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Les Nouveaux Sauvages de Damián Szifrón

Nous sommes en Argentine, sur le continent américain. Celui-ci, envahi et gagné au fil de l’épée par des conquistadores et autres pionniers dans l’histoire, est un continent brutal. Où la violence continue. D’où ces « nouveaux sauvages » qui renaissent en 2014 dans le film, reflet d’une réalité vécue. Ce sont six courts métrages, pas toujours aussi captivants, mais caustiques face aux comportements. Il s’agit d’injustice – ressentie comme on le dit de la météo – qui fait grimper aux rideaux et réveille la bête sauvage en chacun des petits-bourgeois. Les piqués au vif veulent se venger. De spectaculaire façon.

Le premier est Pasternak. C’est un homme qui a été perturbé gamin – il a redoublé son CE2, c’est dire ! Il embarque tous les gens qui l’ont snobé, rabroué ou fait du tort dans un avion où il est le chef steward. Comme pour la German Wings (quinze jours après la sortie du film – le hasard a de ces coïncidences), Pasternak neutralise le pilote et précipite l’avion rempli de ses ennemis au crash. Deux vieux qui lisent paisiblement dans leur jardin voient le monstre arriver, sans réagir. Ce sont (cette fois-ci pas par hasard) les parents Pasternak, les responsables de tout selon le psy, lequel a mis au jour le traumatisme sans rien soigner (une arnaque de plus que la « psychologie »).

Le second est un mafieux – politicien, entrepreneur immobilier, c’est tout un. La serveuse d’un restaurant dans lequel il s’arrête le reconnaît, il est responsable du suicide de son père à cause de ses malversations financières. La cuisinière est une ancienne détenue qui en veut à la société et réagit en sauvage. Elle offre à la serveuse de la mort aux rats pour assaisonner ses frites et ses œufs. Choquée par un reste de morale conventionnelle, elle refuse tout net. Mais la grosse cuisinière, avec son sens des valeurs popu, passe outre sans lui dire. Survient Alexis, le fils du mafieux Cuenca, qui commence à piquer des frites. La cuisinière déclare qu’elle a versé le poison et qu’il est bon d’anéantir toute la nichée de rats, y compris les petits. Devant cette conception nazie, la serveuse affolée veut reprendre le plat et le mafieux se rebiffe ; il n’a pas l’habitude qu’on discute ses volontés. Il frappe la serveuse et la cuisinière intervient en le lardant de coups de couteau de cuisine. Après tout, on n’est pas si mal en prison : logé, nourri, chauffé, blanchi, on joue aux carte avec les copines. Tout vaut mieux que perpétuer le règne des rats. Le père meurt mais son garçon s’en sort (pour l’instant innocent des malversations) en vomissant son manger.

Le troisième est un Diego de luxe, roulant dans une Audi de luxe, sur une route déserte d’Argentine. Lorsqu’il veut dépasser une vieille guimbarde qui roule obstinément à gauche, celle-ci se déporte pour l’empêcher de passer (la gauche bloque toujours les entrepreneurs). Il la dépasse donc à droite, et ne peut s’empêcher de l’insulter en le traitant de connard et en lui faisant un doigt. Mais le destin veille : il crève un pneu et doit réparer. Arrive donc le retardé à la guimbarde, qui le prend à partie, bousille la belle voiture qu’il ne pourra jamais se payer, et chie sur le pare-brise. Malgré sa roue seulement à demi vissée, Diego finit par démarrer pour pousser la guimbarde de l’agresseur dans la rivière. Malgré l’auto toute retournée, son passager réussit à en sortir et le menace en révélant qu’il a lu sa plaque d’immatriculation. Diego, poursuivi par un malin génie, revient à fond et décide de l’écraser. Mais le destin veille : la roue de secours qu’il n’a pas pris le temps de visser correctement se détache et le précipite à son tour dans la rivière. Le péquenot alors se déchaîne, il pénètre dans l’Audi par le coffre et agresse Diego resté coincé à l’intérieur. Ils se battent en milieu confiné à coup de manivelle et d’extincteur. L’homme cherche à mettre le feu à la voiture en allumant sa manche de chemise plongée dans le réservoir, mais Diego le retient. Tout explose, ce qui les laisse enlacés dans la mort. Un crime « passionnel », même si la passion n’est pas celle du sexe.

Le quatrième est Simón, ingénieur expert en explosifs. Il travaille bien mais doit rentrer à temps pour l’anniversaire de sa fille. En achetant un gâteau à la pâtisserie, qui passe des heures à l’emballer dans un carton doré, sa voiture est prise en fourrière. Le trottoir n’était pas balisé interdit et il estime que c’est une injustice. Mais pas question de discuter avec l’Administration, celle-ci a par définition toujours raison, chacun « faisant son boulot » dans son petit coin en se foutant de l’ensemble. L’employé de fourrière dit qu’il doit payer le remorquage pour récupérer sa tôle, le guichetier de mairie qu’il doit payer l’amende car il y a eu procès-verbal ; les réclamations ne sont ouvertes qu’entre 11h et 11h05, ou à peu près, et il doit se déplacer lui-même… En bref, tout est fait pour emmerder l’assujetti. Son retard provoque une scène de ménage car ce n’est pas le premier ; Simon est trop consciencieux pour bâcler son boulot à cause de la famille. Sa femme demande le divorce, tandis qu’il est licencié pour avoir flanqué des coups d’extincteur dans la vitre, photographié dans la queue interminable au guichet des amendes. Les gros titres ne lui permettent ni d’avoir un nouvel emploi, ni d’obtenir la garde alternée de sa fille. Il décide alors de se venger, en ingénieur. Il récupère à nouveau sa voiture à la fourrière (c’est la quatrième fois, tant la signalisation est fantaisiste – semble-t-il exprès), il la bourre d’explosifs et la stationne à un endroit parfaitement signalé interdit. Elle est aussitôt enlevée, la fourrière privée s’entendant avec la mairie publique pour extorquer le maximum de fric aux automobilistes, exaspérés mais impuissants. Lui ne l’est pas et il fait sauter la fourrière, en calculant un rayon assez limité pour ne pas tuer. Les médias ne réagissent qu’au spectaculaire : la bombe, après l’extincteur, les fait sauter de joie – et sauter le tirage. Simón « Bombita » devient le héros des anonymes remontés contre la bureaucratie. En prison, sa femme et sa fille lui apportent un gâteau d’anniversaire et ses codétenus l’ovationnent, tandis que la mairie revoit son contrat avec la fourrière et ses règles de stationnement.

Le cinquième est moins sympathique. Santiago, un jeune homme de 18 ans, réveille affolé son père au petit matin. Il a conduit la grosse BMW et vient de renverser mortellement une femme enceinte pour avoir bu ou fumé. Il a pris la fuite et ne sait comment faire. Sa famille est riche et, pour éviter la prison, son père et son avocat proposent à leur jardinier pas moins de 500 000 $ pour dire qu’il conduisait et est responsable de l’accident. Le procureur, venu on ne sait pourquoi car le gamin avait assuré être seul et que personne ne l’avait vu, sonne à la porte et constate que les rétroviseurs de la BMW ne sont pas à la hauteur des yeux du jardinier. Il en conclut que celui-ci ment lorsqu’il dit avoir conduit la voiture en dernier. L’avocat propose un « arrangement », petite corruption endémique entre gens de bonne compagnie : 1 million de $ pour qu’il conduise l’enquête comme convenu. Mais le père découvre que l’avocat veut sa part, 500 000 $ supplénetaires, et le procureur ajoute des « frais annexes » de 30 000 $. C’en est trop, il annule tout. La mère de Santiago finit par le persuader de dealer pour 1 million forfaitaire en tout et pour tout. L’accord est conclu. En sortant de la demeure, le jardinier faux coupable est assassiné à coups de marteau par le mari de la victime. La presse s’était déchaînée et la police avait réagi mollement.

Le sixième est une femme, Romina. Elle vient de se marier avec le riche Ariel et c’est la fête dans un grand hôtel de Buenos Aires. En observant des regards, puis en fouillant le téléphone de son mec, Romina découvre qu’Ariel l’a trompé avec une collègue qui est invitée à la noce. On se demande pourquoi elle devient hystérique, car baiser une autre avant mariage n’est pas une preuve d’infidélité : on n’avait encore rien promis. Romina, sanglotant de façon hystérique, s’isole sur le toit de l’hôtel où un cuisinier la console paternellement, l’empêchant de se jeter dans le vide. Romina finit par se calmer, se prend de désir pour son sauveur, qui la baise frénétiquement lorsqu’Ariel parvient sur le toit à sa recherche. Romina, devenue démone, promet à son tout juste mari une vie d’enfer, de révéler sur les réseaux sociaux tous ses secrets, y compris fiscaux, de lui refuser le divorce pour le plumer à vif. Revenue à la fête – qui est une hypocrite comédie du bonheur – elle fracasse la maîtresse d’Ariel contre un miroir. C’est le drame, la famille s’écharpe, des urgentistes appelés tentent de calmer la tension en la prenant. Mais Ariel fond et Romina se délite. Il n’y a qu’un pas de la haine à l’amour et, renversant la causalité, Romina et Ariel entament une danse passionnelle avant de baiser frénétiquement à même la table du gâteau de mariage, devant leurs invités qui quittent les lieux, écoeurés de la comédie comme du drame.

Les trois premiers tableaux sont captivants, les deux derniers moins. Trop longs et plus noirs, ils exaspèrent l’hystérie de sauvagerie, au point qu’on finit par ne plus croire à cette arlequinade. Mais l’ensemble donne une bonne image de la brutalisation des mœurs sur le continent américain, que Trompe révèle désormais sans complexe au grand jour.

DVD Les Nouveaux Sauvages (Relatos salvajes), Damián Szifrón, 2014, avec Darío Grandinetti, Diego Gentile, Julieta Zylberberg, María Marull, Rita Cortese, Warner Bros. Entertainment France 2015, doublé espagnol, français, 1h57, €6,00, Blu-ray €49,99

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Cette perle de facteur, dit Alain

L’invention de la Poste est preuve de société. « Le facteur est bienvenu partout ». Il apporte des lettres et emporte des lettres, « c’est comme s’il tendait d’un lieu à l’autre mille liens d’intérêt et d’amitié ».

Ce pourquoi, comme on était en décembre, le facteur apportait aussi ses souhaits et un calendrier. Chacun donne ce qu’il veut. « Je lui ai donné cent sous (5 francs 1908, l’équivalent de 20 F 2001 et de 23 € aujourd’hui) et une poignée de main », dit le philosophe.

Parce que le gouvernement qui le paye a beaucoup d’autres choses à penser avant de penser à lui. « Présentement ils discutent sur les canons, les obus et les bateaux » – 1908 est une année où l’orage monte, l’Allemagne et la France s’écharpent sur le Maroc depuis 1905. Le facteur a fait son métier, fidèlement. Il demande donc une « contribution annuelle » à ses assujettis, « fixée par vous-même d’après vos ressources et d’après les services qui vous sont rendus ». Rappelons que l’impôt sur le revenu n’existe pas encore, il ne sera institué que durant la guerre de 14. Une grève des Postes aura lieu trois mois plus tard, en 1909, avec 600 révocations.

Alain estime que l’institution du facteur est un progrès de société. « Si je devais payer un messager pour chaque lettre, mes ressources n’y suffiraient pas ». Faire société permet de mettre en commun le messager, de mutualiser la dépense. Plus, connaître « son » facteur est un lien supplémentaire de confiance. « Ton amitié me fait crédit ; nos promesses mutuelles valent mieux qu’une loi. » C’est un contrat de confiance, un lien personnel. « Cela va plus vite qu’une discussion au Parlement ».

En effet, élire des représentants pour débattre et décider des règles et des actions, ne suffit pas. Aucun citoyen ne peut se dédouaner de son sort, ni de celui de sa société. Les lois générales doivent être complétées par les liens d’homme à homme. Elles ne les remplacent pas mais viennent en sus, pour l’application pratique et l’huile dans les rouages. Un fonctionnaire des Postes n’en est pas moins humain. Trop confier à la bureaucratie déshumanise les relations. Pire encore quand la bureaucratie délègue à son tour comme aujourd’hui les relations à des machines, distributeurs robots et sites internet, IA ou touches de téléphone à cliquer. L’exemple du facteur est, pour Alain, ce lien qui doit subsister entre l’Etat et le citoyen. Un lien humain, en plus des règlements.

Matérialisé par ce cadeau fait en échange du calendrier et, mieux, de la poignée de main qui l’accompagne. C’est une sorte de lien personnel qui scelle un contrat entre égaux, comme il scellait hier l’hommage d’un féal à son suzerain.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Il n’y a pas de justice, dit Montaigne

Le chapitre XIII du Livre III des Essais, est l’ultime chapitre de tous les Essais. Il est long, Montaigne semblant y fourrer tout ce qu’il n’a pas encore dit. Ce pourquoi, par exception, j’en ferai deux notes avant d’abandonner notre philosophe, ayant lu tous ses livres et m’en ayant fait miel.

Au début, Montaigne dit que « l’expérience » (titre de son chapitre) montre que « la justice » n’a rien de juste, mais beaucoup d’humaine bêtise. « Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elle n’en n’ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d’équalité, ont faute d’équité, mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus» Les lois sont faites par des ignorants, imbus de leur personne, et s’imposent par l’autorité qu’elles ont par elles-même. Ces gens haïssent l’égalité (équalité, dit Montaigne directement du latin), probablement par élitisme et goût du pouvoir, et ne sauraient servir l’équité. Rappelons que l’égalité est la même chose pour tous alors que l’équité adapte la chose à chacun.

Déjà la bureaucratie et le commandement pointaient leur nez en France. Nous ne sommes qu’au XVIe siècle, mais déjà la prolifération des lois, règlements et papiers d’autorité visent à régenter les gens. Montaigne s’en aperçoit, lui qui est juriste : « Car nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure (…) ; et si, avons tant laissé à opiner et décider à nos juges, qu’il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. » Epicure défendait la thèse de l’infinité des mondes. Non seulement les législateurs sont des sots, dit notre philosophe, mais en plus ils ne savent pas ce qu’ils font. A vouloir tout embrasser, ils étreignent mal. Créez un bureau, et il fera des règles ; laissez créer des règles, et elles feront des contentieux ; ces litiges exigeront des juges et des greffiers ; leurs jugements prendront du temps et s’imposeront malgré les faits (on parle non de vérité réelle, mais de « vérité judiciaire ») – c’est ainsi que la bureaucratie paralyse un pays, inhibe toute initiative, met des obstacles à toute entreprise. La France a choisi cette tendance, dit Montaigne. Nous en subissons encore le poids aujourd’hui.

Laissons être les choses et ne les corrigeons qu’à la marge, soutient Montaigne, en bon libéral de tempérament. L’homme est bien sot de croire qu’il va commander aux choses, mieux vaut s’y adapter et ne faire que des lois générales. « Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales ; et encore crois-je qu’il vaudrait mieux n’en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne toujours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. »

D’autant que la sottise et la vanité des législateurs transforment le vocabulaire de tous les jours en jargon ésotérique, incompréhensible sauf aux initiés. Ils le font exprès pour mettre une illusion de profondeur aux banalités qu’ils profèrent. Ainsi Apollon, qui inspirait la sibylle : restez obscurs, vous serez admiré ; soyez clair, vous serez attaqué. « Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s’exprime si clairement, quoi qu’il dise et écrive, ne trouve en cela aucune manière de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est que les princes de cet art, s’appliquant d’une pécuniaire attention à trier des mots solemnes [solennels, ronflants] et former des clauses artistes, ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfin enfrasqués [embringués] et embrouillés en l’infinité des figures et si menues partitions, qu’elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence. » Notez le « pécuniaire » : traduire le jargon mérite salaire – ainsi font les avocats… Dans cette confusion, les juges sont rois : ils disent ce qu’ils veulent, tordant les bouts de lois à leur manière. Le langage, c’est le pouvoir ; le jargon, c’est le pouvoir des technocrates ; l’interprétation des lois, c’est le pouvoir des juges. Le roi et le parlement se sont opposés dès l’origine – et ce dernier a vaincu, en 1789. Nos députés qui font les lois ne sont guère meilleurs que les législateurs d’Ancien régime : une bande de singes braillards peut-elle énoncer ce qui est juste à l’intérêt général ? L’invective et la posture peuvent-elle susciter l’intelligence ? En quoi Montaigne est toujours actuel… « Qui ne dirait que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance » ?

Non, décidément, il n’y a pas de justice dit Montaigne. « Considérez la forme de cette justice qui nous régit  : c’est un vrai témoignage de l’humaine imbécilité, tant il y a de contradictions et d’erreurs. » Et de citer ces paysans qui viennent l’avertir qu’ils ont trouvé un homme mourant dans la forêt, mais n’ont pas osé le secourir de peur d’encourir les foudres de la justice, d’être accusés de l’avoir blessé, ou dépouillé. Est-ce cela « la justice » ? Ou encore d’un condamné pour homicide, innocent mais jugé tel, qu’avant sa pendaison on trouve le vrai coupable, mais que les juges ne veulent pas se dédire : ce qui est jugé est vérité. Point à la ligne. Et voilà l’innocent comme le coupable condamnés tous deux à mort par l’imbécilité des juges et l’inanité de « la justice ».

C’est que les gens préfèrent leur rôle et leur uniforme à leur personnalité. Leur intelligence ne leur sert qu’à conserver le pouvoir dans leur caste, pas à exercer « la justice ». Au contraire de Montaigne, qui prône la conscience de soi, le penser par soi-même. « D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela ; il faut apprendre qu’on n’est qu’un sot, instruction bien plus ample et importante. (…) Si chacun épiait de près les effets et circonstances des passions qui le régentent, comme j’ai fait de celles à qui j’étais tombé en partage, il les verrait venir, et ralentirait un peu leur impétuosité et leur course. »

D’où la suite du chapitre, sur l’importance de se connaître soi-même.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Sudden impact, le retour de l’inspecteur Harry de Clint Eastwood

Du viol, de la vengeance, d’un inspecteur hors limites. L’avant Reagan voyait une Amérique à la dérive, où tout était permis, en toute impunité. Laxisme, bureaucratie, corruption, la police était impuissante ou laissait faire. Un courant a réagi à cette lâcheté publique ; il fera voter Reagan dès 1981, le cow-boy conservateur contre le démocrate Jimmy Carter. Ce qui n’est pas sans rappeler l’aujourd’hui avec Trump contre Harris. Tel était le contexte lors de la sortie du film.

Harry Callahan est un battant, comme Ronald Reagan ; il veut des résultats, et tant pis si cela piétine les plate-bandes des comtés ou des services, ou les statistiques des gouverneurs. Dans ce quatrième épisode de la saga L’Inspecteur Harry, Clint Eastwood (Harry) fait des étincelles. Là où Callahan passe, la pègre ne repousse jamais. Il sème les cadavres, au fil des attaques. Il ne peut voir un casse sans intervenir, et ses méthodes – expéditives – sont rarement en faveur des malfrats. Ceux qui veulent se le faire sont refaits, d’une balle bien ajustée ou d’un dérapage en voiture dans le bassin du port. Il n’hésite pas à aller voir un parrain de la pègre lors du mariage de sa petite-fille pour lui rappeler devant tout le monde le cadavre d’une pute à lui, trouvée les seins lacérés, les pieds calcinés et le visage écrasé. Ce n’est pas de sa faute si le pégreux clamse d’une crise cardiaque devant tant d’audace – et le soi-disant témoignage de la pute, faite de papiers blancs, que Callahan sort de sa poche. Après tout, Dieu a sa justice.

Mais sa hiérarchie s’exaspère de ses méthodes, bien peu orthodoxes. Il saisit des preuves sans procédure, ce qui les rend invalides devant un tribunal, il applique la peine de mort au bout de son Smith & Wesson police, sans aucun jugement. S’il n’est pas suspendu, c’est que chacun reconnaît qu’il obtient des résultats. Mais plus question de le garder à San Francisco. On lui confie une enquête qui va l’éloigner à San Paulo (ville fictive de Californie, État dont Reagan fut gouverneur), le temps de se faire oublier des pontes.

Le fil de l’enquête est une série de meurtres avec le même mode opératoire : uniquement des hommes dans la trentaine, tués d’une balle dans les couilles, puis d’une autre dans la tête. Avec la même arme, un pistolet .38 Special. Tous originaires de San Paulo, tous en photo avec le fils du chef Jannings lorsqu’il était jeune, dans son bureau. Callahan commence à se douter qu’il s’agit d’une vengeance, même si Jannings (Pat Hingle) ne veut pas qu’un flic « de la ville » vienne contester ses méthodes.

En effet, dans cette station balnéaire, une fête foraine désormais à l’abandon, a été le théâtre d’un viol collectif douze ans auparavant. La « gouine » Ray Parkins (Audrie Neenan) invitait des filles à faire la fête, et les faisait violer par son frère abruti Mick (Paul Drake) et la bande de jeunes cons à sa botte. C’est ainsi que Jennifer Spencer (Sondra Locke) a été pénétrée successivement par quatre jeunes hommes, de même que sa sœur encore au lycée Elizabeth. Celle-ci ne s’en est jamais remise et végète depuis, catatonique, dans un hôpital du nord de l’État. Jennifer, devenue peintre tourmentée qui expose, a décidé de se venger elle-même, puisque la police locale et la « justice » s’en foutent.

Trois hommes vont ainsi payer de leur bite et de leur vie leur prédation en bande, et une femme, la gouine Ray qui rigolait vulgairement devant les viols successifs. Le dernier, le fils du chef Jannings, a eu tant de remords qu’il a tenté de se jeter contre un mur avec sa voiture ; il en est resté paralysé et débile, un légume. Jennifer l’épargne, pour qu’il expie selon la justice que Dieu a choisi pour lui.

Callahan a fait la connaissance de Spencer lorsqu’il promenait son chien bouledogue, offert par son ami Horace pour « ses vacances » ; la fille tombe de vélo devant le monstre à patte Patate. Il la retrouvera au bar et aura une conversation avec elle sur la justice, devant une bière. Elle l’a vu arrêter un braqueur en pleine rue, sautant d’un camion de retraités réquisitionné pour suivre le bandit qui avait tiré sur un jeune policier. Elle lui dit que la justice officielle prend peu en compte les véritables crimes et qu’il faut parfois se faire justice soi-même, si on le peut. Callahan est d’accord.

