Articles tagués : santé

D.H. Lawrence, L’amant de Lady Chatterley

Le mari, la femme, l’amant, le trio classique qu’affectionne Lawrence, écrivain très sexuel, et pour cela « interdit » jusqu’en 1960. Mais le sexe n’est pas tout, ce serait lire ce roman par le petit bout que de le croire. David Herbert Lawrence y est à son acmé, produisant sa meilleure œuvre. Elle fut longuement mûrie, de 1926 à 1928, en trois versions, la dernière publiée aux États-Unis à compte d’auteur. L’auteur est mort en 1930.

Beaucoup de films ont été tirés de ce roman, attiré par le côté sexuel et censuré, recette immanquable du succès dans les années soixante et suivantes. Mais le livre vaut mieux que tous les films, pour son portrait psychologique de l’homme et de la femme, de la société puritaine anglaise, des tabous et vilenies des gens du peuple comme des élites. Lawrence a probablement appris aux Anglais à faire l’amour – avec une femme.

Constance, dite Connie (ce qui sonne un peu niais en français…) n’est pas une beauté, plutôt une santé. Elle a vécu sa jeunesse en Allemagne, parmi les Wandervögel, cette jeunesse scoute adepte du plein air et du nudisme musclé. Elle y a connu, avec sa sœur, ses premiers amants de 16 et 17 ans. Puis la guerre est venue, qui les a séparés. Les jeunes hommes vigoureux ont été tués. Rentrées en Angleterre, les sœurs ont fréquenté l’université et les cercles littéraires. Connie y a connu Clifford et l’a épousé en 1917, car la guerre pressait, plus par attirance intellectuelle que physique. Aucun bébé n’est né de leur brève union. Lorsque Clifford est revenu en 1918, il était invalide, paralysé à partir du bassin. Il a vécu des rentes de la mine de charbon léguée par son père, et habité le manoir de Wragby.

Connie s‘est alors dévouée à son mari, malgré sa vingtaine en manque de contacts physiques. Elle a traité Clifford comme il le désirait au fond, en bébé, lui changeant ses couches, le portant sur sa chaise, lui donnant à manger, lavant son corps nu, le couchant et le bordant, lui lisant des histoires… Clifford s’est en effet piqué d’écrire des nouvelles conventionnelles qui ont connu un certain succès, grâce aux discussions avec sa femme. Mais la vie morne et sans relief ennuie vite la jeune Constance. Son mari le voit et l’autorise à voyager, à quitter cette campagne de temps à autre en automobile pour aller en ville, même à avoir un amant et, pourquoi pas, un bébé. Il serait élevé au manoir et en deviendrait l’héritier. Après tout, n’est-ce pas l’éducation qui compte ?

Après avoir obéi à son mari en testant pour amant Michaelis, un confrère dramaturge superficiel, donc à succès, Connie ne voit pas refaire sa vie avec ce corps de gamin et cet esprit plat, bien qu’il la presse de l’épouser. Elle est en revanche attirée par l’animalité mâle du garde-chasse Mellors, qu’elle rencontre lors d’une de ses promenades en forêt. Il est marié, mais séparé d’une grosse Bertha qui le harcèle et le blesse en ses parties intimes par son « bec » clitoris. Il a fui cinq ans en Inde, où son colonel l’a promu lieutenant. Oliver Mellors se retrouve dans cet entre-deux social du mineur et du bourgeois, il a lu quelques livres mais préfère l’action et la vie à la littérature.

Le toucher des corps produit la tendresse, donc l’attachement. De l’union physique vient naturellement l’union des âmes, d’autant que les deux amants parviennent assez vite à jouir en même temps, ce qui n’est pas si courant, notamment lorsque l’homme ne se préoccupe pas de la femme. Lawrence inflige une leçon de choses à ses contemporains, en même temps qu’une leçon sociale. Les femmes ont pris de l’indépendance durant la Première guerre mondiale, et deviennent des égales. Cela bouleverse les conventions, les mœurs, les couples, l’économie même. « Il semblait à Connie que tous les grands mots avaient perdu leur signification, pour elle et les gens de sa génération : amour, joie, bonheur, foyer, mère, père, mari – tous ces grands mots dynamiques étaient à moitié morts ; jour après jour, ils agonisaient. Le foyer n’était plus qu’un lieu où on habitait ; l’amour, une chose qui avait cessé de faire illusion ; la joie, un mot qui s’appliquait à un bon vieux charleston ; le bonheur, un terme hypocrite, de pure convention, fait pour donner le change ; un père, un jouisseur et un égoïste ; un mari, un homme avec qui on vivait et auquel il fallait toujours remonter le moral. Quant au sexe, le dernier de ces grands mots, c’était un nom de cocktail, une excitation qui vous faisait grimper un temps au rideau avant de vous laisser tomber comme une vieille chaussette ! Usée jusqu’à la corde ! C’était comme si l’étoffe bon marché dont l’époque était tramée s’effilochait par tous les bouts… » p.862 Pléiade.

Connie sort du manoir et de son atmosphère intellectuelle, pour s’immerger dans la nature et baiser nue dans la forêt, à même le sol. Elle retrouve ainsi le rythme naturel, dans le même temps que son mari Clifford se réintéresse à la mine, aux techniques industrielles. Lui est dans la physique de prédation, elle dans la biologie de l’accord. A lui le charbon, à elle les fleurs.

Se sentant enceinte, Connie prétexte un voyage à Venise avec son père et sa sœur pour prendre un amant de papier, un peintre italien ami, et avouer à Clifford sa grossesse. Mais pas question d’élever l’enfant à Wragby ; elle veut divorcer. Clifford lui avait fait promettre de toujours revenir auprès de lui car il a la hantise d’être abandonné, comme un petit garçon. Il ne consent pas au divorce et Connie est obligée de lui avouer que celui qui l’a mise enceinte est le garde-chasse. Ce déclassement en est trop pour Clifford. Il ne veut pas de l’enfant et sa femme lui répugne ; il consentira à divorcer, d’autant que sa femme lui a trouvé, quelques mois auparavant, une infirmière de mineurs qui l’adule et qui prend soin de lui. Mais Mellors n’a pas encore obtenu le divorce et les amants doivent vivre séparés pour qu’il n’y ait aucun obstacle. La société met des bâtons dans les roues de la nature, par conformisme et bêtise. L’auteur laisse ouvert l’avenir : le couple réussira-t-il à vivre heureux ? Auront-ils beaucoup d’enfants comme dans les contes ?

Ce livre n’est pas à « lire d’une seule main », comme on a longtemps pu le dire en société frustrée, mais les deux yeux ouverts. Lawrence, sur la fin de sa vie tuberculeuse, a éreinté sa société britannique, puritaine, hypocrite et menteuse. Surtout les classes moyennes anglaises : elles « sont tenues de mâcher trente fois chaque bouchée, tellement leur boyaux sont étroits, même qu’un petit poids suffirait à les constiper. Il faut voir la mesquinerie abyssale de cette bande de moutards efféminés ! Imbus d’eux-mêmes, morts de trouille à l’idée que les lacets de leurs godasses ne soient pas correctement noués, aussi pourris que du gibier laissé à faisander et ne reconnaissant jamais leurs torts » p.1039. Les humains ne vivront pas heureux tant qu’ils seront contraints par la religion et sa morale, l’industrie et ses dangers pour la santé, les convenances et leurs tabous. Seul l’amour, via le sexe coordonné, fera reverdir les prés labourés par la guerre, et régénérer les mineurs salis par la suie et déjetés par les galeries. Si Clifford a choisi le charbon et la littérature hors sol, Constance a choisi les fleurs et le charnel de baiser sur la terre.

David Herbert Lawrence, L’amant de Lady Chatterley (Lady Chatterley’s Lover), 1928, Folio 1993, 540 pages, €7,60, e-book Kindle €5,49

David Herbert Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Les romans de D.H. Lawrence déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Se connaître soi-même, prône Montaigne

Suite du chapitre XIII du Livre III des Essais, l’ultime texte de Montaigne où il expose à la fin de sa vie sa vision du monde tirée « de l’expérience » (titre du chapitre). « Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s’en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train, et la haine et l’amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s’en altérer et corrompre. S’il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-il pas déformer à elles : il fait son jeu à part. » Il faut savoir raison garder, même en ses instincts pulsionnels et ses passions affectives.

D’où le conseil d’Apollon, gravé au fronton de son temple de Delphes : Connais-toi. « L’avertissement à chacun de se connaître doit être d’un important effet, puisque ce dieu de science et de lumière le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller. Platon dit aussi que prudence n’est autre chose que l’exécution de cette ordonnance, et Socrate le vérifie par le menu en Xénophon. » Sauf que ce n’est pas si simple, avoue Montaigne. « Encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore », et chacun se croit toujours assez intelligent pour le croire. Mais est-ce le cas en vérité ? « D’où naît cette platonique subtilité que, ni ceux qui savent n’ont à s’enquérir, d’autant qu’ils savent, ni ceux qui ne savent, d’autant que pour s’enquérir il faut savoir de quoi on s’enquiert. Ainsi en celle-ci de se connaître soi-même, ce que chacun se voit si résolu et satisfait, ce que chacun y pense être suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout. » Montaigne prend plaisir à jargonner en logique pour dire une chose bien claire : que la seule chose que l’on doit savoir, c’est qu’on ne sait rien.

Montaigne se juge à cette aune. Il se sait faible, ce qui le rend modeste, obéissant aux croyances prescrites (sans forcément y croire), « à une constante froideur et modération d’opinions » (qui lui permet de juger sans passion) – et surtout « la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant tout à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. Ecoutez-les régenter : les premières sottises qu’ils mettent en avant, c’est au style qu’on établit les religions et les lois. » Autrement dit, ils assènent d’autorité comme des dieux, ce qui leur permet de se passer d’étudier et de savoir. Combien de « spécialistes » mettent-ils en avant leur autorité de pontes pour affirmer sans preuve, qui que l’hydroxychloroquine soigne le Covid, qui que la terre est plate, qui que l’humain n’est pour rien dans le réchauffement climatique, qui que les vaccins ne servent à rien, et ainsi de suite. « C’est par mon humaine expérience que j’accuse l’humanité d’ignorance », affirme Montaigne au soir de sa vie. « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes de bêtise », assène-t-il. Ce qui se vérifie tous les jours.

C’est, dit-il parce que « dès mon enfance, [je me suis] dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui ». Il étudie tout, ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut suivre. Ainsi a-t-il le jugement assez sûr sur ses amis, ce qui les étonne.

Quel bilan tire-t-il de cette masse d’essais écrits au fil du temps ? « Toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie, qui est, pour l’interne santé, exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’expérience plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination . L’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte toute la place. » Pour être en bonne santé, « même lit, même heures, même viandes, et même breuvage. Je n’y ajoute du tout rien, que la modération », dit Montaigne. Les habitudes, c’est le secret des centenaires, interrogés depuis par les journalistes. « Ma santé, c’est maintenir sans trouble mon état accoutumé », résume Montaigne.

Pour le reste, « il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter », dit encore le philosophe périgourdin. Imaginer, c’est périr avant même d’être touché. Et de s’étendre à pleines pages sur ses maladies. Avant de donner un conseil à la jeunesse : « Il n’est rien qu’on doive en recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance. Notre vie n’est que mouvement. » Lui dort beaucoup – huit ou neuf heures par nuit – n’est pas impétueux mais a de la résistance, il marche longtemps et n’apprécie rien, depuis l’enfance, qu’être à cheval. « Il n’est occupation plaisante comme la militaire, occupation noble en exécution (car la plus forte, généreuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause ; il n’est point d’utilité ni plus juste, ni plus universelle que la protection du repos et grandeur de son pays. La compagnie de tant d’hommes vous plaît, nobles, jeunes, actifs, la vue ordinaire de tant de spectacles tragiques, la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vivre mâle et sans cérémonie, la variété de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerrière qui vous entretient et échauffe et les oreilles et l’âme, l’honneur de cet exercice, son âpreté même et sa difficulté… » N’en jetez plus. Montaigne aime son état de noble, donc guerrier au service, entouré de jeunesse et vivant simplement, tout dans l’action et l’observation de ce qui survient.

Après moult gloses sur les antiques et leurs prescriptions de vie saine, vient la phrase qui résume Montaigne en sa personne. « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. » Si l’on traduit en termes contemporains, nul doute qu’il ne faut vivre qu’au présent, sans lâcher son imagination ailleurs ni plus loin. C’est cela le bonheur, l’accord de soi et du monde, au temps présent. Carpe diem : cueille le jour présent. La vie, dit Montaigne : « il y a de l’art à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. »

Quelques maximes, ciselées pour la fin, dans ce chapitre ultime des Essais :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. »

« Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. »

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. (…) Au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul. »

Et la toute dernière phrase : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. » Autrement dit vivre en humain, pleinement humain, est la beauté même : c’est accomplir pleinement notre destinée. Suit une dernière remarque sur la vieillesse, puis une citation d’Horace, poète romain épicurien et stoïcien, né en 65 avant, qui plaisait fort à Montaigne, qui résume tout : santé, facultés, vieillesse pas avilissante, écriture.

C’est ainsi que nous avons chroniqué l’intégralité des essais de Montaigne, depuis 2011.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

(Mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ne vous donnez pas tout entier, dit Montaigne

Le chapitre X du Livre III des Essais, incite le lecteur à « ménager sa volonté », autrement dit de garder un quant à soi, malgré les affaires publiques ou familiales qui vous réclament. Qui se veut sain se modère, et les affaires en seront mieux tenues si vous ne vous y passionnez pas en excès. « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », expose Montaigne.

Lui se passionne pour peu de chose en son âge avançant, et cette « insensibilité » le garde tout à soi. Pour lui, les « alarmes et émotions » faussent le jugement et mettent en péril la hauteur de vue nécessaire. « Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m’en charger, non de les incorporer ; de m’en soigner, oui, de m’en passionner, nullement : j’y regarde, mais je ne les couve point ». Montaigne est dans sa vie par tout son corps, son cœur et son âme, il ne les distingue point. Si le corps est pris, l’esprit va mal ; raison garder signifie tout d’abord se garder en santé. Le cancer qui ronge nos sociétés n’a peut-être pas de cause plus profonde que ce stress permanent de la culpabilité de ne pas faire assez, ni comme il faut, ni assez vite. Les « alarmes et émotions » ne sont pas bonnes à la raison. Ni « l’émotion de censure » aux gouvernement. Laissons brailler les singes criards de l’Assemblée qui se croit « nationale » parce qu’elle est élue par petits bouts, très localement. Seul l’intérêt a le grade de général, pas les députaillons en leurs circonscriptions. Prenons donc leçon de Montaigne !

Lui a été élu et réélu maire de Bordeaux comme son père, ce qu’il ne souhaitait point. Mais c’est parce qu’il ne s’en est pas passionné, mais a géré de façon libérale les affaires, que sa modération l’a rendu populaire. « Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquels sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement ». Pas question de bâcler l’ouvrage ou d’y être indifférent, « mais c’est par emprunt et accidentellement, l’esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. » Nul ne fera bien son travail s’il n’est pas lui-même en le faisant, mais s’il est au contraire tout traversé d’impatience, d’inquiétude et de soupçons. « J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la légère d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. »

Ne vous laissez pas posséder par la chose, ni obséder par la tâche. Une certaine légèreté est nécessaire car la passion et l’emportement sont toujours mauvais guides. « En celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte ; ce sont mouvement téméraires et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit. » Considérez le jeu d’échecs et la paume (aujourd’hui le tennis) dit Montaigne : s’y lancer avec fougue ne fait pas gagner, à l’inverse, se tempérer permet de doser son effort, de calculer ses coups, et de gagner.

Suivez mon exemple, propose le philosophe. « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telle vacation. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. Il faut vivre du monde et s’en prévaloir tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même. » Autrement dit, faire bien son travail mais garder son quant à soi. Ne pas prostituer son âme, ni sa raison, aux vices et passions des professions. « Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. » Ceux de ma cause n’ont pas toujours raison, ni ses adversaires toujours tort. Où l’on voit que Montaigne n’est pas un Mélenchon mû par la fureur et la haine, mais un clair libéral, héritier de la sagesse antique tournée vers la tempérance. « Ils veulent que chacun, en son parti, soit aveugle et hébété, que notre persuasion et jugement servent non à la vérité, mais au projet de notre désir. Je faudrais plutôt vers l’autre extrémité, tant je crains que mon désir me suborne », dit Montaigne.

Et de citer « les singeries d’Apollonios et de Mahomet » qui trompent les peuples. « Leur sens et entendement est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. » Rappelons qu’Apollonius de Tyane a été comparé à Jésus avec ses disciples et ses miracles. Désir de croire ne vaut pas raison de le faire. Toute passion aveugle alors que la raison, fille d’Apollon le dieu de la vérité, des mathématiques, de la logique comme de la poésie et de la musique, éclaire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

(Mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Patrick Houlier, Maman j’ai rétréci mon microbiote !

Le microbiote, ce sont les bactéries qui colonisent l’intestin. Depuis quelques années, les médecins disent de cet appendice qu’il est notre « second cerveau » (et pas seulement lorsque nous avons « la tête dans le cul », selon l’expression des lendemains de cuite). Patrick Houlier, docteur en pharmacie et membre trésorier de la Fondation Catherine Kousmine, s’amuse à décrire tous les bienfaits du microbiote dans ce livre écrit simple, avec humour, et non sans une certaine tendresse.

Il parle en effet de lui-même. Les « mille et un jours racontés par bébé », depuis sa conception jusqu’à ses deux ans révolus (9 mois de grossesse plus deux années de bébé). En dix chapitres, l’auteur décline ses fiches en les organisant par thèmes. Il commence par distinguer trois « Moi » : le génétique issu des gènes parentaux, l’épigénétique qui les transcrit avec une mémoire transgénérationnelle, et le microbiote, véritable « organe en plus ».

Suit la grossesse et les ennemis du microbiote de maman. Là, plein d’horreurs ! Courantes mais nocives sans le savoir : tabac, alcool, chlordécone (sur les bananes des Antilles), nitrites (dans les charcuteries) glyphosate (herbicide dans champs et des villes), médicaments (les Français sont très adonnés aux médocs), les polluants organiques persistants, perturbateurs endocriniens (dans les bonbons, les conserves, les emballages), produits ménagers, micro-plastiques, air ambiant pollué… Tout un chapitre est consacré à l’alimentation non seulement transformée mais « ultra-transformée ». Comme pour le libéralisme, le mot ne suffit plus, tout est devenu « ultra ». Les déséquilibres s’auto-alimentent dans un « bal des vicieux » car un petit poison par-ci ou par-là est peu de chose, mais leur combinaison, recombinaison, alliance, sont bien pires ! Maman, bon, mais la planète ! Car maman comme bébé vivent (en général) sur la même planète, et là : horreur ! Tout est pollué, appauvri, invasif, lessivé, inflammatoire, stressant, oxydatif. Rupture écologique du microbiote, la planète se dégrade, il rétrécit !

Arrive l’heureux moment de la naissance. C’est « la ruée vers l’air » et l’invasion immédiate du microbiote personnel. « Bébé maltraité, adulte en danger ». Le moi microbiotique est un moi génétique enrichi. Le lait maternel est « mon aliment idéal numéro 1 », il aide au développement cognitif par les interactions avec maman, il est écologique et économe (l’allaitement est une consommation « de produit local en circuit court »), il évite les allergies. Mieux ! L’allaitement fait baisser de moitié la mort subite du nourrisson – ce n’est pas rien.

A 4 mois, il est temps de goûter des aliments solides. « Grâce à maman » qui éduque (ou devrait éduquer…) son bébé dès la grossesse, l’enfant « connaît déjà plein de goûts », son cerveau les a mémorisés, son deuxième cerveau s’y est adapté. « L’important, c’est que la diversification soit introduite entre 4 mois révolus et 6 mois révolus » p.187. Trop précoce, il y a des risques (surpoids et maladies chroniques une fois adulte). Avec l’alimentation solide, le microbiote explose, c’est « une véritable éducation immunitaire ». Les préparations maison sont meilleures, car dans la suite de l’allaitement et des habitudes maternelles. Ajouter des Oméga-3 (huile d’olive), « ensuite vers 7 ou 8 mois la consommation de poisson gras type saumon, sardine ou maquereau (… MAIS :) Les prédateurs type brochet, lotte, bar, daurade, raie, thon… et ceux qui sont particulièrement contaminés par des dérivés du mercure comme le requin ou l’espadon » sont à proscrire. Entre 8 et 10 mois, il faut varier les textures pour entraîner la bouche et le palais.

Rappelons que l’autoritarisme du « finir son assiette » et autres punitions de frustrés est inefficace. « Il convient de garder à l’esprit que les parents sont des modèles par imitation : un comportement alimentaire parental sain est un exemple favorable à la diversification alimentaire de l’enfant » p.194. Donc insister un peu mais pas trop, quitte à revenir à l’aliment boudé un autre jour. Et associer l’enfant aux courses, à la préparation des repas, en jouant.

A noter que l’auteur est depuis 23 ans Directeur général chez Parinat, qui vend des compléments alimentaires, après avoir été Pharmacien responsable 14 ans chez Lactéol, médicament bien connu des grands-parents. « Lactéol est un produit naturel qui contient des souches de bactéries inactivées issues du microbiote humain. Il traite les symptômes de la diarrhée et restaure la flore intestinale en complément de la réhydratation et des mesures diététiques », dit le site. Une expérience longue et enrichissante dans sa continuité qui donne à ce livre écrit léger – mais pas légèrement – son poids de sérieux. Pour les futurs parents.

Patrick Houlier, Maman j’ai rétréci mon microbiote ! 2024, Librinova, 203 pages, €16,90, e-book Kindle emprunt ou €3,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Livres, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Didier van Cauwelaert, Rencontre sous X

L’auteur adore raconter des histoires inouïes. Il manie le paradoxe à la perfection. Paradoxe que ce joueur sud-africain, mais blanc ; que ce contrat réservé aux majeurs, souscrit par un mineur ; que ce footeux qui ne joue jamais ; que ce riche jeune homme acheté et vendu comme une marchandise ; qu’une cascade de holdings détenus par ses entraîneurs, présidents de club et autres politiciens leur permettent de récupérer la plus grande part de ses gains. Paradoxe encore de tomber amoureux d’une actrice porno lors d’une scène de baise torride où il est la doublure impromptue.

De ces paradoxes, Didier van fait un joli roman. Il décentre la réalité pour nous la faire mieux voir. Avec une ironie féroce, réjouissante.

Ainsi ce milieu pourri du foot télévisé qui exploite les joueurs, les clubs, les sponsors, les hommes politiques, le public.

Ainsi ce cinéma porno industriel qui fait baiser à la chaîne et par tous les trous des filles prêtes à tout pour gagner et des gars prêts à tout pour bander – à l’aide pilules excitantes s’il le faut, au risque de la crise cardiaque s’il le faut.

Ainsi ce « féminisme » qui exige de mettre l’article au féminin pour les fonctions (« la » juge) mais qui « oublie » les expressions communes comme « le bouc émissaire » (« la chèvre », dit le narrateur à « la » juge qui vient de lui faire la leçon, au risque de se faire mal voir).

