespierre; celle lepéniste de Jeanne d’Arc.

Pour Nietzsche, l’État ne peut donc être qu’un État-spectacle : comment entraîner l’adhésion des foules démocratiques autrement ? « Le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité – il faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner – ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout même où le pouvoir souverain tombe aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille le grand enthousiasme » (Le cas Wagner, 11). Berlusconi, Chavez, Mélenchon, Montebourg, Beppe Grillo, Frigide Barjot…

Ce paragraphe pourrait paraître prophétique, un demi-siècle avant les mouvements de masse du communisme et du fascisme – mais il ne fait que reprendre la critique de Platon sur les rhéteurs. La rhétorique n’aboutit jamais à la vérité, dit Platon, parce qu’elle doit convaincre la foule moutonnière et pas l’individu concret qui réfléchit devant soi. La rhétorique est théâtre, spectacle, manipulation des idées. Elle n’est en rien authentique, elle recherche l’effet, pas la vérité. La rhétorique est une construction qui vise à entraîner derrière le chef – elle n’est pas la dialectique personnelle qui découvre le vrai derrière l’apparence des choses. Les sophistes sont populistes ; ils ne sont ni sages ni philosophes.

L’être authentique est lui-même, énergie qui va comme la course du chat ou le jeu de l’enfant, surplus qui déborde par générosité vitale. Sa force interne le fait créer, défier, gagner ; elle façonne son style, impose sa marque.

Le comédien, à l’inverse, ne déborde en rien d’énergie : il singe, il calcule au plus juste. Il n’use de la forme que pour produire l’effet ; c’est un illusionniste qui manipule les mythes et joue des sentiments pour influencer la foule passive, au spectacle.

‘L’homme supérieur’ (catégorie philosophique) est puissant par son énergie interne, sa ‘volonté’ ; le politicien dictateur n’a de puissance que par l’appareil du parti et de l’État, tout extérieur à lui-même. Si le premier est généreux (Napoléon 1er, de Gaulle, Kennedy, Obama…), le second est volontiers haineux et paranoïaque (Hitler, Staline, Mao, Nixon, Pol Pot, G.W. Bush, Poutine, Bachar El Hassad…).

L’État est un parti qui a réussi : il n’y a rien de plus urgent que de limiter son pouvoir par d’autres pouvoirs, faire que les institutions s’équilibrent à l’intérieur. Internet y aide, comme les médias incontrôlés, mais aussi la justice indépendante, les lobbies identifiés, les intellos quand ils font leur travail d’exposer le complexe loin des modes.

Friedrich Nietzsche, Œuvres tome 1, collection Bouquins, 1993, 1368 pages, €30.88 

Œuvres tome 2, collection Bouquins, 1993 1750 pages, €31.83 

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Nietzsche et les poètes

Dans la seconde partie de Zarathoustra, le chapitre « Des poètes » intervient après « Des savants » et avant « Des grands événements ». Nietzsche aimait les poètes, leur nom vient du grec ‘poien’, faire. Ils sont, comme les prophètes, des créateurs de monde. Or, que sont les poètes devenus ? Nous sommes au 19ème siècle et les poètes sont « toujours attirés vers le pays des nuages ». Ils se veulent médiateurs, mais « les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. » Superficiels, sciemment hermétiques, vaniteux et fumeux, les poètes sont des « menteurs ». « Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y a encore de meilleur dans leurs méditations. »

« Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons de tout notre cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmes ! » Nietzsche mêle ici astucieusement la référence à la religion (« mixture empoisonnée ») et la galanterie (prédilection poétique pour l’Hâmour comme aurait dit Flaubert). « Heureux les pauvres d’esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux », s’écrie l’Évangile, privilégiant ainsi la foi aveugle et obéissante au questionnement de la raison. Nietzsche s’élève contre cette aliénation qui mêle peur de l’au-delà et ressentiment envers l’ici-bas. L’« Esprit » détaché de la matière est une fumeuse illusion – ce n’est pas parce qu’on peut faire un nom d’un mot dans la langue allemande qu’il en devient chose réelle par cela même ! « Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » n’est que symbole. » L’homme n’est pas dieu et ce qu’il pense ne saurait être l’alpha et l’oméga ; la « vérité » n’est toujours que partielle et d’époque… « Dans une certaine mesure ».

