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Dimitri Medvedev est un fou délirant

Dimitri Medvedev parle comme un fou (« qui est dans un état psychologique de trouble intense ou d’exaltation causé par une forte émotion ou un sentiment poussé au paroxysme » selon le CNRTL) : non seulement il croit ce qu’il dit, mais ce qu’il dit est le parfait miroir de ce qui existe dans son propre pays, la Russie. Il accuse les autres – et notamment l’Ukraine – de faire ce que fait la Russie de Poutine !

Jugez-en plutôt.

Ce vice-président du Conseil de sécurité de la Russie, politicien et juriste, dans son interview du 17 juillet par l’Agence Tass, évoque les trois « D » — démilitarisation, dénazification, démocratisation qui ont été pensés pour traiter l’Allemagne nazie en tant qu’État agresseur. Pour lui, « une ressemblance évidente persiste » à propos de l’Ukraine actuelle.

« Premièrement, dit-il à Tass, il existe une crise identitaire et des symboles hystériquement nazis. On voit fleurir un culte des idéologues collaborateurs ou nazis, des svastikas, des Totenkopf sur les uniformes et véhicules militaires, et d’autres allusions au Troisième Reich », dit-il. – N’oublie-t-il pas un peu vite dans la Russie de Poutine la milice « Wagner » fondée par Dimitri Outkine, ouvertement admirateur d’Hitler, ses symboles carrément nazis, sa succession prise par l’« Afrika Korps », la manipulation par le « nationalisme géré » et l’encouragement au mouvement Nashi ? Dès 2020, par utilitarisme, la Russie assouplit sa loi sur les symboles nazis, désormais réautorisés.

Il poursuit : « L’idéologie actuelle se fonde sur la haine du voisin et prône la « lutte jusqu’au bout ». Tout cela est soutenu par le gouvernement et imprègne la société. La militarisation s’y ajoute, des groupes armés acquérant des fonctions non seulement militaires mais aussi politiques, certains étant peu contrôlés par l’État. » – N’oublie-t-il pas un peu vite dans la Russie de Poutine l’idéologie du nouveau-nationalisme de haine du voisin, de haine de l’Occident tout entier, soutenue par le gouvernement qui en fait ouvertement la propagande jusque dans les écoles primaires, militarisant les garçons dès l’âge de 10 ans, encourageant les groupes armés militaro-politiques ?

« Deuxièmement, la longévité au pouvoir, des signes manifestes de dictature : les procédures électorales sont annulées sous prétexte de guerre, les opposants sont persécutés ou emprisonnés, la liberté d’expression anéantie. » – N’oublie-t-il pas un peu vite dans la Russie de Poutine les 25 ans de pouvoir (plus que Staline !), les procédures électorales biaisées, les opposants persécutés et emprisonnés comme Navalny, voire tués, la liberté d’expression anéantie par la fermetures des ONG, de l’association Memorial, des médias libres ? N’ose-t-il pas ajouter, plus bas que : « La démocratisation n’est pas qu’une élection : il s’agit de restaurer les institutions juridiques, la presse libre, la concurrence véritable, la séparation des pouvoirs. » – Qu’à cela ne tienne ! Pourquoi la Russie de Poutine serait-elle exemptée de ces bons principes ? Même le site Polemia de Jean-Yves Le Gallou, proche d’Eric Zemmour, analyse que la Russie n’a rien d’une démocratie au sens universel – c’est dire !

« Troisièmement, l’économie est en déclin. À l’instar du Troisième Reich dans ses derniers mois, l’Ukraine aujourd’hui connaît une crise économique et de gestion, à laquelle on ne répond qu’avec le financement extérieur et la mobilisation rhétorique. » – N’oublie-t-il pas un peu vite dans la Russie de Poutine la récession économique, l’inflation forte, la pénurie de biens de consommation, le budget consacré en majorité au militaire, la corruption mafieuse qui gangrène toute l’économie et la gestion du pays ? Le suicide programmé de la Russie est déjà inscrit dans sa politique depuis Poutine.

Tout ce délire de persécution et cette prose revancharde prêteraient à rire, tant Medvedev accuse formellement l’autre de ses propres fautes et lacunes. Mais ce n’est pas drôle parce que cet aliéné (au sens exact du mot : « sous une influence dominante ou irrésistible ») croit ce qu’il dit. Les faits ? Il s’en fout. Seul compte son image délirante (au sens psychiatrique) du monde et des autres. « Les idées d’extrême-droite reposent sur l’inversion quasi systématique du réel », écrit dans la revue La Recherche de juillet-août l’économiste Michael Lainé, auteur de L’ère de la post-vérité, paru cette année (e-book Kindle disponible). Et c’est bien ce qui se passe.

Les croyances de M. Medvedev, paranoïaque comme semble-t-il nombre de « vice »-présidents (voyez JD Vance) sont issues de l’isolement volontaire de la Russie, de son idéologie réactionnaire qui veut réhabiliter Staline et Pierre le Grand, en plus de biais cognitifs classiques analysés par le prix Nobel en économie Kahneman. Ainsi le biais de confirmation (je ne retiens que ce qui va dans le sens de mes idées préconçues), le biais de popularité (ça marche auprès des nationalistes mafieux, donc c’est vrai), l’effet de halo (juger sur une impression globale issue d’une seule caractéristique), le biais de négativité (être plus attentif à ce qui menace qu’au reste). Ce qui est vrai ne compte pas – seul ce qui compte est ce que je crois, moi, mon réseau, ma bande, ma nation, ma race.

Et c’est grave.

Car tout esprit critique disparaît au profit de la tradition, du conformisme et de la hiérarchie établie. Toute histoire fondée sur les faits disparaît dans le discours laudateur sur les grands dirigeants et la glorieuse nation, sans aucun recul critique. Toute mémoire personnelle est réécrite car, les neurologues le montrent, comme Pascal Roullet prof de neurosciences à l’université de Toulouse, dans le même numéro récent de La Recherche : « Le simple fait de présenter un nouvel événement émotionnel durant la réactivation d’un vrai souvenir suffit à créer un faux souvenir. Et ce, indépendamment de toute suggestion verbale ou sociale. » Les Russes apprennent donc de « faux souvenirs », de la post-vérité comme la fameuse GGP, Grande Guerre Patriotique, mythifiée par Poutine.

Dès lors, toute critique de la Russie apparaît « réellement » à un Medvedev comme une menace « existentielle » (même chose pour les critiques contre Israël, assimilées de suite à de l’anti-« sémitisme » alors qu’il s’agit d’anti-« sionisme » et plus précisément d’anti-« extrême-droite religieuse israélienne). Or, quand on a des milliers de bombes H et des missiles pour les envoyer, la croyance compte plus que les faits.

Il faut plus que jamais :

– déconstruire l’édifice délirant de la paranoïa russe,

– contrer les cyberharcèlements des fausses vérités et de la propagande qui inonde les réseaux,

– pointer la complicité des partis extrêmes qui, en France, ont « intérêt » politiquement à engendrer le chaos et inhiber la défense de l’Otan.

– pointer aussi la vaniteuse bouffonnerie d’un Trompe qui dit tout et son contraire, ne croit à rien sauf à lui-même, et se laisse mener par le dernier qui cause.

– sans oublier de pointer la dérive démocrate woke qui, partant d’un bon sentiment (faire émerger les minorités) est devenue une chasse aux sorcières de tous ceux qui pensent « mal », à coup de Cancel et MeToo.

Vaste programme ! Mais indispensable…

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Ann Rule, Jusqu’à ton dernier souffle

Sheila s’est mariée en 1982 à Allen Van Houte, avec lequel elle a eu deux filles. L’homme s’est déjà marié deux fois. Treize ans plus tard, elle est assassinée sur la commandite de son mari, qui la poursuivit d’une haine sans faille. Non qu’il aimait les enfants qu’elle lui a pris lors de leur divorce en 1987, mais il ne supportait pas qu’on lui résiste ou qu’on lui dise non. C’est donc l’histoire vraie d’un féminicide à la fin des années 90 que nous conte l’auteur, journaliste spécialisée dans les enquêtes de justice qui passionnent l’Amérique.

Allen est un pervers narcissique. Pas un psychopathe, au sens clinique du terme, mais quelqu’un dont l’enfance a été si massacrée qu’il n’a plus aucune empathie pour les autres. Il ne sait pas qui est son père, ce pourquoi il se choisira un nouveau nom, ce qui était très facile en Amérique. Il a choisi celui du personnage de Shogun, le roman populaire sur un samouraï blanc au Japon ; au XVIIIe siècle : Blackthorne. C’est sous ce nom qu’il a lancé une nouvelle société d’appareils médicaux, après avoir fait faillite à Hawaï à pillé le stock pour se relancer. Devenu millionnaire, tout lui semble possible, y compris son emprise sur son ex-femme et sur les deux filles, Stevie et Daryl qu’il a eues avec elle. Préférant les garçons, il leur a donné des prénoms de garçons. Cela ne l’empêche pas d’abuser sexuellement l’aînée avant qu’elle n’ait 7 ans. Ce fait n’a pas été condamné, ni clairement dénoncé, car, dans les années 1980 à 2000, la parole des enfants était sujette à caution et tout ce qui touchait la sexualité minimisé.

Allen croit que, puisqu’il a résisté aux mauvais traitements de sa mère et qu’il a finalement réussi une entreprise au Texas, tout lui est dû. C’est le syndrome du millionnaire arrivé, dont Trump est le dernier représentant. Les lois et le droit, il s’en fout. Seul compte son égoïsme sacré.

Il se remarie avec Maureen, avec laquelle il a deux petits garçons. Il aurait dû être content d’avoir divorcé et de vivre son bonheur dans cette nouvelle vie. Au lieu de cela, il ne cesse de harceler Sheila, son ancienne compagne, juste pour la tourmenter et la punir de l’avoir quitté pour mauvais traitements. Il va l’accuser de ses propres turpitudes, c’est-à-dire de fouetter ses filles sur les jambes, de leur donner des gifles, leur cogner la tête contre le mur. Cela n’empêche pas Sheila de cumuler courageusement deux emplois pour élever ses filles. Car leur père biologique refuse absolument de leur verser une pension alimentaire.

Mais la haine va plus loin. Il va commanditer « une bonne raclée » à sa femme, « et tant pis si elle meurt », déclare-t-il. Pour cela, il a demandé à un compagnon de golf qui, lui-même, va demander à un ami, qui contacte son cousin, un jeune assez benêt pour exécuter l’ordre sans réfléchir. Sheila, qui est partie vivre en Floride avec son nouveau mari Jamie et leurs quadruplés de deux ans, est tuée à son domicile en plein jour, devant les petits. Leur sœur aînée Stevie les retrouve tout nu et tout couverts de sang, pleurant auprès de leur mère morte.

Le procès va durer un certain temps, Allen s’entourant d’une brochette d’avocats très chers. Mais les procureurs de l’État comme les procureurs du FBI, puisque le crime s’est passé dans un autre État, vont s’acharner à dénoncer les manipulations d’Allen, ses mensonges et son implication dans le crime.

Allen Blackthorne sera finalement condamné deux fois à la perpétuité, ce qui n’a pas grand sens pour nous, mais qui en a un aux États-Unis, au cas où un vice de procédure annulerait la première condamnation. Il sera tué en prison par un gang à 59 ans, en 2014 (ce qui n’est pas dans le livre).

Ce fait divers a passionné l’Amérique et la journaliste Ann Rule en a fait un livre, selon son habitude et son talent. Ce n’est pas un thriller puisque l’on connaît la fin, mais, sauf quelques passages un peu longs sur les premiers temps d’Allen puis sur les détails du procès. Car tout est minutieusement détaillé dans ce livre de journaliste, de façon maniaque pourrait-on dire, car les Américains sont très pointilleux sur le droit. Soucieux de leur liberté, ils veulent d’infinies précisions quant à la pertinence de l’application d’une loi à leur encontre. Ce juridisme n’est pas toujours facile à rendre agréable à la lecture, mais ce récit dans l’ensemble se lit très bien.

Ann Rule, Jusqu’à ton dernier souffle (Every Breath you Take), 2001, Michel Lafon Poche 2022 ou occasion Livre de poche 2005, 441 pages, €7,60, e-book Kindle €7,99

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Les enquêtes d’Ann Rule déjà chroniquées sur ce blog

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Keith Lowe, L’Europe barbare

La guerre mondiale est réputée terminée en Europe par la capitulation de l’Allemagne en 1945. Keith Lowe, historien anglais né en 1970, montre qu’il n’en est rien. Il s’intéresse à cette période oubliée qui suit juste la guerre, la fin des années 40. Il démontre, exemples à l’appui, que la politique a précédé la guerre et l’a poursuivie par d’autres moyens – avec la brutalité issue des combats et des massacres. Si la Première guerre mondiale a démantelé les empires et créé de nouveaux pays selon les nationalités, la Seconde guerre a épuré les minorités ethniques pour tenter de faire coïncider frontières et populations. La haine et la vengeance ont été les moteurs de cette période « sauvage » (le titre anglais est plus clair que le flou du titre français).

Quatre parties dans ce livre :

1. L’héritage de la guerre, qui montre les destructions matérielles et humaines, l’impact de l’absence des hommes et des pères, les déplacements et la famine, la destruction morale (la prostitution des enfants à Naples et à Berlin) – en bref, un paysage d’amoralité et de chaos.

2. Vengeance, c’est le maître mot, la soif de sang, la libération des camps, les travailleurs forcés, les prisonniers de guerre allemands à qui l’on fait subir des brimades revanchardes, l’Europe orientale livrée aux massacres d’Allemands de Poméranie, de Juifs et d’Ukrainiens par les Polonais, de Polonais par les Ukrainiens, la vengeance contre les femmes et les enfants (2 millions d’Allemandes violées), l’ennemi de l’intérieur.

3. Le nettoyage ethnique par la fuite des Juifs, jamais bienvenus où qu’ils aillent (sauf en Israël, et pas avant 1948 à cause des Anglais), les transferts forcés et intimidations des Polonais et Ukrainiens dans leurs nouvelles frontières issues de la guerre, l’expulsion des Allemands (pas moins de 11 millions), le microcosme de la Yougoslavie où Tito impose l’unité d’une main de fer… mais ne fait que mettre une chape qui explosera dès la chute du « communisme », aboutissant à la guerre ethnique entre Serbes, Croates, Bosniaques. C’est une époque de tolérance à l’Ouest, plus démocratique malgré la guerre, et d’intolérance à l’Est, poussé par Staline à imposer sa domination militaire, politique, économique, idéologique, culturelle, sociale.

4. La guerre civile, violente mais brève en France et en Italie lors de la Libération, implacable et durable en Grèce et dans les Pays baltes entre communistes et nationalistes, chacun soutenus par les grandes puissances, l’URSS de Staline et les États-Unis de Truman. La stratégie du salami pour assujettir les pays au soviétisme dans tous les pays de l’Est et l’exemple-type de « l’oiseau dans son nid » de la Roumanie.

Plusieurs leçons à tirer de cette fresque au galop, très documentée, et contée d’une voix fluide très agréable à lire.

La guerre brutalise les comportements, et ils subsistent une fois la paix revenue. « Dans certaines parties de l’Europe, où la population avait perdu toute confiance dans les institutions chargées de faire respecter l’ordre public, le recours à la vengeance a donné au moins le sentiment qu’une certaine forme de justice restait possible ; dans d’autres régions, des méthodes plus ou moins violentes étaient quelquefois considérées comme ayant des effets très positifs sur la société » p.294. Par exemple tondre les femmes qui s’étaient commises avec les Allemands (« la collaboration horizontale ») a canalisé la violence et a redonné aux hommes, battus et humiliés en 40, une fierté – même si se venger sur de plus faibles n’est pas moral.

La haine, la xénophobie, l’antisémitisme, n’ont pas été créés par les nazis mais Hitler a amplifié le phénomène qui existait dans les sociétés cosmopolites d’avant-guerre. Ces passions ont subsisté après la capitulation et jusqu’à aujourd’hui. Elles reprennent de la virulence dès que survient une crise économique, sociale ou politique, comme un virus tapis dans l’organisme social qui se manifeste dès qu’un affaiblissement a lieu. « Il y avait quantité de raisons de ne pas aimer son voisin au lendemain de la capitulation. Il pouvait être allemand, auquel cas tout le monde ou presque le vilipendait, où il avait collaboré avec les Allemands, ce qui était tout aussi répréhensible : l’essentiel des actes de vengeance visait ces deux groupes. Il pouvait croire dans le mauvais Dieu – un Dieu catholique où orthodoxe, musulman, juif, ou pas de Dieu du tout. Il pouvait appartenir à la mauvaise « race » ou nationalité : pendant le conflit, des Croates avaient massacré des Serbes, des Ukrainiens avaient tué des Polonais, des Hongrois avaient réprimé des Slovaques, et tout le monde ou presque avait persécuté les juifs. Il pouvait défendre les mauvaises convictions politiques : les fascistes comme les communistes ont été responsables d’innombrables atrocités d’un bout à l’autre du continent, et ont également été soumis à une répression brutale – ainsi d’ailleurs que tous ceux qui souscrivaient aux opinions comprises entre ces deux extrêmes. La simple diversité des griefs qui existaient en 1945 suffit à démontrer non seulement l’universalité de cette guerre, mais aussi l’inadéquation de notre mode de pensée traditionnel pour qui veut la comprendre » p.570. La race, la nationalité et l’idéologie importent plus que les territoires. Ce pourquoi Poutine se fout du Donbass (« c’est de la merde », aurait-il dit), ce qu’il veut est imposer son imperium à l’Ukraine comme il l’a fait à la Biélorussie.

La Russie de Poutine garde le grand exemple de l’URSS de Staline, son mentor. Il agit comme lui. « Lors d’une conversation avec l’adjoint de Tito, Milovan Djilas, il eut ce propos fameux selon lequel la Deuxième Guerre mondiale était différente des conflits du passé : « celui qui occupe un territoire y impose son système social. Tout le monde impose son système aussi loin que son armée peut avancer » p.530. Dès lors, inutile de croire que Poutine peut reculer en Ukraine et « rendre » les territoires « conquis ». Ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à vous est négociable ; c’est un autre adage de Staline.

L’attrait pour le « communisme » (initialement organisation sociale démocratique sans classe et sans État où les biens matériels sont équitablement répartis) est né de la haine amplifiée par la guerre. Avant de déchanter brutalement, une fois les méthodes staliniennes révélées. « La haine fut la clé des succès du communisme en Europe, comme l’attestent clairement d’innombrables documents pressant les militants du parti de s’en faire les chantres. Le communisme ne se bornait pas à profiter de l’animosité entre les Allemands les fascistes et les collaborateurs ; il se nourrissait aussi d’une répulsion inédite envers l’aristocratie et les classes moyennes, les propriétaires terriens et les koulaks. Plus tard, alors que le monde entrait peu à peu dans la guerre froide, ces passions se traduisirent sans difficulté en une autre répulsion, visant cette fois l’Amérique, le capitalisme et l’Ouest » p.574. Ce genre de passions pousse les naïfs et surtout les ignorants à « croire » que l’autoritarisme national est la voie du paradis, et à minimiser les effets secondaires que sont l’absence de toute liberté (d’expression, d’entreprise, d’innovation, de pensée). Le contraste entre les deux Allemagne et les deux Corée – à l’origine de mêmes peuples et moyens, est éclairant !

« La période de l’immédiat après-guerre est l’une des plus importantes de notre histoire récente : si la Deuxième Guerre mondiale a détruit le Vieux continent, ses lendemains ont été le chaos protéiforme à partir duquel la nouvelle Europe s’est constituée. Ce fut durant ces temps violents et vengeurs que nombre de nos espoirs, de nos aspirations, de nos préjugés et de nos ressentiments ont pris forme. Quiconque veut véritablement comprendre l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui doit d’abord se forger une compréhension de ce qui s’est passé durant cette période de genèse cruciale. Il ne sert à rien d’esquiver les thèmes difficiles ou sensibles, car ils composent les pierres sur lesquelles s’est édifiée l’Europe moderne. Ce n’est pas notre souvenir des péchés du passé qui suscite la haine, mais la manière dont nous nous les remémorons » p.587.

Un bon livre qui nous en apprend beaucoup sur les racines de notre présent et qui se dévore sans un moment d’ennui.

Prix anglais Hessell-Tiltman for History, Prix italien Cherasco History

Keith Lowe, L’Europe barbare 1945-1950 (Savage Continent – Europe in the Aftermath of World War II), 2012, Tempus (poche Perrin) 2015, illustré de 12 cartes, 705 pages, €12,00, e-book Kindle €12,99

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John Steinbeck, A l’est d’Éden

Steinbeck a voulu écrire le livre de sa vie, une véritable Bible de sa famille et de sa région, la vallée de Salinas en Californie du nord. Une Bible qui englobe tout, de la création du (nouveau) monde à la sueur de son front, du « croissez et multipliez » contrarié par le péché, de la leçon de vie donnée par Dieu. Avec une obsession renouvelée pour le mythe biblique de Caïn et Abel, le frère qui tue son frère – par jalousie de l’amour du Père. Que ce soit Charlie et Adam, ou Caleb et Aron (toujours des prénoms en C et en A), le meurtrier (abouti ou non) est exilé à l’est du Paradis, l’Éden biblique.

L’est est là où le soleil se lève, où tout peut recommencer sous l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. L’ouest est au contraire toujours promesse de paradis retrouvé, de nouveau monde à défricher, de cité de Dieu à bâtir – d’où le tropisme puritain vers la terre promise des Amériques et, en Amérique, la ruée vers l’ouest des pionniers jusqu’à la Californie où coule, sinon le lait et le miel, du moins le coton et les oranges avant les filons d’or et la technologie. Au-delà, c’est la mer. Ceux qui se sont aventurés toujours plus vers l’ouest n’ont trouvé que les îles tropicales où se perdre dans l’oisiveté et le sexe, ou poursuivre inlassablement le monstre marin de Moby Dick.

C’est « l’histoire du bien et du mal, de la force et de la faiblesse, de l’amour et de la haine, de la beauté et de la laideur », écrit Steinbeck dans son Journal du roman. Il intercale l’histoire de deux familles dans le roman, la sienne, les Hamilton germano-irlandais un peu foutraques mais généreux, ses grands-parents maternels, et la famille Trask, inventée sur le modèle biblique avec un père dominateur et deux frères qui s’aiment et se haïssent. La mémoire et l’invention s’entremêlent. Cela donne un roman fleuve, contradictoire, immoral selon les normes du temps, addictif – au fond terriblement humain.

