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Nicolas Gorodetzky, La limite de Hayflick

Nicolas G. n’en est pas à son coup d’essai. Ce thriller passionnant et bien découpé, qui mêle mythe de la vie éternelle, savant éthique et mafias diverses, est son sixième roman. Médecin pneumologue, ex-urgentiste, musicien de rock (groupes Weekend Millionnaire de 1978 à 1991, Dr Rock and the Famous Merengo), manageur médical de la sécurité (coupe du monde de foot 1998, du rugby 2007, Euro 2016 de foot) – et père d’un fils adulte, Yan et d’une fille Nathalia – ce touche-à-tout dynamique réussit à vivre à cent à l’heure sans pourtant se disperser. Comme les aventuriers (ou les chats) il a eu plusieurs vies et sublime son expérience dans ses fictions.

Imaginez : la science a découvert que les cellules humaines peuvent se diviser jusqu’à un certain point limite. Le microbiologiste américain Leonard Hayflick l’a montré en 1965. Cette sénescence réplicative pourrait être contrée si – et là on aborde le domaine de la fiction – l’on découvrait comment manipuler les télomères, ces capuches des brins d’ADN qui permettent la réplication. Dans le roman, un savant l’a réussi, ouvrant la voie à la vie éternelle des cellules. Malheureusement les bonnes cellules comme les mauvaises (par exemples les cancéreuses). Mieux : le savant a réussi à sélectionner les bonnes cellules. Dilemme : offrir cette découverte à l’humanité, ou la taire ? Car des questions éthiques se posent aussitôt : si chacun peut vivre éternellement (ou du moins très très longtemps), qu’en est-il de la démographie galopante, des ressources limitées, de la pollution inhérente à un excès d’humanité ? Dès lors, cette découverte engendrera-t-elle de la contrainte sur le le fait de donner naissance à des enfants ? Sera-t-elle réservée aux riches et aux puissants ? Utilisée à de mauvaises fins de chantage ? Vaste abîme de réflexion… Ce pourquoi le professeur « disparaît ».

Sauf que les mafias diverses, agissant pour le compte de commanditaires puissants, dont la paranoïa permet de croire qu’ils s’entendent pour régenter la planète, veulent mettre la main sur la découverte. Elle est contenue dans une petite clé USB cousue dans une couture du pantalon du savant, protégé par une légion « d’amazones », des femmes initialement kurdes, en guerre ouverte contre l’obscurantisme islamiste, mais qui ont agrégé autour d’elles toutes les dominées qui veulent résister à la puissance du mâle.

Il se trouve que le savant a une fille qui termine médecine. Ida doit encore soutenir sa thèse et officie comme interne au grand hôpital de Stockholm, ville où justement notre héros, Stanislas Verlaine, déjà rencontré dans les romans policiers précédents, se remet d’un choc amoureux, sa femme chérie étant morte, le laissant orphelin une fois de plus après la perte de sa mère étant enfant. Devant se mettre au vert après ses déboires avec le Mandarinia, où il a fait ami avec les abeilles, il a décidé de se perfectionner en criminologie dans le master spécialisé internationalement reconnu de l’université suédoise. Pour cela, il se fait héberger par sa tante, qui a épousé un Suédois aujourd’hui décédé, et qui habite une grande maison avec jardin dont une serre exotique où elle cultive des fleurs et élève des abeilles (ces petites bêtes joueront un rôle dans le thriller). Elle loue le sous-sol aménagé en studios à des étudiants. Il y a là Ida, mal fagotée et enlaidie, souvent de garde de nuit, et Erik, beau footeux suédois grand, beau, musclé, etc. Stan se lie d’amitié avec lui.

Mais il cherche un complément de revenus à sa maigre bourse universitaire et Erik lui parle d’un petit boulot que lui a proposé Ida récemment. Il ne convient qu’aux beaux gosses, jeunes et bien faits. Suspense. Suit alors un chapitre délicieux d’érotisme aux limites, sans jamais dépasser la bienséance. Les Suédois ont la réputation depuis la fin des années soixante d’être spécialistes du plaisir des corps. Un comte et sa comtesse convient à des dîners privés dans leur manoir suédois des riches âgés triés sur le volet, afin de leur faire goûter les désirs. Ils engagent pour cela une « reine » et un « roi » appelé le Phoenix, jeunes beaux, etc. pour s’exhiber en dévoilant lentement leurs corps, et se caresser, sans aller plus loin. Ce qui compte est la montée du désir, pas l’explosion, qui deviendrait pornographique. Après Le dieu du football, ce chapitre étonnant et, avouons-le, captivant tant il renverse les règles habituelles du jeu érotique, le lecteur plonge brutalement dans l’action.

Un commando lourdement armé fait irruption dans le manoir lors d’une soirée mensuelle, à laquelle Erik a décidé de ne pas participer, malgré Ida. Car Ida s’est révélée à Erik et son apparence habituelle n’est pas sa vraie nature. Erik en a été surpris, vexé ; bien que progressivement amoureux, il s’est éloigné pour y réfléchir. Tous les présents à la soirée sont tués, sauf trois filles qui ont pu se cacher, et deux autres enlevées – dont Ida.

Stan, dont les « exploits » s’étalent sur le net, est convié par le chef de la police à venir les épauler, car il a souvent des intuitions hors des procédures et connaît mieux que les autres Ida et Erik, qui lui a décrit le milieu. Un mystérieux sigle, TTAGGG, a été dessiné au sang sur un miroir ; une victime a commencé à écrire « Beati V » avant de mourir. Ce sont des signes que comprennent les initiés. Commence alors un jeu du chat et de la souris avec les tueurs sans scrupules, qui tiennent à ne laisser derrière eux rien ni personne, afin de lessiver toutes traces pouvant remonter à leurs commanditaires. Tout s’accélère, haletant, en chapitres courts. De la belle ouvrage, bien écrite, percutante.

Nicolas Gorodetzky, La limite de Hayflick, 2025, éditions Yanat, 249 pages, €20,00

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Villa Casale à Piazza Armerina 2

Dans la salle à manger, les douze travaux d’Hercule, dans les appartements privés des scènes avec des oiseaux, de l’érotisme. Le propriétaire était préfet du prétoire, poste d’honneur consistant à gouverner des provinces, dont ils n’existait que trois ou quatre représentants dans toute l’Italie romaine. Une salle présente des sportives en bikini. Toutes des femmes, toutes s’exerçant à des jeux sportifs.

Dans la chambre, sont représentés en mosaïque Ariane et Dionysos. Dans une autre, Polyphème aux trois yeux est montré au moment où Ulysse lui tend du vin pur dans une outre. L’intelligence contre la brutalité : les Grecs ne buvaient jamais de vin pur, ce qu’un barbare acceptait sans vergogne. Arion joue de la lyre sur le dos d’un dauphin et enchante les habitants de la mer. Orphée apaise les animaux sauvages.

Dans une pièce, un agoniste entre Éros et Dionysos, chacun accompagné de ses dieux : les dieux ouraniens Apollon, Aphrodite, Athéna pour Éros, et les dieux chthoniens pour Dionysos : Hadès, Perséphone, Déméter et Hécate. « Agoniste » est encore un terme de spécialiste utilisé par le guide, il signifie « qui combat dans les jeux ».

Nous déjeunons à Piazza Armérina à six kilomètres de la villa, sous le cèdre et le laurier-rose à fleurs blanches. Nous sommes au-dehors, dans un parc face au petit restaurant, et la table est dressée avec une assiette d’antipasti et un plat de pâtes, bonnes mais en trop pour notre appétit réduit par la chaleur. Les penne sont accompagnées d’une sauce au jambon cru, aux pistaches écrasées et au fromage local râpé. Un cannolo de ricotta et un café complètent l’ensemble. Les cannolli sont des cylindres de pâte frite bourrée de ricotta parfumée au sucre et au Marsala, éventuellement de fruits confits.

Sur les murs des appartements de la ville, pas mal de pancartes annonçant la vente, «Vendesi ». A propos, sur ma question directe, Mérule ne met pas au propre ses carnets mais elle les conserve tout simplement.

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Robert Merle, Fortune de France

La 2 diffuse du 16 au 30 septembre une série tirée du roman qui retrace assez bien les péripéties de l’histoire. Robert Merle a en effet écrit à la fin des années 1970 toute une saga située au XVIe siècle durant les guerres de religion, reflet historique des rivalités et haines de la gauche et de la droite française dans ces années pré–Mitterrand.

Il s’agit de l’établissement d’un fils d’apothicaire devenu presque médecin à la faculté de Montpellier, mais forcé de quitter la ville juste avant la soutenance de sa thèse qui l’aurait fait docteur en titre, à cause d’un duel pour une fille, où il a tué un nobliau du coin. Jean de Siorac s’engage donc dans l’armée, où il va passer neuf ans, se faisant un ami pour la vie, Jean de Sauveterre de cinq ans plus âgé, avec qui, devant notaire, « ils s’adoptèrent mutuellement et se donnèrent l’un à l’autre tout leur bien présent et avenir ». Cette option du droit français existe toujours, on l’appelle la tontine.

Robert Merle a toujours été décalé, et il aime beaucoup surprendre. Cette façon originale de fonder une famille, où Jean se mariera à 29 ans tandis que l’autre Jean restera célibataire mais s’occupera aussi des enfants et du fief, n’est pas la seule.C’est ainsi que le jeune Pierre de Siorac dormira presque chaque nuit depuis l’âge de cinq ans avec la fille de sa nourrice, Hélix, de trois ans plus âgée que lui. Il s’initiera ainsi de façon douce et paisible aux gestes de l’amour et en gardera toute sa vie le goût des relations féminines. Autant dire que cet aspect des choses n’est pas vraiment repris dans la série télévisée familiale, attendant les 15 ans légaux pour s’y manifester. C’est que l’époque a changé entre les années 1970 et les années 2020. Pas en bien, les gens se sont repliés sur eux-mêmes et sont devenus peureux et frileux. Tant pis pour eux et pour la joie de vivre, comme pour l’optimisme du pays.

Car, en ces années de guerres de religion, l’optimisme régnait tout de même. L’auteur ne nous le fait ressentir presque à chaque page, tout malheur rebondissant en bonheur : des bandes de pillards armés que l’on réussit à détourner, des menées du seigneur voisin qui voudrait bien conquérir Mespech mais dont la fille tombe malade de la peste et qu’il implore Siorac, quasi médecin mais huguenot et ennemi, de la soigner en son château, du fils bâtard reconnu et élevé comme les autres, de la peste même qui sévit dans le pays et qu’une saine hygiène et une prophylaxie avisée permettent d’éviter, du jeune larron de 15 ans, Miroul (non repris dans la série TV) qui n’est pas pendu mais engagé sur les instances de Pierre qui, à 12 ans, l’a contré et garrotté.

Tout débute à la mort de François Ier en 1547, Jean de Siorac est revenu chevalier des guerres qu’il a menées avec les armées royales jusqu’à devenir capitaine d’une centaine d’hommes, tout comme son compagnon Sauveterre, blessé à la jambe et gardant boiterie. Les deux ont décidé d’acheter le château de Mespech près de Sarlat et des Eyzies en Périgord, laissé en déshérence. Jean de Siorac épouse Isabelle la catholique, la blonde de 15 ans, fille du chevalier de Caumont au château de Castelnau. Alors que lui-même tend, plutôt par raison et dégoût de la corruption de l’église, vers la religion prétendue réformée. Mais il doit compter avec la jalousie et les malheurs du temps, comme avec son épouse qui reste ardemment catholique, obéissante au pape, à l’Église, en dévotion devant la Vierge Marie et les superstitions des médailles et des saints. Cette prudence, dans la lignée de Montaigne (qui a 12 ans au début du roman) se combine avec « l’affabilité périgourdine » pour faire surnager la famille dans les tourments du siècle.

Jean de Siorac aura trois enfants vivants de sa femme Isabelle, plus un quatrième avec une bergère du village voisin où son père et son grand-père avaient des terres et un cinquième avec la chambrière de son épouse décédée, Fanchou. Il y aura donc François l’aîné, brun, prudent et même couard, trois ans plus tard Pierre le narrateur, blond châtain fougueux et généreux qui ressemble tant à son père, une semaine après lui Samson, le bâtard blond cuivré reconnu faute d’être légitimé, Catherine la blonde petite dernière, que la série oublie volontairement, tout comme le petit dernier, David de Siorac, que Jean a eu de Fanchon. Pierre et Samson sont très proches, frères-amis comme jumeaux, tandis que François est trop imbu de lui-même et mélancolique d’un amour impossible avec Diane, la fille du méchant seigneur voisin guérie de la peste.

Les épreuves ne manquent pas, depuis une nouvelle guerre fomentée par Henri II contre les Anglais, où le chevalier de Siorac revient avec le titre de baron, les attaques des brigands tziganes chassés d’Espagne dont Sauveterre négocie le départ après une attaque manquée, la haine du puissant voisin, baron lui aussi, et la peste qui dépeuple la contrée. Mais c’est surtout l’inquisition catholique, exigée par le successeur d’Henri II puis par « la marchande » Catherine de Médicis, qui jette périodiquement les catholiques contre les protestants, engendrant en retour l’intolérance des protestants contre les catholiques. Les rois sont faibles, les prétendants au trône agitent la religion pour acquérir le pouvoir tout comme des Mélenchon agitent la « démocratie » pour assurer leur emprise sur les faibles et crédules « socialistes ».

Pierre de Siorac a 4 ans lorsqu’il se ramentevoit ses souvenirs, et presque 15 ans à la fin du premier tome lorsqu’il chevauche, avec son frère Samson et Miroul son domestique, vers Montpellier où il doit faire médecine tandis que Samson fera droit. L’auteur dit dans sa préface qu’il ne savait pas si poursuivrait cette histoire, il a passé en fait tout le reste de sa vie à accumuler les tomes jusqu’au treizième, que la mort a interrompu mais que son fils a terminé pour lui. Je ne sais si la série TV se poursuivra en diverses saisons, mais ce serait avec bonheur.

Car il faut (re)lire la série Fortune de France, le livre étant plus plaisant que le film tant il abonde en mots savoureux (affiquets, bec jaune, branler, sotte caillette, calel, clabauder, fétot, rire à,gueule bec, lachère, niquedouille, ococouler, paillarder, pasquil, pensamor, picanier, la picorée, pimplocher, ribaude, tympaniser, vaunéant…) – sans que cela gène la lecture. Tant cela abonde en scènes attendrissantes ou édifiantes, amour du père pour ses enfants, de « l’oncle » Sauveterre pour la terre et pour ses « neveux », réflexions de raison, encouragées par la religion réformée, à penser par soi-même et à établir son jugement sur l’équité et le bon sens. « Je le croyais alors [à 13 ans] et je le crois toujours : il n’est point d’autre mûrissement que la franche appréhension par l’esprit de ce que nous faisons et subissons ». A méditer par nos politiciens, trop volontiers démagogues, en 2024 comme en 1977. Ou encore : « ramentevez-vous ce que disait Calvin : ‘ Or et argent sont bonnes créatures quand on les met à bon usage » – cela pour les patrons avares de profits et les fonctionnaires dépensiers de l’argent public sans vision de long terme. La scène de la découverte de la médaille léguée par sa mère au cou de son fils Pierre, qu’il voit tout nu après l’effort aux côtés de son frère Samson à 12 ans, en lui faisant jurer de la porter toujours, est bien plus forte que l’ersatz reproduit en série ; de même que l’histoire du quartier de bœuf conduit aux portes de Sarlat fermées par la peste est bien plus gaillarde et plus drôle.

Les années soixante-dix étaient encore optimistes envers la vie et l’amour débordait dans la vie de tous les jours. Le roman est plein de cet érotisme diffus qui fait admirer les tétons des belles nourrices, coucher « nus en leur natureté » les garçons au plus fort de l’été, éveiller l’intérêt des maîtres pour les jeunes filles et encourager le mariage des soldats employés au château en les établissant, qui dans une carrière de pierres, qui au moulin, qui en bergerie. « La guerre civile, la famine, la peste » étaient les maux du temps de Catherine de Médicis et de son roi de 11 ans Charles IX, mais n’empêchaient pas les Français de se mettre au travail pour tout constamment rebâtir.

Curieusement, ces maux sont les nôtres, toutes proportions gardées : la peste a été le Covid, la famine l’inflation due à la guerre coloniale russe en Ukraine, la guerre civile les menées des mélenchonistes avides de tout détruire. Mais rares sont les hommes de bonne volonté pour se remettre au travail, ce ne sont que chamailleries de cour et egos démesurés qui se haussent du col pour devenir roi à la place du roi. Lequel apparaît comme un faux intelligent, trop raisonneur pour être complet, moins soucieux du bien du pays tel qu’il est que de l’épure réformée qu’il s’en fait.

Robert Merle, Fortune de France, 1977, Livre de poche 1994, 505 pages, €9,70

DVD Fortune de France, avec Nicolas Duvauchelle, Lucie Debay, Ophélie Bau, Louis Durant, David Ayala, série France 2 en 6 épisodes de Christopher Thomson, France Télévision 2024, 5h12, €19,99

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Gabriel Chevallier, Clochemerle

Le siècle dernier nous a légué certains petits romans qui demeurent des délices de lecture – ou de relecture. Je relis en effet Clochemerle, chronique d’un village français moyen, sis dans les monts du Beaujolais. Il y a, comme toujours, le maire, le curé et l’instituteur, plus le notaire, le docteur et le pharmacien, mais aussi la baronne, cheftaine des enfants de Marie et proche de l’archevêque de Lyon. Sans parler des relations éloignées, le député Focart et l’ancien ministre Bourdillat, enfant du pays. Tout ce petit monde grenouille entre les vignes du Seigneur, plus ou moins imbibé entre deux vendanges, et la grande affaire est de s’affairer entre les cuisses des femmes.

Mais ne voilà-t-il pas qu’une lubie a traversé le chef ambitieux de Barthélemy Piéchut, maire de Clochemerle-en-Beaujolais ? Il l’a confiée à Ernest Tafardel, l’instituteur pédant et lyrique, mais bon faire-valoir manipulable à merci. « Je veux faire construire une pissotière ! » – la seule du village, où jusqu’ici chacun faisait où il voulait. En 1922, date de l’histoire, le progrès d’après-guerre passait par l’édification de services publics.

Piéchut est un gros vigneron, gros propriétaire, gros ambitieux et gros matois, en bref un Gros. Il s’est fait (presque) tout seul car c’est en fait sa femme qui lui a apporté les vignes qui font sa fortune. Car, si tout tourne publiquement autour des hommes, les femmes sont toujours à la manœuvre en coulisses. Tel est le délice de ce roman du terroir saturé d’humour français, d’une tendresse rabelaisienne pour la bonne chère, le bon vin et les bonnes femmes. C’est avec truculence que l’auteur s’aventure dignement dans la gaudriole. Car l’urinoir va déchaîner les passions rentrées et mettre au jour les clans politiques qui grimpent aux rideaux à propos de cet édifice nouveau – dont l’idée date pourtant des Romains.

La pissotière est édifiée place de l’Église, à l’entrée de l’impasse du Moine, où se morfond une vieille fille laide et destinée à le rester, la Justine Putet dont la vertu manque cruellement d’infortunes. De voir défiler tous ces gaillards qui se tâtent et se rajustent là où, justement, elle aurait aimer porter au moins une fois la main, raidissent la Putet, au point de la pousser aux extrémités. D’autant que l’Adèle de l’auberge et la Judith des Galeries en face, rivalisent d’amants au su de tous. La vieille fille va se plaindre au maire, qui demande une pétition ; elle va se plaindre au curé, le bon pas futé Ponosse, qui préfère rester en paix ; elle va se plaindre à la baronne Alphonsine de Courtebiche, qui y voit une offense à la vertu et un mauvais exemple pour ses enfants de Marie de 14 à 18 ans. L’une d’elle, d’ailleurs, la Rose Bivaque, vient de tomber enceinte d’un gars du pays en permission de service militaire, le Claudius Brodequin. Il a trouvé chaussure consentante à son pied viril. Le village, les parents, la baronne, vont les pousser à se marier.

Dès lors, tout va s’enclencher, le climat se mettant de la partie, grillant les cervelles sous un soleil de plomb avant de déclencher des orages mémorables aux meilleurs moments du récit. Le cafetier Toumignon, porté à boire par ses copains et défié de contrer le curé qui va tonner (mezzo voce) en chaire contre l’édifice impudique et provocateur en face du lieu saint, ose proférer après le sermon cette apostrophe : « Il n’a pas défendu de pisser, votre bon Dieu ! » – maxime qui ne fait que dire la réalité, mais qui déclenche un scandale de vertu. Nicolas le suisse en belle culotte moulante, s’approche avec sa hallebarde vermoulue pour bouter dehors ce Satan qui ose profaner la messe. Lequel résiste, la hallebarde du suisse se brise en entraînant la chute de la statue de saint Roch, qui se casse. Je ne résiste pas à citer ce paragraphe grandiose et lyrique qui clôture la scène :

« Un long gémissement d’horreur part du groupe consterné des pieuses femmes. Elles se signent peureusement devant les prémices d’Apocalypse qui se déroulent dans le bas de l’église, où gronde maintenant sans arrêt les abominables maléfices du Maudit, incarné en la personne blafarde et malsaine de Toumignon, qu’on savait ivrogne, cocu, débauché, et qui vient de plus de se révéler farouche iconoclaste, capable de tout piétiner, de défier ciel et terre. Les croyantes, saisies d’une crainte sacrée, attendent le suprême fracas des astres s’entrechoquant et croulant en pluie de cendres sur Clochemerle, nouvelle Gomorrhe, désignée à l’attention des puissances vengeresses par l’usage éhonté que Judith la Rousse fait de ses appâts, vraie litière à pourceaux, où Toumignon et bien d’autres ont commercé avec les démons ignobles qui grouillent comme nœud de vipère dans les entrailles de l’impure. Instants de terreur indicible, qui rend bêlantes les pieuses femmes, lesquelles pressent fébrilement sur leur poitrine sans prestige des scapulaires racornis par les sueurs, et transforme les enfants de Marie en vierges défaillantes qui se croient assaillies par des hordes infernales, monstrueusement pourvues, dont elles sentent sur la frissonnante chair de leurs corps intacts les sillages obscènes et brûlants. Un grand souffle de fin du monde, à relents de mort et d’érotisme, balaie l’église de Clochemerle » p.199.

