Grèce

Âme des Grecs antiques

« En terrain grec, c’est la philosophie qui se préoccupe de l’âme, non la théologie qui est cette partie de la mythologie qui concerne les dieux », écrit Reynal Sorel. C’est donc un sujet physique, terrestre, qui appartient à l’humain.

Chez Homère, la psukhê n’est rien hors du corps, seulement fumée. Quand le corps est privé de psukhê, il s’effondre. Ce qui n’est pas forcément la mort, mais un évanouissement, une syncope, un coma. Ainsi, Andromaque s’évanouit-elle à l’annonce de la mort d’Hector. Ainsi Sarpédon s’évanouit-il lorsque Péladon lui extrait à vif une pique fichée dans la cuisse. La psukhê est une force de consistance mais pas de conscience. Elle anime le corps et les forces de vie dans la machine. L’âme n’a rien de divin mais tout d’humain.

C’est le Ve siècle grec avant qui a développé l’idée inconnue d’Homère de ce retour de l’homme à l’éther. Cette région éthérée du ciel est le lumineux absolu. Or, si les âmes des défunts montent vers ce lieu divin, c’est qu’elles sont autant d’étincelles de l’éther immortel, dit Euripide. Alors l’âme participe de l’immortalité des dieux. Il s’agit d’une modification radicale de conception. L’âme comme marque de faculté de discernement humaine, proche de celle des dieux mais à niveau inférieur. Cela permet aux vivants de comprendre les événements et de délibérer intérieurement. S’il y a persistance d’une conscience après la mort, alors l’âme s’intellectualise. Mais elle n’est toujours pas spiritualisée.

Cette étape suivante vient avec la tradition orphique et avec le philosophe Platon. L’âme immortelle devient ce que nous considérons comme une âme divine. Pour la tradition orphique, elle avait une double origine divine, titanesque et dionysiaque. Les Titans ont démembré et dévoré Dionysos. Ils ont été foudroyés par Zeus et se sont consumés alors en une suie d’où est apparu l’homme, à la fois contaminé par une pulsion meurtrière et tenaillé par une pureté dont son âme conserve le souvenir. Il a donc une âme immortelle à deux faces. La première prompte à la démesure issue des Titans, l’autre victime et pure, issue de Dionysos. « Le défunt qui a suivi le genre de vie orphique pourra enfin trouver le chemin menant aux saintes prairies de Perséphone. (…) Quant à l’âme impure, toujours soumise à la pulsion de démesure titanesque, toujours satisfaite de verser le sang (…), elle se trouve plongée dans le cycle infernal des réincarnations qui sont autant d’épreuves pour enfin tendre vers la pureté par l’ascèse orphique »

C’est avec Platon que la logique s’impose : si une âme est immortelle, alors il faut en prendre soin et tourner son esprit vers le souverain Bien et Beau, le Vrai accessible par la raison. L’âme se moralise et Platon conçoit l’existence de jugements et de châtiments à subir lorsqu’elle sera affranchie de son corps. Pour lui, l’homme est immortel et indestructible. Son âme peut prendre le divin pour spectacle et pour aliment, se débarrassant ainsi de l’humaine misère (Phédon). À la mort, l’âme se sépare du corps.

On le voit, la tradition grecque est passée du corps physique à l’âme immatérielle ; de la finitude des chairs pourrissant sous la terre à l’étincelle qui subsiste dans l’éther. Les dieux n’ont pas d’âme puisqu’ils sont immortels. Ce sont les hommes qui ont inventé le chemin vers eux, avec les Orphiques, avec Platon, avec Aristote et ses trois âmes successives : le végétatif de la plante, le sensitif de l’animal, l’âme intellective de l’homme. Il faudra encore du temps jusqu’à saint Augustin.

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Ambroisie nourrit les dieux païens

Les humains sont mortels et les dieux immortels ; l’ambroisie sert de médiatrice entre les deux. Elle est « nourriture » en ce qu’elle est nécessaire aux dieux pour ne pas rester léthargiques, dans le kôma ; elle est nécessaire aux hommes pour croire aux dieux. « L’ambroisie est une invention humaine pour exprimer le fantasme d’un privilège divin (celui d’une absolue différenciation, d’une perpétuelle mise à distance de la mort). Elle souligne du même coup la duperie d’un tel espoir en mettant dos à dos ces dieux qui ne se suffisent pas à eux mêmes et ces humains sur lesquels les tentatives d’immortalisation restent vaines », écrit Sorel.

Privé d’ambroisie, un dieu païen ne meurt pas – puisqu’il est par essence immortel. Mais, selon la Théogonie d’Hésiode, si le dieu ne se nourrit pas d’ambroisie ou de nectar, « il reste gisant sans haleine et sans voix sur un lit de tapis : une torpeur cruelle l’enveloppe. » Car un dieu est à l’état originel inconsistant. Pour sortir de cette période d’évanescence, il lui faut un apport extérieur qui le tire de là : c’est l’ambroisie. Ainsi, le jeune Apollon est-il nourri de la fleur du nectar et de l’ambroisie et non pas du sein maternel de Léto. De même, Hermès, qui doit restaurer ses forces immortelles en consommant nectar et ambroisie afin de délivrer le message de Zeus à Calypso pour rendre Ulysse à son destin de mortel.

L’ambroisie est un succédané de l’allaitement. Mais les déesses ne sont pas de chair, elles n’ont pas de lait, et il faut inventer le nectar et l’ambroisie comme mythe. « Jamais un dieu n’a d’être par lui-même. Seul, il est sans vigueur, sans efficace. Son plein éclat est inféodé à cette obligation de consommation. La fumée sacrificielle adressée par les hommes aux Olympiens est aussi indispensable aux dieux que l’ambroisie. » Autrement dit, les dieux ne valent que si l’on croit en eux. Mais l’ambroisie ne rend pas immortel pour autant ; elle n’est qu’un accessoire des immortels. « Appliquer à des corps mortels, l’ambroisie n’a qu’une et une seule fonction, celle de préserver une apparence de fraîcheur à ce qui est voué à la décomposition. »

Inutile de se demander si l’ambroisie est une huile parfumée ou un miel sauvage. Rien de physique : il s’agit d’un produit mythique qui indique d’une part la reconnaissance que les dieux sont inconsistants et, d’autre part, la conscience triste de la condition réservée aux humains. « Les dieux sont spontanément fragiles au cœur de la conscience humaine : celle ci n’étant que conscience de sa mort, elle se doit de soutenir les dieux pour pouvoir croire », conclut Sorel. Mourir est inéluctable aux humains, mais leur croyance en l’existence des dieux leur permet d’espérer que l’immortalité puisse exister. C’est bien plus humble et plus réaliste que de « croire » aveuglément à un Père de l’univers qui fait tout, qui sait tout, qui peut tout. Et qui, manifestement, s’en fout.

Pour un mortel, l’immortalité relative consiste dans le souvenir qu’il laisse dans l’histoire. La permanence dans la mémoire des vivants de celle du défunt est ce qui est immortel chez les humains. Juste une trace. Ainsi Platon et Alexandre le Grand sont encore immortels, tout comme César et Napoléon, Churchill et le général De Gaulle. Et malheureusement Staline, Hitler et Mao. Pas sûr que Donald Trump ou Olivier Faure aient droit à l’immortalité du souvenir.

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Dieux grecs ambivalents

Autant, le Dieu du Livre commande, autant les dieux grecs sont ambivalents. « Les dieux peuvent rendre fou l’homme le plus sage, tout comme ils savent inspirer la sagesse au moins raisonnable », dit l’Odyssée au chant 23. Car une même divinité égare ou conseille, libère l’esprit ou enchaîne dans la folie ; elle envoie la maladie et peut guérir. C’est ainsi que Déméter nourrit les mortels, mais peut aussi les affamer en retenant le grain en son sein ; que Dionysos libère les femmes autant qu’il les rend follement dépendantes et criminelles ; qu’Apollon est le dieu de la purification, mais que ses flèches peuvent semer la peste.

Les dieux sont donc écarteurs du mal ou destructeurs. Pourquoi ? « Une divinité a toujours des dispositions envers les mortels, mais ceux-ci éprouvent des difficultés de discernement à cause de leur incapacité à connaître leur attente », dit Sorel. Les hommes n’ont pas connaissance de ce que veulent les dieux. C’est pourquoi « l‘ambivalence est une manifestation divine, tandis que l’ambiguïté est une réception humaine. » Aux hommes d’avoir l’attitude pieuse qui est celle de la crainte envers les dieux. Il s’agit non pas de se soumettre à l’Absolu comme les musulmans, ni de redouter l’Enfer comme les catholiques, mais d’une prudence des Grecs, une sagesse humaine. « Les dieux sont ambivalents parce qu’ils prennent plaisir aux hommages des humains… qu’ils se complaisent à laisser dans l’incertitude ». Reste que les humains et les dieux sont des êtres à part entière, non subordonnés les uns aux autres. Les dieux sont immortels, les humains mortels est la principale différence.