Il tourne sur l’interprétation dans la Bible du péché. « La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé », écrit justement l’auteur sous son personnage du chinois domestique et philosophe Lee, p.1143 Pléiade. D’où la jalousie du fils délaissé à l’égard de son père, tel Caïn le laboureur, dédaigné au profit d’Abel l’éleveur, l’autre fils. Cette injustice délibérée au premier degré laisse pantois. Mais Dieu inscrit au front de Caïn un signe pour que personne ne le tue. Et le fils premier-né, chassé du regard du Père, s’exile à l’est d’Éden. Sur deux générations, les Trask vont reproduire le modèle – comme quoi être imbibé de Bible n’est pas bon pour la santé psychologique de l’humanité.

Charles offre à son père un couteau à lames multiples, avec l’argent qu’il a gagné en coupant du bois à la sueur de son front. Au lieu d’en être récompensé par un regard, une parole ou un geste d’amour, le père dédaigne le cadeau au profit de celui de son autre fils, Adam, qui se contente sans effort de lui offrir un chiot trouvé dans la forêt. Charles tabasse alors Adam en le laissant pour mort. Mais il ne l’est pas et, devenu père à son tour après un périple forcé dans l’armée, il reproduit le schéma : il reçoit en cadeau de son fils Caleb une grosse somme d’argent acquise par le travail des haricots et l’astuce de profiter de la montée des prix, pour compenser la perte d’un projet de vente de salades préservées dans la glace qui a échoué. Mais Adam refuse ce cadeau indignement (selon lui) gagné par la spéculation et préfère les bons résultats scolaires de son autre fils Aron. Caleb se venge en révélant à son faux jumeau Aron que leur mère n’est pas morte, mais une putain qui tient maison dans la ville après avoir tiré sur leur père et les avoir abandonnés. Effondré, Aron, à 17 ans, s’engage dans l’armée et se fait tuer dans la Première guerre mondiale.

C’est toute la différence entre l’être beau, obéissant et conformiste, et l’être moins doué par la nature mais qui compense par ses efforts. Le pur et le maléfique, l’ange et le démon. Dieu est bien injuste, lui qui a créé les hommes tels qu’ils sont, Abel comme Caïn. Aron ressemble à son père, orthodoxe et suivant les commandements à la lettre, tout désorienté lorsque la réalité vient contrecarrer ses rêves. Il n’aime pas sa fiancée Abra (au prénom qui vient d’Abraham), il aime l’idée idéalisée qu’il se fait d’elle. Au fond, il reste centré sur lui-même, égoïstement parfait, et le monde doit tourner autour de lui sans qu’il ne fasse rien pour.

Caleb ressemble à sa mère, la putain Cathy, depuis toute petite manipulatrice et sans affect, une parfaite psychopathe. Recueillie par Adam alors qu’elle était fracassée par son souteneur, après avoir simulé un viol qui a conduit l’un de ses professeurs au suicide, tué ses parents dans un incendie, elle l’a épousé pour mieux le détruire. Elle a couché avec lui et avec son frère Charlie pour affirmer sa liberté et, malgré une grossesse non désirée où elle a accouché de faux jumeaux, elle est partie en abandonnant mari et progéniture. Elle s’est instillée dans les bonnes grâce de la tenancière d’un bordel de Salinas avant d’empoisonner sa bienfaitrice qui l’instaurait légataire, et de pervertir les notables du coin par des pratiques sado-masochistes inusitées, dont elle conservait des photographies. Caleb la perce à jour, Aron en est effondré. Cathy, arthrosique et vieillissante, se suicide en laissant tout à Aron – qui laisse tout à sa mort sur le front.

Au fond, la Bible peut se lire de façon contradictoire : soit comme une soumission inconditionnelle à Dieu (ce que pratiquent les intégristes chrétiens, les puritains et… les musulmans), soit comme une liberté offerte à l’humain de construire sa vie selon ses choix successifs (ce que pratiquent les protestants, les catholiques après Vatican II et… les Juifs). La Parole de Dieu est soit un commandement absolu auquel il faut obéir à la lettre, soit un élément de réflexion à approfondir par soi-même. Steinbeck a choisi la modernité, et s’amuse de ce que Dieu « préfère l’agneau aux légumes » p.1142. Chacun est responsable de son destin et peut choisir le bien ou le mal à chaque instant. « Le mot hébreu timshel – ‘tu peux’ – laisse le choix. C‘est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si ‘tu peux’, il est vrai aussi que ‘tu peux ne pas’ » p.1177. Cal réussit à accepter ses fautes et à faire d’elles des forces pour aller de l’avant.

Le roman est plus riche que ce que je peux en dire en une seule note, et le cinéaste Elia Kazan en a tiré un film (chroniqué sur ce blog) qui recentre l’histoire sur Caleb et Aron, faisant du père Adam un monstre de rectitude borné, sans empathie, sûr de son bon droit moral issu du Livre – assez éloigné de l’Adam du roman.

Cette fresque familiale s’inscrit aussi dans l’histoire des États-Unis et du monde de 1863 à 1918, avec les guerres indiennes, la guerre de Sécession, la Première guerre mondiale, avec le développement du chemin de fer, de l’industrie automobile, du grand commerce et de la publicité, avec l’immigration venue de la vieille Europe et de la Chine. Tout cela incarné dans les petits gestes du quotidien, les situations sociales et l’amour. Plus que dans les vérités éternelles du Livre, les humains trouvent leur expérience dans la terre et dans la vie. « La production collective ou de masse est entrée aujourd’hui dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Tel est le danger qui nous menace. (…) Notre espèce est la seule à être capable de créer, et elle ne dispose pour inventer que d’un seul outil : l’esprit individuel de l’homme. (…) C’est seulement après qu’a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l’exploiter, mais le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau solitaire de l’homme » p.992

Un grand livre de l’humanité, le testament de l’auteur.

John Steinbeck, A l’est d’Éden (East of Eden), 1952, Livre de poche 1974, 631 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Lepénie en débandade après l’érection

Pas de majorité absolue, trois blocs dont la gauche en tête – mais avec le repoussoir Mélenchon. Qui sera Premier ministre ? Suspense.

Les Français en ont eu marre du bordel ambiant. Mélenchon, Macron, Hollande sont, dans cet ordre les moins appréciés des Français comme fouteurs de merde : le premier adepte de la révolution permanente et de la crise de régime pour assurer une démocratie directe dont il serait le caudillo à la Chavez ; le second pour avoir forcé à coups de 49-3 des réformes dont les Français ne voulaient pas, avant de dissoudre trop tard et trop vite l’Assemblée, laissant le pays en plein vide vacancier et en pleins JO à la merci d’inexpérimentés ; le troisième parce qu’il n’a pas su assurer la politique sociale-démocrate de gauche en augmentant les impôts – donc le chômage, puis en s’alliant au diable gauchiste au mépris de tous ses « principes ». Les plus appréciés, Attal et Bardela, dans cet ordre, ne le sont qu’à 42 %, selon un sondage Opinion Way pour la Fondapol, réalisé par interview du 21 au 24 juin dernier sur 3040 personnes selon la méthode des quotas. Car Attal n’a pas eu le temps de faire ses preuves et Bardela ne les a jamais faites. Fausse vérité, Bardela n’a eu qu’une « victoire différée » – l’autre nom de la vraie défaite. Le président a divisé pour mieux régner – mais va-t-il y parvenir ? Son ex-majorité n’a pas si démérité que cela et Gabriel Attal se place pour l’avenir.

Avant le second tour, la moitié des électeurs craignait l’une ou l’autre des majorités possibles, celle du président suscitant le moins de crainte car on sait à quoi s‘attendre, au contraire de la gauche populo ou du RN populiste. Le Nouveau « Front populaire » (dont le nom lui-même est une arnaque) est une agrégation de divergences ; seuls 20 % des électeurs souhaiterait voir Mélenchon accéder au foutoir (le nom qu’il donne au pouvoir). Le plus adulé, Bardela, est érigé par 38 % seulement – et la débandade est sévère au second tour. Le chef insoumis a accumulé tant de haine dans la société politique que ses électeurs mélenchonistes ont parfois préféré Jordan Bardela à Gabriel Attal. La politique a quelque chose de sexuel, d’où l’excitation médiatique, les halètements des commentateurs et les métaphores amoureuses. Le résultat des érections sortis des burnes a rejeté le RN, goûté du bout des lèvres le FDG, relégué l’ex-majorité. Faites vos jeux, la balle au centre – à condition de virer le Mélenchon comme arbitre… ce qui n’est pas acquis pour l’instant. Car aucun bloc élu ne peut gouverner seul.

Pour l’ensemble, les trois priorités pour la France sont le pouvoir d’achat, l’immigration et la délinquance. La dette ne vient qu’en sixième position (quoiqu’on s’encroûte), après « les inégalités » (tonneau des danaïdes) – et l’aide à l’Ukraine ou la défense en dernier (plutôt rouge que mort). Le problème français est que l’État-providence ne l’est plus. Il est déjà réduit aux fonctions régaliennes, mais nul politicien n’ose l’avouer aux électeurs. C’est alors le sempiternel bal des promesses, qui ne font (et ne feront) que des cocus aigris et revanchards. La politique économique n’est plus décidée par le gouvernement mais par les multinationales, les questions sociales et culturelles sont guidées par la mondialisation, la démographie dépend de plus en plus des flux migratoires, les frontières sont désormais perméables, les taux d’intérêt décidés en Allemagne ou aux États-Unis. Après quarante ans d’endettement sans garde-fou et de fiscalité maximum sans que les dépenses s’ajustent, le gouvernement – quel qu’il soit – n’a plus de marge de manœuvre budgétaire. S’il faut distribuer, il faut prendre ailleurs : réduire l’école pour la défense, réduire l’hôpital pour la justice, réduire les aides sociales pour payer les fonctionnaires. Seuls la diplomatie, le renseignement, et le militaire restent des moyens politiques encore efficients, d’où l’âpre bataille qui va avoir lieu pour les contrôler entre Élysée et Matignon.

La France se voit désormais en trois blocs : ceux qui veulent éviter le RN, ceux qui veulent éviter Mélenchon, ceux qui veulent éviter l’ex-majorité présidentielle… Mais de projet positif : point. Tous se rejettent et se haïssent, l’aptitude à former des compromis semble bien… compromise. Dure habitude à prendre : se caresser au lieu de se bugner. La victoire anglaise des Travaillistes montre a contrario combien la gauche française est médiocre. Son leader Keir Starmer, quasi inconnu, a évacué les gauchistes et a rassemblé une majorité très confortable. Les Faure et Hollande en ont été incapables, privilégiant la petite tactique IVe République au grand dessein de ressusciter la social-démocratie sous la Ve. Glucksmann se retrouve le dindon de la farce, lui qui avait bien redressé l’image de la gauche aux Européennes. Le risque était plutôt Bardela (l’ordre) que Mélenchon (le chaos), résultante des petits arrangements entre minables. Selon les estimations vers 20h40, les villes ont refusé le RN, les bourgs et les campagnes Mélenchon. Mais échec au RN : les Français ont eu peur de l’aventure, des collabos de Poutine, des relents de pétainisme. Caramba, encore raté !

De quoi goûter le second degré de ce célèbre slogan de mai 68, jamais compris à sa juste valeur : érection, piège à cons.

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Hugo Micheron, La colère et l’oubli

Un jeune docteur en science politique, désormais maître de conférences à Sciences Po et chercheur rattaché au CERI publie, après le jihadisme en France et le jihadisme en Europe, une histoire du jihadisme européen. Une occasion de prendre de la hauteur et d’apercevoir les aveuglements innombrables des « bonnes âmes », des « associations », de la gauche morale, des droitdelhommistes naïfs – et des politiciens qui sont l’écho de l’opinion (exprimée – manifestement pas de la silencieuse).

Car la première leçon à tirer de l’expansion du jihadisme depuis la guerre soviétique d’Afghanistan (1979) est la suivante : « la prise de conscience » vient toujours trop tard, après les faits, après les tueries.

L’auteur répète plusieurs fois ce constat navrant. Sur l’effet de communauté (nié par la gauche qui ne voyait que de la pauvreté), sur les réseaux sociaux (laissés sans règles une dizaine d’années durant au nom de l’interdit d’interdire), sur la radicalisation (minimisée au prétexte de ne pas stigmatiser « l’islam »), sur l’effet prison (remis en cause seulement récemment), sur l’alliance entre grand banditisme et religion, sur les faux « loups solitaires » (qui obéissaient en fait à des directives venues de Syrie). En avons-nous vraiment fini avec la naïveté et ce « détail de l’histoire » réputé passer (mais qui ne passe pas) ?

La seconde leçon est, certes, que ce n’est pas « l’islam » en général qui est à surveiller et à condamner, mais une secte fanatique qui appelle au meurtre de tous ceux qui ne croient pas comme eux (y compris la majorité des musulmans) : le salafisme.

« Il apparaît que le facteur le plus déterminant pour expliquer le nombre de départs vers la Syrie à l’échelle d’une ville n’est ni le niveau de pauvreté, ni la taille de la population musulmane locale, mais la proportion d’acteurs salafistes en son sein » p,14. C’est vrai en Allemagne, en Suisse et en Autriche – comme en France. « Le jihadisme n’est ni tombé du ciel, ni sorti de terre : il a été transplanté par des militants » p.15. Ceux revenus d’Afghanistan, puis du GIA algérien, convertis à l’extrémisme islamiste. Le salafisme est un islam littéral (hanbalisme) « et se confond en partie avec le wahhabisme – la doctrine religieuse d’État en Arabie Saoudite » p.31. Il s’appuie en Europe sur les Frères musulmans qui cherchent à obtenir une reconnaissance auprès des pouvoirs publics afin de poursuivre « une stratégie d’affirmation communautaire exploitant toutes les ressources de la démocratie (procédures judiciaires, associations, etc.). p.30. Qui contrôle les mosquées ? Qui finance le culte musulman ? Pourquoi l’Arabie saoudite peut-elle impunément répandre une doctrine de haine ?

La troisième leçon est que l’activisme djihadiste connaît des phases hautes et basses.

Une première phase haute entre 1995 et 2001, entre les attentats du GIA en France et les attentats du 11 septembre aux États-Unis, suivie d’une phase de repli jusque vers 2006, les attentats de Londres et la proclamation de l’État islamique d’Irak ainsi que les premières affaires Charlie hebdo.

Puis une phase de repli jusqu’en 2014 avec la mort de Ben Laden, les printemps arabes, le déclenchement de la crise syrienne, la mort du chef d’Al Qaïda au Yémen et à nouveau une phase haute à partir de 2015 jusqu’en 2018 avec la proclamation du califat de Daech, les attentats de Bruxelles, de Paris, Denise, de Copenhague, en Allemagne, de Manchester et Londres, de Stockholm, de Barcelone.

Suit une phase de repli qui pourrait bien s’inverser depuis 2022 avec l’assassinat de Samuel Paty, suivi des meurtres au couteau d’isolés radicalisés par les réseaux, de plus en plus fanatiques et de plus en plus jeunes…

De nouveaux attentats sont à prévoir sans que la société inerte, ni les politiciens obnubilés par « l’extrême-droite », ni les pouvoirs publics toujours lourdauds, n’en aient vraiment pris la mesure. L’étiquette « de droite » collée à tout ce qui touche la critique de l’islamisme aveugle les bonnes consciences de gauche et du centre moral, et inhibe toute action décisive.

La quatrième leçon est que le salafisme à visée terroriste s’est implanté durablement et largement dans certains clusters en Europe.

Selon les doctrinaires qui entraînent les activistes, « il revient à une avant-garde, composé de militants déterminés (les salafo–djihadistes) à éclairer les autres musulmans, d’intervenir partout où les conditions sont remplies » p.47. C’est typiquement la stratégie de Lénine : créer un parti de militants doctrinaires et violents, afin d’entraîner les masses qui restent souvent amorphes sans ce déclencheur.

Le but ? « Un retour à l’islam véridique, étape décisive pour accomplir la promesse coranique : l’avènement du califat et la diffusion dans le monde entier de l’islam, vérité universelle soufflée par Dieu » p.47. Rien que cela. Autrement dit, le massacre de tous ou la soumission immédiate.

Comment faire ? « À l’origine se trouve un groupe de militants salafo–djihadistes (un), qui se rassemble dans certains quartiers qu’ils sont identifiés préalablement (deux). Ils établissent des structures de formation, organisent collectivement la prédication, tissent des réseaux de solidarité (trois). Cela aboutit à l’affirmation d’un nouveau référentiel islamique local, imprégné de salafo–djihadisme (quatre), qu’ils peuvent ensuite propager vers de nouveaux horizons » p.55. Dans cette optique, l’intégration démocratique ne fonctionne plus, le contrat social est nié, tout comme les valeurs d’égalité entre les sexes, de liberté de conscience et d’expression.

Le fonctionnement est celui d’une secte : couper les ponts avec la famille et les amis, se purifier et obéir à une austérité imposée, se radicaliser progressivement par un sentiment d’exclusion sociale et une valorisation du groupe fanatique. C’est tout cela que la société, les politiciens et les intellectuels n’ont pas voulu voir entre 1990 et aujourd’hui. C’est tout cela qu’explique l’auteur admirablement.

Pourquoi chez nous, qui accueillons volontiers la misère du monde ? « L’un des paradoxes les plus mal compris de l’arrimage djihadiste en Occident est que les propagateurs ont choisi l’Europe pour les garanties exceptionnelles et la protection dont ils bénéficient à l’abri de l’État de droit, tout en dénonçant les principes fondateurs des démocraties comme des avanies dont il faudrait absolument protéger les musulmans » p.67.

Faut-il pour cela remettre en question l’État de droit ? Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, comme prônaient les gauchistes des années 70 ? Non, dit l’auteur, mais l’appliquer en intégralité et sans faillir. Cela implique la police, la justice, mais aussi l’ambiance morale des associations et autres prêcheurs de pardon qui nient la dangerosité sectaire de ce genre de salafistes. « L’idée du ‘eux contre nous’, que l’amour des siens va de pair avec la détestation de l’autre et que tout ça est un commandement divin, est une idée très puissante » p.72. Cela aboutit à ce que Abou Hamza, déclare que « les mécréants peuvent être traités comme des vaches ou des cochons et que les femmes et les enfants qui ne sont pas musulmans peuvent être réduits en esclavage » (dans The Guardian du 20 mai 2014), cité P. 102.

Cette stratégie est celle du chaos, analogue à celle que Mélenchon poursuit par intérêt électoraliste personnel. « Les guérillas djihadistes doivent avoir pour objectif de créer un climat de harcèlement permanent des sociétés démocratiques, qui se retourneront selon lui sans nuance contre l’ensemble des musulmans. Confrontés à une défiance grandissante, ceux-ci n’auront plus d’autre choix que de rejoindre en masse la guerre sainte dans une guerre civile » p.160. Les manifs en faveur de la Palestine peuvent être comprises à cette aune. L’agitateur Mélenchon attise le chaos afin de capter l’électorat musulman pour une gauche révolutionnaire dont il serait – bien évidemment – le seul chef imam autoproclamé. L’auteur remarque pour l’islam « l’importance de l’activisme estudiantin durant les années 2000. Cela se traduit par une politisation croissante des contenus de la propagande » 225. C’est sur ce terreau que surfe Mélenchon, cet idiot utile (comme disait Lénine). Car « l’islam peut être présenté sous un jour incroyablement révolutionnaire » 229.

La tactique permanente ? « L’effort de propagande de l’État islamique consiste donc à inverser le rapport des faits entre eux, afin de prétendre que les exactions appartiendraient à une forme islamique de légitime défense. » p.292. C’est exactement ce qui se pratique à propos de la Palestine, le pogrom initial barbare est écrasé par l’ampleur des bombardements et des morts à Gaza. Mais lorsque l’un des protagonistes n’obéit plus à aucune règle, l’autre s’en dispense également. En ce cas jouent les rapports de pure force, que les ennemis devraient prendre en compte avant d’agir. C’est le cas du Hamas comme le cas de Poutine, ce pourquoi il faut réaffirmer les règles avec force et opérer des pressions efficaces pour rétablir le barrage du droit.

Ultime leçon : nous n’en avons pas fini avec l’islam religieux, l’islamisme politique, le salafisme terroriste.

« Partout où les chiffres sont disponibles, il apparaît à l’orée de la décennie 2020 que le salafisme occupe une place plus importante que 10 ans auparavant. (…) En France, les chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur à la presse font part d’un milieu salafiste composé de 30 à 50 000 personnes, dont 10 à 12 000 particulièrement virulentes, six à dix fois les niveaux estimés en 2004 » p.336. De quoi remettre en cause les deux mamelles du débat, bloqué par les intellos moralistes : « Déni et hystérie, les deux écueils de la pensée sont bien en place au début de la décennie 2010 et empêchent une prise de conscience de l’activisme islamiste en démocratie » p.249.

Un livre salutaire pour remettre les faits que nous avons vécus en perspective et comprendre le pourquoi et le comment d’une histoire qui n’est pas prêt de finir.

Prix du livre géopolitique 2023

Prix Fémina essai 2023

Hugo Micheron, La colère et l’oubli, les démocraties face au jihadisme européen, 2023, Gallimard, 395 pages, €24,00 e-book Kindle €16,99

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Colette, Chambre d’hôtel

Deux nouvelles tirées de faits vécus mais dans un décor imaginaire et dans un temps indéfini. Colette se recycle ; durant l’Occupation, elle s’occupe. Partant de petites anecdotes ou personnages rencontrés, elle en brode tout un roman, ou plutôt de longues nouvelles. Elle en publie ici deux dont le thème est l’amour. Colette est spécialiste de l’amour sous toutes ses formes, pour les avoir expérimentées durant sa longue existence (elle a alors 67 ans).

Chambre d’hôtel décrit la rencontre d’un couple dans un hôtel de repos à la montagne, à « X-les-Bains », un lieu qu’elle a fréquenté en Isère à la Belle époque (au vrai Uriage). Ce couple est « insignifiant », écrit-elle dès les premiers mots, mais s’attache au passant comme un « anatife », « mollusque à cordon extensible » qui la « dégoûte ». Elle se fascine cependant pour la vie des bêtes, Madame Haume en phase précoce de tuberculose et son mari Gérard, fils de famille raté qui entretient des liaisons. Si elle se trouve dans l’hôtel, c’est que Lucette, une copine de music-hall un brin pute de la haute, a loué un chalet à X-les-Bains avec son jeune amant Luigi mais qu’elle a, pour la même période, trouvé un nouvel amant bourré de diamants qui l’emmène sur son yacht. Le chalet est donc libre. Mais la narratrice le trouve trop petit-bourgeois pour elle et préfère l’hôtel. D’où la rencontre de hasard.