Ainsi ces injonctions « de santé » aussi assénées que ridicules, nouvelles prières des laïcs en mal de religion : « De toute façon je fume un paquet et demi, je bouffe des vaches folles, des légumes trans, je respire de l’amiante et je me nique le cerveau avec mon portable. Jamais on sait de quoi on crèvera en premier » p.40.

Ainsi cet Hâmour (comme disait Flaubert pour s’en rouler par terre de rire) qui exalte les midinettes soucieuses de coucher avec un champion, mais qui le le voient même plus lorsqu’il redevient ignoré.

Alors, oui, on parle beaucoup de bander, de bourrer, de la lui mettre, de défoncer, d’éjaculer, de sucer, dans ce petit roman par ailleurs bien sous tous rapports. Mais c’est le milieu commercial, l’industrie du sexe comme du foot, qui exige d’employer les mots du métier pour dire le réel.

Lui a 19 ans, elle aussi. Roy vient d’Afrique du sud, Natalia dite Talia d’Ukraine (avant l’invasion russe). Ils ont été pris par l’industrie mondialisée qui les exploite. Lui dans le foot sponsorisé, elle dans le porno. Ils tombent amoureux par le regard, tandis que la mécanique de leurs corps reste détachée, sous le regard des caméras. « Le jour où j’ai rencontré Talia, on a fait l’amour devant quarante personnes. Ensuite, on est allé prendre un verre », écrit l’auteur dans sa première phrase.

Cette « première phrase » d’un roman dit tout du reste selon les critiques pros. Il est vrai que le ton est donné : étonner au risque de choquer, allécher par un paradoxe bien senti jusque dans les fondements, afficher un style direct, sans mots de trop. Et l’histoire se déroule page après page. Faire connaissance, approfondir, jouer au Trivial pursuit, faire raccord.

Jusqu’au finale inattendu, mais au fond inévitable.

Didier van Cauwelaert, Rencontre sous X, 2002, Livre de poche 2004, 252 pages, €7,40, e-book Kindle €7,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Les romans de Didier van Cauwelaert déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , ,

Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne contre les drogues et pratiques de la médecine

Le chapitre XXXVII qui clôt le Livre II des Essais a pour étrange titre « De la ressemblance des enfants aux pères ». En fait, il traite de la médecine et des médicaments. C’est un long plaidoyer contre l’usage des drogues et autres recours aux charlatans. Car « la médecine », du temps de Montaigne, est restée celle des Romains et durera jusqu’à l’essor de la chimie dans la société industrielle du XIXe. Molière s’en moquera, tout comme le fait Montaigne.

Celui-ci commence par se plaindre d’être affligé depuis quelques mois de « coliques » – elles sont néphrétiques, il parlera peu après de « gravelle » – nous dirions aujourd’hui des calculs rénaux. « Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irrémédiable », dit-il. Les causes en sont connues : l’alimentation. Selon le Vidal, « Chez les personnes qui ont un terrain propice, une hydratation insuffisante et un régime alimentaire riche en protéines et en sel favorise la formation de calculs urinaires. » On sait que l’aristocratie du XVIe siècle favorisait la viande à outrance, souvent salée pour sa conservation, et dédaignait les légumes, ne buvant que du vin faute d’eau saine. Les inconvénients du « bio » intégral…

Montaigne poursuit son texte long et digressif par sa « ressemblance aux pères » – les siens. « Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement infligé une grosse pierre qu’il avait en la vessie ; il ne s’aperçut de son mal que le soixante-septième ans de son âge, et avant cela il n’en avait eu aucune menace ou ressentiment aux reins, aux côtés, ni ailleurs ; il avait vécu jusque lors en une heureuse santé et bien peu sujette à maladies ; et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse ». Montaigne honnit les médecins : « cette antipathie que j’ai à leur art m’est héréditaire ». Et de citer son père qui mourut à 74 ans, son grand-père à 69, sont arrière grand-père près de 80 «  sans avoir goûté aucune sorte de médecine ». Lui mourra à 59 ans, probablement d’une tumeur de la gorge.

Car la médecine n’est pas une science mais seulement un art. « La médecine se forme par exemples et expériences ; aussi fait mon opinion ». Et pas un médicastre n’est d’accord avec un autre. Or « c’est une chose précieuse que la santé », dit Montaigne, et la confier aux drogues et aux médecins est jouer avec sa vie. « J’ai quelques autres apparences qui me font étrangement défier de toute cette marchandise. Je ne dis pas qu’il n’y en puisse avoir quelque art ; qu’il n’y ait, parmi tant d’ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de notre santé ; cela est certain ». Aujourd’hui encore, la liste des médicaments inutiles, voire nocifs, s’allonge tandis que des traitements jugés inutiles sont avérés. Mais – « de ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malades et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité ».

C’est donc contre le pouvoir médical et pour la liberté humaine que milite Montaigne. Il ne nie pas le savoir médical ou pharmaceutique. Il observe cependant avec bon sens que le médecin ne guérit guère et que la patience parfois suffit à le faire. « Il n’est nation qui n’ait été plusieurs siècles sans la médecine », dit-il, « et les premiers siècles, c’est-à-dire les meilleurs et les plus heureux. » En revanche, dès qu’un médecin paraît, chacun se découvre aussitôt affligé de maux. Car mettre des mots sur les maux suffit à rendre malade. Le docteur Knock, film avec Louis Jouvet d’après une célèbre pièce de théâtre de Jules Romains en 1923, l’a démontré, et Montaigne le relate dans un « conte » qu’il fait à la fin de sa longue et décousue note. « Platon disait bien à propos qu’il n’appartenait qu’aux médecins de mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la vanité et fausseté de leurs promesses. »

Pour que ça guérisse, il faut y croire – mais où est la science alors ? Il suffit d’un dieu comme à Lourdes ou d’un gourou, d’un placebo ou d’un aliment qui sert à tout : l’ail, l’huile d’olive, le vinaigre, le citron, la pomme… Les charlatans de nos jours en font le marketing. Car le mal est plus souvent dans la tête que dans le corps, les gens sont volontiers hypocondriaques. D’ailleurs, note Montaigne, plus les drogues sont exotiques, plus elles paraissent précieuses, et plus elles sont censées guérir. Le sel de l’Himalaya ou l’algue bleue du Japon sont aujourd’hui vantés ainsi par les paramédicaux. « Car qui oserait mépriser les choses recherchées de si loin, au hasard d’une si longue pérégrination et si périlleuse ? »

En revanche, dit Montaigne les bains ne font pas de mal, s’ils ne peuvent faire du bien. Montaigne les a assidûment fréquentés (Bagnères, Plombières, Baden, Lucques), plus pour leur agrément de paysage et de compagnie que pour leurs vertus curatives – en lesquelles il ne croit guère. Mais se baigner et se laver ne lui paraissent pas à dédaigner, en ces années de saleté corporelle par crainte du froid considérée comme une vertu – jusque dans nos années cinquante.

Laisser le pouvoir aux médecins, « c’est la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, une furieuse et indiscrète soif de la guérison, qui nous aveuglent ainsi : c’est pure lâcheté qui nous rend notre croyance si molle et maniable ».

Le texte se termine par une lettre « à Madame de Duras », née Marguerite de Gramont, une terre du Languedoc, afin de justifier son propos sur la médecine. Ce n’est pas opiniâtreté, ni désir de gloire à vaincre la douleur, ni masochisme – mais une méfiance héréditaire, une « ressemblance des enfants aux pères ».

Ainsi se termine le Livre II des Essais. Montaigne a 47 ans.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Paris perdu de la maire poubelle

Paris 2023 préfigure le Paris 2024 : « Prenez place pour l’exceptionnel ! » : les jeux olympiques de l’ordure, où la maire de Paris, désormais associée aux poubelles, remporte sans conteste la médaille d’or. « Look of the Games » est l’immondice : l’habillage qui incarne Paris 2024. « Coloré et esthétique, riche en symboles, il reflète l’élégance à la française en adaptant le pavé sous toutes ses formes » – à condition de le retrouver sous les sanies gluantes des sacs poubelle.

La scène déborde, les rues sont pleines, le cru 2023 submerge la crue 1910. La santé vaut bien une grève, il n’y a qu’un c d’écart pour la crève. La prochaine pandémie viendra-t-elle de Paris ?

Le bac est une épreuve, il est désormais trop rempli et dégueule ses matières sur le trottoir – où seront bientôt les jeunes en mal de boulot, puisque « la grève » semble être le moyen de plus court pour parvenir à la retraite. Le savoir n’est-il que de la merde ?

Mâme Bécu, devenue Madame du Barry en favorite de Louis XV, a finie guillotinée durant la Terreur jacobine de 1793. Est-ce le sort qui attend Madame de Paris, une fois les Insoumis perpétuels portés au pouvoir par la rue ? Si elle maîtrise les sciences sociales, ainsi que le dit sa biographie, comment se fait-il qu’elle ne maîtrise pas le social dans la rue ? Elle veut transformer les beaux quartiers en boue quartiers.

Elle a dévoyé la politique en merdier, réduit le socialisme à l’ordure et l’écologie aux déchets. Un progressisme pouacreux de gadoue, une vidange des immondices sociaux, un « retour à » l’âge des cavernes. Après les poubelles de la présidentielle, les poubelles de Paris – le coup de pied de l’Anne – en attendant pour elle les poubelles de l’Histoire.

Les Parisiens chantent désormais la complainte :

« La mère du Barry,

La maire de Paris,

La merde Paris,

La mer du parvis,

L’amer du pari. »

Vous l’aurez compris, c’était un billet d’humeur. Je n’attaque pas à la personne, que je ne connais pas, mais je connais la fonction, ses honneurs mais aussi ses servitudes. Politiser ne sert pas, se ranger aux côtés des militants de quelque cause que ce soit n’est pas rendre service. Ce service aux Parisiens, qui ont élu la maire de la ville, me semble faire carrément défaut.

Catégories : Paris, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Edith Wharton, Leurs enfants

Un ingénieur de la cinquantaine se repose sur le pont d’un paquebot des Messageries en Méditerranée. Il a fini ses missions au loin et voyage en Europe pour y rencontrer sa fiancée épistolaire américaine, Rose, qu’il compte bien épouser. Le désir est réciproque mais « les convenances » exigent un an de veuvage avant de se remarier (pour les éventuels bébés en route?). Mais Martin Boyne est un homme pressé et décidé, en bon ingénieur américain. Le destin va en décider autrement en la personne de toute une tribu d’enfants de 6 mois à 15 ans qui font faire irruption sur le pont.

Il voit en premier Judith, qu’il croit la mère du gros poupon rose qu’il apprendra être surnommé Chip, mais qui n’a que 15 ans. Il découvre très vite, car il partage sa cabine, Terry, 11 ans et souffreteux, qui aime les livres et voudrait être éduqué, puis sa jumelle blonde Blanca. Et dans la foulée Zinnie, « un robuste petit corps, à peu près nu, surmonté d’une tignasse orange », enfin les « demi, Bun et Beechy », dans la réalité Astorre et Beatrice, jumeaux italiens rapportés. En tout sept, comme les sept nains. Tous sont les enfants issus, rapportés ou adoptés du couple de richards américains que Martin a connu à Harvard : Cliffe Weather et Joyce Mervin. Sauf que ces deux-là ne cessent de se chamailler, de prendre des maîtresses et des amants, d’où la progéniture surnuméraire, de menacer de divorcer et parfois d’y parvenir.

Et les enfants dans tout ça ? Ballottés entre leurs parents et leurs flirts, poussés d’un hôtel à l’autre, toujours dans le grand luxe inutile, ne parlant qu’aux garçons d’ascenseurs, aux portiers et aux femmes de chambres, s’ennuyant ferme à cause des dîners mondains, des bals et autres excentricités de ce petit monde fermé adulte de la jet-set avant la lettre où les avions sont alors des paquebots. Ils sont laissés à eux-mêmes et sous la garde de la fille aînée, Judith, flanquée d’une bonne et d’une gouvernante. Malheureux en famille mais bien entre eux, ils ont créé une tribu turbulente et soudée qui fonde son affection dans les jeux ensembles et la supervision bienveillante de la grande sœur. Ils ont juré sur le livre saint de la gouvernante, celui qui a une réponse pour tout, La médecine générale des familles, de ne jamais se séparer, dussent-ils fuir.

Martin Boyne se prend d’affection pour les enfants, fontaine de joie dans ce milieu bourgeois trop compassé. Il aime ce petit être raisonnable de Terry qui le supplie d’intercéder auprès de son père pour qu’il lui donne un précepteur, puisque sa santé ne lui permet pas le collège – un père qui s’en fout parce qu’il désire un héritier et que Terry n’a pas de santé ; il lui préfère le bébé Chip, florissant et placide. Martin intercédera et obtiendra de la mère, Joyce, qu’un précepteur italien qu’elle connaît vienne donner des leçons au petit garçon. Mais il devient très vite son amant et elle reste avec lui tandis que son mari, tout fier de son nouveau yacht, l’étrenne jusqu’en Grèce avec des pique-assiette de son milieu mondain. Le climat humide de Venise ne convient pas à la santé de Terry et il doit se séparer de son précepteur puisque sa mère veut le garder pour elle par égoïsme femelle – elle s’en fout parce que c’est à son père de s’occuper du garçon.

En bref, les parents sont trop préoccupés d’eux, de leur apparence mondaine et de leurs divertissements sociaux pour s’occuper des gamins. Cela n’a guère changé dans les familles bourgeoises décomposées puis recomposées de bric et de broc d’aujourd’hui. Tout au plus cela s’est-il démocratisé avec moins de grands hôtels et de voyages et plus d’assistantes sociales, d’éducateurs et de psy. Mais la solitude personnelle demeure, c’est pourquoi les enfants Weather ont juré de ne jamais se séparer. C’est donc Martin qui est chargé de les conduire à Cortina, station de montagne, pour la santé de Terry et la vigueur des autres au soleil et à l’air vif. Le lieu est sur son chemin car il doit y rencontrer Rose dans un chalet qu’elle y a loué, pour décider de leur mariage.

Sauf qu’il se trouve attiré par Judith, fille aimante et naïve de 15 ans, « bientôt 16 », dit-elle à sept mois près. Il n’a avec elle que des relations paternelles mais se détache peu à peu de Rose, la quarantaine, qui ne peut rivaliser en fraîcheur même si elle est plus rationnelle et a plus d’expérience. Martin repousse cette attirance « naturelle » mais inconvenante au XXe siècle et cherchera par tous les moyens à assurer que les enfants restent ensemble. Cela va l’occuper tout l’été et il ne parviendra qu’à un compromis bancal. En revanche, ses velléités de mariage seront annulées, Rose lui rendra sa bague de fiançailles et Martin repartira pour l’aventure, faire l’ingénieur à l’autre bout du monde, au Brésil. Lorsqu’il revient trois ans plus tard en Europe, en convalescence d’un paludisme, il choisit Biarritz – et retrouve Blanca qui lui donne des nouvelles des autres. Puis il voit Judith, les 19 ans désormais épanouis, qui danse et flirte avec un garçon mince au costume impeccable. Elle est à sa place ; il n’aurait pas pu la prendre.

Décédée en 1937 d’une crise cardiaque, Edith Wharton aimait beaucoup la France et a vécu à Paris, en Île-de-France et à Hyères. Elle a été décorée de la Légion d’honneur pour son œuvre en faveur des blessés durant la guerre de 14-18 et se trouve enterrée à Versailles. Elle a obtenu le prix Pulitzer pour Le Temps de l’innocence, paru en 1920, et a été admise au National Women’s Hall of Fame en 1996. Une consécration. Femme sensible et connaissant par cœur le beau monde, elle observe le pouvoir de l’environnement social sur l’individu. Son Martin Boyne en est l’exemple-type.

Et sa description du milieu bourgeois est féroce : « Dans ce tourbillon il n’y a pas d’inimitiés qui durent. Tous les sentiments se mêlent, tous s’abolissent dans l’universelle confusion… Une considération d’intérêt une partie de plaisir qu’on ne veut pas manquer, réunit tout le monde et enterre les différends. Mais la plupart du temps, c’est simple oubli. Ces gens-là n’ont pas plus de mémoire que les sauvages et ils n’ont même plus l’esprit de clan qu’ont les sauvages. Il ne leur reste que les instincts primordiaux : la faim, la toilette et la danse. Je crois que nous revenons à une espèce de sauvagerie, moins les goûts sanguinaires. De plus, dans ce monde-là, on ne peut penser que d’une manière collective ; isolés, ils deviennent incapables d’une opinion. Ce serait trop fatiguant, et puis cela serait gênant pour les relations. Toute leur morale, c’est : « pas d’histoires »… » chap.XVII. Quelle description impeccable de nos « réseaux sociaux » ! Tous ces gens qui se croient uniques et évolués, agissent au fond comme tout le monde à toutes les époques. Pas de quoi en être fier.

Edith Wharton, Leurs enfants (Children), 1928, Ombres 2018, 320 pages, €12,50

Edith Wharton déjà chroniquée sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur

Un court essai philosophique sur le bonheur, écrit de manière très accessible avec nombre d’exemples pris dans l’actualité, la littérature, le cinéma. Trois parties ponctuent l’ouvrage : 1. Le malheur, 2. L’heur, 3. Le bonheur. L’heur est un terme qui veut dire « chance ». Il peut être mauvais (malheur) ou bon (bonheur). L’heur, du latin augurium (présage), est ce qui nous arrive, à nous de le considérer positivement ou négativement.

Car – et c’est là le message du livre –  » l’intelligence consiste à anticiper les événements qui vont t’arriver, non à les ignorer. Dans le premier cas, ta tristesse est moindre puisque tu avais prévu l’événement ; dans le second cas, ta tristesse est renforcée par ta naïveté te faisant croire que cela aurait dû ne pas se produire et par ta mauvaise foi affirmant, pour mieux te mentir à toi-même, que ce qui t’arrive est une injustice. » Autrement dit, il ne sert à rien de se prendre la tête pour ce qui nous arrive, si l’on n’y peut rien. C’est au contraire s’enfoncer dans le malheur que d’adopter le statut (à la mode) de victime. Il s’agit plutôt de rester positif et de poursuivre sa vie en acceptant ce qui s’est passé comme un fait auquel on ne peut rien changer.

Vaste programme pour les mentalités effrayées, panurgiques et limitées de nos contemporains !

Le malheur vient de ne pas accepter le réel et de s’illusionner sur le « comme si » d’une Justice immanente. « Osons cette hypothèse : la manie de l’être humain post-moderne de se vivre comme un Ego n’est-elle pas responsable de son malheur ? » La réponse est OUI.

La faute en est, outre aux personnalités affaiblies par l’éducation indigente, la mode inepte et les soucis quotidiens, aux faux espoirs fournis par la science et par la technique depuis le XIXe siècle.  » La science mit l’humanité en confiance : elle produisit régulièrement de nouvelles découvertes et développa des applications techniques modifiant le quotidien de l’être humain ». D’où l’utopie du transhumanisme et la cryogénisation des corps au cas où. Mais toute découverte a son revers car nous ne serons JAMAIS dans un monde parfait, ce Paradis des mythes du Livre. L’énergie nucléaire a fourni de l’électricité plutôt propre et pas chère – mais aussi des bombes, des accidents et des déchets. La médecine a accru l’espérance de vie – mais aussi les années de vie dépendante, indignes et souffrantes (d’autant que le droit de mourir volontairement n’est toujours pas accordé en France aux personnes conscientes qui en manifestent la volonté, sur l’inertie des interdits catholiques !). Notons que l’auteur cède à cette confusion courante entre « espérance de vie » (à la naissance) et durée de vie moyenne ! Contrairement au mythe, les hommes préhistoriques ne mouraient guère plus jeunes qu’il y a un siècle ! Seuls les progrès de la médecine depuis quelques décennies ont amélioré la fin de vie et fait reculer les décès des bébés ou des femmes en couche.

« Ce qui est bizarre chez les citoyens actuels ne vient pas du progrès de leur espérance de vie : il provient de leur angoisse de mourir ». Plus la science et la médecine reculent l’âge probable du décès, plus l’angoisse croît, ce qui ne fait pas le bonheur des gens. D’où probablement cette crispation sur « l’âge de la retraite » que le gouvernement voudrait (rationnellement) augmenter, à l’image des pays voisins, mais que les salariés refusent (irrationnellement), par crainte de ne pouvoir « en profiter ». Cette « angoisse de la mort est bien plus forte que lorsque les religions régnaient et nourrissaient les âmes », note avec raison l’auteur. Comme s’il fallait « croire » pour mieux vivre, en méthode Coué pour l’élan vital. Après tout, il existe bien un effet placebo des l’homéopathie et des « miracles » de Lourdes…

Mais les humains (des trois sexes +) sont peu armés pour la logique. « Lorsque tu fondes la mort de ton enfant ou de ton conjoint sur la maladie, tu cherches une cause à la mort, voire un responsable ; tu refuses au fond d’être toi-même res-ponsable, c’est-à-dire capable de répondre de la mort de ce proche. Attention : être responsable ne veut nullement dire « coupable ». La responsabilité signifie ici que tu comprends et acceptes les événements qui arrivent parce que tu les as anticipés. Tu réponds donc des événements avant qu’ils arrivent et, lorsqu’ils arrivent, tu les accueilles. «  Trouver une cause, un coupable, mandater un bouc émissaire de tous les péchés, est un réflexe atavique – mais inutile et vain. Condamner un « méchant » ne fera pas revenir l’assassiné, ni accuser « le gouvernement » de ne pas vacciner, puis de trop vacciner, puis d’obliger à la vaccination lors d’une pandémie sur laquelle personne ne sait grand-chose. C’est se défouler pour se faire plaisir, et se dédouaner de ses propres responsabilités.

« Le mal est un « possible » et non une exception. En considérant cet acte criminel comme une exception, la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie. Or le vol, le viol et le crime sont aussi normaux que l’accident, la maladie et la mort de vieillesse. En les déclarant normaux, ces événements ne sont nullement valorisés : ils sont seulement considérés comme des réalités que nous devons anticiper. » La norme veut dire que cela arrive souvent. Le malheur est culturel : notre société moderne refuse la mort, l’accident, le viol et les ennuis, tout simplement parce que la mathématisation du monde des savants et des technocrates lui a assuré que tout était calculable, donc prévisible, donc évitable. Mais le malheur survient et « la douleur morale n’est pas une souffrance dans la mesure où elle ne provient pas du corps, mais de l’âme : elle est l’effet de notre imagination qui considère qu’un événement aurait dû ne pas arriver. »

Dès lors, écrit l’auteur sagement, « pour essayer de ramener les citoyens dans la réalité, il convient de distinguer le méchant et le malheur. Le premier pratique le mal et finit, la plupart du temps, beaucoup plus mal qu’il a commencé. Le second, en revanche, n’est pas une réalité : il est une interprétation de ce qui nous arrive et dont nous attribuons la responsabilité à un méchant ou à la nature. »

Si le livre n’en parle pas (pour ne pas fâcher les élèves dans l’Education nationale et les classes du prof ?), le terrorisme est ici clairement visé. Il profite de l’interprétation que les Occidentaux font de ce qui leur arrive, il veut les sidérer, les angoisser – en bref les terroriser pour mieux imposer sa loi arbitraire et étroitement religieuse. Mais, « si le méchant réalise que nous sommes au-dessus de ce qu’il a fait, il ne comprendra bien sûr pas notre force, mais il finira par constater sa faiblesse face à l’indifférence que nous éprouvons pour lui.  » Survivre et poursuivre dans nos pratiques, nos coutumes et nos valeurs est le meilleur antidote au terrorisme (sans parler bien-sûr de la traque policière et des représailles militaires si besoin est).