Pour comprendre cette relation des hommes aux dieux, le mythe d’Hermès est fondamental. Le dieu Hermès indique le chemin, toute son activité tend vers les échanges. Mais il a aussi fabriqué le mal envoyé aux hommes par tous les Olympiens avec Pandora, la première femme. C’est elle qui a ouverte la fameuse « boîte de Pandore », d’où tous les maux se sont échappés. Pandora est mensonges, paroles séduisantes et manières trompeuses, selon Hésiode. Le dieu Hermès, qui l’a créée, est au creux du double sens et de l’énigme : il peut diriger ou égarer le voyageur, mais il reste le compagnon des hommes parce qu’il préside aux échanges et favorise les contacts. Or tout contact est un risque, tout « deal » peut être une Tromperie.

« Hermès assume absolument son origine d’être issu de la parfaite jonction de polarités : né de l’union du céleste (Zeus l’Olympien) et du souterrain (Maia, filled’Atlas, logée dans une caverne) ». Il est la vertu d’intelligence des Grecs, celle de la ruse d’Ulysse. Il connaît toutes les formules pour abuser. La parole a toujours double sens, vraie ou fausse ; pour Hermès, elle peut même être l’absence de mots. Quand nous disons « un ange passe » (en général à 20 et moins 20, selon un film connu), le Grec antique dit « Hermès passe ». Car le dieu est médiateur de sens. Les échanges sont toujours ambivalence, mais Hermès indique les chemins. Il est le dieu de tous ceux qui cherchent.

Selon Eschyle : « en fait l’ambivalence divine est une chance pour l’homme qui peut toujours espérer son aspect bienveillant ». L’ambivalence des dieux reste le moindre mal, au contraire du Dieu unique jaloux, Pater familias impérieux, qui veut être obéi dans ses Commandements sans laisser aucune alternative à l’humain – sinon c’est « péché », qui sera « puni ».

Toute la différence entre un monde humain concret, qui accepte les dieux mais s’en méfie, et un monde spirituel abstrait, où la soumission est requise sans ergoter, au nom du Grand Dessein.

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Mythe des Amazones

Dans le Dictionnaire du Paganisme grec de Reynal Sorel que je lis article après article tant il est dense, les Amazones occupent une place de choix. Ces femmes guerrières, qui adorent le dieu Arès, sont l’antithèse même du mâle hellène de la cité civilisée. Car Arès est un fou furieux, un dieu sans esprit, à la tête pleine de vent et le cœur de fureur : la sauvagerie des instincts à l’état brut.

Les Amazones forment une société de femmes qui laisse les hommes aux marges ; ce sont des sauvages, déséquilibrées par l’absence de la reconnaissance de leur complément ; une humanité encore primitive. Elles ne sont guerrières, selon le mythe, que durant qu’elles sont vierges. C’est l’équivalent de l’éphébie, où les jeunes doivent s’entraîner et combattre avant de se ranger vers 30 ans, puis de s’accoupler pour produire une descendance. Il est dit que les Amazones vont pour cela enlever des mâles dans les peuplades voisines, et qu’elles leurs donnent les bébés garçons, ne gardant pour elles que les filles. Nombre de lesbiennes aujourd’hui font de même, niant l’autre sexe, la nécessaire harmonie des contraires.

L’ordre de la civilisation hellène va d’ailleurs faire disparaître cette aberration de l’histoire. Thésée, poursuivi par elles après en avoir enlevé une, va les battre à plate couture avec son armée de jeunes mâles disciplinés, liés entre eux et entraînés. Héraklès, déjà, les avaient affrontées, comme Bellérophon. Ces filles, qui vivent au nord de la mer Noire, sont en retard de civilisation : elles adorent Arès, un dieu archaïque et sans raison, « l’abruti de la famille olympienne » selon l’auteur, alors que les Hellènes adorent plutôt Athéna. Deux façons de faire la guerre : l’une sauvage et permanente avec Arès l’insatiable, l’autre réfléchie et protectrice avec Athéna. Quant à Artémis, la chasseresse, les Amazones honorent sa version exigeant le sacrifice de captifs étrangers, selon Euripide. En bref, des barbares carnassières. Une analogie avec Poutine se présente à l’esprit : point d’Athéna chez ce mafieux et sa clique de criminels de guerre, mais la fureur de faire mal et d’enlever de la descendance, sans souci d’harmonie à long terme.

En vainquant les Amazones, dans le même geste les Hellènes ont vaincu l’animalité féminine et la sauvagerie de l’étranger barbare. C’est ce que montre la sculpture classique du Ve siècle. Arès, c’est la guerre pour elle-même alors qu’elle n’est pas une fin en soi, ce qu’elles ne comprennent pas. Elles s’autodétruisent donc sous les coups de boutoir de la civilisation, comme peut-être la Russie le fait au nord de la mer Noire aujourd’hui.

« Le thème des Amazones est certainement le terrain de schéma d’inversion, de repoussoir et de transgression, mais ce champ offre aussi une formidable construction du paganisme, capable de tisser des légendes entre elles, de les relier à des dieux dont il assume autant la croyance en leur finalité et universalité que celle de supposer leur épuisement, et donc leur finitude, pour s’expliquer une des aberrations de l’histoire. » Les femmes Amazones, dont un texte hippocratique dit qu’elles se tranchaient un sein pour mieux tirer à l’arc ou pour lancer le javelot, sont reconnues vaillantes et courageuses… mais chez les barbares. Face aux Grecs civilisés et disciplinés, elles sont défaites et se soumettent – comme toute sauvagerie est vouée à reculer devant toute civilisation. Pour que la Russie s’en sorte, il ne faut pas qu’elle prenne la voie du sauvage, mais celle de l’humain. Quant à « la » civilisation, elle peut en inventer sa version, si elle ne veut pas se croire « humiliée » de copier celle des autres – les Chinois l’ont fait, pourquoi les Russes poutiniens en sont-ils incapables ?

« Il y a trop d’inversions, de subversions, de transgressions, toutes formatées au millimètre de l’échelle de la mentalité grecque pour admettre l’historicité du peuple des Amazones. Les Grecs l’ont certainement tenu pour réel, dès lors, et seulement dès lors, que cet anti-modèle de femmes-hommes est condamné à disparaître devant la discipline hoplitique et le ‘genre de vie’ hellène », conclut Reynal Sorel. L’Amazone était un bouc émissaire de tout ce qu’il fallait bannir de la cité : la sauvagerie, l’indiscipline, la fureur de la guerre pour la guerre, la négation de l’autre sexe.

Le mythe des filles sauvages rejoint celui des enfants sauvages : ils sont formatés pour la chasse, individualistes et sans limites. Rien à voir avec les véritables femmes guerrières, attestées dans l’histoire chez les Germains et les Vikings, sans parler de certaines tribus afghanes et de l’armée israélienne. Seul Trompe et sa bande de réactionnaires les voient d’un mauvais œil dans l’armée.

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Âge d’or

L’âge d’or, ce rêve des conservateurs qui veulent « revenir à », date des Grecs antiques. Reynal Sorel en fait une entrée dans son Dictionnaire. En fait, c’est une expression d’Ovide dans les Métamorphoses. Les Grecs parlent plutôt d’une « race d’or » ou du règne de Kronos. Cela désigne un genre de vie des humains périssables avant l’avènement de l’ordre de l’Olympe instauré par Zeus.

Selon Hésiode, l’historien de la religion grecque, la castration d’Ouranos est la condition de l’âge d’or. Kronos, son fils, a castré son père Ouranos qui ne cessait de copuler avec Gaïa sans permettre à ses descendants de voir le jour. Une fois castré, Ouranos s’éloigne définitivement de Gaïa, faisant lui le ciel et elle la terre. Kronos entame alors son règne dans un monde déplié.

Kronos est le dieu qui nie la génération en castrant son père, et la reproduction en avalant sa propre progéniture avec sa sœur Rhea, les futurs Olympiens. C’est le pouvoir brut qui se prend à fabriquer lui-même la première race d’homme périssable pour avoir matière à offrandes. Car la disparition de l’univers est toujours là sous la forme d’un couple issu de la nuit primordiale, Thanatos et Hypnos. Ces puissances ne peuvent rester vaines et inactives, d’où la nécessité des êtres périssables pour leur assurer du travail. Ces mortels, ce sont des hommes vivant comme des dieux. C’est-à-dire dans un temps suspendu. Ces préhumains succombent néanmoins au sommeil avant de renaître jusqu’à avoir épuisé leur stock de possibles. Ils vivent dans une nature qui produit sans cesse et sans problème. Kronos n’a pas fabriqué de véritables humains, mais seulement des asexués voués à périr.