Dès lors, les différentes formes de « l’amour » vont se contraster. Celui de Lucette pour Luigi est pur mais soumis à condition de moyens ; celui de Lucette pour le nouvel amant (après bien d’autres) n’est qu’utilitaire, comme on « aime » ce qui vous nourrit. L’amour du couple Haume est classique, usé par l’habitude et abîmé par la maladie, mais cette faiblesse est ce qui retient Gérard de quitter sa femme pour courir l’aventure. Outre qu’il n’a guère de moyens, ayant ruiné pour partie l’entreprise familiale que son frère peine à redresser, ne lui assurant qu’une pension juste à condition qu’il ne s’en mêle plus. D’où sa recherche d’aventure ailleurs. Il entretient une jeune maîtresse à Paris mais s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles. Forcé par la maladie de sa femme de prolonger son séjour à la montagne avec elle, il voudrait y aller voir. Il s’y trouve même une autre sorte « d’amour » qui est la séduction sans le vouloir des très jeunes filles pubères de 14 ans qui flirtent innocemment avec les hommes adultes de l’hôtel, suscitant le désir interdit. « Miss Morphy » a un nom qui suggère à la fois le dieu qui endort, le papillon aux ailes bleues qui séduit et le joueur d’échec Paul qui pose ses pions.

C’est alors que la narratrice, sous la forme de Colette dans une situation semblable, propose de porter un message à la belle puisqu’elle doit se rendre à Paris pour signer un contrat pour un nouveau spectacle. Ce qu’elle trouve, c’est l’oiseau envolé, l’appartement vide et à louer. La belle a quitté l’amant trop lointain pour un autre sans laisser d’adresse. Effondrement du Gérard, mais c’est le jeu : il n’y a pas d’amour mais que des preuves d’amour, qui va à la chasse perd sa place. C’est alors que Lucette revient de son aventure avec le riche à diamants ; elle est meurtrie, blessée, sans un. Elle use donc du chalet puisque la location dure encore et Luigi va chercher du travail alentour. Gérard la rencontre parce que Colette lui en a parlé, et Lucette joue l’anatife pour se trouver une nouvelle tirelire… avant de mourir de sa blessure mal soignée. Conclusion de ces péripéties ? L’amour véritable a peu à voir avec ce que « nous » appelons en société « l’amour », réduit le plus souvent comme il est montré au sexe et au fric.

La lune de pluie est plus bizarre. L’histoire se passe à Paris, lorsque Colette fait taper ses manuscrits à livrer en feuilletons aux journaux par une vieille fille consciencieuse. Laquelle habite un ancien appartement de Colette, d’où le sentiment particulier qu’elle ressent lorsqu’elle s’y rend (au vrai, le 28 rue Jacob). Elle s’y trouve comme chez elle, les nouveaux locataires sont comme des intruses.

Car la vieille fille a recueilli sa jeune sœur, mariée mais séparée volontairement, ayant « chassé » son mari Eugène pour on ne sait quelle futilité. Elle s’est mise à le haïr et use de procédés superstitieux pour lui faire avoir du mal, comme de répéter à l’infini son nom pour que les oreilles lui tintent, et autres billevesées de bonne femme oisive, très petite-bourgeoise et cancanière. Le mari Eugène, que Colette croise en bas de l’immeuble où il regarde la fenêtre de son épouse, est en mauvaise santé, fumant et bouffant trop. Il mourra à la fin et son ex s’en fera gloire, comme si sa haine avait opéré sur le physique.

Il y a donc, là encore, trois amours : celui, filial, de la sœur aînée pour sa cadette, sentiment profond mais qui fait excuser trop de mauvaiseté de celle qui se laisse aimer ; celui, marital, de la femme qui ne veut plus voir son mari et qui s’est inversé en haine tenace ; celui enfin de la pureté initiale, où le mari aimait plutôt la sœur aînée avant de jeter son dévolu sur la cadette. En bref un gâchis : l’amertume de la délaissée, la haine de la choisie, la faiblesse de l’aînée pour la cadette. Rien de cela ne donne envie…

Il semble que tout cela soit un peu compliqué pour notre époque, le livre n’est pas réédité et aucun film n’a été tourné sur ces histoires d’amours contrastés. Colette, d’ailleurs, les conte avec détachement, sans ces notations précises ou sensuelles sur la vie alentour qui la caractérisent, comme si elle accomplissait la besogne d’écriture pour seules raisons alimentaires, sans y mettre son cœur.

Colette, Chambre d’hôtel suivi de La lune de pluie (nouvelles), 1940, Livre de poche 2004, 157 pages, €7,70, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

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Nietzsche et son singe

Zarathoustra chemine et parvient à la porte d’une grande ville. « De là, un fou écumant sauta sur lui, les bras étendus, et lui barra le passage. » C’est celui que les gens appellent « le singe de Zarathoustra », celui qui reprend quelques-unes de ses paroles et sa tournure de phrases. Mais qui n’est pas Zarathoustra et est bien loin d’avoir acquis sa sagesse !

Il vilipende la grande ville. « C’est ici l’enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie. Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments, secs comme des castagnettes. » Le singe méprise les petits intellos et leur verbiage vain ; il méprise les petit-bourgeois et leurs sentiments pas ; il méprise le petit populo et ses passions volages. On croirait du Zemmour. L’histrion des années 2020 apparaît comme le singe du singe de Zarathoustra, lui qui encense le Z des chars de Poutine.

Zemmour, comme Mélenchon, sont dans la France des années 2020 des provocateurs qui ne cherchent – en bonne agitation trotskiste issue tout droit des nervis du nazisme – qu’à foutre le bordel, établir le chaos, afin de se présenter soudain comme organisateurs du retour à l’Ordre – sous leurs ordres, bien entendu. Ce n’est pas pour rien que Mélenchon adule Poutine, après El Hassad et Chávez, et même Saddam Hussein, croit-on se souvenir. Mélenchon a pour modèle Robespierre, le chantre de la Terreur de masse et pour qui tous ceux qui ne le suivaient pas étaient Suspects. Il avait même fait voter en petit comité de Salut public dont il était le chef une Loi pour ça. Quant à Zemmour, il a beau encenser De Gaulle, il lorgne surtout sur les exemples de Poutine, Orban et autres dictateurs autoritaires.

« Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’excitent les uns les autres et ne savent pas pourquoi. (…) Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau de vie  ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents. » On se croirait dans les brasseries de Munich ou dans les meetings zemmouriens. Zarathoustra était prophète. Les militants attendent ardemment une reconnaissance du pouvoir nouveau auquel ils aspirent ; une sorte de revanche vengeresse pour ce que la société normale leur a refusé. « Il y a beaucoup de vertus dociles, avec des doigts pour écrire, prêts à attendre et à solliciter avec diligence, – des vertus que l’on récompense par de petites décorations, et qui ont des filles empaillées et sans derrières. Il y a encore ici beaucoup de pitié, et beaucoup de courtisaneries dévote et de bassesse devant le Dieu des armées. Car c’est d’en haut que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles. » Et d’énumérer « les importuns et les impertinents, les écrivassiers et les braillards, les ambitieux exaspérés. »

Mais Zarathoustra n’est pas un singe : il est lui-même, le sage. « Il y a longtemps que ton langage et ta façon me dégoûtent ! Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, que tu es devenu toi-même grenouille et crapaud ? (…) Pourquoi n’es tu pas allé dans la forêt ? pourquoi n’as tu pas labouré la terre ? et la mer n’est-elle pas pleine pleine de verts îlots ? Je méprise ton mépris  ; et si tu m’avertis, – pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ? » Brailler ne sert à rien, pas plus que les lamentations de Jérémie. Chacun mérite son destin, y compris les épreuves. Si la grande ville est si avilissante, pourquoi ne pas s’exiler au loin ? Les écolos le font, pas les fascistes. Ceux qui préfèrent changer le monde à se changer eux-mêmes sont des impuissants. Ils préfèrent grogner : « Je t’appelle mon porc grognant », dit Zarathoustra à celui qui le singe. Zemmour et Mélenchon, même bauge.

« Qu’était-ce donc qui t’a d’abord fait grogner ainsi ? personne ne te flattait assez : – c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons de grogner. – Afin d’avoir des raisons de vengeance ! car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné  ! » Mélenchon le haineux et Zemmour le revanchard sont vaniteux ; ils se croient les sauveurs de la France, de la République. Mais ce n’est que la vengeance envers la société qui les fait éructer et grogner avec les perdants du monde qui va. Zarathoustra est de son temps et actuel. Comme la sagesse. Et sa parole la distille à petites doses, de chapitre en chapitre, sans lien apparent.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Michel del Castillo, Tanguy

Né en 1933 en Espagne, Michel porte le nom de sa mère issue d’une riche famille espagnole car son père, Français, n’a pas voulu de lui et s’est séparé. Maman est républicaine sans être « communiste » (injure facile de ce temps d’intolérance et de haine) mais elle est forcée à fuir en France à cause des républicains pour s’être inquiétée du sort des prisonniers faits par eux. Aidée un temps par le père de son enfant, elle ne résiste pas à l’attrait du militantisme et est internée en camp de républicains espagnols en France, avec son fils. A l’arrivée des Allemands, elle veut fuir au Mexique mais laisse le gamin au passeur catalan avant de joindre Madrid, d’où elle se désintéressera de son sort.

Tanguy est un double de Michel, sans être tout à fait lui, ainsi que le dit l’auteur dans sa longue et bavarde préface de 1994, bien loin du style du roman paru en 1957. Je prie le lecteur de ne lire ce pensum préfacier qu’après avoir lu le texte lui-même, car il aurait une mauvaise impression.

Tanguy est un enfant sensible qui n’a connu que des ruptures affectives, ce pourquoi il aime sans condition et accepte l’amour sans condition – y compris celui des garçons. Son père était trop lâche, imbu de « respectabilité » sociale, pour accepter ce fils qu’il n’a pas désiré ; sa mère était trop lâche, imbue de « justice sociale » (pour les autres mais pas pour son enfant) et trop emplie de haine de classe pour être tout simplement humaine. Lui n’a pas répondu aux appels au secours de Tanguy ; elle l’a abandonné de ses 9 ans à ses 18 ans sans même chercher à savoir ce qu’il était devenu dans la tourmente de la guerre. Et c’est Tanguy qui l’a recherchée, après avoir trouvé son père.

Son destin est simple : pris avec des Juifs, lui qui ne l’était pas, il a été interné en camp de concentration en Allemagne malgré ses 9 ans. Il n’a dû son salut qu’à l’amour de Günther, jeune et « très beau » prisonnier allemand interné avec les autres car probablement homosexuel, en tout cas pas dans les normes de la Nouvelle Allemagne aryenne et nazie. Libéré à 13 ans, le garçon a été renvoyé en Espagne après un trop bref séjour en France parce que son père, ne l’ayant pas reconnu, n’en a pas fait un Français. Là, fils de républicaine « rouge », il a été enfermé au bagne des Frères, une maison de redressement tenue par des prêtres catholiques férus de fouetter nus les garçons dans les douches, de les punir sadiquement, et de violer les 8 à 13 ans qui leur plaisaient en piquant l’un ou l’autre au gré des soirées. Tanguy va s’évader à 16 ans avec Firmin, un « parricide », qui a fait la peau de son père, ivrogne sans travail qui battait sa femme et son fils, incitant ce dernier à se prostituer pour rapporter de l’argent. Tout un univers ancien régime de mâle dominant et pervers, où femmes et enfants ne sont que des objets, situation bénie alors par la sainte Église et par le régime autoritaire.

L’attrait de Tanguy est que l’enfant traverse les épreuves comme immunisé contre le mal. Il ne le voit pas, le ressent à peine dans sa chair. Il est comme les gamins de Dickens, miraculeusement au-delà des travers et méchancetés humaines pour ne garder que l’amour – qui existe aussi parmi les hommes. Quant à Dieu… N’en déplaise aux croyants, l’hypothèse de son existence n’a aucune utilité dans sa vie. Mieux vaut un padre réel qui écoute ou une veuve humaine qui compatit. A Tanguy qui avouait au Père jésuite qu’il n’était pas sûr de croire en Dieu, l’homme bon a répondu : « Laisse en paix ses histoires !… Mange, dors, joue, étudie, ne mens pas, sois bon avec tes camarades, travaille, agis loyalement. Quand tu auras fait toutes ces choses, et qu’en plus tu te sentiras capable d’aimer ton prochain jusque dans tes actes, alors demande-toi si tu crois en Dieu ; pas avant. La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner 1000 pesetas »  p.251.

Une parole de sagesse, qui est le bon sens même, bien meilleure que ce « moralisme chrétien, dolent et sentimental » inculqué alors par la société catholique, selon l’auteur (p.12). Le mal existe, la jouissance de la souffrance des autres et de leur humiliation, des nazis en camp aux pères catholiques en maison de redressement, de papa qui refuse son rôle à maman qui néglige le sien. Une naïveté qui fait la fraîcheur de ce roman, une sorte de mythe impossible à vivre dans la vraie vie.

Ce pourquoi notre société qui refuse le réel le conseille en lecture aux collégiens, poursuivant l’irénisme béat du tout-le-monde-il-est-beau-et-gentil qui sévit trop volontiers dans l’éducation « nationale ». En témoignent les « réactions » à la mort d’un professeur de collège, Dominique Bernard, tué trois ans après Samuel Paty : on se propose de discuter, « échanger » (quoi ?), de blablater sans fin dans des communions collectives de lamentations et de « recueillements » face aux fanatiques qui tuent au couteau – au lieu de se demander quelles solutions concrètes et efficaces il y aurait lieu de prendre. Mais surtout « ne pas » ! Ne pas assimiler, ne pas exagérer la réponse, ne pas humilier, ne pas… Donc on ne fait rien, en « priant » (laïquement) qu’en laissant tout en l’état rien de grave n’arrive plus – jusqu’au prochain meurtre.

C’est pourquoi ma lecture de ce roman célèbre est mitigée. Jeune, j’ai adhéré dans l’émotion et l’empathie aux malheurs de ce petit garçon jeté aux lions ; mûr, je me demande si la morale de l’histoire est la bonne, si la moraline chrétienne d’ambiance est encore de mise. Le monde est dur, la société se durcit, les humains se murent dans leur ego et leur nationalisme. Ni l’Occident, ni les États, ni les sociétés éclatées ne sont plus en mesure d’imposer une morale saine. Il faut voir les situations et les gens tels qu’ils sont, leurs ressentiments, leur haine attisée par des trublions trotskistes convertis à l’islamisme par tactique électoraliste comme Mélenchon. Le Tchétchène Ingouche expulsable en 2014 et dont « les zassociations » ont eu pitié, a tué en 2023, pour « commémorer » le Tchétchène islamiste qui a égorgé Samuel Paty. Les zassociations de pauvres âmes – pas si belles qu’elles le croient – sont responsables ; tout comme les fonctionnaires des diverses administrations qui se contentent de fonctionner au prétexte que « la loi » les empêche d’agir. A quoi cela sert-il, le « fichage S », s’il y a plus de 10 000 noms dans les fichiers ?

C’est tout cela qu’évoque finalement Tanguy aujourd’hui, ce roman d’une autre époque. Sa candeur un peu niaise envers le mal, qu’il accepte comme un destin, doit nous faire réagir.

Michel del Castillo, Tanguy, 1957 revu 1995, Folio 1996, 338 pages, €9,20

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L’utile ne doit pas supplanter l’honnête, dit Montaigne

Le premier chapitre du Troisième Livre des Essais porte sur la morale : est-il vertueux que la fin justifie les moyens ? Autrement dit, au nom de l’utilité, peut-on envisager tous les procédés, y compris les plus malhonnêtes ? Montaigne répond évidemment non, car ce serait s’avilir soi-même que de consentir aux vices requis par l’objectif.

Il prend pour exemple sa propre expérience de négociateur entre les Grands, dans la guerre civile à prétexte de religions qui sévissait alors au royaume de France. Un constat tout d’abord : « Notre être est cimenté de qualités maladives ; l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes ; voire et la cruauté, vice si dénaturé ; car au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans je ne sais quel aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui ; et les enfants le sentent. » Mais céder à ces penchants mauvais « détruirait les fondamentales conditions de notre vie .» Rien ne vaut de sacrifier son honneur et sa conscience, dit Montaigne.

« Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples. » Pas Montaigne. Lui se présente tel qu’il est, franc et ouvert, et dit sa vérité, si cruelle qu’elle soit. « En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos princes, en ces divisions et subdivisions qui nous déchirent aujourd’hui, j’ai curieusement évité qu’ils se méprissent en moi et s’enferrassent en mon masque. (…) Moi, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. »

Trop souvent la passion ou la haine mènent la cause, or, dit Montaigne, « la colère et la haine sont au-delà du devoir de la justice, et sont passions servant seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leurs devoirs par la raison simple ; toutes intentions légitimes et équitables sont d’elles-mêmes égales et tempérées, sinon elles s’altèrent en séditieuses et illégitimes. C’est ce qui me fait marcher partout la tête haute, le visage et le cœur ouverts. » Tout ce qui est excessif est insignifiant. Ce n’est pas la passion qui prouve la justesse de sa cause, mais l’intelligence. Et celle-ci ne peut apparaître que dans la modération, l’argumentation, le débat. Pas dans la colère, ni la haine. Pas comme Mélenchon ou Rousseau Sandrine. Tout peut se défendre, mais en raison.

Cela ne signifie pas « se tenir chancelant ou métis (…) en une division publique », rappelle Montaigne. Métis signifiant entre-deux. Modération ne signifie pas indifférence ou neutralité, refus de choisir ou en même temps. Modération signifie argumentation et raison. « Ce n’est pas prendre un chemin moyen, c’est n’en prendre aucun », disait Tite-Live cité par notre philosophe.

« Mais il ne faut pas appeler devoir (comme nous faisons tous les jours) une aigreur et âpreté intestine qui naît de l’intérêt et passion privée ; ni courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Il nomment zèle leur propension vers la malignité et violence ; ce est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt ; ils attisent la guerre non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre ». Les manifestants violents et les partisans radicaux croient ainsi défendre une cause juste et noble ; ils ne défendent que leur plaisir de provoquer et d’insulter, de casser et de brailler ensemble en se jouant de la police. Leurs arguments ne valent rien s’ils sont des injures ou des barres de fer.

« Rien empêche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement ; conduisez-vous-y d’une, sinon partout égale affection (car elle peut souffrir différentes mesures), mais au moins tempérée, et qui ne vous engage tant à l’un qu’il puisse tout requérir de vous. » Si vous en trahissez un, l’autre sera content mais vous considérera comme pratiquant la traîtrise ; il ne vous fera pas confiance. « Je ne dis rien à l’un que je ne puisse dire à l’autre à son heure, l’accent seulement un peu changé ; et ne rapporte que les choses ou indifférentes ou connues, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité pour laquelle je me permette de leur mentir. » A ceux qui réclament une obéissance inconditionnelle, Montaigne leur dit ses bornes « car esclave, je ne le dois être que de la raison », leur dit-il. « Et eux aussi ont tort d’exiger d’un homme libre telle sujétion à leur service et telle obligation que de celui qu’ils ont fait et acheté, ou duquel la fortune tient particulièrement et expressément à la leur. » Les obligations sont une sorte d’esclavage et la liberté exige qu’on s’en défasse.

Certaines professions exigent de mentir, notamment les affaires publiques, ce pourquoi Montaigne s’en est détourné dès qu’il l’a pu, « tenant le dos tourné à l’ambition ». Si la tromperie est parfois utile, comme vice légitime, Montaigne lui préfère « la justice en soi, naturelle et universelle ». Il n’est pas naïf ni idéaliste. « Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce serait mal entendre le monde ; je sais qu’elle a servi souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plupart des professions des hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illégitimes. » Mais, dit-il, « je suis le langage commun, qui fait différence entre les choses utiles et les honnêtes. » Et de prendre plusieurs exemples antiques.

Epaminondas même, que Montaigne met « au premier rang des hommes excellents », estime « que l’intérêt commun ne doit pas tout requérir de tous contre l’intérêt privé. » La justice en soi est plus haute que l’intérêt général, les principes humanistes que les lois des États ou des ordres des dirigeants. « Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son roi ni de la cause générale et des lois. »

Car enfreindre cette justice en soi, pour l’utilité de tel dirigeant ou la gloire de telle nation, c’est ouvrir la porte à l’anarchie morale, au droit du seul plus fort, au grand n’importe quoi. Ce qui règne convenons-en, entre les nations, bien loin de la « République universelle » de l’idéaliste romantique Hugo. Au contraire, dit Montaigne, «Ôtons aux méchants naturels et sanguinaires, et traîtres, ce prétexte de raison. » Dénonçons les mensonges de Poutine, la traîtrise manœuvrière d’Erdogan, les intérêts commerciaux américains. Montaigne est pour la lucidité, contre la culture de l’excuse. Nécessité ne fait pas loi, ni l’ignorance, ni une enfance malheureuse. Être victime n’excuse rien, surtout pas la violence.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Michel Peyramaure, La vallée des mammouths

La préhistoire fascine. Michel Peyramaure, né en 1922, est amoureux de sa région natale, le Limousin Périgord ; il la chante au long de ses romans dans le style régionaliste de l’école de Brive. Il est décédé le 11 mars de cette année 2023, à 101 ans. Pas de Limousin Périgord sans préhistoire, le magdalénien surtout des grottes ornées, telle Lascaux. Louis-René Nougier, professeur émérite de préhistoire à l’université de Toulouse préface d’ailleurs ce livre. Il lui rappelle les gestes des artistes de Rouffignac.

Chaab le chasseur est éventré par un bœuf musqué qu’il a vaincu mais qui, dans un dernier sursaut, lui a dénudé le foie. Il est soigné par le vieux sorcier Awah et par ses enfants, son fils Ayud, dans les 15 à 17 ans et Yawna, sa fille de 13 ans désormais nubile. Il entre en rémission mais il finit par mourir. La faute au sorcier débutant Toloo, inapte mais content de lui, sans aucun don, avide du prestige que la fonction lui donne – mais surtout protégé par le chef. Deïwo est un géant fort comme plusieurs hommes mais aimé de personne. Il est brutal, cruel, et seul Toloo le flagorne, trouvant grâce à ses yeux. Sans le chef, d’ailleurs, l’apprenti sorcier ne serait rien : ses simagrées incantatoires sont sans effet car il n’a aucun affect.

Comme tous les fascistes, Toloo renverse la cause : il ment selon l’adage de Goebbels que plus c’est gros, plus ça passe. Il accuse Awah d’avoir tué Chaab, chasseur respecté ; il veut être sorcier à la place du sorcier et posséder ses pierres magiques, les cristaux et la pierre de foudre, fragment de météorite. Les enfants s’insurgent mais ils n’ont pas voix au chapitre, encore qu’on puisse considérer, anthropologiquement, qu’à 17 ans on était un homme fait en ces temps préhistoriques où la durée de vie était réduite. Mais l’auteur est né en 1922, avec les préjugés machos et patriarcaux qui vont avec. Il fait du jeune homme un « adolescent », concept qui n’avait pas cours aux époques anciennes. On devenait un homme dès que l’on était pubère pour engendrer et que l’on savait chasser pour nourrir sa famille. Ayub le garçon n’est d’ailleurs plutôt sympathique qu’au début, lorsque sa jeunesse se débat contre l’injustice. Il cesse de l’être avant la fin lorsque son ancrage dans la haine tribale prend le dessus. Il méritera ce qui lui arrive.