Le sage accompagne la réalité avec intelligence. « Inversement, celui qui est rivé à ses désirs ne voit rien arriver et ignore, au fond, qui il est : il n’est ni un moi, ni un ça, ni un surmoi. Il est un non-sage. » Autrement dit étourdi ou crétin ; c’est-à-dire un fétu de paille au vent, qui se laisse ballotter par la mode, les dominants qui passent et les circonstances qui viennent. Donc un con – un connard ou une connasse pour suivre la pente genrée de l’auteur.

Contrairement aux croyances les mieux ancrées, ni l’amour, ni l’argent, ni la santé ne font le bonheur. L’amour est un mot-valise qui comprend le désir, l’affection, la tendresse, la charité ; seul le don permet le bonheur, mais ni l’envie, ni la jalousie, ni la possession, ni le fusionnel. Combien se sont suicidés par amour déçu ? L’argent révèle la nature humaine, cupidité et égoïsme – au cœur de sa famille, de son conjoint et de ses amis. « La générosité par l’argent n’a pas d’odeur et ne sent pas l’amour. » Combien se sont suicidés parce que la richesse éloigne des gens et ne « paye » pas l’amour ? « Pourquoi les riches ne sont pas mécaniquement heureux et les pauvres mécaniquement malheureux ? La réponse est bien sûr liée au bonheur qui découle de l’esprit, d’un équilibre intérieur de la personnalité, autrement dit d’une force de l’âme. Dès lors, si un riche est heureux, il doit son bonheur à sa richesse spirituelle, non à sa richesse matérielle. « 

Les apparences ne sont pas la réalité, pas plus que l’habit ne fait le moine. « Ce que tu prenais pour des biens – gloire, richesse et santé – ne sont que des préférables et qu’il est nécessaire que tu t’intéresses à la liberté si tu veux sortir de l’indifférence pour atteindre le Bonheur. « 

Le bonheur, justement. Citant le film Quatre mariages et un enterrement, l’auteur conclut : « Contrairement aux coups de foudre, le bonheur est à la fois capable de s’adapter au réel et de résister au temps et aux difficultés. «  Le bonheur n’est pas un but mais une récompense de ses actes.

Le désir est une excitation, une tension qu’il faut résoudre en la déchargeant. Il n’est pas un état de bonheur mais une libération du désir pour retrouver, le calme, l’équilibre ». « Les buts raisonnables et sensés que tu atteins génèrent du bonheur là où les buts irrationnels et excités engendrent plaisirs ponctuels et conséquences négatives ». Baiser ne fait pas plus le bonheur que devenir riche.

Les stoïciens avaient avancé dans la voie de la sagesse, Montaigne les a repris, et de nos jours entre autres André Comte-Sponville et Clément Rosset. « Marc-Aurèle était empereur, Sénèque était sénateur et Epictète était esclave. Mais ce qui les rendait heureux, tenait moins à leur situation sociale qu’à leur sagesse.  » Le stoïcisme, étudié jadis dans les classes, est aujourd’hui vulgarisé sous forme de bouddhisme à l’usage des bobos et bobotes dans les « stages » de méditation et de « développement personnel ».  Ils apprennent, avec l’exotisme du storytelling marketing de la sauce mercantile yankee, ce qu’est le bonheur acheté en kit. Selon l’auteur, qui ne les cite pas, « il y a dans la liberté (stoïcienne) une capacité à anticiper les événements te permettant de les accueillir sans pour autant penser que tu en serais la cause. Lect-rice/eur, tu sculptes ta liberté en mettant en œuvre ton pouvoir d’accepter ce qui arrive. «  A noter l’écriture inclusive adoptée sans raison par Emmanuel Jaffelin ; elle est très agaçante à l’usage, n’apporte absolument RIEN au propos et ne montre aucun respect pour le lecteur dont elle limite les sexes à deux seulement ! C’est une fausse galanterie qui gêne l’œil pour obéir à une passion passive – celle de la mode – et se soumettre à une colonisation – celle des Etats-Unis.

Chacun est déterminé par ses gènes, sa famille, son milieu, sa religion, son pays et sa race. Nul n’est libre, pas même le plus puissant ou le plus riche. Même Trump ou Poutine n’ont pas fait ce qu’ils ont voulu, pas plus qu’Hitler ou Mao. Mais il y a un domaine dans lequel le destin n’intervient pas : la pensée de chacun. Il s’agit de « positiver » ! Par exemple, à propos de la mort d’un proche : « tu t’ouvres à nouveau sur la réalité pour voir son immensité et son infinité afin de raisonner et te dire que la vie de la personne qui vient de mourir était un miracle puisque tu aurais pu ne jamais la connaître. »

Ni maître et possesseur de la nature, ni pure Volonté de réaliser l’Histoire, mais la fin de la démesure et de l’orgueil de Fils de Dieu. « La personne qui renonce à maîtriser le monde, accepte en revanche de se maîtriser elle-même, ce qui donne lieu à une sagesse. En suivant ce but – la sagesse, Sophia – le sage a pour récompense le bonheur  » – avis à ceux qui ont la prétention de « changer le monde » au lieu de le connaître. En général, ils aboutissent à des catastrophes…

Au fond, « trois moyens nourrissent la sagesse : d’abord bannir l’espérance (qui fait souffrir) ; ensuite, ne pas regretter le passé ; enfin vivre ici et maintenant. » C’est tout simple ! Cela veut dire bannir les illusions, qu’elles soient sur l’avenir ou le passé, et même au présent. « La vertu ne consiste donc pas à suivre un idéal hors du monde ou une réalité transcendante : elle est cette vue exacte que la raison a de la nature et de nous-mêmes.  » La nature n’est pas celle des écolos mais le cosmos lui-même et son ordre, dont les mathématiques les plus poussées ne nous donnent encore qu’une vague idée. Cette nature « est une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont nous pouvons anticiper les phénomènes, non pour la transformer comme le fait superficiellement la technoscience, mais pour forger notre âme. » Sagement dit.

Mais qui touchera peu de monde, même s’il le faudrait : « dans la civilisation de l’égo, de l’égoïsme, de l’égotisme et du tout-à-l’égo qui caractérise notre civilisation au XXIe siècle, il est difficile d’expliquer à une personne que son MOI est une fiction et une invention de sa culture ». Je corrigerais en « sous »-culture, tant l’emprise de la mode et des mœurs anglosaxonnes imbibent les mentalités et les comportements, allant jusqu’à singer ce qui n’a rien à voir avec notre propre culture : Halloween, le puritanisme exacerbé, la haine entre hommes et femmes, la grande prosternation envers les cultures « dominées » et toutes les imbécilités à l’œuvre dans les universités américaines.

Un petit livre intelligent et sans jargon qui fait penser et dit sur le bonheur plus que des bibliothèques entières. Il remet les pendules à l’heure sur les mots, leur définition et ce qu’est véritablement le bonheur – qui ne résulte que de la sagesse.

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur, 2020, Michel Lafon 2021, 176 pages, €12.00 e-book Kindle €9.99

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Et le Covid dans tout ça ?

Au 1er août, l’état « d’urgence » sanitaire est levé. Plus d’obligations, sauf quelques rares concernant l’hôpital et les voyageurs. La grande « liberté ». Les anti-tout son ravis, les médecins le sont moins. La foule à tête de linote croit que tout est terminé alors que tout ne fait que commencer. Il subsiste chaque jour autour d’une centaine de morts en France.

Il va falloir désormais vivre « avec » le Covid, comme on vit avec la grippe, la peste et autres sida. Il est de mode de s’élever contre cette expression de « vivre avec » pour lui préférer « vivre contre ». C’est une absurdité : bien sûr que nous allons vivre « avec » ! Non pas « coucher avec » le virus de façon incestueuse en lui faisant des mamours, mais vivre en acceptant sa présence, constante, insidieuse, parfois mortelle.

Ce n’est que parce que c’est « Macron » qui l’a dit qu’il faut s’insurger contre : un bel illogisme. Les enfeignants « de gôch », repris par les opposants politiques qui surfent sur la mode, avaient réagi de même lorsque Sarkozy s’était demandé publiquement en 2006 pourquoi un roman archaïque de 1678 (trois siècles auparavant), La princesse de Clèves, figurait au programme d’un concours de la fonction publique de simple attaché d’administration. Se poser la question était légitime : ni le niveau requis, ni le travail demandé ne justifiaient de s’intéresser à une œuvre, certes littéraire, mais plutôt ennuyeuse à lire (vous l’avez lue ?) et se perdant dans les méandres d’une psychologie amoureuse d’un autre temps (sans égalité homme-femme ni droit mitou). Les engouements idéologiques aveuglent la raison.

Donc le Covid : il subsiste, à sa 7ème vague. Il n’a pas fini de muter. Même s’il semble moins dangereux, il est encore plus contagieux. Ce qu’il veut ? Survivre. Ce qu’il fait ? S’adapter. A nous de faire de même, donc vivre « avec », comme on vit avec son ennemi – sans pour autant coucher « avec ».

Tout comme Poutine à nos portes, et son rêve de Grande Russie impérialiste pour mille ans, le Covid reste une menace constante. La stratégie de « zéro virus » comme la Chine l’a tenté est vouée à l’échec ; le Covid s’infiltre partout où il peut, comme de l’eau. La stratégie du laisser-faire pour atteindre l’immunité collective, comme la Suède et le Japon l’ont tenté, est peu acceptable étant donné le nombre élevé de morts. Reste le « faire avec » qui combine vaccins et prévention. Vivre « avec » veut dire se protéger, autant que faire se peut, et se préoccuper plus particulièrement des populations à risque (vieux, gros, cardiaques, insuffisants respiratoires, affaiblis par de multiples pathologies).

Donc rester vigilant, le nombre de réanimations à l’hôpital, comme le nombre de morts quotidiens, n’étant que la statistique ultime, celle qui dit combien nous avons échoué a posteriori à sauver des vies.

Bien sûr, l’idéologie qui domine de plus en plus, sur l’exemple du Grand frère Trump et des libertariens américains, est de déclarer l’égoïsme sacré et la liberté du plus fort : les autres, on s’en fout ! (traduction : ils peuvent crever). Ce qu’ils font lorsque la majorité ne porte pas le masque en milieu confiné, reste cas contact sans s’en préoccuper lorsqu’ils vont embrasser mamie, refuse tout vaccin au nom d’on ne sait quelle superstition médiévale (injecter un « sort » par des nanoparticules qui contrôleraient les individus) ou antisémite (le complot des labos américains – évidemment juifs – pour contrôler la planète et surtout « faire du fric »). Les ratés, les exclus, les imbibés de ressentiment contre tout et personne, ceux qui ont une peur infantile des piqûres, s’engouffrent naturellement dans la brèche. Les Zemmour et autres extrémistes au front bas national inféodés à Moscou s’empressent d’affaiblir ainsi la société en la divisant pour mieux instiller leur propagande.

Il est un temps pour la politique et un autre pour la santé. Il est bon que l’état d’urgence politique s’arrête, afin de préparer un « vivre avec » durable – qui est le temps de la santé. Le Covid n’a pas disparu, il n’a pas été éradiqué, ni par le vaccin (qui booste seulement l’immunité), ni par une improbable immunité collective. La grippe mute sans arrêt, le SRAS Cov-2 aussi : a-t-on jamais connu une immunité collective contre ce genre de virus ? Le seul avenir que l’on puisse espérer est que le Covid 19 devienne une sorte de grippe comme une autre, qui tue mais seulement à bas bruit les organismes affaiblis, comme la grippe le fait plus ou moins chaque année. Si ce n’est pas le cas, si une nouvelle mutation rend le Covid encore plus dangereux que les variants existants, alors la politique reviendra sur le devant de la scène avec des mesures de contrainte. La santé publique est à ce prix, la protection de la population est aussi une « liberté », n’en déplaisent aux matamores et autres partisans du droit de faire ce qu’on veut (aussi partisans d’une dictature à la Poutine, à la Castro ou à la Mussolini…).

Nous vivrons désormais « avec » tout en luttant sans relâche contre, comme on le fait pour la grippe : avec des vaccins mutés eux aussi chaque année, en espérant avoir prévu la bonne direction ; mais aussi (et surtout!) avec la prévention du lavage des mains et du masque en milieux confinés.

Nous n’en avons pas fini avec le Covid – pas plus, malheureusement, qu’avec les ignares qui font passer leur égoïsme sacré et leurs lubies idéologiques avant la vie sociale et la santé.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Valmigère et Wernert, La merveilleuse histoire de Simone Veil

Simone Veil a eu une vie étonnante, ballottée par les lames de fond du XXe siècle desquelles elle a su émerger puis savoir y nager. Son histoire n’est en rien « merveilleuse » – ce qui ne se dit que des choses – mais admirable. Elle s’insère dans une collection d’« histoires merveilleuses » déclinées sur l’Europe, le Parlement européen, Strasbourg… Jean-Louis de Valmigère est président de la Fondation pour Strasbourg, ce qui explique qu’il fait livre de tout ce qui concerne sa ville. Simone Veil fut présidente du Parlement européen à sa création avant d’être des années députée européenne.

Son existence fut celle d’une femme, juive française née Jacob, emportée dans les bouleversements du nazisme, la défaite, l’Occupation, l’arrestation, la déportation, avant d’entrer en résilience d’abord grâce à sa mère et ses sœurs, au scoutisme laïc, puis après-guerre avec son mari Antoine Veil devenu énarque, elle-même faisant trois enfants et des études de magistrate. Elle avait passé les épreuve du bac à 16 ans juste avant d’être déportée. Dès lors, sa carrière au service de l’État s’envole, malgré le machisme dominant.

Elle s’occupe des prisons, de la réinsertion des mineurs délinquants que le film de François Truffaut Les 400 coups met en lumière, devient secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature, puis entre au cabinet de René Pléven avant de devenir ministre de la Santé sous Giscard dans le gouvernement Chirac. Après le « manifeste des 343 salopes » (ainsi surnommées par Charlie hebdo), elle présente durant trois jours éprouvants à l’Assemblée le projet sur l’IVG qui légalise l’avortement, alors qu’au moins 300 000 femmes chaque année y ont recours clandestinement, à l’étranger pour les plus riches, dans les arrières-cuisines des avorteuses pour les autres. Les insultes nazies et antisémites sont légion, marquant combien la droite classique reste bête et égoïstement ancrée dans ses préjugés bourgeois catholiques xénophobes. Mais elle tient tête et l’emporte avec la raison, en femme héritière des Lumières. L’avortement restera pour elle (et pour toute femme) « toujours un drame », mais le « désordre » engendré par les avortements clandestins à hauts risques est une plaie sociale qu’il vaut mieux éradiquer, à l’exemple des pays voisins.

Sur la demande de Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil conduit la liste UDF aux européennes qui l’emporte sur le RPR de Jacques Chirac (qui ne croit pas à l’Europe mais reste souverainiste). Dans la foulée elle est élue en 1979 première femme présidente du Parlement européen. Elle ne se représentera pas, faute du soutien des députés RPR qui ont la rancune tradi tenace mais restera députée européenne jusqu’en 1993. Elle sera nommée ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville par Édouard Balladur en 1993.

De 1998 à 2007, elle est membre du Conseil constitutionnel. Elle est élue en 2008 à l’Académie française après avoir écrit son autobiographie, Une vie, et entre au Panthéon en 2018, couronnement de son ascension. Désormais merveille du monde, selon ce petit livre illustré de quelques images et de témoignages, pas trop mal écrit malgré quelque jargon techno et phrases à la mode, Simone survit dans la mémoire comme exemple humaniste et comme femme exemplaire.

Jean-Louis de Valmigère et Eva Wernert, La merveilleuse histoire de Simone Veil, 2022, Hervé Chopin éditions, 127 pages, €14,50 e-book Kindle €9,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Mystères d’une élection

Emmanuel Macron est réélu, mais pas sans mystères. Non pas sur le scrutin, la victoire ne fait aucun doute et aucune fraude n’est avérée, pas même russe comme il y a cinq ans. Mais des questions sur les attitudes des uns et des autres : celle de Vladimir Poutine, sibylline ; celle des votants d’Outremer, antinomique avec ce qu’ils sont ; celle sur la nouvelle façon de gouverner encore plus « écologique ».

Poutine

« Je vous souhaite sincèrement du succès dans votre action publique, ainsi qu’une bonne santé », tel était le message du président russe au président français. Simple formule de politesse liée au protocole ? à la Pâques orthodoxe que l’ethno-nationaliste converti à la tradition (après son éducation athée au KGB) remet au goût du jour ? Menace implicite de thallium ou de polonium si la France – rare puissance nucléaire de l’OTAN – s’ingère un peu plus dans les affaires « intérieures » de l’agression d’un pays extérieur comme l’Ukraine ? « Empêcher » le président détenteur des codes nucléaires pourrait être un acte stratégique en cas de menace de conflit nucléaire tel que Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe, a encore récemment menacé. Ou Poutine, obsédé par lui-même, parle-t-il de sa propre santé, peut-être pas si « bonne » que cela ? Mystère.

Votants d’Outremer

Je suis sidéré que les citoyens d’Outremer aient choisi massivement Marine Le Pen (et son programme national étatiste) plutôt que le libéral Emmanuel Macron au second tour. 69,60% des suffrages en Guadeloupe, 60,87% en Martinique, 60,70% en Guyane, 55,42% à Saint-Martin Saint-Barthélemy, 59,57% à la Réunion, 59,1% à Mayotte : comment des « basanés » et autres « métis » (selon la nomenclature en usage à l’extrême-droite) peuvent-ils donner leurs voix à la représentante blonde de la blanchitude mâle autoritaire, soucieuse de pureté ethnique et de répression des allogènes ? Est-ce naïveté de « citoyen » assuré d’être Français ? Mais l’histoire nous apprend que la citoyenneté peut être remise en cause : celle des Juifs sous Pétain, le décret Crémieux abrogé par exemple ; la promesse Le Pen d’expulser tous les binationaux convaincus de délinquance ou de chômage de plus d’un an. La philosophie même de son programme : « Supprimer le droit du sol et limiter l’accès à la nationalité à la seule naturalisation sur des critères de mérite et d’assimilation. » Sans parler de ce qu’elle ferait, une fois au pouvoir… Le programme social de Le Pen est surtout un programme de souveraineté réaffirmée de type colonial sur l’Outremer avec priorité aux frontières, à l’immigration, à la défense maritime. Il y a de l’ignorance historique et politique, du ressentiment à courte vue et, disons-le, une certaine « bêtise » à choisir le pire pour soi (« l’esclave » qui vote pour « le maître »…) au prétexte que l’on « déteste » la soi-disant « dictature » libérale (oxymore) et sanitaire (combien de morts aux Antilles par refus de se faire vacciner) d’Emmanuel Macron ? Même si l’Outremer a plutôt voté Mélenchon au premier tour, ce qui était cohérent, voter fasciste au second tour est un mystère.

Nouvelle façon de gouverner

Le président l’a dit, il ne gouvernera plus comme ces cinq dernières années mais avec « une méthode refondée ». Quelle pourrait être cette fameuse méthode, sachant que nul ne change véritablement, même s’il sait s’adapter ? Ce pourrait être le choix de l’orientation politique : l’écologie unit la droite et la gauche, les jeunes et les actifs, dans une synthèse « et de droite et de gauche », dépassement qui reste la marque de fabrique Macron. Elle permettrait la réindustrialisation d’en haut (les centrales nucléaires, la transition automobile, etc.) comme les mesures sociales d’en bas (la rénovation énergétique des logements créatrice d’emplois de proximité dans les territoires « oubliés » et de demande de formation professionnelle pour les jeunes exclus du système méritocratique scolaire, une agriculture plus bio et moins énergivore). Ce pourquoi il pourrait surprendre, le nouveau président : nommer une femme Premier ministre plutôt qu’un homme, peut-être une femme de gauche (ce pourquoi Ségolène Royal frétille et dit qu’elle ne dirait pas non). Mais attendons les Législatives, le successeur de Castex ne sera que de transition : en régime parlementaire comme le nôtre (il le reste, malgré la présidentialisation accentuée par la réforme mal pensée Chirin-Jospac), le Premier ministre n’est pas seulement issu de la volonté présidentielle, il doit aussi représenter une majorité à l’Assemblée nationale. Mystère donc.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ne faites pas des enfants des ânes chargés de livres, dit Montaigne

Dans le chapitre 26 du livre 1erde ses Essais, Montaigne disserte sur « l’institution des enfants », autrement dit leur éducation. Elle est bien plus qu’un élevage car elle ne se contente pas de nourrir le corps mais aussi l’âme – nous dirions aujourd’hui le caractère et l’esprit. Le philosophe a longuement préparé son texte car il le destine à Diane de Foix, comtesse de Gurson de laquelle il est proche par lien féodal, et qui va bientôt être mère.

Après s’être excusé de n’être savant que de ce qu’il a appris dans sa vie, ce qui tient bien trois grandes pages que l’on peut passer sans dommage, il affirme tranquillement : « ce sont mes humeur et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma croyance, non pour ce qui est à croire ». Autrement dit, prêtez-y attention, comme il se doit, puis faites ce qui vous semble bon.

Car élever un petit d’homme est plus difficile que le planter car les humains ne sont pas des bêtes. Tout ne leur vient pas du programme génétique comme les plantes, ni de leur instinct comme les animaux, mais surtout des exemples et imitations des autres, tant l’humain est un être social. Au rebours, on ne peut non plus forcer leur nature. Il faut plutôt avoir, pour qui enseigne, plus « envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant ». Pour cela, « lui faire goûter les choses », ne pas parler tout seul mais l’écouter aussi, « juger de son train (…) pour s’accommoder à sa force ». Il s’agit de guider plus que d’imposer, de donner envie plus que de contraindre. Rousseau reprendra cette philosophie dans son Émile.

« Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. » Le par-cœur abêtit, l’assimilation élève. Pour cela, il faut des exercices, « accommodés à autant de divers sujets ». Pas de dogmes, mais un jugement personnel. « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Voilà qui est très Lumières et démocratie : ne rien tenir pour vrai que l’on en ait jugé par soi-même, ne suivre les autres que s’ils nous ont convaincus par des faits (ce qui est bien rare aujourd’hui). Pas plus la Bible qu’Aristote ou une autre doctrine ne doit être prise telle quelle pour vérité : de tout il y a à prendre et à laisser, selon son propre jugement. « Il n’y a que les fous certains et résolus ». Notons que la folie envahit notre époque. Les opinions des autres qui lui conviennent, qu’il les fasse sienne. « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Les abeilles font ainsi leur miel des divers pollens qu’elles pillent aux fleurs, mais ce miel n’est plus fleur, il est leur.

« Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». En faire un homme, pas un singe savant comme en sortent trop souvent de certaines de nos écoles. Car « savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » – pire encore  lorsqu’on dispose du net ! La mémoire est désormais moins utile mais le jugement beaucoup plus que du temps de Montaigne. Pour juger sainement, préconise le philosophe, « le commerce des hommes » et « la visite des pays étrangers » pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Curiosité entraîne humilité, soif de comprendre et – donc – intelligence. Seuls les ânes savent tout par seule croyance. L’actuel tropisme au repli sur soi, à l’entre-soi de la famille, de la bande et du milieu, à la régression nationale – ou même locale dans l’écologisme – n’est en faveur de l’intelligence…

Il ne faut surtout pas épargner la jeunesse, ce pour quoi les parents trop aimants sont nocifs. « Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice. » Si la philosophie roidit l’âme, l’exercice « roidit les muscles » et la douleur physique permet de devenir apte à supporter le travail et l’effort. « La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes », telle sont les activités que préconise Montaigne pour son temps. Nous pouvons le traduire en judo, footing, danse, musique, jeux vidéo pour l’adresse et l’attention, s’occuper d’un chien ou monter à cheval pour l’interaction avec l’animal, s’occuper de plus jeunes à l’adolescence.

À l’enfant, il lui faudra apprendre la modestie et le parler franc à bon escient dans le commerce des hommes. « Qu’on le rende délicat au choix et triage de ces raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. » Il ne faut pas chercher à jouer un rôle, mais à se présenter en vérité. La vérité, d’ailleurs, faut la chercher en tout discours, « soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement. » Se corriger en abandonnant un mauvais parti est de qualité. « La sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ». Tout sert, toute observation des autres pour se régler soi-même.

Les livres complètent la société. Nous pouvons ajouter pour notre époque les films et les podcasts. « Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles ». Mais qu’il se souvienne de tirer leçon plus qu’érudition car moins importe « la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Hannibal et de Scipion ». Il devra voir au-delà du bout de son nez, s’élever au global : « Qui se présente, comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté (…) une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Car seule la variété permet de mesurer et de se situer.

« Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres » – plus encore dans une époque de guerres de religions comme Montaigne l’a connu, et nous-mêmes aujourd’hui. À partir de ces exercices concrets, « assortir tous les plus profitables discours de la philosophie », ce « que c’est que savoir et ignorer (…) vaillance, tempérance et justice (…) ambition et avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ». C’est en observant la comédie humaine que l’on augmente sa propre sagesse. Combien, de nos jours, l’ont-ils appris ?

L’art qui nous fait libre doit être le premier enseigné. Il s’agit de la philosophie. « Commence et ose être sage », dit Horace, cité, « différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler ». Or on nous apprend à vivre quand la vie est passée, la jeunesse, « on la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit ». La morale doit suivre les exemples, pas l’inverse.

Après le savoir qui règle les mœurs et l’entendement « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre », les autres sciences sont utiles : « logique, physique, géométrie, rhétorique ». Car la philosophie « on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants ». Elle « doit par sa santé, rendre sain encore le corps », faire apparaître sa tranquillité d’esprit, montrer « une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre » de qui est bien dans sa tête et son cœur, qui sait qui il est et ce qu’il fait là. « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une jouissance constante », déclare Montaigne. Ce sont les cuistres, jaloux de leur jargon qui vaut pour eux profondeur et savoir, qui font de la philosophie aigreur et contraintes. « Il lui fera cette nouvelle leçon que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficultés que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. » La philo n’est pas réservée aux profs ni à l’université, mais ouverte à tous dès le berceau, qu’on se le dise !

Car la vertu n’a rien à voir avec la pruderie offensée ni le sérieux angoissé des croyants en religions, celle du Livre mais aussi les communistes et socialistes. La vertu au contraire « aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglement (modérément), et les savoirs perdre avec constance. »

L’éducation s’effectue par une sévère douceur, pas par la force ni par le châtiment. S’il faut endurcir l’enfant, c’est au froid, au soleil, au vent, au hasard du climat et de la nature, pas à la honte ni au fouet. « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret (affecté comme une femme), mais un garçon vert et vigoureux ». Nous pouvons le dire aujourd’hui autant des filles, qu’elles soient moins apprêtées que directes, saines et sportives. Le collège, où Montaigne fut de 6 à 13 ans, « c’est une vraie geôle de jeunesse captive ». La situation n’a que très peu changé de nos jours ou la contrainte règne. Surtout au lycée où l’on a pourtant passé 15 ans.

Il n’y a, selon Montaigne, qu’une règle en éducation : « pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toute nation et compagnie, voire au dérèglement et aux accès, si besoin est (…), qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. » C’est que l’exemple qu’on lui a donné aura été bon et qu’il sait juger par lui-même des écarts de ses pairs.

Car à la fin, « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies ». Quoi qu’on pense, seul l’exemple qu’on donne est le vrai de notre personnalité. « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Nous dirions authentique. Il ne faut parler ou écrire ni en prof, ni en prêcheur, ni en avocat, « mais plutôt soldatesque » sur l’exemple du style de César.

Quant à apprendre les langues, mieux vaut s’y frotter tout petit qu’au collège. Chacun sait bien qu’après six ans d’anglais on ne le parle que très mal si l’on n’est pas allé dans le pays. À quoi servent donc le collège et le lycée ? Une formation de trois mois dans le bain suffirait à parler correctement, les entreprises le savent bien, pas les cuistres « inspecteurs » de l’éducation. Montaigne donne l’exemple de son père qui engagea un professeur ne lui parlant que latin. Il se reconnaît pourtant l’esprit lent, le corps paresseux, l’absence de mémoire, mais « ce que je voyais, je le voyais bien », ce qui signifie avec attention et sans illusion. Son premier livre fut les Métamorphoses d’Ovide. Au collège, il tint des rôles de théâtre qui lui ont donné « une assurance de visage, et souplesse de voix et de gestes ». Ce que les formations professionnelles aujourd’hui doivent apprendre à l’âge adulte parce que le secondaire ne se focalise que sur l’intellect. Le savoir-faire est déjà tangent, le savoir-être inexistant.

Montaigne nous a brossé l’homme complet de la Renaissance, telle qu’issu des philosophes antiques. Il s’agit d’une éducation naturelle vécue plus que de principes abstraits. L’homme est en effet un être d’imitation car très social, et la sociabilité compte avant tout pour lui faire apprendre quoi que ce soit. Les devoirs à la maison sont tout aussi inutiles que le bourrage de crâne, seuls les exemples humains et les exercices permettent de véritablement connaître. Ce que dit Montaigne il y a cinq siècles est applicable encore aujourd’hui car l’être humain ne change pas, malgré l’évolution des circonstances.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Christian Jacq, La reine soleil

Tout le monde connait Toutankhamon « l’image vivante d’Aton », le pharaon adolescent dont le masque d’or a ébloui les expositions. Mais qui connait sa tendre épouse, la reine Akhésa (Ankhes-en-pa-Aton de son nom complet, parfois écrit Ânkhésenpaaton) ? C’est pourtant elle qui a initié le tout jeune prince, son demi-frère né d’Akhenaton et de la « Young Lady » des fouilles, vers 12 ans (né vers 1345 avant) alors qu’elle en avait elle-même deux de plus. Femme forte, troisième fille d’Akhenaton (Amenhotep IV) et de Néfertiti, elle est descendante royale, celle qui désigne le pharaon qui sera son époux. Car la lignée se transmet par les femmes, sauf rupture brutale, comme le fera le général Horemheb à la fin de l’histoire.

Akhésa est cueillie toute fraîche par le romancier historien à ses 14 ans, devenue femme depuis peu, avec de « petits seins arrogants » qui pointent sous la tunique de lin transparente tout comme le triangle de ses cuisses. Akhésa est une belle fille, élancée, svelte, dorée. Le jeune Toutankhaton en est ébloui, séduit, amoureux, lui qui porte encore le nom voué au dieu soleil Aton imposé par le pharaon Akhenaton son père malgré l’ire des grands prêtres d’Amon à Karnak. Comme partout, le clergé d’une religion totalitaire est une plaie civique. Ces intermédiaires entre les hommes et les dieux qui captent une bonne partie des richesses du pays « au nom des dieux » se croient au-dessus du commun des mortels et veulent régenter l’humanité. Ils supportent mal le politique et n’hésitent pas à tuer, par le poison le plus souvent, en serpents qu’ils deviennent dans l’obscurité des temples et des intrigues entre soi. C’est ainsi que finira Toutankhamon, à 18 ans en 1327 avant notre ère, selon le scénario privilégié par l’auteur (mais pas historiquement établi – il aurait pu décéder d’une plaie au crâne, d’une plaie infectée à la jambe, d’un accident de char).

Entre temps les intrigues de la cour, le mysticisme d’Akhenaton en sa capitale isolée du pays, le retrait de la reine Néfertiti devenue aveugle et indifférente au monde, vont faire bouillir les ambitions. Le « divin père » Aÿ est vieux mais de bon conseil, il deviendra pharaon pour quelques mois avant de partir pour l’au-delà, choisi par Akésa à la mort de Toutankhamon. Le général scribe Horemheb est organisé mais trop ambitieux, encore heureux qu’il soit légitimiste et ne veuille pas attenter à la vie de Pharaon. Il n’obtiendra la double couronne d’Egypte que lorsque tous les autres recours seront épuisés, faisant condamner malgré lui à mort Akhésa (invention du romancier) pour avoir comploté un mariage avec un prince hittite pour contrer son ambition. Akhésa mourra à 20 ans, une année à peine après son amour Toutankhamon.

Elle le trouvait enfant lorsqu’elle a dû se marier avec lui qui avait 8 ou 10 ans pour assurer la succession d’Akhenaton, mort en 1338 ; mais il était touchant. La puberté l’a tourmenté de désir et rendu insatiable. Il aimait sa femme superbe et de plus en plus à mesure des années. Ils baisaient un peu partout, dans la chambre, dans les bosquets, sur la rive du Nil, dans les roseaux, dans une grotte au-dessus des tombeaux. Malgré ses innombrables coups de queue, l’adolescent ne lui a fait que deux filles, mortes-nées. Il y avait un défaut de santé chez le jeune prince. On suppose aujourd’hui par des études poussées sur sa momie qu’il était atteint de malaria et de la maladie de Khöler (une anomalie de la croissance des os). A la fin de son adolescence, il avait encore du mal à supporter longtemps sur la tête le poids de la double couronne, seule son épouse le réconfortait et lui donnait la force.

C’est du moins ainsi que romance Christian Jacq, centré avant tout sur la femme, à la mode de notre temps. C’était avant l’ère biblique (peut-être inspirée d’ailleurs par le culte du dieu unique Aton, imposé par Akhenaton en avance sur son temps) ; la femme était moins dévalorisée que par la suite. Hatchepsout, Téyé (ou Tiyi), Néfertiti, Akhésa, Cléopâtre, sont de grandes égyptiennes, réhabilitées par notre siècle – et par le souci commercial de plaire à un lectorat surtout féminin. Intrigues et eau de rose suffisent à faire de ce roman un plaisir de lecture. La sensualité des adolescents, leur beauté juvénile, l’ambition des adultes, le climat doux et l’aménagement luxuriant des jardins, le savoir-faire luxueux des objets, la majesté des temples de pierre et le grandiose des tombeaux, composent un décor qui ravit. L’Egypte des pharaons était alors « la » civilisation, peut-être la mère de toutes les occidentales, dont la nôtre mâtinée de grecque, de romaine, de juive et de germanique.

Christian Jacq, La reine soleil – L’aimée de Toutankhamon, 1988, Pocket 2018, 576 pages, €7.95

Les romans de Christian Jacq déjà chroniqués sur ce blog

L’Egypte sur ce blog

La vallée des rois sur argoul.com

Voyage en felouque sur le Nil par Argoul

Catégories : Egypte, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau

Il existe d’innombrables « livres de santé », dont la majorité sont écrits par des charlatans ou des journalistes qui répètent sans savoir ni vérifier. Il existe quelques ouvrages écrits par des professionnels. Celui-ci en est un, par un neuropharmacologue membre de l’Académie de médecine et de l’Académie d’agriculture, chef d’unités de l’Inserm dans la biochimie du cerveau. Il a rédigé sa thèse sur les oméga-3 et a publié en 1990 La diététique du cerveau, réédité en 2000. Il revient sur le sujet vingt-cinq ans plus tard pour l’actualiser.

Le cerveau est un prétexte pour évoquer l’alimentation en général et la bonne façon de l’ingurgiter. Trois parties : le cerveau et l’art de manger, que manger pour nourrir le cerveau, manger et boire : rythmes et circonstances particulières.

En bref, pour être bien dans sa tête, il faut bien manger. Suffisamment – de tout – et régulièrement. Le jeûne n’apporte rien mais affaiblit (ce qui rend les âmes plus malléables aux supérieurs ou aux maîtres). Il faut apporter au corps, donc principalement au cerveau, 13 vitamines, 15 minéraux et oligo-éléments, 8 à 10 acides animés, 1 oméga-6 et 2 oméga-3. La science va contre les « régimes » qui sont soit punitifs, soit nocifs, et n’ont de sens que dans des cas très particuliers.

L’être humain est omnivore par sélection de l’Evolution depuis trois millions d’années ; pour notre sous-espèce il est demeuré chasseur-cueilleur durant 100 000 ans, adonné aux plantes et à la viande. Ce n’est que depuis le néolithique, il y a moins de 10 000 ans, qu’il s’est habitué aux céréales cultivées et aux produits laitiers de l’élevage. Nous sommes donc programmés pour manger de tout, notamment de la viande et des laitages, ce pourquoi les régimes vegan et végétaliens sont plus des modes suicidaires issus de gourous qui veulent vendre leur méthode ou leur livre que de la diététique. Les grossesses vegan aboutissent à du rachitisme et à un retard d’intelligence des bébés, des exemples à l’hôpital sont nombreux.

Cela ne signifie pas qu’il faut s’empiffrer de viande ou se goinfrer de fromages mais qu’il faut de tout un peu, et rien de trop comme le disaient fort justement les Antiques.

Trois repas par jour évitent coups de pompes et fringales, donc stress et risques cardiaques ; un goûter peut être ajouté pour les enfants, adolescents et vieillards, les premiers parce qu’ils ont plus de besoins et dépensent plus d’énergie, les derniers parce qu’ils mangent trop peu à chaque repas (et n’ont jamais soif) – le rituel du « thé » à cinq heures, très anglais mais aussi très vieille France avec le café, est justifié. Garder les mêmes horaires est nécessaire pour un bon rythme biologique car le corps réagit non pas à ce qu’il vient de manger mais à ce qu’il anticipe du prochain repas.

Dans le détail, la viande rouge trois fois la semaine au moins apporte les protéines aisément assimilables, la vitamine B12 et le fer dont la majorité des Français – et surtout les Françaises – sont carencés. Mais pas de produit laitier avec la viande, ni de thé, leur association diminue l’absorption du fer (pas d’escalope de veau à la crème !) ; au contraire, la vitamine C la renforce. Pour le reste, poisson gras pour l’oméga-3, œufs de poules en plein air élevées avec d’autres chose qu’uniquement des céréales, les légumes à feuilles pour le transit et les minéraux, les légumineuses et la pomme de terre ou les pâtes pour l’énergie en sucres lents. Mais il est utile d’ajouter à chaque fois un peu de matière grasse (huile de colza, de noix ou d’olive, fromage râpé, crème bio) pour ralentir les sucres et éviter qu’ils n’agissent comme celui des pâtisseries. Ce pourquoi d’ailleurs, la tradition qui veut que l’on prenne le dessert à la fin a du bon. Les fruits de mer sont excellents pour les éléments rares tels que l’iode (dont l’absence donne le goître ou fait naître des crétins des Alpes) ou le zinc. Et les carottes râpées réclament de l’huile pour donner tout leur bêta-carotène et la lutéine utile à la vision.

La cuisson donne du goût et rend plus assimilable, même si elle réduit certaines vitamines. Mais par exemple l’œuf cru est une hérésie car plus de la moitié de sa valeur nutritive n’est alors pas assimilable. De même la pomme de terre ou le manioc sont des poisons s’ils ne passent pas par la cuisson préalable. La présentation compte autant que les couleurs, pour donner de l’appétit, l’ambiance, la conversation et même la musique (douce) augmente le plaisir et permet de mâcher plus et plus lentement. Bâfrer en ado avide est en effet contre-indiqué et rend obèse. Boire de l’eau est encore le meilleur, les « minérales » ne sont guère utiles, un peu de vin (rouge) peut aider le cœur (l’alcool reste un poison mais les tanins du vin son bénéfiques).  

Il y a bien d’autres conseils – détaillés – sur la chrono-alimentation, le contenu des trois repas par jour, les éléments indispensables au bébé avant et après naissance, mais aussi sur les excès qui engendrent les « maladies de civilisation » que sont le cancer et les diverses pathologies cardiovasculaires. Encore une fois, nous sommes des animaux humains, programmé comme nos ancêtres à faire de l’exercice, manger de tout, sans rien de trop.

Un bon livre de scientifique, parfois un brin bavard mais que l’on prend plaisir à consulter après lecture sur un point de détail. Il réhabilite les plats traditionnels, si variés et aux associations heureuses (cassoulet, paella, couscous garni, pot-au-feu, choucroute de la mer, salade césar) ; il écarte avec de vrais arguments les injonctions punitives sur la nourriture qui sont nocives pour la santé ; il redonne le plaisir de manger du bon, du varié, du sain. Ce n’est pas si courant.

Dr Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau, 2016, Odile Jacob, 349 pages, €13.80 e-book Kindle €18.99

Catégories : Gastronomie, Livres, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier

Diamond est biologiste de l’évolution de formation, géographe d’enseignement, ornithologue de pratique et anthropologue depuis sa retraite des universités américaines. Il écrit des livres, de gros pavés fournis de réflexions et étayés de références qui pensent le monde humain à l’américaine, c’est-à-dire pragmatique, en partant du terrain. Nous sommes loin des théories à la françaises qui veulent, à chaque auteur, réécrire une bible et refaire le monde comme il devrait être, « économique, social et environnemental » selon la dernière religion à la mode. Chez Diamond, il s’agit de constater, de comparer, d’évaluer ce qui est et non ce qui devrait.

En onze chapitres, chacun pourra trouver son intérêt humain pour réfléchir sur la paix et la guerre, les jeunes et les vieux, le danger et la réponse, la religion, la langue et la santé. D’un abord plutôt rébarbatif au départ par le nombre de pages et le style un peu fastidieux du Prologue, le livre se lit ensuite aisément tant l’auteur est bavard, écrivant prof comme il parle à l’oral, les anecdotes s’insérant parmi les observations d’études. Vous pouvez lire ce livre du début à la fin comme j’aime le faire, ou choisir un chapitre qui vous tient à cœur et le lire particulièrement – vous trouverez toujours votre provende.

Pour lui, qui a vécu « 7% » d’une cinquantaine d’années de vie professionnelle au contact des sociétés de chasseurs-cueilleurs néo-guinéens pour étudier les oiseaux, les écarts à la société moderne sont nombreux. Mais non, « ce n’était pas mieux avant », prouve-t-il ; et non, « la vie écologique n’est pas la plus sûre ni la plus confortable humainement », montre-t-il. Il y a du bon et du mauvais – comme toujours dans tout – contrairement à ce que « croient » les ayatollahs des yakas qui veulent « penser le monde d’après » avec les lunettes myopes de leur quartier huppé autour de la Sorbonne ou leur garni hédoniste près de Vincennes.

Sa réflexion est née d’une rencontre à l’aéroport de Los Angeles, alors qu’il s’envolait pour la Nouvelle-Guinée une fois de plus. Il a vu un jeune pilote papou accompagner son vieux père papou tradi et a songé que le grand-père n’avait jamais connu de Blancs ni le monde extérieur avant une exploration de 1931. Dès lors, les sociétés de Nouvelle-Guinée sont un conservatoire aujourd’hui d’expériences et de modes de vie telles qu’elles ont régné durant plus de 100 000 ans, alors que l’humain, Sapiens ou Neandertal vivait en chasseur-cueilleur. Ce n’est que vers 11 000 ans avant le présent qu’est apparue l’agriculture, donc la stabilité sur les terres, la cohabitation avec les animaux d’élevage, donc certaines maladies induites dont les zoonoses et les épidémies, l’intolérance au lactose, l’obésité due aux sucres, l’excès de viande ou, au contraire, les famines dues à de mauvaises récoltes en démographie trop abondante et les guerres de territoire. Et seulement 5400 ans pour les premiers Etats qui ont pacifié les relations entre familles, clans et tribus par le monopole de la violence légitime et la redistribution des surplus alimentaires.

« Il ne faudrait pas idéaliser la vie traditionnelle ; le monde moderne offre d’immenses avantages. Il n’est pas vrai que les citoyens des sociétés occidentales fuient en grand nombre les outils en acier, l’hygiène, le confort matériel et la paix imposée par l’Etat, et tentent de retourner à une vie idyllique de chasse et de cueillette », dit carrément l’auteur p.688, au terme d’une analyse documentée de ce qu’il affirme. « En fait, le sens dominant du changement montre que les chasseurs-cueilleurs et les petits fermiers qui connaissent leur mode de vie traditionnel, mais sont également témoins d’un style de vie occidentalisé, cherchent à appartenir au monde moderne ». La sécurité, la nourriture, la santé, l’enseignement, une vie plus longue et « la fréquence bien moins grande de connaître de son vivant la mort de ses enfants » sont inappréciables. Les éleveurs de chèvres qui sont allés vivre à moitié nus au Larzac dans les années 1970 en sont bien revenus ; ne sont restés que ceux qui se sont intégrés comme paysans syndiqués aptes à négocier avec le monde moderne. Et le commerce, contrairement à ce que croient les théoriciens gauchistes, est avant tout relations « politiques et sociales » p.106, pour éviter la guerre, pas pure et simple « domination » ou « exploitation » comme le voudrait la vulgate.

Cela ne signifie pas que la vie traditionnelle n’ait pas ses bons côtés. Pas de solitude chez les chasseurs-cueilleurs mais des liens sociaux très forts durant toute la vie (sauf à l’extrême vieillesse – autour de 50 à 60 ans – lorsque vous devenez inutiles et une charge en cas de disette ou de nomadisme : là on vous tue ou on vous laisse mourir selon la tradition). Les enfants sont plus débrouillards, plus sociaux et plus créatifs en société traditionnelle, contrairement à nos petits princes égoïstes conservés en tour d’ivoire devant des jeux vidéo, à qui l’on apprend qu’il faut avant tout « gagner » et « être le meilleur » au détriment des autres, quitte à leur marcher dessus, les laissant ignares vis-à-vis du sexe (un tabou dans les religions du Livre !) contrairement à la promiscuité d’expériences des sociétés traditionnelles. Les « caractéristiques de l’enfance chez les chasseurs-cueilleurs, mettent beaucoup d’entre nous mal à l’aise, comme la permissivité des jeux sexuels, avoue l’auteur, quoiqu’il puisse être difficile de démontrer qu’elles sont réellement nocives aux enfants » p.325.