Ce que confirme Zarathoustra par cette phrase-clé : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. » Les trois mots de la subordonnée sont fondamentaux dans la philosophie nietzschéenne – surtout dans leur subordination. L’homme commence non par « être » (tel un dieu qui n’a ni commencement ni fin), mais par « vivre » (avec un début, une fin et une histoire entre les deux). Tout ce qu’il pense vient donc de sa « vie » : ce qui signifie son existence ici-bas et maintenant, entouré de sa famille et dans son milieu, intégré dans une société particulière et une histoire contingente. Ses « raisons » ne sauraient donc être ni « absolues » ni « éternelles » ; ses raisons sont plutôt « vécues ». Les causes de sa pensée résident dans l’existence que l’homme a menée. Ses « opinions » (l’état actuel de sa pensée) ne sont donc qu’une conséquence d’exister ici-bas dans le maintenant et d’une personnalité particulière. Les opinions sont dans le temps historique – pas dans l’éternité. Elles changent, ce qui est normal pour un être humain puisque sa condition change. Zarathoustra : « J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; et beaucoup d’oiseaux s’envolent. »

Ce pourquoi « Zarathoustra lui aussi est un poète » : comme tous les poètes (et prophète), il ment. « Nous savons trop peu de choses et nous apprenons trop mal : il faut donc que nous mentions. » Le mensonge n’est pas la volonté de nuire, mais l’illusion que chacun se donne à lui-même. Le poète est le contraire du savant qui – « dressé pour la connaissance » – remet en cause à tout moment « sa » vérité par la méthode expérimentale. Oh, certes, cette « méthode » n’est qu’humaine, donc faillible et partielle ; elle ne donne pas « la » vérité puisque nous savons bien que la science avance toujours et que les théories les mieux établies ne résistent guère à la succession des tests. Mais la méthode est la seule lanterne qui éclaire la nuit humaine. Par approximations et corrections, l’homme parvient à s’en sortir et à rendre utiles ses connaissances.

Les poètes, eux, se contentent de « baudruches multicolores » et ils les appellent « Dieux et Surhommes ». Où l’on voit que Nietzsche se moque de lui-même en plaçant le surhomme à l’égal des dieux de fiction. Le surhomme n’est qu’un symbole du désir d’aller plus loin, de poursuivre l’évolution humaine dans l’avenir. « Je suis d’aujourd’hui et de jadis ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »

Or quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. « L’esprit du poète veut des spectateurs » ; il ne vise pas à susciter le désir de se dépasser ou à entraîner, mais se complait dans l’histrionisme (notre ‘société du spectacle’). « En vérité, leur esprit lui-même est le plus paon d’entre tous les paons et une mer de vanité ! »

  1. Donc ne pas être croyant : « la foi ne sauve pas. »
  2. Pas d’intellectualisme scientiste : « l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ».
  3. Être à l’écoute de ce qu’il y a de seul ‘éternel’ en chaque homme, son désir vital qui le pousse à vivre, à grandir et à se reproduire pour aller toujours plus loin : « il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »
  4. Ne pas se croire supérieur, la vie terrestre, animale, est la même pour tous : « Le buffle (…) son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage. Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes. »
  5. Vivre, puisque tel est notre destinée, mais pleinement – ici-bas, tendu vers l’avenir, plein de curiosité pour explorer le présent : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Folio 1985, traduction Maurice de Gandillac, 504 pages, €9.12

Les citations de Nietzsche sont ici reprises de la traduction d’Henri Albert en collection Bouquins.

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Nietzsche, Le Gai savoir

Rien à voir avec une attitude sexuelle (pour ceux qui ignorent le philosophe), mais bien plutôt avec la ‘gaya scienza’ provençale au temps des troubadours. Friedrich Nietzsche, en effet, n’aimait pas la lourdeur de nourriture, de relations et de pensée des Allemands (pour lui, c’est tout un). Notamment celle des philosophes de l’idéalisme allemand comme Leibniz, Kant ou Hegel. Il préférait – et de beaucoup – la légèreté de cuisse, de cuisine, de conversation et de lumière du sud européen. Il écrit le ‘Gai savoir’ en 1882 et le complète en 1887 avec en sous-titre provençal la ‘gaya scienza’.

C’est une référence à l’unité humaine des trois ordres de l’existence : le troubadour de l’amour, le chevalier du courage et le savant du savoir. Pour lui, le savoir doit être « gai », léger et lumineux, parce qu’il est positif, signe de santé du corps, de vitalité des affects et de légèreté de l’esprit. Bien loin, du style pesant, pédant, empesé et structuré comme une scolastique des Hegel et avatars…

Ce pourquoi Nietzsche écrit en aphorismes, ces courts paragraphes où ne court qu’une idée à la fois. Ce n’est pas anarchie de pensée mais liberté d’explorer. Plutôt que de s’enfermer dans le carcan d’une méthode et d’une idée totale (totalisante, totalitaire), Nietzsche garde la pensée ouverte. Il procède à la Montaigne (qu’il aime fort), « par sauts et gambades ». Il ouvre des perspectives plutôt que de figer la pensée ; il teste ses idées, plutôt que d’en faire un monument d’immobilisme académique ; il éclaire le chemin, il ne donne pas le plan. Nietzsche n’est pas le laborieux laboureur (allemand) qui peine à creuser son sillon méthodique, mais le libre danseur (français, italien, grec) qui tente de s’élever dans les airs. Les paradoxes (ceux du comédien) servent à faire éclater les carcans dans lesquels se fige volontiers la « pensée ».