Comme nul ne peut se faire entendre, Awah décide de fuir la tribu et les deux jeunes le suivent. Ils sont poursuivis mais découvrent une grotte aux ours… apprivoisés par Kuecô, un homme solitaire de la tribu voisine qui en a marre de la guerre incessante et rituelle entre tribus. Le trio fait aussi la connaissance d’Orca, qui a apprivoisé le mammouth et erre dans la steppe sur le dos du mâle dominant, caché entre ses jarres. Les mammouths sont des éléphants antiques dont la race s’est éteinte. Le mot vient du russe mamont, qui veut dire « corne de terre ». Les mâles pouvaient mesurer 5 m au garrot et peser jusqu’à 12 tonnes. Ils étaient les animaux rois de l’époque. Aussi, apprivoiser un mammouth était considéré comme « extraordinaire », égalant l’humain aux Puissances de la nature.

Yawna tombe amoureuse de Huecô tandis que son frère Ayub est tiraillé par son amitié pour le jeune homme qui les a sauvés et son inimitié acquise pour l’ennemi héréditaire de sa tribu. Laquelle doit le juger pour avoir trahi et peut-être le mettre à mort. Mais le chef Deïwo ne décide pas de cela tout seul, les Anciens du clan ont leur mot à dire. Après diverses péripéties aventureuses, Ayub et Yawna sont fait prisonniers et le verdict tombe : Ayub sera réintégré à la tribu s’il tue un Homme jaune ennemi, son ami le plus cher, Huecô. Quant à Toloo, il est durement puni pour non seulement ne pas parvenir à soigner, mais aussi pour avoir tué Chaab par le poison en intervertissant la poudre qu’avait préparé Awah. Il avoue devant tous, menacé du verdict de l’Eau qui fait parler… une ruse de sorcier.

Ayub se dirige donc, la mort dans l’âme, dans la grotte aux ours où réside Huecô tandis que sa jeune sœur se morfond pour son frère et pour son amoureux. Seul l’un d’eux survivra. Quant au chef Deïwo, il n’est pas intelligent et croit subtil d’emmener les guerriers de la tribu massacrer ceux d’en face. Il n’y survivra pas, cette fois ce sera le svelte et souple Orca descendu de son mammouth qui le terrassera.

Un roman d’aventure dès 9 ans mais qui plaît aussi aux adultes hantés par la préhistoire. La région est belle, le relief subsiste, même si le climat est désormais moins froid et que les grands animaux antiques ne sont plus. A lire en visitant Lascaux et tous les autres abris anciens.

Michel Peyramaure, La vallée des mammouths, 1966, Pocket 2005, 254 pages, €2,96

également en Folio junior 1980 occasion

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Jean-Christophe Grangé, Les Promises

Il est curieux d’être psychiatre à l’époque nazie. Simon, petit homme dandy, se délecte dans son cabinet meublé avec goût des confidences des grandes dames qui viennent le voir. Elles sont toutes mariées à des pontes du Reich et déversnte devant lui leurs confidences. Il les enregistre sur des galettes de cire, évidemment. Ce qui lui permet de les faire doucement chanter, augmentant ainsi ses revenus. Mais cette façon de faire mercantile et bourgeoise ne peut pas durer. Simon le sait, mais il veut l’ignorer.

C’est alors que le régime le rattrape. L’une de ses patientes est retrouvée massacrée dans un parc, le ventre ouvert et les organes enlevés. S’agit-il d’un meurtrier sadique comme il en est malheureusement tant ? Lorsqu’une deuxième victime, de la même société, est tuée et éviscérée de la même façon, le doute n’est plus possible : il s’agit d’un tueur en série. C’est un SS de base, Franz, qui est chargé de l’enquête puisqu’elle devient politique. La police, en effet, n’a rien trouvé, et la position sociale des femmes proches du pouvoir fait que la Gestapo a repris le dossier. Mais Franz patine. Il n’a aucune notion d’une enquête de police et ne sait seulement qu’user de brutalité.

Une troisième personne va s’ajouter à l’enquête, une aristocrate, psychiatre comme Simon, Minna von Hassel. Elle dirige un asile de fous que les spécialistes du Reich vont s’empresser d’éradiquer. Il s’agit en effet de créer une race saine et d’éliminer tous les déviants et les mauvais gènes. C’est le rôle d’un médecin psychopathe laissé à lui-même, comme les régimes totalitaires savent en créer – et pas seulement le nazisme.

Comme une troisième puis une quatrième victime s’ajoute, tuée et éventrée de même, Simon, Franz et Minna vont se rencontrer. Ce trio improbable venu de trois pôles opposés de la société, finira par s’entendre et à découvrir le pot aux roses. Mais, à chaque fois qu’ils pensent tenir un coupable, ce n’est jamais le bon.

Jean-Christophe Grangé n’aime pas le nazisme. Il s’en moque : « comment reconnaître l’Aryen idéal ? Facile. Il est blond comme Hitler, grand comme Goebbels, svelte comme Göring » p.506. Mais le monde qu’il a créé le fascine, dans la mesure où il permet aux instincts les plus sauvages de se manifester sans entrave. Il est donc la période de l’histoire la plus propice à situer l’action et ficeler un roman policier labyrinthique, tout en révélant des types humains intéressants et contrastés.

Simon le psy gigolo est touchant, Franz le nazi de base est compréhensible, Minna l’aristo élevée dans la richesse est émouvante. Créer une psychologie convaincante des personnages est la deuxième clé qui fait un bon roman, après une histoire bien menée.

Mais il y a plus : une analyse contemporaine du délire nazi. Le conservatisme réactionnaire s’est mué en nationalisme exacerbé, allant jusqu’au racisme le plus dur. Comment l’amertume de la défaite de 1918 et la tentation complotiste du « coup de poignard dans le dos » des minorités intérieures (juifs, communistes, intellectuels de gauche, homosexuels progressistes, etc.) vont engendrer la croyance d’être au final supérieur, donc la haine pour tout ceux qui sont différents, « pas d’ma bande » dit la racaille. Il suffit alors de gueuler, d’entraîner la masse amorphe qui ne demande qu’à croire, et à faire d’un peintre raté névrosé du sexe un dictateur, d’un éleveur de poulet un dresseur de la race. S’ensuit la répression intérieure et la guerre extérieure – puis le chaos final, inévitable.

Les trois personnages du roman, qui ont laissé faire et s’en accommodaient jusque là, vont ouvrir les yeux. Le gigolo maître chanteur va choisir la justice, la brute haineuse va apprendre la vérité sur les mensonges du régime et la compassion pour les êtres, l’aristocrate va éprouver que l’argent et la position ne peuvent pas tout et que la solidarité est finalement la meilleure des choses humaines.

Jean-Christophe Grangé, Les Promises, 2021, Livre de poche 2023, 795 pages, €10.90, e-book Kindle €9.99

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Barry Lindon de Stanley Kubrick

Sorti en 1975, c’est un film que j’ai vu dès l’origine et, depuis, plusieurs fois. Ce n’est pas que le héros en soit un, Barry (Ryan O’Neal) est plutôt une canaille, viril Irlandais qui en veut aux femmes depuis que sa cousine, la laide Nora (Gay Hamilton), a refusé de se marier avec lui et l’a traité comme « son teckel » devant un capitaine anglais riche qui va payer les dettes de sa famille. Mais Barry a de l’énergie, il est le Julien Sorel de la prose anglaise, méprisé par la « bonne » société qui se croit légitime, où il veut par tous moyens se faire une place.

Redmond Barry est inspiré d’un personnage réel, l’aventurier irlandais Andrew Robinson Stoney dont Thackeray a fait un roman satirique empli d’aventures, les Mémoires de Barry Lyndon (The Luck of Barry Lyndon). Le film de Kubrick ne reprend que les vingt-cinq années depuis le départ de Barry, de son Irlande natale en 1759 à sa chute sociale deux ans après la mort de son fils en 1786. Nous sommes juste avant les bouleversements européens de la Révolution française et l’aristocratie anglaise sous George III est décadente, vile, corrompue. Barry va révéler sa faiblesse, son snobisme, sa moralité toute de façade. Les aristocrates des deux sexes (les hommes par le jeu, les femmes par le mariage) sont prêts à se donner au premier usurpateur brutal pour rajeunir à sa force. Ce sera Napoléon en France. Brutalité, grossièreté, arrogance, ignorance, oisiveté, ivrognerie sont l’apanage des nobles du temps – dont les Russes d’aujourd’hui semblent avoir hérité.

Stanley Kubrick traite en documentaire cette histoire vécue du XVIIIe siècle, reconstituant les paysages et les costumes comme à l’époque. Ce pourquoi les images sont somptueuses, en lumière naturelle à l’intérieur avec les bougies comme à l’extérieur, inspirées des peintres du temps tels Gainsborough, Reynolds, Constable, Hogarth, Wright of Derby. L’histoire est contée par un narrateur en voix off, en deux parties : l’ascension de Redmond Barry, puis la chute de Barry Lindon, nom qu’il est autorisé par la cour à prendre après son mariage avec la comtesse Lindon.

Barry est orphelin depuis que son père s’est fait tuer en duel pour le prix d’un cheval. Élevé par sa mère et recueilli par son oncle, il voudrait bien épouser sa cousine mais il est godiche, il n’ose pas aventurer sa main entre les seins de la fille, qui a pourtant mis exprès son ruban dans son décolleté généreux. Elle le domine, il se révolte ; elle joue avec lui en flirtant ouvertement avec un Anglais, militaire et capitaine, doté d’une fortune que Barry n’a pas. Ses frères encouragent le mariage avec l’Anglais pour assurer leurs biens et régler les dettes. Barry, outré et outragé, défie le capitaine en duel, comme son père. Mais cette fois il l’atteint et le croit mort. Il doit fuir urgemment vers Dublin où il pourra se cacher des gendarmes pour avoir tué un homme, un Anglais occupant de l’Irlande de surcroît. C’était en fait une farce, comme quoi « l’honneur » aristocratique n’est qu’apparence. Le capitaine Grogan (Godfrey Quigley) qui aime bien Barry, l’informe qu’il n’a pas tué Quin mais que les pistolets étaient bourrés à étoupe et non à balle.

Barry fuit mais, dans une forêt, se fait rançonner par le Robin des bois irlandais, le fameux « capitaine » Feeney (Arthur O’Sullivan) et son fils, qui lui prennent son argent, ses bagages et son cheval. Barry en est réduit à s’engager dans l’armée anglaise, qui a besoin d’hommes pour la guerre de Sept ans sur le continent, et qui recrute comme un vulgaire Poutine. Peut-on arriver au mérite par la carrière militaire ? L’ambition de Barry est en effet de pénétrer cette aristocratie qui le fascine et qu’il envie. Mais il s’aperçoit vite que la gloire et l’honneur ne sont que colifichets réservés aux rois et aux officiers ; les soldats ne sont que des mercenaires recrutés de force dès 15 ans ou volontaires pour échapper aux famines d’Irlande et d’ailleurs, condamnés aux seuls plaisirs qui restent à leur portée : se saouler, piller et baiser. Barry profite que deux officiers homos se baignent nus à l’écart pour voler un uniforme et des papiers de mission l’accréditant à traverser les lignes pour rejoindre la Hollande.

En chemin, après avoir baisé plusieurs mois une jeune paysanne en mal d’homme parce que le sien a été pris pour la guerre, il pense rejoindre la côte et embarquer pour retourner chez lui, lorsqu’il rencontre une patrouille prussienne. Son commandant, le capitaine Potzdorf (Hardy Krüger) l’invite à chevaucher avec eux car la direction qu’il a prise n’est pas la bonne ; il le fait dîner à l’auberge, le fait boire, le fait parler. Il discerne très vite qu’il n’est pas celui qu’il dit être et lui met le marché en main : où il le rend comme déserteur à l’armée anglaise, ou il travaille pour son oncle, ministre de la Police. Barry choisit le moindre.

Il est chargé de surveiller un joueur professionnel qui se fait appeler le chevalier de Balibari (Patrick Magee), officiellement autrichien mais probablement irlandais, peut-être un espion. En présence du chevalier, Barry se trouve devant un compatriote et, en larmes, avec le mal du pays, avoue sa patrie et sa mission. Le chevalier compatit et décide de l’associer. Barry rendra compte au ministre de faits précis et réels mais sans grande importance et il assistera Balibari lors des parties de cartes où celui-ci triche impunément. Un système de codes permet à Barry, qui joue les valets ignorant le la langue et qui vaque à servir les alcools, d’indiquer les couleurs des cartes ou, au baccara, de passer sous la table la bonne carte à sortir du sabot. Les duels pour « l’honneur » quand on accuse le joueur de tricher ou que l’on répugne à payer, sont gagnés aisément par Barry, jeune homme vigoureux expert en armes (comme quoi l’aristocratie, dont c’est pourtant le métier, ne sait même plus se battre). Expulsé pour avoir endetté un prince, le chevalier exfiltre Barry habilement.

Désormais, ils vont de table de jeu en table de jeu mais Barry l’errant n’a pas renoncé à son envie d’élévation sociale. Pour cela, il doit séduire une veuve riche. Il jette son dévolu sur la comtesse Lindon (Marisa Berenson), flanquée d’un mari vieux et handicapé. Il la regarde, la drague, elle succombe à sa faconde d’Irlandais qui sait ce qu’il veut. Le mari succombe lui aussi, opportunément, d’une crise d’asthme après une altercation avec Barry. Ils peuvent se marier et c’est la face de hareng maigre du révérend Samuel Runt (Murray Melvin) qui les marie, puritain précepteur du fils de 10 ans de sir Charles, qui porte déjà le titre de lord Bullingdon sans avoir rien fait (Dominic Savage). Le garçon n’aime pas son beau-père qu’il croit plus opportuniste qu’amoureux et qui trompe sa femme avec les servantes. Il l’insulte et se fait châtier à coup de canne sur les fesses.

Il le détestera encore plus à l’adolescence lorsque Barry préférera sans conteste son propre garçon, Bryan (David Morley à 8 ans) et qu’il dilapide la fortune familiale pour tenter d’obtenir un titre en arrosant les aristos anglais. Mais il est trop Irlandais et trop rustre pour espérer l’obtenir ; il dépend donc entièrement de sa femme et, lorsqu’elle mourra, lui n’aura plus rien. C’est ce que lui dit sa vieille mère, la tête près du bonnet, venue vivre au château.

La justice est absente de ce monde, les voyous restent riches alors que les braves restent pauvres. Comme si c’étaient seulement les bons qui ont château, fortune et roulent en carrosse et les méchants qui restent à trimer à la terre, à la guerre et finissent à l’hospice. Seul l’esbroufe réussit, ou la race, pas le mérite.

Lord Bullingdon devenu jeune homme (un Leon Vitali à grosses lèvres) fait un scandale public le jour anniversaire de sa mère, lady Lyndon. Il prend par la main son jeune demi-frère Bryan, beau petit blond, et lui fait claquer des chaussures en plein concert pour se faire remarquer. Puis il éructe sa haine envers son beau-père l’usurpateur et celui-ci le rosse copieusement devant les invités des hautes classes. Bullingdon quitte sur le champ la demeure familiale et l’incident public donne à Barry mauvaise réputation. Ses anciens « amis » (à l’anglo-saxonne, à la Facebook) ne sont plus, du jour au lendemain ses amis et il perd tous ses appuis précieux dans l’aristocratie anglaise qu’il avait mis des années et une fortune à acquérir.

Pire, le garçonnet Bryan, enfant gâté jamais corrigé de ses mauvais penchants pris sur l’exemple de son père, est désarçonné du cheval qu’il lui avait promis pour le jour de ses 9 ans. Il a désobéi, ayant « promis » (promesse à l’anglo-saxonne, qui se transgresse dès que ses propres intérêts sont en jeu) d’attendre le jour anniversaire et son père pour monter le cheval. Mais il ne peut s’empêcher de vouloir tout, tout de suite, sort en catimini de sa chambre, passant devant le révérend benêt, enfourche sans toque le cheval qui se cabre, tombe sur la tête et meurt un peu plus tard. Fou de chagrin, et se sentant responsable, Barry sombre dans l’alcool, tandis que lady Lyndon se réfugie avec excès dans la religion sous la conduite intéressée du révérend que la mère de Barry veut virer pour faire des économies et empêcher sa mauvaise influence. Après une tentative de suicide de sa mère, Bullingdon provoque Barry en duel mais il est terrorisé, il ne connaît rien aux armes. Son coup part tout seul sans qu’il le veuille. Pris de pitié ? de remord ? de compassion ? Barry Lindon tire son coup par terre et non dans son beau-fils. Le coup suivant de l’adolescent lui casse la jambe et le chirurgien, pas très doué, déclare qu’il faut la couper.

Voilà Barry réduit et ingambe, comme l’ex-mari de la comtesse, mais sans le titre, ni l’argent, ni la considération. Sa mère s’occupe de lui et lord Bullingdon consent à lui verser à vie une pension de 500£ par an – à la condition expresse qu’il sorte d’Angleterre et n’y remette jamais les pieds. Il ira jouer sur le continent.

Le film dresse le portrait d’un ambitieux sans scrupules ni humanité, mais aussi en creux celui d’une élite dégénérée qui n’a plus aucune légitimité à son aristocratie. C’est le pouvoir des mauvais, l’emprise des riches, le mépris de classe quasi raciste. Barry a sans le vouloir l’esprit ravageur, il ridiculise les travers, les tics mentaux, les prétentions de ceux qui se croient supérieurs à lui. La citation en fin de film rappelle qu’une fois mort, tous sont désormais égaux. Le tragique de ce destin est accompagné par de Trio pour piano et cordes no 2, op. 100 de Schubert, comme une ode funèbre qui reste dans la tête une fois les images enfuies.

DVD Barry Lindon, Stanley Kubrick, 1975, avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Patrick Magee, Hardy Krüger, Steven Berkoff, Warner Bros Entertainment 2001, 2h58, €7,48 Blu-ray €7,99

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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nietzsche parle de la guerre

Dans un discours de Zarathoustra, Nietzsche évoque la guerre et les guerriers. Il s’agit de la guerre symbolique que l’on se fait à soi-même pour grandir, se grandir, pas vraiment de la guerre conventionnelle. C’est un peu comme le djihad : la guerre spirituelle de soi-même l’emporte sur la guerre contre les infidèles qui ne pensent pas comme soi. Il ne s’agit pas de tuer les autres mais de vaincre les démons, comme saint Michel terrassant le dragon.

« Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du cœur, je suis et j’ai toujours été votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. » Car la guerre est celle du lion qui n’est pas encore parvenu au stade enfant de l’innocence du vouloir. C’est une guerre de révolte comme le font les esclaves, ceux qui ne se sentent pas libres. Les guerriers sont donc incomplets, pas tout à fait hommes et surtout pas surhommes ; ils sont une étape sur le chemin de la liberté. « Je connais la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! » Seuls ceux qui se sont surmontés, qui se sont libérés, sont exempts de haine et d’envie, ces deux mamelles de la révolte. « La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! ». Obéir à soi est une liberté et la liberté de l’esclave est la révolte. Se révolter est donc obéir à son statut de soumis. C’est le reconnaître, donc agir contre. « Un bon guerrier entend plus volontiers ‘tu dois’ que ‘je veux’. » Tu dois te former et t’informer, tu dois lutter pour tes droits, tu dois te faire entendre en politique.

Les esclaves ne sont pas seulement les serfs médiévaux, ni les citoyens mobilisés des dictatures, ni même les fonctionnaires des États démocratiques ou les employés des patrons. Ce sont aussi les croyants, les intellectuels, tous ceux qui sont soumis à une loi qu’ils n’ont pas faite, à une morale qui leur est imposée et pas librement consentie. Ainsi, le droit n’est-il pas esclavage lorsqu’il est librement débattu par des propos libres dans une assemblée élue sans contraintes. Ce n’est pas le cas dans les républiques « autoproclamées » (depuis le Kremlin) en Ukraine.

Sans l’être entièrement, c’est le cas chez nous : le débat existe, sur les réseaux, dans les médias, dans les urnes, dans les associations et syndicats, dans la rue. Ce que décide la majorité n’est pas du goût de tout le monde, et ceux-là peuvent se sentir contraints, mais telle est la règle du jeu, librement acceptée, de la constitution démocratique. Si elle n’existait pas, l’homme serait un loup pour l’homme et toute société s’effondrerait dans le chaos et la guerre civile. Surtout que le débat se poursuit et que le droit évolue, les contraints peuvent se libérer en faisant valoir de bons arguments qui convainquent. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme mentionne, à la suite de Jean-Jacques Rousseau : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque Homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Ce n’est pas être esclave des autres que d’assurer un minimum d’harmonie commune. En cela les antivax, qui imitent servilement les libertariens américains, ont tort. Une société moderne n’est pas régie par la loi de l’Ouest où régnait la Bible et le Colt, la première servant à justifier la seconde au nom du droit du plus fort. Nietzsche n’est pas partisan des libertariens, malgré la « volonté de puissance ».

« Et si vous ne pouvez pas être les saints de la Connaissance, soyez-en du moins les guerriers. » Ceux qui savent – les « savants » – sont la plupart du temps de simples « sachants » : ils ne savent pas qu’ils ne savent pas grand-chose. La Connaissance (avec un grand C) est une guerre à l’ignorance – et il y a du boulot ! Or, dit Zarathoustra, « je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » Les guerriers ordonnent et combattent, les soldats obéissent et suivent. Les chercheurs de Connaissance ne sont pas tous des guerriers. « Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi – votre ennemi. » Ils sont trop souvent portés à « être d’accord » plutôt qu’à se trouver des ennemis avec lesquels ferrailler pour faire avancer la science. « Vous devez faire votre guerre, pour vos pensées ! »

« On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se querelle ». Sur le sexe des anges, sur les théories impossibles à prouver, sur des convictions non fondées sur des faits. L’arc est la méthode et les flèches les arguments : ainsi avance-t-on dans le débat et dans la Connaissance. Tout est fait pour être remis en cause, c’est ainsi que l’on va ; mais les avancées sont cumulatives, ce pourquoi on progresse. « Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » La bonne façon de procéder qui assure le résultat vérifiable et efficace. « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié mais votre bravoure qui a sauvé jusqu’à présent les victimes. » A quoi cela sert-il de déplorer, de « s’indigner », de se répandre en lamentations ? Agir est mieux – pour soi, pour tous, pour l’espèce, pour la planète.