Après le scandale dans l’église, l’affaire de la pissotière va remonter à l’archevêque, qui va tenter de susurrer au ministre que l’Église pourrait appuyer sa candidature à l’Académie française s’il faisait quelque chose, tandis que le député montant Focart s’emploie à dénoncer les suppôts de la réaction. Prudemment, le ministre s’en remet à son chef de cabinet, qui s’empresse de remettre le dossier au premier secrétaire, lequel le dédaigne au profit du second secrétaire, qui a d’autres chattes à fouetter en maison et l’envoie au troisième secrétaire, qui finit par le confier à un sous-chef disponible. Les instructions au préfet partent donc d’un sous-fifre aigri sans aucune responsabilité. La politique comme l’Administration en prennent pour leur grade.

C’est ensuite au tour de l’Armée, car le préfet, dont l’épouse avisée est absente et ne peut le conseiller, décide d’envoyer la troupe en manœuvre plutôt que la gendarmerie enquêter. Les badernes se renvoient la balle hiérarchiquement, comme dans l’Administration, et le général confie l’ordre au colonel, lequel mandate un commandant qui se défile sur un capitaine. Ce dernier est de la Coloniale, sorti du rang durant 14-18, faute de combattants. Un vieux de la vieille qui ne recule devant rien et ne connaît rien à la politique. Il faut sévir, il va sévir. L’auteur, qui a écrit La Peur, un beau livre de guerre sur son expérience à 20 ans, ne porte pas les militaires dans son cœur, encore moins les galonnés !

Le village investi, les pissotières surveillées, le café d’en face pris d’assaut, les passions vont s’exacerber. Tant de jeunes gars bien bâtis pour toutes ces femmes qui se lassent des mêmes maris et voisins en vase clos, quelle aubaine ! Le capitaine va lutiner la plantureuse aubergiste, dont une âme « vertueuse » va dénoncer les agissements érotiques, et cela va se terminer en bagarre générale devant les pissotières, avec deux coups de feu tirés, faisant un mort, l’idiot du village qui passait par là, et une blessée, la femme de l’aubergiste touchée là où elle avait péché. C’est le scandale. Tant de bruit pour si peu. La honte de la vertu face aux conséquences. La réaction est écrasée, le progrès exige la tolérance.

Quand à dame Putet, tous ces physiques à jamais hors de sa portée, ces passions à jamais flétries pour elle, cela la rend folle ; littéralement. Elle sort à poil – et ce n’est pas beau à voir – et va éructer dans l’église son fiel. Comme quoi la vertu toute nue n’a rien d’attirant. Le maire deviendra sénateur, la baronne le considérera d’un autre œil, il favorisera l’élection comme député de son falot de gendre.

Gabriel Chevallier, décédé en 1969, livre à partir d’un microcosme français toute une humanité d’époque dans son jus, avec des portraits hauts en couleur et des émotions éternellement humaines. Des villages comme celui-ci, on en trouve un peu partout en France avec leurs passions, leurs humeurs, leurs appels aux politiques et leurs votes extrémistes. Ils sont toujours actuels.

Un roman drôle, qui fait réfléchir avec humour sur les travers des positions théâtrales, des petites magouilles politiques entre ennemis, des désirs qui s’assouvissent d’autant plus brutalement qu’ils ont été trop longtemps frustrés – la vie qui va, se génère et se transmet.

Gabriel Chevallier, Clochemerle, 1934, Livre de poche 1974, €8,70

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Emmanuel Carrère, Un roman russe

Emmanuel Carrère, fils de, est médiatique parce qu’il mêle, selon le gloubi-boulga de notre époque, tous les genres : le roman, le cinéma, le reportage, la vie intime, et surtout le sexe. C’est un genre qui me déconcerte et ne m’agrée pas, une façon de se défiler tout en se glorifiant, de zapper sur ce qui dérange pour insister sur ce qui est soi-disant « secret » et que tout le monde connaît : l’Origine du monde.

Dans cette histoire, la Russie est un prétexte, un pays et une origine qui font problème à cet angoissé instable, névrosé profond qui avoue aller « trois fois par semaine » chez son psychanalyste, on ne sait pour quel résultat… Le prétexte est le surgissement dans l’actualité d’Andras Toma, paysan hongrois enrôlé dans les forces fascistes puis capturé par l’Armée rouge en 1944. Ballotté de camp en camp, il échoue interné pendant cinquante-six ans en URSS, dernier prisonnier vivant de la Seconde guerre mondiale, avant d’être finalement rapatrié à Budapest en 2000. Il était fou, ou jouait les fous, n’ayant peut-être jamais appris le russe, recroquevillé dans sa coquille.

Cet Andras a fasciné Carrère, envoyé « spécial » de France 2 pour un documentaire sur lui, sur le village de Kotelnitch à 800 km au nord-est de Moscou. L’arrière grand-oncle de l’auteur a été gouverneur de la région et Emmanuel, qui parle « un joli russe » appris de sa mère mais ne le parle plus depuis l’âge de 5 ans, entreprend laborieusement à 40 ans de s’y remettre. C’est qu’il se sent personnellement des affinités électives avec Andras, ce décalé de la vie, exilé de sa patrie, renfermé dans son monde imaginaire. Comme lui, incapable de se fixer, Carrère erre de femme en femme en croyant toujours vivre le grand amour de sa vie (qu’il confond avec le sexe frénétique) avant de déchanter sous les assauts de la triste réalité. Ce sera « Soso » après une précédente qui lui a donné deux fils, puis Hélène qui lui donnera une fille. Mais, à chaque fois, il s’en sépare.

Des affinités aussi que son grand-père Georges a vécues, émigré de Géorgie en 1920 après la révolution de 1917 et la reprise en main par Lénine de toute la Russie, y compris les provinces dissidentes qui se croyaient émancipées par le communisme. Un grand-père qui avait des idées de droite conservatrice radicale et qui a collaboré avec l’armée allemande en servant de traducteur économique à Bordeaux durant la guerre. Il a « disparu » en 1944, probablement exécuté par les résistants de la dernière heure : un bouc émissaire facile, « étranger » d’origine, inapte à tout métier, pauvre et perdu dans sa nouvelle patrie. Un « secret de famille » bien gardé par sa mère, l’Immortelle Hélène Carrère d’Encausse qui ne voulait pas entacher sa réputation (bien que responsable en rien des faits et gestes de son père). Secret qu’Emmanuel s’empresse de divulguer, pour se faire bien voir ou plutôt, croit-il, pour exister.

Ce « roman » russe est une sorte de Romand Jean-Claude, un récit qu’il a écrit en 2000 sur le massacreur de toute sa famille qui se faisait passer pour médecin important de l’OMS à Genève. Encore un mythomane, comme lui. Il mélange à la Philippe Sollers, qui semble son modèle d’écrivain dans les années 2000, le documentaire télé, ses notes et impressions de voyage, ses observations sur les gens, ses fantasmes érotiques et les petites histoires qu’il échafaude à partir de rien, son expérience in vivo de nouvelle érotique écrite en 2002 dans Le Monde, journal de référence politiquement correcte des bobos. L’Usage du Monde met en scène (beaucoup trop longuement, dans une complaisance destructrice) la Soso nue sous sa robe légère dans un train à grande vitesse tandis que l’auteur joue de l’érotisme des suggestions et des mots dans un délire pubertaire. Il détruire ce désir, comme les autres, dans un délire paranoïaque de haine au téléphone, poussant ladite Soso à se faire avorter… d’un bébé qui n’était d’ailleurs pas de lui !

Autant j’ai aimé et admiré sa mère Hélène, autant je n’aime pas Emmanuel Carrère. Son tempérament angoissé, dépressif, cyclothymique, égocentrique, me déplaît. Or un écrivain est avant tout un tempérament, quoiqu’il écrive. Sa névrose obsessionnelle le hante et il s’y complaît, il en fait des livres. Incapable au fond d’inventer, il ne cesse de mettre en scène lui-même au travers de personnages réels : un pédophile dans La classe de neige qu’il avoue avoir mis « sept ans à écrire », le tueur faux médecin Romand dans L’adversaire, les apôtres dans Le Royaume.

Emmanuel Carrère se sent toujours un autre, tout en ne se croyant pas grand-chose. Il cherche constamment, névrotiquement, le « secret » qui lui permettrait de revivre, la clé pour se libérer d’un inconscient qu’il traîne comme un boulet. Il la voit dans l’emprisonnement d’Andras, dans la vie étriquée à la soviétique de la Russie des années 2000 avec sa pauvreté, ses non-dits, ses mafias qui tuent, son FSB qui contrôle ; il la voit dans la langue russe qui lui permettrait de « comprendre » – quoi ? Son grand-père conservateur égaré ? Sa névrose d’émigré jamais pleinement intégré à ses yeux ? Sa fascination fusionnelle pour sa mère devenue immortelle ? Il la voit dans le secret du pédophile, le mensonge jusqu’au meurtre de Romand, la répulsion des femmes de Paul de Tarse. Il la voit dans la croyance chrétienne, dans le yoga pratique, dans les reportages au loin, dans l’exil intérieur, dans l’éternel nombrilisme de son écriture…

Bref, lisez-le si vous voulez, il paraît que ça plaît aux ménagères de 50 ans fascinés par les grands malades et qui adorent discuter intello en médiathèque. Pour ma part, je ne le relirai pas, ce qui est mon critère de qualité des livres.

Emmanuel Carrère, Un roman russe, 2007, Folio 2009, 401 pages, €9,90 e-book Kindle €8,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

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Colette, Nudité

Un titre à faire bondir les puritains qui serrent les fesses devant tant d’immoralité. Mais Colette y tenait ; tout comme elle tenait à publier ce petit livre en 1943, en plein pétainisme triomphant – mais prudemment en Belgique. La censure nazie n’y voyait rien d’immoral, le catholicisme régressif pétainiste si.

Issu de deux articles parus dans Paris-Soir en 1938 et 39, Nudité parle des femmes de revues. Dont Colette a été, à la Belle époque. Une revue de 1935, qu’elle transpose en 1940 par la fiction, ravive ses souvenirs. A 70 ans, elle ressent plus qu’auparavant son goût du corps humain jeune, sans défaut, en pleine énergie vitale. Une passion très nietzschéenne que ne peuvent comprendre les coincés malingres des religions du Livre.

Elle aime les corps nus, dans leur natureté, leur vénusté lorsqu’il s’agit des femmes. Elle a chanté Bertrand, son jeune amant de 17 ans, sous les traits de Chéri et de Phil, le garçon de 16 ans du Blé en herbe. Elle y a fait allusion souvent dans ses romans sur le couple. Mais c’est la femme qu’elle aime esthétiquement, bien que l’érotisme ne soit jamais absent du goût que l’on peut avoir des êtres.

Pourquoi la femme ? Parce qu’elle se montre tout en courbes, en rondeurs, en ondoiement lorsqu’elle marche ou qu’elle danse. L’homme est plus carré, plus ferme, plus direct. Il est émouvant lorsqu’il est très jeune, à peine sorti de l’androgyne, mais quitte la douceur lorsqu’il prend de la maturité. Colette préfère les Vénus musclées, l’harmonieuse liberté de la charpente solide et de la chair gracieuse, les seins bien pommés sans être « jaune d’œuf sur son plat ni méduse échouée », comme elle dit joliment, un arrière-train bien accroché et pas « de petites fesses d’écolier, carrées de la base ».

Dehors, il neigeait, commence-t-elle, avant le spectacle des filles nues des Folies-Bergère. Contraste de la nature hostile et glacée à l’extérieur, et de la chaude humanité des corps livrés tels qu’en eux-mêmes à l’intérieur. Le nu est civilisation et non sauvagerie, semble dire Colette au rebours des idéologies de son temps, notamment du catholicisme moisi sous Pétain. Pas de grivoiserie : « La nudité intégrale n’appelle pas la frénésie. A sa vue, les visages de s’avilissent pas ».

Bien plus pornographique est cet Américain qui se pavane avec un mannequin de cire grandeur nature, de femme parfaite. Monsieur Lester Gaba (qui n’est pas resté dans les mémoires) l’emmène même au restaurant comme si elle était sa femme, cet objet fabriqué à qui il prête une fausse vie comme le Golem. Est-ce aimer la beauté que d’aduler un objet ? Le Veau d’or est-il préférable à la femme de chair bien réelle ? « Seul l’art assainit l’œuvre consacrée à la ressemblance. On cite peu de chefs-d’œuvre maléfiques ». Et nul n’est inconvenant face à la Vénus de Milo et autres statues antiques. En revanche, la sorcellerie pique des poupées de cire.

La nudité peut parfois blesser la pudeur, concède Colette. Elle cite l’exemple de ce jeune couple, dont elle a fait un exemple dans La Chatte, où le jeune mari plus entreprenant dit à sa toute jeune femme qu’il n’est pas inconvenant de se montrer nue à lui dans la chambre, ni de dormir nu ensemble. Mais celle-ci se débonde d’un coup de sa pruderie inculquée par l’éducation et déambule désormais toute nue dans l’appartement, comme il sera de bon ton dans les années post-68. Là, cela va au-delà de la légitime nature des relations entre mari et femme, avoue le jeune homme. « Un peu de tenue, bon Dieu… », dit-il à Colette. En effet, raisonne-t-elle, l’âge venant, le spectacle de la nudité de la compagne ou du compagnon se fait moins agréable – il faut y songer.

Évidemment, ce texte n’est pas réédité, pas même en e-book – puritanisme yankee Amazon oblige. Vous ne le trouverez commodément que dans la Pléiade, au tome 4 et dernier des Œuvres.

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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Musée archéologique de Tarquinia

Nous poursuivons 1h30 de visite par une autre heure dans le musée archéologique sur la place principale de Tarquinia, piazza Cavour. Sur trois étages, nous pouvons voir une collection d’objets étrusques, des couvercles de sarcophages enlevés aux tombes parmi les plus beaux, des vases grecs ornés de scènes de banquet, de jeux, de chasse ou d’érotisme, des bijoux en or et en verre, des poteries, des objets en bronze et quelques armes. Il y a beaucoup d’objets et quelques explications, mais pas toujours dans une langue autre que l’italien.

Au second étage sont les fameux chevaux ailés de Tarquinia datés du IIIe siècle avant. Ils décoraient probablement le fronton d’un temple. Un groupe de marbre de Mithra tuant le taureau est daté de 138 à 161 de notre ère. Un scorpion lui bouffe curieusement les couilles. Au fond de l’étage, des peintures de tombes, des Biges, du Triclinium, montrant cette fébrilité de consumer sa vie due à l’angoisse d’être.

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Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge

L’auteur qui travaille du chapeau est cet homme qui porte un chapeau afin de cacher une vilaine cicatrice d’opération de lymphome au cou. Car Hervé Guibert raconte sa vie en ce troisième tome ; il est malade, « sidaïque » comme disait Le Pen club à l’époque, ce qui l’affaiblit au point de lui laisser attraper tout et n’importe quoi. Il mourra immunodéprimé du cytomégalovirus.

Il le refuse, ce qui le fait partir en quête obsessionnelle de peintures, « transition de la chair à la peinture », fantômes de beautés éternisées qu’il veut « posséder » avant la fin. Surtout de l’art russe car la chute du Mur a eu lieu et la fin de l’Ours est pour bientôt. C’est la misère en URSS, la famine pour les petites gens, l’envol des mafias. L’art russe, officiel ou dissident, se vend pour rien. Il ne vaut pas toujours grand-chose mais, sur le volume, certains peintres restés égarés dans la peinture figurative du XIXe sont prisés.

Il existe aussi beaucoup de faux… dont certains apparaissent parfois meilleurs que les vrais. Mais qu’est-ce qu’un « faux » en art ? Une signature imitée ? Un prix indécent pour un faussaire inconnu mais qu’est prêt à payer le gogo esclave de la mode et du nom du Peintre ? Balthus qui récrimine sur tous se vend à prix d’or ; Bacon qui peint des horreurs fascine et se vend fort cher. Yannis, un ami du narrateur/auteur, fabrique des toiles en série lorsqu’il est saisi de fièvre érotique pour son modèle. Guibert transpose sa vie, son amour de la photographie et du photographe Hans Georg Berger, portraituré en Yannis peintre.

Yannis le Grec pédé est copié, Vigo le marchand d’art arménien capable de tout est accusé d’écouler des faux pour des vrais ; poursuivi par la mafia russe qu’il ruinerait en dénonçant les tableaux qu’il juge faux, il disparaît. Mais peut-être pas pour tout le monde. Il survit dans la grotte qu’est la cave qui sert de réserve à sa boutique parisienne, désormais détenue par sa sœur Léna, qui couche avec son assistante Juliette. Car l’art n’est jamais loin de l’érotique. Le narrateur/auteur qui ne peut plus, trop affaibli par la maladie, jouit en contemplant des œuvres et les ébats des autres.

Pour l’auteur, ce sont des garçons, des « enfants ». Mais il s’intéresse peu aux petits et beaucoup plus aux post-éphèbes comme les secrétaires, assistants ou serveurs de restaurant qu’il appelle des « jeunes garçons ». Il a été amoureux fou d’un Vincent « M. » de 17 ans en 1982. Mais il n’y a pas d’amour dans ce texte enchevêtré, aux phrases parfois très longues, notamment au début. Un chapitre sur un voyage africain qui serait « perdu » mais que l’on soupçonne l’auteur de n’avoir pas su écrire.

Une logorrhée qui souvent prend, comme une mayonnaise, distillant l’onctuosité de sa petite musique, mais qui n’apprend pas grand-chose sur le genre humain. Une pierre publiée post-mortem dans le chemin d’Hervé Guibert qui finira trop vite – un an plus tard – et se hâte.

Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge, 1992, Folio 1996, 168 pages, €6.99 e-book Kindle €6.99

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Philippe Sollers ou je suis une légende

Philippe Sollers, l’écrivain et essayiste, est mort à 86 ans le 5 mai de cette année.

Joyaux s’est créé sa légende sous le nom de Sollers. Un nom solaire, comme Apollon. Le narcissisme n’est jamais si bien servi que par soi-même. Il veut montrer à quel point on est seul, d’où ce titre d’Agent secret de l’un de ses romans qui parle de lui-même. Soit quelqu’un qui peut se glisser dans plusieurs identités, y compris contradictoires, et devenir ainsi une légende. Se sentir innocent dans un monde coupable parce que tout est mensonge, hypocrisie, faux-semblant : le sexe, les relations sociales, la domination financière. D’où la fuite de l’individu dans l’érotisme du corps, la musique affective, l’art visuel et la poésie qui est une sorte de mystique. Tout pour fuir « le Système », dénoncé par Guy Debord, dont Sollers a fait une lecture assidue.

Les livres que j’ai lu de lui, dont Femmes (1983), La fête à Venise(1991), L’étoile des amants(2002) ; ils ne m’ont pas toujours séduits. Peut-être les plus récents (Graal, Légende, Désir) sont-ils meilleurs ? J’aime son côté critique de l’époque américanisée et du narcissisme de la gauche bien-pensante, son érotisme joyeux bien qu’un peu systématique. Il se présente comme ni coupable, ni inverti, ni androgyne, mais juste un homme, blanc et catholique. Ce qui n’est déjà pas si mal aujourd’hui où les trois derniers termes sont de plus en plus mal vus par la gent intello qui sacrifie au temps des masses : modes et dogmes. « La non-pensance hygiénique et malveillante », analyse-t-il dans La fête à Venise.

Le jeune Philippe a fait l’amour avec la bonne espagnole de sa famille à 15 ans, romancé dans sa première œuvre Le Défi en 1957 – encensé par Mauriac. Il en garde une découverte éblouie des sensations du corps, de l’élan érotique adolescent, de la Femme qu’il explorera et expérimentera sa vie durant. C’est son côté libertaire, un Rimbaud mûri qui gardera à jamais ce pas de côté envers les convenances, les « normes ». François Mauriac, autre pourfendeur de normes car pris dans ses contradictions de catho dévot et d’homo honteux, a qualifié Philippe Sollers à 22 ans de « petit chrétien évadé ». C’est assez juste, Sollers s’est toujours revendiqué catholique agnostique, soucieux de la pompe et des formes qui rendent la vie somptueuse (d’où son admiration de la religion athée communiste puis de la Chine de Mao), mais pas de la foi qu’il n’a pas.

Ce pourquoi il aime provoquer, casser les images socialement admises, qui sont pour lui des croyances. Ainsi cet « éloge du porc » sur son site, repris par la charcuterie, au temps du terrorisme intégriste musulman. Les deux femmes de sa vie étaient « hors normes », Dominique Rolin une Juive polonaise, Julia Kristeva une Bulgare. Il a soutenu le surréalisme, le Nouveau roman, les auteurs « maudits » tels Matzneff, Murray, Hallier ou Nabe.

Encoconné dans « le Système », chevalier de la Légion d’honneur et commandeur de l’ordre des Arts et lettres, il a usé de ses relations avec les penseurs reconnus, Mauriac, Breton, Ponge, Lacan, Bataille, Barthes, Foucault, Althusser, Kristeva, de ses revues Tel quel, l’Infini, de son poste d’éditeur de collection chez Gallimard, pour subvertir « le Système », inverser les illusions, pourfendre les apparences et donner du piquant à l’existence.