Zeus va détrôner son père par ruse et le refouler dans l’obscurité brumeuse du Tartare. Fin de l’âge d’or. Introduction de la race des femmes, invention olympienne qui instaure l’âge de la nécessité de se nourrir soi et l’autre, mais également de se reproduire sexuellement. Platon, dans le Politique s’intéresse au genre de vie de l’ancienne humanité sous le règne de Kronos. Selon lui, il n’y avait point de constitution et point de de femmes ni d’enfants. Tous montaient du sein de la terre pour prendre vie et trouver une végétation toujours spontanée et généreuse pour leur permettre de vivre comblé, nus et a l’air libre. Mais Kronos parque les mortels en troupeaux régentés par des pasteurs divins. C’est ainsi que les hommes parlaient avec les bêtes.

Cet âge d’or du règne de Kronos semble a priori souhaitable : abondance de végétaux qui comble le moindre besoin, prise en charge des vivants répartis en troupeaux par des pasteurs divins. Aucune nécessité : ni celle de travailler, ni celle de se protéger, ni celle de se reproduire. Ce fut l’idéal du communisme soviétique – avant les dures réalités. Mais l’âge d’or vit dans l’absence : de mémoire, d’autonomie, de savoir-faire, de descendance. Aucun usage n’est fait de la partie rationnelle de l’âme : ce n’est pas un genre de vie au sens grec, mais une vie sans accomplissement – végétative. Ainsi la Russie issue de l’URSS a stagné depuis trente ans, à l’inverse de la Chine communiste, qui a pris son essor depuis trente ans. C’est que l’une a usé de pure obéissance, et l’autre d’intelligence.

Ce pourquoi Platon revient à la fin de sa vie sur le règne de Kronos comme mythe. Il évoque une forme d’autorité et d’administration particulièrement heureuse qui peut servir de modèle aux cités aujourd’hui. La nature incomplète de l’homme l’empêche de régner en maître absolu toutes les affaires humaines sans se gonfler de démesure et d’injustice. On le voit aisément avec Poutine (et Trompe). Kronos donne pour chefs des êtres d’une race supérieure aux hommes. Et aujourd’hui ? Sous le règne de Zeus, ce sont les humains qui dirigent les cités et nous devrions imiter Kronos pour faire des Meilleurs et des plus intelligents les dirigeants de nos troupeaux nationaux. Ce n’est pas toujours le cas, et la démocratie a ses inconvénients : on note la revanche envieuse des populistes attisée par Mélenchon, le faux bon sens populaire du RN incapable de nuances, la haine des hillbillies, ces ploucs des collines vantés par JD Vance.

Le mythe de la vie sous Kronos, l’âge d’or, est exemplaire.

Pour les revanchards conservateurs, tel Poutine, il s’agit de retrouver un moment historique de puissance et de stabilité sous un despote éclairé – comme les cochons d’Orwell.

Pour l’intelligence après Platon, il s’agit de s’affranchir de toute passion en se soumettant à ce qu’il y a d’immortel en nous. En surmontant la technique, l’internet, l’IA – et leurs dérives.

Bien sûr, l’âge d’or est un mythe. Une source d’enseignement pour les Grecs. Mais l’âge d’or n’est pas un âge humain. C’est à nous d’en tirer des leçons pour notre temps.

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Adresses aux dieux grecs

Un Grec antique s’adresse aux dieux comme un homme – autrement dit comme un citoyen libre qui prie et demande, mais qui aussi reproche et invectives. Les dieux sont immortels, mais n’existeraient pas sans les mortels. Car le sacré, pour les Antiques, est ambivalent, ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. Pas de « Père » éternel qui protège ses « enfants » contre le Mal, l’ange déchu, le Diable, mais chaque dieu et déesse bonne ou mauvaise, selon les circonstances.

On invoque les dieux pour savoir l’avenir : faut-il combattre ; pour faire une promesse : jurer devant un dieu engage l’humain ; pour insister : la réponse donnée n’a-t-elle pas changé ; pour offrir un sacrifice : se priver de vin ou de nourriture en faveur des dieux (qui ne boivent ni ne mangent au sens physique) pour manifester une parole de déférence. « Ni entièrement bon, ni entièrement mauvais, un dieu peut s’offrir aux sollicitudes des mortels quand ceux ci savent s’y prendre à force d’adresses gestuelles ou rhétoriques. » L’attitude des Européens face à Trump est de ce type. Mais faire de ce bouffon un dieu est quand même assez risible. C’est que nous n’avons pas pris les mesures nécessaires pour acquérir la puissance, nous laissant mener par l’impérialisme protecteur yankee… jusqu’à sa remise en cause par l’égoïsme sacré. Et les dieux ne sont pas toujours favorables. « Quand Achille, les yeux dans les cieux, répand le vin à terre pour la victoire et le retour de Patrocle envoyé au combat, Zeus accueille favorablement la première adresse, mais refuse la seconde », dit l’auteur.

Alors on invective les dieux, dont la conception de la justice est parfois incohérente. Le poète Théogonis, le tragédien Euripide, le comédien Aristophane, n’hésitent pas à mettre dans la bouche de leurs acteurs et actrices leur indignation envers les dieux. Iphigénie, sacrifiée aux vents sur injonction d’Artémis trouve cela absurde, c’est faire des dieux des méchants. N’avons-nous pas la même attitude envers le dieu Trompe ? C’est que les dieux ne sont pas « Dieu », le Père tonnant autoritaire des Juifs ; les dieux grecs sont des alliés ou des adversaires, des exemples ou des empêcheurs, des êtres supérieurs. Ils ne sont pas incommensurablement distants des humains.

« La cité s’adresse aux dieux pour garantir son ordre ; l’individu, pour revendiquer ses doléances ». Ambivalence de l’invocation provocation. Les humains s’adressent aux dieux comme à des êtres d’égale dignité. Chacun son royaume, mortel pour les humains, immortel pour les dieux – mais une même terre pour les deux. « Les Hellènes de l’époque classique ne s’emmurent pas dans un silence propice à la divinisation d’un mortel : ils s’adressent directement aux dieux, sans génuflexion, pour leur demander de toujours reconsidérer leur justice vis-à-vis de ceux qui les font exister : les mortels. Comme le souligne Burckert, on ne dit pas « mon dieu » en grec ancien. »

Dans l’Odyssée, Zeus réplique en mettant en cause les humains. Ce sont « eux, en vérité, [qui] par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort » (Odyssée I 32-34). Et c’est bien vrai : se défausser de ses propres turpitudes sur « les dieux » ou « les autres », ne renvoie qu’à nos propres manques. A l’illusion de tout savoir sur tout, d’avoir le seul raisonnement juste, de n’écouter personne. Les séries policières sont pleines de ces « commandantes » femmes, soucieuses avant tout de s’imposer parmi les hommes, qui n’en font qu’à leur tête, persuadées d’avoir raison seules contre tout le monde. L’homme faisant de même (comme James Bond) n’est plus illustré depuis des années. La fiction fait que parfois ça marche, en rattrapage acrobatique peu convaincant. Mais, dans le réel, ce comportement névrotique est nuisible. Qu’il soit promu à la télé est un signe des temps.

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Les dieux grecs sont pour la vie

La pensée grecque antique est profonde et peu connue ; moins pratique que la romaine, mais plus aboutie en réflexion. Reynal Sorel, docteur en philosophie de Paris IV, l’étudie en détail dans son Dictionnaire du paganisme grec, paru en 2015, dont je vais chroniquer à mesure certains articles. Aujourd’hui : Abandon des dieux.

Ainsi, « les dieux » grecs sont une essence supérieure d’êtres, pas de ceux avec qui l’on communie. S’ils sont immortels, ils se méfient de la mort, qui n’est pas leur destin. Ils s’éloignent donc des humains devenus cadavres, même s’ils ont lié amitié avec les mortels durant leur vie, comme Apollon abandonne Admeste et Hector, ou Artémis son bien-aimé Hippolyte. De même, les dieux abandonnent l’homme décrépit : c’est son destin, pas le leur. A chacun sa destinée : les uns doivent être malheureux, les autres heureux.

Donc les dieux ne sont pas des hommes ; ils ne sont pas compatissants parce que ce n’est pas leur rôle. Ils restent impassibles à la destinée des mortels.

En revanche, ils célèbrent comme les humains la vie jaillissante, la jeunesse, l’action, la lumière. Ils élèvent au rang de héros – de demi-dieux – les humains qui poussent leur destinée au maximum de ses possibles. La vie est inaltérable, et seuls les dieux en jouissent pour l’éternité. Ils donnent l’exemple aux humains de ce qu’est un être supérieur. Ils ne sont pas « meilleurs » que les hommes, ils connaissent la colère, le désir, la jalousie, la vengeance – mais ils restent ancré dans la vie et pour la vie.