La fin est épique. Chez le chef Jannings, Jennifer est devant le fils légume, écoutant le père lui avouer qu’il a bloqué l’enquête à l’époque pour protéger son fils unique, qui n’a suivi les autres que pour éviter de se faire traiter de pédé. C’est alors que Mick et sa bande arrivent, abattent Jannings avec l’arme de Spencer, et l’emmènent avec eux pour la revioler à loisir dans la même baraque de la fête foraine – comme au bon vieux temps. Ils ont auparavant tabassé Callahan et tenté de le tuer, mais il a survécu en tombant à la mer et récupéré une autre arme, son .44 Magnum très efficace. Dans sa chambre d‘hôtel il découvre son ami Horace venu le retrouver pour dire que cela se tassait à San Francisco assassiné – et Callahan décide de se venger des racailles de la gouine.

Chez elle, il découvre son cadavre ; non loin, les cris excités de la bande de violeurs qui recommencent. Jennifer réussit à s’échapper vers le manège, qu’elle met en route, mais elle est reprise. Callahan réussit à descendre les deux frères poissonniers de la bande à Mick, puis Mick lui-même, à moitié dément d’hubris sexuelle. Il va tomber des hauteurs où il était monté juste sur la corne de licorne d’un cheval du manège en contrebas – violeur devenant violé, symboliquement.

Quant à Jennifer Spencer, l’inspecteur Callahan sait tout de ses crimes, mais la police locale retrouve l’arme qui a servi à les perpétrer dans la main de Mick. C’est donc lui le coupable présumé, et Callahan laisse faire. La procédure peut servir à la justice immanente, si elle épargne la victime délaissée par la justice bureaucratique.

Outre la jouissance de voir les violeurs punis, les malfrats cassés, les braqueurs descendus ou arrêtés, le film prône des méthodes moins tatillonnes et une administration moins pesante pour l’efficacité des enquêtes. La loi est une chose, sa gestion une autre. Outre la beauté de Sondra Locke (compagne de Clint Eastwood à l’époque), ce qui retient l’attention, ce sont les phrases choc prononcées par l’ineffable Callahan, telles que : « Malfrat : Qui c’est « nous » ?… Connard. – Callahan : Smith… Wesson… et moi ! ». Ou encore une formule que Reagan retiendra deux ans plus tard devant le Congrès qui menace d’augmenter les impôts : « Go ahead, make my day, Vas-y, allez ! Fais-moi plaisir !» Gros succès au box office.

DVD Sudden impact, le retour de l’inspecteur Harry, Clint Eastwood, 1983, avec Clint Eastwood, Sondra Locke, Pat Hingle, Bradford Dillman, Paul Drake, Warner Bros. Entertainment France 2001, anglais vo, doublé français, italien, 1h53, €7,95

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Zorro ou la métaphore politique française

Jean Dujardin, 52 ans, le mâle à la française, un peu épaissi après ses exploits en surf dans Brice de Nice puis son essai d’incarner en OSS 117 un James Bond de la DGSE, se veut désormais le défenseur des pauvres et des orphelins sous la forme du renard (Zorro en espagnol) dans une Los Angeles qui n’est qu’une bourgade, pas plus grande qu’un village gaulois.

La série sortie en septembre 2024 sur Paramount et qui passe désormais sur France 2 en huit épisodes est réalisée par Émilie Noblet et Jean-Baptiste Saurel d’après un scénario de Benjamin Charbit et Noé Debré.

Dans le premier épisode de la série, après vingt ans à n’être que l’adjoint de son père don Alejandro (André Dussollier) à la tête de la ville, le vieux politicien retord qui assure sa popularité par des « fêtes » qu’il finance par de la dette sans cesse renouvelée, lui confie – avec regret – les clés de la cité. Normal, il meurt juste après avoir douté de son bon choix.

Et voilà don Diego fort marri, lui le fils à papa devenu snob, juriste et technocrate, se piquant de parler politiquement correct en disant « autochtone » et pas « indien », et qui n’a rien vu des problèmes de la ville. C’est « la crise ». Est-il à la hauteur ? Dans les dix premières minutes du premier épisode de la série, il se fait humilier trois fois, comme le Christ.

Une première par des bandits qu’il désarme, avant de leur rendre leurs épées par bêtise et candeur bobo, s’ils « promettent » de bien se tenir. Mais la racaille n’a cure des promesses, elle préfère la loi du plus fort à la loi juridique. Ainsi dans les banlieues, ou Macron face à Poutine dans les débuts de l’invasion de l’Ukraine…

La seconde fois, c’est lorsque son père passe la main et lui confie la clé de la ville puis, alors que Diego commence à discourir avec des phrases longues et des mots compliqués pour déclarer qu’il faut l’eau courante aux habitants, reprend la clé et décide de continuer… avant de calancher en pleine foule. Ainsi notre président Macron, réélu, indispensable à tout croit-il, est-il toujours à la hauteur de sa tâche ?

La troisième est lorsque sa femme Gabriella (Audrey Dana), lasse de ne pas avoir d’enfant faute de baiser suffisamment – même pas une fois par semaine – décide de l’aguicher alors qu’il se débat dans les factures douteuses à son bureau. Elle le branche, mais il ne répond pas, préférant aller voir un incendie qui s’est déclaré dans la ville. C’est don Emmanuel (Éric Elmosnino), affairiste, qui saisit les terres et vide les maisons de leurs habitants pour se rembourser de ce que la ville lui doit, et que l’ancien alcalde, père de Diego, a sans cesse repoussé pour financer ses « fêtes » (on se rappelle les JO, la réouverture de Notre-Dame, en attendant la suite). Selon l’adage, bien connu des escrocs, que plus vous devez de l’argent à quelqu’un, plus vous le tenez car, s’il vous met en faillite, il perd tout. Une vieille astuce dont les ministres d’Ancien régime ont usé et abusé auprès des riches bourgeois et seigneurs – et dont les fonctionnaires de Bercy, les économistes de gauche et les politiciens démagogues usent auprès des marchés financiers, jurant que « l’impôt » remboursera tout ça… à terme.

Don Diego n’a plus 20 ans et n’est plus Zorro depuis longtemps – comme Macron n’est plus aussi fringuant depuis 2017. Mais, face aux malheurs de la ville, il reprend sa panoplie de justicier, loup sur les yeux, grande cape noire, épée flamboyante, et le cheval Tornado, ou plutôt son fils étalon. Appel au président à ressaisir ses pouvoirs ?

Ce « remake » est adapté au présent, avec vocabulaire d’aujourd’hui et valeurs culcul bobo. C’est probablement une satire à prendre au second degré, bien qu’à le voir en famille, ce soit un peu compliqué. Ce que retient l’adulte citoyen est que Zorro redevient justicier. Il jette aux orties les convenances hypocrites qui profitent toujours aux plus puissants pour faire régner le bon ordre au fil de son épée. Il jette au feu la lettre qu’il compose laborieusement au roi d’Espagne (à plus de 12 000 km) et qui mettra seize semaines à arriver par bateau, et autant pour que la réponse revienne, sans parler du temps interminable que la bureaucratie espagnole mettra à la traiter. Il part direct aller délivrer le jeune garçon que les soldats ont emprisonné pour avoir résisté à la saisie. C’est un peu Macron à Mayotte contre Bayrou procédurier.

Zorro signe d’un Z fort réussi son exploit à l’épée sur le torse du vieux sergent Garcia (Grégory Gadebois), devenu adepte du pardon des offenses et de la zen attitude. Rappelons que le Z est le signe des nationalistes va-t-en guerre de Poutine et que le pardon et la procrastination sont les faiblesses bien connues de l’Occident, de son parlementarisme à 27 et des parlotes interminables et futiles entre députés nationaux.

D’où cette métaphore politique, presque trop grosse pour être voulue : foin du droit et des procédures, contre les ennemis une seule solution, l’épée, l’armée, la force. Au service du Bien, pour dissuader les méchants, mais quand même. Plus de chicanes procédurières, de la décision, et les moyens d’y parvenir.

Une sorte d’appel à un pouvoir fort, incarné par un héros, aidé d’une héroïne comme Gabriella l’est à Diego (féminisme d’aujourd’hui oblige). Et qui voyez-vous comme héros politique appelé à signer Z durant notre crise politique française actuelle ?

Je vous le donne en mille.

NB / Pour le reste, une fois visionné toute la série, elle ne restera pas dans les annales. Manifestement ciblée sur les 12-15 ans, la dérision potache permanente et le bavardage narcissique du Zorro principal lassent très vite. Quant à la Zorra… woke ! woke ! woke ! On se roule par terre. Une épouse qui n’a jamais reconnu son mari au lit ?

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Le retour de l’Étrange défaite…

Il y a 10 ans, en 2014, année où Poutine a envahi, occupé et annexé la Crimée sans que personne ne réagisse autrement que comme à Munich en 1938 – par des paroles vaines – j’analysais sur ce blog le Bloch de L’Étrange défaite. Nous y revenons aujourd’hui parce que l’actualité remet le livre au goût du jour et parce que le jeune Emmanuel Macron fustige la lâcheté des dirigeants européens, notamment allemands, face à l’impérialisme botté de Poutine.

Marc Bloch fut un citoyen français patriote et républicain, adepte des Lumières. Né juif alsacien intégré depuis le XVe siècle, il est devenu historien et fondateur avec Lucien Febvre des Annales d’histoire économique et sociale en 1929. Il a été mobilisé, s’est battu contre l’Occupant, a résisté et a été fusillé par la Gestapo en 1944, à 57 ans. L’Étrange défaite est son testament, son analyse à chaud de la lamentable défaite française de 1940, en quelque semaines seulement alors que l’on « croyait » l’Armée française la première d’Europe.

Ce qui s’est effondré, dit-il, c’est le moral. Le commandement a failli, mais surtout les élites avachies dans l’inculture et la bureaucratie, les petit-bourgeois des petites villes assoupies dans l’hédonisme de l’apéro et de la sieste, le pacifisme « internationaliste » qui refuse tout ennemi – alors que c’est l’ennemi qui se désigne à vous et pas vous qui le qualifiez. Poutine est comme Hitler : impérialiste et implacable. Certes, son armée « rouge » a prouvé qu’elle n’était pas à la hauteur de la Wehrmacht en 1940, mais sa volonté et son obstination sont là sur des années.

C’est un fait. Nous devons le prendre en compte et ne pas nous bercer d’illusions. D’autant que l’alliance OTAN est menacée par le foutraque en passe de revenir à la Maison blanche et que les États européens restent dispersés dans la défense commune.

Dès lors, deux attitudes en France : se coucher ou résister.

Les partis extrémistes des deux bords sont avides de se coucher.

A l’extrême-gauche par haine des États-Unis et de leur impérialisme culturel et économique – contre lequel l’extrême-gauche ne fait d’ailleurs quasiment rien, portant jean, bouffant des MacDo, succombant au Mitou et au Wok (marmite où faire rôtir les petits Blancs délicieusement machos et racistes), écoutant le rap de là-bas, ne rêvant au fond pour ses électeurs maghrébins que d’émigrer dans ce grand pays où tout est possible. Je me souviens des propos tenus derrière moi par deux Arabes de France partant à New York, dans le même avion que je prenais : « Aux États-Unis, je ne me sens pas Arabe, je suis un Blanc comme les autres ; pas un Latino, ni un Noir. »

A l’extrême-droite pour les affinités pétainistes que véhicule Poutine et sa restauration de la religion, des traditions, du nationalisme souverainiste, de son ordre moral. Le Rassemblement national a emprunté à une banque russe mafieuse proche de Poutine, Marine Le Pen a rencontré et s’est fait prendre (en photo) par le viril Vladimir, les militants rêvent de muscles à son image et de la même impassibilité dans la cruauté envers les bougnoules de France que Poutine a manifesté contre les Tchétchènes de Russie.

Les partis de gouvernement ne veulent pas rejouer la défaite de 40 après l’abandon de Munich.

Mais ils sont velléitaires, ayant peur du populo, peur de l’opposition, peur des élections. Il faudrait réarmer, mais avec quels moyens quand on a tout donné au social sans jamais que ce soit assez ? Il faudrait entrer en « économie de guerre », mais pour cela contraindre les grandes entreprises à transformer l’appareil de production, quitter le tout-marché pour une économie administrée, ce qui fait mauvais effet à trois mois des élections européennes et à trois ans d’une présidentielle. Car, si le terme est utilisé par le ministre de la Défense dès début 2023, il reste technocratique et a minima. Il faudrait lancer un « emprunt pour la Défense », mais ce serait inquiéter la population, déjà « fragilisée » par les revendications catégorielles (éleveurs, profs, policiers municipaux…). Ou flécher le Livret A, mais au détriment du sempiternel « social » où il n’y a jamais assez pour aider, assister, conforter… Donc, plutôt que de mobiliser, les partis de gouvernement minimisent et en font le moins possible.

Dans la troisième partie de L’Étrange défaite Marc Bloch effectue « l’examen de conscience d’un Français. » L’État et les partis sont à coté de la plaque. C’est déjà « l’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité », et surtout, « l’impuissance de notre gouvernement à définir honnêtement ses buts de guerre ». Aujourd’hui, en effet, quels sont nos buts de guerre ? Aider l’Ukraine à résister ? Mais pour combien de temps et à quel prix ? Et ensuite ? Ou si cela échoue ?

Immobilisme et mollesse du personnel dirigeant sont frappants aujourd’hui comme hier. Déjà les syndicats à l’esprit petit-bourgeois se montrent obsédés par leur intérêt immédiat, au détriment de l’intérêt du pays. Déjà les pacifistes croient naïvement que « la négociation » est la meilleure des armes plutôt que la guerre qui touchera le peuple et profitera aux puissants. Mais que vaut la diplomatie face à un menteur impérialiste ? Munich l’a montré : Hitler promet et s’assied sur ses promesses, il s’agit juste de gagner du temps. Poutine fera de même, car il raisonne de même et ce qui compte à ses yeux est de reconquérir les provinces irrédentistes peuplées de russophones, comme pour Hitler les provinces peuplées de germanophones – il l’a clairement déclaré. Comme il suffisait de lire Mein Kampf, il suffit de lire les discours de Poutine ou une analyse de sa doctrine.

Les bourgeois égoïstes se foutent du populo inculte qui ne lit plus, abêti par l’animation au collège public (au détriment de l’éducation), laissé pour compte par des parents démissionnaires (qui n’élèvent pas). Les médias, à la botte de quelques oligarques imbus d’idéologie conservatrice, ne font rien pour éclairer les enjeux (à l’exception des chaînes publiques comme la 5 ou Arte). Aujourd’hui comme hier, tous ne pensent qu’à s’amuser, « aller boire une bière en terrasse » avant d’aller baiser en boite. Le sentiment de sécurité rend impensable la guerre, oubliée en Europe depuis trente ans, d’ailleurs en Yougoslavie, pays ex-communiste.

Pacifisme, ligne Maginot, diplomatie d’alliances – tout cela devait nous éviter en 1940 de faire la guerre. Mais la guerre est survenue. C’est toute la mentalité administrative qui devait alors la faire… « L’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre actif et perpétuellement inventif qui exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imagination concrète, de souplesse dans l’intelligence et, peut-être surtout, de caractère » (p.91). Hier comme aujourd’hui, les procédures, les normes, les règles, en bref la paperasserie tracassière sont au contraire de la clarté et de la rapidité qu’exige la guerre. Avec la prolifération des bureaux et des normes (pour justifier leur poste), nous en sommes loin ! A quand la suppression de pans entiers du contrôle administratif qui ne sert pas à grand-chose (toujours insuffisant et trop tard), mais qui lève constamment des obstacles à toute entreprise ?

Un espoir ? Marc Bloch écrit p.184 : « J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’État, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre ‘le surprenant et le nouveau’. Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards. » Beaucoup de dirigeants jeunes surgissent en France (hélas, pas aux États-Unis ni en Allemagne !). Le président Macron est lui-même jeune. Est-ce pour cela que le sursaut est possible ?

Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1946, Folio 1990, 326 pages, €13,10, e-book Kindle gratuit

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L’écologie politique à la dérive

« Confiée à des bureaucrates de l’écologie, eux-mêmes poussés par la radicalité d’un certain nombre de collapsologues, la transition écologique crée de fréquentes tensions chez ceux qui sont directement affectés par des régimes d’autorisation, de contrôle ou de surveillance de plus en plus stricts. » Tel est le propos de l’introduction de cette étude de la Fondapol – très intéressante en ce qu’elle nous fait toucher du doigt la transposition administrative bêtasse des meilleures intentions proprement politiques. Un travers très français…

Tout commence avec l’idéologie écologiste qui est la nouvelle religion issue du marxisme gauchiste, lui-même issu du christianisme. Il s’agit toujours d’écouter la voix de Dieu, de l’Histoire ou de Gaïa, donc de dire le Vrai de la croyance. Une fois la vérité ainsi établie, il faut l’imposer. L’époque n’est plus à la contrainte dure comme du temps de l’Église ou même des dictatures du 20ème siècle. Elle serait plutôt à convaincre selon l’idéologie démocratique où tout le monde a théoriquement voix au chapitre. Mais ce n’est pas le cas car, pour imposer la loi de l’Histoire écologique, tous les moyens de propagande sont bons, des artistes aux médias, de l’école aux politiciens. L’Apocalypse et la Révolution sont remplacés par l’Urgence climatique. Ce qui nous oblige tous collectivement à aller vite sans réfléchir, à adhérer sans critique et a faire tout, tout de suite – comme dans le fantasme infantile hippie des années 60.

La question n’est pas de nier le réchauffement climatique, ni la nécessité de décarboner l’économie rapidement, ou encore de retrouver une harmonie avec la nature. La question est celle de l’adhésion des citoyens à ce projet, qui doit être rationnel et rationnellement exposé, pas simplement idéologique, avec accompagnements adéquats. On a vu avec la crise des gilets jaunes combien une mesure d’en haut, au motif idéologique et appliquée de façon bureaucratique, pouvait hérisser les citoyens jusqu’à la jacquerie. Il ne s’agit pas d’interdire les voitures à pétrole, mais de permettre à ceux qui en ont d’utiliser d’autres moyens de transport propres et peu coûteux, soit des transports collectifs abordables et sans grèves à tout bout de champ, soit des automobiles individuelles électriques ou à hydrogène à coût raisonnable. Ce qui est loin d’être le cas !

La bureaucratie est le bras armé de cette idéologie, « la nouvelle religion d’État » selon Chantal Delsol. Il s’agit, selon le rapport Fondapol, d’« un système où l’appareil est prépondérant avec pour mission d’orienter les politiques publiques environnementales vers une logique unique de préservation, de protection et de conservatisme ». Car l’organisation bureaucratique est cloisonnée, soumise à hiérarchie, au devoir d’obéissance ; elle produit des règles pour justifier ses postes, une langue de bois spécifique, une tendance naturelle à l’immobilisme par inertie et une irresponsabilité quasi totale. Le meilleur exemple a été, dans l’histoire récente, l’URSS et son système.

Cela « conduit en effet à décourager l’initiative, voire l’innovation, en rendant toutes les actions complexes, longues, onéreuses. » Plus les normes sont exigeantes, plus la facture augmente. D’autant que, malgré ses diplômes exigés et ses concours de recrutement, « l’administration peine à gérer sainement les deniers publics », « les gaspillages – pour ne pas dire la gabegie – sont principalement dus à des revirements de politiques publiques. Les exemples célèbres ne manquent pas, de Notre-Dame-des-Landes aux portiques écotaxes sur les autoroutes… »

Le pouvoir judiciaire est naturellement le bras armé de la bureaucratie avec pouvoir de contraindre et de punir – et des tribunaux « administratifs » ont même été créés pour exempter l’Administration d’être jugée par le droit commun. « La crainte suscitée par le risque d’une responsabilité pénale conduit, bis repetita, à prendre des mesures de protection excessives et fait alors entrer la prévention dans le régime de l’interdiction. » Les crimes contre la nature ont failli être traités comme des crimes sur les personnes par la qualification qu’écocide, comme on dit féminicide ou homicide ! « Le principe constitutionnel de précaution est un allié de poids pour la bureaucratie. Elle y trouve un puissant levier dogmatique pour s’opposer à chaque risque prévisible. » L’ineffable Chirac avait encore frappé : donnez-leur ce qu’ils réclament et qu’on me laisse tranquille, semblait penser le pire président de la Vème République. Les associations, subventionnées sur fonds publics, surveillent tous les projets publics d’ampleur, « bénéficient d’une qualité pour agir sur tout le territoire national et deviennent les sentinelles de la judiciarisation permanente de l’action publique. » Exemples qui ne font que commencer : « On peut constater déjà que l’extinction des enseignes lumineuses dès la fermeture des magasins. L’affaire du siècle est une opération menée par quatre associations et soutenue par des citoyens, des personnalités du milieu du spectacle, visant à attaquer l’État français en justice pour son insuffisance dans la lutte contre le réchauffement climatique. »

La suite ? Le numérique devrait aider comme en Chine au formatage des « bons » comportements écolos et sanctionner entreprises, commerçants et particuliers. La réduction de l’éclairage, une baisse de la température dans les magasins sont des scénarios envisagés. Avec le nouveau compteur Linky, il est facile en effet de savoir si un individu utilise sa climatisation, s’il a pris plusieurs douches ou s’il débranche ses appareils électroniques.

« L’incongruité est que les écologistes se proclament les meilleurs promoteurs de la démocratie participative à travers la consultation des citoyens. De grandes conférences sont mises en œuvre pour donner la parole à ces derniers. Des procédures de concertation et d’enquête publiques sont censées récolter leur avis. Des référendums sont même organisés pour connaître leur position face à de grands projets comme celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Or, in fine, rien n’est pris en considération. L’impression générale demeure que l’avis des citoyens n’est pas suivi. » Autrement dit, la démocratie c’est quand vous êtes d’accord avec le credo ; sinon, vous n’avez pas droit à la parole : cancel !