« Ce que nous apprend le monde d’hier c’est, entre autres choses, d’être conscients de certains bienfaits de nos société contemporaines, si dénigrées par ailleurs », conclut l’auteur à la 688ème page. La guerre chronique, les infanticides et l’abandon des personnes âgées entre autres. En revanche, nous pouvons prendre exemple sur leur régime alimentaire, pauvre en sel et en sucre et plus riches en fruits, légumes et fibres variées. De même certaines pratiques pour l’éducation des enfants sont à retenir comme le sevrage tardif pour la sécurité affective, transporter les bébés sur le ventre pour qu’ils voient le monde comme l’adulte, l’alloparentalité (les contacts fréquents des enfants depuis tout petit avec d’autres adultes bienveillants que les seuls parents), l’encouragement au bricolage et à l’exploration (sous surveillance), le bilinguisme qui enrichit la réflexion (et retarderait de la maladie d’Alzheimer), les groupes d’âges différents pour une éducation par l’exemple des immédiatement plus grands et le souci de protection des plus petits par les plus grands. Ou encore « la paranoïa constructive » qui est la traduction savante de la simple prudence qui consiste – non pas à avoir peur de tout – mais de considérer les expériences comme des avertissements pour éviter les erreurs. Ce ne sont que les principaux exemples, qui sont plus nombreux encore, dont le rôle des religions, et qui donnent à penser utilement le monde « d’après », loin des grandes théories hors sol du banal intello.

Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier – Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles (The World Until Yesterday), 2012, Folio essais 2014, 767 pages, €10.90 e-book Kindle €9.99

Déjà chroniqué en 2014 : Effondrement de Jared Diamond sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Philippe Zaouati, Applaudissez-moi !

Roman du confinement, moment qui met face à soi et à sa solitude lorsque l’on s’aperçoit que l’on n’est indispensable à personne ni au monde. Un financier débarqué de Lehman Brothers lors de la crise de 2008 a créé des fonds internationaux de finance durable grâce à un algorithme de choix des valeurs. Il se retrouve devant la Brigade financière…

Il déroule alors devant l’inspecteur du 36 – non plus quai des Orfèvres mais rue du Bastion dans le 17ème – le pourquoi des soupçons d’escroquerie dont il est l’objet. Il ressortira libre, faute de preuves, après une démonstration brillante d’escroquerie philanthropique pour les infirmières.

Durant son existence de bon élève des grandes écoles aspiré par les montages financiers de haute volée, il s’est laissé vivre, faisant partie de « la caste » comme disent les Italiens. L’effondrement du château de carte de la finance mathématisée à outrance en 2008, l’équivalent de la crise de 1929, lui a fait prendre conscience que la prédation sur les gens, sur l’économie et sur la planète faisait courir à la catastrophe. « Chaque automne, j’explique à mes étudiants de Science Po pourquoi la finance a fait fausse route, comment nous avons voulu éliminer l’émotion et l’intervention humaine de notre métier, comment nous avons érigé les modèles mathématiques et les programmes de trading en dieux suprêmes, et à quel point tout cela était une bêtise. Ils ouvrent de grands yeux étonnés » p.33. Il s’est converti, comme en religion, dans l’écologie à la mode. Il a fondé des fonds « durables » comme il en existe de plus en plus, voués à ne financer que les entreprises dont le projet est éthique, respectueux de l’environnement et contre l’obsolescence programmée.

Les crises du système ont lieu tous les sept ans. « 2001-2015. Un cycle se terminait. Le siècle avait débuté par une explosion de haine. Ce choc foudroyant avait engendré un sursaut collectif, sept années de croissances folles, de dérégulation financière et de guerre contre l’axe du Mal. Pour conjurer le mal, nous avions succombé aux sirènes de la croissance, à la fuite en avant de nos rêves, toujours plus d’objets connectés, de voitures, de voyages, de vêtements, et pour financer cela, toujours plus de dette » p.92.

Et puis le Covid a surgi. Un complot chinois comme le soupçonne l’un de ses adjoints, laissé seul lui aussi. Une interrogation métaphysique pour le dépressif PDG qui s’est mis en retrait de ses conférences, réunions, symposiums et autres présences « indispensables » qui ne le sont en fait pas du tout. « Depuis l’apparition du virus, les privilèges avaient été rétablis. En quelques semaines, notre société avait fait un bond en arrière de plusieurs siècles. Nous étions revenus à l’Ancien régime. L’aristocratie oiseuse s’était installée en télétravail sous des lambris parisiens ou dans le confort discret de riches demeures provinciales, alors que chaque matin, aux aurores, le Tiers-état était jeté dans les rues des villes désertées pour servir, nettoyer faire la police, ramasser les ordures » p.47. Qui est utile dans la société ? Le financier ou l’infirmière ? Le matheux qui joue avec les milliards abstraits ou la technicienne qui soigne au cas par cas ?

Même la finance convertie au vert, au durable, à l’écologique, « est un jeu, une comédie. Il y a des règles. Si vous les respectez, vous gagnez le droit à l’illusion d’avoir transformé les choses. Si vous ne les respectez pas, le jeu vous absorbe comme un sable mouvant » p.74. Les primaires, en retard d’un siècle, incriminent « le capitalisme » ; les plus primaires encore, qui ne comprennent pas et veulent à tout prix donner du sens en distordant toute vérité, croient au Complot mondial. Mais la réalité est pire : « J’ai pris conscience que le verrou ne se situait pas dans le capitalisme ou dans les marchés financiers, mais dans la cohésion sociale de la caste dirigeante. Il est difficile de lutter contre des hommes qui se croient détenteurs d’une légitimité naturelle » p.75. J’en témoigne : le capitalisme n’est qu’un outil d’efficacité économique, applicable au durable et à la préservation de la planète ; le complot n’est qu’une religion de ceux qui n’osent pas penser par eux-mêmes. La caste est toute-puissante – et il est difficile d’agir sans bain de sang : cela s’appelle une révolution…

« Nous ne sommes rien sans les autres. L’économie n’est qu’une coquille vide sans la santé de tous. Au bout du compte, mon intérêt, le vôtre aussi, c’est l’intérêt général » p.130. Depuis le message d’alarme de son contrôleur du système informatique, il invente l’arnaque sans parade et sans preuves, le détournement de quelques pourcents seulement des fonds déposés par les épargnants, mais pour le bien de toute l’humanité souffrante. Nous sommes tous solidaires est un slogan qu’il se contente d’appliquer selon son expertise. Ce n’est pas éthique mais peut-être moral ; le droit est contre lui mais pas le dieu. Peut-être. Le lecteur jugera… si sa propre épargne n’a pas été réduite.

L’auteur, qui dirige la filiale finance durable dans un groupe bancaire, tel un ancien président, ne devrait pas dire ça. Les clients pourraient perdre leur confiance, concept-clé de la finance. Le titre lui-même peut apparaître comme un brin narcissique, en subliminal bien-sûr.

Ecrit au galop, peut-être au dictaphone, ce roman ultra contemporain de la finance prédatrice confrontée à la pandémie remet les pendules à l’heure, rythmé par des paroles de chansons d’une culture plus populaire que classique. Il a de l’allant, il va de l’avant, il prépare les esprits au nouveau monde qui vient. Moins égoïste ?

Philippe Zaouati, Applaudissez-moi ! 2020, éditions Pippa, 133 pages, €15.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Bio et démocratie

Un lecteur attentif m’envoie un message critiquant le « bio », pour lui une imposture marketing. Cela m’incite à approfondir ma pensée sur le sujet, car rien ne vaut plus que de penser par soi-même, hors des hordes « bien-pensantes » ou des consensus sociaux véhiculés par les réseaux.

Pour moi, le bio libère… un peu des polluants mais beaucoup du système de dépendance agro-industriel. Il permet de retrouver une autonomie proprement politique dans son travail, son choix alimentaire, de cadre de vie ou de santé.

Certes, le label « bio » étiquette un peu n’importe quoi. Du « bio » produit en Espagne, passe encore, mais quand il vient du Brésil ou de Chine, le consommateur français soucieux de ne pas être pris pour un gogo peut se poser la question. Le « cahier des charges » est-il précis ? appliqué ? contrôlé ?

De même, nos distributeurs ne songent qu’à vendre, pas à notre santé. Tout est bon pour appeler le client, surtout la mode, la tendance. Comme l’écologie est la nouvelle religion des bobos revenus de tout, même du New Age vraiment trop yankee, trop gourou porté sur le pouvoir et le sexe au nom de « l’accord intime » avec le naturel, les enseignes de la grande distribution se sont engouffrées dans la mode bio. Christophe Brusset, ex-ingénieur de l’alimentaire, le dénonce dans Les Imposteurs du bio.

Il n’a pas tort, mais…

  1. Du bio même léger (la pollution atmosphérique est la même pour toutes les plantes) vaut mieux que du tout-pesticides pour la santé.
  2. Du bio de proximité vaut mieux que du on-ne-sait-quoi venu des antipodes – j’avais découvert dans un hypermarché au début des années 2000 dans le sud des pommes venues de Chine vendues moins chères que celles de la région française proche !
  3. Du bio qui rémunère le travail du producteur me parait plus juste que de conforter les seules marges de l’industriel transformateur ou du grand distributeur qui se contente de pressurer celui qui produit.
  4. Du bio qui nécessite moins de machines, d’engrais, de pesticides est à mon avis préférable – à l’inverse de toute cette mécanique et cette chimie développée depuis les années 1960 à cause d’une monoculture de masse qui prend la terre pour un substrat neutre à exploiter sans compter.
  5. Du bio qui détruit moins les espèces (insectes pollinisateurs, oiseaux, petits rongeurs, etc.) – sans compter la nôtre (cancers, hyperactivité, infertilité, etc.).
  6. Du bio qui nous rend plus résistants – « résilients » selon le mot en vogue – envers les menaces climatiques (sécheresses, inondations, invasion d’insectes), sanitaires (pandémies engendrant confinement), géopolitiques (interruption des flux du commerce mondial et des chaînes d’approvisionnement) ou même sociales (« grandes » grèves des transports publics ou blocage des sites pétroliers, jacqueries en jaune ou vert qui empêchent la circulation des personnes).

Cela fait beaucoup d’avantages.

Le bio libère de l’esclavage industriel et politique s’il trouve sa bonne place dans la société. Regardez en Chine : les « petits » paysans forcés par le système à cultiver une terre collective par interdiction de migrer dans les villes s’émancipent des circuits jusqu’ici obligés des courtiers pour vendre leurs produits. « La réactivité pragmatique et l’opportunisme commercial des Chinois créent un mouvement inédit qui réinvente le commerce de proximité. Court-circuitant les intermédiaires par la technologie, ils tirent la petite agriculture familiale chinoise vers la modernité numérique. » Le Parti communiste seul détenteur des pouvoirs d’Etat ne peut rien contre la liberté née du numérique ; elle envahit tous les domaines de l’existence. Si elle est en Chine sévèrement contrôlée en politique pour conserver le pouvoir quoi qu’il en coûte, elle est laissée à elle-même en économie depuis que Deng Xiaoping a déclaré en 1978 que peu importe qu’un chat soit noir ou jaune s’il attrape les souris.

Ici comme là-bas, nos « petits » paysans comme nos paysans moyens peuvent reprendre leur destin en main sans passer par les syndicats agricoles, les vendeurs de machines agricoles, les firmes d’intrants chimiques, la grande distribution, les industriels de l’agroalimentaire, les banques. Il leur suffit de vendre en circuit court (restaurants, cantines, particuliers) des produits de qualité reconnue que chacun peut aller voir sur le terrain, produits bruts (légumes, fruits, fleurs, plantes aromatiques, lait) ou transformés par eux (fromages, tisanes, soupes, conserves). Le travail paie. Vendre son travail à un groupe industriel, c’est accepter d’en perdre une partie au profit des marges qui rémunèrent le travail du transformateur ou du distributeur. On peut choisir, certains préfèrent le confort de l’esclavage, du salariat ou du fonctionnariat – mais ce n’est pas le cas de tous.

C’est cela la démocratie : que chacun aie le pouvoir de décider de sa vie, de sa santé, de ses achats, de son travail. L’agriculture de masse subsistera car seule la taille permet de nourrir massivement la démographie qui galope dans les pays du sud. Mais nous, en Occident, n’en sommes plus à multiplier les enfants au nom de Dieu ou de la nature. Nous en sommes à vouloir assurer à chacun de ceux qui naissent un avenir propre à sa main.

Le bio y participe, même s’il reste encore imparfait pour la santé. Car la vogue du bio va plus loin que le sanitaire, il touche le pouvoir de chacun sur son propre destin.

DVD Jeu d’influences de Jean-Xavier de Lestrade, série en 2 DVD, Arte 2019, €23.80

Catégories : Cinéma, Economie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Risques politiques de la pandémie

L’étrange année que nous vivons – dans le monde entier – remet certaines pendules à l’heure, y compris en politique. Le paon égoïste yankee était bien parti pour un second mandat avant le Covid ; il s’est vu signifier vertement « vous êtes viré ! » par les électeurs, dont la participation a été massive cette fois-ci, puisqu’il a nié l’évidence que le virus chinois tuait. Son slogan mauvais de télé-réalité est devenu réalité, même si trumpisme et réalité se situent dans deux univers parallèles. N’est « vrai » – donc « réel » – que ce qu’il croit, veut et désire, pas ce qui est… Dure baffe que ce retour au réel, tout comme Bolsonaro en connait avec ses municipales. Demain Erdogan ?

Car si l’économie est vitale, la santé aussi. Peut-être même est-elle première chez le plus grand nombre, celui qui a de la peine à joindre les deux bouts et sait que sa retraite sera amputée pour cause de chômage et de petits boulots après CDI plus que de réformes à venir. Mais il y a la manière. Les sincères, les humbles, les authentiques, ceux qui s’informent et dialoguent, sont mieux vus que ceux qui délivrent des oukases de leur bureau ou de leur Olympe. Ainsi Biden contre Trump, mais aussi Merkel contre Macron ou Philippe contre Castex.

Bon élève, le président fait tout ce qu’il peut pour « changer » mais on ne se refait pas. Quand on est, a été et sera bon élève, les autres sont quantité négligeable – ou à séduire pour les convaincre que la voie choisie est la seule raisonnable. Edouard Philippe était trop intelligent pour ne pas faire de l’ombre dans la phase deux du quinquennat, celle qui prépare la réélection. Jean Castex est certainement plein de qualités mais il n’a pas la même aura. Son caporalisme de maître d’école à l’ancienne quand il parle en public lui donne un ton ringard, provincial et décalé. Les Français ne sont pas des gosses qu’on mène à la baguette comme dans les années cinquante, même un béret sur la tête.

Sa décision « sanitaire » de reconfiner est probablement juste au vu des capacités médicales du pays qui consistent moins en « lits » ou en « moyens » immédiats qu’en personnel formé. Le numerus clausus médical n’est pas de la faute des gouvernements successifs mais bien du syndicat des médecins appelé « ordre » car fondé sous Vichy. Même si le système de santé est sûrement à repenser et à sécuriser, les « coupables » ne sont pas uniquement les hauts fonctionnaires ni les ministres car la formation des infirmières et des médecins dure des années – et rien n’a été prévu, pas même pour rendre le métier attractif à l’hôpital.

Mais la décision de fermer les rayons des grandes surfaces sur les « produits non essentiels » est probablement une faute politique qui va se payer dans les urnes. Cela pour au moins trois raisons :

La première est cet égalitarisme malvenu, de « principe », abstrait et niveleur, qui met tout le monde sur le même plan, les gros et les petits, les équipés informatiques et les retardataires, les compétents et les incompétents. Chacun peut mesurer l’absurdité des courses où le cheminement en « grande » surface est réduit à cause des barrières entre rayons (d’où un côtoiement accru pas vraiment « sanitaire »). Chacun peut mesurer combien est infantile la liste par décret de produits jugés « essentiels » par un quarteron de fonctionnaires en chambre. C’est prendre les gens pour des cons. Exiger ce que Chirac demandait il y a une génération aux chiens à Paris : « je fais où on me dit de faire ». Pas vraiment moderne ni citoyen de traiter les gens comme des chiens… Il faudrait les « guider » comme s’ils n’étaient pas capables tout seuls de juger ? Pendant ce temps, les métros et les bus sont bondés, les écoles ouvertes à plein et les TGV permettent de manger sans masque à sa place, devant les autres en face, tandis qu’il est autorisé de fumer (donc sans masque) dans la rue passante alors qu’il est « interdit » sous peine d’amende d’ôter le masque en grande banlieue où il n’y a personne à cent mètres à la ronde ! « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », dit pourtant l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen qui fait partie de la Constitution de 1958. Il serait tellement plus clair, mieux admis et efficace, de dire que le masque est obligatoire en tous lieux dès qu’il y a plusieurs personnes, mais pas là où les distances entre les gens dépassent la dizaine de mètres.

La seconde raison est bien plus profonde, laissant dubitatif sur la capacité des gouvernants à « apprendre » du premier confinement – il y a déjà six mois. Condamner des rayons, c’est mettre au chômage partiel des milliers d’employés des grandes surfaces, des transports logistiques et mettre en péril les producteurs de biens durables puisqu’ils ne peuvent écouler leur production. C’est provisoire, dit-on. Mais le Covid sera encore là dans un an car les vaccins ne seront pas encore répandus et l’on ne sait trop s’ils seront longtemps immunisants ni s’ils agiront aussi efficacement selon les âges. C’est donc affaiblir sinon tuer l’industrie des biens de consommation, notamment ce qui en reste en France, au profit de l’importation de produits des multinationales asiatiques à bas coûts qui, elles, pourront résister grâce à leurs marchés internationaux et à des gestions de crise moins brutales.

La troisième raison est que le chômage partiel est payé par le budget, donc par nos impôts, et que c’est bel et bien gaspiller l’argent public que de prendre une mesure inutile, voire néfaste au souci sanitaire (autant de gens dans une surface réduite). Les dettes, c’est bien, mais qui va les payer ? L’article 15 de la même Déclaration des droits qui a force constitutionnelle stipule que « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Le Premier ministre n’en est pas exclu. Laisser ouverts les « petits » commerces comme en Allemagne – avec exigences accrues sur le cahier des charges sanitaire – aurait été bien plus « politique » et aurait moins suscité l’exaspération. D’autant que nous nous rapprochons de « Noël » et du tiers de la consommation annuelle du pays. Le « coup de menton » Castex apparaît plus comme un agacement fébrile que comme une mesure raisonnée, pensée jusqu’à la cascade de conséquences qu’elle entraîne. Gouverner, c’est prévoir : où est la prévision dans ce désastre économique et sanitaire. En mars, passe encore puisque personne ne savait rien. Six mois plus tard, le citoyen aurait espéré que son gouvernement ait appris.

Je mesure combien la balance entre sanitaire et économique est délicate – mais pourquoi ne pas s’inspirer des autres et écouter les commerçants autant que les médecins ? Le pouvoir médical nous a assez baladé ces derniers mois en affirmant tout et son contraire, en « croyant » (sans vérifier selon les protocoles scientifiques stricts) que le masque ne « servait à rien », puis en la vertu des molécules de perlimpinpin – dont la fameuse chloroquine du fameux professeur Raoult. Le pouvoir médical n’a entrepris depuis avril aucune étude de contamination suivant les milieux pour mieux cibler les risques : la rue encombrée, la rue aérée, la boutique spacieuse, la boutique moyenne, l’école primaire, le collège, le bar sur la rue, et ainsi de suite. Ne restent que des affirmations péremptoires et le réflexe mauvais du Mal français qu’est le « tous pareils ». Les médecins soignent mais ils ne sont pas des savants, ils tâtonnent, apprennent par l’expérience. Comme nous tous avec cette nouvelle grippe asiatique.

Les politiciens au pouvoir ne devraient pas négliger l’exaspération qui monte, non seulement sur les restrictions de libertés pas toujours justifiées mais aussi sur le mépris des citoyens véhiculé par un discours infantilisant et parfois contradictoire. Les complotistes font recette, les extrémistes se positionnent, le repli mental engendré par le Covid incite à un ressentiment qui mène au conservatisme botté. De la frustration d’être traité en mineur et de voir son emploi menacé faute de débouchés dans les boutiques peut naître très rapidement le défoulement violent du « sortez les sortants » ! Au profit du pire…

D’où une question : pourquoi ce gouvernement reste-t-il si maladroit ? Le président ne sait-il pas s’entourer ? Ne diversifie-t-il pas assez ses « conseillers » ? Est-il trop persuadé de son excellence ? Reste-t-il trop le nez sur le guidon sans prendre le temps de penser plus loin ? Ne mobilise-t-il pas assez les forces vives, à commencer par les élus et les syndicats ? J’ai pourtant entendu des choses sensées dites sur les radios par ces derniers.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Pierre Ménat, Dix questions sur l’Europe post-covidienne

Ancien ambassadeur de France en Roumanie, Pologne, Tunisie et Pays-Bas, Pierre Ménat actualise son livre France cherche Europe désespérément après la pandémie de Covid-19. Face au duel global de la Chine et des États-Unis, l’Europe reste coincée entre défiance et puissance. En 10 questions, il rappelle l’origine des interrogations des citoyens et propose quelques solutions.

Tout d’abord, l’anxiété. L’Europe vieillit, sa population ne représentera que 6 % de la population mondiale en 2050. Les ressources naturelles sont limitées, la mondialisation fait concurrence, les idées sont en crise. Les Européens cherchent donc des refuges dans la famille, la religion, la nation. L’expression publique de cette frustration du peuple contre ses élites se radicalise – à l’américaine – ce qui ne risque pas de faire avancer les choses. Il faudrait donc à l’Europe une politique industrielle, des négociations réciproques pour les échanges, une politique monétaire de l’euro pour le rendre égal au dollar. Quant aux défis écologiques, l’Europe prend sa part et ne doit pas se culpabiliser, renvoyant plutôt les excités aux plus grands pollueurs de la planète que sont les Américains les Chinois. En revanche les intellectuels, bien absents, sont appelés à la rescousse pour penser le nouveau monde.

Si les Anglais s’en vont, par souci de commercer librement et surtout de s’aligner sur les États-Unis, l’essentiel de leur commerce reste tourné vers les pays européens, tandis que les États-Unis regardent vers le Pacifique. Le plus sage pour les Anglais du Brexit serait de conserver une relation forte dans la défense et les affaires étrangères avec l’Europe.

Le sentiment d’impuissance des citoyens en Europe vient de ce que la souveraineté des états a été déléguée en catimini depuis les années 50. Dans les faits, seulement cinq compétences exclusives ont été déléguées par les Etats : l’union douanière, les règles de concurrence, la politique monétaire pour l’euro, la conservation des ressources de la mer commerciale commune. Tout le reste est partagé ou en appui, notamment la santé : « l’Union n’a pas de compétence en la matière » p.9. Mais il existe un déficit d’information aux citoyens. Un rapport de 2005 en France remis à Dominique de Villepin est resté lettre morte. Or il existe une citoyenneté européenne selon l’article 9 du traité : elle permet de voter aux élections locales et un droit d’initiative populaire au niveau européen. Qui le sait ? Qui l’utilise ?

L’ultralibéralisme est une idéologie française qui distord la revendication historique libérale qui a conduit à l’indépendance américaine et à la révolution française. La défense de la dépense sociale française, qui représente plus que les dépenses de l’État, est un intérêt particulier dans toute l’Europe. Le retour de l’Etat dû au Covid ne devrait pas durer au-delà de la pandémie. Le droit et les institutions l’emportent même si l’Europe à 27 est partagée entre le Nord plus ouvert au large et le Sud plus étatiste parce que plus clientéliste. La France se situe en pays intermédiaire : ses citoyens manifestent surtout un conservatisme anti-industriel et radicalisent l’écologie pour « répondre à la rage ambiante ».