Bien loin du dieu chrétien représenté agonisant sur une croix, le corps souffrant, tout son message appelant à l’au-delà. Pour les Grecs, il ne s’agit pas de délaisser la vie ici-bas – au contraire, elle est la seule que l’on aura jamais. Ni réincarnation, ni banquet éternel auprès d’un Père, ni fusion dans un Tout éternel : la vie est unique et éphémère. C’est ainsi.

Ce pourquoi on ne célèbre pas la mort, comme les chrétiens le font, avec leur faste et leur austère mépris de cette vie-ci. La mort vient, à son heure, comme elle doit. Antigone n’attend rien des dieux et obéit à sa morale transcendante, à laquelle les dieux mêmes sont soumis : la norme, le destin, ce qui doit être accompli.

Seuls les humains meurent – seuls. Aucun dieu pour les consoler, il n’en est pas besoin. Quiconque naît se condamne à mourir, c’est la loi universelle. Le seul paradis est le souvenir qu’on laisse : vivant avec les enfants, moral par son exemple plus ou moins imparfait, spirituel par ses écrits. Ce pourquoi vivre est si important, célébrer la santé, la vigueur, l’enthousiasme.

Une belle leçon de paganisme.

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Homère, L’Odyssée

Je relis pour la Xème fois l’Odyssée d’Homère. Cela m’arrive périodiquement depuis mon enfance.

Il y a bien dans Homère une matière historique, du XVIe au VIIIe siècle avant notre ère, mais brouillée par une manière poétique de la dire. L’œuvre d’Homère témoigne d’une mémoire partagée et assumée pendant de longs siècles. Elle permet cependant de se faire une bonne idée de la mentalité grecque antique du VIIIe siècle avant, le dernier état de la tradition orale.

Les héros homériques sont au cœur de l’éducation grecque, offrant des modèles de comportement et de valeurs aux jeunes citoyens.

Ulysse est prudent et rusé, son fils Télémaque prudent et filialement dévoué. La norme de l’homme est la raison raisonnable, la réflexion avant l’action. « Le mieux est toujours dans la juste mesure », dit Ménélas au chant XV, 58–97. C’est l’usage avisé du système 2 de Kahneman, psychologue prix Nobel d’économie : la pensée lente, l’intelligence analytique qui va au-delà de la première impression et de la réaction passionnelle ou pensée rapide du système 1.

Tout ce qui est vantardise ou excès est puni par les dieux, par exemple le pillage des villes où la capture des bœufs d’Hélios pour les faire rôtir. La tempérance et la mesure, appelées respect des dieux, est ce qui est requis.

Et chacun sa place, l’homme est public, la femme tient la maison. Les jeunes écoutent les aînés qui admirent leur fraîcheur, leur vigueur et leur courage. Rien de plus émouvant que l’âge du premier duvet pour le garçon, une promesse de beau mâle dès 13 ans. C’est ainsi qu’Hermès prend cette apparence pour guider Ulysse. « Hermès (…) sous les traits d’un jeune homme qui a son premier duvet et la grâce charmante de cet âge » est-il dit au chant X ,266–309. A société masculine, homoérotisme assumé.

À l’homme le courage, à la femme la fidélité, elle qui est soupçonnée de succomber trop volontiers au désir irrépressible de son vagin. Mais Pénélope n’est pas Clytemnestre, ni Nausicaa Hélène. Pénélope – que le poète de l’Odyssée célèbre comme la gestionnaire avisée de la maisonnée – n’est pas une cruche : elle n’hésite pas à duper son époux Ulysse lorsqu’il revient vingt ans après, pour mieux le reconnaître.

En relisant l’Odyssée, je me rends compte que seulement 10 chants sur 24 concernent les fameux voyages d’Ulysse, ceux qui sont les plus présents dans les mémoires et la culture. 6 chants concernent Télémaque le fils, 7 chants la vengeance contre les prétendants. Ce pourquoi l’Odyssée était un poème éducatif car tout y est : l’intelligence et la ruse, le courage et la fidélité, la transmission et l’action.

Comme Télémaque, 19 ans, encore éphèbe et pas encore adulte, j’ai quitté Pylos, aujourd’hui Navarin, où le jeune homme a débarqué depuis Ithaque pour prendre des nouvelles de son père. Il a rejoint Nestor en son palais, que j’ai aussi visité, à quelques 17 km du port. J’ai pu voir l’entrée où à dormi Télémaque avec le fils aîné de Nestor, le mégaron où il a été reçu, les réserves à vin, à blé et huile dans les amphores incluses dans les banquettes sur le côté. « Sur un lit de sangles, Nestor, le vieux conducteur de char, couchait Télémaque, fils du divin Ulysse, sous le portique à l’écho sonore. Près de lui il laissait l’adroit lancier, Pisistrate, chef de guerriers, celui de ses enfants qui, n’étant pas encore marié, restait dans son manoir » chant III, 397–440. Camaraderie de classe d’âge, comme dans les chambrées ; mais nos adolescents pratiquaient aussi ce compagnonnage du lit récemment, en tout bien tout honneur. Je ne sais si la phobie catho-islamique de la chair n’a pas désormais condamné ces pratiques amicales, depuis que le conservatisme exacerbé par la radicalité frileuse a pris le dessus.

Même si l’Odyssée est mythique, un poème embelli et enrichi par des générations de bardes, il est plaisant de constater de visu le lieu où est allé le jeune Télémaque.

Au musée de Delphes, un buste de Télémaque en jeune homme équilibré physiquement, signe probable d’un équilibre mental selon les rapports d’harmonie de l’art grec. Qu’est-il devenu après l’Odyssée ?

Homère, L’Odyssée, VIIIe siècle avant, Garnier-Flammarion GF 2017, 528 pages, €4,40, e-book Kindle €3,99

Homère, Iliade et Odyssée, Gallimard Pléiade 2008

Homère, Iliade et Odyssée, Laffont Bouquins 1995, 777 pages, €28,00

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Olympie antique en 2024

Le site grec antique où ont été créé les fameux Jeux se visite toujours. Il est en ruines mais conservé et étudié. Je l’ai revisité au mois de la chèvre (mêêêê !). Il y fait chaud et le soleil brûle, bronzant les athlètes nus au cuir rendu épais, comme nos garçons, par les entraînements.

Les épreuves n’étaient autorisées que pour les mâles parlant grec, aussi bien pour concourir que pour y assister (ce qui excluait les femmes et les barbares). Des épreuves existaient pour les enfants et les adolescents comme pour les adultes. Les Jeux étaient dédiés aux dieux et étaient donc une cérémonie religieuse – visant à « relier » les hommes aux dieux et célébrer l’amour de la vie, l’être ensemble et les valeurs de la cite : piété, courage et beauté (tout le contraire de nos compétitions où fric et nationalisme se mêlent à l’envi). Et l’on raconte que, parce qu’une femme, fille, sœur et mère de champions olympiques s’était déguisée en homme pour voir concourir son fils, il a été décidé que tous les spectateurs mâles devaient assister nus aux compétitions, comme les athlètes.

Il n’est pas certain que la nudité ait été totale, certains parlent d’une sorte de suspensoir pour les parties, mais le mythe veut que le nu ait été une valeur athénienne et spartiate. Il était nature et transparence, en ligne avec l’égalité démocratique et avec la discipline militaire. Il était aussi orgueil du corps sain, présenté tel quel aux dieux. Lesquels n’y étaient pas insensibles, si l’on en croit le nombre de déesses séduites par des mortels ou de dieux, charmés par jeunes filles et jeunes garçons bien charnels – à commencer par le plus grand, Zeus, qui aima successivement Danaé, Alcmène, Léda, Sémélé, Léto, Europe, Ganymède, Euphorion…

Le temple d’Héra, sœur et épouse de Zeus, est le premier édifice dorique connu du Péloponnèse bâti vers -600. Il comprenait un pronaos, une cella et un opisthodome ; la cella était divisée en trois nefs dans le sens de la longueur par deux colonnades de huit colonnes. Elle abritait les statues de culte de Zeus et d’Héra dont les jeunes filles remplaçaient le péplos tous les quatre ans par un neuf qu’elles avaient brodé. Le temple abritait divers objets symboliques : dans la cella le « disque d’Iphitos » gravé du texte de la trêve sacrée, la table chryséléphantine (d’or et d’ivoire) réalisée par Colotès, un élève de Phidias, sur laquelle on plaçait les couronnes préparées pour les vainqueurs des jeux et l’Hermès de Praxitèle ; dans l’opisthodome, Pausanias décrit le coffre de Cypsélos, chryséléphantin aussi, orné de nombreuses scènes mythologiques. Il semble qu’à l’époque romaine le temple ait plus été une sorte de musée qu’un lieu de culte. C’est ici que, devant le temple, l’autel consacré à la déesse sert encore pour l’allumage de la flamme olympique.