Ce sont des procédés qui mènent au totalitarisme : quand un groupe militant est persuadé de détenir la Vérité, il fera tout pour l’imposer. Les réfractaires ou même seulement ceux qui émettent une quelconque critique, sont assimilés à des ennemis du peuple, des espions de la grande industrie, voire à des possédés du diable. Les camps de rééducation devraient s’ouvrir dans la foulée, après tout c’est bien ce qu’ont produit les régimes d’Hitler, de Staline, de Pol Pot et de Xi.

« La solution passe par des investissements puissants et multiples, une décentralisation plus forte, la mise en œuvre du principe de subsidiarité, une réelle déconcentration et l’implication permanente des citoyens dans les décisions qui les concernent. La capacité à faire confiance à l’échelon local sera la clef de la réussite ou de l’échec de la grande transformation écologique de notre société. » Telle est la conclusion – que je partage – de cette étude Fondapol qui est bienvenue dans le débat public. Pas de « décroissance » – toujours au détriment des faibles – mais une production maîtrisée, adaptée aux changements exigés.

De la transition écologique à l’écologie administrée, une dérive politique, David Lisnard et Frédéric Masquelier, mai 2023, Fondation pour l’innovation politique, 30 pages, www.fondapol.org (disponible gratuitement en téléchargement PDF)

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Jean Dutourd, Les taxis de la Marne

L’auteur avait 20 ans en 1940. Il raconte ses deux semaines de mobilisation jusqu’à la débâcle, l’errance en Bretagne, les revolvers enterrés, les fusils jetés, la reddition à Auray avant le transfert en camp de transit à Vannes. Il a été sidéré. Les taxis de la Marne en 14 avaient permis au haut-commandement de contrer les Allemands qui déferlaient sur la France – pas en 40. L’impéritie des généraux, la pusillanimité des politiciens radicaux-socialistes, les interminables mois de farniente de la « drôle de guerre » depuis sa déclaration en 1939 mais sans rien faire, tout a contribué à la défaite. Rapide, immuable, humiliante.

Cet essai ne porte pas sur la guerre de 14 mais sur celle de 40, sur une France première puissance militaire du monde en 1918, effondrée plus bas que terre en juin 1940. Le ton est celui d’un moraliste qui se remémore ces moments de jeunesse où ses yeux se sont dessillés, où il a compris. La France se berçait de sa grandeur, mais sans rien faire pour l’assurer. Les politiciens et les galonnés n’ont rien fait pour l’entretenir, se réfugiant dans la bureaucratie paperassière et les statistiques plutôt que sur le moral de l’armée et la conviction de la nation. Ils rejouaient l’autre guerre, celle de l’immobilisme, celle des tranchées, alors que le progrès technique avait submergé de tanks et d’avions cette façon de faire. Donc les tanks et les avions ont été mal employés par les généraux français qui ne savaient qu’en faire.

L’auteur voit en 1956, date de parution de cet essai, se rejouer la même partition : des politiciens ineptes qui se perdent dans des petits jeux d’egos pour faire valser les ministères et surtout éviter toute responsabilité politique, des généraux qui ne cessent d’être vaincus en Indochine par bêtise – comme celle de se placer dans une plaine à Dien Bien Phu en croyant se protéger sans tenir les hauteurs ! 1958 est tout près, réaction d’un peuple qui en a marre des défaites et des sottises, marre des politiciens affairistes et minables, marre des imprévoyants et des bureaucrates.

Curieusement, notre époque n’est pas loin de ressembler à la sienne. Quand on voit les inepties des Nupes (en consonance avec dupes) qui braillent avant d’avoir mal, assène leur morale tout en ne se l’appliquant pas à eux-mêmes (les violences conjugales et la « démocratie » interne chez les insoumis, le score minable des écologistes aux présidentielles et les déchirements internes, comme chez les socialistes), les inepties de la droite vaguement gaulliste mais qui ne sait plus sur quel sein se dévouer (comme disait un ancien patron de banque qui avait fait peu d’études) ; quand on voit le virage brutal car jamais préparé de la stratégie de défense, la course aux munitions et aux armements de base (oubliés) et l’irénisme français envers la Russie redevenue impérialiste et persuadée comme toujours d’avoir raison – on peut se dire que si l’époque a changé, les misérables humains non.

Nous avons heureusement des institutions meilleures qu’en 1956, une Ve République incomparablement plus efficace que l’anémique IVe, mais la classe politique n’est guère au-dessus. Les querelles de clochers au Parlement sont tout aussi minables et pas à la hauteur des enjeux, la frénésie de « faire des lois » en croyant que cela règle tout (sans se préoccuper des décrets d’application qui tardent parfois sur des années !), la mauvaise foi des oppositions et l’agitation sociale sans cesse brandie pour pas grand-chose, emmerdant les citoyens épisodiquement et accentuant leur exaspération pour les « privilégiés » qui peuvent bloquer le pays, tout cela ressemble fort aux années d’après-guerre.

Bon, cet essai est daté et un peu long, surtout sur la fin comme dirait l’autre. La meilleure partie est la première qui mêle les souvenirs de 40 et la prise de conscience de la chute nationale par lâcheté de ses dirigeants. « La vertu combat », dit Vauvenargues, cité en exergue, « s’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix » – et c’est bien cette paix minable de vaches à l’étable qu’a négocié le père Pétain puis qu’a voulu assumer la IVe République ; et c’est bien cette même paix qu’on croyait perpétuelle qu’a remis en cause Poutine et sa pensée fasciste : mort aux faibles ! Non, il faut résister, comme De Gaulle en 40, comme les Ukrainiens aujourd’hui.

L’auteur, qui est décédé immortel en 2011, à 91 ans, après s’être évadé, marié, éduqué, être entré en résistance avec les communistes pour libérer Paris, gaulliste, devenu journaliste papier puis radio, a encore quelque chose à dire qui subsiste, même dans cet essai qui a l’âge légal de la retraite.

« Quand j’étais petit, dans mes disputes avec mes camarades, une grande personne survenait immanquablement, qui me disait : « C’est toi le plus intelligent : cède ! » En d’autres termes, la marque de l’intelligence, c’est de faciliter les capitulations. Avec ce raisonnement-là, la bêtise a toujours le dessus. (…) Aujourd’hui que je suis un homme, j’en ai assez de considérer l’intelligence comme un prétexte à abandons. C’est l’attitude contraire qu’il faut prendre. En toute occasion. Toujours. Par respect de la vérité. Je suis le plus intelligent, DONC j’ai raison ; et ce serait rabaisser la raison que de ne pas la faire triompher, fût-ce par la force ». Ce n’est pas si mal vu, ni si mal dit. Qu’on se le dise !

Jean Dutourd, Les taxis de la Marne, 1956, Livre de poche 1962, 256 pages, occasion €2,90

Jean Dutourd chroniqué sur ce blog

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Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveik

Chveik – qu’on écrit Švejk (imprononçable en français)pour ne pas froisser le tchéquiste – est un imbécile heureux, un ingénu à la Voltaire, un adulte qui dit que le roi est nu. Son auteur, Jaroslav Hasek, a connu une vie de Bohême sans domicile fixe avec un père ivrogne mort lorsqu’il avait 13 ans et une fratrie déboussolée. Alcoolique et anarchiste lui-même, dans une Europe centrale éclatée en train de s’effondrer, il écrit du point de vue du petit peuple et pour le petit peuple. Ce pourquoi il sera bolcheviste en même temps que nationaliste, logera dans un bordel, épousera deux fois sans avoir divorcé, trafiquera des chiens sans pedigree, sera incorporé en 1915 au 91ème de ligne autrichien, sera fait prisonnier par les Russes, libéré par la révolution – et mourra de tuberculose et d’alcool en 1923 après avoir publié Chveik en feuilleton dans les journaux.

Il est le phare de la littérature d’Europe centrale de l’entre-deux guerres, et ce qui reste une fois la chape communiste tombée derrière le rideau de fer, ce pourquoi il sera célèbre dans les années cinquante et traduit en France dès 1932. Chveik est un homme qui suit paisiblement son chemin sans déranger personne. Ce sont les institutions qui n’acceptent pas qu’on aille de son propre train sans se soumettre à leurs règles. Quand l’héritier d’Autriche est assassiné à Sarajevo, Chveik parle au bistrot – et un agent provocateur ne manque pas de l’entraîner à dire, sous l’effet de l’alcool, ce qui peut passer pour des insolences à l’égard de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Chveik est arrêté et emprisonné, de même que le cabaretier qui avait seulement ôté le portrait de l’empereur parce que les mouches chiaient dessus, ce qu’il trouvait irrespectueux.

Toute l’absurdité de la bureaucratie autrichienne est là, prémices de la bureaucratie soviétique. Ce n’est pas pour rien que Kafka est né en Autriche. Hasek n’est pas un intellectuel, il n’a qu’un vague diplôme commercial ; il se place dans la peau du peuple, celui qui observe et se moque des prétentions imbéciles à édicter des règles ineptes tout en se croyant missionné par le Haut. Ni la religion, ni l’empereur, ni l’armée, ni la police, ni même les scouts ne sont respectables. Leurs personnages sont des outres gonflées de vent que Chveik, en brave Don Quichotte des faubourgs, se plaît à transpercer « avec obéissance ». « Je vous déclare avec obéissance » est d’ailleurs son expression favorite, un sur-respect qui frise l’insolence mais qu’on ne peut « formellement » lui reprocher.

Un bon exemple de cet humour noir est sur les scouts, institution reconnue pour former la jeunesse : « Il est scout, votre gosse ? S’exclama Chveik, j’aime beaucoup entendre parler des scouts, moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva (…) les paysans de la région ont organisé une chasse aux scouts qui étaient alors en foule dans le bois communal. Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant qu’on lui liait les mains, faisait un raffut à vous fendre le cœur : il criait, il se débattait et pleurait que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. A la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué à force de coups de bâton qu’il n’y avait pas une seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pas écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le champ de seigle près de Ragice avait été dévoré par le feu tout à fait par hasard quand ils y faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils avaient tué à coups de couteau dans le bois communal. Dans leur repaire au milieu des bois on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et de gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux de cerises, des masses de trognons, des pommes vertes et bien d’autres dégâts. »

Arrêté à cause de ce maudit alcool pour une brève de comptoir par un aigri qui peine à faire du chiffre tant les gens se méfient, Chveik se montre un parfait idiot devant les policiers, un débile pas dangereux devant le juge, un fou parce qu’il ne sait pas répondre à des questions compliquées devant les psychiatres. Un médecin qui traque les simulateurs veut l’envoyer au service armé après force clystères et lavages d’estomac pour le faire avouer sa ruse – préfiguration des tortures de Staline. Revenu chez lui, il veut s’engager malgré une crise de rhumatismes et c’est en fauteuil roulant qu’il entreprend le chemin en hurlant des slogans anti-serbes. Il est conduit au poste puis à la prison de Prague, où il se fait remarquer par le feldcuré (feldkurat – aumônier militaire) qui profite du système en tant que fonctionnaire de Dieu pour bien boire et bien baiser. Il reste son assistant (celui qui fait tout le travail) jusqu’à ce qu’il le perde au jeu. Chveik n’est pas dupe de Dieu : « C’est toujours au nom d’une divinité bienfaisante, sortie de l’imagination des hommes, que se prépare le massacre de la pauvre humanité », dit-il. D’ailleurs, les profits ici-bas valent bien une messe : « L’autel de campagne sortait des ateliers de la maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante d’objets nécessaires à la messe et d’articles de piété, comme, par exemple, chapelets et images saintes. » Au paradis « les chérubins ont leur petit postérieur muni d’une hélice d’aéroplane pour ne pas trop fatiguer leurs ailes », croit la foule des naïfs.

C’est désormais le lieutenant Lukas qui l’a à son service. Lui aussi aime baiser les belles femmes d’officiers et boire de bons vins. Chveik s’empresse de donner le canari au chat « pour qu’ils fassent connaissance », puis de tuer le chat, avant de faire voler le chien du colonel pour satisfaire le désir du lieutenant pour un griffon. Lequel colonel l’envoie sur le front de l’est avec Chveik. « Les yeux innocents et candides de Chveik ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avait pu se passer était d’ailleurs pour le mieux car il faut tout de même bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps. » Pangloss et sa métaphysico-théologo-cosmolonigologie, de Monsieur de Voltaire, n’aurait pas dit mieux, ni même Leibniz pour qui « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

La postérité de Švejk est assurée lorsqu’en 1943 Bertolt Brecht fait jouer sa pièce Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale.

(J’ai lu Le brave soldat Chveik dans l’édition du Livre de poche 1963)

Jaroslav Hasek, Les aventures du brave soldat Chveik, 1923, Folio 2018, 448 pages, €8,90

Jaroslav Hasek, Nouvelles aventures du brave soldat Chveik, Folio 1985, 320 pages, €9,40

Jaroslav Hasek, Dernières aventures du brave soldat Chveik, Gallimard l’Imaginaire 2009, 352 pages, €9,50

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Plifier, un saint pas comme les autres

Plifier est né Jean de Dieu dans une famille de petite noblesse du sud-ouest en 1632. Rendu sensible par saint Vincent de Paul à 19 ans lors de la guerre de Picardie, il suit les enseignements de Pierre de Bérulle adepte du Verbe incarné et d’Agnès de Langeac.

Le 28 mai 1652 lors du siège d’Étampes sous la Fronde, à 20 ans, il accompagne le jeune Louis XIV (14 ans) et le cardinal Mazarin au château du Mesnil-Cornuel (qui deviendra Mesnil-Voysin) au sud de Paris, sur les bords de la Juine. C’est dans la pièce d’eau de ce château qu’a été trouvé en 1845 le « dieu de Bouray », bronze de jeune nu assis en tailleur d’époque gallo-romaine et daté du 1er siècle, aujourd’hui au musée de Saint-Germain en Laye.

Soldat bâtisseur plutôt que moine soldat, Plifier connait et subit les prémices de l’Etat royal, absolutiste,; qui fera de la France le pays centralisé et autoritaire que l’on connait encore. Plifier est plus passionné d’harmonie que de symétrie, et de relations simples plutôt que hiérarchiques. « L’État, c’est moi », comme aurait dit le roy – repris plus tard par un tribun orgueilleux sous le terme « la République, c’est moi », choque son humanité. Il abhorre la bureaucratie, l’excès de procédures, la juridicisation de toutes choses. Il est pour simplifier tant que faire se peut.

Adepte de l’amour trinitaire, le Père qui donne, le Fils qui reçoit et le Saint-Esprit qui échange et transmet, il ne veut pas voir qu’une tête et se pose résolument contre la révocation de l’édit de Nantes. Ami de Vauban, le maréchal poliorcète (bâtisseur de forteresses), il le pousse à publier son mémoire de tolérance pour le retour des Huguenots en 1689. Il se met au service des pauvres à 35 ans avec la Congrégation de la Mission dite les Lazaristes – fondée par Vincent de Paul pour contrer la misère spirituelle et corporelle des plus démunis.

Bienveillant et ferme, déterminé et persévérant, il influence les grands et rend service à tous.
« Apprendre à aimer, c’est apprendre à donner et à recevoir, » dit-il volontiers. Sans ce simple amour, il faut tout compliquer.

Il encourage la spontanéité et la clarté dans les comportements, il est un adepte du sincère et de l’authentique plutôt que des complications. Il est contre la normalisation en excès et contre les bureaux où fonctionnent des irresponsables aveugles à tout sauf la règle.

Comme il a réalisé un miracle attesté, la survie d’un entrepreneur accablé par une multitude de procédures grâce à son intercession, il est béatifié en 1630 puis canonisé sous le pape Clément XII en 1737.

Il sera cité sous l’empire, qui bureaucratisait à outrance, par le maréchal Jean de Dieu Soult, duc de Dalmatie, dont j’ai eu l’honneur d’avoir pour ami un temps son dernier descendant. A Eylau, il donna à Murat ce conseil : « Joachim, tranche tout simplement les lignes russes ! » Et Bonaparte eut sa victoire.
Car la liberté passe par la responsabilité, c’est cela la simplicité.

Saint Plifier est invoqué encore aujourd’hui – et de plus en plus – pour résister aux normes proliférantes et à la multiplication des bureaux qui se sentent obligés de justifier leur existence par une profusion de règlements et d’édictions. « Simplifier pour amplifier et unifier n’a pas la même résonance que compliquer pour restreindre et diviser », dit un personnage avisé de notre temps qui l’a beaucoup prié.

Une gravure sauvée de l’incendie de sa bibliothèque et retrouvée au Mesnil-Voysin lors des travaux de restauration en 2012, puis un jeton de la Monnaie de Paris;, commémorent son souvenir et aident à l’invoquer. Saint Plifier fait partie de cette cohorte de saints oubliés mais utiles au quotidien comme Thèse, Thol, Cère, Gerie, Gulier, Gler (ou Glé), Pathie et Quantaine.

Saint Plifier, priez pour nous !

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Roberto Garcia Saez, Dee Dee Paradize

Le roman qui fait suite à Un éléphant dans une chaussette, chroniqué sur ce blog. Il est plus simple et plus déjanté, se terminant abruptement.

Nous avons laissé Patrick Romero amer, viré de l’ONU où il dirigeait un programme de lutte contre le SIDA et autres tuberculose en Afrique. Accusé sans preuves de s’être mis dans la poche des commissions occultes du fournisseur de médicaments par un flic anglais aigri et borné, il avait tout simplement mis fin à sa mission, permettant au bordel du Machin de ronronner à l’aise dans sa bureaucratie « transparente » mais inefficace. Ce coup de gueule d’un spécialiste en stratégie de santé était bienvenu et bien amené.

La suite est plus facile à lire, plus plaisante, mais moins efficace. L’auteur, comme gêné par son héros, tend à le diluer avant de le finir.

Romero s’est établi en Thaïlande, où il a acheté un appartement à Bangkok, la ville de tous les vices et de tous les plaisirs, avec son femme Isabella. Laquelle s’ennuie de jouer à rester jeune et branchée fêtarde alors que l’âge vient et l’envie d’enfants. Les deux ont bien parrainé un petit Sophea des rues, gamin cambodgien débrouillard et joyeux dans la misère, devenu adulte désormais. Mais Romero n’a jamais eu la vocation de père, bien trop occupé à ses plaisirs égoïstes et flamboyants. Il se voit en grand frère du gamin majeur, comme le Noir Bonaventure le fut pour lui lors de sa jeunesse en Afrique. Il s’affiche avec lui, loue ses services pour aller visiter un village de la frontière où des Chinois déforestent avec l’aval du gouvernement et où un programme de lutte contre le SIDA est en place avec l’association qu’il conseille.

Car il est revenu dans une direction de l’ONU avec un titre ronflant au profil sans objet, permettant à ceux qui l’ont embauché d’avoir un organisateur efficace pour dépenser l’argent facile de l’aide humanitaire. Une étude en double aveugle est entreprise par un labo américain afin de tester un gel intime pour les femmes, censé protéger à près de 80 % de la contamination par le VIH. Curieusement, dans ce village de la frontière où les ouvriers chinois baissent à couilles rabattues, la prévalence augmente au lieu de s’équilibrer entre les lots de placebo et les lots de soin. Y aurait-il une faille ?

Romero rend compte, ce qui le fait haïr de tout le monde, position qu’il adore. Se poser en justicier victime semble être sa tasse de thé. Le flic aigri Harrisson s’empresse de revenir à la charge et d’insinuer que le « pourri » pourrait bien faire du chantage afin d’obtenir encore plus de commissions occultes afin de nourrir son train de vie dispendieux. Sauf qu’on est en Thaïlande, où les prix des plaisirs ne sont pas ceux de Londres. Harrisson s’obstine, en bon puritain borné qui soupçonne le Mal en toute bonne œuvre. Ce qui l’empêche de s’occuper de lui (il sombre dans l’alcool), de sa femme (qui lui est devenue indifférente), de son fils de 14 ans (avec un père absent et une mère rigide, vite devenu pédé), de sa fille de 15 ans (qui veut faire de l’humanitaire en opposition frontale à papa).

Sa névrose rencontre les manigances d’un « révérend » d’une secte de « chrétiens talibans » – évidemment américains du sud – qui veut prouver au monde scientifiquement que tous les produits de soin et de prévention ne sont que des incitations à baiser, donc à « faire le Mal », à l’encontre des commandements de Dieu (qui ne dit rien). Pour cela il magouille les lots avec ses médecins infiltrés ; il veut fausser l’étude. Dommage que l’auteur passe rapidement sur la façon dont il sera contré, cela aurait développé le côté policier de ce roman un peu fade.

A l’inverse, l’auteur se fait une joie d’en rajouter côté baise tous azimuts entre garçons, entre filles, garçon et fille, dominateur et dominant, amis et prostitués. Agrémenté de doses de whisky à assommer un éléphant et de piquouzes diverses à assécher tout désir. Isabella finira par quitter la Thaïlande pour œuvrer en Afrique, quitter Patrick pour se faire monter par un Noir, quitter la vie de plaisirs pour se faire engrosser. Quant à Patrick, bien ravagé par tout ce qu’il consomme et entreprend, il finit mal. Et son Dee Dee bien pire.

Comme quoi le bonheur n’est jamais dans l’excès, qu’il soit de plaisirs ou de vertu.

Roberto Garcia Saez, Dee Dee Paradize, 2021, éditions Atramenta (Finlande), 229 pages, €22.00 e-book Kindle €9.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Roberto Garcia Saez, Un éléphant dans une chaussette

Utiliser les fonds de l’ONU pour une politique de santé dans les pays du tiers monde est aussi laborieux que de faire entrer un éléphant dans une chaussette. Le titre est ici bien choisi parce que le roman, un tantinet policier, évoque les tribulations d’une société de conseil embauchée par le programme mondial au Congo pour traiter le sida, le paludisme et autres choses encore. La société est efficace, remerciée pour son bon travail, mais hors procédures le plus souvent. Car la bureaucratie onusienne n’a rien à envier à la bureaucratie américaine – dont elle est dérivée. Il faut tout documenter, tout justifier, se barder d’autorisations après appels d’offre dûment effectués. La fameuse « transparence », si démocratique en théorie, est en termes d’efficacité redoutablement contreproductive. ONU signifie Ô nu, ce qui veut dire se mettre à poil devant les technocrates en pompes Gucci bien cirées des couloirs climatisés du siège de New York, alors que les besoins sur le terrain, dans la touffeur tropicale, la crasse et la poussière, sont incommensurables.