La guerre, c’est la vie même, le vouloir qui incite à résister aux forces d’inertie, l’élan qui pousse le bébé à grandir et l’adolescent à devenir un homme, tout comme le bulbe du lotus émerge de la boue à travers l’eau de la mare, vers le soleil où il s’épanouit. « Que votre amour de la vie soit l’amour de votre plus haute espérance ; et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie » – la vitalité en sa plénitude. « Et voici votre plus haute pensée, laissez-moi vous l’ordonner – la voici : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Ainsi vivez votre vie d’obéissance et de guerre. » Obéissance à ce que vous êtes profondément, l’élan de la vie en vous, et guerre pour affirmer votre existence et votre vouloir.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Max Gallo, Belle époque

Max Gallo, fils d’immigrés italiens pauvres, est sensible à l’injustice sociale. Il a vécu la méritocratie républicaine, parvenant à force de cours du soir à obtenir une agrégation d’histoire puis un poste d’enseignant à Science Po. Entré en politique par le communisme, jusqu’en 1956 et le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, il a viré socialiste du temps de Mitterrand et est devenu porte-parole du gouvernement Mauroy avant de suivre Chevènement, puis de quitter l’engagement politique en 1994 pour se consacrer à l’écriture.

De ses années de militantisme socialiste il a cru bon de donner une mythologie par ce roman naïf, caricatural, réinterprétant Jacquou le croquant et Zola, qui se passe à la charnière des XIXe et XXe siècle. Comme s’il fallait à tout prix rejouer 1789 et raviver l’ennemi d’Ancien régime, l’Aristo, pour enfin exister en démocratie. Mais le mythe n’a jamais remplacé le réel, désigner un ennemi fantasmatique dispense d’observer l’ennemi véritable. En 1984-85, lors de l’écriture de ce roman, Max Gallo vivait les premières années de la Gauche au pouvoir et déjà les scandales éclataient, les petit-bourgeois socialistes répétant avec enthousiasme les frasques des grands bourgeois honnis. Ce pourquoi Belle époque garde quelque chose de ridicule dans son outrance moraliste.

Non, la « belle » époque n’était pas belle pour tout le monde ; on l’appelle surtout ainsi parce qu’elle a précédé deux guerres immondes. Elle avait pourtant succédé à celle de 1870, nettement plus courte mais non moins stupide. 1870-1945, ce fut presque une guerre de cent ans entre la France et l’Allemagne, à vingt ans près. La Belle époque était donc cet entre-deux où l’on jouissait, s’enrichissait (toujours sur le dos de quelqu’un), paradait socialement. Les choses n’ont pas changé, il suffit de suivre les actualités (« il leur faudrait une bonne guerre », disaient les vieux de 14 lorsque j’étais enfant en parlant de leurs jeunes).

Max Gallo oppose un frère et une sœur, Mathieu et Julia. Le premier, aîné de la fratrie, est révolté car éduqué à la brute par un père seul, un ours abruti et cruel qui lui enfonçait la tête sous l’eau le matin par tous les temps, cassant la glace s’il le fallait, pour l’envoyer ensuite toute la journée garder les moutons. Quoi d’étonnant à ce qu’élevé dans le ressentiment il n’ait eu que haine pour les autres villageois, les « soumis », et pour le seigneur local qui guignait la terre du père, enclavée dans les siennes. A 10 ans, il lui balance une pierre en pleine figure avant de se sauver, en sauvage. Le père est arrêté, emprisonné, les terres vendues, les trois enfants confiés à la garde du seigneur qui les « tient » : Mathieu l’aîné en rébellion permanente voué aux bêtes, Julia la seconde donnée comme compagne de jeux à sa fille Lucie, et Serge le bébé confié au régisseur.

Mathieu n’est qu’une boule de haine et, s’il contraint le curé à lui apprendre à lire, ce n’est pas pour s’élever mais pour entretenir le feu anarchiste en lui. Julia se soumet en apparence mais reste critique, elle profite de l’éducation conjointe qui lui est donnée avec Lucie pour apprendre à se comporter en société. Mathieu s’enfuit en vagabond, rencontre successivement trois jeunes hommes qui vont lui servir de mentors, l’un en lettres, l’autre en explosifs, le troisième en comportement. Ils sont mus pour au moins deux d’entre eux par le désir que le garçon adolescent suscite avec ses boucles brunes et son teint de jouvenceau. Julia se laisse caresser et se gouine avec Lucie, consentante, bien que dominée ; elle est plus belle et a plus de prestance auprès des hommes mais doit en subir la contrepartie. Lucie s’est fait déflorer volontairement par un Mathieu de 14 ans alors qu’elle en avait 12, elle a été dominée et veut prendre sa revanche en dominant à son tour. Mathieu va s’embarquer pour le Panama où l’on creuse le canal, financé par des véreux comme le seigneur de son village qui lui a pris son père, sa terre, sa sœur et son frère – le père de Lucie.

Un ingénieur solitaire qui l’a pris sous son aile sur le chantier lui confie des documents qu’il ramène à Paris lorsque sa sœur le fait chercher par le directeur du journal, un Juif démocrate, qui l’héberge et lui donne du travail. Julia a quitté Lucie, mariée au ministre des Travaux publics, et écrit des feuilletons populaires qui lui attirent le succès. Mathieu revenu est comme un chien dans un jeu de quilles. Il est inadapté à la grande ville, à la société, aux intrigues. Manipulé par un journaleux jaloux du succès de Julia, une fille qu’il a baisée et qui désormais se refuse, il va être accusé d’assassinat du directeur du journal de sa sœur, se défendra mal, toujours révolté contre le système, et sera condamné à avoir la tête tranchée. Julia n’aura de cesse que de le venger en faisant publier les papiers de l’ingénieur et en incitant son amant du temps, le vice-président de la Chambre, à faire tomber le ministre véreux des Travaux publics et le banquier qui l’assiste, le mari de Lucie.

Le roman est réputé écrit par une journaliste qui a acheté au mitan des années 1980 la maison de Julia, léguée par le directeur du journal assassiné, où elle fera élever son fils eu avec un journaliste de hasard et où elle écrira ses romans feuilleton à succès. Cette mise en abîme sert de prétexte au recouvrement des époques, l’ancienne, la « Belle », étant censée montrer comment est celle d’aujourd’hui (guère différente). Bien écrit mais outré, une mythologie de gauche pour ressasser éternellement le ressentiment des petits contre les gros – avant qu’ils ne deviennent eux-mêmes gros, comme l’a montré la Gauche après 1981. Un roman dépassé.

Max Gallo, Belle époque, 1986, Grasset, 286 pages, €19,90 e-book Kindle €7,99

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Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens

Les chiens sont des barzoïs, les lévriers poilus russes ; l’homme est Ramon Mercader, l’assassin de Trotski au Mexique le 20 août 1940 sur ordre de Staline. Ce roman historique qui vise un « équilibre entre réalité historique et fiction » (p.804) reconstitue les causes et les conséquences de l’acte, tentant de pénétrer la psychologie des personnages dans leur contexte d’époque et de lieu. Si Trotski fut sûr de lui-même et dominateur, impitoyable d’orgueil et d’intelligence, Staline apparaît comme la véritable ordure coupable du pire péché humain : l’envie. Paranoïaque et assoiffé de pouvoir, il régnait moins par son intelligence – très moyenne – que par la peur qu’il savait inspirer. Jaloux de Trotski dès l’origine, considéré comme trop rigide par Lénine, il n’a eu de cesse de comploter pour éliminer tous les opposants, manipulant les uns contre les autres, la foi pure des révolutionnaires enthousiastes pour servir ses desseins vils d’accaparer le Kremlin pour lui tout seul.

Ce pavé monstrueux n’est pas sans bavardage. Qui est allé à Cuba sait combien les gens s’y gargarisent de mots ronflants, imbibés de slogans déclamatoires autant que creux, vu l’état du pays après trois générations de castrisme. L’auteur succombe trop volontiers à cette logorrhée, surtout au début, lorsqu’il tâtonne encore à commencer son histoire. Un bon quart du roman aurait ainsi pu être évité. Mais la suite vaut le détour, tant pour réviser son histoire que pour pénétrer les dessous psychologiques qui la meut.

Leonardo Padura publie ce qu’écrit Daniel Fonseca Ledesma d’un manuscrit laissé pour lui par Ivan Cardenas Maturell sur un récit que lui fit oralement Jaime Lopez, en réalité Jaime Ramon Mercader del Rio Hernandez, arrêté sous le nom de Jacques Mornard au faux passeport répondant au nom de Franck Jacson. C’est dire combien l’écrivain cubain prend de pincettes pour parler d’une période sensible de la croyance communiste, Staline ayant imposé par la force son mensonge que Trotski était un traître vendu aux nazis – exactement ce que reprend Poutine pour parler des Ukrainiens. Staline était antisémite, arguant sur sa fin d’un « complot juif » à propos de ses médecins. Il a toujours jalousé l’intelligence, la culture et la vivacité des juifs communistes qui ont fait la révolution avec lui et a repris les vieux préjugés des tsars sur le juif apatride vendu à qui le paie. La capacité à prendre toutes les formes, qui est l’apanage du diable chez tous les chrétiens, est ici attribué aux agents du service secret stalinien… beau renversement du celui-qui-le-dit-y-est cher aux méthodes soviétiques !

Ramon est un jeune homme à l’enfance malheureuse, ballotté entre plusieurs pays par une mère fanatique communiste, fille de gros exploiteurs cubains et victime du machisme de son mari. De ses trois fils, Maria Caridad fera trois révolutionnaires durant la guerre espagnole – « les enfants de la haine » (p.609). Ramon est le second et elle a pour lui des sentiments incestueux car c’est un beau jeune homme. Ce qui ne l’empêche pas de l’éprouver en lui mettant le marché en main : est-il prêt pour une mission de la plus haute importance ? Ou préfère-t-il végéter dans des combats républicains voués à l’échec dans l’anarchie catalane ? Ramon, sous le regard impérieux de sa mère qui n’aurait pas pardonné autre chose, choisit la mission. Il aime les chiens, comme Trotski, mais elle tue sous ses yeux le bâtard qu’il avait adopté : le communisme exige le sacrifice de tous les instants.

Tous deux sont manipulés par un juif du NKVD, Nahum Eitingon, amant de Caridad, qui se fait appeler Kotov en Espagne et a pris d’autres noms par la suite. Entré par foi communiste mais aussi parce que la Tcheka donnait des bottes, il est vite devenu cynique, observant que le mot « tromper » était le seul levier de l’utopie pervertie. « Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c’est cela qui compte : ce que les gens croient » p.242. Quand la nature des choses résiste, il faut décréter qu’elle est nulle et non avenue et que la volonté d’un seul, mandaté par l’Histoire, est la vérité. Tout le reste est mensonge et tous les moyens sont bons pour imposer cette vérité falsifiée. « Cette trouble utilisation des idéaux, la manipulation et la dissimulation des vérités, le crime comme politique d’État, l’élaboration cynique d’un gigantesque mensonge » est-il résumé p.434. De Staline à Poutine en passant par Trump et Erdogan, Mélenchon ou Zemmour, c’est toujours la même chose : ce qu’ils disent n’est que mensonge, ce qu’ils veulent est le pouvoir, « le pouvoir de dégrader les gens, de les dominer, de faire qu’ils se traînent par terre et qu’ils aient peur, de les enculer parce que c’est ce qui fait bander ceux qui ont le pouvoir » p.609. Le type même de l’homme nouveau stalinien est André Marty, politicien communiste français brutal, inspecteur des Brigades internationales en Espagne, membre élevé du Komintern et lié au NKVD. Il est assaisonné ainsi par Padura : « un personnage vociférant, poilu et corpulent, avec une grosse tête, des yeux globuleux et des lèvres épaisses qui faisaient du bruit en se décollant quand il parlait » p.227.

Mais l’analyse va plus loin. « La première erreur du bolchevisme avait peut-être été l’élimination radicale des tendances politiques qui s’opposaient à lui : lorsque cette politique passa de l’extérieur de la société à l’intérieur du Parti, ce fut le commencement de la fin de l’utopie. Si on avait permis la liberté d’expression dans la société et au sein du Parti, la terreur n’aurait pas pu s’implanter. C’est pourquoi Staline avait entrepris l’épuration politique et intellectuelle, de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le Parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général » p.538. Tout est dit de la pente dangereuse. Notre époque devrait en prendre de la graine et c’est le mérite de ce roman de resituer l’ambiance générale de la croyance en l’utopie (comme aujourd’hui en islam, judaïsme ou christianisme fondamentaliste, en national socialisme zemmourien ou néosoviétique). « Le marxisme n’était-il qu’une simple ‘idéologie’ de plus, une sorte de fausse conscience qui menait les classes opprimées et leurs partis à croire qu’ils se battaient pour leurs propre objectifs, quand en réalité ils servaient les intérêts d’une nouvelle classe dirigeante ? » p.546. La réponse est « oui » – la « science » de l’Histoire n’est pas exacte mais une simple interprétation.

En « essayant de se glisser dans la peau d’un autre » (p.563), l’auteur raconte le destin croisé de Trotski en exil et de Mercader en mission, jusqu’au coup de piolet final dans le cerveau – le piolet étant « la fusion mortifère de la faucille et du marteau » (p.590). Avant le prison, le retour en URSS, l’exil à Cuba – où Mercader meurt à 65 ans d’un cancer bizarre, probablement dû à un empoisonnement au thallium… par les sbires du KGB. « C’était un soldat, il a obéi à des ordres. Il a fait ce qu’on lui avait ordonné de faire par obéissance, par conviction » p.792. Telle est l’éternelle excuse des criminels de guerre, qu’ils soient nazis avant-hier, serbes hier ou russes en Ukraine aujourd’hui : la soumission personnelle, la conscience robot, la paresse de penser par soi-même pour se réfugier dans l’obéissance servile qui évite la liberté, donc la responsabilité de ses propres actes.

Lisez ce livre, vous qui êtes curieux des engouements militants et du fanatisme des croyances. Vous y trouverez, dans un climat d’aventure vécue, l’analyse implacable des mécanismes psychologiques et sociaux qui transforment l’être humain en bête dressée et le jeune homme pur en criminel notoire condamné par l’histoire.

Merci à Youri de me l’avoir fait connaître.

Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens (El hombre que amaba a los perros), 2009, Points Seuil 2021, 808 pages, €9,90

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Patricia Wentworth, A travers le mur

Bas de laine et tasse de thé, l’Angleterre a connu la guerre mais reste l’Angleterre. En ce début des années 1950, un oncle riche décède et lègue par testament à une petite cousine l’essentiel de sa fortune. En revenant de Londres, où elle a été convoquée par le cabinet juridique qui s’occupe du testament, Marian Brand est pris dans un accident de train. Un jeune homme de la trentaine, Richard Cunningham, qui l’avait repérée dans son compartiment, est à ses côtés sous le wagon renversé. Ils sont indemnes, il tombe amoureux.

Lorsque Marian va prendre possession de son héritage, une grande maison au bord de la mer, elle découvre deux sœurs célibataires, venues vivre avec cet oncle et deux juvéniles, Félix le musicien et Penny son amie d’enfance. Félix est un enfant d’un premier mariage de son père avec sa nouvelle tante Florence, une grosse personne égoïste et désagréable qui ne l’a jamais aimé, pas plus que la sœur de cette dernière, la volubile et irascible Cassy. D’ailleurs, personne ne s’aime dans cette maison : « Envie, haine, malice et manque de charité. Lorsque ces quatre sentiments sont réunis, un meurtre n’est plus surprenant », cite doctement la détective amateur Maud Silver, fine observatrice de ses contemporains (p.174). Ina, sœur de Marian, mariée à ce beau merle de Cyril Fenton, acteur paresseux et dépensier qui n’aime pas travailler, est malheureuse. Elle aurait dû hériter si son oncle n’en n’avait pas décidé autrement et Cyril est furieux.

C’est l’intrusion d’une bimbo blonde évaporée, Helen Adrian, qui mandate la détective amateur Maud Silver parce que quelqu’un la connaissant bien la fait chanter, qui va nouer le drame. Tout se passe dans le huis clos de la maison divisée, où la nouvelle occupante Marian occupe un côté avec sa sœur Ina et le mari Cyril, le chat Mactavish et la servante Eliza, tandis que les deux sœurs et les deux jeunes occupent l’autre. Une porte de communication à chaque étage est verrouillée des deux côtés mais les gonds sont bien huilés.

Il se trouve qu’un matin Helen est retrouvée morte sur la plage, le crâne fracassé. Qui l’a fait ? Est-ce le maître-chanteur ? Le jeune Félix très amoureux ? Le mari Cyril toujours en quête d’argent ? Ou encore quelqu’un d’autre ? Notre détective Maud va évidemment enquêter, à sa manière tranquille, soutenant une conversation en apparence anodine tout en tricotant des chaussettes de laine grise pour son neveu écolier Derek. L’inspecteur Crisp est chargé de l’enquête, sous la supervision du commissaire March, ami de Miss Silver.

Le lecteur sera égaré par les coupables possibles et leurs mobiles, tandis que la conclusion se profilera fatalement, non sans quelques observations fines sur la société oisive de l’Angleterre comme sur les sentiments amoureux des jeunes personnes. Non sans, aussi une certaine touche de sensualité,: « Le jeune homme surgit sur le palier, la veste de pyjama entrouverte, une mèche rebelle dressée sur la tête comme le plumet d’un heaume. Il avait hâtivement passé un pantalon » p.300. Il s’agit de Félix, coléreux et fragile, que son amie Penny aime en secret depuis toujours.

Patricia Wentworth, A travers le mur (Through The Wall), 1952, 10-18 Grands détectives 1995, 318 pages, €1.85 occasion, e-book Kindle €9.99 

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George Orwell, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre 2

Tous les procédés totalitaires de l’oligarchie collectiviste sont présentés d’emblée dans le premier chapitre :

Le Grand Frère vous surveille dans la rue, chez vous par télécran, n’importe où – tout comme le font aujourd’hui les religions du Livre, surtout l’islamique mais pas seulement, qui vous enjoignent quoi penser, comment vous habiller et comment baiser, servies par les nervis de la « bonne » société, des médias ou des bas d’immeuble ; comme le font les gouvernements sous prétexte de lutte « contre » le terrorisme, les enlèvements d’enfants, les délits sexuels, la fraude fiscale… (caméras de surveillance, reconnaissance faciale, observation des réseaux sociaux par le fisc, fichier des données personnelles et biométriques des Français pour la gestion des cartes nationales d’identité et des passeports ; mais aussi les GAFAM du Big Business (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et les BATX du parti totalitaire chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) qui traquent vos habitudes de recherche et vous vendent de la consommation ou du gaveprolo comme le dit Orwell, soit ces séries télé en série composées par des machines sur des scénarios standards ou ces « divertissements » qui humilient et torturent dans une parodie de télé-réalité. « Dangerdélit désigne la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse. Il inclut la capacité de ne pas saisir les analogies, de ne pas repérer les erreurs de logique, de ne pas comprendre correctement les arguments les plus élémentaires s’ils sont hostiles au Socang, et d’éprouver ennui ou dégoût pour tout enchaînement d’idées susceptible de conduire à une hérésie. En somme, dangerdélit signifie ‘stupidité protectrice’ » p.1158. Car les totalitaires ne prennent pas le pouvoir dans l’intention d’y renoncer un jour – ce pourquoi Trump est totalitaire dans sa volonté de mensonge sur le résultat des élections qui l’ont mis dehors. « Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauver une révolution ; on fait la révolution pour établir une dictature », avoue O’Brien, tout fier, à Winston p.1205. Avis aux citoyens : ceux qui prônent « la révolution » prônent avant tout leur envie baveuse du pouvoir, pas votre bien ! Car « le pouvoir réside dans la capacité d’infliger souffrance et humiliation. Dans la capacité à déchirer l’esprit humain en petits morceaux, puis de les recoller selon des formes que l’on a choisies. Commencez-vous enfin à voir quel monde nous créons ? C’est le contraire exact des stupides utopies hédonistes imaginées par les réformateurs d’antan » p.1208. Vous êtes prévenus.

La pensée correcte est de dire et de croire que « guerre est paix, liberté est esclavage, ignorance est puissance » p.968 – tout comme aujourd’hui un Trump dit et croit que vérité est mensonge ou qu’un Xi décrète après Staline que les camps de travail sont de rééducation (Orwell dit Joycamps) et que démocratie est impérialisme. Car « la réalité existe dans l’esprit humain, nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper, et en tout cas est voué à périr ; mais dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai, voilà qui est la vérité » p.1192. Toutes les églises n’ont pas dit autre chose. Réécrire l’histoire pour imposer son présent est la préoccupation constante de la Chine depuis quelques années : sur le statut de Hongkong, sur le rôle de Gengis Khan, sur les îles de la mer intérieure. « Qui contrôle le passé contrôle le futur, disait le slogan du Parti ; qui contrôle le présent contrôle le passé » p.995. Staline effaçait jadis des photos les membres du Parti qui avaient été exclus, la génération Woke « éveillée » veut aujourd’hui déboulonner les statues de Colbert, Napoléon, Christophe Colomb et nier tout contexte d’époque et toute réalisation positive au nom d’une Faute morale imprescriptible. La génération « offensée » veut imposer son vocabulaire et interdire (« pulvériser » dit Orwell) tous ceux qui ne sont pas de leur bande : c’est la Cancel Culture – le degré zéro de « la » culture… Ce qu’Orwell appelle la malpense ou le délit de pensée qui s’oppose au bienpense qui est un « politiquement correct » avancé.

Les Deux minutes de haine obligent tous les citoyens à hurler quotidiennement comme des loups de la meute, de concert contre l’Ennemi du peuple, Emmanuel Goldstein, mixte de Leon Trotski et de Juif Süss, bouc émissaire commode de tout ce qui ne vas pas – tout comme aujourd’hui les « manifs » pour tout et rien au lieu d’exprimer son vote (« contre » le chômage, le Covid, le gouvernement, la pluie, les Israéliens…), les foules hystériques au Capitole, les gilets jaunes qui tournent en rond  ne veulent surtout pas être représentés et ne savent pas exprimer ce qu’ils veulent tout en laissant casser les Blacks en bloc, ou encore les emballements des réseaux « sociaux » qui harcèlent, lynchent et insultent à tout va.