Il dressait dans Un vrai roman – Mémoires la liste des écrivains maudits ou à maudire prochainement par le puritanisme frileux yankee qui envahit la vieille Europe consentante : « Gide, le pédophile Nobel ; Marx, le massacreur de l’humanité que l’on sait ; Nietzsche, la brute aux moustaches blondes ; Freud, l’anti-Moïse libidinal ; Heidegger, le génocideur parlant grec ; Céline, le vociférateur abject, Genet, le pédé ami des terroristes ; Henri Miller, le misogyne sénile, Georges Bataille, l’extatique pornographique à tendance fasciste… » etc. Une « logique du silence » qui crie très fort, livre après livre. « Un corps spécial qui poursuit sa liberté » qui vit, aime, engendre et adore son petit garçon.

Créer est une expérience des limites. D’où peut-être son fils, David, né en 1975. « Pour savoir lire, il faut savoir vivre », disait-il volontiers. Qui sait encore vivre aujourd’hui dans « la France moisie » ?

Site de Philippe Sollers

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Bernard Méaulle, Un si brûlant secret

Une histoire « hors des clous » comme dit la quatrième de couverture. Qu’on en juge : de 8 à 70 ans France-Maria s’enfile 1001 amants en autant de nuits et plus encore. Un par an après la mort de son mari.

C’est qu’à 8 ans elle a été « touchée » par Esteban, un ami de son père tortionnaire franquiste de la police, qu’à 14 ans elle a « embrassé » Juan de son âge, qu’à 15 ans elle a fui la maison et son père qui l’étranglait en la traitant de « pute, comme ta mère » et a vécu avec un cuisinier qui l’a fait embaucher comme serveuse à Barcelone. Qu’elle a quitté avec le beau Lorenzo pour aller à Palma aux Baléares fonder un petit caboulot vite devenu célèbre quand le roi Juan Carlos y est venu accompagné de deux belles plantes. Dont elle est partie pour avoir trouvé son amant tout nu avec un garçon très beau mais féminin.

Et la voilà à Paris dans le restaurant de Jean-Claude Brialy où elle sert le vestiaire. Elle y est remarquée par un Antoine à particule qui aime les femmes, a quitté la sienne et lui propose le mariage – qu’elle accepte au bout de dix-huit mois. Mais Antoine a une maîtresse, sa secrétaire de l’agence immobilière, avec qui il a déjà fait un petit blond de 7 ans. Aussi, lorsque l’Américain Joshua débarque, vendeur d’armes richissime, elle le suit et en est amoureuse jusqu’à sa mort.

Ensuite, elle consomme du mâle une fois par an, pas plus, pour le jour anniversaire. A qui elle offre à chaque fois un pyjama de soie verte bridé à ses initiales. Elle a quitté l’Espagne, aime la France mais s’est habituée à l’Amérique – à New York, qui est une Amérique très particulière. Un client de son mari lui a fait découvrir les Noubas de Kau, célébrés par Leni Riefenstahl. La beauté mâle dans sa splendeur, le culte de la virilité, la danse des femmes qui choisissent leur partenaire en lui mettant la jambe sur l’épaule pour qu’il sente leur odeur.

En bref, France-Maria est une libertine fière de son charme, de son corps comme de ses yeux verts magnétiques. Elle ne use, n’en abuse jamais. Son mari américain était fan de Lanza del Vasto, un bouddhiste chrétien dont on ne voit pas ce qu’il vient faire dans cette galère, sinon célébrer le pacifisme et l’écologie selon Gandhi. Tout le contraire du marchand d’armes…

En 26 chapitres de vie découpée et lancés au hasard, le lecteur composera la mosaïque d’une fille trop belle qui a appris la vie et consommé le désir jusqu’à la fin – comme un homme. Décalé, un brin érotique, original. L’abus des italiques fatigue les yeux mais c’est bien écrit, avec des parts de vrai dans les anecdotes.

Bernard Méaulle, Un si brûlant secret, 2023, éditions La route de la soie, 254 pages, €18,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Benoit Lhoest, L’amour enfermé

Honte à l’Eglise qui a trahi le message du Christ dans ce qu’il avait de plus universel : l’amour ! Aimer son prochain commence à la prochaine, la femme, la moitié de l’humanité, et sa moitié dans le couple.

Comme le montre l’auteur, l’amour a été enfermé dans la France du XVIe siècle. « Depuis que le christianisme s’est imposé comme référence du monde occidental, il n’a cessé d’instituer, comme l’un des piliers de sa morale, une haine féroce à l’égard de la sexualité. Cause de désordre dans la société, écran corporel éphémère entre l’âme immortelle et Dieu, passage étroit entre la nature et la culture, entre l’animal et l’homme, compromise dans le règne de la mort autant que du péché, elle aura été évacuée par l’Eglise mais aussi par le courant mystique dominant au XVIe siècle : le platonisme » p.242.

Aujourd’hui, les choses n’ont pas changé en doctrine : le cardinal Ratzinger ne dit rien d’autre. En 585, la concile de Mâcon a « mis en doute l’appartenance de la femme à l’espèce humaine et il fallut des semaines de discussion pour qu’elle y fût maintenue » p.28. Eve la tentatrice, issue d’une côte d’Adam, lui est seconde et non son égale ; elle est réputé mue par une lubricité foncière qui a rendu l’homme mortel en le chassant du paradis, qui l’épuise par ses exigences sexuelles incessantes et le détourne de l’amour dû à Dieu, donc du Salut. Pis-aller venu de Paul et de Matthieu, juifs rigoristes en phase avec leur milieu et leur temps, le mariage a pour seule justification la perpétuation de l’espèce et le nombre de nouveaux croyants. Mais la virginité et le célibat clérical lui sont infiniment supérieurs. Le coït est décrit selon des métaphores animales. Il abaisse l’homme et doit être canalisé, discipliné et encadré par l’Eglise qui, seule, sait ce qui est bon pour le pécheur. La contraception est interdite pour des raisons démographiques (« croissez et multipliez ») mais aussi parce qu’elle évoque adultère et prostitution, un hédonisme haï du clergé qui a dû faire vœu d’abstinence. Ce que je ne peux accomplir, que personne ne l’accomplisse, sauf par répugnance en fermant les yeux et en se bouchant le nez.

Le mariage est un contrat et une tyrannie, la femme est vendue avec sa dot et soumise à son mari comme le sujet au roi et le roi à Dieu. L’amour n’est surtout pas la question, l’érotisme, si présent dans le monde païen, est ignoré et méprisé, culpabilisé par une longue liste de péchés à confesser. La seule technique admise pour copuler est celle dit fort justement « du missionnaire », le mâle sur la femelle et qui la défonce pour lui planter sa graine, tout comme le soc perce la terre pour y mettre le blé. Onanisme, lesbianisme et homosexualité sont bien-sûr condamnés et interdits car stériles (« contre-nature ») et donnant du plaisir illicite (qui détourne du seul amour dû à Dieu). Cette tyrannie cléricale, sociale et parentale empêchait à l’avance toute espèce de relations authentiques entre les êtres et a entaché l’amour de culpabilité. Jamais ce doux sentiment n’a pu devenir une valeur à vivre au quotidien, permettant par une sexualité rassasiée et épanouie, cet amour universel du prochain prôné par le Christ.

Au contraire, cet « enfermement névrotique » (p.241) dans le mariage surveillé a engendré de nombreux cas d’impuissance, expliqués « par un complexe de castration dû à une peur de la sexualité rendue fatale par le rigorisme du discours religieux » p.86. Les seules soupapes admises étaient sous le signe de la violence émissaire : les fêtes, charivaris et inversions carnavalesques une seule fois l’an. Les « sorcières », vieilles, seules et laides, qui soignaient par la nature et non par les prières bibliques, représentaient le Diable, l’envers de l’idéal. Il était nécessaire de les pourchasser et de les éradiquer, notamment par le feu ou l’eau, qui purifient. Le paroxysme de ce délire clérical a eu lieu entre 1560 et 1630. La société du XVIe siècle était misogyne et inégalitaire, imposant l’esclavage du « sexe faible », « un monde de terreur et d’idéologie où la répression sexuelle et morale fait naître les pires fantasmes, les pires pulsions sadiques dans les esprits de milliers d’individus qui, jusqu’au bout, croient servir la vérité » p.126.

L’amour « courtois » a été une réaction d’Oc à ce délire idéologique de l’Eglise officielle, royalement catholique et papiste. Il a inversé toutes les valeurs admises – mais seulement dans l’idéalisme, revivifiant Platon. Il s’agissait de s’éprendre d’une femme mariée, de tenir cet amour secret, de la servir comme un vassal, sans espérer autre chose qu’un entre-deux de chair et d’esprit, un baiser chaste issu de l’organe de la parole et du souffle. Stérile, individualiste, porteur de désordre mental, ce néoplatonisme prolongé par Ficin a été « la première tentative pour arracher l’amour des griffes de la douleur et de la mort » p.138.

Il a fallu attendre deux siècles, le libertinage du XVIIIe, pour que la sensualité reprenne ses droits, que la femme soit admise comme une personne à qui parler et que l’on peut séduire au lieu de la dominer en soudard. Il a fallu attendre deux autres siècles pour que la « morale » rigoriste et victorienne issue de l’Eglise et adoptée avec enthousiasme par les bourgeois austères qui se piquaient de vertu, faute de naissance, lâche les mœurs. Mais elle persiste sous prétexte « d’hygiène », de santé mentale, de vitupération du laisser-aller hédoniste, d’éducation à la discipline, voire aux menaces mortelles du sida. Mai 68 et le féminisme ont à peine « libéré » l’amour, créant des injonctions nouvelles en place de celles de l’Eglise et de la morale bourgeoise.

Nous ne sommes toujours pas sortis de la doxa millénaire de l’Eglise, renforcée par l’essor des sectes croyantes américaines qui essaiment dans le monde entier et répandent leur morale via les films et les séries télévisées, par le renouveau rigoriste des autres religions du Livre qui surveillent et punissent toute déviance aux préceptes du Coran ou du Talmud, et même par les psychiatres du politiquement correct qui crient au « traumatisme » et prônent « la normalité ». Le « nu » (même le sein féminin ou le torse masculin) est banni sur Internet sauf dans la pub et le sport, de moins en moins présent au cinéma et « signalé » comme offensant dans les blogs et sur le fesses-book – pourtant au départ créé pour évaluer les filles du campus. Alors que « le naturel » est encouragé par souci d’harmonie avec l’environnement, la « nature » reste niée dans l’humain : pour être mentalement cohérent il y a encore du travail à faire !

Benoit Lhoest, L’amour enfermé – amour et sexualité dans la France du XVIe siècle, Orban 1990, Le grand livre du mois 2000 (sur Amazon), 292 pages, €13.99

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Erotisme dessiné de François Bourgeon

Lorsque l’auteur de bande dessinée François Bourgeon dessinait Les passagers du vent en 1980, ses filles étaient érotiques. Tout le monde les désirait. Les consœurs du couvent, les copains du frère aîné, les matelots de pont, les aspirants… Et les lecteurs mâles, bien sûr ! La France était un pays jeune, en pleine explosion mature des enfants du baby-boom, heureuse d’être elle-même. Elle ne se posait ni la question de son identité, ni celle de son régime politique, elle aspirait à la modernité de toute sa chair, de tout son cœur et de toute son âme.

Mais-68 avait jeté les frocs, les slips et les soutanes aux orties. Les filles étaient nues sous les robes et la vie était belle. Le topless fleurissait les plages tandis que les marins de vacances hissaient la voile tout nu. C’était avant même que les gilets de sauvages deviennent obligatoires, dont les boudins râpaient les mamelons des deux sexes et les sangles sciaient les épaules et les cuisses. Avec la sécurité, il a fallu aller se rhabiller. Avec le SIDA aussi, bien que le Pape, qui ne savait pas comment ça marchait, eût mis la capote à l’index. Avec ce que les ignares appellent « la crise » (qui est la mutation de toute une génération), c’est aujourd’hui toute la France frileuse qui se met à couvert, soupçonnant tout et tout le monde.

Loin des pudeurs catho-bourgeoises imposées aux fanzines de jeunesse qui prohibaient le nu, les seins et surtout les filles jusqu’en 1968, la bande dessinée adulte explosait. Les talents étaient inégaux mais foisonnants. François Bourgeon, jeune alors, était l’un des grands. Il distillait l’amour libre d’une plume fluide et d’une écriture pudique. Sa mise en scène des passions était cinématographique : a-t-on mieux raccourci les amours de chacun dans ces trois cases où l’on voit Isa et son Hoël s’embrasser, le cuistot et sa chatte se caresser, le matelot la Garcette bichonner le fil de son arme ? Chacun connaît les amours qu’il peut ou qu’il mérite, vénaux, partagés ou excités.

Seins libres sous les chemises transparentes, les filles ne s’offrent pas à tout le monde mais à qui leur plaît. Nul ne les prend sans qu’elles l’acceptent et la main au sein appelle le genou dans les couilles – aussi sec.

Lorsqu’il y a viol, parce que certains hommes bestiaux profitent de leur force, Bourgeon le suggère par le chat et la souris. Et Mary la violée préfère oublier, donnant une leçon de pardon et d’amour au mousse ado qui a assisté à la scène. Tel est l’amour adulte, qui ne se confond pas avec la baise.

Reste que le désir est cru et qu’il se manifeste. Ce n’est pas immoral mais naturel. Ne pas le maîtriser, ne pas solliciter l’accord du partenaire, voilà qui n’est ni acceptable, ni « moral ». Mais il ne faut pas mettre la morale là où elle n’est pas. Le cœur n’a pas toujours sa place dans l’érotisme, le plaisir parfois suffit, que les vieux pécores traitent d’impudeur par ignorance et superstition d’église.

Mais la culture est là toujours, pour dire que les hommes sont au-dessus des bêtes. Et le nègre face aux chemises qui ne voilent aucune anatomie est plus digne que certains blancs imbus de leur pâleur et de leurs lourds atours.

Oui, en quarante ans – une génération – le progrès s’est in,versé : nous avons régressé dans le naturel et le plaisir, dans l’épanouissement humain. Austérité, moralisme et macération à prétexte écolo tuent l’amour… tout simplement.

François Bourgeon, Les passagers du vent, tomes 1 à 5, 1980-1984, éditions Delcourt 2019, 240 pages, €39 les 5 tomes

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L’emprise de Sidney J. Furie

Carla, une femme de trente ans (Barbara Hershey), rentre chez elle dans sa maison de Los Angeles. Elle apprend la dactylo en cours du soir pour avoir une meilleure situation et est mère de trois enfants d’hommes différents, qu’elle élève seule avec volonté et affection. Comme d’habitude, son fils aîné Billy, 16 ans (David Labiosa, 20 ans au tournage), n’a pas débarrassé la table où il a dîné avec ses demi-sœurs Julie, 10 ans (Natasha Ryan) et Kim, 6 ans (Melanie Gaffin). Il est occupé à bricoler dans le garage, la musique rock à fond ou presque. Carla a eu Billy lorsqu’elle avait 16 ans et il ressemble fort à son père, à peine plus âgé à l’époque, qui s’est tué en moto peu après.

Les filles dorment dans leur chambre et Carla se prépare pour la nuit, épuisée de sa journée. C’est alors qu’elle est poussée sur le lit, à demi étouffée par un oreiller, et qu’elle subit des coups de boutoir au bas ventre au rythme de batterie. Lorsque l’emprise se lâche, elle hurle : elle a été violée. Mais Billy qui accourt aussitôt de sa chambre voisine constate que personne n’est dans la maison et que toutes les fenêtres et la porte sont verrouillées…

C’est le début d’une panique, le phénomène se reproduisant plusieurs fois dans l’émotion outrée et un érotisme torride. Tremblement des objets, explosions de fenêtres, étincelles électriques, voiture devenue folle et ne répondant pas au frein (une antique Chevrolet bas de gamme), caresses sur les seins dans un demi sommeil, viols répétés dans la chambre, la salle de bain, sur le canapé du salon (caméra bloquée au-dessus de la ceinture) devant les trois enfants – qui ne voient personne. Billy, vigoureux jeune homme, tente de relever sa mère mais est immobilisé par une force inconnue qui le traverse d’arcs électriques puis le projette à terre où il se casse le poignet (l’acteur s’est cassé le bras sur une cheminée, ce qui n’était pas prévu, d’où la scène).

Fuyant la maison la première fois, Carla se réfugie chez une amie dont le mari ronchon voit cela d’un sale œil. Cette amie lui conseille d’appeler la police, mais aucune preuve d’individu quelconque ni d’effraction. Serait-ce une simple illusion ? Elle lui conseille d’aller consulter un psychanalyste. C’est cher ? Pas si l’on consulte à l’Université de Californie où des docteurs font des recherches ; son cas peut les intéresser. Le docteur Sneiderman (Ron Silver) au nom inévitablement juif – image de marque des psys aux Etats-Unis – lui fait raconter les événements puis évoquer son enfance.

Carla se dit fille de pasteur et que son père venait l’embrasser le soir, mais pas comme un père embrasse son enfant… Elle a subi une éducation rigide où le péché suprême était le sexe et a fui la maison dès 16 ans avec un garçon avec qui elle a eu de suite un enfant. Après sa mort, elle a connu un autre homme qui lui a fait deux filles ; elle était bien avec lui, elle aimait le sexe, mais lui ne tenait pas en place et il est parti. Elle vit désormais en chef de famille bien qu’elle ait un compagnon rassurant, Dennis, qu’elle voit lorsque les « voyages » qu’il doit faire pour son travail lui en laissent le temps. Il a l’intention de l’épouser mais attend pour cela un poste à los Angeles. Cela fait un mois qu’elle ne l’a pas vu.

Le psychanalyste diagnostique assez naturellement une « hystérie » à base sexuelle, selon le freudisme dogmatique ambiant. Des événements marquants de l’enfance ressurgissent de l’inconscient de façon brutale et engendrent des hallucinations émotives violentes allant jusqu’aux marques physiques (la somatisation). Pourtant, certaines marques peuvent difficilement avoir été faites par Carla elle-même dans sa transe. Elle décrit deux mains qui la plaquent (dont elle a l’empreinte aux épaules), un genou qui l’écarte (dont elle a les bleus sur chaque face interne de cuisse) et deux autres mains « plus petites » qui lui immobilisent les chevilles (marquées elles aussi). Un homme fort et deux aides plus réduits, bon sang mais c’est bien sûr ! C’est un fantasme incestueux sur Billy, jeune homme musclé qui ressemble tant à son père, à l’aide de ses deux petites sœurs !

Cette allusion déplaisante conduit Carla à en briser là. Le psy ne peut rien pour elle, ne l’aide pas. Elle est consciente de ses désirs et de son appétit sexuel insatisfait, mais elle doute de la raison trop logique. Elle aimerait bien que ces phénomènes brutaux s’arrêtent mais elle ne croit pas en être responsable au fond d’elle-même, et surtout pas en fantasmant sur son jeune mâle attirant de fils. Ce dernier se montre d’ailleurs affectueux mais physiquement distant, ne s’exhibant jamais torse nu par exemple, alors que l’époque de l’histoire, 1976, surtout en Californie hippie où le climat est très clément, incitait les garçons à ôter volontiers leur tee-shirt. Il préfère encore, à son âge, bricoler la mécanique que les filles.

Un autre département de l’université s’intéresse à elle : le parapsychologique. Elle a rencontré deux chercheurs à la librairie où elle prospecte les livres de paranormal pour tenter de comprendre. Ils croient tenir avec elle « un cas » d’expérience utile à leurs recherches, un vrai témoin non frappé de folie sur le poltergeist et autres déplacements d’objets. Sous la direction du docteur Cooley (Jacqueline Brookes), ils envahissent alors la maison de préfabriqué où même la tuyauterie grince de façon maléfique sous le plancher, et la bardent d’appareils de mesure et de photo.

L’Entité (titre du film américain) se manifeste sans vergogne et l’un des assistants réussit à photographier des éclairs électriques qui dessinent une vague silhouette humaine. Mais les « preuves » sont minces. Ne peut-il s’agir d’hallucination collective ? Tiré du roman de Frank De Felitta, The Entity, paru en 1978 et sorti d’un fait « vrai » qui a eu lieu en 1976 en Californie selon le bandeau final, le film joue de l’ambiguïté entre science et conscience. L’esprit est-il mesurable ? La conscience de soi ne peut-elle créer des « forces » extérieures analogues aux Toulkous évoqués par Alexandra David-Neel au Tibet ? Mais aussi : les chercheurs sont-ils humains ? Tout réduire à l’analyse mesurable, tout mathématiser, est-ce la bonne méthode pour saisir un cas humain qui ne peut être que global ? Ne cherchent-ils pas avant tout « le cas d’expérience » pour accéder à la notoriété plutôt qu’aider leur prochain ?

Après un viol particulièrement brutal, plaquée entièrement nue sur son lit tandis que des forces pelotent ses seins et son ventre (gros plans érotiques) et qu’un bélier lui défonce l’entrecuisse sur un rythme disco tonitruant, les parapsys tentent avec son accord une expérience entièrement contrôlée. Carla n’en peut plus et est prête à tout tenter pour faire cesser ces cauchemars. D’autant que son dernier viol a eu lieu sous les yeux horrifiés de son copain Dennis, revenu à Los Angeles définitivement et qui est prêt à l’épouser. Elle lui crie « help me ! » – aide-moi – mais elle jouit sous ses yeux. Il tente de la saisir, comme naguère Billy, et est repoussé avec violence comme lui. Il attrape alors une chaise pour fracasser le crâne du démon qui se cache sous la femme, mais le brave Billy se jette sur lui et l’en empêche in extremis. Carla accepte donc l’expérience ultime qui va consister à reconstituer sa maison dans un hangar de l’université, de placer des caméras partout et de commander des jets d’hélium liquide pour « emprisonner » l’Entité dans le froid intégral – et la tuer.