L’auteur s’est spécialisé dans le conseil aux politiques de santé, parfois fonctionnaire sur contrat de quelques années, parfois consultant. Il a œuvré à l’ONU, à l’OMS, au Fonds mondial, à l’Union européenne ; il est allé en Afrique, en Asie, à Genève. Il connaît bien ce milieu d’humanitaires de haut vol, passant leur temps dans les avions entre deux réunions, se sentant investis d’une mission de la plus haute Importance, au-dessus de tout pouvoir au nom du soin.

Si Patrick, son personnage de chef de projet sanitaire pour l’ONU officie en Afrique, qu’il aime bien, il se repose en Thaïlande, paradis de tous les plaisirs. Sa femme Isabella oscille entre Bangkok où ils viennent d’acheter un appartement, à Londres où elle poursuit une formation médicale spécialisée à l’international, et l’Espagne où elle a sa famille. Le traqueur de malversations est Paul, policier anglais parvenu à force de cours du soir et de persévérance au poste de représentant britannique au nouveau service des fraudes à l’humanitaire, une sorte de Tracfin onusien. Pétri de bonnes intentions presbytériennes contre la corruption, Paul ne voit pas plus loin que le rendement exigé de lui par les instances ; il ne voit pas que tout dollar claqué hors des clous bloque la machine de l’aide médicale et que les gens sur le terrain en claquent.

Un roman bien écrit, découpé en chapitres courts traitant chacun d’un sujet qui fait avancer l’histoire, avec des personnages bien typés, des parodies de jargon technocratique international en regard de la réalité du terrain, et des échappées sexuelles de tous genres en guise de récréations. Se lit avec plaisir.

Un éléphant dans une chaussette est suivi par Dee Dee Paradize, l’acte 2 du même théâtre, paru aux mêmes éditions et dont je rendrai compte bientôt.

Roberto Garcia Saez, Un éléphant dans une chaussette, 2021, éditions Atramenta Finlande, 232 pages, €22.00 e-book Kindle €9,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Christian Mégrelis, Le naufrage de l’Union soviétique

Christian de Sinope est né Mégrelis en France et devenu étudiant prodige. Il est entré à polytechnique à 18 ans, a fait HEC et Sciences-po, été sous-lieutenant en Algérie comme Chirac, et s’est retrouvé à la direction générale de l’armement comme haut fonctionnaire avant de rejoindre la Banque française du commerce extérieur avant de créer en 1971 EXA international, société de promotion des exportations françaises. À ce titre, il a lié des contacts avec les anciens dirigeants de l’Union soviétique et à assisté à la chute de l’empire communiste comme conseiller économique du président Gorbatchev durant les 500 Jours (1989-1991) ainsi qu’à la transition hypercapitaliste des années Eltsine où il a rénové les usines du communiste juif américain Armand Hammer.

A 83 ans, il livre ses souvenirs de « choses vues » en trois parties, le voyage, après le naufrage, et maintenant. « J’ai vu sombrer le dernier empire occidental » écrit-il p.222. Dans un pays trop centralisé où règne le Comité central coopté de vieillards, la culture de l’irresponsabilité conduit les industries à attendre les ordres de Moscou et les agriculteurs à ignorer les saisons par soumission aux horaires des bureaucrates, avatar de nos 35 heures partout et en tout service. La recherche ne s’effectue que par espionnage avec l’aide des partis communistes occidentaux et des taupes homosexuelles anglaises. Seul les zeks du Goulag, ces esclaves modernes non payés et à peine nourris, bâtissent et construisent à moindre coût. Une fois le système effondré après Brejnev, rien ne va plus. La passivité, la vodka et la baise libre engendrent l’irresponsabilité générale où seuls les plus malins arrivent à devenir les plus forts.

L’auteur analyse assez bien le fonctionnement du dinosaure bureaucratique qui était l’empire multinational issu du stalinisme et qui a été bousculé par les jeunes komsomols devenus oligarques sans changer de privilège ni de caste. Pour lui, les exemples divergents de la Russie et de la Finlande depuis 1917, pays très proches par la population, le climat et l’éducation, montrent combien la dictature totalitaire d’un peuple aboutit à le déresponsabiliser de toute initiative et de toute volonté au travail. La civilisation russe remonte à Byzance et aux Mongols, un césaropapisme fondé sur l’image du tsar comme pivot central et centre de tout pouvoir. La Russie n’a connu son Moyen Âge qu’au moment de la Renaissance en Europe et elle connaît son épisode de libéralisation capitaliste qu’au moment où la social-démocratie devient écologisme. Durant les années Eltsine, la Russie était le Far-West européen, visant à une improbable synthèse entre le libéralisme social de l’Europe du Nord et du despotisme asiatique. Aujourd’hui, la chienlit c’est fini. L’autoritarisme a repris ses habitudes d’autocratie et le peuple s’en contente mais le pays stagne.

Comme la Russie est depuis longtemps rejetée par l’Occident au prétexte de dictature et de menace communiste, elle tente de se tourner vers l’Asie mais, s’il existe certains intérêts économiques à court terme sur l’exploitation des ressources avec les Chinois, ou de stratégie militaire avec certains pays arabes, « aucun grand créateur russe n’est allé puiser aux sources orientales » p.228. Plus de 80 % de la population russe habite du côté européen de l’Oural et la population diminue inexorablement faute de croire en l’avenir et de système de santé au niveau.

L’auteur a un petit côté observateur ingénu comme « Fabrice à Waterloo » qu’il cite p.220. Le drame de la Russie d’aujourd’hui est pour lui que les grandes fortunes se trouvent à l’étranger et ne financent pas l’économie locale, faute de confiance envers les institutions. La main-d’œuvre reste mal formée, les travailleurs venus des ex-républiques soviétiques étant moins chers. Faire émerger des entrepreneurs est donc une gageure. Les cadres partis à l’étranger ne reviennent pas.

Ce livre de souvenirs et de réflexions, édité dans sa propre maison d’édition fondée en 1985 pour la Bible se lit facilement et rappelle des faits d’évidence. Des anecdotes personnelles sont ponctuées d’articles publiés en leur temps et la conclusion est une analyse d’une Russie éternelle qui change trop peu et trop vite, auprès de laquelle les Allemands, par principe de réalité, savent trouver leur intérêt économique tandis que les Français restent soumis à l’idéologie américaine et ne concrétisent pas leur image culturelle pourtant valorisée.

À la date du 30e anniversaire de la chute de l’URSS, ce petit livre écrit avec jubilation est une bonne introduction à l’histoire récente et au caractère de cette Russie si proche et si lointaine, avec Poutine en grand méchant loup que l’auteur s’amuse à écrire « Putin » pour son ambiguïté en français.

Christian Mégrelis, Le naufrage de l’Union soviétique – choses vues, 2020, Transcontinentale d’éditions, 261 pages, €19.11

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Retour sur une étrange année

Le millésime 2020 restera dans l’histoire comme l’année 1918 ou 1945, une grande année pour l’humanité. Une année mondiale avec de grosses interrogations sur la crise. C’est le premier confinement depuis la guerre, la première vraie pandémie depuis 1918, la première fois dans l’histoire humaine que le monde entier est touché à peu près en même temps, 3.5 milliards de confinés ! Les atouts et les faiblesses des sociétés comme des gens s’y révèlent. Mais aussi le fait de regarder cette fois tous dans la même direction : l’humanité entière. Ce qui peut changer les mentalités.

Durant les premiers mois de la pandémie, la France centralisée, autoritaire, administrative, peine à déstocker, à faire produire ou à faire livrer les masques de protection ; l’impréparation est manifeste, malgré les précédentes alertes dues à des virus ou des catastrophes chimiques ; la bureaucratie des hiérarchies intermédiaire fait barrage, ralentit, réticente et imbue de son petit pouvoir. Les hôpitaux sont débordés et les médecins libéraux trop sollicités ; rien n’a été réorganisé pour donner de la souplesse et de l’efficacité depuis des décennies (le numerus clausus, l’absence de liste de matériel obligatoire à conserver en permanence, la gestion du chiffre à l’hôpital, les budgets en baisse rabot sans tenir compte des particularités locales, le caporalisme de Paris, l’absence de moyens déplaçables, l’indigence relative de l’armée en renfort).

Les politiciens ont fait avant tout de la politique avant de faire de la santé, autorisant de façon honteuse les élections municipales en mars puis changeant de cap drastiquement le soir-même (!) en instituant le confinement. Tout en faisant dire par la porte-parole si bête que « les masques ne servent à rien », faute d’en avoir en quantité suffisante ! Les gens n’ont pas cru vraiment au danger pandémique et se sont retrouvés trop souvent dehors, certains partant même en vacances dans les résidences secondaires. Le 1er mai voit Marine Le Pen en femme voilée (un comble !) aller fleurir Jeanne d’Arc et une manif de la CGT sans souci de la promiscuité, au contraire « des entreprises » où le même syndicat se dit inquiet pour les travailleurs sur les mesures de distance sociale. L’économie, évidemment devenue trop dépendante de l’étranger, en pâtit. Seuls les agriculteurs travaillent comme si de rien n’était, approvisionnant les magasins. La bourse s’est effondrée, un tiers en moins depuis le plus haut, l’incertitude est majeure sur la suite et la dette s’accumule sans compter – l’or monte, signe des temps. Une seule chaîne de radio publique semble subsister pour les informations et les journalistes travaillent depuis chez eux, les interviews se font par téléphone ; côté télé, ce n’est guère mieux, on recycle les vieilles séries et les vieux documentaires.

Le réseau Internet sature, malgré les vingt-cinq ans écoulés depuis son origine. Le dimanche de Pâques, le débit Internet est faible en fin de matinée : les gens du coin sont-ils tous à regarder la messe papale sur le net en même temps ? La décroissance écolo est là dans les faits, comme la démondialisation forcée – et ce n’est pas la joie ! Un bon point : la pollution recule et les « vraies valeurs » (comme on dit) se révèlent : produits de première nécessité, agriculture et culture, livre, disque, vidéo, cultiver son jardin. Mais je plains les parents isolés en appartement à Paris avec trois ou quatre gosses ! Il faut les occuper, gérer les relations, laisser un coin à chacun. Jeux de société, cuisine, lecture commune, discussion avec les ados, musculation et exercices, devoirs scolaires, il y a de quoi faire, mais cela demande une discipline, un programme, des horaires. Tout ce que la société hédoniste et portée vers le tout-technique n’a pas appris aux générations nées depuis Mitterrand.

Une jeune fille que je connais bien – 16 ans – pense que le monde sera très différent après ; j’ai un doute, connaissant l’inertie mentale des sociétés et les habitudes ancrées que l’on répugne à changer. Il y aura évidemment des remises en cause, notamment sur les secteurs les plus indispensables : la santé, l’alimentation, les technologies de communication, l’énergie. Ces secteurs sont stratégiques et nous ne devons pas dépendre de l’extérieur, ou du moins hors de l’Union européenne. Les usines des grands groupes seront probablement incitées à imaginer un potentiel de reconversion rapide en cas de choc sanitaire, comme en cas de guerre : les robots de Renault sont programmables et peuvent fabriquer autre chose que des pièces auto. Les sous-traitants étrangers vont être diversifiés. Quant aux « grandes questions » auxquelles mon ado songeait probablement, elles seront peut-être plus communes en effet, la mentalité Confucius rejoignant l’antique culture gréco-romaine d’Europe pour contrer l’égoïsme sacré anglo-saxon, de Boris Johnson à Donald Trump en passant par la Suède – tous pays qui ont laissé faire et laissé passer, engendrant un nombre de morts du Covid plus élevé qu’ailleurs. Le climat, les ressources, l’énergie, vont peut-être profiter de cette nouvelle façon mondiale de voir. Peut-être.

Côté social durant ce premier confinement, si vous n’appelez pas vos amis, rares sont ceux qui en prennent l’initiative : la peur de déranger, le texto obligatoire avant de décrocher, nouvelle mode due aux solliciteurs mal payés qui téléphonent pour vendre n’importe quoi. Untel que j’appelle m’annonce évidemment qu’il « allait m’appeler » car il a le temps – comme tout le monde – et envie de prendre des nouvelles (mais il ne l’a pas fait). Les jeunes trouvent le temps long et un mien proche dans sa vingtaine s’étonne du nombre de gens dans les rues de son quartier parisien qui circulent, malgré le confinement « strict ». Il vaut mieux en effet se confiner à la campagne avec jardin plutôt qu’entre quatre murs d’appartement où le soleil ne pénètre jamais, alors que les parcs et jardins sont fermés. Un voisin plus jeune – 16 ans – en école d’hôtellerie a des cours à distance mais, pour la cuisine, pas simple de faire un stage ou de passer un examen…

Je donne cette année mes cours de Master 2 à distance, procédure obligatoire via Teams de Microsoft choisi par l’Ecole. Parler en virtuel apparaît relativement simple mais est plus éprouvant qu’en face à face car l’interactivité n’est pas réelle et l’orateur a tendance à avoir peur des silences. Il y a apparemment autour de trente connectés à mon cours mais pas plus de sept ou huit participent en posant des questions par écrit dans le menu déroulant (parfois dans un français et avec une orthographe déplorable – cela se voit moins à l’oral…). Sans les voir, les échanges sont réduits et les pauses non annoncées paraissent intolérables : conclusion de cette primo-expérience, je parle trop, j’en ai mal à la voix en fin de première matinée. Il y en aura quatre comme cela ; difficile de s’habituer à ce nouveau format même si je vois désormais ce qu’il faut peu à peu aménager.

Un ami, dans la quarantaine, est toujours divorcé et toujours en acrobaties pour voir ses enfants de 14 et 11 ans, un garçon et une fille. La mère, toute-puissante aux yeux de la loi pour des enfants mineurs, est partie s’installer loin de son ex et lui a dû suivre provisoirement s’il veut exercer son droit légal de visite et garder contact avec sa progéniture. Avant le confinement, il était en petits boulots, employé imprimeur, barman, pizzaiolo, livreur de pizzas – tous ces emplois de services de proximité qui se sont figés avec la pandémie. Même les chambres de gîte, qu’il a fait aménager dans la maison de sa grand-mère, ne sont plus louées… Il n’a plus guère de revenus !

Durant le premier confinement annoncé « strict », la grand-rue de ma ville de banlieue verte autour de Paris paraît aussi pleine qu’un jour de semaine ordinaire : commerçants ouverts, couples dans les rues ; seule la Poste ne reçoit que deux ou trois personnes à la fois, les guichetiers masqués et protégés par une vitre, du gel pour les mains. La boulangerie a restreint ses horaires d’ouverture et n’accepte qu’une personne à la fois en boutique ; elle affiche même au bout de trois semaines une exigence de commande 48 h à l’avance, faute de farine en suffisance pour contenter tout le monde. Mais je n’ai jamais vu autant de promeneurs de chiens, parfois le même chien qui mène un autre maître ou maitresse en laisse pour faire semblant d’être « autorisé ». Je vois de ma fenêtre un promeneur de chien rafler tous les pissenlits qui commencent à vigoureusement pousser et fleurir en ce printemps agréable entre les interstices des murs de la rue ; ce n’est pas bête, il « fait ses courses » de confinement.

Les piafs en profitent, jamais on ne les a entendu autant chanter. L’absence de bruits humains, notamment automobile, les incite à s’exprimer plus qu’avant. Les gamins aussi ; beaucoup jouent au ballon ou piochent le jardin sans tee-shirt, au soleil, pour se défouler entre deux chats avec leurs copains à distance.

Le président a causé, le lundi de Pâques à 20h02, après les « applaudissements » rituels à la mode envers les « soignants » (c’est quoi un « soignant » ? Outre les professions médicales : un rebouteux ? Un ami qui vous veut du bien ? Un curé ? La niaiserie des mots qui ne veulent rien dire et réduisent les personnes à un « fonctionnement » augmentent la confusion de la pensée). Cette fois il a été clair, sans jargon ; bien qu’un peu long par souci de ne rien oublier, ni personne, il a dit les incertitudes, les tâtonnements, les manques. Il n’a pas été jusqu’au bout bien qu’il ait fustigé la lenteur des bureaucraties – mais que n’incite-t-il pas l’Administration et le Parlement à les corriger ? Nous serons confinés « jusqu’au lundi 11 mai » – si tout va comme prévu. Pour la suite, tout le monde est content : il faudra être plus solidaire (extrême-gauche), plus souverain (extrême-droite), relocaliser (Les Républicains), augmenter les salaires de ceux qui sont « utiles à la société » selon les mots de 1789 (Parti socialiste), entreprendre de grands travaux pour le durable (écolos). Avec l’affranchissement de la limite des 3% du PIB pour la dette, tout devient possible. Qui paiera ? Les générations futures – ou une ponction brutale sur l’épargne par l’impôt un jour prochain. A moins que ce ne soit l’inflation, mais on la voit mal repartir.

Le lundi 11 mai du déconfinement arrive mais il ne fait pas beau, pluie et vent ; peu de gens sortent dans la rue. Ce ne sont que les jours suivants qu’ils mettent le nez un peu plus dehors, souvent portant masque (dans la rue, hors des grandes villes, à quoi cela sert-il ?). La coiffeuse en profite pour rajouter 10% à ses tarifs « pour achat de produits de nettoyage Covid ». Mais tout ne rouvre pas : cafés et restaurants restent fermés, comme les parcs et jardins. De plus, la France est classée en zones rouge et verte, l’Ile-de-France en rouge comme les Hauts de France et le grand Est plus la vallée du Rhône. En bref les zones les plus densément peuplées où la contamination est rapide. Là où le port du masque est obligatoire, on n’en trouve pas avant la fin de la semaine !

Les politicards adorent blablater en croyant que leurs paroles valent actes. La bureaucratie administrative, les strates, les services, les dispositions, les signatures, retardent tout. Ne sommes-nous pas « en guerre » comme a dit Macron ? Alors pourquoi ne pas court-circuiter tous ces paperassiers pour le service sanitaire de la nation ? Le combat contre ces strate administratives inutiles et contreproductives sera crucial après la pandémie. Car il y en aura d’autres, tout comme des crises économiques et des attentats. Depuis trois présidents (Sarkozy, Hollande, Macron), ce ne sont qu’improvisations sur le tas, en urgence, avec retard, sur tous ces sujets qui surgissent. En cause : l’organisation administrative trop lourde, hiérarchique, lente, procédurière, créée pour le temps paisible de l’avant-guerre.

Je ne suis pas resté à Paris, j’ai été effaré de la promiscuité des gens dans le RER, sur les quais, dans les supermarchés, sur les trottoirs. Ils occupent l’espace et, si vous ne les poussez pas carrément avec le sac et une excuse, ils ne se dérangent même pas. Tout est fait, en Île-de-France pour entasser les gens dans la promiscuité de masse : villes étroites, magasins petits (aux loyers trop élevés), transports bétaillère, RER centralisé maqué par la CGT sans cesse en grève, réseau engorgé par la migration quotidienne banlieue-Paris, travaux interminables qui durent depuis des années sans grand résultat…

Dans ma banlieue verte, le couple de jeunes voisins jouit du confinement pour commander à tout va sur le net ; ils reçoivent depuis deux mois près de deux colis par jour via la Poste, Amazon ou les livreurs. Les travailleurs sont dissuadés de reprendre massivement les transports, d’ailleurs réservés entre 6 et 9h30 et de 16 à 19h à ceux pouvant justifier d’une attestation employeur. Les autres sont « encouragés » à rester en chômage partiel, d’autant que les écoles ne rouvrent que progressivement et partiellement (dix par classe maxi), et que certains doivent donc garder leurs enfants.

J’en profite pour tester des recettes de livres comme la Ojja tunisienne aux tomates, poivrons et œuf ou le soufflé Jean Cocteau au jambon et gruyère, sauce champignons de Paris, vu sur Arte dans Les carnets de Julie. J’alterne poulet rôti, porc en cocotte aux poires, soupes de légumes ou de butternut (meilleur que le potiron), salades avocat tomates cerises à la coriandre et au balsamique, cake salé, aubergines de l’imam, salade de poivrons à la hongroise, riz malais aux légumes et fruits de mer, filets de poulet à la Kiev, magret de canard grillé pommes de terre dans sa graisse, tarte feuilletée pomme et pruneaux, farci charentais, poires au vin… Les chats de la maison font nid, heureux d’être avec nous comme le seraient des enfants avec leurs parents. Dès qu’un rayon de soleil apparaît, les jeunes garçons du bout de la rue, 13 ans, jouent au ballon dans l’artère déserte de voitures. C’est un bonheur de revoir des enfants dans les rues après deux mois, comme une promesse que l’avenir n’est pas obturé. Le week-end, c’est la mode du vélo en famille.

En juin, toutes les écoles sauf les lycées ont repris pour deux semaines « afin de garder l’habitude de se lever le matin », comme dit un instit syndicaliste, tout à fait dans le ton caporaliste de mobilisation permanente exigé du Français à l’école comme dans l’entreprise. A Carrefour, où je vais faire des courses fin juin, il y a depuis deux semaines des masques (pas toujours d’origine France) et du gel hydroalcoolique, mais déjà plus de gants jetables. La moitié des clients ne portent pas le masque, pourtant « obligatoire » selon la règlementation mais, en France aujourd’hui, ce que règlemente l’Etat est pris comme chacun veut. Le plus amusant est que les musulmanes tradi passent en robes longues noires et foulard sur les cheveux, mais sans aucun masque sur le visage, montrant à l’envi qu’on ne se voile que pour niquer la République et les Français, pas par pudeur religieuse. Quand c’est interdit, on revendique fièrement ; quand c’est prescrit, on refuse par défi.