Nietzsche exècre – comme Flaubert – cette fameuse doxa, l’opinion commune dénoncée par Socrate. Le Savoir n’a pas le sérieux papal de « la Vérité », puisqu’il est sans cesse remis en cause par l’expérimentation scientifique, par l’évolution des relations humaines et par le mouvement du temps en histoire. La poursuite « des » vérités est allégresse, celle de « la » Vérité un renoncement confortable. Se réfugier dans une Bible, un Savoir unique, un Coran, une Vérité-en-soi, une Loi de l’Histoire, un Règlement, révèle une crainte du monde et du changement, un tempérament frileux et maladif – apparatchik, imam ou fonctionnaire. A l’inverse, explorer l’autre et l’ailleurs de ce monde-ci, d’une curiosité sans cesse en éveil, est signe de santé, d’un être bien dans sa peau, énergique et positif, d’une générosité qui déborde. Les vérités sont comme des enfants, dit Nietzsche dans Zarathoustra, « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. »

Il n’existe pas de Vérité dans l’absolu, à tout prix, mais une vérité vivante qui change avec les perspectives humaines, trop humaines – et qui pousse à vivre ici et maintenant. La Vérité absolue est une croyance, les vérités ici et maintenant sont des hypothèses provisoires comme la science aime à en tester tous les jours, une interprétation qui s’impose jusqu’à ce qu’elle soit réfutée. Le doute rend gai parce qu’il appelle à l’illusion nécessaire, comme au théâtre.

L’être humain n’est pas parfait et tout ce qu’il fait est mêlé toujours de bon et de mauvais (qui sont relatifs à qui, quand et quoi). L’existence est donc tragique, comme l’avaient appris les Grecs, ce qui ne les empêchait nullement de bien vivre et d’en philosopher.

Le savoir – la science – est un outil de l’homme, une « volonté » de savoir pour mieux vivre, pas la révélation du Livre de Dieu. Ce pourquoi tout Dessein intelligent est une démission de la pensée : suffirait-il de « découvrir » le voile pour être en harmonie ? Chaque être vit dangereusement puisque l’existence même est une affection mortelle. Dans la connaissance, combattre l’erreur ou la vanité est un antidote utile au ‘croire savoir’, qui est bien pire qu’ignorer. C’est ce que Nietzsche appelle le « tempérament artiste », une conscience de l’apparence, le consentement à ne jamais connaître le cœur absolu des choses. Ceux qui ont une volonté radicale de « savoir » ont bien vite le dégoût de ce monde imparfait, provisoire, et rêvent d’un « autre » monde ailleurs ; ils ne vivent donc pas mais se réfugient au-delà et demain – l’ici et le maintenant leur étant insupportables.

Ce pourquoi Nietzsche décrète « la mort de Dieu ». C’est moins le Dieu historique des Chrétiens et autres religions du Livre que la fin en la croyance qu’il existe un absolu hors de ce monde ou une Vérité unique – universelle et de toute éternité.

La percée conceptuelle de la physique quantique et relativiste est fondée sur cette remise en cause nietzschéenne d’une Vérité absolue, « révélée » et intangible. Les vérités humaines ne sauraient être celles de dieux ; elles sont donc provisoires et appellent l’imagination au pouvoir pour naître et se renouveler. L’univers n’est pas figé, il s’étend ; il n’est pas stable, il se transforme ; il n’est pas intemporel puisque né du Big Bang et appelé peut-être à se contracter à nouveau un jour ; sans compter qu’il est peut-être multiple… Tout change, tout bouge, nul corpuscule n’est Un, mais composé de corpuscules plus petits, ou de cordes liant des forces qui s’intègrent comme des poupées russes dans de plus grandes – là où les règles physiques changent, de l’interaction faible à l’au-delà de la gravitation…

La connaissance n’est qu’un ensemble de vérités provisoires, d’affirmations à remettre en cause par d’autres. Sans cesse. Il n’y a pas de « paix » de la connaissance, mais une « guerre » perpétuelle du plus et du mieux. Sa valeur n’est pas la Vérité mais la façon qu’elle a de rendre la vie plus puissante, plus belle – plus vivable. Le concept n’est qu’une métaphore, une volonté qui se donne. L’homme du gai savoir doit se tenir à l’équilibre entre pessimisme et orgueil ; il doit admettre qu’il ne vit sainement qu’en tension entre ses propres contradictions : celles qui le poussent en avant et celles qui l’incitent à s’abandonner.

Question de tempérament : « car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne. » « Et de hasarder cette idée : chez tous les philosophes, il ne s’est jusqu’à présent nullement agi de ‘vérité’, mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… » (Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2). La lucidité est la joie, l’illusion le pessimisme du ressentiment. Pas mal vu quand on observe les humains dans leurs idéologies.

Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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