Mais rien ne se passe comme prévu et le docteur Sneiderman, qui s’est attaché à sa patiente (ce qui est curieux, en général c’est l’inverse, connu sous le nom de « transfert »…) intervient. La force est emprisonnée sous la glace mais la fait exploser. Ne reste plus alors qu’à déménager, très loin, au Texas. Il est dit en bandeau final que la famille a retrouvé la paix, les mêmes faits s’étant reproduits mais atténués. Le grand guignol du réalisateur est alors d’avoir introduit une scène finale inepte, où une voix profonde déclare, après avoir claqué la porte du logement vide où Carla explore une dernière fois les pièces, « content de te voir de retour à la maison, salope ! » Cette bouffonnerie non seulement n’était pas nécessaire mais elle gâche l’ambiance du film, fondée sur le non-dit et le non-vu. Une Entité qui parle comme le vulgaire, est-ce bien raisonnable ?

Prix d’interprétation féminine Festival d’Avoriaz 1983

DVD L’emprise (The Entity), Sidney J. Furie, 1981, avec Barbara Hershey, Ron Silver, David Labiosa, BQHL éditions 2019, 2h 04, €19.99

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Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal

Henri Beyle le Grenoblois, né en 1783, est devenu par lui-même en 1817 baron Frédéric de Stendhal il Milanese, officier de cavalerie. C’est qu’il est né avec la Révolution (6 ans en 1789) et qu’il a admiré Bonaparte parti de rien pour arriver à égaler Alexandre et César (il a moins aimé Napoléon, empereur autoritaire installé). Comme les révolutionnaires qui voulaient faire table rase du vieux monde et des « Vieux », Beyle a haï son enfance (ayant perdu sa mère en couches à 7 ans) et son père, distant et désirant modeler le Fils en enfant modèle ; il a haï son précepteur jésuite Raillane « hypocrite » ; haï Grenoble, ville provinciale et bourgeoise, coincée et conservatrice. Il « n’a jamais joué, jamais couru ou nagé librement avec les autres enfants, jamais disposé de son corps, que l’on voulait domestiquer et non laisser se dépenser et jouer » p.25.

Pour cela, il a dû se révolter contre le Père (prénommé Chérubin !) et inventer sa vie d’individu, hors des liens de naissance, de famille (excepté Pauline, sœur et âme-sœur) comme de milieu, « un Moi audacieux et sans freins (…) l’image même du Moi absolu évoqué par les philosophes et les libertins : ils se référaient pour le définir à l’enfant incestueux, parricide, homicide, être de la nature dans toute sa force et sa première et irrésistible impulsion » p.13. Seul le désir est loi (le Rouge), tout le reste est éteignoir, clérical, humide, sombre, moralisateur, persécuté, esclave des conventions et de la famille (le Noir). Mais le ressentiment est encore esclavage, la haine empoisonne et emprisonne. Pour se libérer, seule l’imagination le peut si elle prend son essor et ouvre à la « beauté » (qui est œil de l’amour). Car l’érotisme romantique n’est pas l’érotisme freudien (encore moins celui des puritains d’aujourd’hui qui voient de la saleté dans tout désir) : « fidèle à l’éros platonicien, le Romantique fait du désir le révélateur de l’idéal, la voie d’accès aux transcendantaux du Bien et du Beau ; l’image, ou vision de l’homme meilleur, de l’homme tel qu’il est dans sa nature profonde, c’est l’autre nom du désir ; il y a un sens du désir, il unit les sens au désir suprême qui est celui de l’âme et du rêve, ou du ‘romanesque’, qui est le rêve de l’homme » p.47. Le prime adolescent Beyle trouve cet élan dans les romans de chevalerie du Tasse, de l’Arioste, de Cervantes où l’aventure héroïque est ironique et voluptueuse à la fois – avant de découvrir Félicia ou mes fredaines le roman libertin de Nerciat : « Je devins fou absolument ».

Ce pourquoi il a dû inventer aussi un autre style littéraire – le romantisme, cette « maladie de l’azur » – où le réalisme du Moi en situation dérive vers l’imaginaire amplifié, où le mouvement fait confiance à l’expression libre de l’intériorité tout en mettant à distance de soi-même par l’objectivation de l’écriture. Car « toute sa famille est ‘cultivée’ : les lettres pour elle sont une œuvre de civilisation, de communication civile, un moyen d’approfondissement et d’amélioration de l’humanitas, qui met à parité le savoir et l’expression… » p.21 Ainsi l’Amour (dont Flaubert se moquera une génération après sous le vocable d’Hâmour) est-il moins inclination pour une personne réelle que pour la passion elle-même. Stendhal a l’amour de l’amour plus que « foutre » telle ou telle ; ou plutôt telle ou telle enflamme en lui l’imaginaire : il se fait du cinéma. « Avoir » ou pas la femme importe moins que les élans du cœur qui « cristallisent » sur une image, comme jadis l’image de Dieu. Il comptabilisera treize femmes « eues » qui ont compté dans sa vie (outre sa mère, Kubly, Angela, Victorine, Mélanie, Wilhelmine, Alexandrine, Angelina, Métilde, Clémentine, Alberte, Giulia I et II) et peut-être une quatorzième, sans parler des putes. Il aimera aussi beaucoup les enfants – ceux des autres – et leur racontera des histoires. Toujours l’imaginaire. Eugénie de Montijo, future impératrice, se souvient de Monsieur Beyle lorsqu’elle avait 9 ans et qu’il contait l’épopée de Napoléon, assise sur ses genoux ; adulte, elle apprendra qu’il s’agissait de ce « baron de Stendhal » devenu célèbre.

En tout cela il est « moderne » (ce qui signifie post-Ancien régime), donc plus ou moins « actuel » selon nos époques. Il a été peu connu de son vivant, adulé une génération après lui pour de mauvaises raisons (anti enflure hugolienne notamment), disséqué et délaissé début XXe siècle au profit de Proust, avant d’être réhabilité dans les années 1950 pour son style sec sans fioritures et qui va droit au but. Aujourd’hui ? La biographie date d’il y a vingt ans et c’était déjà une autre époque. Il semble que l’imagination revienne plus que l’action dans la sexualité de notre temps. Les femmes « ayables » comptent moins que les émotions qu’elles procurent par leur présence, même platonique. Mais à chacun de juger, Michel Crouzet se garde d’en parler.

D’autant que l’individualisme, s’il libère, exige de s’imposer : la liberté ne va jamais sans la responsabilité, ce qui répugne aux paresseux et met en face de leur veulerie les autres : « La mauvaise honte, la timidité, les tortures de l’amour-propre farouche et apeuré, c’est le calvaire du Moi moderne » p.68. Sous l’Ancien régime, la société exigeait le naturel (de naissance) ; la démocratie exige le convenable (socialement égalitaire). Stendhal s’en échappera par le voyage, étranger aux contraintes du civilisé français en Italie, manière d’être inconnu et amour du nouveau. Il s’en échappera par l’opéra, féérie sensuelle d’un soir par la musique et théâtre communautaire des regards. Mieux, il traitera dès lors la société comme un bal masqué pour s’en amuser et y trouver son plaisir, sans rien en attendre d’autre et surtout rien de durable. Et il se méfiera de ses intrusions au nom de la « transparence » égalitaire ; Stendhal chiffrera ses lettres, déguisera noms, lieux et dates dans son journal et sa correspondance. Être libre, c’est aussi rester masqué pour éviter de déplaire et écrire dégagé des contraintes sociales – d’où les quelques 350 pseudonymes que Henri Beyle prend au cours de sa carrière d’écrivain journaliste, une manière de rester aristocrate en démocratie.

Le pavé biographique de Michel Crouzet réjouira tous ceux qui aiment Stendhal, dont je suis. Laid et gros dès l’enfance, ses camarades se moquent de lui et l’appellent « la tour ambulante », il demeurera disgracieux et enveloppé toute sa vie, avec une « face de boucher ». Il compensera en se vêtant avec recherche et élégance selon l’adage que l’habit fait le moine. Mais il a les yeux vifs, un pli ironique à la bouche et sa conversation est toute de paradoxes et de moqueries. Il se taillera un succès dans les salons parisiens avec ses diableries – lui qui ne croit pas en Dieu – mais effraiera les bons bourgeois conventionnels et les bigotes. « Stendhal, c’est un style (de vie ou d’écriture indifféremment), né d’un immense travail sur soi dont les écrits intimes sont le dépositaire… » p.96.

Stendhal est né tard au roman, à 47 ans avec Le Rouge et le Noir (après l’échec d’Armance trois ans plus tôt). Son chef d’œuvre, il le publiera à l’extrême fin de sa vie (écourtée par le cœur, physiquement malade) : La Chartreuse de Parme fut écrite ou dictée à raison de 5 à 7 pages par heure. Le reste de l’œuvre romanesque est surtout inachevée ou composée de nouvelles. Mais Stendhal n’est pas que romanesque. Il compose un traité devenu célèbre, De l’amour, une Histoire de la peinture en Italie et des récits de voyages, en observateur incisif, qui eurent du succès : Mémoires d’un touriste, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome. Il n’est pas un « intellectuel » (le terme n’a pas existé avant l’affaire Dreyfus) mais un « homme pensant » ; lui-même ne se dit pas littérateur ou écrivain mais « observateur du cœur humain » p.508. Faire de l’esprit c’est créer sa forme, entre l’énergie et la grâce, entre la vérité et le goût – en bref définir son propre style (« l’homme de gauche, toujours indigné, est sans esprit. Il lui manque le naturel de la pensée » p.526). Sa biographie (incomplète) La vie de Henry Brulard, informe plus ou moins sur ce qu’il a vécu (amplifié et déformé par la mémoire).

Pour le reste, élève à l’Ecole Centrale de Grenoble (fondée par son grand-père Gagnon), il aurait pu intégrer à Paris l’Ecole Polytechnique, récemment créée, mais s’est dégoûté. Bon en maths et en dessin, il a opté à 17 ans pour s’engager dans les dragons avec Bonaparte grâce à son cousin Daru. Arrivé souvent après les batailles, il romance son épopée adolescente dans La Chartreuse sous les traits du beau Fabrice del Dongo, son Moi idéalisé (emprunté aussi au réel Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III, rencontré près de Civitavecchia). Car Stendhal se veut plus Milanais que Français, plus bonapartiste que Bourbon ou Juste-Milieu, plus Moi-Même que collectif.

Pour lui, chaque énergie doit faire son trou et inventer sa vie, jouant des « rôles » dans la comédie humaine sans investir son Moi profond. Il n’aura de cesse que d’appliquer cette maxime, faisant feu de tout bois pour obtenir un poste dans la foire aux vanités et réussissant assez bien dans la méritocratie napoléonienne comme auditeur au Conseil d’Etat à 27 ans puis Commissaire aux armées. Il fera même l’expérience de la défaite avec retraite de Russie en 1812. Hélas, les Bourbon reviennent et il devient demi-solde, courant après les louis pour vivre « décemment » (il suffisait à l’époque de 6000 francs par ans). Il obtiendra dans la douleur un consulat à Trieste, jamais rempli puisque refusé par les Autrichiens, puis à Civitavecchia dans les Etats du Pape, mais sera surveillé constamment par l’empire austro-hongrois et l’Eglise catholique comme subversif, « libéral » et athée. Ce n’est que lors de ses « congés » qu’il retrouvera l’élan pour écrire et que paraîtront les chefs d’œuvre. Sa maxime sociale était SFCDT : « se foutre carrément de tout » pour exister.

Il mourra le 22 mars 1842 à hauteur du 22 rue des Capucines à Paris, d’une attaque d’apoplexie, à 59 ans et trois mois, « esprit d’enfer et cœur angélique » comme conclut Michel Crouzet p.762. Il est inhumé à Montmartre sous une épitaphe composée par lui : « Arrigo Beyle Milanese, scrisse, amò, visse » (Henri Beyle Milanais, il écrivit, il aima, il vécut).

Ecrire contre son temps permet de durer ; dire le vrai de soi permet d’atteindre l’universel. « Tout livre écrit pour se plaire à soi-même, en pleine autarcie, pour trouver des semblables, un jour, en un lieu, est un acte de foi dans la chance du Moi » p.410. Mais l’état démocratique, en détruisant l’otium humaniste (le loisir de vivre pour soi) et en généralisant le negotium bourgeois (l’état constamment occupé et pressé), est-il compatible avec l’imagination, la littérature, le sens de la beauté ?

La pagination indiquée est celle de l’édition de 1999.

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal (nouvelle édition de Stendhal ou Monsieur Moi-Même, 1999), Kimé 2012, 728 pages, €30.00

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André Pieyre de Mandiargues, Tout disparaîtra

Est-ce l’annonce d’un grand magasin, affichée dans le métro, qui donne l’idée du roman ? « Tout doit disparaître » : aussi, tout disparaîtra–t-il à la fin. Dans ce roman qui commence comme un récit méticuleux d’une journée ordinaire et qui se termine dans l’absurde surréaliste, l’auteur use de Paris comme d’un lieu où les rêves sont tous possibles.

Un homme adulte, pas très beau mais fier de sa virilité, drague une jeune femme qu’il rencontre dans le métro. Celle-ci est vêtue d’une robe de soie noire très décolletée et ouverte sur la cuisse. Ce qui le fascine est qu’elle se maquille dans le métro même, avec son vanity case à miroir, sans se préoccuper des gens alentour. Il ne peut s’empêcher, à la station Saint-Germain-des-Prés, de lui baiser la main qu’elle a posée sur l’appui chromé près de la porte. Mais la corne retentit et la femme descend, pas lui – les portes se referment. Il n’aura de cesse que de descendre la station suivante pour retourner sur ses pas et voir si elle l’a attendu car le dernier regard qu’elle lui avait jeté était une invite.

En effet, elle est là, assise sur un banc, et ils entament la conversation entre les trains qui passent. Il l’embrasse, la caresse, elle se laisse faire, consent, puis lui propose de sortir. Jusqu’à la page 70, tout se passe dans le métro ; de la page 70 à la page 83, dans l’église de Saint-Germain-des-Prés ; de la page 83 à la page 111, dans les rues du quartier ; de la page 111 à la page 176, dans le foutoir près de la Seine où la femme, mi comédienne mi pute, l’a emmené. Elle lui conte son existence, violée très jeune par deux grands frères avant d’être livrée aux autres hommes sur la plage au bord du fleuve. Ses petits rôles dans des pièces de théâtre, sa drague en robe légère sans aucune lingerie pour laisser voir son corps et ses liaisons afin de se faire entretenir un moment. Miriam est une Circé, une enjôleuse, une sorte d’éternel féminin d’avant le féminisme.

L’auteur use d’un style précieux, appelant mérétrice qui n’est que putain, mais le mot est joli. Il la baise page 149, la viole page 153, avant que, dix pages plus tard, la femme soumise change de personnage et deviennent cette fois dominatrice. Page 176, l’homme viril est déconfit et chassé, griffé, sans chaussures, ni cravate, ni montre, ni papiers. Il erre dès lors près de la Seine, changé. Il ne sera plus jamais comme avant, ayant connu de l’amour l’envers de son décor habituel : tout ce qui va au-delà de pénétrer et marteler. L’érotisme conduit à la mort et le personnage nommé Hugo passe tout près.

Sur les bords du fleuve, près du square du Vert-Galant fermé au public, il rencontre sous le saule une femme qui porte le même prénom que celle qu’il a draguée ; elle nage dans la Seine. Lorsqu’elle en sort, nue, elle lui dit son destin. Et le récit prend un tour imaginaire qui laisse dubitatif, comme un point d’interrogation.

André Pieyres de Mandiargues, Tout disparaîtra, 1986, Folio 2003, 219 pages, €8.30 e-book Kindle €7.99

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Vladimir Nabokov, L’Enchanteur

Ce court roman écrit en russe juste avant d’émigrer aux Etats-Unis et de publier dès lors en anglais, aborde un sujet sensible : l’attirance trouble d’un homme adulte proche de la quarantaine pour une nymphette de 12 ans. L’Enchanteur est le prototype de Lolita dont la psychologie de très jeune fille sera plus approfondie. L’auteur s’intéresse ici à l’adulte, il cherche à pénétrer l’ensorcellement du solitaire pour l’extrême jeunesse.

Le lecteur ne connaîtra ni les noms des protagonistes, ni l’époque, ni les lieux où cela se passe. Les exégètes soupçonnent qu’il s’agit de Paris, de la province puis du sud où le couple doit se rendre. Mais tout commence dans un jardin public, sur un banc où l’adulte, qui exerce un vague métier d’expert en pierres précieuses, est assis entre deux dames. L’une d’elle donne une tranche de pain et un morceau de chocolat (goûter typiquement français) à une fille de 12 ans qui revient en patins à roulettes. Et c’est le coup de foudre. « Si j’ai bien eu cinq ou six aventures normales, comment comparer leur insipide contingence avec mon unique flamme ? » (chap. I).

Tout lui va dans la fillette, ses « boucles châtain cuivré », « ses grands yeux au regard un peu vide », « sa bouche rose, légèrement ouverte », « son teint chaud et enjoué », « la teinte estivale de ses bras nus », « la délicatesse imperceptible de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate », « le mouvement des plis de sa jupe », « la finesse et l’ardeur de ses jambes insouciantes »… (chap. I). Il va engager la conversation avec la femme, apprendre que la fillette n’est pas sa progéniture mais celle d’une amie très malade, aller voir cette amie parce qu’elle désire vendre des meubles, s’insérer dans ses bonnes grâces, l’épouser et sacrifier au devoir conjugal : tout cela pour avoir à proximité la fillette de 12 ans.

Mais le désir de sa mère est qu’elle reste chez le couple qui la prend en pension parce qu’elle fait trop de bruit. Il faut attendre une longue année la mort de la malade pour qu’enfin l’adulte récupère la préadolescente et l’emmène à la mer. En route, ils s’arrêtent pour la nuit dans un hôtel, et là… Mais je laisse le lecteur découvrir ce qui se passe et comment l’aventure se termine.

Toujours est-il que, le sujet étant sensible (même à l’époque patriarcale où le père avait tous les droits), l’auteur multiplie les virtuosités de style pour évoquer le désir et les actes. Tout est euphémisé, haussé au niveau de la littérature. Comme ce fantasme des Mille et une nuits autorisé par le Coran (dès 9 ans selon sa lecture littérale) : « Et si, après tout, la voie de l’authentique félicité passait par une membrane encore délicate, qui n’a pas encore eu le temps de durcir, de devenir touffue, de perdre le parfum et le miroitement au travers duquel nous pénétrons pour arriver jusqu’à l’astre vibrant de cette félicité ? » (chap. I). Ou ce spectacle délicatement réel de la fillette endormie : « Elle était allongée sur le dos par-dessus la couverture non défaite, son bras gauche passé derrière sa tête, vêtue de son petit peignoir, dont la partie inférieure s’était ouverte – elle n’avait pas réussi à trouver sa chemise de nuit – et à la lueur de l’abat-jour rougeâtre, dans le brouillard léger et l’air étouffant de la chambre, il pouvait distinguer son ventre étroit et creux entre les os saillants et innocents de ses hanches » (chap. VI).

La perversion de l’homme est surtout celle du sens esthétique, elle n’est pas dans la nymphette mais dans le regard qu’il porte sur elle. Il va tout calculer rationnellement pour parvenir à ses fins mais ignorer tous les signes contraires du destin comme la dame qui tricote telle une Parque sur le banc où s’opère la rencontre, le « taxident » vu de la fenêtre de la chambre par la fillette qu’il pelote à peine, le catalogue des meubles qu’il a acheté à la mère et dont il rencontre les doubles en se perdant dans les sous-sols de l’hôtel avant de rejoindre la chambre. Si l’enchantement des joyaux à la lumière permet d’assouvir une jouissance esthétique, celui d’un corps vivant ne peut aboutir car un être n’est pas inerte. Par transgression de cette disposition de nature, l’homme se perd. La fluidité de la vie n’est pas l’immobilité géométrique et minérale de la pierre et l’érotisme ne saurait arrêter le temps. Aimer la virginité éternelle et l’enfance figée n’est pas dans l’ordre du possible : tout doit se dérouler à son heure et l’utopie rester fantasme, comme dans Peter Pan, cet autre enchanteur.

Vladimir Nabokov, L’Enchanteur, écrit en russe en 1939, publié en anglais en 1986 traduit par son fils Dmitri Nabokov, Rivages 1997, 136 pages, €1.66

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Vladimir Nabokov, Le don

Dernier des romans russes de Nabokov, le plus gros et le plus riche mais pas son meilleur, à mon avis de lecteur non érudit. Je lui préfère La méprise ou L’invitation au supplice. Il ravit en revanche les spécialistes de la littérature russe et de l’époque émigrée des années trente que l’auteur brocarde et parodie à l’envi. Le chapitre IV sur la vie de Tchernychevski est un pensum fort ennuyeux et trop long (bardé de 371 notes dans la Pléiade !) qui rompt le rythme du roman ; le premier éditeur l’avait d’ailleurs éliminé « avec autorisation de l’auteur ».

Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, mort en 1889 était un narodnik russe fils de prêtre et condamné au bagne à vie à 36 ans pour communisme utopique et nihilisme. En bref un intello roturier antidémocrate qui rêvait d’accoucher du christianisme réel dans le matérialisme. Lénine a encensé son roman Que faire ? publié en 1863 et trouvé dans la bibliothèque de son grand frère exécuté par le tsar ; il en a repris le titre en 1902 pour un ouvrage de combat prônant la fondation d’un parti d’avant-garde amenant à tout centraliser et à diriger de façon autoritaire le mouvement social. Qui se souviendrait encore de cet auteur médiocre sans Lénine ? Nabokov est impitoyable avec cet écrivain russe qui perd le fil de l’évolution du pays : « enlisement de la pensée », « lourdement raisonneur et rabâcheur de chaque mot », « ineptie visqueuse de ses actions », sans parler de son érotisme vulgaire assaisonné en progressisme. Pour Vladimir, la littérature russe se dévoie vers 1860 avec de tels écrivaillons du commun : comment « la vieille pensée ‘vers la lumière’ avait-elle dissimulé un vide fatal ? »

Le don est, tout au contraire, la réception de la vie dans sa beauté, le soleil sur la peau, l’extraordinaire légèreté de se sentir nu, attentif aux sensations, l’odeur de miel des tilleuls de Berlin le soir, le cou de Zina par l’ouverture du chemisier, les nuages qui bourgeonnent au ciel, les lumières de trains qui passent dans l’obscurité. Fiodor, le jeune homme athlétique qui accouche du talent d’écrivain et dont le prénom signifie « don de Dieu » ou Dieudonné, en est tout pénétré. Il a le don d’écrire comme certains ont le don des larmes, il prend la plume pour remercier de la grâce de sentir et du talent d’exprimer. Il est tout le contraire de Iacha, autre jeune homme qui se suicide par nihilisme, ne se sentant rien ni personne.

Le milieu émigré russe à Berlin et la lente conquête amoureuse de Zina, demi-juive pour provoquer le nazisme qui s’affirme à la même époque, est comme une chrysalide d’où va éclore en quelques années le jeune Fiodor écrivain. Sa Vie de Tchernychevski est une satire de ces « splendeurs agréables aux esclaves » que vante l’URSS nouvelle, de ce pauvre matérialisme littéraire qui ne peut décoller, comme des émigrés nostalgiques et peu critiques au fond. Roman dans le roman, écrit par l’auteur qui fait écrire son personnage, Tchernychevski est en littérature l’anti-Pouchkine, la nullité suprême. Nabokov règle ses comptes avec cette Russie qui dégénère sous Lénine et qui caquette impuissante dans l’émigration. Il fait d’ailleurs de Fiodor un comte, pour bien le distinguer de la plèbe écrivaillonne.

Mais cela lui prend des années, comme Fiodor, ce pourquoi Le don ressemble à un assemblage d’autant de petits romans, un par chapitre : souvenirs d’enfance, vie du père explorateur, Fiodor à Berlin, vie de Tchernychevski, conclusion amoureuse en structure circulaire. L’écrivain accouché évoque à la fin ce roman autobiographique qu’il envisage d’écrire – et que l’on vient de lire.

Reste le style, primesautier, savamment agencé et incomparable. Avec de nombreux traits d’humour comme cette description de la jeune fille : « Elle était debout les bras croisés sur sa douce poitrine, éveillant tout de suite en moi toutes les associations littéraires appropriées, telle que la poussière d’une belle soirée d’été, le seuil d’une taverne ne bordure de la grand-route, et le regard observateur d’une jeune fille qui s’ennuie » p.48 Pléiade. N’est-ce pas joliment ironique sur le style que l’on croit littéraire ? Ou encore l’analogie scientifique du naturaliste sur la traite des pucerons par les fourmis : « Les fourmis offraient en compensation leurs propres larves en guise de nourriture ; c’était comme si les vaches donnaient de la chartreuse et que nous leur donnions en retour nos nourrissons à manger » p.118. Et ces littérateurs qui se croient : « Ils s‘abattirent comme des mouches sur une charogne, grogna Tourgueniev, qui dut se sentir blessé en sa qualité d’esthète professionnel, bien qu’il ne lui répugnât pas de plaire aux mouches lui-même » p.250. Irrésistible ! Sur le gauchisme chrétien matérialiste de Tchernychevski : « Les méthodes pour accéder à la connaissance telles que le matérialisme dialectique ressemblent curieusement aux peu scrupuleuses réclames de spécialités médicales qui guérissent toutes les maladies à la fois » p.263. Mai 68 et ses suites nous en ont gavé jusqu’à la nausée. Et sur le nazisme des braillards à grandes gueules et petits cerveaux : « Un camion passa avec un chargement de jeunes gens qui revenaient de quelque orgie civique, agitant quelque chose et criant quelque chose » p.381.

Nabokov prend un thème et le développe sur une page ou deux jusqu’à en exprimer tout le jus. Vous serez avec Fiodor dans le Grünwald, ce parc de bois et lacs qui permet aux Allemands qui adorent se mettre nus de bronzer et de nager ; vous marcherez dans les avenues berlinoises sous les tilleuls et dans la nuit chaude de juillet, ou en slip sous l’orage alors que deux flics vous disent que c’est interdit même si on vous a volé pantalon et chemise ; vous dialoguerez nu sur un banc avec un critique écrivain en complet et cravate qui n’est au fond qu’un étudiant allemand ayant une vague ressemblance avec celui auquel vous pensez… Car la vérité est celle de la sensation mais surtout celle de l’imagination. La littérature n’est pas le réalisme, fût-il « socialiste », mais l’imaginaire, la re-création tel un dieu d’un monde personnel. En remerciement de la Création telle qu’elle est : « Supposons que je brasse, torde, mélange, rumine et régurgite le tout, que j’ajoute des épices de mon cru et que j’imprègne le tout de ma propre substance au point qu’il ne reste de l’autobiographie que poussière – ce genre de poussière, bien sûr, qui donne au ciel une intense teinte orange… » p.383. Et voilà comment se crée la vraie littérature version Nabokov – bien loin de la pauvreté Tchernychevski.

Vladimir Nabokov, Le don, 1938 revu 1963, Folio 1992, 544 pages, €9.40

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

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Tendres cousines de David Hamilton

Jeune adulte, j’avais beaucoup aimé ce film, sorti en salle en 1980. Il est tiré directement du roman de Pascal Lainé paru l’année d’avant, lui-même inspiré d’Apollinaire avec Les exploits d’un jeune Don Juan. Le Pop club de José Artur en avait fait l’éloge, un soir après 22h sur France-Inter. Pudeur, tendresse et délicat libertinage font de ce film léger, à la française, une initiation érotique émouvante d’un adolescent, dépaysée dans le temps du passé.

Julien (Thierry Tevini) a « 14 ans et 5 mois » lorsqu’il revient à la ferme familiale en pleine Beauce, pour les vacances de l’été 1939. La puberté l’a grandi brutalement, en témoignent ses vêtements étriqués qui le serrent et qu’il porte déboutonnés. S’il a grandi, la pension de curés ne l’a pas musclé, comme lui dit gentiment une servante. Il a gardé sa bouille ronde d’enfant, sa « peau de fille » comme lui déclare une autre et surtout ses cheveux longs en casque. C’était la mode de la fin des années 1970, dans le courant androgyne et antimacho qui régnait alors, mais je ne suis pas certain qu’un adolescent en pension religieuse aurait eu le droit de porter la même coiffure en 1939. Cela le rend mignon, mais pas vraiment adulte. Or il est amoureux de sa cousine Julia (Anja Schüte), une blonde de 16 ans fort bien faite, mais qui elle-même est amoureuse de Charles (Jean-Yves Chatelais), fils à papa enrichi dans les sanitaires, à qui est destinée la sœur de Julien, 18 ans et voix croassante, qui ne rêve que crèmes et falbalas.

Maladroit et agissant comme un enfant, Julien offre à sa cousine un… couteau suisse, comme si elle était un copain scout. Sa grande sœur sera tout aussi maladroite avec son fiancé Charles lorsque celui-ci sera mobilisé, elle lui donnera… un gros ours en peluche « porte-bonheur » ! C’est dire combien l’ajustement entre garçons et filles n’est pas favorisé par la société catholique et bourgeoise où chacun se voit cantonné à son rôle immémorial.

Le lourd printemps de Beauce a mis la ferme en émoi et les multiples servantes, ne portent rien sous leur robe – Julia se met même nue dans les herbes hautes pour prendre le soleil (et aguicher Charles). Régisseur et palefrenier profitent du cheptel féminin, tout comme Charles, doté de son prestige de riche bourgeois. Le spectateur plonge peu à peu dans cette atmosphère électrique où l’érotisme est à fleur de peau, non sans cette ironie française qui fait le charme du film. Le père de Julien (Pierre Vernier) est peu intéressé par les filles, ses faveurs vont à Mathieu, aide palefrenier de 17 ans aux cheveux longs et à la chemise ouverte, un peu demeuré. On se demande si cette affection du maître n’est pas le signe d’un fils bâtard, mais la suite prouvera que ledit maître est plus attiré par les « jeunes ordonnances » que par la gent femelle.

Passe aussi le facteur Cheval, clin d’œil à la réalité, qui se bâtit un palais de galets de rivière et qui tombe de vélo lorsqu’il voit la blonde allemande Liselotte se baigner entièrement nue. Pendant ce temps, le vieux le professeur Unrath (Hannes Kaetner), un scientifique allemand un peu illuminé qui a fui le nazisme, attrape « des âmes » dont il gonfle les ballons. Il est un hôte payant, inoffensif à la jeunesse, et sait consoler les chagrins de maximes sages.

La guerre, déclarée durant l’été, laisse Julien quasi seul mâle au milieu du harem. Toute l’attention se reporte sur lui, adolescent tout neuf déjà initié un soir de punition par la femme de chambre (Anne Fontaine) qui « teste son lit » (elle sera virée par sa mère, Macha Méril). Elle sera suivie de la brune Mathilde (Gaëlle Legrand) dans le foin où il s’est endormi torse nu après l’avoir chargé toute la matinée, non sans prendre un coup de soleil. Rougissant et tout timide, il jouira pour la première fois, chevauché par sa tendre initiatrice. Une scène pudique, délicatement jouée, filmée sur les visages.

Désormais déniaisé il délaissera sa cousine qui ne veut pas de lui et s’arrangera par une fausse lettre par lui montrer la vérité : Charles est un baiseur de tout con qui passe. La scène dans le grenier où pendent les draps à sécher est hilarante, Charles déshabille la jeune servante de 16 ans qui a remplacé la femme de chambre trop hardie. Il descend les bretelles d’épaules et dégage ses seins, puis remonte sa robe pour la pénétrer. Surpris par Julia outrée, il ne se démonte pas et accroche simplement la robe relevée au fil avec une pince à linge, le temps de régler la question ; et la jeune servante patiente, ainsi offerte.

Le beau Julien qui prend de l’assurance passera entre les mains expertes d’Angela (Fanny Meunier), de Liselotte (Silke Rein), de Justine, de Madeleine… Candide est heureux comme au harem. Sa cousine veut quitter la ferme pour aller n’importe où avec Claire, ancienne actrice décavée, priée de déguerpir du domaine parce que sa chambre va être louée. Alors que Claire fait ses bagages, Julien surgit et se dispute avec Julia. Ils en viennent vite aux mains, comme des garçons, et Julien qui a pris de la force domine Julia. La maintenant sous lui, il lui ouvre la robe et dégage sa poitrine… ce qui se termine par un baiser fougueux de l’un vers l’autre, rencontre sensuelle exacerbée par la lutte. Désormais réconcilié avec la vie, Julien baise probablement Julia car la dernière image les montre tout nus dans les blés après l’amour. Julien traite Julia comme Charles en l’appelant « bébé ». Elle ne supporte pas et une nouvelle baffe (la troisième au moins) lui prouve qu’il ne faut pas mépriser les femmes.

Amour de la vie plus que de la bataille, amour des femmes et jeux libertins, toute la légèreté française est là, dans l’innocence de la jeunesse dans la campagne – ce qui fera perdre la guerre mais gagner la paix avec le baby-boom !

Le politiquement correct inhibe la réédition de ce film (mais laisse hypocritement le YouPorn des collégiens se déchaîner) et nous devons nous contenter de ce qui est proposé – d’autres pays européens sont moins prudes :

Tendres cousines de David Hamilton, 1980, avec Thierry Tevini, Anja Schüte, Valérie Dumas, Évelyne Dandry, Élisa Servier, Jean-Yves Chatelais, Macha Méril, Hannes Kaetner, Silke Rein, Laure Dechasnel, Pierre Vernier, Gaëlle Legrand, Anne Fontaine, Fanny Bastien, film en français avec sous-titres grecs €17.99 / ou Arrow 2007, audio français avec sous-titres anglais €57.60

Pack DVD David Hamilton : Les ombres de l’été, Premiers désirs, Tendres cousines, Un été à Saint-Tropez, Llamentol 2009, en audio français ou espagnol €24.34

Pascal Lainé, Tendres cousines, Folio, €8.90 e-book format Kindle €7.99

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Pompéi la vie et les mystères

Maison des Vettii. Sur une fresque, une jeune fille, les cheveux bouclés tenus par une résille, me regarde, pensive. Elle tient un calame et une tablette de cire. Peut-être écrit-elle des vers ? Elle s’est voulue ainsi, peinte depuis 2000 ans. Elle aussi est désormais en pension au musée.

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Tout comme ce délicieux Narcisse, si jeune qu’il ne connaît pas l’amour encore, et qu’ayant méprisé par ignorance le simple amour de la nymphe Echo, Némésis le condamne à n’aimer personne. Presque nu, la tunique défaite jusqu’au milieu des cuisses, il mire sa jeunesse dans l’eau limpide de la source. Il reste seul au monde, perdu dans son reflet. Le paysage, derrière lui, est esquissé, inutile. Il ne le voit pas, il ne le verra plus jamais, le pays est sec comme le garçon. Il prendra racine et deviendra fleur. Qui a jamais saisi avec autant de grâce cet âge autour de 13 ans, en fleur justement, qui hésite entre l’homme et l’enfant ?

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L’école, la palestre, les thermes, ainsi les garçons passaient-ils leurs jours. Ils se sont complus à se laisser illustrer, boxeur musculeux en mosaïque fier de sa carapace de chair, athlète couronné levant la coupe, peint devant un condisciple. Les plus grands vont au bordel et se laissent peindre dans la joie du plus simple appareil, tout entier aux jeux d’adultes.

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Les putains et leurs clients s’affairent, dans un érotisme robuste et juvénile, loin de cet opprobre bourgeois qui connote notre époque. Un mâle enfile gaillardement une femelle par derrière et tous deux sont sérieux, sacrifiant aux rites. Palmyre d’orient, Maria juive, Aglae grecque, Smyrina, proposent leurs charmes en graffitant leurs noms sur les murs. Ainsi se souvient-on encore d’elles. Deux amours nus bientôt pubères rêvent à la Femme en poussant Vénus dans sa coquille, aussi peu vêtue qu’une huître. Les désirs sont de beaux enfants nus, disait le poète. Mars égare sa main sous la tunique de Vénus, sur ces seins bien ronds, dodus, et cette caresse lui donne l’air rêveur, les lèvres entrouvertes. Eros, à poil se réjouit en voletant. Le bordel était un lieu où l’on savait user son existence dans le plaisir ; on ne savait que trop qu’elle est éphémère, et si fragile…

Des fresques de la maison des Vettii, ces riches commerçants, restent lumineuses et pleines de vie.

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La Villa des Mystères garde les siens depuis le 3ème siècle avant mais ses fresques sont magnifiques, d’une fraîcheur rare.

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Le sérieux s’y mêle intimement à la sensualité, comme si le sexe était une énigme qui donnait un sens à la mort, donc à la vie. Les orgies sont-elles nécessaires à la parousie, la présence de la divinité ? Se mettre hors de soi-même prépare sans doute aux plus profonds mystères.

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Les fresques représenteraient une initiation au culte dionysiaque du côté gauche, et la divinisation de Sémélé du côté droit, lui faisant face. 29 personnages s’y mêlent, dont un jeune garçon tout nu qui commence la scène en lisant le rituel sur papyrus : Dionysos s’éduque sous la surveillance de la prêtresse. Plus grand, dans la scène centrale, il est nu adossé à un siège, et se laisse caresser par une maîtresse.

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Suit Sémélé qui se prépare au mariage devant deux amours nus dont l’un tend un miroir et l’autre un arc. Il ne bande pas encore l’instrument, le mariage n’est pas consommé. Mais plus loin, tout est accompli : Sémélé grosse se tourne vers une femme portant thyrse, qui symbolise le bébé à naître. Une femme a l’air épouvantée, ou secrètement séduite, par la flagellation du dos nu offerte sur le mur en face. Le fouet figurerait la foudre qui tua Sémélé. Un silène enivre un jeune satyre avant de penser à le violer (cela se lit dans son regard). Agenouillée, une fille très jeune ouvre le panier « mystique » où se trouve… un phallus érigé. Elle sera fouettée par un personnage ailé, peut-être pour augmenter sa jouissance, ou pour lui prouver que le plaisir suprême, sur cette terre, ne va jamais sans quelque douleur ? On termine par la toilette de l’épouse mystique, aidée de deux amours nus. Elle attend, on ne sait quoi. Comme un « à suivre » qui laisse insatisfait.

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Un étal d’aujourd’hui, à la sortie de la Villa, vendait des copies de phallus ailés en bronze, pour aider à croire en sa fécondité. Les Italiens ne perdent jamais le nord du commerce.

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De retour à Naples, nous dînons au 1849, via Milano. Nous buvons un vin de Falerne rouge de sept ans, âge délicieux.

Pompéi : documentaires YouTube

https://www.youtube.com/watch?v=otxhN7YYZmk

https://www.youtube.com/watch?v=ErG61J779LM

https://www.youtube.com/watch?v=W30UvakY5p4

https://www.youtube.com/watch?v=tI7kC6j7xzg

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 5 – Rêves de paille

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Suite et fin (provisoire) des aventures sensuelles de Chloé la gamine. Ce n’est pas pornographique mais joliment libre – et libertin. Il fut une époque, pas si lointaine, qui regardait cela comme naturel ; aujourd’hui est à la restriction en tout : moins de travail, moins de salaires, moins de libertés, moins de permissivité. Et vous trouvez ça bien ? Marx expliquerait que l’infrastructure commande à la superstructure, donc que la paupérisation économique engendre l’austérité morale et religieuse, comme par compensation. Il est donc urgent de respirer à nouveau – et ces gentilles histoires d’exploration amoureuse nous y aident.

Chloé allant cependant plus loin, l’auteur semble hésiter à publier… Les ligues de vertu ou les islamo-catho-intégristes lui feraient-ils de gros yeux ? Eux qui « épousent » des fillettes de 9 ans ou sodomisent impunément de jeunes garçons ? La paille et la poutre, ce pourrait être un volume d’essais de Mitterrand – c’est plutôt une parabole de l’évangéliste Luc (6.41) : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ! » Souhaitons donc la publication rapide de la suite de ces aventures naturelles qui réconcilient avec les sens ici-bas.

Après une soirée torride passée avec ses amis du même âge Charlie et Clarisse, tout nu d’amour pénétrant, Chloé – 11 ans – prend conscience de la beauté et du corps humain dans toute sa splendeur. Même les homos perdent les pédales devant le charme féminin.

Elle a dit charme ; ce fut le cas avec Charlie qui a caressé les deux copines avec un pinceau, longuement, avant de se joindre à elles. Ce ne fut pas le cas de Tom, matée par une Chloé attirée par le bruit, qui se défonce à l’alcool torse nu avant de se faire faire une pipe en même temps que son copain par la même fille, puis de la coïter en bourrin délirant tandis que son copain bourrine (un peu plus longtemps) la sienne. Entre douze ans… On se pince : auraient-ils vu ça sur Canal+ ? Ou pris une tisane de proto-viagra écolo ? C’est osé mais ce n’est pas pédophile, les enfants explorent entre eux.

La chaîne cryptée diffusant du porno tard le soir n’existe pourtant que depuis 1984 et, si Tom a 12 ans, il est né en 1970, un an plus tard que Chloé. La scène se passe donc en 1981 (p.13) et l’auteur (ou la narratrice Chloé) se mélange les impressions. Mais la leçon est claire : d’un côté l’attention à l’autre, la tendresse d’honorer sa partenaire ; de l’autre la domination, la brutalité égoïste. Ah, Tom à 12 ans possède un corps harmonieux de culturiste, mais Charlie a une âme, une personnalité, une bouille. « Lui restera notre premier amour pour l’éternité » p.19.

Après ces pages haletantes, plus de suspense : « Nous n’allions pas refaire l’amour cet été, ni avec Charlie ni avec qui que ce soit d’autre » p.20. Chloé n’a après tout que 11 ans et si elle rêve de devenir « une salope », « depuis que papa les avait évoquées comme étant des princesses », elle reste panthéiste comme les enfants, aimant jouir par tous ses sens sans se focaliser sur le vagin (ce fantasme d’adulte conditionné). Enlacements, baisers, rien de plus, les autres actes auraient brisé la tendresse du groupe. « Salope » a pour elle le sens de jouisseuse, pas de sale, de répugnante ni de perverse. Faut-il que les religions de la Faute et du Péché aient perverti les mœurs pour que le besoin d’affection soit qualifié de saloperie ! La chair, cette vile matière réelle ici-bas, est dévalorisée au profit du Dieu hypothétique au-delà – et du Paradis peut-être – idéologie de pouvoir qui enfume et asservit. Chloé aime aimer, naturellement, et les caresses sont les préliminaires de cette attention qui est preuve d’amour – mais Chloé ne recherche pas l’acte mécanique qui prostitue le sentiment pour assouvir l’instinct.