Je parle avec un ingénieur qui travaille dans les mines au Congo qui achète 3 kg de daurades et un gros poisson, plus neuf tubes de dentifrice. Il vient faire ses courses toutes les deux semaines seulement à cause du Covid, sa belle-sœur en est morte, et il congèle ses poissons pour en sortir selon les besoins. Lui prend de la chloroquine, dont il a fait provision dès qu’il a pu. Vivant en milieu paludéen, il prend régulièrement de la nivaquine et il « croit » que c’est bénéfique contre le virus en phase pré infectieuse. Bien qu’ingénieur, il est tout aussi sujet à croyance que le quidam. Ce qui le pousse à « croire » plutôt qu’à constater ? « Le gouvernement nous ment » : c’était vrai sur les masques, faute de stocks et de prévoyance, mais pourquoi aucun pays voisin raisonnable n’encourage-t-il la chloroquine ? Tous ne mentent pas sur le sujet avec les mêmes raisons : l’Inde, la Chine, la Russie peuvent en produire et le prescrire si c’est si efficace ; pourquoi ne le font-ils pas, sinon que cela ne sert pas à grand-chose ? Par la suite, les études l’ont montré…

L’hédonisme des réunions adultes, restaus d’affaires et de copains et fiestas jeunes ainsi que les sacro-saintes « vacances » ont répandu durant l’été le virus à très grande vitesse, au rythme des TGV aux rangées étroites où il était permis cet été de se dévoiler pour « manger à sa place » ! A l’automne, le pharmacien a des vaccins contre la grippe saisonnière, toujours utile pour réactiver son système immunitaire, mais il ne vaccine pas tandis que la pharmacie de la commune voisine vaccine mais n’a plus de vaccin. Encore une organisation de la santé défaillante : les doses ont été sous-estimées ! Il y a pénurie en ce moment. Sauf les bobos branchés qui répondent aux sondages, « les Français » ne sont pas contre le vaccin : la preuve, ils ont asséché les stocks de la grippe en une semaine ! Et le 29 octobre à minuit, nous sommes reconfits – reconfinés pour la deuxième vague. Une amie de ma génération ne pourra pas aller à Noël au Canada voir ses enfants et petits-enfants ; et ils ne pourront pas venir en France à Pâques ni même peut-être l’été prochain. Car il y aura peut-être une troisième vague durant l’hiver – qui a commencé le 21 décembre.

Le virus semble avoir muté en plus virulent depuis l’été ; il s’est adapté aux Européens moins détenteurs des gènes de Néandertal qui, dit-on, favoriseraient les réactions cytoquinniques excessives. Le sud-est de l’Angleterre révèle sa dangerosité, incitant à couper les ponts dès avant le dernier délai des derniers délais avant le Brexit qui dure depuis des années.

Mais des bonnes nouvelles existent :

  • L’Europe a fait son travail pour l’économie et la monnaie : grand plan de relance, suspension des critères de dette sur PIB, rachat programmé de dettes d’Etats, possibilité d’emprunts en commun destinés à ceux qui ont besoin aux taux allemands.
  • Un vaccin « efficace à 90% » de l’allemand BioNTech allié à l’américain Pfizer est au point, une thérapie nouvelle à ARN qui doit être conservé à -70°. Un second vaccin est homologué, en plus des vaccins chinois et russe dont on sait peu de chose. Mais, outre le délai nécessaire à confirmer ce succès sur les millions de gens et pas seulement sur les milliers et les deux injections à trois semaines d’intervalle, il ne sera pas possible de vacciner facilement toute la population en un rien de temps. Il ne faut rien attendre de concret avant la fin du printemps, voire l’été, à mon avis. Il reste que c’est la biotechnologie allemande qui a créé le premier une réponse vaccinale au Covid-19 ; l’industriel américain Pfizer n’est là que pour produire et commercialiser, toute la recherche est bien chez BioNTech l’européen.
  • Aux élections présidentielles américaines, Trump a été viré. Quelle que soit la politique suivie par son successeur, ce ne sera que meilleur pour l’humanité et pour la planète.

Une voisine et son mari, parents d’une lumineuse petite fille, ont quitté l’Île-de-France pour un village près de Nantes. « Nous avons changé de vie » me dit-elle.

Bonne année !

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Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure

Stupeur ! A la lecture de cette étude austère au titre à rallonge d’un chercheur au CNRS de Nancy, je découvre que la doctrine en formation de l’Eglise de France, formulée dans les écrits de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (1122-1157), contient en germe les doctrines ultérieures appliquées en France : L’Etat royal louisquatorzien, la volonté générale rousseauiste, la Terreur jacobine, le bonapartisme et ses avatars gaulliste et radical-socialiste jusqu’à Valls et Chevènement, et même la tentation du communisme ou du social-écologisme d’autorité qui pointe…

Mon étonnement demeure devant une telle exception idéologique française, cette globalisation sociale venue d’en haut qui ne lui permet pas d’admettre l’individualisme anglais, ni même le quant-à-soi luthérien ou calviniste suisse, scandinave ou allemand. Elle serait venue de l’an mille et de la soumission au papisme romain, à ce moment où l’Eglise établit les bases idéologiques de sa domination entre les allégeances féodales. Pour l’Eglise romaine, la féodalité médiévale est comme l’individualisme pour les jacobins et pour les gauchistes du XXe siècle : la tentation du diable – qu’il faut exorciser. L’Eglise de France conçoit le peuple chrétien comme une grande famille, de la cellule parentale à l’ordre seigneurial et royal, en passant par les liens spirituels et les relations de fidélité d’homme à homme. La charité doit irriguer l’ensemble du corps social, au miroir du sacrifice du Christ. Et le clergé en son Eglise se veut l’intermédiaire obligé du lien social ici-bas comme des rapports avec l’au-delà. Il indique aux humains les médiations nécessaires pour s’agréger en société : l’eucharistie manifeste le divin dans l’humain et permet la communion des fidèles, la morale du péché définie par l’Eglise régit les rapports entre les hommes, et les dons des riches pour assurer leur salut sont redistribués aux nécessiteux, « ayant-droits » et autres « exclus » de l’époque – à condition qu’ils se soumettent aux règles morales et cultuelles.

L’Eglise d’hier est devenue l’Etat d’aujourd’hui, avec le même rôle idéologique. La communion est le vote, la morale est la réglementation toujours volontariste, incitative et tatillonne, le don est l’impôt (dont celui, très symbolique, sur la fortune) et les taxes sont les dîmes dues à l’Eglise/Etat de par le « droit » (divin ou de « volonté générale »). Le salut est l’incantation permanente au « social », comme si tout tarissement de la redistribution rompait la sainte alliance avec on ne sait quel Dieu transcendant. Je ne peux que me demander pourquoi le contre-modèle américain, par exemple, très inégalitaire et qui s’en glorifie, continue d’attirer en permanence autant d’immigrants. Est-il cet « enfer » que les politiciens démagogues français nous agitent ?

La logique de l’Eglise de l’an mille, comme celle du communisme hier et du gauchisme écologiste d’aujourd’hui, est englobante, totalisante. Elle vise à contrôler la vie humaine pour le service du Royaume de Dieu, du Social ou de Gaïa la terre-mère. L’Eglise veut que le monde se confonde avec elle-même – elle n’est pas la seule, l’islam et le communisme aussi. D’où son intolérance, ses prescriptions morales, sa chasse aux hérétiques et aux « déviances ». Cela lui permet de définir son espace et la dynamique de son expansion. Un équilibre comme celui de l’Espagne judéo-islamo-chrétienne autour de l’an 1200 n’est pas la voie choisie ; sa fin est d’ailleurs décrite dans le roman de Gilbert Sinouhé Le livre de saphir, paru en 1996.

Pour Cluny, le Juif est un résidu de l’histoire, assassin du Christ et figé hors du temps dans le rôle du peuple témoin ; l’islam est un concentré diabolique qui récapitule toutes les hérésies et les déviances possibles, dont celles du sexe. L’Eglise, pas encore catholique, impose sa conception de l’ordre aux laïcs enserrés dans les liens du mariage et de la surveillance morale du curé, comme aux clercs chastes et obéissants sous peine de cachot et de fouet, qui doivent se consacrer sans mélange au divin. Les femmes, héritières de l’Eve biblique, sont considérés comme impures, tentatrices et diaboliques car elles ont ancré l’humanité dans la sexualité et le labeur (labourer la terre est analogue à labourer la femme pour faire germer la nature). Ceux que l’on rejette sont ainsi identifiés au corps : l’enfant non baptisé, la femme (avide et volontiers adultère ou prostituée), le Juif (attaché à la lettre qui tue tout esprit), le Sarrasin (voluptueux, adepte des harems, aspirant aux houris et aux échansons pour l’au-delà), l’hérétique (toujours considéré comme sexuellement déviant, sodomite ou obsédé). Comme sous Staline, on trouve toujours un écart à la ligne digne d’être réprimé pour alimenter la flamme du pouvoir.

La hantise sexuelle d’hier est aujourd’hui devenue celle de « l’argent ». La sublimation du sexe était conçue pour rendre les clercs plus proches du sacré, donc de contrôler les échanges de la société avec l’au-delà : la communion et la confession pour les vivants, les messes pour les morts. Ce sacrifice de la sexualité, comme une grâce divine, permettait aussi d’être légitime à définir qui faisait ou non partie de la communauté chrétienne. Aujourd’hui, les fonctionnaires ont remplacé les clercs et conservent le même rôle. Non enserrés dans les liens du capital et de la course à l’argent ils définissent « l’intérêt général » – curieusement comme celui du fonctionnaire moyen – et contrôlent l’impôt comme la redistribution – qualifiant de « riche » toute personne qui touche plus de 3470 € par mois, si l’on en croit un récent rapport. Cela ne serait pas moralement contestable si un contrepouvoir existait qui permettrait d’en débattre, mais l’Etat aujourd’hui comme l’Eglise d’hier prolifère et impose sans justification autre que celle de l’entre-soi, les partis idéologiques générant des politiciens technocrates qui mettent le Parlement à leur botte et contrôlent l’Administration. Créez un service et aussitôt une bureaucratie s’installe, qui étend ses pouvoirs comme l’huile fait tache, et produit ses règles propres pour justifier son existence. Il est très difficile ensuite d’en limiter les pouvoirs si le besoin initial qui l’a créé a changé.

Cluny est mort parce que le monastère ne s’est jamais préoccupé de produire une quelconque richesse, mais seulement de redistribuer celle qu’on lui assurait par les dons. Il est une loi mystérieuse mais bien réelle qui montre que toute distribution voit le nombre de nécessiteux porté à croître alors que celui des donateurs reste limité. La société d’égaux parfait n’existe qu’en idéologie ; l’Eglise a fait peur aux croyants avec le diable et l’Enfer pour pressurer les dons et assurer son pouvoir. L’Etat-providence d’aujourd’hui agite le spectre des manifestations de masse, des blocages du transport ou de la révolution sociale pour arriver aux mêmes fins. Or nul ne peut redistribuer que ce qu’il a : sans production, ni impôts ni taxes, donc pas de manne à distribuer. La faiblesse du modèle français, issu de l’Eglise de l’an mille, est qu’une majorité de la population rêve d’être fonctionnaire plutôt que de produire, tandis qu’une majorité d’entrepreneurs qui ont réussi rêvent de quitter la France pour échapper à la voracité fiscale, l’une des plus élevée de toute l’OCDE.

Il serait peut-être temps de réviser un modèle qui a mille ans et qui est loin d’avoir montré son efficacité dans la modernité. Même le conservatisme a ses limites !

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure – Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam – 1000-1150, 1998, Champs Flammarion 2004, 508 pages, €11.00

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La Chute de la Maison Blanche d’Antoine Fuqua

Mike Banning (Gerard Butler) est un agent des services secrets américains chargé de la protection du président (Aaron Eckhart). Lors d’une sortie en tempête, depuis Camp David, le convoi dérape sur la glace et la limousine présidentielle se retrouve en équilibre sur le bord du pont. Banning ne réussit à sauver que le président en coupant sa ceinture, tandis que la portière coincée retient la première dame inconsciente sur l’autre siège. La voiture s’abîme dans les flots. Le fils du couple, Connor (Finley Jacobsen), 10 ans, a demandé à monter dans une autre voiture avec Mike, son complice de jeu dans une Maison blanche sans copains ; il assiste au drame mais reste sauf.

Dix-huit mois plus tard, Mike Banning est affecté au département du Trésor comme bureaucrate, le président ne voulant plus le voir car il lui rappelle sa femme, bien qu’il ait reconnu qu’il avait fait ce qu’il fallait. Il l’éloigne, au grand dam de son fils Connor (11 ans au tournage) qui s’ennuie et est surnommé Feu follet parce qu’il ne cesse d’explorer le bâtiment.

C’est alors que, lors d’une visite d’Etat du Premier ministre sud-coréen à propos des menaces nucléaires de la Corée du nord, un commando attaque la Maison blanche. C’est du grand guignol, mais efficace. La délégation sud-coréenne est infiltrée par une dizaine de miliciens terroristes, nord-coréens mais non officiels (une faille de taille !) ; une trentaine de commandos arrivent de plus en camions à ordures (que fait l’immigration ?) et attaquent frontalement le bâtiment, tuant à la mitrailleuse et au lance-roquette les agents fédéraux armés seulement de revolvers ; un avion Lockheed AC-130 d’attaque au sol survole Washington et descend deux chasseurs qui lui demandent de s’identifier, il attaque ensuite les gardes sur les toits de la Maison blanche et sème la terreur en mitraillant les rues avoisinantes. L’obélisque du jardin de la Maison blanche s’écroule au ralenti, comme une tour jumelle jadis. En bref, c’est le chaos.

Mike Banning voit l’attentat depuis les fenêtres de son bureau au Trésor. Comme il connait très bien la Maison blanche, il va courir s’infiltrer à l’intérieur et résoudre à lui seul la prise d’otages et la destruction programmée de tous les missiles nucléaires américains. Le président, le vice-président, sa secrétaire d’Etat et un amiral sont capturés, attachés et menacés dans le bunker à 36 m sous le bureau ovale, où le président et la délégation (contrairement au protocole) se sont réfugiés une fois l’attaque aérienne connue. Les codes de déclenchement du système d’autodestruction nucléaire sont extorqués un à un aux deux des trois possesseurs, réunis comme par hasard dans un même lieu au même moment par le cruel et sans pitié Kang (Rick Yune), qui n’hésite pas à descendre d’une balle dans la tête le premier ministre sud-coréen en direct sur les écrans du Pentagone, où le président noir de la Chambre des représentants (Morgan Freeman) est devenu président par intérim. Le commando veut réunir la Corée sous l’égide du nord et humilier la puissance américaine via ses symboles : le président, la Maison blanche, la Septième flotte, le parc nucléaire. Il est bien près de réussir, l’intérimaire cédant au chantage à la fin du délai imparti, pour « sauver le président » tout en condamnant les Etats-Unis tout entier à la vulnérabilité. Le précédent de Hitler n’a donc pas imprimé les consciences yankees.

Bien entendu, Mike le héros sans peur et sans reproche va sauver le monde à lui tout seul, en commençant par le gamin Connor qui lui est un fils de substitution (il n’a que deux filles ado). Il va descendre les terroristes un à un en faisant mouche à mort à chaque tir, démasquer le traître des services Daves Forbes (Dylan McDermott) en se demandant soudain comment il peut connaître le nom du chef du commando coréen, se battre en combat singulier avec Kang et lui planter son poignard dans sa sale gueule… C’est jouissif, revanchard et patriotique. C’est un peu gros et conte pour enfant. Vu le niveau mental des Yankees, ça passe très bien, d’autant que les tirs en rafales, les explosions spectaculaires et les centaines de morts sont le feu d’artifice obligé de toute superproduction hollywoodienne.

Nous y prenons plaisir, même si nous n’y croyons pas une seconde.

Une lecture au second degré permet cependant de repérer une critique au vitriol de la bureaucratie militaire américaine. La Maison blanche n’est pas défendue avec les moyens adéquats, les militaires et le matériel étant à quinze minutes (s’il n’y a pas d’encombrements !). Les codes nucléaires sont simplistes et craquables en quelques instants si l’on en possède deux sur trois, et leurs porteurs ne sont pas interdits d’être en même temps en un même endroit. Le Vice-président est avec le Président, ce qui ne doit jamais arriver (par exemple au 11-Septembre). La défense aérienne de la capitale est inepte, les avions de chasse restent bien sagement sur les flancs de l’appareil militaire pourtant bien repérable qu’on ne peut confondre avec un appareil civil, de quoi se laisser obligeamment tirer dessus… Le film est sorti sous le président Obama et il faut peut-être y voir une critique de son dédain pour la défense et la guerre ; quatre ans plus tard, ce sera le dealer Donald qui sera élu et cherchera (sans réussir) à réduire la Corée et l’Iran nucléaires.

Un film divertissant parce que spectaculaire et réaliste, agitant le grand Méchant nucléaire de la planète pour faire peur, un gamin courageux en futur boy de la patrie éduqué par un héros mythologique des services secrets pour faire craquer : pourquoi bouder son plaisir ?

DVD La Chute de la Maison Blanche (Olympus Has Fallen), Antoine Fuqua, 2013, avec Gerard Butler, Aaron Eckhart, Morgan Freeman, Rick Yune, Finley Jacobsen, Angela Bassett, Robert Forster, Dylan McDermott, Phil Austin, Melissa Leo, M6 vidéo 2013, 2h, standard €8.00 blu-ray €14.33

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François Mitterrand par Hubert Védrine

François Mitterrand m’a toujours captivé. Littéraire, provincial, florentin, attaché aux relations humaines et fidèle, il avait le sens de l’État et celui de la France dans un univers qui évoluait vite, sous l’influence de l’économie–monde américaine.

Bien sûr, tout n’est pas rose dans le personnage : son côté caméléon, son ambition forcenée, sa capacité à tourner casaque, ses transgressions de la légalité selon son bon vouloir (les écoutes de journalistes, sa maitresse cachée, sa fille élevée aux frais de l’Etat). Mais la complexité de sa personnalité me fascine, sa richesse, sa profondeur. François Mitterrand, s’il n’a pas la stature historique d’un Charles de Gaulle, tranche sur les technocrates gris et superficiels qui peuplent trop souvent nos gouvernements.

C’est l’un des mérites du livre d’Hubert Védrine de le rappeler à propos des affaires étrangères, lui qui fut conseiller du président pendant quatorze ans. L’un des aspects de son livre consiste à dégager la cohérence et les lignes de force de la diplomatie mitterrandienne ; un autre aspect de tracer un portrait en actes du président. C’est cette seconde lecture qui m’intéresse ici.

« Toute sa vie avant 1980, François Mitterrand a été un individualiste et un rebelle. Élu président, il ne change pas de conception. Il entend bien être et rester le seul détenteur de l’ensemble des informations, seul maître de la totalité des réflexions et projets, et naturellement l’arbitre final des décisions de la présidence comme du gouvernement. D’où la méfiance que, d’instinct et expérience, il nourrit vis-à-vis des corps qui se prétendent détenteurs de la vraie légitimité, des bureaucraties qui phagocytent les ministres, des organisations qui pourraient entraver sa démarche » p.30. En quelques mots, beaucoup est dit : Mitterrand n’est pas un technocrate, il aime réfléchir par lui-même et ne pas laisser une décision importante à l’anonymat irresponsable des « experts » ou des « bureaux ». Il décide « en méditant seul longuement, mais aussi en éprouvant sur l’un, sans le lui dire, les idées de l’autre, puis sur un troisième une combinaison des idées des deux premiers, avant d’adopter cette idée ainsi transformée, non sans l’avoir modifiée à nouveau ou, au contraire, de la stocker en mémoire, d’où il la ressortira, en cas de besoin, trois mois ou trois ans plus tard » p.34.

Comme centre de pouvoir autour duquel tout gravite, il exerce un ascendant et laisse se former une cour. Mais il reste personnellement libre envers tout cela. S’il crée des dépendances, il stimule ; s’il séduit, il contrôle. Ce ne sont pas les « favoris » qui emportent les décisions, mais bien lui-même, homme de caractère et de volonté. « Il y a eu une fascination, un envoûtement Mitterrand (…). Ce bonheur Mitterrand a été mal rendu par les témoignages » p.72.

Sa personnalité, il la nourrit par la culture, notamment par l’histoire et par la pensée des grands hommes. Il reste en cela un humaniste, tempérament ou qualité qui a tendance à se perdre dans le laisser-faire ou la frivolité de nos jours. L’humanisme est d’essence libérale au sens du XVIIIe siècle, attaché à ce qui est précieux en chaque individu, à ses capacités uniques d’intelligence et d’invention, que la société a pour devoir de développer et d’épanouir. « Sa vraie passion, insatiable, sa source de vie jamais tarie, c’est la littérature. Les livres, neufs ou anciens, les libraires et les librairies, les ventes et, bien sûr, les auteurs, leur écriture. Ses goûts sont hors de toute mode, loin des best-sellers intemporels. S’il aime la compagnie des romanciers contemporains, il est peu porté sur les « grands écrivains » de son temps, à l’exception peut-être de Mauriac, de Giono et de grands créateurs non-européens qui écrivent comme coulent les fleuves : Gabriel Garcia Marquez, William Styron, Yachar Kemal. Plutôt Renan, Chateaubriand, Lamartine, Zola, le XIXe siècle. Et Casanova, Casanova bien sûr, et Venise, ville-talisman » p.76. J’ajouterai pour ma part Jacques Chardonne, Louis Ferdinand Céline et Ernst Jünger – mais ce n’était pas politiquement correct en gauche socialiste d’évoquer ces sulfureux écrivains portés à droite, bien que Mitterrand les aimât fort.

Car nourrir sa réflexion ailleurs que dans ce qui est tout proche est une forme intellectuelle de liberté. « Ce qui a beaucoup agacé chez lui est peut-être qu’il le peu de cas qu’il faisait de toute une cuistrerie contemporaine, de tout un pathos indigeste de sciences de l’Homme, de Progrès, de Morale, sur la nature humaine, qu’il en ait tant, qu’il en ait trop su, d’instinct, sur l’immuabilité de cette dernière » p.77.

Pragmatique, héritier du passé français, historien et géographe en politique étrangère, il était de « culture classique, français dans ses tripes, européen de raison, occidental par le hasard de la géopolitique » p.86. Il se méfiait des hypocrisies et paravents d’intérêts que dissimule le discours libéral, surtout anglo-saxon. S’il a le goût de la précision, il a aussi « tact, pudeur, souci de ménager les étapes, conviction qu’il vaut mieux faire que dire et que cela risque d’aller moins bien en le disant » p.406.