Le temple de Zeus Olympien, de style dorique, est colossal avec ses 64,2 m de long et 24,6 m de large. Il fut érigé entre 470 et 456 avant et a subi plusieurs catastrophes, un incendie volontaire vers 426 après, un tremblement de terre un siècle plus tard, une inondation qui l’a recouvert d’une couche d’alluvions. Le fronton Est représentait la course de chars entre Pélops et Oenomaos, le fronton Ouest la bataille des Lapithes contre les Centaures. Douze métopes situées aux extrémités supérieures des porches intérieurs représentaient les douze travaux d’Héraclès (fils de Zeus et fondateur des Jeux olympiques). Ce grand temple de Zeus, pourtant imposant, n’a pas fait l’objet d’une anastylose (remontage des pierres écroulées), bien que des restes de colonnes et de linteaux gisent encore sur le sol.

Il abritait l’une des sept anciennes merveilles du monde, la statue chryséléphantine de Zeus, abondamment décrite par Pausanias. Cette statue fut sculptée par l’atelier de Phidias vers -440 -430. Elle mesurait 12,75 m de haut ; le corps était fait d’ivoire, les cheveux, la barbe, les sandales, et la draperie, en or. Le trône était d’ébène et d’ivoire. Par vénération pour le sculpteur, l’atelier fut conservé jusqu’au Ve siècle après. Ses dimensions, 32 m × 14,5, sont exactement celle de la cella du temple. Il fut ensuite transformé en basilique chrétienne – ce pourquoi il n’a pas été détruit… On le visite encore aujourd’hui, ce qui est plutôt émouvant.

L’ensemble du sanctuaire (temples et bâtiments, y compris gymnase et stade) était dédié à Zeus, sous l’égide duquel se tenaient des Jeux d’Olympie. Ils avaient lieu tous les quatre ans, à partir de 776 avant, date de la paix entre Lycurgue, roi et législateur de Sparte, et le roi Iphitos d’Élide (région d’Olympie). Au moment de ces Jeux, on estime à plus de 40 000 le nombre de personnes présentes sur le site (athlètes, spectateurs, marchands, artisans, poètes, sculpteurs et architectes). La dernière célébration des Jeux antiques a eu lieu en 393 après, année où l’empereur Théodose 1er, sur l’insistance de l’évêque de Milan Ambroise, ordonne l’abandon des rites et des lieux de culte païens… Les monuments seront détruits à la suite de l’édit de Théodose II en 426 pour que s’installe une petite communauté de chrétiens.

Le stade était, dans l’antiquité, entouré de bois d’oliviers. Il est aujourd’hui vide, et toujours gardé par un cerbère femelle qui siffle dès qu’un touriste fait quelque chose « considéré comme » inconvenant, ainsi courir sur le stade ou s’asseoir sur une pierre à l’entrée ! Nous nous posons sur la pelouse bien au-delà de la piste pour écouter le guide. Ce stade est le quatrième construit à Olympie et remonte au Ve siècle avant. Les athlètes, les juges et les prêtres accédaient au stade par la crypte, un étroit couloir de 32 mètres, aménagée au IIIe siècle avant. À l’entrée Est se dressaient les statues des divinités Tyché et Némésis. Les spectateurs passaient par les talus. Le stade mesure 212,54 mètres de long sur 28,50 mètres de large. La piste spécifiquement (le « dromos »), entre la ligne de départ (« aphésis ») à l’est et celle d’arrivée (« terma ») à l’ouest, symbolisée par une bande de pierre, mesure 600 pieds (le pied d’Olympie est de 32,04 cm ) soit 192,24 mètres de long. Toute la piste est entourée d’une rigole qui reliait de petites cuvettes destinées à recueillir les eaux pluviales qui descendaient des talus.

La palestre montre sa double rangée de colonnes érigées. Elle remonte au IIIe siècle avant et a le même plan carré qu’un gymnase, en plus petit. Les athlètes s’y entraînaient à la lutte et au saut. Autour de l’espace central, les portiques étaient organisés en petites pièces où les athlètes nus se préparaient, s’oignaient d’huile pour la lutte, et s’entretenaient avec leur entraîneur. Les petites pièces des angles est et ouest sont des bains. La palestre est séparée du gymnase par un propylée de style corinthien datant du IIe siècle avant.

Le gymnase remonte à l’époque hellénistique. Les athlètes y pratiquaient les sports nécessitant de la place dont le javelot, le disque et la course. Il est constitué d’un grand espace rectangulaire central à ciel ouvert (120 m sur 200 m) bordé de portiques doriques.

Les Grecs s’exerçaient aux jeux pour révéler leurs talents. Ils devaient, pour être de bons citoyens de leur cité, se montrer de bons soldats, physiquement forts et moralement solides. Le corps et l’esprit sont entraînés en même temps, l’un reflétant l’autre dans l’harmonie antique. Ils se dépassaient lors des compétitions en l’honneur des dieux, comme pour les approcher, sinon les égaler. Les jeux gymniques avaient lieu une fois tous les quatre ans à Olympie, mais quatre autres centres organisaient des jeux panhelléniques en alternance avec Olympie : Delphes, l’Isthme de Corinthe, Némée. Olympie était le plus prestigieux.

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Maurice Sartre, Histoires grecques

Le pouvoir grec a duré mille ans, comme le romain, et perdure sous-jacent à notre culture. En témoignent ces 43 petites études rassemblées par un grand historien à la retraite, classées par la chronologie. Prenant prétexte d’une découverte, monnaie, inscription, statue, ou fragment de texte classique, l’auteur plonge dans la civilisation même et évoque un univers qui nous gouverne encore. C’est passionné et érudit, rigoureux et amoureux. Le curieux comme l’historien y trouvent leur provende parce que l’on y parle du passé mais aussi du présent.

Ainsi le droit de saisie des biens des étrangers par le pays dont un membre était en litige avec eux rappelle la politique de Trump faisant payer des « amendes » pour infractions extraterritoriales aux entreprises européennes, comme les menées de l’Iran qui « retient » des pétroliers dans le détroit. « Dans le traité aristotélicien de l’Economique, l’auteur mentionne comment la cité de Chalcédoine, pour se procurer des ressources, exerça un droit de saisie sur tous les navires qui franchissaient le Bosphore et qui appartenaient à un citoyen d’une cité avec laquelle l’un quelconque de ses citoyens avait un conflit d’affaires » chap.15. L’auteur note que ce droit du plus fort est considéré comme archaïque en 370 avant notre ère déjà, et que des accords étaient signés pour éviter ces désagréments dans les échanges. Trump les foule aux pieds dans son égoïsme de gros paon fier d’étaler son pouvoir.

Ainsi la tuerie des hilotes en 424 avant, selon le bon vouloir de la cité et des éphèbes en initiation à Sparte, rappelle le sort des Juifs sous le nazisme. L’histoire ne se répète jamais mais elle bégaie car l’humain reste le même, n’évoluant que sur des millénaires. « Le ‘mépris des hilotes’ constitue l’un des piliers idéologiques de la société spartiate (…) Il maintient les hilotes dans la crainte, voire la terreur de leurs maîtres : celui qui se distingue de quelque manière que ce soit risque la mort, donnée notamment par les cryptes lors de leur initiation. Mais il contribue aussi à l’éducation morale, politique et physique des jeunes, qui trouvent chez les hilotes l’image inverse de l’idéal à atteindre. (…) Enfin (il) contribue à établir la distance nécessaire entre deux groupes de même origine, mais dont l’un domine l’autre à tout jamais » chap.13. Chacun peut aisément remplacer hilote par Juif sous le nazisme ou l’islamisme, ou par Arabe ou immigré pour les extrémistes ou poutinistes. La technique idéologique du bouc émissaire garde de belles perspectives.

Ainsi encore de la démagogie qui établit les tyrans (chap.5). Ceux-ci sont populaires parce qu’ils flattent les petits contre les « gras », tout comme Trump, allant jusqu’au partage des terres ou des richesses – ce que le vieux milliardaire se garde bien de prôner. Mais il suit la ligne antique : « La tyrannie a aidé à mieux établir l’identité civique en restaurant les cultes et ne leur donnant plus d’éclat ». La frontière contre les Latinos, la guerre commerciale contre les Chinois, les menaces contre l’Iran et le mépris des Européens qui ne font pas assez restaurent « les valeurs » et « la grandeur » de l’Amérique… pour un temps. Car la tyrannie est vite renversée dans l’histoire.