Reste une ambiguïté entre l’Europe à 27 et la zone euro à 19. La politique monétaire devrait faire partie de l’Europe, ou du moins les pays réunis autour de l’euro devraient avoir une représentation qui ne soit pas confondue avec celle des 27. Avec le Covid, les critères de Maastricht sont suspendus et la Commission pourra directement recourir à l’emprunt pour 900 milliards d’euros, deux fois le budget communautaire, même si l’interdiction de financer directement les Etats demeure. Manque cependant une gouvernance politique des crises, criante durant la débâcle financière de 2008, la crise grecque, et la pandémie Covid.

Un point sensible, laissé de côté par la pandémie, reste l’immigration. Elle représente 500 000 à 1 million de personnes par an dans toute l’Europe. C’est une compétence partagée de l’Union où Schengen fonctionne mais pas Dublin. Les solutions existent et ne sont pas mises en œuvre, par exemple le demandeur d’asile n’a pas à choisir son pays d’accueil. Il faudrait augmenter les moyens de Frontex et négocier des accords supplémentaires avec les pays limitrophes. On ne peut laisser non plus la charge de premier accueil aux Etats du sud tel que la Grèce ou l’Italie.

Au total, que signifie la souveraineté européenne ? Après le Covid, nous nous apercevons que la Chine est devenue une puissance mondiale d’influence, tandis que les États-Unis imposent leurs lois nationales et leurs GAFAM aspirateurs de données tout en se dégageant de l’OTAN. La souveraineté européenne est donc toute relative puisque nous dépendons des autres pour beaucoup de nos industries, de nos matières premières et de notre santé. À quelle fin récupérer cette souveraineté ? Dans le domaine monétaire, économique et politique : il nous faut encourager la recherche, développer le numérique, élaborer une véritable autonomie stratégique dont la pandémie a montré la carence, une politique industrielle, une sur les flux migratoires et développer une force d’intervention autonome. « Je propose que soit élaboré un traité d’union politique sur le modèle du plan Fouchet » p.95. Ce serait un projet collectif pour une diplomatie européenne.

Au total, ce petit livre fait le point sur l’Europe aujourd’hui du point de vue politique, un sujet important pour les Français et que la pandémie met en lumière de façon très crue.

Pierre Ménat, Dix questions sur l’Europe post-covidienne – Entre défiance et puissance, septembre 2020, L’Harmattan/éditions Pepper, 99 pages, €12.00

Pierre Ménat, France cherche Europe désespérément, février 2019, L’Harmattan/éditions Pepper, collection Témoignages dirigée par Sonny Perseil, 319 pages, 29€

Pierre Ménat est aussi l’auteur d’un roman chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

L’Europe vue par ce blog

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Des muscles et des garçons

C’est une histoire d’amour entre les garçons et leurs muscles. Tous voiles ôtés, ils se révèlent en leurs formes ; ils ont la forme dans le double sens de santé et d’architecture. Le corps pousse et, dès 12 ans, ils ne se contentent plus d’admirer la musculature virile comme les petits de 4 ans dans leurs dessins animés : ils veulent la tester sur eux-mêmes, ressembler à leurs modèles. Gavés de superhéros, ils se veulent superhéros.

A la fin des années 1990, dans un TGV qui menait vers le sud, j’avais assis à côté de moi un garçon vigoureux de 13 ans (il m’a donné son âge) qui avait laissé sa mère et sa sœur occuper la banquette parallèle. Lui était « grand », il se voulait indépendant. Il a sorti de son sac ado des revues de muscles et les a feuilletées avec gourmandise.

Son appétit n’était pas érotique mais sportif à ce qu’il m’a semblé : pas de rougeur ni de suée, pas d’œil fixe ni de lèvres qui s’assèchent – en bref aucun des symptômes habituels de la sexualité génitale. C’était plutôt de l’esthétique : il voulait correspondre à l’image virile dont il goûtait l’original sur papier glacé. Il voulait devenir un homme – un vrai.

Je lui ai demandé s’il pratiquait la boxe et il m’a dit « non, de la musculation », sans hésitation ni gêne aucune. Ce n’était pas du culturisme, mot vieilli, mais du body-building, terme à la mode, très tendance chez les jeunes adolescents gavés de films américains de Rambo et de Schwarzenegger et de mangas animés japonais aux éphèbes fins et athlétiques alors récemment introduits en France. Pas de la culture de tête pour se mesurer à un adversaire mais de la culture de muscles pour se faire admirer. Le narcissisme de la génération Mitterrand.

Malgré son âge, il n’avait rien de la gracilité d’un Dragon Ball ni la teigne d’un Tetsuo Shima de 15 ans mais plutôt la carrure d’un Sylvester Stallone en herbe. Le muscle était pour lui une armure, une affirmation de soi envers son père peut-être, une charpente de mâle pour s’opposer à sa petite sœur et à sa mère qui semblaient former clan à elles deux. Le monde des hommes réaffirmé face à celui des femmes, qui devenaient de plus en plus féministes radicales.

Devenir athlétique a toujours été pour moi la conséquence d’une pratique sportive assidue ou d’une vie saine à courir, sauter, grimper et nager dans la nature. Un effet de la grande santé, pas un effet voulu pour en jeter. La force naît de la sève et la puissance de l’exercice pour aboutir à une âme ferme. Mens sana in corpore sano disaient les Latins dans mes livres de classe qui reprenaient les classiques, soit ici la Dixième Satire de Juvénal : « un esprit sain dans un corps sain ».

Le muscle, c’est la chair irriguée par le sang, la robustesse physique qui permet de protéger et d’aimer, la vigueur qui fait se sentir bien d’être indulgent aux faiblesses des autres et généreux de sa propre puissance. C’est bien le corps qui fait l’homme bon, pas la tête. Fermeté d’âme va avec fermeté de chair – malgré les religions du Livre qui se sont voulues en réaction à la santé païenne.

Il est dans les normes que les garçons aiment le muscle ; ils veulent devenir des hommes. Mais la société du spectacle en fait trop souvent des pantins gonflés sans rien à l’intérieur. Car ce n’est pas l’apparence qui compte mais ce qui est derrière. L’armure n’est pas le squelette et la culture des muscles ne remplace pas la culture de l’esprit, encore qu’elle puisse aider à maîtriser les passions. Tous les grands sportifs sont peu portés au sexe (sauf les footeux camés, mais parce qu’on leur propose une troisième mi-temps et qu’ils ne veulent pas laisser croire…).

J’aime pour ma part voir des garçons sainement musclés, heureux de vivre et d’exercer sans honte tous leurs sens. L’été, la plage, le desserrement des contraintes sociales vestimentaires et scolaires, sont le moment où les corps fleurissent au soleil et à la brise, où les corps se révèlent – dans leur saine beauté.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Après Covid, l’après Macron ?

Si la brutale pandémie de Covid-19 a révélé quelque chose en France, c’est bien l’impéritie de l’organisation administrative et de ceux qui nous gouvernent depuis des années. Le millefeuille des « compétences » aboutit à une incompétence caractérisée ; personne ne sait vraiment qui fait quoi, donc qui est « responsable » (mot exclu du dictionnaire administratif). La « gouvernance » apparaît comme une politique de laisser-faire, laisser-aller, que personne ne contrôle et dont le seul fusible reste le président ; ce qui est politiquement fort malsain.

Après l’épisode Covid aura lieu le rendu des comptes et le bilan est accablant : impréparation, inefficacité, mensonges. Les « gouvernants » ne sont pas des gouverneurs ; ils ne gouvernent en rien mais semblent se laisser gouverner – par les circonstances, le Budget, les Grands principes, « Bruxelles ». Au lieu de décider, ils « consultent » ; au lieu de trancher, ils tergiversent. Le premier tour des élections municipales a été la grande erreur fondatrice du sentiment de méfiance renforcé. Au lieu d’être président, à la De Gaulle, Macron s’est révélé un conciliant à la synthèse molle, à la Hollande. Lui qui prônait objectifs, modernité, efficacité, a montré qu’il ne réussissait pas à les réaliser. Ce jugement est probablement injuste (tout n’a pas été négatif dans la gestion de la crise) mais il est ce que les électeurs retiendront : le chantre de l’Efficace ne s’est pas montré à la hauteur. Rassurons-nous peut-être, sous Hollande cela aurait été pire.

Car qui a désarmé le « système » (l’usine à gaz) sanitaire français ? – les gouvernements de François Hollande. Après le 11-Septembre, l’explosion de l’usine AZF et le SRAS, le chikungunya et la grippe aviaire, les politiciens aux affaires des années 2001 à 2005 mettent en place des stocks de masques chirurgicaux et FFP2. Mais ils sont répartis de façon bordélique entre différents établissements, avec des statuts juridiques différents ! Image édifiante du château de cartes bureaucratique « à la française » qui vise à tout contrôler tout en n’en prenant pas les moyens, dans l’irresponsabilité des « services » qui se renvoient la balle. Excellente idée pour une fois, une véritable industrie française du masque de protection a été mise en place sous délégation de service publics par Xavier Bertrand en 2005.

En 2009, la France dispose donc d’un milliard de masques chirurgicaux et FFP2. Mais la doctrine évolue malheureusement entre 2011 et 2013 : par souci d’économie (et d’importations pas chères de Chine) les masques seront réservés aux hôpitaux et les stocks réduits ; la population sera laissée volontairement à elle-même. Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas le gouvernement Philippe sous Macron qui a dit le premier que les masques ne servaient à rien pour le grand public, c’est avant tout le gouvernement socialiste Jean-Marc Ayrault (2012-2014).

Une instruction ministérielle du 2 novembre 2011 sur la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles de santé (sous François Fillon, 2010-2012) distingue deux types de stocks : les « stratégiques » détenus et gérés par l’EPRUS créé en 2007 (Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires) et les « tactiques » dans certains « établissements de santé » de première ligne. Mais c’est le Secrétariat général de la sûreté et de la défense nationale (SGDSN) qui édicte le 13 mai 2013 une doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire : aux entreprises de fournir les masques et d’en apprécier « l’opportunité » – autrement dit, « l’Etat c’est pas moi », les Ayrault ne seront pas les héros.

Puisque le port des masques FFP2 n’est plus conseillé par le Haut conseil de la santé publique depuis 2011, pourquoi entretenir un stock de masques professionnels ? Et puisque c’est aux employeurs de se démerder pour leurs salariés depuis 2013, pourquoi entretenir un stock de masques grand public ? Economies obligent, l’État ne va pas reconduire la convention signée avec le producteur de masques… et laisser casser une industrie qu’il avait lui-même créée ! Elle ferme ses portes en 2018. Telle est l’imbécilité à la française « que le monde nous envie » (disent les plus cons).

Lorsque survient le Covid-19 en 2020, les stocks sont minimes (100 millions de masques au lieu d’1 milliard dix ans plus tôt) et dilués entre les acteurs : Santé publique France, une centaine d’établissements de santé dont la gestion des masques dépend des Agences Régionales de Santé, enfin tous les employeurs de France, entreprises, régions, ministères, et le reste. Autrement dit, personne ne sait rien sur rien et commande dans son coin. De quoi être incapable de négocier les prix et ne recevoir que des commandes de seconde main, après toutes les commandes majeures des autres pays, plus avisés. L’économie, chez les fonctionnaires de la bureaucratie à la française, n’a jamais été étudiée de près : en 1974 à Science Po Paris, elle se réduisait à « la Banque de France et au Budget de l’Etat » !

Macron était réputé être mieux au fait de l’économie et de l’organisation publique : las ! il n’a pas voulu mécontenter « les syndicats » et a plutôt contenté l’économie privée avec ses réformes, probablement utiles mais pas régaliennes. Les « régions » ne sont que des découpages technocratiques sans âme ni répartition claire des compétences (la preuve, tout revient dans la gestion du déconfinement aux départements). Les administrations centrales ne sont pas réorganisées ni contrôlées, chacun tirant la couverture à lui dans son petit coin, sans vue d’ensemble. La santé est la dernière roue du carrosse, coûtant « toujours plus » sans réorganisation des missions (les « urgences » qui accueillent n’importe quoi de pas urgent du tout) ni des budgets (rabot général sur tout sans discrimination).

Les hauts fonctionnaires ont clairement montré dans l’action réelle et immédiate réclamée par le Covid leur niveau d’incompétence. Le président qui avait promis l’efficacité moderne se débat dans le bordel traditionnel d’une Administration aussi tentaculaire que procédurière et incontrôlée. Le mensonge, le storytelling si bête de la porte-parole du gouvernement sur les masques qui ne servent à rien pour les gens, ont desservi l’image. Comment faire encore confiance à ces gens pour redresser la barre et tenir les rênes du pays ?

D’où l’intuition qu’après le Covid pourrait bien avoir lieu l’après Macron.

Mais qui mettre à la place ? Certainement pas les inconséquents, incompétents, manipulateurs de « belle histoire « des extrêmes populistes. Probablement pas les écolos, toujours dans l’incantation, la grande peur millénariste du climat et la promotion de la décroissance. Les gens ont mesuré durant deux mois ce que signifie « la décroissance » : une vraie chute du niveau de vie et un chômage massif qui va durer. Quant aux émissions de particules fines, après deux mois sans avions ni voitures, ni usines… seulement 5% en moins ! Autrement dit, avions et bagnoles ne sont pas les causes principales de la dégradation du climat : voudrait-on éviter de parler d’autre chose ? Des épandages agricoles par exemple ? Resterait le « parti socialiste » mais, après la gestion calamiteuse Ayrault et Macron du stock « stratégique » de masques et de leur production française tout aussi « stratégique », autant garder le Macron du « en même temps », nettement moins doctrinaire que les ex du PS. Alors qui ? L’opposition de droite ? Son insistance malvenue pour que se tienne le premier tour des municipales, juste avant le confinement, montre qu’ils sont plus dans la posture des petits jeux de pouvoirs que dans celle de la gestion du pays.

Il nous faut des gens neufs. Mais qui ?

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Grande peur ravivée par le Covid

Le phénomène social de la « Grande peur » agite périodiquement le peuple dans l’histoire. Il suffit d’observer aujourd’hui les attitudes de répulsion des autres quand vous les croisez dans la rue (en-deçà de deux mètres), le foulard intégral remis au goût du jour en dépit de la loi de 2009 sur le voile dans l’espace public (avec Marine Le Pen en femme voilée allant reflorer la Jeanne !). Certains portent en outre lunettes, capuche et gants au cas où vous auriez la peste en sus du Covid. Je suis persuadé que certains mâles ont même enfilé une capote (on ne sait jamais !) : « sortez couverts », ils se souviennent.

Les masques pour tous ont immédiatement (et en France seulement !) provoqué l’ire des « syndicats » d’infirmières et autres « soignants » qui se voient d’un coup dévalorisés dans la rue parce qu’ils ne portent plus leur signe distinctif de Héros : le masque comme un cimier glorieux. Une sorte de marque d’honneur qui leur était jusqu’ici exclusivement réservée et qui les distinguait du vulgum pecus réduit à subir. Mais oui, le masque pour tous, c’est démocratique ! Et très utile à la santé… de tous ! Ces ignares hors de leur domaine, éduqués par Mélenchon en économie, confondent allègrement flux et stocks, commandes qui arrivent enfin et complot d’accapareurs ! Les mythes éculés de la Révolution ont la vie dure. Le gouvernement devrait penser à leur accorder un badge bien reconnaissable marqué « soignant » en lettres d’or de cinq centimètres de haut sur un fond rouge sang pour panser leur vanité blessée. Les sociétés égalitaires ont toujours retrouvé à un moment ou à un autre le sens des « distinctions » : héros de l’Union soviétique, pins à l’effigie du Grand timonier, médailles militaires, badges scouts… Les privilèges, au fond, chacun aime ça.

Quand aux névrosées obsessionnelles (je l’ai vu surtout chez les femmes), elles ne cessent de passer de la lingette alcoolisée sur tout ce qu’elles touchent, du chariot de supermarché à l’emballage des pommes et aux touches de l’appareil à cartes : pourquoi ne portent-elles pas plutôt, comme moi, des gants jetables ? Je songe aux gestes « barrière » des nobles de Pékin, dans la Chine impériale, qui portaient d’immenses chapeaux garnis de tiges pour éviter que quiconque n’ose les approcher de trop près. Le barrage sanitaire devient vite un barrage social, engendrant méfiance, prophylaxie et soupçons. Rien de tel que le mépris pour engendrer une révolte.

La Grande peur de la Bête (Satan lui-même, invention d’église), aurait donné paniques et croisades autour de l’an mille de l’ère chrétienne. Mais il s’agit de l’interprétation millénariste de l’Apocalypse par saint Augustin car Jean de Patmos lançait un message d’espoir selon Jean Delumeau (L’Express 23.09.1999) : le retour du Christ sur la terre pour un règne de justice de mille ans. C’est Michelet qui en fit le mythe de la Grande peur qui nous reste à l’esprit, alors même que les neuf dixièmes de la population médiévale ne savaient pas lire et qu’ils ne connaissaient ni l’année, ni la date du jour, ni celle de leur naissance. « L’an mille » était donc un temps nébuleux, pas un événement précis ou marquant – sauf peut-être chez les clercs, volontiers enfiévrés de continence et confinés à macérer entre eux. L’Apocalypse de Jean n’est d’ailleurs devenue livre canonique chrétien qu’au XIVe siècle…

Le terme de Grande Peur a été donné en priorité aux insurrections paysannes de 1789 par les historiens marxistes qui faisaient commencer la France sociale moderne à ce moment – en oubliant, comme aurait dit Marc Bloch, le sacre de Reims. Tout vient alors des campagnes, comme aujourd’hui les gilets jaunes. Les mauvaises récoltes (les mauvais salaires et prestations) engendrent la pénurie, donc les théories du Complot. Des racailles (appelés jadis « vagabonds ») sont grossies et déformées par l’imagination pop en « armées » de brigands. Il se propage la rumeur (par les réseaux sociaux d’époque) qu’à Paris une « Saint-Barthélemy des patriotes » a lieu : un grand massacre CRS de gilets jaunes, dirait-on sur Twitter. L’alarme se répand et naissent les inévitables dommages collatéraux (pas perdus pour tout le monde, resquilleurs, détrousseurs et Black Blocs de l’époque) : pillages, émeutes, attentats, incendies, viols. Les symboles du pouvoir social, alors châteaux et abbayes, aujourd’hui préfectures, palais de la République, avenues prestigieuses, banques et grands magasins, sont envahis et dévastés.

La Grande peur du « Boche » en 40 (qui a engendré l’Exode) a été suivie (aux Etats-Unis surtout) de la Grande peur de l’apocalypse nucléaire après-guerre, tandis que l’envolée des cours du pétrole à la fin des années 70, suivie de la récession occidentale et son chômage chronique dont les délocalisations mondialisées ne sont qu’un avatar, ont engendré une Grande peur du déclin inexorable de l’Occident. L’immigration arabe, touchant à la bite et au couteau – ces instruments vitaux du viril – a créé chez les Blancs déclassés, divorcés et en manque d’enfants (combien de gosses chez Renaud Camus ?), la Grande peur hantée d’un Grand remplacement. Plus récemment, avec les tempêtes, les ouragans, les incendies, les catastrophes industrielles (dont Tchernobyl et Fukushima), la Grande peur est celle du climat et de « la Terre qui se venge » dans une Apocalypse prédite par les textes bibliques – jusqu’au virus grippal issu des coucheries incestueuses des hommes et des bêtes en Chine qui a fait jusqu’ici autant de morts que la grippe de 1957 sans engendrer alors de Grande peur (on avait d’autres soucis, à commencer par la guerre civile en Algérie, département français qui allait encourager le putsch des généraux). Même le Sida n’était censé toucher que les déviants (« juste » châtiment divin pour avoir bafoué les Commandements du Père fouettard Jéhovah de ne coucher qu’avec l’unique femme sacralisée devant Lui par le curé).

Aujourd’hui est différent : on joue à se faire peur. Le confinement rend con, finement. Ressasser entre soi les mêmes rengaines paranoïaques n’améliore pas le jugement. Au contraire : la raison se perd au profit de la croyance en tout et n’importe quoi. L’imagination, laissée à elle-même la plupart du temps par le chômage partiel (ou intégral pour les fonctionnaires, payés à rester chez eux jusqu’au dernier centime), travaille (elle) : « on » l’avait bien dit, « on » nous cache des choses, « on » aurait fait mieux, oh, là ! là !

Or, si l’empire inca s’est effondré à cause de la variole et l’empire des Yuan au profit des Ming en Chine à cause d’une épidémie, les différentes pestes et choléras en Europe n’ont rien changé au monde du temps. Le commerce avant tout : la santé, c’est bien, mais celle de l’économie, c’est-à-dire de toute la société dans sa survie, c’est mieux. L’être humain est social et a besoin vital d’échanges. Le commerce en est un, celui des marchandises, et la culture un autre, qui se diffuse aujourd’hui par l’industrie (de la presse, du livre, des concerts, des raves, des spectacles, des réseaux), tout comme les lieux de sociabilité que sont les bars, café, restaurants, théâtres et stades – ou le tourisme. La frénésie de purification ne dure qu’un temps. Une fois éradiqués les boucs émissaires dans la panique, la promiscuité entre égaux retrouve ses droits, parfois entre sectes du même gourou : « le monde ne peut que penser comme moi ». Quitte à bâtir une maison de pierre plutôt que de paille, pour résister au loup méchant, comme dans les Trois petits cochons – ce que Trump entreprend, tonitruant, en fermant les frontières.

La peur, selon le sociologue historien Norbert Elias, est le mécanisme qui permet aux structures élémentaires de la société d’être transmises aux psychologies individuelles. Les peurs sont intériorisées pour que chaque personne se trouve en phase avec sa société dans sa culture. Selon les biologistes, les souvenirs des traumatismes se transmettent de génération en génération par l’épigénétique (Brian Dias, université Emory d’Atlanta, in La Recherche, janvier 2015) ! Dès lors, la Révolution de 1789, la Grande guerre de 14-18, la honteuse Défaite de 40 et son Exode rural, les guerres perdues coloniales, les attentats islamistes, sont des marqueurs français plus profonds qu’une épidémie : ils viennent des humains, pas du destin; des élites défaillantes ou de la lâcheté du peuple. Car d’autres pandémies, nous en auront dans le futur.

Mais la vie continue, elle continue toujours, et il faudra reprendre le collier comme avant, même si quelque chose aura changé (peut-être) dans les mentalités. Un recentrage sur les vrais métiers (alimentaire, santé, artisanat, communications numériques ?) au détriment des futilités (foot surévalué et surpayé, « spectacles » sans intérêt, spéculation financière vide ?), retour aux vrais amis et aux proches (bien oubliés jusqu’ici dans le « virtuel » et les EHPAD ?), bifurcation politique (plus de souverainisme, plus d’achat français et local, cesser de jargonner globish, aspiration à plus de participation, de décentralisation, de parler franc ? de « solidarité » réelle peut-être ?), désurbanisation possible (pour les nantis qui peuvent financer deux résidences ou travailler à distance ?), voire retour à la terre, sinon à « la nature » (concept flou) ?