Nourri de la Bible par sa mère, « les leçons de l’histoire étaient pour lui quotidiennement présentes, presque obsédantes » p.749. Celles qui ont fixé les lignes géo-ethniques par exemple en Europe, idée plus que centenaire qui permettra peut-être de « civiliser la mondialisation » en préservant le meilleur de la vieille Europe et de sa culture, dont celle de la France.

Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand – à l’Elysée 1981-1995, 1996, réédition Fayard 2016, 784 pages, €34.00 e-book Kindle €32.99

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Gauche et droite

Gauche et droite sont deux sensibilités qui vont bien au-delà des partis censés les représenter. Outre que la gauche est « plurielle » et la droite « éclatée », chacun peut trouver des conservateurs de gauche et des révolutionnaires de droite. Les libéraux sont dans les deux camps. Il ne faut pas se laisser prendre aux mots mais examiner la situation avec recul.

Dans l’histoire, il y a le parti de l’ordre et celui du mouvement, la volonté de retourner à l’Ancien régime où la reconnaissance des acquis de la Révolution. Plus généralement, on observe les anciens et les modernes. Il est normal à 20 ans d’être idéaliste et généreux, donc porté à révolutionner les choses, mais à 50 ans d’être réaliste et porté à la nuance, donc plus conservateur. La spontanéité serait de gauche comme l’impétuosité et l’irréalisme, alors que la réflexion et la sagesse pondérée seraient de droite. À démographie jeune, victoire des idées de gauche ; à démographie vieillissante, prévalence des idées de droite.

Rien de ceci n’est faux, mais il faut aller plus loin. La droite est allergique aux doctrines, à tout ce qui fait système ; elle valorise l’expérience, la tradition et le pragmatisme. La gauche aime au contraire les systèmes d’idées ; elle valorise les ruptures et l’application dogmatique de programmes volontaires. L’une fait confiance à la nature, l’autre cherche à la forcer.

Nous touchons peut-être à cet endroit le point ultime qui différencie le tempérament de droite de celui de gauche : c’est la question de la liberté.

Si l’être humain est partiellement autonome au regard de son héritage et de ses capacités, si son effort et sa volonté peuvent infléchir son histoire, alors la liberté d’être, de dire et d’entreprendre doivent être favorisés par la société. Si l’homme est destiné, malgré qu’il en ait, à rester englué dans les déterminismes de son milieu et de ses limites, alors l’effort d’égalité doit aller jusqu’à l’égalisation la plus forte, contrainte par la société.

La droite privilégie l’héritage : bon sang ne saurait mentir. La gauche valorise la volonté : aide-toi et le ciel t’aidera. Mais on ne peut vouloir sans tradition d’effort ni milieu favorable. Or ni les gènes, ni le milieu social, n’assurent des lendemains de caste. Force est de constater que la réalité politique n’est pas toujours en phase avec la typologie des tempéraments. Face à une droite causale, nous préférons une gauche dialecticienne ; mais au système de gauche sans cesse tenté par les usines à gaz et les bureaucraties, nous préférons le pragmatisme de droite et sa capacité à laisser agir les acteurs sociaux.

La liberté est exigeante, car elle exige la responsabilité. Il est trop facile de revendiquer une égalité réelle lorsque l’on n’est pas capable de l’obtenir par ses propres efforts. L’inégalité est inévitable et saine parce qu’il y aura toujours des paresseux et des moins doués que d’autres. N’ayons pas peur des mots, chacun a maints exemples en tête, à commencer par celui de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf. Mais faisons qu’à chaque génération les cartes puissent être rebattues pour que la paresse et les dons ne soient pas une fatalité sociale ou héréditaire.

L’être humain n’est pas un automate déterminé mais un sujet responsable de choix. La liberté importe donc plus que l’égalité. La liberté doit être réelle et l’égalité seulement formelle, non l’inverse. Faute de quoi l’humanité se réduit vite en fourmilière.

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Brazil de Terry Gilliam

Sorti en 1985, ce mauvais film veut renouveler l’utopie 1984 de George Orwell sans le talent. C’est un film d’intello, trop long (2h20) et sans histoire. Il se situe dans un monde futuriste aux ordinateurs archaïques et aux costumes des années 1940 avec impers et chapeaux. Il donne à voir un monde bureaucratisé à l’extrême où le ministère de l’Information note tout et fiche tous via caméras et procédures. Jusqu’à ce qu’un insecte, chassé par un bureaucrate excédé, tombe sur l’imprimante et provoque un bug : le nom du terroriste Tuttle est changé en Buttle.

C’est l’effet papillon, où le battement de l’aile à un point de la terre provoque un ouragan à l’autre bout… Chanson connue. Ressassée sur le thème musical de la romance Aquarela do Brasil qui donne son titre sans aucun autre rapport au film – et en portugais dans le texte.

Sam (Jonathan Pryce) vit seul dans un appartement minuscule où tout est technique et programmé : le réveil, la cafetière, le toasteur, la douche, la penderie… Jusqu’au jour où une panne électrique détraque tout. Mais nul ne doit réparer sans passer par la société agréée, ses artisans munis du fameux formulaire numéroté. Ils sont nuls ? Mais tout-puissants. Ils peuvent même produire un bon de réquisition temporaire de l’appartement pour inhabitabilité tant que la réparation n’est pas faite. D’où les explosions terroristes, un peu partout dans la ville, qui durent depuis 13 ans sans que « le ministère » ne parvienne à capturer le ou les auteurs (Robert De Niro en Tuttle). Trop de bureaucratie englue, trop d’informations tue l’information, trop de surveillance rend bête les surveillants.

Sam travaille dans un service pléthorique et hiérarchisé où des employés collationnent les données tandis que des apprentis s’affairent à passer des papiers d’un chariot aux corbeilles courrier. Il se débrouille et débrouille surtout l’incompétence du grand patron (Ian Holm) qui est perdu si un chèque ne peut parvenir à son destinataire faute de compte bancaire ouvert.

Sam est affublé d’une mère riche et excentrique (Katherine Helmond) qui se fait refaire le visage par un chirurgien, lequel lui tire sa vieille peau pour la rajeunir. Elle n’hésite pas à s’exhiber devant ses amies avec une pompe panthère renversée sur sa choucroute roussie et un babillage précieux autant que ridicule. Elle obtient par faveur du vice-ministre un poste pour Sam auprès de lui au ministère du Recoupement, nom orwellien pour dire inquisition et tortures. Sam est bon fils mais ne veut rien changer à sa petite vie tranquille. Il préfère s’évader en rêve.

Durant son sommeil, il est un grand oiseau blindé volant comme Icare et délivrant la Belle (Kim Greist). Il s’oppose à des géants en armures de samouraïs mais qui ne sont que du vent car du gaz enflammé s’échappe de leurs blessures. En allant porter un chèque de remboursement à l’épouse d’un Buttle enlevé par erreur par les sbires du ministère qui l’ont pris pour Tuttle, le torturent et le tuent, il aperçoit la fille de ses rêves, les cheveux plus courts et en vêtements de camionneuse, mais c’est bien elle. Elle est chauffeuse d’énormes camions qui livrent on ne sait quoi on ne sait où entre les buildings géants de la cité.

Sam la drague impunément et le spectateur se situe de suite du côté de la féministe lorsqu’elle le rembarre et le jette d’un coup de pied hors du camion. Car le mec est un gaffeur de première, enfant gâté maladroit qui ne connait que son désir immédiat : baiser comme dans son rêve. Il est dommage que, de fil en aiguille, il réussisse à la fin, tant son histoire est lamentable et stupidement racontée sans guère d’action ni de morale.

Hors les décors, il n’est rien d’intéressant dans ce film baroque, je m’y suis ennuyé fort et ai fini par éteindre avant la fin. Les acteurs en font le minimum et aucun ne surnage, sauf peut-être la fille. Mais on dit que chez les geeks fans d’originalité, c’est un film « culte ».

DVD Brazil, Terry Gilliam, 1985, avec Jonathan Pryce, Robert De Niro, Kim Greist, Michael Palin, Katherine Helmond, Bob Hoskins, Ian Holm, 20th Century Fox 2003, 2h16, standard €7.64 blu-ray €16.99

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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The Third Murder de Kore-Eda Hirozaku

Whodunit ? Qui l’a fait ? Le prévenu est-il le meurtrier ou a-t-il été manipulé ? Et par quoi ? Son sentiment de la justice ? Son alcoolémie qui a levé les barrières ? Ses dettes et son licenciement ? Une demande par courriel de l’épouse de la victime ? La rencontre avec fille de la victime abusée par son père ? Un regret d’avoir délaissé sa propre fille ?

Dans ce film complexe, le spectateur ne sait pas où est « la » vérité – ni s’il y en a une. Et l’avocat Shigemori (Masaharu Fukuyama) ne sait comment défendre son client Misumi (Kôji Yakusho) tant celui-ci varie dans ses versions des faits. Il déclare tout d’abord ne pas avoir tué son patron puis, convaincu par son premier avocat, dit-il, plaide coupable pour éviter la peine de mort toujours en vigueur au Japon ; enfin, poussé par maître Shigemori, il accepte les versions atténuantes comme le retour à l’usine pour trouver l’essence destinée à brûler le corps et le vol du portefeuille sans préméditation après avoir mis le feu au cadavre ou encore le courriel ambigu reçu du mobile de l’épouse de la victime qui lui demande « de régler cette affaire ». Puis Sakie, la fille de la victime (Suzu Hirose) révoltée de la culture du mensonge de sa propre mère (Yuki Saitō) qui n’a rien voulu voir, convoque les avocats pour déclarer avoir été violée par son père régulièrement depuis qu’elle a 14 ans et qu’elle voulait le voir mort ; Misumi, qui a une fille qui lui ressemble avec une malformation héréditaire à la jambe, aurait « senti son désir » et l’aurait exécuté pour se racheter d’avoir délaissé sa progéniture. A moins que l’hérédité ne parle et que Sakie soit la seconde fille de Misumi, qu’il aurait eu d’un adultère avec l’épouse de son patron comme le bruit a couru ? Voyant les preuves à charge qui s’accumulent, Misumi convie ses avocats à un entretien au parloir de la prison pour leur déclarer qu’en fait il n’a « jamais mis les pieds sur les rives de la Sama ce soir-là » et qu’il n’a pas tué son patron. Mais alors, qui l’a fait ? Sa fille ? Un rôdeur ? Et pourquoi se retrouve-t-il avec le portefeuille dans les mains qui sent l’essence, comme en témoigne un chauffeur de taxi « convaincu » de se ressouvenir de la soirée.

On l’aura compris, la vérité n’existe pas et le vertige des possibles fait qu’il existe autant d’histoires différentes et plausibles entre lesquelles « la justice » devra trancher. Celle de l’avocat est la plus favorable à son client, selon le bon exercice du métier ; celle de la procureure, la froide et rationnelle Shinohara (Mikako Ichikawa) est qu’un criminel doit être « mis en face de ses responsabilités et que lui trouver toutes sortes d’excuses n’est pas l’aider à réaliser son acte, ni aider la société à s’en protéger » ; celle du juge est la plus crédible selon le casier judiciaire de l’accusé, déjà chargé de deux meurtres trente an auparavant.

Tout l’art du film est d’établir ces vérités successives comme on pèle un oignon, sans que le cœur n’apparaisse jamais. La culpabilité elle-même est mise en question, le fait de tuer pourrait parfois être justifiable, « le » Mal jamais absolu comme le croient les Occidentaux. Selon le meurtrier, certains naissent avec ce handicap de toujours faire du mal autour d’eux : en générant une fille handicapée, en délaissant son enfant, en s’adonnant au jeu de façon invétérée, en s’endettant sans mesure auprès d’usuriers, en tuant sur un mouvement de colère et dans un moment d’ivresse au shōshō, en faisant chanter son patron d’usine alimentaire sur un chargement de farine falsifiée. Le jeune avocat stagiaire (Shinnosuke Mitsushima) s’insurge contre l’inconvénient d’être né ; pour lui, à l’inverse, « toute vie est justifiée » et chacun choisit son destin.

A noter que « la peine de mort » n’est pas une thèse au Japon mais la peine suprême parmi les autres ; c’est un tropisme petit-bourgeois sentimental que de ramener à ses phobies la culture du monde entier. La peine de mort existe au Japon, comme elle existe encore aux Etats-Unis et, il n’y a pas si longtemps en France. La conception évangélique de tendre l’autre joue n’a pas cours en Asie, ni ailleurs que dans les esprits fragiles élevés en cocon des Etats-providence européens.

Mais le système judiciaire japonais perd son latin issu du droit romain dans cette histoire confuse de meurtre – et c’est peut-être ce que veut prouver l’auteur. Il n’existe pas de conception universelle du juste et de l’injuste mais des histoires mises en scène pour tirer vers le bon ou le mauvais tel acte que la loi locale déclare inapproprié. Même un meurtrier est capable de tendresse : envers les canaris, envers la fille d’un autre, envers sa logeuse – et le meurtre légal de la justice (le troisième meurtre) est sans aucune compassion, même si le juge qui avait condamné Misumi trente ans avant (le père de l’avocat Shigemori) se repend d’avoir été trop clément et avoir permis ainsi une nouvelle victime. Le meurtre n’est pas le signe de Caïn comme dans la Bible (étrangère à la culture japonaise) mais l’expression d’instincts violents qui s’expriment en fonction des circonstances. Etablir les événements et leur déroulement devient alors une quête, même si le système judiciaire est tenu d’économiser l’argent des contribuables et de juger selon ce qui est attendu de l’opinion.

Devant les yeux effarés de l’avocat stagiaire à la jeunesse ingénue, procureur, juge et avocats seniors échangent des regards de connivence qui en disent long sur l’expéditif de « la justice ». Le plus vraisemblable est la seule vérité retenue et la peine est infligée selon le barème légal : ainsi fonctionne la bureaucratie qui n’a pas le temps d’approfondir. Qui, dès lors, est une « coquille vide » ? L’accusé qui agit sans vrai mobile ou le système qui juge sans vérité ?

Prix de l’Académie japonaise 2018, Asian Film Awards de Hong Kong 2018

DVD The Third Murder, Kore-Eda Hirozaku, 2017, avec Masaharu Fukuyama, Kôji Yakusho, Suzu Hirose, Yuki Saitō, Kōtarō Yoshida, Shinnosuke Mitsushima, Izumi Matsuoka, Mikako Ichikawa, Le Pacte septembre 2018, japonais, sous-titré français, audio français, 2h04, blu-ray €19.99

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Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas

Le commissaire Brunetti est vénitien ; son patron sicilien. Bien plus qu’en France, la xénophobie régionale joue à plein, chacun parlant encore son dialecte couramment, en plus de l’italien. Ce qui intéresse le vice-questeur Patta est sa carrière, et le maire lui a demandé de protéger sa réputation en faisant enquêter sur un magasin de masques tenu par la fiancée de son fils sur le campo San Barnaba ; son « associé » pourrait bien n’avoir pas les autorisations nécessaires pour empiéter sur la voie publique et les vigili (police municipale) pourraient peut-être fermer les yeux contre rétribution. Ce qui pourrait être source d’ennui pour le maire qui se présente à sa réélection.

On voit combien les commissaires de police italiens peuvent être débordés de travail au service du public… Ce pourquoi Brunetti a largement le temps de s’intéresser à autre chose, l’une de ses enquêtes personnelles pour la morale dont le système bureaucratique de « la justice » se fout. Un jeune homme sourd et passablement handicapé vient de mourir : il avait avalé des somnifères avec la tasse de chocolat que lui avait portée sa mère mais s’était surtout étouffé dans son sommeil par le vomi. Brunetti qui connaissait, tout comme sa femme Paola, l’homme qui aidait au pressing, trouve qu’il y a quelque chose de bizarre dans ce décès – surtout lorsqu’il découvre qu’on ne peut le déclarer mort parce qu’il « n’existe pas » dans les références de l’administration. Ni carte d’identité, ni acte de naissance, ni acte de baptême, ni inscription à l’école, ni pension de handicap, ni… Le garçon qui ne parlait pas ne laisse pas plus parler les bases de données.

Voilà qui intrigue le commissaire qui estime qu’un être humain, même diminué, doit au moins avoir son nom enregistré. Dans une enquête, vénitienne en diable, Brunetti va aborder les liens complexes qui lient les individus entre eux dans ce pays – et cette province – où les liens de famille et de clientèle sont bien plus forts que dans les pays anglo-saxons. Donna Leon, d’origine italienne mais américaine depuis deux générations, bien que vivant à Venise depuis un quart de siècle, découvre avec surprise l’ampleur des à-côtés de l’administration officielle et l’omerta qui peut régner sur ordre des puissants.

La première partie du roman est un festival d’ironie où l’on retrouve les caractères de chacun des personnages habituels : Patta, Elettra, Vianello, Paola, Raffi et Chiara, plus la nouvelle commissaire Griffoni et le jeune policier Pucetti. Tous jouent un rôle, dérapant parfois dans l’ellipse ou le bizarre comme à la fin du chapitre 22, et abusant de l’ordinateur et du hacking des bases de données officielles. Comme si tout devait se passer sous le manteau en Italie. Seule « le clic » du téléphone portable qu’on raccroche p.197 me paraît curieux : l’auteur a-t-elle jamais usé dans sa vie d’un telefonino ?

La fin est édifiante – et terrible – l’avidité tenant lieu d’amour. Une bonne enquête qui prend le temps et fait pénétrer l’âme des vénitiens.

Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas (The Golden Egg), 2013, Points policier 2016, 329 pages, €7.70 e-book Kindle €7.99

Les romans de Donna Leon chroniqués sur ce blog

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Margaret Thatcher, 10 Downing Street

Relire les mémoires de Margaret Thatcher 25 ans après permet de voir le chemin parcouru : ses idées – à l’époque révolutionnaires – sont devenues évidence. Le gauchisme culturel qui rêve d’un monde sans frontières où les hommes sont tous frères a montré son inanité, d’autant que la crispation sur l’Etat et les avantages sociaux acquis s’est montré en contradiction absolue avec ce rêve d’universel… Le « tiers » monde a émergé, donc piqué des emplois, donc délocalisé les usines et fait chuter les prix (et l’inflation). L’Etat-providence a donc pris du plomb dans l’aile. A cela un remède : l’Europe, pour être plus gros, plus fort et faire jeu égal avec le bloc américain et le bloc chinois. Mais pour faire l’union, il faut dialoguer avec les autres, notamment les Allemands. Et ceux-ci sont plus libéraux que les politiciens français, trop jacobins autoritaires. Même si le Royaume-uni a commis l’erreur (à mon avis) de sortir de l’UE, il faut donc relire Margaret Thatcher pour comprendre combien il importe de se prendre en main sans attendre toujours tout des autres et de « l’Etat ».

Margaret la Dame de fer bien nommée est énergique, churchillienne, pétrie de volonté et de bon sens, elle incarne haut et fort les vertus prêtées à l’Anglais moyen. Elle a notamment cette définition très pragmatique de l’ennemi contre lequel elle se bat, le socialisme : « Nous devons cesser de nous mêler de dire aux gens quelles devraient être leurs ambitions et comment les réaliser exactement. C’était leur affaire » p.23. De cela, tout découle : le moins d’Etat possible.

Elle dit non aux groupes de pression qui défendent leurs privilèges s en se cachant derrière l’intérêt « général » : syndicats, organismes internationaux, « fédéralisme » européen. En économie, il faut créer un cadre puis laisser faire et laisser passer : le marché peut tout. Ces mémoires entonnent (p.604) un hymne à la liberté du commerce qui élève le niveau de vie et est force de paix et de libertés, de décentralisation politique. Pour le social, le mot d’ordre est : responsabiliser. Il est nécessaire de combattre partout la bureaucratie, l’anonymat, la technocratie qui croit savoir pour mieux mépriser. « Si les individus étaient assistés et les communautés désorientées par un Etat qui prenait les décisions en lieu et place des gens, des familles, des groupes, alors les problèmes de société ne pouvaient que croître. (…) Si l’irresponsabilité n’est pas sanctionnée, alors l’irresponsabilité deviendra la norme pour un grand nombre de gens » p.512. En ce qui concerne la politique internationale, il faut affirmer ses convictions, brocarder le mensonge, défendre ses intérêts, résister au chantage, prendre les décisions nécessaires avec clarté et constance.

Margaret Thatcher exige d’être soi en tout, à l’inverse du « consensus » tellement à la mode dont elle offre une magnifique image : « Pour moi, le consensus semble être : le fait d’abandonner toute conviction, tout principe, toute valeur et toute ligne de conduite pour une chose en laquelle personne ne croit, mais à laquelle personne n’a rien à redire, le fait d’éviter les vrais problèmes à résoudre, simplement parce qu’on est incapable de s’accorder » p.157. Les casseurs ? Affirmer les règles de la communauté, exercer l’autorité de l’Etat, condamner les images de « fête » et de « protestation justifiée ». Le tiers-monde ? Encourager non un « partage des richesses » mais l’auto-développement. Les Falkland ? Le Koweït ? User de la force pour aider la diplomatie et non négocier à tout prix pour éviter tout conflit, comme ont tendance à le faire les diplomates de profession : « Une répugnance à subordonner la tactique diplomatique à l’intérêt national » p.271.

L’ennemi, tapi au cœur de chacun, reste « le socialisme », cette utopie de la paresse et de l’abandon. Margaret Thatcher s’est faite contre lui et ce qu’il représente. « Le socialisme représente une tentation durable » p.246. Il est le contraire de l’effort, de la concurrence et de la liberté de choix ; il a l’arrogance intellectuelle de qui croit détenir la Vérité et le droit de l’imposer à tous, au nom d’une Raison abstraite ; cela pour accroître la dépendance des gens à l’égard de la municipalité et de l’Etat, de ses représentants, de ses fonctionnaires, dont le pouvoir se justifie ainsi. La caricature en est « le socialisme français » (version Mitterrand), « animal redoutable » : « Il peut être hautement éduqué, complètement sûr de lui, dirigiste par conviction car appartenant à une culture dirigiste par tradition. Tel était M. Delors » p.457. Margaret Thatcher fait de cette lutte contre « le socialisme », une véritable idéologie : « Pour moi (…) les événements de 1789 représentent une perpétuelle illusion de la politique. La Révolution était une tentative utopique de renverser l’ordre traditionnel – qui avait certainement beaucoup d’imperfections – au nom d’idées abstraites, formulées par des intellectuels vaniteux. (…) La tradition anglaise de la liberté a, quant à elle, grandi à travers les siècles : ses traits les plus marqués sont la continuité, le respect de la loi et le sens de l’équilibre » p.618. Et cela est vrai – l’abstraction est le principal du mal français avec l’arrogance qui va avec.