L’histoire racontée dans le roman a au fond peu d’intérêt tant les personnages sont pâles, sauf le personnage principal Winston Smith (autrement dit Lambda), et l’anticipation technique faible (le télécran, le parloscript). George Orwell écrit pour la génération d’après, situant l’action en 1984, 35 ans après la parution de son livre ; il écrit pour le fils qu’il vient d’adopter pour le mettre en garde, ainsi que la gauche anglaise, contre les conséquences intellectuelles du totalitarisme. L’auteur avait en effet noté que les intellos de gauche (« forcément de gauche » aurait dit la Duras) avaient une propension à la lâcheté collective devant la force comme à la paresse d’esprit de penser par eux-mêmes. « Nos » intellos de gauche n’étaient pas en reste, tel Sartre « compagnon de route » du stalinisme puis du castrisme avec Beauvoir avant de virer gauchiste de la Cause du peuple, puis prosémite et sénile. Si le totalitarisme n’est pas combattu sans cesse, il peut triompher n’importe où. Il ne faut pas croire que la démocratie, la liberté, l’égalité et la fraternité sont des acquis intangibles : les mots peuvent être retournés sans problème pour « faire croire » que l’on est en démocratie quand on vote à 99% pour le Grand frère, que la liberté est d’obéir au collectif qui vous rassure et protège, que l’égalité ne peut être mieux servie que si une caste étroite l’impose à tous sans distinction – et que la fraternité est de brailler en bande les slogans et la foi.

George Orwell, 1984, 1949, Folio 2020, 400 pages, €8.60 e-book Kindle €8.49

George Orwell, Œuvres, édition de Philippe Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

Le film 1984 chroniqué sur ce blog

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Bernard Werber, Sa Majesté des chats

Succédant à Demain les chats et suivi par La planète des chats, ce roman peut se lire indépendamment. Vous l’avez deviné, il parle de chats. Comme dans La ferme des animaux d’Aldous Huxley, la carence des humains a poussé les animaux domestiques à s’émanciper.

C’est la guerre des espèces après la guerre de religions. Les Barbus ont en effet décimé à coups de Kalachnikov les humaniots (les chatons des chats humains) des Imberbes et les villes dévastées se sont retrouvées infestées de rats. Ils ont plus à manger qu’il ne faut avec tous les cadavres, et plus aucun prédateur sérieux. Comme les fanatiques en noir, les rats noirs fanatisés par un rat blanc de laboratoire qui s’est nommé Tamerlan déferlent sur les rares îlots où les « jeunes humains » (les vieux ont péri) et les chats de compagnie se sont réfugiés. A Paris, sur l’île aux Cygnes, les rats qui savent nager attaquent ; ils sont repoussés mais bloquent désormais l’amont et l’aval par des barrages. Car les rats ont une intelligence collective et une société hiérarchisée.

La chatte Bastet, qui ne se prend pas pour rien, apparaît au lecteur comme une vraie sale bête : égoïste, narcissique, impitoyable, utilitariste, féministe, elle ne voit en Nathalie qui la nourrit et la caresse qu’une « servante », en son fils Angelo qu’un ado chat violent immature et en son mâle au troisième œil Pythagore un couard trop hésitant. Ce troisième œil est une prise USB de chat de laboratoire ; elle lui permet de se connecter à Internet, qui fonctionne toujours grâce aux centrales nucléaires automatiques fournissant l’électricité – jusqu’à ce que les fanatiques religieux fassent sauter le système pour imposer leur seul dieu et leur soumission aux clercs.

Au fil des pages, un peu primaires au début mais prenantes dès le premier quart du roman, la chatte va devenir plus sympathique à mesure qu’elle s’humanise. C’est assez tiré par les poils mais il suffit de suivre et de croire : ça marche. Pas de contresens : l’auteur n’expose pas une vie de chat comme il a exposé une vie de fourmis ; il s’agit cette fois d’un conte philosophique. Puisque les chats ont, dit-on, neuf vies, la première a été chez Bastet en Egypte où elle était déesse à jambes et seins humains, adorée des fidèles. Elle se veut réincarnation pour le monde à venir après les erreurs humaines et la bêtise, la haine de l’autre et l’incapacité à le respecter, qui a dégradé l’Homme au point d’en faire une espèce en voie de disparition. Même les Barbus sont combattus par les rats qui ne font pas de quartier envers tout ce qui n’est pas de leur espèce. Allah ne les sauvera pas malgré leur soumission car, comme tout bon dieu, il est impitoyable aux cons et aux haineux qui sèment la division.

Bastet veut une clé USB dans le crâne comme Pythagore ; une fois obtenue à la faculté d’Orsay préservée jusqu’ici des hordes rato-islamiques, elle découvre l’immensité de l’univers et de la connaissance. Pouvant communiquer avec Nathalie, elle apprend que la plus haute civilisation consiste à comprendre l’humour, l’amour et l’art. Vous l’aurez noté, c’est tout ce à quoi les Barbus sont incapables d’accéder du fait de leur carcan religieux et qu’ils détruisent donc par jalousie au nom d’un concept d’esclave. C’est aussi tout ce que les rats détestent, espèce collectiviste, prolifique et prédatrice.

Je vous passe les aventures et les inventions, il y en a pléthore, faisant rebondir l’intrigue. Les humains sont décimés, comme les chats, mais Bastet s’allie peu à peu avec d’autres espèces comme les chiens, les cochons, un perroquet, des goélands, pour contrer les hordes de Tamerlan qui ratissent tout sur leur passage.

L’auteur en profite pour continuer son Encyclopédie du savoir relatif et absolu dont les Livres I à XI sont déjà parus et dont il distille le XII entre les chapitres. Cette philosophie pratique dessine un système de valeurs et de diagnostics sur ce qui nous arrive. A la manière d’Aldous Huxley, les animaux qui parlent comme des hommes sont des hommes déguisés en bêtes pour mieux se faire entendre des autres hommes, trop bêtes pour comprendre tout seuls. Jean de La Fontaine, cité en ce roman, a bien créé ses fables contre le système de cour de son temps.

Bien que destinée plutôt à un public ado, ou aux fana félines (surtout femmes), j’ai bien aimé cette fiction philosophique de notre temps qui se dévore comme une souris craquant savoureusement sous la dent. Si les chats me paraissent dans le réel plus affectifs que dans la fiction contée par la cynique utilitariste Bastet, l’alliance des espèces pour la survie planétaire est un objectif louable.

Bernard Werber, Sa Majesté des chats, 2019, Livre de poche 2020, 522 pages, €8.90 e-book Kindle €14.99

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Religions poisons

Tuer au nom de Dieu, est-ce « religieux » ? Ne serait-ce pas plutôt banalement tribal, bien loin des justifications métaphysiques ? Dieu, s’il est, n’a nul besoin de petits cons pour se manifester. Il a l’éternité, la puissance et la gloire, bien plus que les adolescents immatures qui prennent le couteau en son nom et usurpent le droit de vie et de mort. Allah est un prétexte, d’autant que ce n’est pas Lui qui est caricaturé mais son Prophète : un homme, même pas le messager de Dieu qui est Djibril, l’archange, mais seulement le dépositaire d’une vision. « Tu ne te feras pas d’idole » est pourtant un commandement aux croyants et adorer un homme plutôt qu’Allah est idolâtre : « il n’est de Dieu que Dieu ». Mahomet n’est pas Jésus que les chrétiens ont eu la subtilité de faire Dieu en seconde personne (mystère de la foi). Mahomet était un illettré inspiré au désert, récite-t-on. Mahomet peut donc être représenté et critiqué. Il n’est pas Allah le Tout-puissant mais un bédouin empêtré dans ses déterminations familiales et tribales, dans son époque archaïque et sa volonté politique de s’imposer.

Mais à quoi bon tenter de mettre une quelconque rationalité dans « la foi » ? Toute croyance est par essence irrationnelle, agissant sur les pulsions de mort ou de vie, sur la peur et l’au-delà, sur les émotions d’amour ou de haine. Dieu n’est qu’un paravent commode, un masque pour ses propres turpitudes, une justification à ses propres péchés – déjà pardonnés parce que commis en Son nom. C’est à la fois stupide et inique, d’un orgueil individualiste incommensurable, mais c’est ainsi.

Toutes les religions sont des poisons

Ni les Grecs, ni les Romains ne tuaient au nom de Dieu comme le rappelle Voltaire dans son Traité sur la tolérance. Les trois religions monothéistes du Livre sont particulièrement autoritaires, machistes, misogynes, considérant le Père comme l’absolu, sur l’exemple divin, la femme et ceux qui ne croient pas comme impurs et inférieurs. Parmi les trois, le christianisme, après saint Paul, exècre la chair, la sexualité et l’ici-bas. Son idéal est l’abstinence – et rejoindre l’au-delà au plus vite. Mais il a su entrer progressivement dans le siècle en s’émancipant de l’Eglise, ce modèle du parti communiste selon Lénine. Aujourd’hui, la foi chrétienne peut être militante, elle est surtout intime, ne mélangeant pas Dieu et César, selon les mots du Christ. Rien de tel en islam, croit-on ; or c’est faux selon les historiens de la revue L’Histoire, aux musulmans de retrouver les interprétations historiques de leur religion qui permette de s’adapter au monde sans chercher à le convertir en ce qu’ils voudraient qu’il fût, avec l’intolérance de l’orgueil – ce péché capital. L’Ancien testament, à l’origine des trois religions monothéistes, commande d’aimer son prochain comme soi-même – mais pas seulement le prochain dans la même foi : cela est ethnique, xénophobe, raciste ; cela exclut les autres, tous ceux qui n’ont pas la même foi. La seconde table de la Loi offerte à Moïse par Jéhovah en haut de la montagne, commandait « tu ne tueras point » ! La dérive de l’islam est-elle à ce point mortifère qu’elle en arrive à adorer l’inverse du commandement divin ? Les islamistes seraient-ils voués à Sheitan plutôt qu’à Allah ?

Islamisme n’est pas islam

Les Juifs ont eu leur Merah, les bobos leur Bataclan, les flics leur Kouachi, les catholiques leurs attaques d’églises, (à Rouen, à Nice), les journalistes leurs martyrs Charlie, les profs leur saint Paty… Faudra-t-il que les « associations » et les extrémistes de gauche soient touchés à leur tour pour qu’ils prennent enfin « conscience » de la réalité ? De place en place, tous les groupes en France sont victimes du fanatisme islamiste. Une dérive radicale et politique de l’islam, une secte particulière qui veut s’imposer ici-bas hors son lieu de naissance géographique et historique. Les islamistes sont les ennemis du genre humain – sauf des convertis à leur fanatisme. C’est un mécanisme habituel à toute secte que d’exclure tous ceux qui ne pensent pas comme eux et d’en faire des sous-humains à éradiquer par le fer et par le feu sans rémission possible. Ainsi des cathares sous l’Inquisition, des huguenots sous le roi catholique, des catholiques pour les dominants protestants irlandais, des Arméniens pour les Turcs, des koulaks pour les lénino-staliniens, des Juifs pour les nazis, des Palestiniens pour les Israéliens, des citadins pour les polpotistes, des Hutus pour les Tutsis, des Rohingyas pour les Birmans, des Tibétains, des Ouïgours ou des démocrates pour les Chinois, de la gauche « liberal » pour les trumpistes républicains, et ainsi de suite. Quand comprendra-t-on, en France, que l’islamisme n’est pas tout l’islam – même s’il en fait partie – et qu’il faut le combattre aussi résolument que l’antisémitisme ou le racisme ? Car le commun de tout cela est la HAINE des autres, l’anti-fraternité affirmée.

Laïcité n’est pas droit de blesser

Mais il faut noter que la « laïcité » devient chez certains une quasi-religion, comme notre époque aime à en créer, tels l’écologisme ou le féminisme. Laïcité signifie neutralité, pas imposer sa propre loi au détriment des autres. C’est ainsi que répéter des caricatures de Mahomet alors que l’on sait pertinemment que cela va déclencher l’ire des musulmans (pas tous intégristes), peut s’apparenter à de la provocation, voire à une incitation à la haine (religieuse ou raciale) : en ce sens, certains gauchistes n’ont pas tort. L’antisémitisme est condamné, pas l’anti-islam – bien que les Arabes soient des sémites. Ce pourquoi il faut soigneusement distinguer l’islam comme religion de l’islamisme comme dérive sectaire politique. Le professeur Paty, dans son cours, a-t-il pris soin de neutralité en évoquant la liberté d’expression ? A-t-il montré en même temps que celles de Mahomet des caricatures du pape, du grand rabbin, des patrons et des écolos, des bourgeois et des féministes ? C’est cela la neutralité laïque, pas taper seulement sur les plus ridicules. Seule la comparaison, la mise en équivalence, permet de neutraliser la charge passionnelle de l’objet d’étude pour le soumettre à la raison. La distance est indispensable pour démonter le mécanisme de la caricature, de la moquerie, du rire qui libèrent parce qu’ils font réfléchir. Ainsi la caricature de l’islamiste qui « se fait sauter en public » est-elle plus profonde que la copulation affichée ne parait car il y a un orgasme de tuer, une montée au septième ciel de se prendre pour Dieu lui-même ici-bas.

Le droit contre le fait

Le simple principe de précaution – inscrit dans la Constitution et si souvent revendiqué par ailleurs – DOIT être appliqué contre l’islamisme et les islamistes. N’en déplaise aux naïfs qui croient au bon sauvage, aux idéologues qui croient les musulmans victimes, forcément victimes, et aux gens-de-gauche issus de la candeur chrétienne pour qui il faut toujours tendre la joue gauche et battre d’abord sa coulpe.

Que faire de raisonnable ? être vigilant envers ceux qui tiennent des propos sur les réseaux ou en public, ne tolérer aucun écart à l’obligation de débattre – de tout – ni laisser errer l’idée de lois « supérieure » aux lois fondamentales de la République. Mais aussi ne pas encourager l’islamisme en traitant ses adeptes en pauvres victimes. Si les immigrés algériens, maliens, pakistanais, tchétchènes, tunisiens sont venus en France, n’est-ce pas pour l’aura de liberté et de prospérité d’un Etat-providence ? Il ne faut pas vanter « le paradis français » ni « l’entreprise France » si l’on n’est pas capable d’intégrer et de développer chacun de ceux qui frappe à la porte. Intégrer signifie aussi ne pas offenser volontairement par la répétition de caricatures qui blessent. Or les postulants à l’intégration sont trop nombreux : il faut donc plutôt les aider à rester dans leurs pays respectifs plutôt que d’exporter la guerre avec l’armée française au Mali, en Libye, en Irak, en Syrie – ou des armes. Donc ne pas soutenir inconditionnellement les Etats-Unis belliqueux et éviter la lâcheté diplomatique au nom des intérêts trop étroitement économiques : la fermeture temporaire des frontières européennes à la Turquie serait un signe majeur pour faire baisser d’un ton le vaniteux qui ne se sent plus.

Une population ne peut guère intégrer plus de 10 à 12% d’allogènes à la fois sans se sentir déstabilisée. Pourquoi le dénier sans cesse ? Combien de morts faudra-t-il en « victimes collatérales » pour obéir à ce Grand principe inique qu’il faudrait accueillir sans conditions toute la misère du monde ? Pourquoi ne pas dire que les banlieues immigrées ne sont pas uniquement ces ghettos délinquants que les médias pointent mais des sas favorisant l’intégration ? Qu’a donc fait d’efficace pour la sécurité l’ineffable Hollande qui se mêle aujourd’hui de donner des leçons ? Si le droit est un obstacle, il faut le changer. S’il est mal appliqué, qu’on s’en donne les moyens. Si les « droits de l’Homme » et la Cour européenne empêchent, redéfinissons ces droits correctement.

Les droits de l’Homme ne sont un obstacle que pour ceux qui ne veulent surtout rien faire

L’article 2 de la Déclaration des droits n’évoque-t-il pas l’intégralité de ces « ces droits (qui) sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Oui, « la sûreté » est un droit de l’Homme, vous avez bien lu. Et les « droits de l’Homme » ne sont-ils pas soumis au temps de guerre ? Or l’islamisme a déclaré la guerre explicitement, et il ne cesse de tuer. Traitons ses combattants en ennemis de guerre et non en citoyens ayant tous les droits.

Rappelons que les islamistes ne sont que quelques milliers répertoriés en France et que les quelques 10 à 12% de musulmans français ou résidant sur le sol français ne sont pas tous islamistes, loin de là. Des voix commencent à s’élever chez les croyants en l’islam qui n’ont aucun problème avec la République. Ils sont trop timides par peur des représailles de leurs « frères » radicalisés mais ils existent. Qu’attend-t-on pour expulser vers la Turquie, si nationaliste et grande gueule, les islamistes du parti du président qui prêchent encore dans les mosquées ? Pourquoi devrions-nous tolérer la haine en notre propre sein ? La fermeté d’action et l’équanimité des propos sur les valeurs de notre pays sont les seuls remparts à la force, Munich nous l’a amplement montré, même si la gauche a préféré se coucher en 40 sous Pétain.

« Art. 5 : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société », dit la Déclaration des droits de l’Homme (préambule de notre Constitution). Alors quoi ? « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, dit Sénèque. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles » Lettres à Lucilius, Livre XVII, Lettre 104.

Osons donc !

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Le coup de l’escalier de Robert Wise

Ce film Noir démontre combien le racisme est destructeur : il fait tout foirer. Dave Burke (Ed Begley) est un ancien flic révoqué injustement à ses yeux pour malversation ; il aurait payé pour tout le monde. Il rêve donc de se venger de la société et d’assurer ses vieux jours tout proches par un « coup » unique, braquer la banque de Melton, petite ville (imaginaire) au sud d’Albany.

Le coup est facile, la banque est approvisionnée en liquide tous les vendredis soir par les commerces et Begley a remarqué qu’un livreur du snack voisin venait après la fermeture apporter des cafés et des sandwiches aux comptables qui bouclent la recette. Il passe par une petite porte latérale d’une rue peu fréquentée et se fait ouvrir par le gardien. Il suffit de profiter du moment pour s’introduire, braquer les employés et rafler les dollars.

Mais pour cela il faut être trois. L’ancien flic propose le coup à un ancien soldat, Earle Slater (Robert Ryan), qui n’a jamais su se réadapter à la vie civile et fuit toujours les boulots comme les liaisons féminines, et à un chanteur noir, Johnny Ingram (Harry Belafonte), sans arrêt endetté parce qu’il joue aux courses pour reconquérir sa femme qui s’est séparée de lui avec leur petite fille. Chacun refuse car trop risqué, mais chacun finit par accepter poussé par la vie. Ils ont besoin de fric et ne savent pas en gagner ou le garder – le drame américain par excellence. Car arriver en société exige un effort et de la constance que ni le flic, ni le soldat, ni le chanteur n’ont assumé.

Slater détruit tout ce qu’il touche depuis l’enfance, même le métier de soldat, pourtant destructeur par excellence. Sa compagne du moment, qui l’aime et le lui dit, en est désespérée. Il faudrait probablement chercher dans l’enfance du jeune Earle cette disposition à n’être jamais sûr de soi, à toujours craindre les autres, à en être jaloux : ce qui fait l’essence du racisme. Earle a été chassé par les tempêtes de poussière de son Oklahoma natal et n’a jamais eu de chez soi ; il en est amer et rejette ce rejet sur « les Noirs ». Le beau Johnny, pas très foncé, a des idées, ce qui hérisse Earle. Il ne lui fait pas confiance.

C’est ce grain de sable qui va faire échouer le coup : il ne lui confie pas la clé de la voiture qui doit les emmener dans leur fuite. Le destin s’en mêlera avec l’industrie chimique de la ville. Le duel western au sommet de silos fait tout sauter, le Noir comme le Blanc et quelques flics avec. Tel est le destin : la haine détruit tout.

Le film est en trois parties : la présentation des personnages et leurs états d’âme (un peu long mais qui prend tout son sens ensuite), la préparation du coup et l’attente (captivant), enfin l’échec et la fuite qui se termine dans le grandiose. La femme de Johnny a raison : Noirs et Blancs, il faut cohabiter donc tenter de se fondre dans une société unique. L’idée était dans l’air du temps depuis la Seconde guerre mondiale mais l’apartheid aux Etats-Unis ne sera levé qu’entre 1964 et 1967, plusieurs années après la sortie du film. Le bruit du vent dans l’ascenseur rappelle la fraternité du bombardier mais Earle la refuse au liftier qui lui fait la remarque, bien qu’il ait embrassé « une petite négrillonne » mignonne juste avant d’entrer dans l’immeuble où Ed l’a convoqué.

Pour nous aujourd’hui, le spectacle de New York et des petites villes américaines a quelque chose de nostalgique : peu de voitures sur les échangeurs, d’immenses péniches automobiles aux chromes étincelants et aux amortisseurs qui balancent, les impers et chapeaux de rigueur pour les hommes, l’émancipation féminine qui progresse : les femmes gagnent l’argent du ménage.

DVD Le coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow), Robert Wise, 1959, avec Harry Belafonte, Robert Ryan, Ed Begley, Shelley Winters, Wild Side Video 2009, 1h32, €15.23

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Joseph Kessel, L’armée des ombres

Joseph Kessel, juif et antinazi, est entré en résistance en 1941 mais a dû fuir la France lorsque la zone sud fut occupée. Arrivé à Londres par l’Espagne et le Portugal avec son neveu Maurice Druon, il lui est suggéré par le général de Gaulle de contribuer à la guerre par un livre sur la Résistance intérieure. Il invente alors le nom « d’armée des ombres » parce que la France des Lumières est entrée dans la nuit avec l’armistice et son chef d’Etat cacochyme aux étoiles flétries.

Ce documentaire publié dès 1943 se veut une chronique de faits vrais, maquillés pour ne pas compromettre les protagonistes sur le terrain. Tout est réel, tout est reconstruit. Ce n’est pas un roman issu de l’imagination, ni de la propagande antiallemande ou pro-quelque chose. « Aucun détail n’y a été forcé et rien n’y est inventé » (préface). Tout est exact et rien n’est reconnaissable « à cause de l’ennemi, de ses mouchards, de ses valets ». La Résistance française fut « un grand mystère merveilleux » où, sans pain ni vin, ni feu, ni lois, « la désobéissance civique, la rébellion individuelle ou organisée sont devenues des devoirs envers la patrie ». Le héros est celui qui est dans l’illégalité, analogue au chrétien des catacombes.

Il y a de la mystique chez Kessel lorsqu’il conte la Résistance en actes, avec ses grandeurs et ses petitesses, ses dilemmes moraux et son humanité. Il s’agit d’une foi à renaître, d’une Lumière qui sourd du peuple même, préparant une loi nouvelle pour la cité. Le mythe de la « désobéissance civique » est repris aujourd’hui par de pseudo-révolutionnaires qui se croient occupés par une puissance économique qui serait nazie, mais la lecture de ce livre montre combien ils sont simplets et récupérateurs : l’Occupation était bien autrement totalitaire et meurtrière, incitant les pères à délaisser leurs enfants, les mères à vendre leurs camarades pour sauver leur fille, les petits escrocs à trahir pour rien, par lâcheté ou pour se faire bien voir du plus fort.