Pour changer, Chloé invite Clarisse et une autre copine, Nathalie, à s’étendre au soleil dans un endroit écarté, puis à décrire à voix haute leurs fantasmes tout en se caressant. C’est le facteur au torse de gladiateur, puis les copains qui délivrent d’un enlèvement, puis un ogre animal qui coince la fille dans sa tanière avant de baver sur sa peau nue et de l’avaler toute crue. « Les filles sont curieuses de nature, et aiment les propositions. Parfois, cela va plus loin que la poésie » p.39.

Réminiscence biblique ou préjugé ancré ? L’auteur n’hésite pas à écrire : « une insatiable curiosité faisant de nous, parfois ou souvent, de véritables petites salopes » p.40. Est-ce si vrai ? Plus que les garçons envers les filles ? Cela justifie-t-il par exemple le voile et le harem pour éviter ces débordements hystériques ? ou la « chasteté » si néfaste aux prêtres catholiques ?

Les jeux se poursuivent avec l’enquête sur les comportements ados – qui fascinent les prépubères. Filatures, observations, décryptage des mines, jeu de piste… La grange délabrée où mène un chemin de ronces est le rendez-vous des pubertaires. Voir « le visage d’une fille qui fait l’amour est inoubliable » déclare Chloé p.53. Mais ce sont les petits détails qui font tout le sel du jeu amoureux dont se délecte la précoce gamine.

Plus grande, nantie de ces expériences, Chloé ne peut s’empêcher de philosopher sur l’époque (la nôtre) : « La société devrait comprendre qu’elle a besoin de fantasmes, d’interdits, de stéréotypes. Ainsi, certains peuvent les franchir et d’autres pas. Si on brise toutes les frontières, plus rien n’a de sens. Aujourd’hui, c’est aux prostituées que les jeunes filles font concurrence. On leur a déjà piqué leurs sacs. Puis leurs fringues, leur démarche, leur maquillage. Les putes n’ont plus que pour seul avantage d’être accessibles sans la moindre approche de séduction. Si cette ultime frontière est franchie et que la gent féminine ne cherche même plus à se faire séduire, tout sera alors inversé » p.72. Interdit d’interdire, disaient les soixantuitards ; tout est haram-interdit ! hurlent les barbus mal baisés.

Finalement, l’enfant n’est-il pas le père de l’homme ? Ces adultes tout épris de politique et enfumés de marxisme en ces années 1970-1990 n’ont-ils pas dû réapprendre l’humanité auprès des plus naturels d’entre eux, les enfants ? C’est ce que dit Tata à Chloé : « Votre simplicité. Votre joie de vivre, votre sincérité. Vous êtes touchants, authentiques. Vous ne trichez pas, sauf si on vous l’apprend. Vous embrassez ceux qui vous plaisent, jouez et rigolez avec n’importe qui sans vous poser de questions, aimez sans vous donner de raisons » p.95. Mieux que celle de Rousseau, cette éducation nature !

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« La liberté n’est une ennemie que si elle est associée à un manque de repères et d’éducation » p.89. Vivre en commun libère parce que cela pose des règles tacites pour l’harmonie du groupe. « On devient obsédé par le sexe quand on nous l’interdit. L’interdit est alors sublimé, et là où il y a sublimation, il y a substitution d’idéal. On remplace alors le désir d’une vie riche en accomplissements par le fantasme d’une existence truffée d’expériences sexuelles toutes plus extravagantes les unes des autres » p.89. Alors que l’affection simple peut évoluer en acrobaties du plaisir sans dégénérer en mécanique. « Seule compte la complicité » p.100.

Bon, mais ce n’est pas tout, les vacances finissent toujours par finir, il faut quitter le cocon douillet des Trois chèvres. Avec des souvenirs plus forts qu’en colo : « Nos câlins enfantins avaient été un ravissement, d’une pureté de cristal. Cependant, nos corps peu formés limitaient bien des désirs. Tout ça ne durerait pas… le meilleur était à venir » p.105. Bientôt 12 ans !

Le lecteur parvenu jusqu’au tome 5 attend ardemment la suite ; il sent que cela peut devenir plus chaud mais espère que demeurera la fraîcheur naturelle des réflexions enfantines…

Théo Kosma, En attendant d’être grande 5 – Rêves de paille, 2016, publication indiquée « à venir » sur le site de l’auteur : www.plume-interdite.com 

Son dernier opus : Théo Kosma, Quick change, 2016, autoédition format Kindle, €0.99

Les quatre premiers tomes chroniqués sur ce blog

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Andrea de Nerciat, Félicia ou Mes fredaines

andrea de nerciat felicia ou mes fredaines

Ce délicieux roman libertin du XVIIIe siècle est écrit dans un français classique qui se lit à ravir. Il offre un panorama du siècle, le meilleur de ses mœurs : le jeu social, l’entreprise d’amour, le spectacle des situations et statuts, la vie l’un chez l’autre, la conversation, les visites sans nombre, les commodités. Stendhal était fou de ce livre et j’avoue le comprendre ; il correspondait à son tempérament réaliste et à son inclination sociable où l’esprit complétait la prestance et le courage pour définir les canons de la beauté.

Le goût de l’un pour l’autre justifie tout : adultère, inceste, sodomie, ne sont que des mots ou des tabous pour le commun ; le monde aristocrate est au-dessus de ces manières. « Qui pourra me prouver que nos liaisons, effets naturels des circonstances, de la sympathie, du tempérament, fussent des crimes atroces, en accordant même que des êtres formés d’un même sang ne doivent point serrer entre eux les nouveaux nœuds qui me liaient à mon père, à mon frère », déclare Félicia, l’héroïne à la cuisse chaude (p.297).

felicia depucelee

Le lecteur assiste à son dépucelage à 16 ans, âge déjà formé (p.60), compatit à sa souffrance au déchirement de l’hymen, se réjouit de sa consolation dans les bras de l’amant tendre et expérimenté, puis accompagne ses transports de jouissance, une fois délivrée de la résistance membranaire. Félicia elle-même dépucellera son jeune frère de 14 ans – mais sans savoir, pour la morale, qu’il s’agit de son frère. Quatre pages exquises donnent le déroulement minutieux des opérations, avec ce bon goût du siècle qui est l’une des formes de la pudeur sans lâcher sur le fond (p.176). Tous les êtres, jeunes et vieux, maîtres et valets, jusqu’aux prêtres catholiques ayant fait vœux de chasteté, prennent un franc plaisir en ces pages. La société tout entière défile, les mâles au garde-à-vous, les femelles en pâmoison : au centre la noblesse et ses titres, puis la grande bourgeoisie et ses écus, enfin le menu peuple attaché, qui n’est pas tiers en la circonstance mais profite allègrement des transports : domestiques, soldats, précepteurs…

felicia ravie

La nature agit bien ; la notion de péché n’est que voile hypocrite des jaloux voués au célibat par obéissance ; l’Hâmour sans toucher n’est qu’une invention d’impuissants. Félicia n’hésite pas à poser tout clairement son opinion : « le parfait amour est une chimère. Il n’y a de réel que l’amitié, qui est de tous les temps, et le désir, qui est du moment ». Voilà qui est bien raisonné, avec bon sens, et dit avec goût. Point de romantisme, il n’existe pas encore ; point d’exaltations malsaines, elles viendront avec la Révolution ; point d’être réduit à n’être qu’objet comme Sade en imaginera entre les murs de la Bastille, et que multipliera l’industrie comme le montrera Zola – ce siècle ancien en reste à la jouissance du moment et à l’estime réciproque : une grande leçon !

felicia en action

Gaillarde et aimable époque, si proche de notre fin de siècle XX par son goût éperdu de la liberté personnelle. L’amour libertin n’a rien à voir avec la baise de bon ton chez les perdus du gauchisme : point d’amour mécanique, point de masturbation à deux, point de narcissisme sexuel ni de performance – nous ne sommes ni chez Don Juan de Fellini, sex-machine sans âme, ni dans les névroses des petit-bourgeois en rupture de ban de Godard, ni dans la viande à baiser au poids des Bronzés. Le XVIIIe siècle connait de longs préliminaires sensuels, qui commencent par la conversation et l’élégant badinage, se poursuivent par la lente découverte du corps de l’autre sous les falbalas de la mode décrits en plusieurs pages où monte le désir. L’érotisme est charmeur et non brutal, le séducteur est attentif aux réactions et aux désirs du partenaire – il ne prend pas son plaisir égoïste. « C’était pour me procurer mille morts délicieuses qu’il ménageait avec art ce baume précieux qui donne la vie. Il en était quelquefois avare, jusque dans les moments où, ne supportant plus l’excessive ardeur de mes feux, je le priais de me prodiguer ce qui seul pouvait les éteindre ; je ne le trouvais disposé à mettre ainsi le comble à notre félicité que lorsque l’amortissement lui annonçait la fin prochaine de mes désirs ; alors l’ardeur des siens savait les faire renaître ; il me faisait goûter de nouveaux ravissements, dont j’aurais été privée, s’il eût partagé jusque-là tous mes plaisirs. Que les hommes aussi délicats sont rares ! » p.273. Art des points-virgules qui suspendent le récit sans l’interrompre et donnent au style écrit ce rythme un peu haletant, répétitif, qui convient si bien à l’expression montante du désir !

felicia la faute aux dieux

On y revient, on recommence, on multiplie ses feux par ceux de l’autre, à l’unisson, en décalé, en complétude. Tout fait sens : la jeunesse de la peau, le tissu soyeux, l’inexpérience tâtonnante, l’art consommé du toucher, la douceur, la beauté, la fureur…

felicia seins nus

Il nous faut redécouvrir cet amour-là, sans honte de la chair et sans égoïsme, heureux du plaisir reçu autant que du plaisir donné ; atteindre cette liberté des sens de l’aristocratie XVIIIe siècle, ce déchaînement et cette mesure à la fois, fruit d’un statut social mais aussi d’une éducation au raffinement des relations humaines. Les convenances, plus que « ce qui est convenu » (moralement admis) est « ce qui convient » (en partage). Non point des règles extérieures, imposées, rigides, mais cette harmonie qui naît de l’intime entre deux personnes.

Andrea de Nerciat, Félicia ou Mes fredaines ; Le superflu du régime ; Le manchot, 1776, Garnier 2011, 350 pages, €7.50

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Sophie Chauveau, Manet, le secret

sophie chauveau manet le secret

« Manet représente la plus grande révolution artistique de l’histoire de l’art », n’hésite pas à écrire l’auteur p.486, qui est tombée amoureuse de son modèle. Non de l’homme, mais du peintre ; non de sa peinture, mais du bouleversement qu’elle engendre. Elle enlève cette biographie au galop, comme elle sait le faire, passant sans vergogne sur les doutes et les interrogations des biographes à propos de cet homme si « secret ». Le livre se lit très bien et l’on y apprend une foule de choses sur l’époque. Manet est né en 1832 et mort en 1883, ce qui lui fait connaître la révolution de 1848, le coup d’État de Napoléon-le-Petit et l’étouffement de l’empire, la défaite humiliante face à la Prusse, les ravages de la Commune et la réaction bourgeoise qui aboutira, des années plus tard, à la République. Dommage cependant que cette fameuse révolution picturale, répétée à longueur de chapitres, soit si peu expliquée…

Édouard Manet est l’aîné d’une fratrie de trois, dans un ménage de fonctionnaire bourgeois rigide et conventionnel. Il essuie les plâtres avec son père et se rebelle très tôt, vers 12 ans, jusqu’à refuser l’école et de faire son droit – comme il était de bon ton à l’époque. C’est tout juste si, soutenu par sa mère et par son oncle, il obtient de s’engager comme apprenti marin pour le concours de Navale.

edouard manet evasion de rochefort 1881

Ce pourquoi toujours il chérira la mer et peindra les nuances de flots en expert (comme Le combat du Kearsage ou L’évasion de Rochefort). Il embarque donc à 16 ans comme pilotin et va jusqu’au Brésil. Il y connait les filles libérées et son sexe explose en elles. Il en est ébloui, illuminé, et ne sera plus jamais pareil face au puritanisme étriqué de sa miteuse classe sociale à Paris.

edouard manet le combat du kearsarge et de l alabama 1864

Dommage cependant qu’il en ramène – nous suggère la biographe – une syphilis carabinée (déguisée tout d’abord en morsure de serpent et plus tard en tabès) dont il finira par mourir à 51 ans. Exactement comme son père.

edouard manet le dejeuner sur herbe 1863

Rebelle aux écoles, aux conventions et aux études – mais très bien élevé et courtois -, il est en revanche très attentif aux relations humaines. Son oncle maternel, ancien officier royaliste, le prend sous son aile et l’emmène petit visiter le Louvre et voir la peinture ; sa mère invite, lorsqu’il est adolescent, une jeune Hollandaise à venir donner des cours de piano. La belle joue divinement et les frères Manet sont tous sous le charme. C’est Édouard qui va s’enhardir le premier et coucher avec elle jusqu’à lui faire un enfant. Pour Sophie Chauveau il n’y a aucun doute, Léon est bien son fils ; pour d’autres biographes, rien n’est sûr.

edouard manet enfant au chien 1862

Quoiqu’il en soit, Édouard Manet va s’attacher à l’enfant, tout comme son frère (dont on dit qu’il pourrait aussi être le fils), et va le peindre aux divers âges de sa vie. Avec un chevreau, aux cerises, à la pipe, en fifre, en lecture, au déjeuner à l’atelier, au chien (l’enfant triste reporte toute son affection sur la bête). Léon, falot et allergique lui aussi aux écoles, restera fidèle toute sa vie à son « parrain » Édouard. Mais être fils de son parrain (à supposer qu’il l’eût su) ne devait pas être drôle tous les jours dans la société corsetée et victorienne de la France du Second empire, puis des débuts de la IIIe République ! Car Édouard Manet épouse la domestique pianiste Suzanne… mais ne reconnait pas l’enfant qu’elle a (en est-il vraiment le père ?).

edouard manet la peche 1863

Le seul tableau où Léon apparaît avec ses deux parents, Suzanne et Édouard, est dans La pêche en 1863 ; encore est-il représenté centré sur lui-même et son chien, de l’autre côté de l’anse où le pêcheur lance ses lignes… Est-ce pour cela qu’Édouard assure par testament à Léon une certaine part de sa fortune au moment de mourir ?

edouard manet olympia 1863

La bourgeoisie triomphante, repue et contente d’elle-même, impose ses goûts (de chiotte), sa morale (puritaine), sa politique (conservatrice) et ses débauches masculines (théâtres, cocottes, folies-bergères et putes entretenues) – vraiment du beau monde. L’académisme en peinture montre combien le fonctionnariat et la bien-pensance peuvent tomber dans le pompier convenu et ignorer toute nouveauté. Édouard Manet est « refusé » plusieurs fois au Salon annuel. En 1863, son Olympia est un scandale national : pensez ! le portrait d’une pute à poil qui se touche la touffe, assistée d’une négresse (réputée « chaude ») et d’un chat noir (réputé diabolique et sorcier sexuel) ! D’autant que la lumière vient derrière celui qui regarde le tableau et que le spectateur se sent assimilé à un voyeur… Toute la cochonnerie est donc dans son regard – et cette ironie passe mal chez les contents d’eux. (Ce n’est pas différent sur la Toile aujourd’hui avec le puritanisme yankee et catho sur les « torses nus »).

edouard manet blonde aux seins nus 1875

« Manet comprend enfin que ce qui offusque les bourgeois, c’est leur propre abjection, leurs sales façons d’acheter et de traiter les femmes. Lui ? Il les traite si bien » p.452. Il peint toutes les femmes qu’il aime, et il aimera souvent ses modèles jusqu’à coucher avec elles tant il se pénètre d’elles en pénétrant en elles. Berthe Morisot, camarade en peinture, sera le second amour de sa vie (elle épousera son frère).

edouard manet berthe morisot au bouquet de violettes 1872

Bien que demi-mondaine, La blonde aux seins nus se révèle dans sa féminité. Rien de pire que les nouveaux riches ou les nouveaux puissants, hier comme aujourd’hui : ils se font plus royalistes que le roi, sont plus imbus que lui de leurs privilèges, plus rigoristes sur la Morale (en public) et bien pires en privé avec tout ce que l’argent et le pouvoir peuvent acheter… Le bar aux Folies-Bergères peint cet érotisme torride sous la fête et l’alcool.

edouard manet le bar aux folies bergeres 1882

Manet peint la réalité et celle-ci est insupportable à ceux qui se croient. Tout doit être rose, « idéal », montrer le paradis rêvé et non pas la sordide vérité telle qu’elle est. Le déjeuner sur l’herbe, peint à 30 ans la même année que l’Olympia, est un pied de nez à ces prudes qui déshabillent une femme des yeux sans oser jamais le leur demander en vrai. Quitte à peindre une fille nue, autant la parer du titre de « vénus » et la poser en décor mythologique – ça fera cultivé et ravira la bête bourgeoisie qui se pique de littérature sans avoir lu grand-chose. Même une « simple » botte d’asperge fait réclame : est-ce de la « grande » peinture ?

edouard manet botte d asperges 1880

Dommage que Sophie Chauveau ne mentionne pas une seule fois la photographie en train de naître, qui oblige les peintres à inventer du neuf. Édouard Manet ne s’est jamais voulu « impressionniste », même s’il a frayé la voie au mouvement où il comptait nombre d’amis. Mais à lire Sophie Chauveau, le lecteur peut croire que la seule « lutte des classes » a créé tous les ennuis et les rebuffades du peintre. Même si Zola n’est pas sa tasse de thé, criard, gueulard, ignare en peinture, adorant se faire mousser, très près de ses sous – et pas reconnaissant le moins du monde. En 1889, « tous ses amis, Monet en tête, souscrivent généreusement pour faire entrer l’Olympia au Louvre, seul Zola refuse de donner un sou. Rapiat, renégat, ou manque de goût et de cœur ? » p.474.

edouard manet stephane mallarme 1876

Heureusement, Manet n’a jamais manqué d’amis. D’Antonin Proust, ami d’enfance, à Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Nadar, Offenbach, et tous les peintres de la nouvelle école : Degas, Pissarro, Monet, Renoir, Sisley, Berthe Morisot, Caillebotte, Fantin-Latour…

Un bon livre, insuffisant pour connaître le peintre Manet (il manque notamment une liste chronologique des peintures citées), mais qui donne envie d’aller (re)voir sa peinture !

Sophie Chauveau, Manet, le secret, 2014, Folio 2016, 491 pages, €8.20

Les livres de Sophie Chauveau chroniqués sur ce blog

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Michel Tournier, petites proses

michel tournier petites proses

Ces proses sans prétention (et volontairement sans majuscule dans leur titre), recueillent des texticules divers jetés par l’auteur ici ou là. Ce sont des observations comme des carreaux de couleur, à la manière du vitrail. Ils sont classés en huit chapitres qui composent l’univers de Tournier : maison, villes, corps, enfants, images, paysages, livres, mort.

Il est amusant qu’en 1986 déjà (20 ans avant son décès réel) Michel Tournier se préoccupe en dernière « prose » d’écrire sa nécrologie. Il se laisse vivre jusqu’en 2000, peut-être pour le chiffre rond du nouveau millénaire, peut-être pour nous dire qu’il est resté définitivement du XXe siècle et n’entrera jamais ni physiquement, ni affectivement, ni spirituellement dans le XXIe. Il se voit en tout cas comme « un naturaliste mystique » à la Huysmans (Joris-Karl), pour qui « tout est beau, même la laideur ; tout est sacré, même la boue » p.245.

L’auteur aime la vie, matérielle et mythologique ; il aime la chair, la chère, et les chers, il aime ses proches pour leur étincelle vivace et tous les enfants pour leur vitalité intime. Il n’aime pas la ville mais les forêts, la Germanie et la Méditerranée, les nuages et le soleil.

Mais il n’est pas grand voyageur, même s’il s’est beaucoup déplacé. Ce qu’il désire par-dessus tout est revenir. Sa maison est comme une carapace, un cocon où se couler pour demeurer tranquille – et méditer sur le temps qui passe, les choses qui poussent et les êtres qui sont. Il a quelque chose du chat, « l’âme de cette maison, de ce jardin » p.13.

Il a beaucoup de serrures qui l’intriguent, mais peu de clés à sa disposition pour les ouvrir. La philosophie en est une qui tente d’expliquer le sens, la photographie en est une autre qui tente de capturer l’instant et de figer la beauté. La littérature est peut-être l’ultime, qui relie le tout des êtres et des choses, du monde tel qu’il est rêvé et du monde tel qu’il va – la littérature à condition qu’elle soit mythologique, reflet du rayonnement métaphysique invisible de la banale matière.

A la manière du vitrail, avons-nous dit plus haut, et ce n’est pas par hasard. Dans une petite prose p.133, intitulée « la vie plane », l’auteur fait part de son expérience de la vision. Il a un œil myope et l’autre hypermétrope, il voit tout à plat, comme sur un vitrail. Les lunettes que l’ophtalmologue lui prescrit lui donnent une vision effrayante du monde réel, où les nez sont des becs agressifs, où les voitures qui roulent se précipitent sur lui, où les objets sautent au visage comme des cobras… Sa vision de la vie est celle du panneau, pas celle du modelé. Il oppose la main plate tendue pour saluer au poing serré prêt à frapper, le sourire étalé sur le visage à la grimace qui tend le relief. Sa littérature est de même, résolument optimiste, mettant sur le même plan les êtres et les faits, avec pour seule profondeur la plus plate qui puisse être : celle de l’éternel mythe. C’est ce qui fait son charme.