A relire, vous dis-je !

Margaret Thatcher, 10 Downing Street – Mémoires tome 1, 1993, Albin Michel, 778 pages, occasion €2.86

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Ernst Jünger, La cabane dans la vigne, 1945-48

L’auteur vit une période de grands bouleversements extérieurs : la défaite de l’Allemagne, son occupation, les réfugiés de l’est, les restrictions alimentaires. Cela l’incite à se détacher du mouvement, à rentrer en lui-même : « Il me semble que, dans les passes d’anarchie, on seulement je me suis senti particulièrement serein, mais j’ai mieux travaillé. J’ai dû le savoir de bonne heure, dès mon enfance, d’où, sans doute, ma nostalgie des forêts vierges. La pesanteur énorme, le poids atmosphérique de la civilisation, disparaît alors. Les pensées perdent leurs fanfreluches. La vie devient plus juteuse » p.15.

Ses réflexions, elles, deviennent plus mystiques. Il relit la Bible, parle de Dieu comme un stoïcien ou s’oriente vers les causes de la défaite.

Il pense, encore et toujours, à son fils aîné Ernstel, aimé peut-être plus d’avoir été tué parce que lui son père est intervenu pour qu’il ne reste pas en prison, mais il ne parle qu’une fois du petit Alexander. Jünger évoque « un petit marécage où Ernstel aimait jouer dans son enfance. Il s’était bâti son château dans ce coin, à la manière des enfants » p.200. On rencontre chez de tels père une indulgence amusée pour les entreprises des fils ; ils favorisent leurs rêves, leurs donnent des outils, les laissent indépendants dans leur univers imaginaire. Qui dira les bienfaits pour une personnalité de tels écrans créés entre le garçon et le monde extérieur entre le fils et la mère ? Rêver est indispensable à la structuration de soi. Heureux les enfants des pères qui en savent le prix et en protègent les réalisations.

Jünger, lui, poursuit ses rêves d’adulte. Il cultive son jardin, il lit. « Tant qu’on a encore un livre dans les mains et le loisir de la lecture, une situation ne peut être désespérée, ni tout à fait dépourvue de liberté » p.113. Car lire permet de s’évader dans l’imaginaire, de rêver adulte comme le font les enfants. Ernst Jünger laisse le monde extérieur venir à lui désormais, tel Michel de Montaigne en sa tour. « Seul l’aspect de l’individu, de notre prochain, peut nous ouvrir les yeux sur la souffrance du monde » p.30. Retour au réel, au tangible, au proche de soi : les Allemands, ses compatriotes, ont trop cher payé leurs chimères, les abstractions techniques auxquelles ils se sont laissé aller, la machine du pouvoir et les camps de la mort.

Il faut désormais éviter ce qui a créé le nazi, « ce mélange de mépris des hommes, d’athéisme et de grande intelligence technique » p.42. Exemple : Heydrich. « L’un des secrets de ces gens, c’est tout simplement qu’ils avaient plus de cran que les autres » p.32. Himmler : « On voit se manifester dans son cas le degré auquel le mal a imprégné nos institutions : le progrès de l’abstraction. Derrière le plus quelconque des guichets, notre bourreau peut apparaître. Aujourd’hui, il nous remet une lettre recommandée ; demain, notre arrêt de mort. Aujourd’hui il perfore notre billet et demain notre nuque. Il accomplit l’un et l’autre geste avec une égale application, et la même conscience professionnelle » p.65. L’analogie n’est pas gratuite : Lénine voyait déjà dans l’organisation de la poste et des chemins de fer la préfiguration de la société communiste : une machine à dresser les hommes pour en faire des hommes nouveaux et leur faire servir la vision qu’il croyait « scientifique » de l’Histoire.

Pour Jünger, Himmler n’est pas un cas à part, il est le symptôme d’un système : « Quand la neige est tombée tout un long hiver, la patte d’un lièvre suffit à faire débouler l’avalanche » p.65. L’hiver est ici le progrès de l’abstraction, de la technique et de la technocratie, du dressage, de la bureaucratie et de la robotisation progressive des hommes. Leur transformation en conformistes démocratiques tous égaux et se surveillant les uns les autres, ou en fonctionnaires soumis aux règlements édictés par l’élite cooptée qui gouverne. Hitler fut le démiurge de cette tendance historique : « Il absorbait des forces tirées de l’imprécis, les concentrait et les réfléchissait comme un miroir concave ; c’était un attrapeur de rêves » p.246. Après… une fois le loup au pouvoir, la machine en place enclenche ses rouages. « Le premier viol du tabou entraîne tous les autres. Il est probable qu’on a vu de telles choses dans nos équarisseries. D’abord la dégradation par le mot, puis par l’acte. Là où le libéralisme atteint ses extrêmes limites, il ouvre la porte aux assassins » p.299. Il faut entendre ici « libéralisme » au sens de permissivité, le libéralisme politique originel avant d’être économique comme aujourd’hui.

Le 22 septembre 1945, Jünger règle définitivement leur compte aux nazis, qu’il n’a jamais soutenus, dans une belle envolée : « Etrangers aux langues anciennes, aux mythes grecs, au droit romain, à la Bible et à l’éthique chrétienne, aux moralistes français et à la métaphysique allemande, à la poésie du monde entier. Nains quant à la vie véritable, Goliath de la technique – et, pour cette raison, gigantesques dans la critique, dans la destruction, la mission qui leur est impartie, sans qu’ils en sachent rien. D’une clarté et d’une précision peu communes dans tous les rapports mécaniques, déjetés, dégénérés, déconcertés sitôt qu’il s’agit de beauté et d’amour. Titans borgnes, esprits des ténèbres, négateurs et ennemis de toutes les forces créatrices – eux qui pourraient additionner leurs efforts pendant des millions d’années sans qu’il en reste une œuvre dont le poids égale celui d’un brin d’herbe, d’un grain de froment, d’une aile de moustique. Ignorants du poème, du vin, du rêve, des jeux, et désespérément englués dans les hérésies de cuistres arrogants » p.172. Telle est la plus belle charge que j’ai rencontrée contre les prétentions du nazisme (ou d’ailleurs du communisme) durant mes lectures. L’auteur chante un hymne à l’homme libre, héritier fécond de ses cultures anciennes, créateur parce qu’apte au rêve et qui laisse la technique à sa place d’outil, venant après ce qui est vivant : le poème, le vin, le rêve, les jeux…

Ce qui le pousse à écrire, à la date du 8 mai 1945 : « La vigne, le long de la maison, pousse des jeunes tiges gonflées de sève ; le feuillage, l’explosion de vie, révèlent déjà une robustesse dionysiaque » p.40. Un jour de défaite où l’armistice fut justement signé, décrire ainsi la vie à ras de terre, c’est garder l’espoir en la force vitale, présente en l’homme comme dans les plantes. Jünger touche ici au religieux dans une sorte de panthéisme de type stoïcien ou bouddhiste où l’hypothèse de Dieu n’est pas nécessaire. Chaque être vivant est une part de l’énergie qui meut l’univers. « Le stoïcisme, sous sa forme la meilleure, dans l’espace absolu, vide de dieux, et dans l’intelligence de son harmonie », dit-il p.127. Un accord qu’il perçoit dans les grands bois : « La forêt est un grand symbole de mort. Lors de telles promenades, des souvenirs très anciens se réveillent toujours, des thèmes de l’iconographie celtique : attente, curiosité, ferveur religieuse, tristesse, nostalgie peut-être. Ce n’est plus le vent qui court au-dessus des cimes. Tous les appels des oiseaux deviennent savoir, complicité, présage » p.151. L’humain se sent « relié », non plus seul mais englobé, intubé d’énergie comme un fœtus dans un ventre. Il est en harmonie naturelle avec la nature. « Et il y a une consolation dans l’assurance qu’un jour on se détachera de la matière pour se fondre dans le rayon qui appartient tout entier à la sphère du soleil, de l’amour. Tant je comprends, et de plus en plus j’adhère à ce que Ernstel m’a dit, naguère, dans l’une de nos promenades : que souvent l’on peut à peine attendre ce moment ». Et il a ce trait d’humour sublime, comme une intuition : « Dans ces années, j’ai vu trop rarement le garçon, malgré ma qualité de père, et pourtant, si je l’ai amené à proximité de ces mystères, l’acier a frappé le silex » p.194.

Le vivant l’organique, sera toujours humainement supérieur au modèle, au concept. Parce qu’il garde irréductiblement son mystère, sans lequel il ne serait point vivant. « Le noyau du darwinisme, c’est la théorie de la construction. Il lui manque la vue de ce qu’il y a, dans les plantes, de tout à fait étranger à l’économie, d’irrationnel, de gaspillage princier, le débordement du superflu qui traduit des intentions bien plus importantes que celles du simple prolongement de la vie et de la concurrence » p.66. Par exemple, « d’où peut bien venir la grande consolation, le don que nous trouvons dans les fleurs ? J’y ai songé. Tout d’abord, elle est certainement tellurique et érotique puisque les fleurs sont les organes nuptiaux, les pousses amoureuses de la terre maternelle. Les noces des fleurs sont parfaites, et même la suprême splendeur des accouplements animaux ne l’égale pas. Il semble que les lois cosmiques se dévoilent dans leur pureté native, voire paradisiaque. (…) Leur silence est si profond, si convaincant, si symbolique ! (…) Où frôle-t-on aussi clairement la possibilité, l’existence de mondes supérieurs au nôtre ? C’est un nectar divin, le vin de l’éternelle jeunesse, qui resplendit dans ces calices » p.15. Et sur un fossile : « L’univers est vivant. S’y ajoute la conscience d’une unité supérieure qui nous lie à cet être, le sentiment vague que nous sommes un dans l’inétendu » p.47.

Pour rester dans ce courant du grand tout, pour obéir à la vie et faire mouvoir les énergies dont nous sommes une part, il faut observer la vie autour de soi, percevoir l’unité qui s’en dégage, se fondre en elle. Il faut rester en harmonie avec le monde. Or, « en tant que technicien, qu’être vivant d’abstraction intellectuelle, l’homme est inévitablement ennemi et exploiteur de l’homme, de la nature et de la culture. Il lui faut donc protéger contre lui-même son humanité » p.159. Une éthique écologique et humaniste à laquelle je souscris. Les vieux peuples, d’ailleurs, ne s’y trompaient pas, dans leur sagesse : « on dit qu’en construisant des temples, les tibétains évitent la symétrie, croyant qu’elle attire les démons. (…) L’une des tendances de la vie consiste à se soustraire, la liberté croissant aux contraintes de la symétrie, comme nous le voyons en examinant l’arbre généalogique des animaux, et dans l’art. La technique, au contraire, de par son essence même, à produire des formes, non seulement symétriques, mais superposables, et devrait par conséquent, si l’on en croit les tibétains, tracer de véritables pistes d’atterrissage pour les démons » p.129.

De même, se méfier de « la raideur, l’artifice, la Haute école à l’espagnole dans tout ce qui relève du caractère », qui est la marque de Stendhal. Le danger, « on le voit chez Nietzsche et chez les stendhaliens à tous crins comme Léautaud. Montherlant, lui aussi, en porte visiblement les marques » p.229. Il faut être souple et naturel, comme la vie le montre.

Ce dernier tome du Journal écrit pendant la guerre est un grand essai à la Montaigne. Une sagesse bien vivante s’y peut goûter.

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1980 épuisée

Ernst Jünger, La cabane dans la vigne, Journal 1945-48, Christian Bourgois 2014, 503 pages, €10.00

Ernst Jünger, Journaux de guerre, coffret 2 volumes, Gallimard Pléiade 2008, 2396 pages, €120.00

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Ernst Jünger

Ernst Jünger est un phénomène. En 103 ans de vie il a vécu deux guerres (mondiales), a vu l’essor et le déclin de l’empire communiste sur deux générations, la ruine de l’Europe due à la technique et la patiente reconstruction de la mosaïque qui, à nouveau, craque de toutes parts.

Jeune, il aime l’aventure, se fait Wandervögel à 16 ans (un scoutisme allemand laïque et mixte), puis sèche la pension pour s’engager en France dans la Légion étrangère ; emprisonné pour désertion afin de voir le Kilimandjaro, il est récupéré par son père car il n’a que 18 ans et son engagement n’est pas autorisé sur sa seule signature. Un an plus tard arrive 1914 ; Ernst, l’aîné de six enfants, a 19 ans. Il passe le bac en catastrophe pour s’engager volontairement. Non par militarisme mais par patriotisme. La guerre est terrible, il en fait l’expérience ; il sera blessé quatorze fois. Elle est bien loin du code de chevalerie traditionnelle à cause de la technique. La guerre industrielle n’est plus un combat mais un massacre : à la tronçonneuse, à la mitrailleuse, aux obus tirés de loin – un engagement mécanique où l’humain se perd. Élève officier, nommé lieutenant à 20 ans, il sera Croix de fer de première classe l’année d’après et recevra l’Ordre du mérite, la distinction suprême accordée par l’empereur, en 1918.

Lorsqu’il sort de la guerre, quatre ans plus tard, sa patrie a perdu et des millions de morts inutiles jonchent la terre. Tel Dante revenant de l’Enfer, il médite sur cette expérience vécue. Il a sans cesse griffonné des notes sur de petits carnets, il n’a cessé de lire pour s’évader de l’horreur, il a toujours été au contact des hommes et de l’action. Il ne nie en rien que la guerre soit effroyable et destructrice, mais elle est comme un destin qui dépasse l’individu. A chacun de dompter la vague par énergie vitale et force créatrice. Il publie son journal, Orages d’acier, à compte d’auteur en 1920 ; c’est le succès car il ne glose pas sur la morale, il décrit au ras du terrain. Il transforme son Journal en œuvre littéraire en y incorporant des lettres échangées avec sa famille et des chroniques, le tout retouché par le recul du temps. Il n’est pas théoricien, peu politique, il est avant tout écrivain voyageur ou combattant, opérant une symbiose de sa pensée avec la vie qu’il mène. Il subsistera désormais d’articles et de livres.

Pour lui, l’homme se révèle dans la guerre (comme dans tous les événements exceptionnels) ; ses instincts les plus primitifs sont sollicités, ses passions les plus débridées – à sa raison de résister et de savoir établir des digues pour canaliser cette formidable énergie qui peut – sinon – vous transformer en bête. L’héroïsme n’est jamais loin de la férocité, telle est la nature humaine malgré les couches de vernis civilisateurs de la culture et de l’éducation. La guerre est une expérience limite.

Il n’y a pas, comme chez les fascistes, d’esthétisme de la guerre chez Jünger ; il s’agit pour lui d’explorer le tréfonds de cette force vitale qui réside en chacun. Seule cette énergie humaine créatrice peut contrer le règne de la machine. Né en 1895, le jeune Ernst voit se développer en accéléré la locomotive et l’auto, le canon automatique et le char, le fusil mitrailleur et les avions. La guerre bureaucratise les comportements sur le modèle hiérarchique de l’armée ; elle change l’humain en robot fonctionnaire. Comment s’étonner que l’habitude de fonctionner machinalement n’aboutisse à l’appareil des camps et à la destruction de masse du nazisme après le goulag du communisme ? La guerre totale préfigure l’Etat totalitaire et le nihilisme amoral du chacun pour soi. La technique du XXe siècle se heurte à l’humanisme du XIXe siècle – et la modernité l’emporte souvent pour le pire plus que pour le meilleur, dans la jeunesse de Jünger. « Science sans conscience… » méditait déjà Rabelais.

L’homme forcé à être soldat devient un « Travailleur ». La chair à canon de l’armée devient une chair à fabrique des usines et une chair à fonctionner des bureaux. L’être de chair n’est plus qu’un rouage mécanique de la technique, dépossédé de son humanité par le fonctionnement, le règlement, le politiquement requis. La mobilisation est totale, en 14 comme en 33… La seule façon de résister est le quant-à-soi, la réserve personnelle, la marge d’initiative que l’on peut prendre dans les limites tolérées. Ernst Jünger devient réfractaire. Nationaliste en raison de ce traité de Versailles inique qui humilie sa patrie par ressentiment de la France, directif en raison de la crise économique séculaire venue des financiers américains qui ruine les gens par l’inflation galopante, il devient responsable d’un corps franc de Saxe en 1923, mais pour un mois seulement ; il est déçu par l’absence d’énergie des adhérents qui attendent tout du groupe et ne donnent rien d’eux-mêmes. Plus révolutionnaire conservateur que xénophobe, il refusera par trois fois d’adhérer au nazisme et d’en être un député. Il n’a jamais été conventionnel ni bon élève ; enfant, il détestait l’école. Ami avec Ernst von Salomon et Carl Schmitt mais aussi avec Bertold Brecht, il retouchera les préfaces de ses œuvres lors de leurs rééditions pour en gommer les traits nationalistes qui pourraient servir aux nazis. Il écrira même Sur les falaises de marbre, roman à clé antitotalitaire qui dénonce dans le Grand forestier l’image que veulent se donner Goering et Hitler, comme Staline.

Il rencontre sa première femme lorsqu’elle a 16 ans et l’épouse deux ans plus tard. Ils auront deux garçons, Ernstel, né trop tôt en 1926 – il sera tué en 1944 par un partisan italien après avoir été obligé de s’engager parce qu’il avait tenu des propos anti-hitlériens – et Alexander, né en 1934, qui deviendra médecin et lui donnera deux petits-enfants, une fille et un garçon.

En 1940, Ernst Jünger est mobilisé comme capitaine et fait la campagne de France avant d’être nommé à l’état-major à Paris. Il y rencontre l’intelligentsia des lettres françaises : Guitry, Drieu, Gallimard, Cocteau, Morand, Céline, Giraudoux, Jouhandeau, Léautaud, Paulhan… Pour lui, cette fois, la guerre est une aventure intérieure ; il est trop vieux pour l’aventure combattante et la défaite éclair des armées françaises, mal préparées, mal commandées et au moral dans les godillots n’est guère une guerre… Il tient toujours son Journal, qu’il publiera après-guerre sous le titre de Jardins et routes, loin des orages et plus dans l’observation. Il a reçu de son père une panoplie d’entomologiste à 13 ans et il a longtemps écumé les prés et les bois avec son frère le plus proche, Friedrich. Il observe ainsi les hommes, comme détaché, soucieux avant tout de réalité exacte. Ce qui rend son témoignage précieux pour les petits détails véridiques.

La Seconde guerre mondiale après la Première est pour Jünger comme le Nouveau testament après l’Ancien ; il se rapproche du christianisme, non par croyance – il reste plutôt agnostique – mais par respect pour l’institution de l’Eglise, phare stable dans le totalitarisme nihiliste du temps. Le 7 juin 1942, lorsqu’il croise pour la première fois en France deux jeunes filles arborant l’étoile juive, il se sent honteux de porter l’uniforme allemand. On ne peut contrer la Barbarie que par des règles morales. Son exaltation de jeunesse pour l’énergie se mue en éthique de la liberté. C’est la seule voie offerte à l’individu pour se défendre de la masse.

Il créera ainsi dans Eumeswil  le personnage de l’Anarque, réfractaire au profond de lui-même, proscrit social s’il le faut, ayant recours aux forêts. Il aime à définir ainsi le concept : « L’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste ». Il règne sur lui-même, il ne suit pas une mode idéologique ou un gourou. Il est nécessaire d’être rebelle, de se réfugier dans une droiture simple lorsqu’on est au cœur des ténèbres. Proche des comploteurs contre Hitler autour du comte von Stauffenberg en juillet 1944, il n’est pas dénoncé et, après avoir été muté comme officier auxiliaire, il est démobilisé pour raison médicale afin d’échapper aux tribunaux nazis. Pour cette raison, il refuse de répondre au questionnaire humiliant des Anglais sur ses activités sous le nazisme, ce qui lui vaut d’être interdit de publication dans les zones occupées d’Allemagne jusqu’en 1949. Le politiquement correct des démocraties est lui aussi un totalitarisme, même s’il est mou.

Jünger s’installe en 1950 avec sa famille à Wilflingen, dans la propriété des Stauffenberg, où il demeurera jusqu’à sa mort. Il publie régulièrement son Journal, de La cabane dans la vigne, jusqu’à Soixante-dix s’efface. Le président de la RFA Theodor Heuss vient lui rendre visite en mai 1953, le chancelier Helmut Kohl en 1985, le président Mitterrand en 1993 – après l’avoir reçu à dîner à l’Elysée en 1984. Il reçoit la bénédiction du pape Jean-Paul II en 1990 pour La Paix, apologie d’un monde réconcilié dans l’humain. Sa femme Greta meurt d’un cancer en 1960 et Ernst de remarie avec Liselotte son infirmière – qu’il appelle le Taureau – en 1962. Il écrit, il voyage,  il donne des conférences. Il meurt en 1998 dans son sommeil.

Ce que j’aime en Ernst Jünger est cette liberté personnelle qu’il a su conserver dans les orages, depuis l’énergie intérieure qui le pousse très jeune vers l’aventure et lui permet de résister à la guerre de matériel jusqu’à ce quant à soi de la maturité, préservé malgré toutes les propagandes et les chantages civiques des Etats. Il a su garder cette faculté de penser par soi-même, ce goût de l’observation détaillée des choses et des êtres, cet amour de l’expression pour rendre compte de son expérience personnelle de la vie. Il est pour moi un exemple, par-delà les conjonctures, d’être humain vraiment réalisé.

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Michel de Saint-Pierre, La mer à boire

L’auteur, né au début de la Grande guerre, a 23 ans lorsque la Seconde guerre éclate en 1939 – et 35 ans lorsqu’il écrit ce roman. Il y a donc quelque chose d’autobiographique. Michel de Saint-Pierre a trouvé, comme son héro Marc Van Hussel, peu d’intérêt aux études et s’est engagé quatre ans dans la marine.