Ainsi enfin de la monnaie, aujourd’hui le pouvoir exorbitant du dollar du à l’hégémonie militaire, économique et culturelle des Etats-Unis sur le monde. « L’invention de la monnaie s’accompagne, dès l’origine, d’une manipulation de l’Etat » chap.3. « Athènes décida, un peu après le milieu du Ve siècle, d’imposer l’usage de ses monnaies à l’ensemble de ses alliés de la Ligue de Délos ».

Maurice Sartre, par petites touches au gré des occasions, définit la société et la civilisation grecque telle qu’elle s’est constituée et a duré de – 600 à + 400 environ. Ainsi la cité, la polis : « Pour faire court, la cité serait un modèle de structure politique participative (quelles que soient les limitations imposées aux participants), à l’opposé des régimes monarchiques en vigueur dans les grands empires du Proche-Orient. (Ou) toute communauté qui (…) établit en son sein des relations de solidarité imposant à tous un minimum de règles et d’obligations communes ». Mais « La mention des dieux et des cultes communs vient en premier dans toute définition classique de la cité ; intégrer un étranger dans la cité, ce n’est donc pas seulement lui accorder des droits politiques, mais d’abord le faire participer aux cultes communs, lui donner les mêmes dieux qu’à soi-même » chap.1. Rien de nouveau sous le soleil : le « contrat » social n’est pas un contrat de travail entre forces interchangeables mais un désir humain de vivre ensemble et « la religion » (aujourd’hui les mœurs, coutumes et habitudes) en fait partie. L’exotisme est toléré, dans des limites raisonnables qui enrichissent mais, lorsqu’il envahit trop l’espace public, il devient néfaste et fracture la nation.

Pour faire corps, rien de tel que l’éducation. Les cités grecques formaient des citoyens-soldats dès le plus jeune âge pour les garçons (et pour les filles aussi à Sparte). Dès lors, « le gymnase constitue le symbole même de la vie ‘à la grecque’, c’est-à-dire de la vie civilisée. (…) La pratique du sport, avec la nudité qui l’accompagne, apparaît aux Grecs comme ce qui les distingue le plus sûrement des barbares » chap.26. Ce pourquoi la cité de Toriaion en Phrygie vers 160 avant, tout comme le Juif Jason à Jérusalem ou la ville d’Alexandrie sous l’Empire, réclament tous un gymnase. Il est le lieu même où l’on se mesure et s’observe en toute transparence, égaux par la peau, où l’on s’exerce et on lutte en commun, où l’on apprend, dans l’éphébeion tout proche, les lettres, la rhétorique et la musique, sous une discipline sévère. Le lieu est protégé du monde extérieur moins pour éviter les tentations homosexuelles, fort courantes et qui font partie de la civilisation jusqu’au mariage, que pour conserver l’attention aux exercices. Aujourd’hui on éteint son portable au collège, hier on éteignait son désir. Ce n’est qu’une fois sorti du gymnase que les relations d’admiration, d’affection et de désir étaient autorisées.

Ce recueil livre encore des remarques fort instructives sur le rôle de la femme, sur les chrétiens confrontés au monde païen grec, sur le commerce des Grecs dans tout le monde arabe, sur les concours et championnats où le record n’existait pas mais être le premier parmi ses pairs était l’essentiel. D’une écriture facile mais sans concession érudite, muni d’un glossaire des termes historiques, ce livre peut se lire d’un bout à l’autre ou se déguster selon les chapitres, toujours présentés avec des titres comme au journal Libération tels que « Manger des racines », « Pasion lègue sa femme », « Nu et sans armes dans la nuit » ou « Uriner devant Aphrodite ».

Maurice Sartre, Histoires grecques, 2006, Points 2009, 464 pages, €10.80 e-book Kindle €10.99

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Maria Daraki, Dionysos

Dionysos est un dieu dialectique. Ambivalent, il unit aussi les contraires. C’est un dieu de synthèse, entre le monde d’en bas et celui de l’Olympe, entre l’avant et l’après. Ancien professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-VIII, Maria Daraki nous offre dans ce petit livre une étude d’anthropologie historique passionnante sur la pensée sauvage et la raison grecque.

Il est lumières et ténèbres. Un éclair marque sa naissance. Lorsqu’il sort de la cuisse de Zeus, où il a parachevé sa gestation commencée dans le ventre d’une mortelle, il est armé de deux torches. Il est gardien du feu, rôdeur de nuit, assurant la jonction des ténèbres et de la lumière. Sa couronne est de lierre, plante de l’ombre, soporifique, et il porte la vigne, plante solaire, enivrante, qui pompe les sucs de la terre pour les faire chanter au soleil. Union de la surface terrestre et du monde souterrain, Dionysos circule entre le monde des morts et celui des vivants. C’est pourquoi il est le maître de l’élément liquide, l’eau qui sort de sous la terre puis y retourne. La mer, dit Maria Daraki, n’est « couleur de vin » selon Homère que dans sa fonction dionysiaque d’antichambre du monde ténébreux. Le serpent est l’animal du dieu car il joint le terrestre et le souterrain. Il joint aussi la saison ; par les offrandes alimentaires aux morts, les rituels de végétation relancent la circulation entre sous terre et sur terre. L’abondance est un cycle de dons et de contre don entre Gaïa et ses fils. Le milieu est magique, non humanisé par le travail. Le « sacrifice » de Dionysos, en ce sens, n’est pas une passion souffrante comme celle du Christ, mais un cercle qui traverse la mort pour renaître comme celui d’Osiris.

Pour cela même, Dionysos intègre les enfants à la cité. Il dompte par les rites, dont celui du mariage, les poulains et les pouliches sauvages que sont les jeunes garçons et les jeunes filles. C’est la « culture » qui établira la distinction entre enfants légitimes et bâtards, dont dépend la citoyenneté. Le mariage dompte la virginité (Artémis) et le désir (Aphrodite). Il humanise parce qu’il juridise la sexualité brute. Mais, toujours ambivalent, le dieu instaure les Dionysies qui sont une fête de transgression dans une Athènes très masculine. C’est un carnaval qui lève toutes les barrières. Les temples des dieux sont tous fermés sauf celui de Dionysos. La civilisation est mise entre parenthèses pour se ressourcer et renouveler, comme chaque année, l’alliance du dieu et de la cité. Comme rite d’intégration, on offre au garçonnet dès trois ans des cruches de vin, on fait s’envoyer en l’air les petites filles sur des balançoires, symbole sexuel rythmique. Moitié divin, moitié animal, l’enfant est un petit satyre dionysiaque qui se passe de déguisement. Freud, plus tard, a retrouvé cette intuition en le qualifiant de « pervers polymorphe ». Dionysos lui-même est un amant, un séducteur, pas un satyre. Ni homme, ni enfant ; ni humain, ni taureau ; il se propose à la reine en amant–fleur. Il est l’éphèbe fugace, beauté fragile, triomphe du printemps entre enfance et virilité, inachevé mais en devenir. Une fois de plus, le dieu unit les contraires dans les catégories comme dans le temps.

Car l’humanité grecque antique se pense en catégories collectives : masculin, féminin, enfant. L’union sexuelle est le miracle ou les trois se rejoignent pour perpétuer l’espèce. Homme et femme sont des instruments de la terre, non des agents. Ils doivent subir l’épreuve de médiation pour récolter ce qu’ils attendent, des nourritures et des rejetons. Les figurines « d’enfant–phallus » symbolisent les pères qui renaissent en fils, transmettant au-delà des personnes la catégorie collective mâle. Maria Daraki conclut, dans ce contexte, que l’inceste n’est pas transgression sexuelle mais transgression du temps de filiation. Œdipe est la tragédie des deux logiques : l’une, collective, de reproduction de la catégorie mâle, l’autre de quête d’identité ; le désordre filial produit par l’inceste est insupportable.

Le but d’un homme est de produire un fils, voir un petit-fils s’il n’a que des filles. La continuité de la filiation masculine importe, les femmes ne sont que des vases de nutrition. De même, les femmes sont une race à part, issue de Pandora. Pour les Grecs, la somme des âmes est stable et tourne. Dès que la terre a repris son « germe fécond », l’aïeul devient fécond à son tour et un petit-fils peut surgir du sol. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s’épanouisse l’ensemble du règne vivant, espèces sauvages comprises. C’est l’activité procréatrice équitable de la terre. L’écologie aujourd’hui en revient à cette conception du tréfonds très ancien de l’esprit occidental.