Une Grande peur marque toujours ; mais elle n’a pas forcément de conséquences directes. Juste une cristallisation des tendances sous-jacentes peut-être, une accélération des remises en causes restées jusqu’ici latentes. Le monde de demain ressemblera à celui d’hier, malgré les utopistes ; le capitalisme restera cette technique inégalée d’efficacité économique applicable en tout, malgré ceux qui annoncent sa chute… depuis deux siècles ; la mondialisation se poursuivra, un peu différente sur certaines chaînes de valeurs, mais inexorable malgré les écolos qui chantent déjà victoire ; les particularismes nationalistes et identitaires s’exacerberont en réaction, malgré les incantations à « gauche ». Il est fort probable que les clowns qui gouvernent soient réélus car ils racontent la « belle histoire » que la majorité veut entendre, même si le conte a souvent peu à voir avec la réalité ; il est fort probable que les oppositions, aujourd’hui nulles, restent dans leur nullité et leur opposition, ici ou ailleurs – pour cause de nullité sans remède à échéance connue et d’opposition systématique qui déconsidère leur soi-disant projet.

Mais nous aurons vécu quelque chose, une période inédite dans l’histoire ; nous nous serons recentrés sur nous-mêmes et nos proches, forcés à confiner, ce qui peut inciter à penser par soi-même au lieu de suivre les hordes ou les modes. Qui sait ?

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Co-vide français

La pandémie de SARS-Covid-2 appelé Coronavirus Covid-19 met en lumière le mal français : le jacobinisme. La France centralisée, autoritaire, administrative, peine à déstocker, à faire produire ou livrer les masques de protection ; l’impréparation est manifeste malgré les précédentes alertes dues à des virus ou des catastrophes chimiques – qu’en serait-il lors d’un Tchernobyl possible ? Plus d’industrie suffisante ni diversifiée, des coûts sans cesse réduits bien que les impôts ne baissent guère, le rêve d’être le meilleur élève de la mondialisation sans en avoir les moyens techniques, financiers ni juridiques. La production de masse est en Chine et les entreprises performantes sont rachetées par les Etats-Unis. Il n’y a plus grand-chose de « stratégique », même certains composants du système d’armes du Rafale viennent des USA !

Les hôpitaux sont débordés et les médecins libéraux trop sollicités ; rien n’a été réorganisé pour donner de la souplesse et de l’efficacité au système de santé depuis des décennies (le numerus clausus des médecins, l’absence de liste de matériel obligatoire à conserver en permanence, la gestion du chiffre à l’hôpital, les budgets en baisse-rabot sans tenir compte des particularités locales, l’absence de moyens déplaçables, l’indigence relative de l’armée en renfort).

Les politiciens ont fait avant tout de la politique politicienne avant de faire une politique de la santé. Ils ont autorisé les élections municipales puis ont changé de cap drastiquement le soir-même en instituant le confinement. Les gens n’y ont pas cru vraiment et se sont retrouvés trop souvent dehors, certains partant même en vacances dans les résidences secondaires ! L’autorité – la vraie, churchillienne, gaullienne – a manqué à l’heure même où il en fallait une. L’autoritarisme des petits egos blessés, de la guerre des services, des parapluies hiérarchiques, s’est au contraire imposé plus que jamais.

L’imbécillité est manifeste : Merkel prend les Allemands pour des adultes, Macron prend les Français pour des gamins. Tout centraliser, tout ordonner, aboutit à ce que personne n’ose prendre une quelconque initiative : tous attendent des instructions, la hiérarchie tutélaire doit signer pour couvrir l’exécutant et cela prend du temps car le temps, comme le savoir, c’est le pouvoir. Donc rien ne se fait, qu’avec retards à tous les étages, efforts surhumains pour violer les procédures et les administratifs, récriminations en cascade, erreurs (ces respirateurs fabriqués par la Grande industrie française qui ne servent… quasiment à rien, étant inadaptés au traitement des atteints).

Ceux qui n’ont aucune initiative à prendre, qui n’y sont pas autorisés par les « spécialistes » ou les technocrates en haut d’échelle qui se croient dieux, en sont réduits à scruter les fautes des autres et à critiquer l’autorité. C’est le contraire en Allemagne, pays fédéral de länder où chacun est amené à se prendre en main. Les responsabilités sont réparties, la critique étalée, les oisifs qui jugent des travaux finis bien moins nombreux. Nos « régions » ne sont, à de rares exceptions près, que des circonscriptions administratives et économiques, pas des centres de culture ni de décision. C’est différent aussi aux Etats-Unis, où le président bouffon peut paonner autant qu’il veut à la télé, chaque Etat prend ses propres initiatives dans la responsabilité – et le clown peut toujours amuser la galerie. En France, on attend. Le bon vouloir, le bon plaisir, les ordres.

Le gouvernement autorise à sortir uniquement pour les courses, la santé, le chien, le jogging autour de chez soi (maxi 1 km et 1 h), mais pas pour autre chose. Et il a fallu un décret pour ça ! Même dans les rues désertes, les sentiers de montagne ou au bord de la mer, là où il n’y a personne, là où les gens peuvent être à plusieurs dizaines de mètres les uns des autres, c’est « interdit » ! Avec renfort d’hélicoptères et de drones pour ça (vous savez combien ça coûte, une heure d’hélicoptère ? Vous trouvez normal d’aller polluer les montagnes désertes avec le bruit et le pétrole du bourdon mécanisé ?). Mais égalitarisme oblige : tous pareils, j’veux voir qu’une tête ! Il ne faut pas que confinement rime avec vacances, il ne faut surtout rien perdre des habitudes de la schlague caporaliste et scolaire.

A chaque sortie, il faut imprimer, remplir et dater un bordereau agréé abscons que l’on trouve sur le site officiel, à présenter (de loin) aux flics (qui n’ont aucun masque ni gants de protection). Quelle nation paperassière ! A quoi cela sert-il de faire soi-même sa propre attestation de sortie ? Avec l’heure en plus ! Et pourquoi pas son propre arrêt-maladie ou son propre diplôme du bac tant qu’on y est ? Cela me rappelle les pensums de « lignes » à écrire pour punition de l’école primaire des années cinquante : vous me conjuguerez « je ne dois pas sortir sans raison » à tous les temps et à tous les modes. Mentalité de garde-chiourme : si c’est cela encore et toujours la citoyenneté vue par le gouvernement, cette l’éducation « nationale » pour adultes, je comprends que les bacheliers sortent du système aussi nuls et que les Français soient des veaux sous la mère !

Le travers caporaliste qui date des monastères, repris par les écoles, l’armée, l’industrie et l’administration républicaine, continue de sévir, renforcé par les instituteurs du soin qui assènent leurs vérités provisoires comme des oracles bibliques : les masques, ça sert à rien (et pis si) ; la chloroquine c’est nul (mais on ne sait jamais) ; fumer tue (mais semble protéger un peu) ; le gel hydroalcoolique est indispensable (mais le savon suffit) ; il faut une distance sociale d’un mètre (mais deux en Allemagne… qui s’en sort nettement mieux). Ils ne savent pas dire qu’ils ne savent pas ; ils ont l’autorité, donc ils savent tout : la légitimité remplace la connaissance.

Nous sommes dans la caricature in vivo (en live disent les incultes) des travers français. Là où chacun devrait répondre de ses actes en adulte responsable, citoyen et père de famille, c’est en France le règne des interdits et de la routine. Le prestige vaut mieux que l’enrichissement (réel ou personnel) ; le théâtre social est plus valorisé que l’efficacité ; la monarchie administrative peut tout, les élus rien. Personne ne fait grand-chose et ceux qui ne foutent rien passent leur temps à critiquer ceux qui osent. Evidemment, puisqu’ils ne sont responsabilisés en rien !

Retravailler ? Rouvrir les écoles ? Vous n’y pensez pas ! Mais les inégalités ? C’est pour les pauvres, tant pis pour les Grands Principes, moi je d’abord, personnellement. Elle est belle la « gauche » syndicale qui préfère sa pomme à sa morale. Comme d’habitude : tout dans la gueule, rien dans les muscles. Normal : ils assistent mais point ne participent ; ils critiquent car ce n’est point à eux de faire. Les responsables, c’est les autres, comme dans l’enfer de Sartre, à la mode gauche stalinienne ou les chiens sous Chirac : « vous ne faites que là où on vous dit de faire ».

Si la France est frondeuse, c’est qu’elle est creuse : l’Etat-c’est-moi je sais-tout en haut, infantiles irresponsables qui jugent et se moquent en bas. C’est le co-vide français.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Cronin, Le jardinier espagnol

Cronin fut médecin, ce qui lui a donné une sensibilité envers les autres et une vue éclairée des spécimens humains. Dans ce roman d’après-guerre, il met en scène un consul américain, Harrington Brande, nommé sur la Costa Brava dans la petite ville de San Jorge et son fils de 9 ans, Nicolas. Sa femme l’a quitté depuis six ans déjà ; elle est restée aux Etats-Unis où elle préfère travailler pauvrement que de dépendre de lui.

Car le consul est orgueilleux et imbu de lui-même. Protestant religieux de Nouvelle-Angleterre, il a tous les travers du puritain élu de Dieu qui se croit supérieur à tous. Si son mariage a été un échec, c’est parce que son épouse n’a pas reconnu son prestige et la valeur de ses conseils ; si sa carrière se passe de petites villes en petites villes sans jamais un poste à sa mesure, c’est qu’il est « suffisant » et doté d’un « colossal égoïsme », comme lui dit son supérieur à Madrid. Psychorigide, névrosé obsessionnel, il voue son existence à écrire une biographie de Nicolas Malebranche, philosophe et prêtre oratorien français qui allie Saint Augustin et Descartes en rationalisant la croyance en Dieu. Il a donné le prénom de son guide à son fils Nicolas.

Ce dernier est un enfant chétif et malportant parce qu’il le couve et le protège trop, régentant ses horaires, son climat et ses menus. Il lui voue un amour exclusif à cause de « cette soif ardente d’être aimé, tendrement, passionnément, exclusivement », comme il l’avoue à son psy, le manipulateur des mots Halévy, son seul « ami ». Harrington est seul par orgueil ; il entraîne dans la solitude son garçon qui est encore trop enfant pour s’en rendre compte, faute de mère, de grands-parents, d’amis ou de copains. La diplomatie fait déménager souvent et c’est le père qui donne ses leçons scolaires au fils.

Dans la villa espagnole louée pour le consul à l’écart de la ville, une cuisinière, Magdalena, et un homme à tout faire, Garcia, ne peuvent suffire ; il faut encore un jardinier pour entretenir et embellir le jardin qui s’étend alentour. Le consul engage José, jeune homme de 19 ans flanqué de multiples petites sœurs, d’une mère et d’un grand-père, mais soutien de famille. Nicolas, sur sa mine, spontanément lui sourit. Il va peu à peu, au fil des jours, s’en faire un véritable ami. Il jardine avec lui, ôte sa chemise comme lui, prend des muscles sur les conseils d’exercices de José, découvre le jeu populaire de pelote où le jeune homme excelle.

Il emmène son père sur la plazza assister à un match, que José gagne in extremis, électrisé par l’admiration du gamin. Mais cette amitié neuve déplaît au consul et père : il est jaloux et trouve trop populacière la promiscuité avec les gens du cru. Son orgueil égoïste ne peut supporter de partager l’amour, même si celui-ci est bien différent de l’amour filial. Car Nicolas, dans la naïveté de ses 9 ans, « aime d’amour » José, comme un grand frère, un mentor. Son père interdit désormais qu’ils se parlent mais Nicolas ne désobéit pas lorsqu’il décide de lui écrire. Et le papier de leurs échanges, qu’il fourre sous sa chemise pour le soustraire aux regards de Garcia et de son père, lui caresse la peau sensuellement ; c’est un peu du jeune homme, de son regard, de son sourire, tout contre lui.

Le soleil, la nature, le printemps, la jeunesse de José, font chanter son corps et exaltent son cœur sans qu’il perçoive autre chose que de la chaste amitié. Côté José, c’est un sentiment de protection et de pitié qui s’impose envers ce gamin qui pourrait être son petit frère et qu’il voit si solitaire, si malingre, si curieux de tout. L’admiration du petit pour sa silhouette élancée, le noueux de ses muscles, la nudité de son torse, son habileté au travail, son agilité à la pelote, le flatte. Il veut l’élever à lui, le faire grandir, le sortir de l’ombre froide de son père qui l’inhibe, le rabaisse et l’enferme. C’est ainsi que Nicolas découvre la santé, l’effort, l’initiative. José l’emmène pêcher la truite lors d’une absence de son père, conduit par Garcia. Jamais Nicolas n’a été aussi heureux.

Car un enfant apprend de la vie par tout son être. Comme Platon le disait au Banquet, les sensations qui rendent présent au monde et aux autres ouvrent aux passions qu’un guide permet de dominer. De la nature au naturel, il n’y a rien que de normal. C’est pourquoi annexer Nicolas au combat des homosexuels pour exister et se faire reconnaître est inadéquat : nul n’est « gai » à 9 ans. L’éveil des sens conduit au cœur et, par-là, à la raison ; la prière comme action de grâce vient de surcroît à ceux qui croient, mais la croyance, à 9 ans, est une emprise parentale plus qu’une foi venue de l’intérieur. José renverse la perspective de Harrington ou même de Garcia : au lieu de cultiver seulement l’esprit, cultiver d’abord le corps, le reste vient de soi.

Garcia le domestique, dont le lecteur apprendra vite qu’il est recherché (mollement) par la police de Franco pour meurtre et banditisme, aurait voulu impressionner Nicolas, le dompter en matamore en lui contant ses histoires de cruauté, mais c’est José le lumineux qui l’a devancé. Lorsque Nicolas rentre à la maison après la pêche au moulin de la cascade, Garcia est revenu d’avoir conduit le consul au train et a le vin mauvais. Il menace, brandit un couteau. Il effraie tant Nicolas que celui-ci, dès le lendemain, s’en ouvre à José : pas question de passer une nouvelle nuit d’angoisse dans la maison avec ce Garcia capable de tout. José l’invite chez lui, manger le ragout de sa mère, jouer aux cartes avec ses sœurs, dormir dans le même lit que lui.

Lorsque le père l’apprend à son retour plus tôt que prévu, il est furieux. Sa colère est soigneusement montée par un Garcia obséquieux qui jalouse la jeunesse de José et la préférence que lui montre le gamin. Le consul, qui s’est vu miroiter une promotion et qui rentre déçu de Madrid, imagine le pire à cause de la désobéissance de son fils. Il mande son psy pour venir l’analyser. Ce dernier, qui tient à conserver une si bonne pratique bourgeoise, s’empresse de tourner les mots du gamin dans un sens freudien tordu où la hantise puritaine de la sexualité a la plus grande part. Nicolas n’a que 9 ans mais le consul et père n’entend que ce qu’il veut croire. Mais accuser directement serait susciter le scandale et la honte aussi Garcia insinue que José a volé des boutons de manchettes – et le consul les retrouve opportunément dans la veste que le jeune homme a ôté pour travailler au jardin. José est arrêté, conduit en prison ; il sera jugé à Barcelone pour vol. Nicolas, désorienté, ne comprend pas.

Il comprend encore moins lorsqu’on lui apprend la mort de son ami, tombé du train par la faute de son père qui le surveillait de près, obsédé de le voir condamné, et l’a accroché par la veste lorsqu’il a voulu sauter pour s’évader. Désormais, Nicolas hait son père – ultime pirouette de la critique psychanalytique : tuer le père pour exister soi. Cet homme a détruit tout ce à quoi il tenait : la jeunesse, l’exemple, la liberté. Orgueilleux comme un dindon (que les puritains yankees fêtent ingénument chaque année le quatrième jeudi de novembre lors de Thanksgiving), le consul est vide et creux. Son prestige n’est que d’apparence : à l’intérieur, il n’est rien. Il est édifiant – et ironique, l’auteur n’en manque pas – que ses lectures du soir à l’enfant soient un atlas ornithologique où l’autruche, animal peureux mais qui, acculé, se défend bec et ongles ressemble au portrait du père en pied et plumes, et que la dernière soit sur le dindon, stupide et fat comme lui. Son grand œuvre sur Malebranche a été brûlé à l’état de manuscrit par un Garcia percé à jour qui s’est enfui avec bijoux et vêtements ; la confiance de son fils est définitivement ruinée par son acte cruel et injuste envers José ; son emprise sur lui s’effondre lorsque Nicolas manifeste le désir d’aller à l’école pour avoir des copains et à revoir sa mère ; la population de San Jorge ne supporte plus le consul, exigeant sa mutation. Jusqu’à sa femme qui se trouve prête à recevoir son fils grandi à bientôt 11 ans à la fin du roman, elle qui l’a délaissé durant sept ans.

A force de macérations et de contraintes, le puritanisme engendre la haine et la méchanceté : il détruit de l’intérieur. C’est ce que veut l’Eglise en ses extrémismes, elle qui conchie le monde ici-bas au profit de l’au-delà paradisiaque (dit-elle) du Seigneur éternel – mais ce n’est pas vivable. Et Nicolas, qui a obscurément senti l’ouverture de la cage par l’exemple sain et humain de José, s’y engouffre sans pitié. « La morue empaillée », comme le disait Garcia du consul, n’a plus que la position du martyr à faire valoir à son orgueil. Être victime quand on n’a pas de talent vous pose – c’est toujours valable dans notre misérable actualité.

Un film a été tiré de ce roman tragique et caustique, Le Jardinier espagnol (The Spanish Gardener) réalisé par un anglais, Philip Leacock, en 1956. Mais le livre est plus fort, les images dénaturent l’évolution psychologique de l’enfant.

Archibald Joseph Cronin, Le jardinier espagnol (The Spanish Gardener), 1950, Livre de poche 1971, occasion €1.13

DVD The Spanish Gardener, Philip Leacock, 1956, avec Dirk Bogarde, Michael Hordern, Cyril Cusack, Bernard Lee, Rosalie Crutchley, (en anglais), 1h32, €21.00

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008

AgoraVox le vendredi 27 mars 2009

Noirs, ils le sont doublement, ces Carnets d’auteur : physiquement parce qu’ils sont de moleskine entourée d’un élastique, le tout tenant en poche ; littérairement parce qu’ils présentent la face sombre d’une existence inapte au bonheur, perpétuellement décalée, amère à la Cioran. Inapte au bonheur parce que cet état est installation durable dans le tiède et la sécurité – mais pas inapte à la joie, qui est toute d’instant, irradiant au plus profond de l’être. Carpe diem est la devise de cet épicurien contemporain qui préfère Lucrèce, Horace et l’abbé de Saint-Cyran, entre autres, à mainte littérature du temps. Matzneff est tourmenté, du côté de Pascal plutôt que de Descartes, de Nietzsche plutôt que de Kant, de Bakounine plutôt que de Lénine, bien plus anarchiste libertaire que partisan de l’État bourgeois.

Or la société a changé. La jeunesse soixante-huit a pris 40 ans, le baby-boum s’est étiolé en papy-boum et la liberté est désormais contrainte par la frilosité de l’âge. Le libertinage adolescent, casanovesque et Renaissance, qui a refleuri dans les années 70 après les années 20, se casse les dents sur le SIDA, la xénophobie et le protectionnisme. Matzneff a surfé sur la vague libertaire, il s’est obstiné à publier le journal de ses conquêtes – souvent de moins de 16 ans – mais avec 20 ans d’écart. C’était louable pour les personnes, dont ne subsistaient que le prénom et l’initiale ; c’était en complet décalage avec le social, travaillé d’ordre moral et de sécurité. L’archange Gabriel s’est vu affublé de pieds fourchus, surveillé d’avocats par ses ex et par la police des mœurs, ostracisé par le marigot lâche et les jalousies du très étroit milieu littéraire. Pourquoi ne pas carrément user de la fiction romanesque, laissant le Journal reposer pour le futur ? Son précédent Carnet, évoquant 1988, ressassait ses caracoles de la cinquantaine avec des lycéennes. Gallimard, avec la tartufferie de règle dans les élites parisiennes, a laissé traîner les corrections, d’où le Gallimatias ; il a fait s’abattre un vol de juristes pour veiller au politiquement correct, d’où le Gallimatois. Échec inévitable du livre, répétitif, dissimulé, presque vide. L’auteur déclare que l’existence est faite de répétitions – certes ! mais une œuvre n’est pas un copié-collé – elle exige un style, et le style, c’est un choix qui tranche. L’auteur déclare aussi que Désir n’a point de loi, comment donc croire à la subite « sagesse » 1988 de ses amours ? Etait-ce l’angoisse de la cinquantaine ? Toujours est-il qu’agir ado lorsqu’on a l’âge d’être grand-père, libertiner comme à 20 ans quand on en a plus du double, et ce dans une société qui est devenue hystérique de Salut moral et de frileux comportements – voilà qui passait mal.

Loin de cette impasse d’hier, les Carnets Noirs 2007-2008 chez un éditeur moins bureaucratisé ont la fraîcheur de l’adéquation. L’auteur accuse son âge, restreint ses amours, beaucoup moins mécaniques, il se donne le temps d’observer, de sentir et de penser. Rattrapé par ses 70 ans bien sonnés, il ne captive plus les lycéennes et ses maîtresses ont désormais la correction d’afficher la trentaine ou la quarantaine. Bien loin des frasques contemporaines à la Catherine Millet ou des partouzes à la Houellebecq, Matzneff apparaît désormais plus proche d’un Philippe Sollers, en moins pontifiant. La période toute récente qu’il raconte le rend plus familier, mieux ancré dans la réalité d’époque avec internet, téléphone mobile et blogs. Le littéraire qu’il est adopte d’ailleurs des mots charmant pour ces nouveautés TIC : émile pour e-mail, telefonino pour mobile. Il ne voyage plus lointain comme dans les années 70-90 mais tout près, en Belgique, au Maroc, en Italie surtout dont il a appris la langue. La musique des mots s’infiltre dans son français, lui donnant saveur nouvelle. Il évoque toujours ses amours féminins, ses dîners avec Untel et sa précieuse santé (jusqu’à trois chiffres après la virgule pour son poids au jour le jour !), mais ces aspects concrets, ancrés dans la réalité vivante, sont entrelardés de réflexions sur les livres qu’il lit, les articles de journaux auxquels il réagit, les paroles des messes orthodoxes qu’il médite. Tout cela fait écho à sa culture classique et nous ravit. Ces Carnets Noirs sont bien meilleurs que les précédents, fors ceux de ses premières années. Ils transmettent un style, nous entraînent dans un univers d’auteur – ce qui est vraie littérature.