Ces petites proses sont légères et souvent futiles. Dissertation sur la main et le pied, sur une femme qu’on aurait élevée, sur Nuremberg 1971, sur les moulins de Beauce ou le banian indien, sur les fesses, sur l’admiration, l’amour et l’amitié, sur la Transfiguration du Christ, sur Marc l’évangéliste qui s’échappe tout nu des mains des soldats venus arrêter Jésus, sur la différence entre érotisme et pornographie, sur l’éclat du portrait lorsque la personne est nue sous le cadrage photographique. Ce sont des notes de blog, un carnet des instants. Il ne vole pas très haut, ni ne décrit l’insolite, mais compose une petite musique, celle d’un écrivain désormais au passé.

A ne lire qu’après le reste de l’œuvre, sous peine de ne pas saisir le sel de sa prose : celui du regard.

Michel Tournier, petites proses, 1986, Folio, 250 pages, €6.50

Michel Tournier chroniqué sur ce blog

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Michel Tournier, Le vent Paraclet

michel tournier le vent paraclet

Le Paraclet est le nom donné au Saint-Esprit, le vent est le souffle qui passe. C’est ainsi que Michel Tournier rend compte de sa vie littéraire, depuis l’enfance à Saint-Germain-en-Laye jusqu’à sa vieillesse en jardin de presbytère, vallée de Chevreuse. Il s’agit moins d’une autobiographie que d’une biographie intellectuelle, les amateurs de ragots en seront pour leurs frais.

Tout se ramène aux trois grandes œuvres, de Vendredi ou le mythe de Robinson aux Météores ou le mythe des Gémeaux, en passant par Le roi des Aulnes et le mythe de l’Ogre. Par des romans métaphysiques d’« histoires fondamentales », cette littérature vise à transmettre la culture – notre culture occidentale – étape par étape, du niveau enfantin à l’ontologie des philosophes. « Le mythe n’est qu’une histoire pour enfant, la description d’un guignol qui serait aussi théâtre d’ombres chinoises. Mais à un niveau supérieur, c’est toute une théorie de la connaissance, à un étage plus élevé encore cela devient morale, puis métaphysique, puis ontologie, etc., sans cesser d’être la même histoire » p.188.

Car Michel Tournier, bien de son temps, éprouve pour la raison scientifique amplifiée par les Lumières le recul du philosophe. Il s’insurge contre l’étroitesse scolaire, sociologique, politique et technocratique de la « vision scientifique, abstraite, utilitaire, quantitative, vision d’ingénieur ». Il réhabilite « l’altération », c’est-à-dire « le mûrissement des fruits, le vieillissement des vins, la lente apparition de la sagesse » p.283. C’est qu’être « sage » ne signifie pas être bon élève sans histoire à l’école ! Mais « un savoir vivant, presque biologique, une maturation heureuse, un accès réussi à l’épanouissement du corps et de l’esprit » p.290.

Ce pourquoi il regrette l’éducation ancienne de maître à disciple, éducation totale où les pulsions sont utilisées pour le vouloir, les passions domptées pour la sociabilité, et la raison épanouie par les disciplines abstraites comme par les expériences vécues, accumulées. « La révolution commencée par les hommes des Lumières au XVIIIe siècle paraît complète. L’affectivité, les liens de personne à personne, voire l’érotisme, ne risquent plus de polluer l’atmosphère aseptisée de l’école. L’éducation lavée de toute trace d’initiation n’est plus que la dispensatrice d’un savoir utile et rentable. Déjà les ordinateurs remplacent les maîtres » p.65. Évidemment l’évocation de « l’érotisme », très années 1970, choque aujourd’hui les petits esprits, prompts à voir le stupre dans l’œil de tout voisin. Mais, dans l’esprit de l’auteur, il ne s’agit pas d’attoucher mais de toucher, pas de sexualiser mais d’aimer – ce qui est un peu différent. L’éros est « l’ensemble des pulsions de vie dans la théorie freudienne » (Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, p.100), n’en déplaise aux moralistes ignorants qui se croient intellos…

  • C’est ainsi que sa méfiance envers les « spécialistes » et les « scientifiques » s’enracine dans une expérience personnelle, vers 4 ans : l’arrachage des amygdales selon l’hygiénisme d’époque.
  • C’est ainsi que son amour pour l’Allemagne est née de ses excursions enfant « sur ces lacs métalliques enchâssés dans des entonnoirs de sapins, sur ces sommets arrondis où les hautes herbes ondulent à l’infini, sous les voûtes de ces cathédrales forestières, [où] le vent a une odeur et une voix que je reconnais dès mon arrivée et qui ne ressemble à rien d’autre » p.74.
  • C’est ainsi que son amour de la littérature est né de rencontres dès l’enfance. « J’ai commencé à lire Giono à douze ans. Pendant des années ce fut mon dieu » p.151. Plus tard, il a été élève de Gaston Bachelard. « Grand éveilleur de vocation, provocateur d’esprit, il s’était lui-même assis entre science et philosophie comme entre deux chaises, et son esprit sarcastique et antisystématique l’apparentait plus à Socrate et à Diogène qu’à Platon ou Aristote » p.154.
  • C’est ainsi que son esprit critique envers la philosophie naît de ses rencontres avec ses condisciples Gilles Deleuze et Roger Nimier. Avec eux, l’auteur est ébloui, à l’automne 1943, par L’Être et le Néant d’un certain Jean-Paul Sartre. « L’œuvre était massive, hirsute, débordante d’une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d’une simplicité diamantine » p.159. Voilà le nouveau héros. Sauf que le 28 octobre 1945, Sartre avoue à la foule de ses admirateurs que… l’existentialisme est un humanisme. Patatras ! « Nous étions atterrés. Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l’avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l’Humanisme… » p.160. Sartre deviendra marxiste, puis castriste, maoïste, puis gâteux. Il ne voulait pas se détacher des masses par « peur lancinante de glisser dans ce qu’il considère comme le camp des ‘salauds’ » p.162.

Pour Michel Tournier, nul ne peut devenir « sage » aujourd’hui sans se mettre hors du monde. « Nous vivons le terrorisme d’un savoir abstrait, mi-expérimental, mi-mathématique, et de règles de vie formelles définies par la morale. Tout cela, qui sent la caserne, peut à la rigueur faire une existence, certainement pas une vie » p.283.

Ainsi de Robinson solitaire sur son île, qui reconstitue la technique et la morale de l’Angleterre puritaine, allant jusqu’à domestiquer le nègre Vendredi… « Oui, nous vivons enfermés dans une cage de verre. Cela s’appelle retenue, froideur, quant-à-soi. Dès son plus jeune âge, l’enfant est sévèrement dressé à ne pas parler à des inconnus, à s’entourer d’un halo de méfiance, à réduire ses contacts humains au strict minimum. Sur ce dressage antihumain se greffe l’obsession anticharnelle qui tient lieu de morale à notre société. Le puritanisme avec ses deux filles – maudites mais inévitables, Prostitution et Pornographie – s’entend à parfaire notre isolement » p.223. C’est tout l’inverse « dans les pays dits sous-développés. Sous-développés vraiment ? A coup sûr pas sous l’angle des relations interhumaines. Dans ces pays, rarement un sourire adressé à une inconnue reste sans réponse » p.222.

Je le sais personnellement, je l’ai vécu maintes fois hors des pays occidentaux. Ce contraste entre l’abstrait du savoir et la sécheresse méfiante des relations humaines fait sans doute beaucoup pour isoler et déraciner chez nous les populations issues de l’immigration. Venues de pays plus communautaires et chaleureux, ils se sentent exclus, méprisés – alors qu’il s’agit des relations normales de la mentalité bourgeoise puritaine en France. Ils fantasment donc une communauté universelle où ils seraient reconnus, accueillis. Et ces monstres froids dominants qui les laissent dans leur misère affective plus encore qu’économique, ils veulent les massacrer. Sans les laisser faire, nous pouvons les comprendre.

D’où la genèse des Météores, qui met en scène deux vrais jumeaux, amis d’origine, amants parfaits, œuf humain dans le monde. Michel Tournier cite intégralement la lettre de jumeaux réels après lecture de son livre. La réalité dépasse sa fiction : « s’aimer soi-même dans le visage-miroir de l’autre est sans doute le secret de l’attrait sensuel de l’inceste qui est si fort et si refoulé » p.256.

Le but de l’écrivain est de renouveler les mythes pour qu’ils restent vivants et ne se transforment pas en allégories. Michel Tournier cherche l’absolu dans l’instant, comme les sages orientaux. Ce pourquoi il est heureux même dans une foule grise de métro : il suffit d’un visage lumineux. « Considérer chaque visage et chaque arbre sans référence à autre chose, comme existant seul au monde, comme indispensable et ne servant à rien » p.298. Chaque être est « un génie », puisqu’il est unique. C’est à l’écrivain de le voir, de le montrer en ses œuvres, de le célébrer pour tous.

Parfois un brin bavard mais toujours intéressant, sous un titre bizarre mais qui suscite la curiosité, Michel Tournier nous livre ici ce qui le meut dans l’écriture – un livre indispensable pour comprendre ses œuvres majeures.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 2

Woman doing gymnastics on beach

Woman doing gymnastics on beach

Chloé passe ses dix ans, enrichie d’expériences, de cajoleries et de sensations sur la peau. L’année de ses onze ans est la révélation. Clou du tome, elle ne sera distillée qu’après de longues approches, les préliminaires étant tout dans l’érotisme, même enfantin. Car Chloé n’est encore qu’une enfant et le lecteur ne doit pas s’attendre à des turpitudes telles qu’Anal+ a su déformer les esprits. Nous ne sommes pas dans la pornographie, mais dans la sensualité. Tout reste bien innocent, à onze ans. « J’adore poser tout mon corps nu partout. Herbe, terre… c’est tout le plaisir » p.82.

Elle s’effeuille doucement couche par couche devant sa fenêtre le soir, sachant que son copain voisin Julius la regarde en secret. Mais ce cadeau ingénu cessera brusquement, le jour où il invitera des copains. Avec ses amies, elle participe à des soirées pyjama où l’on se met à l’aise, voire toutes nues, pour cancaner sur ses semblables et pouffer à des mots interdits. Rien de tel que les potins pour jauger ce qui se fait ou non. Par exemple : « Sur la plage hier, j’ai vu des cruches de vingt à vingt-cinq ans qu’on avait trop regardées, trop admirées au cours de leur vie. Elles ont fini par croire qu’elles étaient des filles géniales et du coup ne font plus bosser leur tête, se contentant de prendre soin de leurs corps. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles trahissent cela. Elles en sont réduites à glousser et à avoir des réflexions pas plus évoluées que celles des filles de ma classe. Voilà ce qui arrive lorsqu’on séduit trop facilement autrui. Une fois sur cette pente glissante, on n’en finit plus de sombrer. Rapidement le corps et la superficialité deviennent tout. Le physique devient un passeport pour l’ascension sociale, le logement et le travail, que ce soit en couchant ou en faisant des pirouettes » p.30.

Mais ce n’est pas pour cela que les limites sont franchies. Chloé, du haut de ses onze ans délurés, répugne au pornographique anatomique des magazines, dont elle découvre quelques exemplaires dans la table de nuit de son père, lassé de sa mère et qui va divorcer. Elle n’est pas narcissique mais conviviale, elle ne s’emplit de jouissance que lorsqu’un autre a du plaisir. Sous la douche collective d’après sport, elle mate les autres filles et se fait mater, pour comparer. Vivre entièrement nu éviterait bien des perversions, pense-t-elle. Et une copine de plage naturiste de lui conter comment elle a soigné ses deux cousins tout juste ado qui la mataient sous la douche : en vivant à poil devant eux toute la journée, jusqu’à ce que leurs regards en soient rassasiés.

De même ressent-elle le bonheur des autres par contagion. Ainsi de sa cousine Estelle, de quelques années plus grande, avec la religion. « Dieu nous a créé pour le plaisir » (p.35), dit l’adolescente qui connait plusieurs garçons, et Chloé, qui n’en connait pas encore, est séduite. Ce qui ne l’empêche pas de raisonner par elle-même : « En religion, quelque part, tout est un peu sexuel. Les gospels, le corps du Christ, les rapports troubles entre Dieu et Marie, entre le Christ et Marie-Madeleine, voire même entre le Christ et le Malin (le passage sur la tentation). Ceci dit dans la Bible, lorsque ça parle de baise, ça associe beaucoup cela au péché, au déluge, à la fin des temps. Sacré paradoxe » p.33. Ce qu’aime Estelle dans le catholicisme est l’harmonie, « ce ‘Aimez-vous les uns les autres’ si cher au Christ. Quand je couche c’est plus fort que moi, j’aime éperdument. Pas seulement le garçon à mes côtés, je m’aime aussi moi, les gens dans l’immeuble, ceux de la ville, de la région, du pays » p.35. Rien à voir avec « le tentateur ». Lui, « c’est autre chose. Lui il attrape en levrette et vous retourne dans tous les sens » p.38.

Intéressante approche baba cool du christianisme : « contrôler son corps et ses pulsions donne plus d’extase que se jeter dans le plumard de n’importe qui » p.86. Pas faux ! Sauf que ni les évêques ni le Pape n’enseignent cette simplicité biblique, et qu’il faut retrouver les écrits païens des Grecs pour cette philosophie de nature.

Enfin, « ce fut l’année de mes onze ans qui fut déterminante dans mon apprentissage à la sensualité » – nous sommes à la page 56. Divorce des parents, garde alternée, entrée en sixième, vacances en liberté. Chloé connait grâce à sa tante un peu hippie la sensualité d’une robe portée à même la peau, le vent s’infiltrant sous la jupe pour flatter le duvet, les tétons pointant déjà sous le fin tissu. Quand les garçons ouvrent leur chemise, les filles portent plus haut leur jupe.

adonaissante offerte a son adonaissant photo argoul

A la plage avec sa mère, alors que celle-ci la laisse seule pour draguer, elle s’installe sur le sable et se déshabille au maximum. « Tout ce qui compte c’est pouvoir profiter du soleil, du sable et de l’eau de toute ma peau ». Elle ne tarde pas à faire des adeptes et lie connaissance avec une fille de son âge. Sandrine est naturiste, et elle va faire avec elle un « apprentissage pas sage » dès la page 99. Rien de torride mais quand même ; une jupe sans culotte est bien pratique pour effleurer le bouton avant d’explorer la caverne. Mais pour cela il faut « ressentir », ce qui signifie cajoler autant la peau que le cœur.

« Qu’en conclure ? Qu’on avait le droit à des expériences entre filles tout en aimant les garçons. Qu’il est compliqué d’être concentré sur le plaisir de l’autre en s’occupant de soi-même. Qu’une expérience avec son prochain valait cent expériences avec soi-même » p.113.

Quant au reste, à propos de Carl, le copain de sa mère, « il me suffisait d’un rien… lui tenir la main dans la rue en jupe, un petit coup de vent passant entre mes jambes et j’en ressentais de ces frissons ! Ou encore un petit câlin du soir sur ses genoux, revêtue d’une simple nuisette et m’arrangeant pour que le doux tissu remonte innocemment le plus possible vers le haut de mes cuisses. Ou lui murmurer une phrase anodine au creux de l’oreille. Ou faire semblant de me bagarrer avec lui. Ou lui demander quelques chatouilles. Toute une tripotée de petites astuces qui me mettaient immanquablement dans tous mes états, mélange de candeur et de dépravation si cher à mon enfance » p.138.

L’enfance est innocente et sensuelle. Est-elle perverse comme le dit Freud ? Oui, mais polymorphe, ajoute-t-il, ce qui nuance. Rien de morbide ni de déviant, une sensualité à fleur de peau, une sensibilité au ras du cœur, une attention au bord de la raison. Car tout est au présent pour une petite fille qui grandit, tout est nature et sensations. A ne pas juger du haut de la sécheresse des gens mûrs, surtout ceux d’aujourd’hui, névrosés d’être passés à côté de la liberté, faute d’avoir su être responsables.

« Ceux qui s’imaginent les seventies et le début des eighties comme une partouze géante avec fumette à tous les étages se trompent » – dit l’auteur. « Oui, il est vrai que chez les adultes, en certains milieux on faisait facilement l’amour… mais à la bonne franquette, sans perversité. À la maison les enfants ne faisaient pas la loi, davantage de sport et d’air frais, et la nuit les rues étaient assez sûres. Bref, nos caboches fonctionnaient mieux, pas perturbées par les SMS, profils Facebook et jeux vidéo. C’est ainsi et c’est tant mieux, et c’est surtout tant pis pour aujourd’hui » p.89.

Un tome plus mûr que le premier, la fillette grandit et devient plus réelle. Contrairement au tome premier, où elle manquait, l’histoire compte moins que les expériences des sensations dans ce tome second. Cette suite d’anecdotes fondées sur le corps, les éléments, les autres, le plaisir qu’on donne et celui qu’on ressent, est en soi toute une histoire. La sagesse d’une très jeune fille pas « sage » au sens rassis des bourgeois culs bénis intéressera tous ceux qui aiment les êtres.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 2 – Éducation libre, 141 pages, autoédition Format Kindle, €2.99

Blog de l’auteur : www.plume-interdite.com

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Théo Kosma En attendant d’être grande 1 – Vêtue de regards

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Une petite fille raconte ses années libertines. Ou plutôt son enfance libre dans ces années 1970 un peu baba cool où la sensualité a trouvé droit de cité. Pas trop, mais plus qu’avant. C’est ainsi que des plages existent où des femmes vont seins nus ; ou des enfants jusque vers sept ou huit ans restent vêtus de vent. Mais le Surmoi peccamineux chrétien ou social inhibe les adultes, ils ont plus peur du regard des autres que la volonté de dispenser une éducation épanouie. La dictature psy, qui fait florès à l’époque, remplace les curés pour prêcher la pudeur et autres Œdipe mal gérés.

L’auteur s’en amuse, par la voix de Chloé. Celle-ci n’est pas si délurée qu’elle le croit, tout juste un brin trop en avance, comme si elle reconstruisait sa prime enfance une fois grande. Pour connaître un peu les enfants, je m’étonne qu’elle puisse avoir des souvenirs aussi précis dès l’âge de deux ans, qu’elle voie ses copains et copines frissonner de pudeur à quatre ans, qu’elle ait envie de regarder des films d’épouvante à six ans, qu’elle s’informe « à la bibliothèque » sur le sexe au même âge, qu’un copain de son âge, huit ans, ait « la main qui tremble » à seulement la déshabiller, sans que rien d’autre ne se passe…

Tout redevient réaliste après huit ans, le plaisir érotique de se rouler toute nue dans le sable ou dans l’herbe, de s’affronter au catch dans le plus simple appareil avec sa meilleure copine, de nager nue pour voir les garçons émoustillés, de prendre des douches matin et soir pour se toucher, se lisser, s’explorer. Nous sommes loin des rigueurs des couvents mais rien de bien méchant, pas vraiment de sexe, ou plutôt rien de génital – et surtout rien entre enfant et adulte. Uniquement des jeux entre soi, caresses et frottements, nudité et sensations. De l’intime, pas de l’intimité, observer les réactions de ses sens, sans en oublier aucun ou presque (l’oreille ?).

Il y a même de l’humour à décrire par des yeux enfants les contorsions maladroites des adultes qui s’enferment dans leur chambre pour « classer le courrier » (nous sommes avant l’ère Internet) ou qui ahanent dans leur lit « comme dans un documentaire animalier ». Mal baisés, mal aidés, « libérés » sans trop savoir qu’en faire ni comment faire, les adultes du temps sont de gentils paumés velléitaires qui accordent une liberté sans savoir où elle va, ou en interdisent une autre sans savoir pourquoi.

La société ne les soutient pas, au contraire ! « Chaque année, écrit l’auteur p.115, les tissus sont devenus de plus en plus petits. Les shorts qui arrivaient aux genoux ont laissé apparaître le haut des fesses. Les pantalons sont devenus tailles basses, découvrant la culotte, voire la raie. Les chemisiers ont mis le dos à l’air, les t-shirts se sont arrêtés au-dessus du nombril. Les manches ont raccourci elles aussi, jusqu’aux épaules, et qui plus est les matières sont devenues de plus en plus moulantes et transparentes. Moulantes au point de dessiner les tétons et les lèvres du vagin. Transparentes au point de tout montrer du soutien-gorge, ou selon le cas de l’absence de soutien-gorge. Tout cela a entraîné deux paradoxes. Tout d’abord, moins il y a de tissus plus le prix augmente. Ensuite, plus la peau est découverte plus le naturisme devient ringard. Si ! Quel illogisme… » (J’ai corrigé les deux fautes d’accord du paragraphe – elles ne sont pas les seules, notamment « tache » qui ne s’écrit pas « tâche » sans changer de sens).

theo kosma En attendant d'être grande 1 couv bis

Le roman est joli, panthéiste sans être voyeur, sensuel sans être indécent, libre sans être licencieux. Tout est naturel, tout est nature – tout devrait aller de soi. La lecture en est quand même « réservée à des lecteurs majeurs » selon le puritanisme anglo-saxon de rigueur sur le net et comme il est rappelé en frontispice. De même la mention rituelle : « Tout lien avec quelque élément réel serait purement fortuit ». Mais nombre de femmes pourront se reconnaître partiellement en petite fille des années 70 (c’est moins vrai pour les garçons), malgré les sensations et activités un peu forcées des premières années, trop reconstruites me semble-t-il.

Vêtue de regards est un titre savoureux mais il manque à mon sens une histoire. Écrire sur les sens aurait un sens plus vif si les échappées voluptueuses étaient les éléments accompagnant une action. Le lecteur lit l’impression passive du monde sur la petite fille ; il aurait aimé lire le monde en actes, qui ajouterait du piment à ces moments d’érotisme innocents tels qu’un Marcel Aymé, dont l’auteur prend parfois le style, a su en instiller.