Le récit se compose de sept épisodes qui tournent tous autour de Philippe Gerbier, ingénieur et ancien élève du grand chef parisien Luc Jardie, surnommé Saint-Luc, dans lequel on a pu reconnaître une image mêlée de Pierre Brossolette, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Jean Cavaillès. Chaque épisode est publiable séparément dans la presse libre, ce qui permet de contourner la censure en France et les restrictions de papier. Y sont contés l’évasion, la punition du traître, la clandestinité, le passage à Londres, la prison, l’attente d’être fusillé, la torture, le meurtre d’un seul pour éviter que tous fussent tués. Les techniques de narration sont diverses, du récit linéaire au journal en abrégé et aux notules exemplaires. Tous les résistants sont frères, qu’ils soient Action française ou communistes, ou simplement révoltés, qu’ils aient 15 ans ou 60 ans. La diversité est présentée sans fard ni jugement, notamment dans le chapitre intitulé Une veillée de l’âge hitlérien.

Ce livre dépouillé sur une « armée pure » (p.1377 Pléiade), écrit dans l’action et truffé d’anecdotes vraies est « le » grand livre de la Résistance. Le film de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969 avec une brochette d’acteurs connus, épure encore le texte, son noir et blanc rendant bien l’obscure clarté de la révolte anti-Boche autant qu’anti-Vichy. « Tout ce que nous avons entrepris, dit Luc Jardie à Philippe Gerbier dans l’ombre d’un asile clandestin, a été fait pour rester des hommes de pensée libre » p.1398. A ne pas oublier pour jauger les pseudo-résistants médiatiques de l’ultra-gauche écolo-féministo-anarchiste (tous les thèmes à l’extrême-mode). « La haine est une entrave pour penser librement, dit encore Jardie. Je n’accepte pas la haine ». Celle d’aujourd’hui est bien palpable chez ceux qui tentent de récupérer le mythe à leur profit.

Joseph Kessel, L’armée des ombres, 1943 revu 1963, Pocket 2001, 253 pages, €5.50

DVD L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville, 1969, avec Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, StudioCanal 2008, 2h17, €8.90

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Philip José Farmer, Les amants étrangers

En 1961, l’auteur né dans l’Indiana, nous projette en 3050. La Grande guerre apocalyptique partie des ex-Terriens de Mars a ravagé la Terre par un virus qui étouffe en quelques heures. Seules ont été épargnées quelques régions qui ont repeuplé la planète et se sont partagé les continents. Ainsi les Islandais occupent le nord jusque vers la Loire, les Israéliens le sud autour de la Méditerranée et jusqu’en Inde, les Hawaïens l’Amérique et les Australiens l’Océanie. Pour le reste de la planète, ce n’est pas très clair.

Mais l’ordre règne chez les ex-Yankees : le Clergétat est une théocratie hiérarchique contraignante, une sorte de communisme biblique issu des croyances protestantes exacerbées. Il est curieux que, mille ans après le XXe siècle, l’humanité en soit encore là… Mais le puritanisme, projection de celui des années cinquante et du Maccarthysme aux Etats-Unis, est bel et bien caricaturé. Un prophète autoproclamé (comme tous les prophètes) est un germano-russe appelé Sigmen ; il est mort il y a longtemps mais le système continue de faire croire qu’il est parti prospecter les étoiles pour l’humanité. Il enjoint ainsi à coloniser les planètes vivables et à éradiquer façon prophète biblique tous les peuples extraterrestres ou ex-terriens (forcément dégénérés) qui les occupent.

Hal Yarrow, linguiste « touchatout » est mandaté par le Sandalphon Macneff (dont le prénom n’est pas Gabriel) pour rejoindre la mission qui va aller « étudier » la planète Ozagen. Dans le dessein de créer un virus qui va exterminer toute vie non humaine et permettre de faire main basse sur la planète. Rien de nouveau sous les soleils : l’américain croyant reste un prédateur que Dieu a « élu » et que les prophètes encouragent à croître et attaquer. D’ailleurs, le mariage est obligatoire et faire des enfants nécessaire sous peine de rétrogradation sociale. Hal est « marié » contre son gré à Mary, qu’il déteste parce que frigide et moraliste, prête à le dénoncer aux autorités pour toute incartade même de langage. Les Etats-Unis n’ont pas changé, qui traquent le politiquement incorrect et le « racisme » partout et en tous lieux (sauf chez les Noirs). L’intérêt de la mission est que le voyage va durer quarante ans, et autant pour l’éventuel retour, donc que le divorce est automatique pour raison d’Etat. Hal est délivré de Mary, qui s’en consolera.

Mais son mentor depuis l’enfance, le disciplinaire Pornsen (au nom ambigu) fait partie du voyage. Hal s’est fait recadrer et fouetter maintes fois pour des écarts à la ligne que l’ange gardien interimaire (agi) est chargé de lui faire respecter. Il le hait. Car, dans cette société de morale surveillée et punie en continu, l’amour n’est pas possible, ni même l’amitié. L’homme est constamment un loup pour l’homme, allant « le dire à la maitresse » ou dénoncer les déviances aux agis pour se faire valoir plus vertueux. La méfiance règne et le chacun pour soi est de rigueur. La seule unité est donc d’attaquer les autres, ce qui ne peut avoir de cesse dans l’univers entier. Le lecteur d’aujourd’hui peut voir en cette doctrine distopique une critique aussi du communisme soviétique où un commissaire politique surveille toujours deux exécutifs, la troïka permettant des dénonciations croisées, et où le prophète Marx-Lénine-Staline-Khrouchtchev (etc.) donne la route et guide le peuple dans l’interprétation de l’Histoire. Au fond, Etats-Unis moralistes et URSS moralisante mènent le même combat. Ce que les années soixante vont justement secouer avec les manifestations anti-Vietnam.

Sur Ozagen, Hal est curieux des autres et se lie d’amitié avec Fobo le woh ozagénien qui l’emmène visiter les ruines d’une cité anciennement humaine, des Terriens venus de France s’étant échoué là au moment de la Grande guerre. Ils se sont métissés avec une population locale, une forme mimétique qui a pris leur ressemblance. Hal rencontre clandestinement à la nuit une femme qui l’appelle, Jeannette. Elle parle un français abâtardi que le linguiste réussit à comprendre avant de lui apprendre l’américain usuel. Il va tomber amoureux, la belle étant experte en plaisirs charnels (cliché facile sur les Françaises) que Hal n’a jamais connus.

Car le plaisir est un péché dans la religion Sigmen, plus proche du Talmud que des Evangiles, comme dans l’Amérique profonde depuis les origines. La nudité est proscrite sur terre et on ne fait l’amour que dans l’obscurité et tout habillé. Jeannette exige la lumière et la peau nue, ce qui scandalise et ravit Hal dont la transgression des normes semble de nature, en témoignent les cicatrices de fouet dont son dos et sa poitrine sont remplis depuis la petite enfance. L’agi qui surveille et punit n’est pas sans un certain sadisme, disant « aimer » son pupille d’autant plus qu’il le fait souffrir – comme dans les collèges anglo-saxons. La SF américaine était jusqu’ici héroïque et prude, en phase avec les valeurs yankees sorties de la Seconde guerre mondiale et du patriotisme ; Philip José Farmer change cela d’un coup avec Les amants. Baiser à poil et aimer ça sans avoir en tête l’obsession de la progéniture était nouveau et diablement excitant. Avec une humanoïde extraterrestre est encore plus osé, allusion peut-être à la ségrégation des Noirs aux Etats-Unis jusqu’à l’ère Kennedy. Les Peace and Love vont s’y ruer partout et dans toutes les positions, balançant slip, soutif et morale aux orties.

« Que vous ont-ils fait ? » susurre Jeannette à Hal lors d’une de leurs étreintes. « Ils vous ont appris à haïr au lieu d’aimer, et la haine, ils l’ont appelée l’amour » p.188. Comme le ministère de la Paix est celui de la Guerre dans 1984 d’Orwell… « Ils ont fait de vous des moitiés d’hommes, afin que l’ardeur emprisonnée en vous puisse se tourner contre l’ennemi ». Son ami Fobo le wog en rajoute : « Vous professez, vous autres Sigménites, que chacun est responsable de tout ce qui lui arrive, que seul le moi est à blâmer. (…) Si vous commettez un crime, c’est que vous le souhaitez. Si vous vous faites prendre, ce n’est ni que vous avez agi stupidement, ni que les Uzzites [les flics] ont été plus intelligents que vous, ni que les circonstances leur ont permis de vous capturer. Non : c’est que vous vouliez vous faire prendre. (…) Cette foi est très shib [super] pour le Clergétat car vous ne pouvez rien lui reprocher s’il vous châtie, s’il vous exécute, s’il vous force à payer des impôts injustes ou s’il viole les libertés civiles. Il est évident que, si vous ne l’aviez pas voulu, vous n’auriez pas permis que l’on vous traitât de la sorte » p.193. Etienne de La Boétie l’avait déjà théorisé : n’est esclave que celui qui se soumet et aucun tyran ne subsiste sans le consentement (tacite ou contraint) des sujets. Le Sandalphon Macneff qui obéit à l’Archuriélite ne lui dit pas autre chose lorsqu’il le convoque pour lui faire un sermon sur « la pureté » : ne pas désobéir, ne pas boire, ne pas baiser. Hal finira par l’étrangler.

L’amoureux humain Yarrow va faire le malheur de Jeannette l’humanoïde pour son bien car l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions dans la norme biblique. Mais Jeannette va le sauver de sa civilisation haineuse en lui permettant une autre vie. Le nom de Yarrow signifie en anglais l’Achillée, une herbe contre les fièvres et le prénom Hal, issu du germanique, signifie tourmente ; ce n’est sûrement pas par hasard. Le dénouement est rapide et clair, bienfaisant.

Philip José Farmer, Les amants étrangers (The Lovers), 1961, J’ai lu 1974 réédité 1999, 251 pages, €5.00

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Cronin, Le jardinier espagnol

Cronin fut médecin, ce qui lui a donné une sensibilité envers les autres et une vue éclairée des spécimens humains. Dans ce roman d’après-guerre, il met en scène un consul américain, Harrington Brande, nommé sur la Costa Brava dans la petite ville de San Jorge et son fils de 9 ans, Nicolas. Sa femme l’a quitté depuis six ans déjà ; elle est restée aux Etats-Unis où elle préfère travailler pauvrement que de dépendre de lui.

Car le consul est orgueilleux et imbu de lui-même. Protestant religieux de Nouvelle-Angleterre, il a tous les travers du puritain élu de Dieu qui se croit supérieur à tous. Si son mariage a été un échec, c’est parce que son épouse n’a pas reconnu son prestige et la valeur de ses conseils ; si sa carrière se passe de petites villes en petites villes sans jamais un poste à sa mesure, c’est qu’il est « suffisant » et doté d’un « colossal égoïsme », comme lui dit son supérieur à Madrid. Psychorigide, névrosé obsessionnel, il voue son existence à écrire une biographie de Nicolas Malebranche, philosophe et prêtre oratorien français qui allie Saint Augustin et Descartes en rationalisant la croyance en Dieu. Il a donné le prénom de son guide à son fils Nicolas.

Ce dernier est un enfant chétif et malportant parce qu’il le couve et le protège trop, régentant ses horaires, son climat et ses menus. Il lui voue un amour exclusif à cause de « cette soif ardente d’être aimé, tendrement, passionnément, exclusivement », comme il l’avoue à son psy, le manipulateur des mots Halévy, son seul « ami ». Harrington est seul par orgueil ; il entraîne dans la solitude son garçon qui est encore trop enfant pour s’en rendre compte, faute de mère, de grands-parents, d’amis ou de copains. La diplomatie fait déménager souvent et c’est le père qui donne ses leçons scolaires au fils.

Dans la villa espagnole louée pour le consul à l’écart de la ville, une cuisinière, Magdalena, et un homme à tout faire, Garcia, ne peuvent suffire ; il faut encore un jardinier pour entretenir et embellir le jardin qui s’étend alentour. Le consul engage José, jeune homme de 19 ans flanqué de multiples petites sœurs, d’une mère et d’un grand-père, mais soutien de famille. Nicolas, sur sa mine, spontanément lui sourit. Il va peu à peu, au fil des jours, s’en faire un véritable ami. Il jardine avec lui, ôte sa chemise comme lui, prend des muscles sur les conseils d’exercices de José, découvre le jeu populaire de pelote où le jeune homme excelle.

Il emmène son père sur la plazza assister à un match, que José gagne in extremis, électrisé par l’admiration du gamin. Mais cette amitié neuve déplaît au consul et père : il est jaloux et trouve trop populacière la promiscuité avec les gens du cru. Son orgueil égoïste ne peut supporter de partager l’amour, même si celui-ci est bien différent de l’amour filial. Car Nicolas, dans la naïveté de ses 9 ans, « aime d’amour » José, comme un grand frère, un mentor. Son père interdit désormais qu’ils se parlent mais Nicolas ne désobéit pas lorsqu’il décide de lui écrire. Et le papier de leurs échanges, qu’il fourre sous sa chemise pour le soustraire aux regards de Garcia et de son père, lui caresse la peau sensuellement ; c’est un peu du jeune homme, de son regard, de son sourire, tout contre lui.

Le soleil, la nature, le printemps, la jeunesse de José, font chanter son corps et exaltent son cœur sans qu’il perçoive autre chose que de la chaste amitié. Côté José, c’est un sentiment de protection et de pitié qui s’impose envers ce gamin qui pourrait être son petit frère et qu’il voit si solitaire, si malingre, si curieux de tout. L’admiration du petit pour sa silhouette élancée, le noueux de ses muscles, la nudité de son torse, son habileté au travail, son agilité à la pelote, le flatte. Il veut l’élever à lui, le faire grandir, le sortir de l’ombre froide de son père qui l’inhibe, le rabaisse et l’enferme. C’est ainsi que Nicolas découvre la santé, l’effort, l’initiative. José l’emmène pêcher la truite lors d’une absence de son père, conduit par Garcia. Jamais Nicolas n’a été aussi heureux.

Car un enfant apprend de la vie par tout son être. Comme Platon le disait au Banquet, les sensations qui rendent présent au monde et aux autres ouvrent aux passions qu’un guide permet de dominer. De la nature au naturel, il n’y a rien que de normal. C’est pourquoi annexer Nicolas au combat des homosexuels pour exister et se faire reconnaître est inadéquat : nul n’est « gai » à 9 ans. L’éveil des sens conduit au cœur et, par-là, à la raison ; la prière comme action de grâce vient de surcroît à ceux qui croient, mais la croyance, à 9 ans, est une emprise parentale plus qu’une foi venue de l’intérieur. José renverse la perspective de Harrington ou même de Garcia : au lieu de cultiver seulement l’esprit, cultiver d’abord le corps, le reste vient de soi.

Garcia le domestique, dont le lecteur apprendra vite qu’il est recherché (mollement) par la police de Franco pour meurtre et banditisme, aurait voulu impressionner Nicolas, le dompter en matamore en lui contant ses histoires de cruauté, mais c’est José le lumineux qui l’a devancé. Lorsque Nicolas rentre à la maison après la pêche au moulin de la cascade, Garcia est revenu d’avoir conduit le consul au train et a le vin mauvais. Il menace, brandit un couteau. Il effraie tant Nicolas que celui-ci, dès le lendemain, s’en ouvre à José : pas question de passer une nouvelle nuit d’angoisse dans la maison avec ce Garcia capable de tout. José l’invite chez lui, manger le ragout de sa mère, jouer aux cartes avec ses sœurs, dormir dans le même lit que lui.

Lorsque le père l’apprend à son retour plus tôt que prévu, il est furieux. Sa colère est soigneusement montée par un Garcia obséquieux qui jalouse la jeunesse de José et la préférence que lui montre le gamin. Le consul, qui s’est vu miroiter une promotion et qui rentre déçu de Madrid, imagine le pire à cause de la désobéissance de son fils. Il mande son psy pour venir l’analyser. Ce dernier, qui tient à conserver une si bonne pratique bourgeoise, s’empresse de tourner les mots du gamin dans un sens freudien tordu où la hantise puritaine de la sexualité a la plus grande part. Nicolas n’a que 9 ans mais le consul et père n’entend que ce qu’il veut croire. Mais accuser directement serait susciter le scandale et la honte aussi Garcia insinue que José a volé des boutons de manchettes – et le consul les retrouve opportunément dans la veste que le jeune homme a ôté pour travailler au jardin. José est arrêté, conduit en prison ; il sera jugé à Barcelone pour vol. Nicolas, désorienté, ne comprend pas.

Il comprend encore moins lorsqu’on lui apprend la mort de son ami, tombé du train par la faute de son père qui le surveillait de près, obsédé de le voir condamné, et l’a accroché par la veste lorsqu’il a voulu sauter pour s’évader. Désormais, Nicolas hait son père – ultime pirouette de la critique psychanalytique : tuer le père pour exister soi. Cet homme a détruit tout ce à quoi il tenait : la jeunesse, l’exemple, la liberté. Orgueilleux comme un dindon (que les puritains yankees fêtent ingénument chaque année le quatrième jeudi de novembre lors de Thanksgiving), le consul est vide et creux. Son prestige n’est que d’apparence : à l’intérieur, il n’est rien. Il est édifiant – et ironique, l’auteur n’en manque pas – que ses lectures du soir à l’enfant soient un atlas ornithologique où l’autruche, animal peureux mais qui, acculé, se défend bec et ongles ressemble au portrait du père en pied et plumes, et que la dernière soit sur le dindon, stupide et fat comme lui. Son grand œuvre sur Malebranche a été brûlé à l’état de manuscrit par un Garcia percé à jour qui s’est enfui avec bijoux et vêtements ; la confiance de son fils est définitivement ruinée par son acte cruel et injuste envers José ; son emprise sur lui s’effondre lorsque Nicolas manifeste le désir d’aller à l’école pour avoir des copains et à revoir sa mère ; la population de San Jorge ne supporte plus le consul, exigeant sa mutation. Jusqu’à sa femme qui se trouve prête à recevoir son fils grandi à bientôt 11 ans à la fin du roman, elle qui l’a délaissé durant sept ans.

A force de macérations et de contraintes, le puritanisme engendre la haine et la méchanceté : il détruit de l’intérieur. C’est ce que veut l’Eglise en ses extrémismes, elle qui conchie le monde ici-bas au profit de l’au-delà paradisiaque (dit-elle) du Seigneur éternel – mais ce n’est pas vivable. Et Nicolas, qui a obscurément senti l’ouverture de la cage par l’exemple sain et humain de José, s’y engouffre sans pitié. « La morue empaillée », comme le disait Garcia du consul, n’a plus que la position du martyr à faire valoir à son orgueil. Être victime quand on n’a pas de talent vous pose – c’est toujours valable dans notre misérable actualité.

Un film a été tiré de ce roman tragique et caustique, Le Jardinier espagnol (The Spanish Gardener) réalisé par un anglais, Philip Leacock, en 1956. Mais le livre est plus fort, les images dénaturent l’évolution psychologique de l’enfant.

Archibald Joseph Cronin, Le jardinier espagnol (The Spanish Gardener), 1950, Livre de poche 1971, occasion €1.13

DVD The Spanish Gardener, Philip Leacock, 1956, avec Dirk Bogarde, Michael Hordern, Cyril Cusack, Bernard Lee, Rosalie Crutchley, (en anglais), 1h32, €21.00

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Robert Alexis, L’eau-forte

Auteur secret de déjà dix romans, cet opus tout récent est le onzième. D’une langue riche et dense, il trace le portrait d’un être à tout jamais « ailleurs » dont l’âme ne coïncide pas avec le monde dans lequel il vit. L’identité est une prison et Pierre Roccanges – au prénom destiné pourtant à bâtir les fondations d’une lignée – ne fait un fils que pour l’abandonner, tout comme son père l’a fait avec lui.

Nous sommes dans la campagne aride du Gévaudan où rôdent les bêtes à demi-loups de sinistre mémoire. Dans cet environnement sauvage tout est possible, le pire comme le meilleur. Les croyances paysannes admettent le don du rebouteur, dont la dynastie Roccanges semble avoir hérité dans les siècles. Jadis hobereaux à terres, les seigneurs du pays voient la Révolution détruire le château et les paysans confisquer avidement les arpents. Ne reste qu’une cinquantaine d’hectares peu cultivables et une ferme vaste qui recèle tout ce qui permet de survivre en campagne : grange à foin, instruments aratoires, pressoir à vin, cuves à fromage, alambic pour l’alcool.

A 14 ans, Pierre se retrouve brutalement tout seul. Son père, un taiseux sans aucune affection manifeste est « parti », ne laissant pour explication qu’une feuille blanche dans une enveloppe à destination du gamin. Il a disparu comme sa femme avant lui, comme le grand-père au début du siècle. Leur soif était trop vaste pour l’univers étroit du comté ; ils sont allés courir le monde ou tangenter les étoiles.

Courageux, exercé, vigoureux, Pierre a pris l’habitude de la solitude depuis que sa mère a abandonné le foyer. Il a couru pieds nus sur les chemins empierrés, s’est arraché la chemise aux ronces des buissons, s’est pénétré du soleil d’après-midi tout nu sur les trois rocs du « donjon ». Il est curieux des choses, observateur intelligent et ne tient pas en place. Sous la tutelle de son instituteur Jacques au bord de la retraite, il va développer l’activité fermière de proximité pour vivre : fromage de chèvre, vin de cépages choisis par son père, alcool de sa composition qu’il nomme Margeride et dont un aubergiste est friand pour ses clients urbains venus se ressourcer, froment et seigle pour un pain de saveur.

A 15 ans, il troque Charlaine contre le droit de pâture. C’est une fillette de l’Assistance abandonnée aux fermiers d’à côté dont il ne reste plus que le vieux qui occupe illégalement les terres de Pierre avec son troupeau de Salers. Charlaine a 12 ans, elle est sauvage mais de fort tempérament et Pierre désire la protéger des avances lubriques du vieux devenu seul. Le roman ne dit rien de leurs premiers ébats mais ils se marieront quand Pierre aura 20 ans et Charlaine 18. Ils feront un fils, Thibaut, qui n’est peut-être pas de lui, avant que Pierre ne prenne le large.

Auparavant, doté d’une ambition démesurée pour son âge et pour le pays, il n’a cessé de vouloir prendre sa revanche sur le monde et sur son destin d’esseulé. Il a agrandi ses terres, créé des fabriques, embauché des ouvriers, fait connaître ses produits, rebâti le château. Puis, avant de tomber dans l’industrie et ressentant les envies et la jalousie des paysans qui lui ont venu leurs terres, il a délégué et est parti vivre sa vie ailleurs.

Le roman débute en Orient exotique où un musulman indien de 16 ans, Penchab, l’initie à la nage en harmonie avec l’eau. Car Pierre ne cesse de lutter avec le monde alors que la sagesse voudrait qu’il en épousât les courants de force. En occidental limité, le garçon éprouve une « haine » du monde tel qu’il est, des gens tels qu’ils sont, de sa propre histoire telle qu’elle lui a été imposée.