La religion grecque est séparée en deux ensembles : céleste et chtonien. Les Olympiens conduits par Zeus sont personnes juridiques. Les divinités collectives patronnées par Gaïa sont anonymes et polyvalentes (Erinyes, Heures, Grâces, Titans, Nymphes). Elles sont des valeurs vitales dont l’orientation est la reproduction de tout ce qui vit, et sa nutrition. Les hommes, par l’institution civilisée de la société, se donnent comme milieu. Ils s’adaptent à la nature magique par le culte et le rituel, car la terre enfante tout, enfants, bêtes et plantes. Le monde est circulaire, la vie naît de la mort, les opposés sont également nécessaires au système. Les rituels ne sont pas des événements mais l’éternel retour du même, l’aller–retour cyclique des échanges vitaux entre sur terre et sous terre. Au contraire, la raison des dieux use exclusivement des oppositions. Elle est « logique de non–contradiction », selon Aristote. Le vote à l’Assemblée, la décision du tribunal, doivent trancher. La religion olympienne distingue un espace civilisé – ou règnent les rapports contractuels – et un espace sauvage – ou règnent les rapports magico-religieux. L’homme doit choisir, et cette capacité de choix est à la base de l’invention de la morale, de la logique, de l’histoire.

Coexistent donc deux systèmes, deux « intelligences adultes » : la pensée circulaire et la pensée linéaire ; les valeurs vitales et les valeurs politiques ; les rapports magico-religieux au milieu et les rapports de travail sur le milieu ; la logique circulaire « éternelle » et la logique linéaire du « temps » ; le culte et le droit ; Gaïa avec les divinités chtoniennes et Zeus avec les Olympiens ; le mariage reproduisant tout le règne vivant et le mariage reproduisant la cité politique et mâle ; le oui ET le non comme le oui OU le non ; le cercle d’éternel retour et le linéaire du progrès. La tragédie va naître de la transition entre ces deux logiques, et Dionysos va émerger comme médiateur.

« C’est l’athénien qui est tragique au Ve siècle. Mais tragique dans l’euphorie. La nouvelle société, celle de la cité démocratique, est une société profondément voulue. Nul n’a exprimé l’attachement général à la polis plus ardemment que les tragiques. Et ce sont eux qui, en même temps, ont mesuré dans toute sa profondeur le plus épouvantable des gouffres : l’écart entre le social et le mental que nous appelons désadaptation » p.188. L’émergence du dionysisme coïncide avec la carte des cités en Grèce. Le contrat politique importe plus que l’origine ethnique autochtone. L’hellénisation engendre un sentiment de supériorité plus que l’origine. On ne naît pas grec (donc civilisé), on le devient par l’éducation de la cité.

Présent en Grèce depuis le IIe millénaire, fils de Zeus et d’une princesse mortelle, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque. C’est le moment où le démos s’oppose aux nobles, où se fixent les cités et les rapports juridiques. La fonction de Dionysos est de gérer l’antique passé en tant que dieu olympien nouveau. Un Olympien atypique car il permet à tous les autres grands dieux de l’être dans les normes. Dionysos subordonne le système de reproduction au royaume du père, dieu du politique. La religion de terre fut repoussée du côté des femmes et des cultes à mystères. Le dionysisme participe à la fois à la religion de la terre et à la religion civique. Féminin et secret d’une part, masculin et public de l’autre, son culte a deux volets qui se déploient sur deux univers religieux. Il est un médiateur entre deux mondes étrangers. Il aménage l’âme sauvage sans l’altérer, il ménage la raison et l’éthique.

Entre la logique du logos et celle qui l’a précédée en Grèce, il n’y a pas eu passage mais affrontement, puis négociation. Dès que la nouvelle pensée surgit, l’ancienne dispose d’un pôle de comparaison qui lui permet de se penser depuis « l’autre ». La culture grecque que nous aimons est « fusion de deux modes logiques. Celui, linéaire et exclusif, qui est conforme aux besoins de la Grèce du politique, et cet autre exprimant une Grèce sauvage qui avait pensé le monde en cercle et développé une autre logique, circulaire et inclusive, qui traite les oppositions par oui et non. C’est pour avoir superposé le cercle et la ligne que la Grèce a pu réussir cette combinaison des deux qui en est le plus beau produit : non « la raison » mais la raison dialectique. C’est elle qui est en œuvre dans tout ce qui en Grèce est beau, le dionysisme, la tragédie, la dialectique spéculative, les mythes dont l’intrigue inclut son propre commentaire, et la beauté des formes qui, dans l’art, nous donne à voir la greffe de l’abstraction sur les valeurs anciennes, elle, corporelles… » p .230.

La synthèse dialectique est équilibre instable, sans cesse remis en cause. Le débat grec dure encore. « Dans le cas de la Grèce, nous serons précis : c’est la construction de la « personne », de l’identité individuelle, qui introduit contrainte et intolérance, et ouvre une guerre sans merci à « l’âme sauvage ». On ne peut pas être à la fois individu et sujet collectif, avoir et n’avoir pas de contours. Mais comme cela mène loin ! La vraie « personne » est au centre de l’ordre olympien, au centre de la filiation linéaire, au centre du temps irréversible, au centre du tribunal et de la citoyenneté active. En d’autres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la « raison grecque ». » p.235.

Le dionysisme a surgi comme une protestation contre le prix à payer. Elle a été protestation organisée, formalisée en fête. Zeus, dieu juste, a eu deux enfants-dieux seulement, qu’il a pris la peine d’engendrer tout seul : Athéna, déesse de la raison, et Dionysos, dieu de la folie. Le nouveau et l’ancien coexistent en nous comme les deux cerveaux de notre évolution et en notre culture avec la science et le sacré. Et nul besoin d’avoir la foi pour ressentir du sacré. Dionysos est un dieu complexe, intéressant les origines de notre civilisation, et que nous devons connaître.

Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, Champs histoire 1999, 287 pages, €9.00

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La mort en Grèce antique

Alain Schnapp est professeur d’archéologie grecque à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et a fondé l’Institut national d’histoire de l’art. Son dernier livre est une Histoire des civilisations à La Découverte, écrite sous la direction de Jean-Paul Demoule et Dominique Garcia.  Il a surtout publié un ouvrage sur Préhistoire et Antiquité, des origines de l’humanité au monde classique.

Dans un article déjà ancien, paru dans la revue L’Histoire en juillet 1978, il évoque la mort en Grèce ancienne. A comparer avec la nôtre. La mort grecque se dessine chronologiquement en trois figures : le héros, la mort en commun, le tombeau royal. La nôtre n’est plus aucune des trois mais a gardé un peu de toutes, avec une dimension supplémentaire due au christianisme.

En Grèce archaïque, notamment dans l’Iliade, le héros doit mourir dans la plénitude de ses moyens physiques et dans l’auréole intacte de son prestige social. Son corps exprime la figure éternelle de la beauté du guerrier, ce pourquoi il lui faut éviter les mutilations et le récupérer à tout prix. Il sera brûlé pour conserver dans les mémoires le souvenir de ses hauts faits et de son physique imposant. Dans le courant du huitième siècle (avant) apparaissent les tombes princières qui se donnent à voir dans la richesse de leurs inhumations. Le culte héroïque assure le souvenir et les tombes héroïques désignent et organisent l’espace collectif, le territoire et les frontières. Cette évolution est due à la nouvelle conscience sociale des groupes de paysans libres. Notre Panthéon des Grands hommes (et femmes) est un symbole du même type, organisant l’adhésion républicaine.

En Grèce classique, la mort devient abstraite et surtout égalitaire. Ce ne sont plus les héros qui font la guerre individuellement, entraînant leurs compagnons, mais la phalange des citoyens, organisée et disciplinée. Les guerriers morts au combat sont incinérés sur le lieu même de leur mort. On fait une oraison funèbre collective des citoyens tous égaux, même s’il s’agit parfois d’aînés et de cadets, d’hommes mûrs ayant adopté comme amants des garçons plus jeunes pour les former à la virilité et au métier des armes. L’épitaphe collective est mise en vers et l’inscription du nom du combattant gravée sur l’obituaire. Ce fut le cas durant la guerre de 14 avec les monuments aux morts et dans les cimetières collectifs du Débarquement ; aujourd’hui, une cérémonie aux Invalides en tient lieu.

En Grèce hellénistique surgit le tombeau royal. Certains citoyens bienfaiteurs se montrent plus riches et plus puissants que les autres. Ce sont les évergètes qui éternisent leur existence par des fondations. C’est ainsi que l’on découvre des tombes–sanctuaire des rois de Commagène au premier siècle avant notre ère. Elles sont autonomes avec des dépendances et des territoires, comme les futurs monastères médiévaux. L’État royal fonctionne symboliquement comme une cité dont le centre économique, civique et religieux est le tombeau royal. Là, les citoyens républicains ne suivent pas. Depuis le pillage de la basilique des rois à Saint-Denis, le tombeau des ancêtres communs ne fait plus référence. Le mausolée de Napoléon, comme celui de Lénine, de Staline, de Mao et de Franco, étaient une tentative pour répéter le rite, mais l’individualisme croissant a fait que les dirigeants célèbres sont tout bonnement enterrés chez eux, avec leur famille : de Gaulle, Mitterrand ; Staline a été viré de la place rouge, Lénine a failli sous Eltsine avant d’être conservé pour raisons marchandes et Mao, souvent vandalisé depuis Tien-An-Men, sorti « pour restauration ». Quant à Franco, sa dépouille devrait être sortie du mausolée pour entrer dans le cimetière familial.