Ce premier opus est le premier d’une série qui en comprend jusqu’à présent cinq – éditée uniquement en e-book.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 1 – Vêtue de regards, 2014, e-book format Kindle €0.99

Blog de l’auteur : http://plume-interdite.com/qui-suis-je/

Contact : theo.kosma@plume-interdite.com

Le blog d’Anne Bert soutient ce travail et en a parlé Elle note particulièrement qu’« il est fort utile de donner de la visibilité à de tels textes qui rappellent à tous et à toutes que leur corps est aussi autonome, tout comme leur esprit, qu’il ressent des désirs et de la curiosité et qu’il est normal que l’enfant explore tout cela, sans brimade. »

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Charles Juliet, Lambeaux

charles juliet lambeaux
Charles Juliet, né paysan de l’Ain en 1934, a déjà conté ses aventures sexuelles à 14 ans avec la femme du Chef, dans L’année de l’éveil, un beau récit pudique de ce bouleversement adolescent. Il revient sur son identité dans ce livre qui n’est pas intitulé « récit », ni « roman » parce qu’il mêle les deux. Il a eu deux mères en son enfance et deux initiatrices en son adolescence.

Sa mère biologique, il ne l’a pas connue. Après quatre grossesses successives, dont les deux dernières à quelques mois d’intervalle, la paysanne dure aux travaux, « l’esseulée et la vaillante » (p.149), a tenté de se suicider. Elle a été internée, ce qui veut dire, en ces années d’avant-guerre, le mouroir-prison d’où l’on ne sort jamais. Elle aurait pu sortir, un docteur l’ayant reconnue apte, si la guerre de 40 n’était survenue et, avec elle, l’abandon. Ni les Français, ni les Allemands ne se préoccupaient des « dingues », et nombreux sont ceux qui sont morts de faim. Dont la mère de l’auteur.

Quant au père, c’était un cavaleur, toujours sur les routes pour son travail et ne rentrant que pour baiser. La fratrie de quatre a été éclatée entre familles d’accueil – et c’est à l’âge de quelques mois que le bébé Charles connaît sa seconde mère, « l’étouffée et la valeureuse », la « toute-donnée » (p.149) dont il est le seul garçon. Il s’y attache intensément, tant on dit que les bébés séparés de leur vraie mère ne peuvent se construire dans l’obscurité de la petite enfance. On l’appelle Jean, son père biologique n’ayant même pas donné son vrai prénom à la famille… (p.92)

Les deux initiatrices sont l’armée via les enfants de troupe, dans lesquels l’auteur entre dès 11 ou 12 ans, et la femme de son Chef de section. Il est formé durement à l’art militaire mais cette discipline dompte les émotions trop fortes qui ressurgissent des profondeurs. Lorsqu’elles le submergent, il ne peut même pas écrire une simple lettre. Il s’intéresse pourtant aux livres, dévorant tout en autodidacte comme sa mère biologique avant lui, première du canton à l’issue de l’école primaire.

Son Chef le prend en affection, admirant sa pugnacité à la boxe. Il l’invite chez lui. Sa femme s’ennuyant séduit le prime adolescent et baise avec lui à tout moment propice. Le danger d’être surpris augmente l’érotisme de cette initiation brûlante. Loin d’en être « traumatisé » (comme les ingénues vierges-jusqu’au-mariage le croient trop volontiers aujourd’hui), le jeune Charles en est revigoré : quelqu’un l’aime, tient à lui, le fait avancer vers la maturité.

Dans ce court récit qu’il entreprend tard (1983) et a du mal à finir (1995), l’auteur surmonte ses chocs d’enfance. Il parvient à les mettre en mots, à reconstituer l’existence de cette mère qu’il n’a pas eu le temps de connaître, à dire son amour pour celle qui lui a succédé. Après avoir tenté quelques années de service de santé pour soigner les gens, il a voulu devenir écrivain et sa femme du moment l’y a aidé. L’écriture l’a fait sortir de ses névroses et lui a permis d’émerger à la vie, riche d’une expérience intime surmontée. Il écrit sec, pur, les mots sont rares et simples, les phrases sans cesse retenues, maîtrisées. On sent une immense émotion derrière ces pages.

Ces lambeaux de vie, contés sur le ton familier du « tu » sont devenues un discret classique, bien loin du clairon des histrions et autres Bellegueule pour bobos.

« La peur. La peur a ravagé ton enfance » p.94 – le pire pour un gamin. Comment la dominer par l’écriture est une leçon utile. « Pour pouvoir édifier du neuf, il te faut au préalable détruire le vieux, faire place nette » p.139. Donner « l’accès à la parole » (p.150) à « ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance » p.151 – à commencer par lui, Charles Juliet. Un bien beau livre.

Charles Juliet, Lambeaux, 1995, Folio 2005, 159 pages, €6.50
e-book format Kindle, €11.49

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Claude Simon, Triptyque

claude simon triptyque
Je ne vous dirai rien de La Bataille de Pharsale, publié en 1969, qui est à mes yeux illisible. Triptyque l’est un peu plus, mêlant trois histoires afin de « déconstruire » le concept même d’histoire, de récit cohérent avec un début et une fin. Cette affectation de rébellion, tellement à la mode chez les auteurs du « nouveau » roman des années 1960, est une impasse littéraire. J’aimerais être contredit, mais qui lit aujourd’hui Robbe-Grillet ou Claude Simon ? Chez ce dernier, certains lecteurs peuvent être envoûtés par certains textes. Pour ma part, Triptyque fait partie de ceux-là.

Car le lien entre ces histoires disparates est l’érotisme. Que resterait-il du roman sans cette fièvre érotique qui mène quasiment tous les personnages ? La scène commence par une gravure, qui deviendra puzzle à la fin, où deux garçons observent sur un pont les truites nageant dans le courant, dont le mouvement ondulant est analogue au membre viril dans la vulve de femme. Alentour, un paysage champêtre où un gamin aux cheveux filasse ramène ses vaches, une vieille paysanne qui écorche un lapin, dont l’agonie produit les mêmes soubresauts qu’un orgasme de femme.

Les deux garçons, qu’on imagine avoir 13 et 14 ans puisque l’un est « plus jeune », prennent prétexte de la pêche pour se baigner et aller nus observer une fille qui se déshabille. Ils frissonnent du bain récent autant que d’excitation, lorsqu’ils manquent d’être surpris par un gros en marcel et sa moitié de retour de pêche en un meilleur endroit. Fuite dans les maïs, pieds nus croulant les mottes, traversée de la rivière, de l’eau au ras des mamelons, rhabillage rapide sans slip, trop mouillé, enfin, l’air de rien, pêche là où rien ne vient. La nature dans ce roman engloutit l’humain dans un découpage cinématographique volontaire.

Passe une jeune domestique tenant à la main une fillette. Ils ont surpris auparavant son regard vers un beau motard viril, chasseur dont la chemise ouverte laisse entrevoir la poitrine velue. Lorsqu’elle leur demande de garder l’enfant pendant qu’elle s’éloigne un peu, ils comprennent : les deux vont baiser dans la grange. Ils laissent la gamine à trois petites filles qui passent le long des berges (laissée une fois de plus, il est à peine évoqué que la gamine va se noyer). Eux vont mater le couple effréné aux coïts multiples par un trou de la grange. Ils ne ratent rien de la vulve touffue comme un buisson ni du pénis dur comme un marteau. La chair même, chez Simon, est nature.

Une affiche sur la grange évoque un film, prétexte au second paysage, intercalé sans mise à la ligne ; les deux garçons sortent en effet de la poche poitrine de leur chemise des bouts de pellicule, images sur lesquelles ils se caressent sous la culotte : dans un palace méditerranéen, une mère s’efforce d’aider son fils impliqué dans un trafic de drogue, elle est femme nue sur un lit, un homme mûr assis qui regarde, un adolescent bouclé en blue-jean qui claque la porte, convulsé de fureur. Un troisième paysage s’intercale encore, prétexte à fantasmes : dans une banlieue industrielle où l’on boit le genièvre, une noce tourne mal et le beau jeune marié saute la serveuse à hauts talons dans une ruelle en face de l’estaminet. Des scènes de clown s’associent à tout cela en version grotesque. L’ensemble repose sur les descriptions maniaques des décors, des personnages et des choses – l’histoire n’est plaquée qu’ensuite, pour tenter de lier le tout bout à bout.

Peut-on en inférer, selon la sociologie de Marx, que Simon produit une littérature qui émane tout droit de la société bureaucratique des années 50 et 60 ? Littérature descriptive, moralement neutre, quasi comptable. Heureusement que le sperme sert de liant à ce procédé qui autrement serait chiant ! Les peintres Paul Delvaux, Jean Dubuffet et Francis Bacon ont servi de support pictural au montage cinéma des différents paysages.

Il n’y a que matière et mouvement, aucun jugement édifiant, c’est ce qui fait la modernité de l’œuvre – et sa lisibilité malgré les obstacles. Pas de bons sentiments, ni de leçon de morale, les faits bruts, décrits minutieusement comme un peintre, montés en kaléidoscope comme un cinéaste. Ce n’est pas réaliste mais est en même temps hyperréaliste : aucun enchaînement logique ou psychologique, mais des états successifs de fantasmes et de sensualité bien réels, supports libres à l’imaginaire de chacun.

Plus de phrases interminables ni d’incidentes entre parenthèses, le texte se lit facilement, même s’il saute du coq à l’âne sans arrêt. Un peu difficile à lire pour qui a perdu l’habitude des livres, mais un fabuleux efficace.

Claude Simon, Triptyque, 1973, éditions de Minuit 1973, 225 pages, €19.25
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
Les œuvres de Claude Simon chroniquées sur ce blog

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Praxitèle

Athénien célèbre du siècle d’or, le IVème, Praxitèle est réputé incarner dans la pierre la parfaite beauté humaine. Il ne glorifia pas seulement les hommes par le marbre, ni même les éphèbes, mais aussi les femmes. On dit qu’il fut le premier grec classique à sculpter une femme nue. Il est vrai qu’incarner une déesse en une courtisane montrait que ce sacré grec n’avait pas le pesant sérieux du nôtre. L’érotisme humain – trop humain – s’élevait au sacré. Ce dernier n’écrasait pas l’homme de son infinitude comme le firent plus tard les religions du Livre.

Le paradoxe de Praxitèle est qu’il n’existe plus. Comme Homère, il est un nom, une réputation, mais ses « œuvres » ne sont que des échos. À l’exception possible d’une tête, rien n’a subsisté des statues originales qu’il a créées. L’humain de marbre a été volé, emporté, caché, détruit. Trop beau pour rester pur.

phryne copie romaine

Les Romains, ces Japonais d’hier, ont copié et recopié les Grecs faute de savoir inventer une telle perfection. Mais avec la lourdeur qui les caractérise, cet esprit juridique et systématique qui préfère l’inventaire à l’harmonie et le solide à l’envol. Que reste-t-il du style grec dans ces pastiches classiques ? De cette esthétique grecque qui était un accord profond de l’homme avec sa nature en devenir (d’où sa prédilection pour la représentation d’éphèbe) ? A-t-on envie de faire l’amour à la statue, comme le fit ce jeune grec à la statue de Phryné, amante du sculpteur et sublimée en Aphrodite, dans le temple où il se fit enfermer ?

praxitele apollon sauroctone marbre

Peut-être, mais il y faut le goût actuel pour le spectacle et le célèbre. Si la star passe à la télé, il est légitime d’en tomber amoureux. Pas pour elle-même mais pour son aura, pas pour son corps ou son esprit mais pour le parfum de célébrité qu’il ou elle traîne. L’observation des adolescents dans les expositions en donne quelque idée. Deux filles dans les 15 ans, devant l’Éros de Centocello :

« – T’as vu, il a le torse de Jérémie.

– Tu rigoles ? Il est pas si musclé !

– Eeehhh, tu l’as pas vu enlever sa chemise, Jérémie !

– Et pis il est pas bouclé avec les cheveux longs.

– Oui mais il est beau.

– Toi, tu es amoureuse !

– Moi !?

– Hé ! Hé !

– Vas pas le répéter, hein. – … (silence éloquent) »

praxitele eros

Un ado tout en noir, cheveux noirs, yeux noirs, blouson et jean noirs, tee-shirt noir et bijou barbare en argent noirci au cou, contemple la Vénus d’Arles en tordant la bouche. Il ne dit rien, sa mère l’accompagne. Difficile de savoir ce que pense ce front buté, peut-être (dans le langage approximatif actuel) quelque chose comme « mais pourquoi les filles de ma classe elles sont pas comme ça ? ».

venus d arles

Les copies les meilleures voisinent avec les pires, sans ordre apparent ; à chacun de faire le sien. Les expositions se veulent « scientifiques », axées sur la comparaison et sur les styles, pas sur les œuvres elles-mêmes. Depuis la fatwa de Bourdieu, « le goût » est forcément de classe et les fonctionnaires conservateurs de Musée se gardent bien de proposer leur jugement ! Laissons donc le goût de chacun se manifester, pour le meilleur et pour le pire. En ce qui me concerne, je trouve encore le goût des cardinaux romains de la Renaissance comme le meilleur. Ils préfèrent le naturel, l’harmonieux, cet élan qui passe dans le regard enveloppant la sculpture comme une grâce. Rien à voir évidemment avec les « beautés » de nos modes contemporaines, anorexiques de haute couture ou minets invertis de parfums italiens – une esthétique est aussi une éthique.

praxitele ephebe de marathon

L’Éphèbe de Marathon, bronze d’athlète au déhanchement délicat, est l’ombre de ces ombres de Praxitèle. Sa souplesse un peu gracile et son air rêveur éclaire ce garde à vous du trop classique. Hermès portant Dionysos enfant, un minuscule bébé à peine sorti du ventre, est un ensemble tellement ressassé qu’on ne le voit qu’à peine. Et pourtant ces deux œuvres, trouvées sur le sol grec, sont probablement plus près des originaux de Praxitèle que les autres. Le bébé Dionysos tend les bras vers la virilité puissante d’Hermès, messager des dieux, son modèle ; cet élan suscite une troublante émotion qui n’a rien de sexuel ; un remuement de paternité, peut-être, la vie qui prend son envol, encore.

praxitele hermes et dionysos enfant olympie

Les Aphrodites sont toutes des copies romaines. Celle d’Arles (dite Vénus) a ma préférence. La tête portant à gauche avec ce regard des dieux qui traverse tout ce qu’ils voient, une coiffure rangée vers l’arrière qui dégage l’ovale serein du visage, les lèvres pleines sous le nez droit qui conduit le regard tout droit vers la nudité de la poitrine, les seins jumeaux fermes et le sillon juvénile qui descend au nombril, les hanches rondes n’ayant jamais porté d’enfant. En revanche, quelles sont lourdes ces copies de copies alentour, celle du Belvédère ou celle dite Colonna ! Seul le torse sans bras, ni tête, ni mollets de l’Aphrodite de Cnide reste remarquable. Ce marbre de Paros a été longtemps exposé au jardin du Luxembourg sans que les éléments ne fassent autre chose que le patiner. D’où peut-être cette douceur du modelé qui va bien avec les seins de jeunesse et les muscles souples de l’abdomen.

praxitele venus

Parmi les hommes, l’Apollon Sauroctone a pris son nom de tueur de lézard d’après la petite bête qui monte sur le tronc auquel il appuie la main. L’éphèbe attentif se prépare à saisir le lézard au filet, d’un mouvement vif, comme le prouve la tension de tout le corps qui donne son dynamisme à la statue. Dommage que la copie de copie Borghèse soit si abîmée qu’il ait fallu probablement la raboter un peu, gommant le dessin du corps. La copie du Vatican apparaît plus précise, le torse réduit au tronc de la collection Choiseul-Gouffier, datant du début 1er siècle, révèle une tension musculaire plus proche du réel. L’original de Praxitèle devait être si vivant…

Apollon sauroctone Louvre

Ce genre d’exposition montre encore d’innombrables « satyres » dont le nom ne signifie rien, sinon la convention classique pour tout homme figuré nu sans attribut d’un dieu. Rien de « satyrique » dans cet enfant verseur de vin ou cet athlète éphèbe verseur d’huile. Rien d’autre que le sexe apparent, minuscule. Mais le puritanisme cul-bénit qui a sévit dès le 17ème siècle n’a vu dans le corps que la boue terrestre – et dans le sexe masculin un viol déjà, par le regard. Cet autre « satyre » de Mazara del Vallo n’a plus de pénis ni de testicules, attributs rongés par la mer, ce pourquoi il plaît tant à nos bourgeois d’aujourd’hui.

Ce bronze de danseur découvert dans le canal de Sicile en 1997 a le corps dynamique, arqué comme en extase. Il s’agit cette fois d’un vrai « satyre » avec oreilles pointues et trou au bas du dos pour une queue disparue. Il se perd dans la danse de Pan et son mouvement est délicieusement vrai, vivant. Il ressemblerait à un satyre de Praxitèle mais est attribué par les spécialistes à l’époque romaine hellénistique.

satyre de mazara del vallo

J’ai relevé aussi un torse d’Aphrodite du IIème siècle après, du type Vénus de l’Esquilin au corps de nageuse jeune et robuste, de délicieux Éros du Ier siècle après, le Farnèse-Steinhäuser et le Centocello aux proportions délicates, à la musculature en formation, à l’épiderme doux de l’extrême jeunesse. Les deux sont des répliques d’Éros de Praxitèle, selon les experts. Rien de l’androgynie dont on dit qu’elle serait délicieuse à l’œil, mais de jeunes garçons parfaitement garçons, dans le modelé inachevé de leur devenir.

Ce devenir deviné plus que le flou sexué crée en sculpture le délice de la tension. L’harmonie, chérie des grecs, est fille d’Arès (Mars), le dieu guerrier. L’agencement en vue d’une même fin est figuré par ce contrapposto des attitudes, le corps livrant son énergie dans cet accord des contrastes.

eros centocello musee capitolin

Mais c’est Phryné qui remporte la palme, célébrée au 19ème siècle comme « petite femme de Paris ». Elle a été peinte à l’Aéropage par Gérôme. Elle se trouve dénudée brusquement par son avocat, ultime argument face aux vingt satyres déguisés en juges. Ce tableau n’a pas plu à Zola, il y note « un geste de petite maitresse surprise en changeant de chemise. » Maxime du Camp ne voyait en elle « qu’une lorette égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses et la face boudeuse. » Ne s’agit-il point là de ce travers psychologique de la « dénégation » qui fait critiquer ce qu’on désire ? Travers très bourgeois, très français, qui fait dénier par exemple que notre système éducatif soit médiocre et que notre système de retraite soit loin d’être financé.

gerome phryne devant les juges

Un tel « retour du refoulé » n’est pas absent de notre siècle. Les salles du Louvre sont souvent tendues de noir et à peine éclairées. Esthétiquement, cela fait ressortir les nuances du marbre et focalise le regard sur les œuvres. Moralement, les conservateurs se défendent ainsi des ligues de vertus et autres professionnels du choqué, mettant cet étalage d’humanité nue, de pédérastie, de zoophilie, d’égrillardise et d’exhibitionnisme, sous l’apparence ecclésiastique de rigueur. L’art n’est noble que sacralisé : « l’Hart », disait Flaubert pour se moquer de l’enflure.

On se croirait parfois, au musée du Louvre, comme dans une église. La pédanterie scolaire qui aligne pour étude le meilleur avec le pire en rajoute probablement une couche. Il faut – hélas ! – payer son tribut à l’époque : et la nôtre n’a plus rien de cette « libération » vantée hier par la génération soixantenaire.

Jackie Pigeaud, Praxitèle, 2007, éditions Dilecta, 58 pages, €8.00

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Une pensée pour Katmandou

La destination jadis des routards occidentaux est atteinte au cœur. Le tremblement de terre dû à l’emboutissage de la plaque asiatique par la plaque africaine (ce qui crée l’Himalaya) a fait plus de 5500 morts et des centaines de destructions irréparables de bâtiments.

nepal pasupatinat

Je suis allé au Népal dès 1987, et plusieurs fois depuis. Ce pays enclavé entre l’Inde et la Chine est un carrefour d’ethnies, de langues, de religions et de commerce. Les gens y sont mêlés, astucieux, vigoureux. Si la ville de Katmandou est sale et odorante, sans ramassage d’ordures autre que par les chiens et les cochons, si ses bâtiments sont de briques et de bois, elle possède un charme indéniable.

Nepal Sakhu

Les arbres n’hésitent pas à pousser entre les pierres et les fontaines voient chaque fin de jour les femmes et les enfants se laver en public. Et les temples hindouistes montrent cet érotisme naturel et joyeux qui déplaît tant aux quakers anglo-saxons et aux intégristes musulmans – bien loin des religions du Livre.

nepal bois erotiques Bhaktapur

Les temples fument d’encens et de lampes à graisse. La pauvreté est rarement misérable, sauf handicap ou maladie; je n’ai jamais rencontré d’enfants aussi heureux de vivre, même en loques et pieds nus, qui parlent plusieurs langues avant dix ans. Et les merles du Népal pépient sur les fils.

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La campagne est montagnarde, entre 1500 et 3500 m, et les hautes vallées sont riantes, très vertes parce que très arrosées par la mousson (qui commence dans quelques semaines). Mais les rhododendrons sont là-bas des arbres et les singes se nichent entre les branches. Il n’est pas rare de croiser une trace de guépard dans la boue d’un sentier.

nepal chemin helambu

Si l’Everest est la destination des bobos à la mode sports-extrêmes et des executive qui veulent vaincre tout ce qui leur résiste, il est là-bas le grand-père. Celui qui fume éternellement au-dessus des hommes et gronde de temps à autre, repaire du yéti (nombre de sherpas m’ont assuré l’avoir vu) et des eaux bienfaisantes.

Nepal Bhaktapur

J’ai une pensée pour Katmandou, pour le Népal et pour ses gens – que j’ai beaucoup aimés fréquenter.

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