Gabriel Matzneff reste égotiste, anarchiste, tourmenté. Mais ce ne sont là qu’étiquettes car ce sont les passions et les tourments qui font la littérature : l’homme heureux n’a pas d’histoire. « Ce mixte d’indifférence et d’hostilité… Je ne pense pas qu’il y ait un seul écrivain français vivant qui soit autant tenu à l’écart que je le suis » (23 avril 2007). C’est pour cette phrase que j’ai envie de parler de Matzneff sur ce blog. J’avais, en son temps (1981), aimé Ivre du vin perdu (indisponible sauf occasion à 200€), l’une de ses meilleures œuvres à ce jour, à mon goût, avec Les lèvres menteuses et Boulevard Saint-Germain (ces deux toujours disponibles). Ma copine de fac, Dominique M., prof à l’université de R. (ainsi qu’on écrit en Gallimatois) l’aimait beaucoup elle aussi. De même que Philippe Sollers, qui s’était fendu d’un article dans Le Monde sur ce « libertin métaphysique ». Et Mylène Farmer, dit-on ! Cette joie de vivre, cette légèreté de pensée, cette ivresse des sens qui conduisaient aux idées saisissantes, étaient en phase avec l’époque optimiste, avec les utopies libertaires issues de mai 68 portée par l’espoir politique de la gauche au pouvoir. La gauche, pas la social-démocratie tiède toujours prête à se coucher devant le premier homme fort venu. Matzneff a aimé la grandeur de Gaulle, apprécié Mitterrand ; il n’a que révulsion, en revanche, pour « la Royal », « cette quakeresse, sortie tout droit des ligues puritaines américaines, sotte, sectaire et méchante » (20 avril 2007). Il a voté Bayrou aux présidentielles, puis blanc, Sarkozy ayant « tonné contre l’hédonisme, l’esprit de jouissance avec des accents rappelant (…) les paladins de la Révolution nationale qui, sous l’occupation allemande, expliquaient que si la France avait perdu la guerre c’était la faute d’André Gide et d’autres artistes sulfureux pourrisseurs de notre belle jeunesse » (2 mai 2007). C’est pour ce genre de remarque que Matzneff nous séduit : « Sans cette liberté absolue, de refus de faux devoirs, cette victorieuse allergie aux corvées de l’arrivisme, cette indifférence au ‘status symbol’, je n’écrirais pas les livres que j’écris, je n’aurais pas la vie amoureuse qui est la mienne » (14 mai 2008).

Il parle très bien des femmes, de la psychologie du sexe, aimant à sauter sans mollir du plume à la plume. Il note fort justement « cette maladie spécifiquement féminine qu’est la réécriture, la réduction du passé » (17 mai 2008). Or la société ne se contente pas de vieillir, ses valeurs se féminisent : voilà qui explique en partie pourquoi les galipettes joyeuses des adolescentes années 70 sont aujourd’hui niées par les mêmes, comme si elles n’avaient jamais eu lieu. « Dieu merci, je n’ai pas eu dans ma vie que des renégates, des truqueuses, des petites-bourgeoises superficielles et oublieuses ; j’ai eu aussi des femmes au cœur généreux et tendre, qui dans leur âge adulte ne se croient pas obligées de calomnier leur premier amour, d’avoir honte du poète qu’elles ont, à l’aurore de leur vie amoureuse, passionnément aimé » (8 septembre 2008). Tartuffe ne gagne jamais tout à fait, malgré les intégristes, les ayatollahs et les ligues de vertu. Pourquoi cacher ce sein que je ne saurais voir, s’il est joli et créé ainsi ? La turpitude n’est-elle pas plutôt dans le regard ?

C’est pourquoi Matzneff, descendant de comte russe blanc, préfère tant l’orthodoxie : « Le catholicisme semble avoir irrémédiablement réduit la sublime folie de l’Incarnation, de l’Esprit qui se fait chair, à un catalogue de quéquettes interdites (…) Plus que jamais, j’ai conscience que seule une bonne théologie de la liberté, c’est-à-dire une bonne théologie du Saint-Esprit, pourrait délivrer l’Église romaine de la tentation moralisatrice, de l’obsession sexuelle » (27 juillet 2008). Tentation qui a contaminé les laïcs ! « Les intellos franchouillards y vont eux aussi très fort : les ‘droits de l’homme’, c’est leur spécialité. Hier c’était au gouvernement russe qu’ils expliquaient doctement ce qu’il convenait de faire. Aujourd’hui, Jeux olympiques obligent, c’est au gouvernement chinois. Le grotesque de ces perpétuels donneurs de leçons (droite libérale et gauche caviar confondues) me fortifie dans la satisfaction de n’être pas un Français pur sucre, dans le bonheur d’être un métèque. Né et grandi en France, c’est sans nul doute à mon sang russe que je dois d’être immunisé contre cette maladie française de la vanité, de la suffisance, de la ridicule prétention à morigéner les autres nations » (8 août 2008). Convenons que « milieu » aurait été plus adéquat que « sang » mais l’idée y est bonne. Elle motive une vision non anglo-saxonne du monde réjouissante et pleine de bon sens, notamment sur la Palestine (p.310, 504, 506), la Syrie, la Géorgie… En politique comme en amour, Matzneff a « horreur de la coercition, seule me captive la réciprocité, le plaisir de l’autre est à mes yeux aussi important que le mien » (16 mai 2008).

« Venere, Baccho et Sol invictus (Vénus, Bacchus et le Soleil invaincu) sont les trois divinités les plus importantes de mon Olympe personnel » (28 mars 2007). Je n’ai pour ma part ni les mœurs ni le genre de vie de l’auteur, mais par quel mystère apprécier une lecture forcerait à en imiter l’auteur ? Lecteurs de romans policiers, devenez-vous meurtriers ? « Nous devons au contraire nous opiniâtrer à demeurer celui que nous sommes, à persévérer dans notre singularité. Si mes carnets noirs présentent un intérêt humain (…) c’est que de la première à la dernière page on y voit vivre un homme en proie à lui-même et à ses passions » (28 septembre 2008). Il y aurait beaucoup à citer et à commenter mais, pour cette invitation à se découvrir tel qu’on est, dans la lignée de Montaigne, pour sa langue fluide, classique et inventive, pour le plaisir de lecture érudite et primesautière qu’il nous donne, lisez donc ce gros livre – il incite à bien vivre. Pourquoi bouder notre plaisir ?

Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, éd. Léo Scheer, mars 2009, 513 pages

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares

C’est un essai très intéressant sur la représentation de l’Autre dans l’histoire occidentale que nous livre Roger-Pol Droit. Bien qu’un peu verbeux et parfois délayé, l’auteur répétant plusieurs fois la même chose en des mots différents, le propos est clair et édifiant : le barbare est le repoussoir de toutes nos hantises, l’Etranger absolu, l’inhumain amoral – mais aussi celui qui nous constitue. Le mot n’est pas prononcé mais le lecteur songe au phénomène du Bouc émissaire.

« L’imaginaire collectif » p.20 permet de constituer sa propre identité par opposition à un inverse négatif. Sans barbare, pas de civilisé ; sans barbarie, pas d’humanisme ; sans discipline, le barbare qui est en nous ressurgit, primaire et sauvage. Ces trois parties se constituent historiquement.

Tout commence chez Homère dans l’Iliade, au chant 2 vers 867. Mais seul le terme « barbare » figure ; les Grecs n’ont aucun mot pour désigner « la barbarie ». Le barbare est celui qui parle mal le grec. Il n’est donc pas le non-Grec, irréductiblement étranger, mais le frustre. Le terme va progressivement passer du seul parler grossier (« ceux qui font br br ») aux mœurs grossières, avant de prendre le sens d’ennemi : les Perses pour les Grecs, les Germains pour les Romains. Mais attention ! Perses et Germains ne sont ni des sauvages ni des sous-hommes : ils ont des vertus – elles ne sont simplement ni grecques ni romaines – mais surtout on leur fait la guerre. Si la figure du philosophe représente en Grèce antique l’ultime perfection de l’idéal d’éducation, mettant la raison aux commandes des passions et des instincts : le barbare est son opposé. La guerre psychologique va donc opposer culture et barbarie.  Le barbare « parle, mais mal. Il pense, mais à côté. Il vit, mais dominé » p.47. Il est confus, embrouillé, soumis au tyran. Il n’est pas « net », comme Apollon qui tranche ; il n’a de rapport au vrai que biaisé (comme Donald Trump).

Le philosophe, selon les Grecs, « est un homme de la mesure, de l’équilibre, de la domination de soi. La vie sous la conduite de la raison se nomme toujours tempérance, juste mesure. (…) Il incarne nécessairement le règne de la limite. (…) Limite des désirs, des appétits, des vengeances ou des châtiments. Limite des espoirs ou des aliments, la mesure est partout » p.51. Le barbare, c’est l’inverse. Il est constamment dans l’excès, anarchique, impulsif, émotif, incontrôlable, capable de toutes les transgressions sexuelles. Il est hors-limites, hors la « loi » qui meut l’univers comme la cité et chacun. Il n’est donc pas « libre » puisque dominé par sa sauvagerie : « De même qu’il ne se fait pas bien comprendre, et qu’il ne comprend pas bien, faute de se servir de la langue selon l’ordre, de même qu’il n’entend pas comment parlent la réalité et l’organisation du monde, le barbare ne se comprend pas lui-même » p.54 (comme les « 400 mots » des banlieues). Isocrate pense qu’on se civilise par l’éducation et « qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous » p.86. Pas de racisme donc, mais de la méritocratie – comme aujourd’hui.

C’est Aristote qui va faire dériver le terme vers la « bestialité ». Pour lui, est barbare celui qui éventre les mères, fait rôtir les bébés, mange habituellement sa viande crue (non cuisinée), baise quiconque et partout sans souci de l’inceste ni du viol, tue et vole sans foi ni loi. Il est donc une sorte d’animal non doué de raison, asservi à ses instincts primaires. Chez Plotin, le barbare est le non gréco-romain : le brut, le non raffiné, le naturel, avec l’idée d’un retour à la source de l’énergie vitale et de la morale saine. L’hellénisme tardif fera de ces traits une vertu en préférant chamanes et prophètes aux philosophes, comme par suicide culturel, préparant la venue du christianisme et l’effondrement de l’empire romain comme de la culture gréco-latine. Peut-être sommes-nous proches d’une telle inversion de civilisation ?

Chez l’apôtre Paul, plus de barbares : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » p.163. En bref, l’universalisme égalitariste aboutit au « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme à l’abolition de toutes les différences accusées d’être des « inégalités » : différences de sexes, de mœurs, de couleur, de situation. Le christianisme valorise la « faiblesse » via la pitié qui est la plus haute vertu, sur l’exemple du Dieu-fait-homme crucifié pour les autres. Les nouveaux barbares sont non seulement ceux qui ne se convertissent pas à la religion d’amour, mais aussi ceux qui sont durs de cœurs, incapables de pardonner, adeptes de la force (et du viol, disent les féministes contemporaines). Le mâle, Blanc, cultivé et vigoureux se trouve aujourd’hui sur la sellette comme le pater familias romain d’hier, sage instruit, esprit sain dans un corps sain. Il faut dire que la chute de l’empire et les éjaculations successives de hordes venues de l’est qui tuent, pillent, violent, raptent, brûlent et détruisent tout sur leur passage, faisant la guerre pour la jouissance de la guerre, paraissent l’incarnation du Diable, appelant l’Apocalypse. Le barbare est, chez les clercs, surtout l’inhumain bestial dont le summum sera représenté par les Huns. Ce furent le surnom que les Poilus donnèrent aux Allemands durant la Première guerre…

A la fin de l’empire, « l’idée de barbarie commence à être pensée comme une donnée d’ordre physiologique. La cruauté est affaire de race, la violence et l’insensibilité deviennent des traits génétiques ». Dès lors, « La race civilisante se trouverait menacée d’abâtardissement, de métissage et de corruption biologique par l’arrivée des races porteuses de l’inculture ou d’une sorte de férocité biologique » p.187. Ce sera la croyance des Nazis comme des islamistes radicaux, c’est aujourd’hui la rhétorique de Trump sur les « rats » et sur la menace latino, c’est la hantise de l’Europe centrale en situation de vortex démographique via l’effondrement des naissances et l’émigration des jeunes.

Ce n’était pas le cas au Moyen-Âge, où les musulmans étaient combattus car non-chrétiens adeptes d’une religion faussée, mais admirés pour leur stratégie guerrière, le luxe de leur existence et la noblesse de leurs sentiments. Ils étaient des ennemis, pas des « barbares » ; ils deviendront « barbaresques » lorsqu’ils adopteront des comportements de pirates sans merci, massacrant, violant et razziant des jeunes pour les vendre comme esclaves du sexe et du travail, castrant les plus beaux mâles pour en faire des janissaires. La « mission » des chrétiens devient alors de les édifier pour les sauver de la barbarie. Chez Thomas d’Aquin, le non-chrétien est bestial par manque d’éducation et les Gog et Magog de la Bible sont des repoussoirs. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Maximilien 1er, mis en exergue par Jean d’Ormesson, assimilera pour des siècles Allemands et barbares ; cela perdure plus ou moins de nos jours contre « la Commission européenne » assimilée au droit du plus fort de la première économie de la zone.

Pour l’humaniste allemand Konrad Celtis, qui édite la Germanie de Tacite en 1500, les barbares sont régénérateurs de la civilisation. Tacite fait des Germains un mythe de vertu incarnée et de vie naturelle, opposés aux Romains de la décadence. Il sera suivi par Montaigne qui fait des « bons sauvages » des sages comme nous, par Rousseau qui fait de « la société » la source de tous les maux, puis par le romantisme qui préfère le rêve et l’imaginaire à la réalité et à la science, avant que ce mythe ne soit « racialisé » par les philosophes allemands à la fin du XIXe pour exalter une « race aryenne » dont ils retrouvent les racines « pures » en Inde ancienne. Leibniz pointera une forme de barbarie propre à la civilisation même : l’excès de rationalisme qui étouffe la sensibilité, l’érudition qui masque la nature ; Vico parlera d’hypertrophie de la logique au détriment de l’observation.

Mais les Lumières, puis la Révolution française, replaceront la « raison » en premier, déclareront les hommes « libres et égaux en droits ». La colonisation à mission civilisatrice sera encouragée au siècle suivant pour éduquer les « sauvages » et leur apporter la vraie religion. Ce fut la première mondialisation, qui sera reprise au XXe siècle par l’économie et « l’aide au développement », voire jusqu’à l’imposition de « la démocratie ».

Les « barbares » deviendront dès lors autres. Ils seront populaires et politiques lors des insurrections des « classes dangereuses » (Canuts 1831, Républicains 1848, Commune 1871). Ils seront romantiques avec la régénération de Michelet puis les mythes wagnériens, la vie naturelle écologique et dénudée des Wandervögel et des scouts de Baden Powell. Ils seront en chacun avec la « pulsion de mort » de Freud, tapie au tréfond de notre âme, en lutte avec « l’Eros civilisateur ». « Ce qui caractérise la représentation des Modernes, c’est que le civilisé peut toujours, soudainement, se transformer en barbare » p.260. Il existe d’ailleurs une « pathologie de l’universel » : l’Inquisition, la Terreur, le goulag, la Shoah, les Khmers rouges, le Rwanda… Quand le sentiment d’une fin de l’histoire pour cause de Vérité révélée rencontre la puissance du désir de Pureté, la liberté diminue et la civilisation régresse.

Intervient alors ce que Roger-Pol Droit nomme en Europe le « sens de l’attente ». Puisque la barbarie est en chacun et peut se révéler à tout moment à l’aide circonstances favorables, puisque le monde est désormais fini et globalisé, engendrant une conscience universelle de la « planète Terre », il n’existe plus de peuple repoussoir. Mais demeure la crainte de voir ressurgir barbares et barbarie ici ou là, venue de l’intérieur ou des frontières abolies. Cette anxiété rend frileux et, en même temps, passif. « Lorsqu’ils seront là, les barbares vont prendre le pouvoir, exercer l’autorité, commander, légiférer. Il ne s’agit nullement de leur résister mais de se préparer à recevoir des maîtres, bientôt présents, et qui vont gouverner. (…) C’est comme un soulagement qu’on attend d’eux » p.264. Cavafy, Coetzee, mettent en scène cette attente qui libère de la responsabilité de décider. Elle est une démission d’énergie, une « décadence » de la culture, la préparation à une « collaboration » active. Avant-hier les Nazis, hier les Soviétiques, aujourd’hui Daech ou Trump.

L’auteur conclut sur les représentations actuelles (en 2007) du barbare. Il est « nulle part » selon Lévi-Strauss qui en fait une construction sociale. « Partout » rétorque le philosophe Michel Henry pour qui la rationalité hypertrophiée des savants et des technocrates réduit au seul mesurable le savoir, faisant fi de la sensibilité. En « nous seuls » dit Edgar Morin, traumatisé par la Shoah, qui confond barbarie et toute forme de domination, en Occident disent les islamistes radicaux qui dénoncent l’impiété. « Fiers de l’être » disent Hitler et Staline, les skinheads, le gang des barbares, Daech et tous les nihilistes (Viva la muerte !).

« Ôtez les barbares, vous ôtez la conscience d’être civilisé. (…) Se construire des barbares, les entretenir avec constance et méthode, cela garantissait que la brutalité était de leur côté, non de celui de la civilisation » p.289. Ce pourquoi il nous faut bien désigner les barbares : pas question de relativiser, d’excuser, de nier : le barbare est nécessaire pour se constituer en humanité. Car tout n’est pas permis : « un homme, ça s’empêche ! » s’exclamait le père d’Albert Camus devant l’un de ses compagnons, égorgé par des racistes arabes haineux.

Quand il n’existe ni frontières, ni limites, ni identité, la violence est partout. Quand il n’est pas de loi, l’homme est un loup pour l’homme (même si c’est faire injure à ces animaux hiérarchiques). Les barbares sont l’inverse de la bonne norme humaine et ils incitent par leur mauvais exemple à inventer la civilisation.

Les barbares du futur, selon l’auteur, ne seront-ils pas ceux qui voudront « tuer le hasard » par la technologie ? Les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, la surveillance sociale généralisée, la traque aux déviances permises par les technologies de l’information et de la communisation, mais aussi les crimes de bureau que sont les règlements étroits, le jargon administratif, le storytelling commercial et politique, les « vérités alternatives » alias fakes news, ne suscitent-elles pas une nouvelle barbarie contre laquelle il faut sans cesse établir des garde-fous ?

Un livre très stimulant.

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, 2007, Odile Jacob, €28.90 e-book Kindle €28.99

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le Dalaï lama parle de Jésus

Ce livre est né d’une rencontre entre chrétiens et bouddhistes en Angleterre en 1994. Ce qui me frappe le plus est le contraste entre la verbosité des religieux chrétiens et la concision du dalaï-lama bouddhiste. Il pratique merveilleusement la douceur, la clarté et le rire, trois qualités oubliées de l’Eglise, confite depuis trop longtemps dans le rigorisme, l’abscons et le déplorable sérieux. La rencontre visait à obtenir son commentaire sur certains textes « importants » des Évangiles – importants pour les chrétiens.

Le dalaï-lama commence par rappeler que le bouddhisme ne reconnaît ni créateur ni sauveur personnel. En revanche, « je crois que le but de toutes les grandes traditions religieuses n’est pas de construire de grands temples à l’extérieur, mais de créer des temples de bonté et de compassion à l’intérieur, dans nos cœurs » p.32. Contre les fastes catholiques (combien de divisions ?) et la volonté de pouvoir des protestants, il rappelle les origines morales de la religion, dégagée du siècle et des superstitions. Il rejoint en cela les grandes pages du stoïcisme ou des Messieurs de Port-Royal. « La pratique religieuse vise en priorité à une transformation intérieure du pratiquant, à le faire passer d’un état d’esprit indiscipliné, rebelle, dispersé, à un état qui soit discipliné, dompté et équilibré » p.33.

En Occident, nous avons la lecture des grands auteurs ; en Orient, on préfère pratiquer la méditation. Cela vise à canaliser l’énergie mentale. Nul n’attend le Messie mais prend son destin en main pour se sauver lui-même en suivant la Voie. L’unité de l’être exige que l’on fasse servir l’émotion à la raison et réciproquement : « la compassion est un type d’émotion qui détient un potentiel de développement (…), s’appuie solidement sur la raison et l’expérience (…). Ce qui se passe alors est une jonction de l’intellect et du cœur » p.42.

Pour le dalaï-lama, tous les êtres humains participent de la même nature divine et « il n’existe pas d’être humain qui n’ait rien à voir avec votre vie » p.74. Nul être ne peut laisser indifférent. Les ignorer par égocentrisme, laisser surgir des émotions fluctuantes distinguant entre amis et ennemis, nuisent non seulement aux autres mais aussi à soi-même. « On s’aperçoit que les attitudes, les émotions et les états d’esprit sains comme la compassion, la tolérance et le pardon, sont fortement liés à la santé physique et au bien-être. Ils augmentent le bien-être physique, tandis que les attitudes et les émotions négatives ou malsaines comme la colère, la haine, les états d’esprit perturbés, minent la santé physique » p.48. Ces prétextes sont très chrétiens mais avec un souci réaliste de considérer l’humain comme un esprit et un cœur, indissolublement dépendants d’un corps. Mens sana in corpore sano. Pratiquer la morale fait du bien et l’on aimerait que les chrétiens méprisent moins le corps.

Les démons sont, selon le dalaï-lama, non ces êtres métaphysiques en guerre contre le Dieu créateur, mais ces impulsions négatives au fond de chacun d’entre nous. La pratique de la méditation aide justement à maîtriser la conscience afin d’obtenir une connaissance claire du monde, donc à adopter une attitude sage ou « juste » (dans le sens de la note de musique, qui est dans le ton). L’idéal est d’entrer en harmonie avec l’univers qui nous entoure.

Mais pas d’idéalisme naïf : on ne « tend pas l’autre joue » comme cela. Il est licite d’utiliser la force pour contraindre si on l’estime vraiment nécessaire. Ici encore, le réalisme l’emporte, ce qui rend si vivants les propos du dalaï-lama. « Même quand la motivation de l’auteur de l’acte est pure et positive, si l’on a recours à la violence, il est très difficile d’en prévoir les conséquences. Pour cette raison, il est toujours préférable d’éviter une situation exigeant d’avoir recours à la violence. Néanmoins, si vous vous trouvez placés dans une situation qui exige manifestement d’agir par la force pour vous défendre, il est impératif de répondre de manière appropriée. Dans ce contexte, il est important de comprendre que la tolérance et la patience n’impliquent pas de se soumettre ou de céder à l’injustice. La tolérance, dans son sens véritable, devient une réponse délibérée de votre part à une situation qui normalement appellerait une forte réponse émotionnelle négative comme la colère ou la haine » p.122. Le bouddhisme se traduit autant dans ces propos du dalaï-lama que dans les préceptes du guerrier samouraï : la violence de l’ego ne résout rien, prendre le comportement requis et ajusté aux circonstances est ce qu’il faut. L’état d’esprit courageux évite d’être trop affecté par l’incident pour maîtriser au mieux la situation.

Tentation permanente du chrétien, la rédemption passe-t-elle par la souffrance ? Non, répond le dalaï-lama. Il est faux de croire qu’il serait bon de souffrir. Le but de notre existence est de chercher le bonheur. « Cependant, comme les épreuves et les peines font naturellement parti de l’existence, il est capital d’avoir à leur égard un point de vue qui nous permette de les aborder de manière réaliste » p.52. Je reconnais là un stoïcisme actif.

Quant aux rites, ils ne sont pas indispensables mais aident à créer une atmosphère favorable à l’éveil  spirituel. Sans dimension intérieure, ils ne sont qu’un simple cérémonial. « La foi vous conduit à un état plus élevé d’existence, conclut le dalaï-lama, tandis que la raison et l’analyse vous mènent à la libération complète (…). La foi doit être fondée sur la raison et la compréhension (…). C’est pourquoi nous voyons le Bouddha, dans ses propres écritures, admonester ses adeptes qui acceptent ses paroles simplement par vénération pour sa personne » p.128. Le bouddhisme m’apparaît plus réaliste et mieux en phase avec les gens ordinaires, moins accaparé par le pouvoir que le christianisme.

Le Dalaï lama parle de Jésus, 1999, J’ai lu 2008, 314 pages, €6.80

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,