Cette ambivalence d’amour et de haine cosmique, qui me laisse personnellement perplexe au vu du tempérament du personnage, donne une existence à l’eau-forte, cet acide qui mord le cuivre du monde verni par les apparences et trace ainsi son sillon de mots. Penchab est bien plus en phase avec lui-même et avec ce qui l’entoure que Pierre et ses amitiés à peine esquissées, fortes mais éphémères tant il désire sans cesse changer.

Les parties du roman sont inégales, la seconde déçoit après la première, flamboyante, mais retrouve du rythme et du sens sur la fin. Dans ce portrait touffu d’un personnage complexe, l’enfance sauvageonne et l’observation aiguë du monde qui permet de percevoir les lignes de force coïncident mal, à mes yeux, avec l’existence erratique, perpétuellement insatisfaite, inapte à aimer. Être soigneur par don devrait inciter à partager et compatir plus que le tempérament qui nous est brossé de Pierre, somme toute minéral.

Au total, un roman inclassable qui intrigue et passionne. Pierre n’est pas aimable, probablement parce que personne ne l’est vraiment, masqué par les apparences qu’il laisse adhérer au noyau de vérité de son être.

Robert Alexis, L’eau-forte, 2020, PhB éditions, 236 pages, €14.00

Trois coquilles à corriger à la réédition : toilettes à la turque et pas à la turc, piton rocheux et pas python (qui est serpent), mer étale et pas étal (de boucher).

 

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Hervé Bazin, La mort du petit cheval

Après avoir conté son enfance dans le célèbre Vipère au poing, Hervé Bazin conte son entrée dans la vie adulte sous l’apparence de Jean Rezeau, dit Brasse-Bouillon. D’adolescence, point : quelques années de pension catholique insipides pour décrocher « le bachot » comme on disait alors, puis une inscription en Droit à 30 km de chez lui, qu’il double à l’insu de ses parents d’une inscription en Lettres. Car il ne veut pas aller sur les traces de son père, magistrat malgré lui, mais devenir journaliste et, pourquoi pas, écrivain comme « l’oncle » (René Bazin, dont le roman le plus connu reste Les Oberlé).

Sa mère, magnifiquement incarnée par Alice Sapritch en 1971 dans le téléfilm de Pierre Cardinal, vieillit mais reste égale à elle-même, aigrie, frustrée, haineuse des fils (sauf le dernier, le lecteur saura pourquoi dans ce roman). Sa vengeance contre la gent mâle prend des proportions mythiques et, après avoir dominé son mari comme une mante religieuse, dressé ses fils avec sadisme dont le plus rebelle, Jean, est celui qui lui ressemble le plus, elle n’a de cesse que de le calomnier et de détruire tout ce qu’il entreprend. Cette femme est suicidaire en se haïssant chez son rejeton. Confite en bourgeoisie, elle en épouse les rancœurs comme les prétentions, les deux étant liées, bien entendu. Car les Rezeau étaient une famille prospère, possédant des terres et des rentes, lui docteur en droit et professeur à l’université de Hanoï. Elle était fille de sénateur. Mais la guerre imbécile de 14-18 a ruiné les rentes par l’inflation et la perte sèche des emprunts russes, et la terre rend moins, vaut moins. Seule la morgue permet de « tenir son rang » en rognant sur toutes choses. L’avarice bourgeoise, valeur quotidienne, rencontre ici l’arrogance aristocratique, valeur rêvée, pour rendre la vie impossible.

Le père Ladourd, dont le nom paysan sonne balourd, dirige comme associé la Santina, « fabrique » de bondieuseries de la famille, qui périclite avec la déchristianisation des campagnes. Jean est cependant accueilli par sa portée de filles (avec un seul garçon) lorsqu’il entreprend ses études. Car il ne sera majeur qu’à 21 ans et « ses parents » (de fait sa seule mère) tient à tout surveiller, tout contrôler, tout décider. Jean tombe-t-il vaguement amoureux de Micou, l’une des filles ? « Les parents » décident aussitôt de résilier la chambre en ville et de le forcer à l’internat : pas question de mésalliance !

Pas d’ami, une passade sexuelle à 15 ans avec une paysanne et une très vague complicité de chiourme avec ses frères, Jean est seul et il se fait tout seul. « Je suis toujours celui qui n’a eu d’intimité qu’avec lui-même. Vous le savez, je n’ai pas eu de mère, je n’ai eu qu’une Folcoche » p.18. Folle et cochonne était le surnom attribué à la harpie qui les harcelait, par les trois fils : Chiffe, Brasse-Bouillon et Cropette, par ordre d’apparition dans l’existence. L’aîné Ferdinand est flemmard et mou, il s’engagera comme matelot dans la marine et sortira au bout de trois ans sans même une ficelle. Le benjamin Marcel, né plus tard et présenté déjà grand à ses frères, est « le petit » (cropette en patois local) ; il est le préféré de sa mère et porte un prénom qui n’est pas de tradition dans la famille ; il obtient des mentions et devient polytechnicien. Quant à Jean, il décide de son indépendance au bout de la première année de fac, lorsque ses parents lui enjoignent de rompre avec Micou : il part de lui-même à Paris pour obtenir sa licence ès lettres.

Il devra survivre de petits boulots en pleine crise des années trente car sa mère lui coupe les vivres et le fait surveiller comme mineur par la police. Jean, de fort tempérament, baise ici ou là mais ne peut s’attacher, il a trop de haine en lui et méprise plus ou moins  les femmes. Une Paule plus âgée, qui porte le prénom de sa mère, va cependant l’apaiser et lui faire découvrir que le bonheur existe (définition p.224). Elle s’efface avec noblesse devant Monique, une jeune secrétaire orpheline qui aspire au bonheur. Jean la mariera dès qu’il aura sa majorité et lui fera un fils. S’il hait la famille, il s’agit de celle qui fut la sienne en son enfance ; il découvre qu’une mère peut être aimante, une épouse attentive et joyeuse et que la famille qu’on crée est à sa propre image. « La femme a racheté la mère et l’enfant de l’amour a racheté l’enfant de la haine », écrit-il p.228. Avec sa licence et quelques piges qui lui font une réputation, il commence à émerger à la vie adulte.

Dès lors, Folcoche n’est plus l’unique objet de son ressentiment et le ressentiment même s’éloigne avec le bonheur familial naissant. La vieille fait plutôt pitié, gardant son acidité de vipère et son avarice après la mort du père. Mais Jean s’en moque : il ne court pas après l’argent mais après le bien–être d’une vie en accord avec soi-même. Car « ce n’est pas s’embourgeoiser que d’accepter ce qu’il y a d’humain (et cela seulement) dans l’ordre bourgeois » p.224. Hervé Bazin, l’auteur, se mariera quatre fois et divorcera trois, il aura sept enfants, dont le dernier à 75 ans : « famille, je vous ai », écrira-t-il en 1977 dans Ce que je crois.

Le titre, incongru, vient de la bouche même de Paule Rezeau dite Folcoche : « c’est la mort du petit cheval » signifie c’est la fin des haricots ou la course à l’abîme. Elle l’applique au fils rebelle par méthode Coué en voyant qu’il s’en sort tout seul malgré ses efforts pour l’entraver. L’expression vient du jeu des petits chevaux au casino, vite interdit pour tricheries systématiques qui entraînaient la ruine des joueurs. C’est une scie des années trente, manière de montrer combien la vieille épousait les préjugés de son temps.

Hervé Bazin, La mort du petit cheval, 1950, Livre de poche 1972, 320 pages, €5.90 e-book Kindle €4.49

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Night Monster de Ford Beebe

« It was a dark and stormy night… » ainsi commence souvent une histoire des Peanuts. C’est le mantra yankee pour se faire peur. Il débute donc ce film d’épouvante sorti en 1942 où un « monstre de la nuit » sème la terreur à une heure de New York, dans une campagne isolée où une grande bâtisse côtoie les marais. Curieusement, le « monstre » n’étrangle que des docteurs. Sauf une fille, mais « elle en savait trop », disent Laurie le maniéré majordome (Leif Erickson) et Rolf le brutal chauffeur (Bela Lugosi). Eux, savent-ils ? Probablement – et c’est ce qui fait monter le mystère.

Agar Singh, un fakir hindou portant turban (Nils Asther) rentre en fin d’après-midi dans la propriété et le jardinier (Cyril Delavanti) lui décadenasse la grille en grinçant tandis que les chiens méchants aboient en écho : ils mordent tous ceux qui ne leurs plaisent pas, ainsi un croque-mort après le premier cadavre. « Bonne promenade ? » interroge courtoisement le jardinier Torque, « vous avez rencontré quelqu’un ? – Seulement les grenouilles, et elles n’ont pas de conversation », répond le fakir. « C’est justement quand elles se taisent que le monstre paraît », rétorque sentencieusement le jardinier.

La maisonnée est en révolution, Curt, le maître d’Ingston Towers (Ralph Morgan), a convié les trois médecins qui l’ont soigné – et qui n’ont pas réussi à lui éviter l’infirmité des jambes et des bras. Il n’est plus qu’un légume que le gigantesque et libidineux (avec les femmes) chauffeur Rolf trimballe dans une couverture pour le poser en fauteuil roulant. Le vieux Curt veut montrer aux trois sommités médicales que son autre invité, le fakir, peut les ouvrir à autre chose qu’aux élucubrations impuissantes du rationalisme scientiste qui l’a réduit à son état : les pouvoirs de l’esprit. Le yoga développe en effet la volonté depuis des millénaires et serait capable de dissocier la matière pour la reconstituer. Les savants rigolent.

C’est alors qu’est introduite un autre docteur, Lynn Harper (Irene Hervey), psychiatre, amenée à la nuit tombée par le voisin Dick (Don Porter) qui l’a trouvée en panne sur la route. Cette adepte de la science de l’esprit sonne comme une intermédiaire entre la médecine mécanique et le spiritualisme yoga ; elle est une femme, plus affective que les mâles imbus de leur statut. Elle a été conviée non officiellement par Curt mais clandestinement par sa sœur Margaret (Fay Helm), vieille fille qui croit devenir folle, encouragée en ce sens par Miss Judd, la gouvernante autoritaire des deux ex-enfants qui s’est incrustée dans leur existence (Doris Lloyd).

Tous les personnages d’Insgton Towers sont loufoques et vaguement inquiétants. La servante Millie (Janet Shaw) a rendu le même jour son tablier et déclarant qu’il « se passe de drôles de choses dans cette maison » et qu’elle va prévenir le commissaire local, un vieux lourdaud pas très futé (Robert Homans). Le chauffeur lui conseille de la boucler si elle ne veut pas qu’il lui arrive quelque chose et, la conduisant en voiture à la ville, cherche à la violer. Oh ! selon les normes puritaines de 1942 ! C’est-à-dire juste une toute petite tentative de l’embrasser sans insister, mais l’inquiétude monte d’un cran chez les spectateurs : ce costaud serait-il une menace ? Après un cri déchirant, on retrouvera Millie étranglée (mais pas violée) dans le marais ; elle avait eu l’audace de venir chercher ses affaires au manoir le soir venu. Une idée stupide selon les critères du temps concernant la femme, dont elle a été punie.

Nous avons laissé les savants se gausser dans la bibliothèque face à Curt qui les convie à voir le fakir dissocier la matière. Mais c’est qu’il y parvient ! Sous les yeux ébahis des pontes confits dans leurs certitudes scientifiques, il matérialise en face de lui un « squelette de Sicile » qui tient un coffret dans lequel… est posé un rubis gros comme une main. Soudain, un glapissement le dérange et tout s’évanouit. Sauf qu’une malédiction est probablement attachée au viol du rubis, comme ce fut le cas (dit-on) pour la tombe de Toutankhamon. Le fakir a manipulé les pouvoirs de l’esprit. Ils sont réels, dit-il, ils s’apprennent. Mais ils peuvent servir pour le bien comme pour le mal, ils sont donc dangereux (tout comme la langue d’Esope, selon nos classiques).

C’en est trop pour le docteur le plus imbu de lui-même dans la bande. Il part dans sa chambre faire sa valise. Sauf qu’il est retrouvé peu après étranglé. Qui l’a fait ? Mystère. Le monstre de la nuit a encore frappé. Il frappera trois fois avant d’aller trop loin, étranglant jusqu’au chauffeur et cherchant à étrangler le voisin et la psy. Tous les docteurs y passent et l’on finit par soupçonner une vengeance. Mais de qui ? Curt, devant le commissaire, interroge son jeune voisin qui écrit des romans d’épouvante et qui est vaguement amoureux du docteur Harper, si ce n’est qu’elle est psychiatre. Dans ses propres romans, c’est le plus improbable qui est coupable, déclare-t-il. Dont acte. Le commissaire n’y croit pas ; il pense plutôt mettre les menottes au fakir. Mais celui-ci déclare qu’il croit savoir qui est le monstre ; cependant, contrairement au commissaire qui juge selon l’opinion, lui demande des preuves irréfutables. Le pseudo-rationalisme yankee en prend un autre coup sur le bec.

Tout finira par se savoir et le monstre sera découvert. Il est issu des pouvoirs de l’esprit mais surtout des haines et ressentiments accumulés. Il n’est bon pour personne d’entretenir les rancœurs et amertumes, avis au gros paon vantard et belliqueux qui a investi la Maison blanche en 2017. La sortie du film, en 1942, visait plutôt le nazisme et son ressentiment haineux envers ceux qui étaient considérés comme les boucs émissaires de la défaite de 1918 et des traités privant l’Allemagne d’armée et de territoires. Mais cela s’applique aussi à la vie de chacun.

Vous n’allez pas haleter d’épouvante ni défaillir d’horreur en regardant ce film ancien. Il est trop policé et trop contraint par la bienséance morale de l’époque pour aller trop loin. Mais ce carcan distille justement un mystère qui s’épaissit et une crainte qui monte, lentement, à bas bruit. Ce n’est pas si mal.

DVD Night Monster, Ford Beebe, 1942, avec Bela Lugosi, Lionel Atwill, Leif Erikson, Irene Hervey, Ralph Morgan, Don Porter, Elephant film 2019 Master Class La collection des maîtres, 1h12, €16.99

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Individualisme monstre

La modernité est une libération : l’individu est reconnu en tant que personne plutôt qu’en tant qu’appartenant à un seigneur, un royaume, une religion, un clan, une lignée. L’éducation vise à le libérer de l’obscurantisme, des superstitions et des préjugés pour l’amener à penser par lui-même et à rester critique sur l’opinion commune. Le travail le libère des exigences minimales de manger, dormir et se soigner en lui assurant un salaire. La démocratie lui donne une voix dans les affaires de la cité (la politique), tandis que la fiscalité prélève pour assurer les services collectifs tels que la défense, la police, la justice, la formation, les accidents de l’emploi, la retraite et la santé. Tout devrait donc aller au mieux dans le meilleur des mondes.

Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. L’éducation est trustée par une caste de profs qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vos enfants et qui sont restés longtemps minés par l’idéologie à la mode, le marxisme. Il ne s’agissait pas d’amener les élèves à penser par eux-mêmes mais à penser idéologiquement « juste », c’est-à-dire à déformer leurs esprits en inoculant des préjugés tenaces sur l’économie (forcément exploiteuse), les riches (non méritants et forcément méchants), le travail (un esclavage), l’égalitarisme (démocratique, forcément démocratique), la révolution (évidemment nécessaire pour « changer le monde »). Le travail est vu comme une corvée, pas comme un épanouissement – sauf chez les artistes, artisans et professions libérales peut-être. Chacun attend avidement la retraite (patatras, on la taxe d’une CSG supérieure !).

La démocratie, tout le monde s’en fout et, puisqu’elle règne depuis plus d’un siècle en France, elle est considérée comme « normale », tel un air qu’on respire. Participer ? Surtout pas ! Voter ? Bof, l’offre commerciale des candidats ne fait plus jouir depuis la grande illusion du « Changer la vie » de Mitterrand en 1981. Les idéologies sont mortes, comme les religions sauf une, la plus violente.Les gens passent donc lentement du tout social de la collectivité, de l’entreprise à vie, de la patrie, au chacun pour soi, dans sa famille, sa bande de potes, son association, son village ou son quartier, parfois sa région lorsqu’elle a gardé une identité. L’individualisme exacerbé atomise la personne en la rendant monade solitaire : divorce aisé, enfants sous pension alimentaire, compagne ou compagnon changé comme de kleenex, travail non investi sauf par peur du chômage, papillonnage politique, manifs pour rien. Le règne du « moi je » ne vise que la satisfaction de ses propres désirs.

D’où la « post-vérité », moment où les faits objectifs sont remplacés par les affects émotionnels et les croyances personnelles. Un fait est « vrai » si l’on ressent qu’il est vrai et qu’on le croit vrai, pas s’il l’est réellement. Chacun sa vérité, c’est mon ressenti, des goûts et des couleurs… Comment faire société de ces aveuglements ? Rien ne tient plus si chacun voit midi à sa porte. Du libéralisme politique avant-hier est né le libertaire des mœurs et l’ultralibéralisme économique d’hier, allant jusqu’aux libertariens américains d’aujourd’hui, parents des anarchistes européens du XIXe en plus radical. Autrement dit la société est passée du collectif ensemble au chacun pour soi. Ce qui signifie qu’un homme est un loup pour l’homme et que règne le droit du plus fort. Dont Trump, cette pointe avancée de l’hyper-individualisme anglo-saxon est le représentant clownesque : un égoïsme sûr de lui et dominateur.

Dès lors, chacun s’agglomère à nouveau en clan, en tribu, car la solitude fait peur si chacun menace tous les autres. Les « réseaux sociaux » remplacent dans leur anonymat les vrais gens. Le panurgisme est plus facile si l’on suit le mouvement, la mode, le flux. Il l’est moins lorsque l’on débat entre quatre yeux. On en revient au féodalisme, l’allégeance à un chef de circonstance qui dit tout haut ce que chacun croit penser tout seul. D’où l’auto-enfermement du refus chez les plus craintifs, qui sont aussi les plus bornés par hantise de se faire avoir. Ce sont les extrêmes à droite, à gauche et ailleurs puisque ceux qui portent gilet n’ont choisi ni le brun, ni le rouge, mais le jaune, la couleur du joker. Rappelons-nous qu’à la dernière élection présidentielle de 2017, plus de 47% des électeurs ont voté extrémiste au premier tour avec 78% de participation ! Le vécu émotionnel a remplacé le vote rationnel et le mouvement anarchique des gilets jaunes n’en est que la lamentable continuation. La démocratie d’opinion remplace la démocratie de compétence. Mais peut-on faire une politique durable avec une opinion forcément versatile ?

Car le durable est dévalué. La culture générale a été délaissée au prétexte qu’elle était sélective et « bourgeoise » – mais par quoi l’a-t-on remplacée ? Par les listes de chien savant des jeux télévisés ? La tête bien faite a été éliminée au profit du savoir se vendre, bien dans l’esprit de marchandise contemporain. Or il existe des souffrances morales et psychiques des individus en France, que la société délaisse ou traite de façon anonyme ou méprisante (les relations épistolaires avec Pôle emploi en sont un triste exemple !). Mais les exclus de l’horreur économique qui râlent contre « le capitalisme » sont à fond dans ce qu’il exige : le vide des esprits pour remplir leur temps de cerveau disponible de toutes les choses à consommer. L’information en continu privilégie ce qui choque et qui fait vendre au recul et à l’analyse. La mise en scène théâtrale et le storytelling sont un grand remplacement de l’intelligence par le tout-formaté, prêt à consommer et à penser. Qu’en disent les écolos, qui prônent la décroissance et le durable ? On ne les entend guère, tout enamourés qu’ils sont devant les manifs où ça pète.

La violence dont font preuve les plus radicaux des embrigadés jaunes est admise, voire admirée par nombre de gilets qui n’iraient pas eux-mêmes casser. Être violent serait une preuve de sincérité, ce serait se mettre physiquement en cause. Mais au mépris des autres, de leur travail et de leurs droits à eux aussi : approuve-t-on le saccage d’un kiosque à journaux qui prive de son salaire de smicarde la kiosquière ? Approuve-t-on la mise en danger d’une femme et de son bébé qui ont le tort d’habiter au-dessus d’une banque ? Approuve-t-on cette haine de classe qui fait d’une habitante du 8ème arrondissement un ennemi à griller comme un vulgaire cochon ? J’y vois pour ma part un jeu dangereux avec les limites acceptables en société. Ces casseurs incendiaires sont dans le chacun pour soi : il ne faudra pas s’étonner le jour où un autre face à eux, tout aussi légitime dans sa « colère » et prêt à défendre violemment sa vie en se mettant en cause comme eux, leur balancera à bout portant une batte de baseball dans la tête. Lorsqu’il n’y a plus de droit, chacun crée son propre droit, avis aux intellos fascinés par la violence des autres.

Ils ont la culpabilité honteuse d’avoir trop peur de se mettre en cause physiquement et d’en rester aux idées générales, confortablement assis à leur bureau. L’intello comme individu peut être intelligent et critique ; les intellos en bande deviennent bornés et totalitaires – communistes, nazis, maolâtres et islamo-gauchistes l’ont montré à l’envi ces dernières décennies. Les idolâtres des gilets jaunes le prouvent aujourd’hui. Pourquoi tant d’autoproclamés intellos n’analysent-ils pas et ne mettent-ils pas en perspective cette jacquerie fiscale qui dégénère en illusion révolutionnaire pour le pire (des poutiniens d’extrême-droite aux anarchistes d’extrême-gauche black bloc) ? Par suivisme de tribu ? Par intimidation de leurs pairs encore plus révolutionnaires (en chambre) que les révolutionnaires (dans la rue) ? Par souci de rester à l’avant-garde, dans le vent de l’histoire ?

Or, plus l’individu est libre, plus il se sent victime. D’où la paranoïa galopante de tous sur tous les réseaux. On « se méfie », toute initiative est forcément prise pour « vous gruger », toute réforme faite pour « le pire ». Comme si figer la situation actuelle était la solution.Mais oui, l’individu est plus libre aujourd’hui qu’hier ! Ce qui implique qu’il s’implique au lieu de tout attendre de maman ou de l’Etat – ou de ne rien attendre de personne. Liberté exige responsabilité – et la liberté fait peur malgré les matamores qui en ont plein la bouche. La monade urbaine se sent vulnérable, désarmée ; l’autiste des banlieues se sent menacé, persécuté ; le solitaire des campagnes se sent incompris, isolé, matraqué par les taxes. L’individualisme en excès engendre des monstres. La méfiance de tous contre tous règne en maître.

Telle apparaît désormais la France au monde entier, cette pauvre nation parmi celle qui prélève le plus d’impôts et qui redistribue le plus aux plus démunis de toute l’OCDE, celle où les « inégalités » ont le moins augmenté sur les dernières décennies…

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