Mais il fait de Marc « une bête », mot qui revient souvent sous sa plume. Une bête, pour un catholique comme lui, c’est la part du diable dans l’humain, « la faiblesse de la chair » – qui est en fait la force païenne. Marc aime les exploits physiques : voler un tableau dans le bureau d’un voisin, de nuit, en abordant son sixième étage suspendu à une corniche ; se castagner avec un caïd du bateau ; « forcer » la belle franco-américaine Barbara à coucher avec lui. Il se rêve en Viking pillard et violeur, mais ouvrant de force des routes commerciales, païen magnifique dont il lit avec délectation les sagas emplies d’énergie.

Comment peut-on rester catholique en pleine force de jeunesse ? Tendre l’autre joue ? Se coucher devant un Maître ? Rendre à César et renoncer au monde ? Ce pourquoi un catholique guerrier (il y en eu beaucoup) et encore plus Résistant (il y en eu un peu moins), apparaît toujours un peu comme un oxymore… Surtout lorsque le pape (Pie XII) s’élève contre la guerre, ce qui est rappelé dans le roman.

Il aurait pu être fasciste à cette époque, Marc, mais pas plus que son auteur il n’aime la politique. Il vilipende plus la lâcheté des Français que celle de la démocratie parlementaire ; il n’aspire pas à un homme fort mais à un chef. La différence est que le chef a une légitimité charismatique qui attire à lui et fait le suivre, alors que l’homme fort (duce, caudillo, führer, premier secrétaire, dictateur) n’est que tyran empli de leur bon plaisir. Ce pourquoi Marc n’aime pas « servir » – mot à la mode de ce temps de l’honneur – mais rester libre pour adhérer volontairement à la gloire.

Le jeune homme abandonne ses études de médecine après deux ans pour s’engager dans la marine, à Toulon. Il est « sans spé », ce qui signifie premier de corvée. Mais cette non-spécialisation est pour lui une liberté puisqu’il reste ouvert à tous les possibles. Fauve à l’affût, il aspire à la guerre. Là où il rejoint son époque, c’est dans cette croyance que la guerre nettoiera toutes les démissions et toutes les lâchetés, qu’elle forgera un nouveau type d’homme comme ceux d’avant, rudes conquérants plutôt qu’avilis dans le confort.

Las ! Le croiseur de bataille dans lequel Marc se fait affecter reste au port. Il doit être rénové et amélioré et l’arsenal est lent, tout comme la bureaucratie infinie inventée par la république française où chacun surveille les autres. Bien que son oncle Théo soit le Pacha, Marc ne se fait pas reconnaître et ce n’est que par hasard, alors qu’il renforce l’équipe de service auprès du maître d’hôtel lors d‘une invitation à bord, que les deux hommes se voient. Marc admire son oncle mais ne veut pas devenir comme lui, satisfait de la lenteur et impavide devant l’impéritie. Théo admire l’énergie de son neveu, cette vitalité qu’il sent bouillonner en lui mais que le jeune homme ne sait pas maîtriser, trop sûr de sa force léonine.

L’histoire amoureuse entre Marc et Barbara n’a guère d’intérêt, sinon d’introduire une femme dans ce monde exclusivement composé d’hommes. C’était l’usage du temps, ce qui montre combien notre monde a changé – même si certains retardataires, confits en religion, voudraient bien voir confinées à nouveau les femelles à la trilogie des K (Kirche, Kinder, Küche) – l’église (la mosquée), les enfants (un tous les deux ans) et la cuisine (à l’économie). Comme maman, dirait Marc ; ce pourquoi il préfère une demi-américaine et baise avec simplicité une vigoureuse suédoise. Surtout pas de bourgeoises françaises !

Le portrait du jeune Français de 1939 a un intérêt historique. Loin de s’inquiéter du conflit qui monte, loin de s’intéresser aux glapissements idéologiques des uns et des autres, il se dit que la guerre est préférable à ne rien faire, que la force doit s’imposer ou défendre, qu’être digne ce n’est pas négocier sans cesse.

Quand on sait ce qu’est devenue la Marine sous Pétain, le sabordage inique de la Flotte à Toulon, la lâcheté démissionnaire face à la force nazie, l’imbécile orgueil de caste anti-anglais – on se demande comment un Marc a pu se fourvoyer dans cette arme de fausse élite. A l’époque : aujourd’hui, la mentalité a fort heureusement changé et la Marine est redevenue une belle arme, dont les Français peuvent être fiers.

L’auteur, heureusement, a vite viré en Résistance, ce qu’il raconte peut-être dans un autre roman.

Michel de Saint-Pierre, La mer à boire, 1951, Livre de poche 1976, 145 pages, €3.00 l+de+saint-pierre%22

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Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse

La fin du monde approche avec le millénaire et ce roman finlandais loufoque nous apprend avec un humour ravageur comment s’en sortir.

Tout part du testament d’un vieil athée communiste qui, sentant la mort venir, fait le pari de Pascal : si Dieu existe, autant se mettre en règle avec lui avant de comparaître – on ne sait jamais. Avec l’essentiel de la fortune qui lui reste après la faillite de sa scierie, il crée une Fondation funéraire qui a pour but d’édifier une église. Peu importe où, ni avec quels paroissiens. Son petit-fils Eemeli est chargé de l’exécution du projet.

De cette idée baroque, l’auteur tire les conséquences jusqu’à l’absurde, dans une logique à la Lewis Carroll. Ce pourquoi nous rions souvent, tant le comportement de fourmi obstinée des différents fonctionnaires atteint des sommets de stupidité. Mais les bureaux persévèrent toujours dans leur être…

L’église sera dans la tradition finlandaise, bâtie avec les gens du coin sur les terres forestières de la Fondation, donc dans un endroit isolé très au nord du pays. L’administration – qui n’a jamais vu ça – élève des objections ? Passons outre. L’évêché luthérien ne veut pas ? Qu’importe. Les activités contredisent on ne sait quels règlements européens ? Et alors ? Le monde s’enfonce dans la paperasserie et des déchets, New York va bientôt devenir invivable tout comme Saint-Pétersbourg. La consommation de carburant et d’appareils électroniques sophistiqués dévorent les ressources et changent le climat, sans rendre plus heureux, au contraire.

La vie fraîche et joyeuse des bûcherons charpentiers finlandais qui vivent sur le pays, chassant l’élan et fumant la viande, pêchant le poisson et le salant en caques, cueillant les baies et les champignons pour les sécher, distillant leur aquavit parfumée aux herbes, cultivant des patates et élevant vaches et moutons, se constitue peu à peu naturellement. Les bâtisseurs sont vite rejoints par une bande de jeunes écolos en rupture avec le Système, qui créent leur propre artisanat et vivent dans des cabanes de rondins. Et tous ceux-là font des enfants.

La paperasserie dégénère en crise économique, laquelle aboutit à la Troisième guerre mondiale et aux migrations massives, avant qu’une comète ne vienne chambouler l’axe terrestre. L’auteur n’hésite pas à enchaîner les causes pour sa fable morale. Peut-être a-t-il raison ?

1992-2023 : il a fallu trente ans – une génération – pour que la terre soit donc détruite. Toute ? Non. Le petit village d’Ukonjärvi résiste encore et toujours à la destruction. Autarcique, libérale, démocratique, l’existence traditionnelle renaît avec école, église et armée, mais à taille humaine, gérée par tous sur l’agora. Le vieux communiste, en désirant fonder une église, a créé la possible renaissance de l’humanité.

A l’heure des populismes et des catastrophes climatiques qui s’accentuent, au moment où les risques de guerres et de migrations massives sont au plus haut, à l’ère où le Système – économique, financier, fiscal, social, politique – se fissure par individualisme et globalisation, relire Arto Paasilinna est réjouissant. Il fait de l’écologie une pratique, non une purge néo médiévale.

Il fait redécouvrir combien l’union de gens venus de partout (des Russes, des Somaliens, des Arabes, des Finlandais des villes) autour d’un projet commun rend apte à fonder une communauté qui s’administre par elle-même. Chacun y a sa place et voix au chapitre. Sans ambition d’aller sur la lune, ni de transformer l’humanité par des gadgets. Mais de vivre tout simplement : « Pas besoin de coûteux kérosène ni de pièces de rechange. Les moteurs à avoine ne calaient pas en plein travail même si le carburant venait à manquer ; les bœufs tiraient stoïquement la charrue pendant des heures sans avoir besoin de faire le plein. Et quand il était temps de se ravitailler, ils trouvaient eux-mêmes leur pitance en bordure de l’essart et leur boisson dans les eaux limpides du lac » p.219.

Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse, 1992, Folio 2012, 393 pages, €8.80

Les romans d’Arto Paasilinna déjà chroniqués sur ce blog

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Démocratie et algorithmes

Les Lumières avaient du bon, elles visaient à découvrir en l’humain ses possibilités cachées et à les révéler au grand nombre. La raison est la chose du monde la mieux partagée, disait Descartes. Mais chaque mouvement connait le risque de sa dérive. De la raison nait le raisonnable, mais aussi le rationnel et le rationalisme.

Si chacun peut être raisonnable, s’il maîtrise ses passions et sublime ses pulsions, le rationnel est déjà plus ambigu. Connaître en raison le monde est le but du savoir scientifique qui fonctionne par essais et erreurs, hypothèses et tests. Mais cette méthode rationnelle est elle-même une croyance, comme l’a montré Nietzsche, une « volonté de savoir ». Cette volonté côtoie d’autres volontés, toutes aussi légitimes qu’elle, comme la volonté de se préserver et la volonté de puissance. Faire de la rationalité l’alpha et l’oméga de l’être humain, c’est le réduire. Croire au tout mathématisable, c’est amputer l’humain.

Le rationaliste croit que tout est calculable, que tout est paramétrable et qu’il suffit d’accumuler des masses de données (Big data) pour en calculer les probabilités selon les circonstances, et définir des modèles algorithmiques pour décider. Exit l’humain, place aux machines ; exit la politique, cet art de concilier les contraires par la négociation et le compromis, place au rationnel pur.

Déjà, les politiciens montrent qu’ils maîtrisent de moins en moins les décisions. Les grands problèmes de notre époque ne sont plus à la mesure des élus, souvent professionnels de la politique avec une vue étroite des choses et des gens, faute d’expérience dans la réalité vécue. Leur temps est celui de l’élection, pas du long terme – qui seul importe pour le climat, les ressources, les migrations, la démographie, la santé, et ainsi de suite. Ils ne sont plus audibles parce qu’ils fonctionnent entre eux, en petits jeux tactiques, tout en se servant au passage dans l’argent public et vivant largement. Une fracture entre peuple et élite se double d’une perte de légitimité du régime représentatif : pourquoi élire des prébendiers s’ils sont impuissants à faire quoi que ce soit d’utile ?

La tendance longue est à la bureaucratie, remplacer l’action politique par la gestion des choses. Elle est amplifiée, depuis des décennies, par la technocratie : c’est pas moi, c’est « on ». Les hautes autorités, Bruxelles, la Cour de justice, la Banque centrale, le FMI, l’ONU… sont autant de démission apparente du politique, qui noie les décisions sous l’anonymat et la machinerie bureaucratique. Ce pourquoi, avec ses gros sabots, Donald Trump touche une corde sensible : lui veut réhabiliter la décision politique, même si c’est avec une insigne maladresse et avec un mépris total des conséquences. Le Brexit est l’expression de la même tendance, en plus subtil.

Bureaucratie, technocratie, ne restait à venir que l’automatisme. Le voilà qui vient. La personne disparaît au profit de la donnée, le gouvernement au profit de la gouvernance, le pouvoir de décider à l’abandon aux machines. Ce vieux mythe de la société autorégulée, harmonieuse, cette République de Platon ou ce Phalanstère de Fourier, renaissent avec l’idéologie transhumaniste, transdémocratique. Le destin historique du marxisme rejoint la main invisible du libéralisme pour enfumer le peuple par un opium puissant : celui du tout-calculable par la puissance informatique, du tout-prévisible par les algorithmes du Big data, du non-travail grâce aux machines, robots et autres applications numériques. Et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) – tous américains… – de se réjouir du monde qui vient, tout entier voué au divertissement, au temps de cerveau disponible, au paraître, à la futilité – et à l’International Business Machine.

Big Brother is watching you !

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Dimitri Lioubov, Immersion d’un attaché culturel russe à Paris

Ainsi que la citation en tête l’indique, il s’agit d’un roman crypté, une parodie d’espionnage. Dimitri Lioubov, soupçonne-t-on, ne s’appelle pas ainsi de son vrai nom, et il n’est pas plus espion ou russe que vous et moi (enfin vous, je ne sais pas). Son style à la foi direct et parodique rappelle celui de « Max Milan », du même éditeur. Peut-être un unique auteur caméléon qui prend plusieurs formes ? Peut-être l’éditeur lui-même ? (Jusqu’où va la paranoïa quand on lit à vocation de chroniquer)…

L’action se situe en 1984, ce qui n’est pas non plus par hasard, tant le roman 1984 de George Orwell est la quintessence du formatage d’Etat sur les populations. L’an 1984, c’est la gauche au pouvoir en France, avec les résultats politiques, économiques et sociaux lamentables que l’on sait – même l’idéologie socialiste a pris un coup dans l’aile. C’est dire si l’intervention finale d’un « membre du Parti communiste » est bouffonne, faisant comme si…

Mais reprenons au début. L’espion Dimitri (c’est lui qui raconte), « attaché culturel » soviétique à Paris – ce qui veut dire espion du KGB – « habillé d’un imperméable mastic » (comme dans les romans de gare) et d’un sac à dos noir (hip-hop à la Mitterrand) est en mission au Musée des Arts & Métiers. Son objectif ? Pénétrer les secrets du sous-marin nucléaire Redoutable dont la partie avant se trouve déjà exposée au musée.

Profitant d’un moment d’inattention générale, l’espion plonge dans la coque par la tourelle, ni vu, ni connu. Cette performance athlétique accomplie grâce à son entraînement spécial dans les écoles d’espionnage, il constate avec stupeur – et un brin désabusé – que la bureaucratie moscovite l’a abusé : la coque est vide. Aucun matériel sensible n’est contenu dans son enveloppe.

Il lui faut donc ressortir, tout aussi ni vu, ni connu, pour rendre compte de sa mission méticuleuse à sa hiérarchie. Mais là, problème : soit il n’ose pas, soit il ne réfléchit pas, soit il n’a pas été correctement entraîné : il ne peut pas sortir sans se faire repérer. Et c’est le défilé cocasse des classes de gosses, émerveillés de la puissance de destruction que vante l’instit enfiévré, des groupes de touristes guidés par des gardiens mis en verve par lesdits instits, des vieilles qui viennent se mirer en sa coque comme en leur miroir pour se refaire de pulpeuses babines…

Des expéditions la nuit aux toilettes, tandis que les deux gardiens quasi retraités sont captivés par leur film porno, permettent de satisfaire aux besoins de la nature et de remplir d’eau la thermos. Mais les jours passent ! Cette inaction, malgré l’entraînement commando, a quelque chose de bouffon elle aussi : il aurait été si simple de se planquer aux toilettes avant l’ouverture, puis de ressortir comme un badaud moyen sans se faire remarquer. Mais ce « plan B » (cher à tous nos gauchistes alter d’aujourd’hui) n’effleure l’esprit de notre guébiste que fort tard dans l’action, et sans qu’il le mette en œuvre.

Car l’élite soviétique, soigneusement sélectionnée, a les tares de toute consanguinité trop poussée. « L’Empire est le modèle du réseau, il se compose d’une classe supérieure étanche à toute autre. De là proviennent les plus hauts gradés dans tous les domaines » p.45. Les mélenchonistes et autres souteneurs du si pittoresque PC, devraient savoir à quoi s’attendre.

Je ne vous dirai pas comment il va s’en sortir, mais ni la profession, ni le savoir-faire ne se montrent grandis. En russo-soviétique, l’approbation se dit « da », en général doublé : « da ! da ! ». Le lecteur l’aura peut-être compris, Dada est peut-être la clé de l’énigme. Car l’absurde idéologique poussé à espionner le rien que contient une maquette, les ordres impératifs de la bureaucratie centrale pour faire agir leur agent pour rien, l’entraînement intensif pour se trouver piégé comme rien, dépeignent cet absurde que le mouvement né en 1916 a révélé.

Le plus absurde étant la prise de conscience écologique et la montée de misanthropie de cet élève zélé des collectivistes productivistes.

Ce qui n’empêche pas notre individu de se livrer à de réjouissantes critiques à la « Max Milan » de notre société parisienne contemporaine si contente de soi et de sa mission universelle. « A combien de spectacles d’avant-garde ai-je dû assister ? Longues soirées de bavardage autour du sexe des anges, le formalisme théorique a englouti les dernières capacités réflexives de ces artistes subventionnés. Ils se qualifient de dérangeant. Que dérangent-ils en racontant des histoires petites-bourgeoises de mœurs aussi tarabiscotées qu’invraisemblables, de conflits familiaux de de révélation sexuelle sans intérêt ? » p.71. L’avant-garde était réputée « scientifique » dans le marxisme selon Lénine, fraction éclairée du Prolétariat qui doit mener les masses vers la lumière. Elle s’est bien dévoyée chez nos intellos à la mode… Ils se montrent « capables de gloser comme aiment le faire les Français sur un sujet dont ils ne connaissent que les commentaires », ajoute l’auteur p.104.

A lire cum grano salis, comme on disait jadis dans les classes où l’on apprenait encore quelque chose.

Dimitri Lioubov, Immersion d’un attaché culturel russe à Paris, 2017 PhB éditions, 110 pages, €9.00

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Alexander Kent, Second ne daigne

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Napoléon est revenu de l’île d’Elbe, mais Waterloo le guette. Sir Richard Bolitho l’amiral est mort d’une balle tirée par l’ennemi dans le tome précédent, sur la dunette de son navire. Les héros sont finis – comme dans notre après-guerre avec Churchill, Eisenhower, de Gaulle… Douglas Reeman l’auteur, qui a pris pour pseudo de plume le nom d’un ami dans la marine mort au combat, Alexander Kent, s’est engagé à 16 ans en 1940 dans la Navy. C’est aussi son histoire, qui rejoint la grande Histoire, qu’il raconte avec les Bolitho, deux siècles plus tôt.

Si les grands ne sont plus, subsistent les fils et les neveux. Adam Bolitho, capitaine de vaisseau, reste fringant et piaffe d’impatience plus que son oncle. Il recevra comme mousse le fils de l’amiral Dreighton, mort dans l’attaque de Washington avec sir Richard ; l’adolescent de 15 ans semble moins pusillanime que son géniteur. Adam a été rappelé d’Amérique où la guerre se termine pour être envoyé en Méditerranée avec une frégate toute neuve, la Sans-Pareil, dans l’escadre du remplaçant de sir Richard. Ce dernier avait signalé combien le dey d’Alger pouvait être dangereux, donnant asile à des frégates renégates françaises ou espagnoles qui pillent allègrement les navires marchands anglais.

L’aventure continue donc avec Adam. Il va couler un brick, emporter un brigantin et capturer quatre frégates en moins de 500 pages. Sa jeunesse et sa fougue balayent la prudence passée de son oncle comme les précautions diplomatiques de son successeur. Indépendant, il préfère agir le premier : second ne daigne d’être. Au point parfois de désirer une femme qui est celle d’un autre. Il ira même contre les ordres formels de son amiral Rhodes, jaloux des succès passés de sir Richard et vertueusement choqué du compagnonnage d’un amiral de la flotte avec Lady Catherine – qu’il considère comme une « pute ». Mais Adam, s’il enfreint les ordres, a toujours une raison recevable par la bureaucratie navale : l’attaque d’un vaisseau ami qu’il faut soutenir, l’assistance à un bâtiment moins armé, la prise de guerre d’une frégate…

Car les ennemis se cachent au cœur même du Royaume-Uni ; ils renseignent les prédateurs par intérêt, financent des corsaires, se partagent les gains… Adam s’efforcera de tuer le capitaine Martinez, renégat espagnol qui pirate pour Alger et que son oncle avait rencontré, mais c’est un fusilier qui le devancera, discipliné et sans état d’âme. Adam, le sabre à la main, n’aurait pas eu le temps face à un pistolet armé. Il devait protéger en outre son mousse Napier, 14 ans, qui n’a pas voulu le quitter d’un pouce au combat et qui s’est pris un morceau de bois dans la cuisse lors de l’abordage. Car l’humanité et l’attention aux humbles font partie de l’héritage des Bolitho. Adam suit l’exemple de son oncle et le transmet aux aspirants : se préoccuper des hommes, ne pas les punir par orgueil mais pour des fautes avérées, savoir leur nom et si possible leur histoire, écouter les talents précieux comme ceux du timonier, du canonnier ou de la vigie, leur demander beaucoup mais jamais en vain.

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Sur la terre ferme, la demeure de Falmouth et le vieux sabre de famille appartiennent désormais au dernier descendant mâle des Bolitho, sir Richard ne laissant qu’une fille – vite orpheline parce que sa mère Belinda, hautaine et jalouse de Catherine, a voulu chevaucher sa jument et que la cravache l’a fait renâcler au bord de la falaise. Belinda s’y est brisé le cou, ce qui simplifie la succession et atténue la haine, mais fait d’Adam le tuteur légal d’Elisabeth, 13 ans. Catherine s’efface, consciente du scandale social de son compagnonnage affiché avec Richard – resté marié – et consciente aussi qu’Adam n’a plus besoin d’une mère de substitution ; il est désormais pleinement adulte. Elle cède aux avances du puissant Sillitoe, ex-inspecteur général du Régent, mais qui démissionne pour vivre au grand jour avec elle. Un voyage diplomatique en Espagne est prévu pour le couple.

J’aime toujours autant cette série d’aventures, écrite pour les hommes et les adolescents. Elle évoque les combats de l’existence, le plaisir de naviguer sur des cathédrales de toiles, l’océan qui sans cesse change et pousse à d’adapter, l’amitié et l’amour comme les deux faces viriles du sentiment sur la mer ou la terre, les hommes qui grognent et se surpassent, plomb ou or selon qu’on les commande ou non.

Alexander Kent, Second ne daigne (Second to None), 1999, Phébus Libretto 2016, 458 pages, €11.80

e-book format Kindle, €17.99

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