Durant l’ensemble de ces périodes, les Grecs ont utilisé les barbares Scythes pour se différencier.

  • Le roi Scythe mort est transporté sur un char autour du royaume – tandis que les Grecs archaïques font défiler le groupe entier devant le héros mort.
  • Les Scythes s’infligent des mutilations rituelles, inscrivant leur peine dans leur chair – les Grecs inscrivent le souvenir dans la pierre.
  • Le tombeau Scythe est placé en un point extrême – le héros grec est placé au centre de la cité.

Pour les Grecs, les Scythes apparaissent comme le comble de la différence, ce qui leur permet de fonder leur propre culture. Car une société fonctionne toujours sur une symbolique issue de l’imaginaire, ce qui permet la politique : la vie de la cité dont la transmission du savoir et des mœurs.

Le christianisme, surtout dans sa version catholique, se veut universel – mais on ne fonde pas une culture sur l’universel : tout au plus peut-on favoriser son ouverture et sa curiosité pour les autres. C’est ce qu’a fait l’Occident. Mais aujourd’hui, les morts sont nationaux et privés, pas universels. Les rites qui entourent la mort sont culturels et avoir la même religion ne suffit pas pour suivre les mêmes usages. Les seuls barbares auxquels nous nous opposons sont ceux qui décapitent et démembrent, puis jettent les corps dans des charniers. Pour le reste, nous admettons diverses pratiques. Mais les âmes restent attachées à leur nation ou à leur famille, comme en témoignent nos rituels républicains.

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Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque

C’est un petit bijou de synthèse et de clarté commandé par Georges Dumézil que nous a laissé l’historien anthropologue de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant, premier à l’agrégation de philo 1937, accessoirement colonel Berthier dans la Résistance avant d’être nommé professeur au Collège de France. En trois parties, il part de l’histoire pour aborder l’univers de la cité et l’organisation du cosmos humain. La pensée grecque était l’émanation d’une culture originale, une façon de voir le monde.

Lors de l’invasion achéenne entre 2000 et 1900 avant notre ère, des indo-européens importent un nouveau style de mobilier et de sépulture, donc un autre mode de vie ; ils s’étendent dans tout le Proche-Orient du XIVe au XIIe siècle avant. La vie sociale est centrée autour du palais dont le rôle est religieux, politique, militaire et administratif, économique. Tous les pouvoirs sont concentrés en la personne du roi (anax) qui contrôle un territoire étendu, soumis à la comptabilité et aux archives des scribes, une caste fermée qui fixe la langue écrite. Le roi s’appuie sur une aristocratie guerrière liée par une fidélité personnelle d’allégeance. Ce n’est ni une royauté bureaucratique comme à Sumer, ni une monarchie féodale comme au Moyen Âge, mais un service du roi. Les dignitaires du palais manifestent, partout où la confiance du roi les a placés, le pouvoir absolu de commandement qui s’incarne dans le fief non héréditaire.

L’invasion dorienne du XIIe siècle avant détruit le système palatial achéen et l’écriture dite Linéaire B. L’anax disparaît, la distance entre les hommes et les dieux devient incommensurable et deux forces sociales sont laissées en présence : les communautés villageoises et l’aristocratie guerrière. Cet état de fait n’est pas sans nous rappeler certains états sociaux contemporains.

La recherche d’un équilibre entre ces deux forces antagonistes fait naître, au début du VIIe siècle avant, une « sagesse » fondée en ce monde-ci.

Pour la guerre, le char a disparu avec la centralisation politique et administrative qu’il exigeait pour le payer et l’utiliser. En religion, chaque clan familial (genos) s’affirme possesseur de rites et de récits secrets qui leur confère du pouvoir. En politique, la joute oratoire devient une méthode publique d’échange d’arguments. La ville se bâtit autour de l’agora et non plus autour de la forteresse du roi ; la citadelle est remplacée par le temple de la cité. L’Exécutif se scinde en fonctions spécialisées : le basileus (roi) voué aux fonctions religieuses, le polémarque chef des armées, l’archontat qui exerce la magistrature élu pour dix ans, puis chaque année.

Dans l’univers de la polis règne la parole (divinisée en Peitho, force de persuasion). Ce n’est plus énoncer des mots rituels mais débattre, ne plus formuler un verbe définitif mais soumettre des arguments rationnels dans un double mouvement de démocratisation et de divulgation. Le savoir n’est plus secret, réservé à une caste, mais répandu par l’écriture et les controverses : les plus anciennes inscriptions en alphabet grec remontent au VIIIe siècle avant. La rédaction des lois (diké) est soustraite à l’autorité du roi pour être publique, objective et annoncée ; il s’agit d’établir une règle commune à tous, pleinement humaine et non plus divine, mais supérieure à tous par sa force rationnelle. La loi reste soumise à discussion et est modifiable par décrets.

Les anciens sacerdoces sont confisqués par la polis qui en fait des cultes officiels dans des temples ouverts et publics, sans plus de salles secrètes réservées à des initiés. Les vieilles idoles perdent leurs mystères et n’ont plus d’autre réalité que leur apparence. La lumière grecque – que mon prof de philo disait être à l’initiative de la clarté philosophique – chassait l’obscurité, l’obscurantisme et les obscurs complots. Les associations purement religieuses fondées sur le secret et dont le but est de faire son salut personnel prennent le relai, mais en marge, indépendamment de l’ordre social. Les philosophes ont alors un rôle ambigu, entre l’élitisme de n’enseigner qu’à quelques disciples choisis et aimés, et les débats publics qui sont la seule façon de se qualifier pour diriger la cité. Apollon ou Dionysos ?

Les citoyens se conçoivent abstraitement comme interchangeables dans un système où la loi est l’équilibre et la norme l’égalité (isonomia). A noter que les esclaves et les métèques sont exclus du statut de citoyen, sauf à le devenir par leurs mérites pour la cité. Le hoplite ne connaît plus le combat singulier et la gloire personnelle (eris) mais la bataille en rang et la discipline dans le groupe (philia). Les grands guerriers nus gaulois n’ont pas connu cet enrôlement collectif, ni la société celtique l’objectivation des règles par l’écriture – ce pourquoi ils n’ont pas survécu à la puissance romaine organisée. L’idéal de comportement grec devient la réserve et la retenue qui effacent les différences de mœurs et de conditions entre les citoyens dans le but de les unir comme une seule famille.

Le cosmos humain s’organise autrement qu’avant. La cité entre en crise en raison de la poussée démographique qui fait rechercher par mer de nouvelles terres, du métal, et qui ouvre vers l’Orient dont le luxe séduit l’aristocratie. Naît alors une opposition entre les propriétaires fonciers qui concentrent la richesse et les paysans périphériques qui s’appauvrissent. L’argent remplace l’honneur, mais il ne comporte aucune limite et pousse à la démesure (hubris). C’est alors que, par contraste, nait l’idéal de juste milieu (sophrosyne), un équilibre social de classe moyenne incarné par le législateur Solon. La justice lui apparaît comme un ordre naturel se réglant de lui-même, dont le désordre n’est dû qu’à l’hubris personnel. L’idéal libéral en est la continuation historique, les vices humains devant être disciplinés et les écarts corrigés par la loi, l’Etat arbitre définissant les règles communes. Les affects (humos) se doivent, en Grèce ancienne, d’être disciplinés par la raison.

L’égalité géométrique de proportions (isotes) conduit à une cité harmonieuse si chacun est à sa place et a le pouvoir que lui confère sa vertu : le mérite est ici moral et pas uniquement intellectuel. L’homme grec est total, incluant volonté, courage et caractère en plus des capacités cérébrales – l’intelligence est la logique mais aussi la ruse (metis). Vers 680 avant notre ère apparaît la monnaie d’Etat, substituant à l’ancienne image affective l’abstraction de la nomisma, un étalon social de valeur pour égaliser les échanges.

Au VIe siècle avant naît un mode de réflexion neuf avec Thalès, Anaximandre, Anaximène : le divin et le monde font partie d’une même nature (physis) ; l’origine et l’ordre du monde ne sont plus la souveraineté d’une puissance magique mais une question explicitement posée, susceptible de quête scientifique et de débat public. Les religions du Livre reviendront sur cette avancée de la pensée. Pour les Grecs, il existe une profonde analogie de structure entre l’espace institutionnel humain et l’espace physique naturel. Platon avait fait graver au fronton de son académie cette maxime : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’univers est connaissable car il est mathématique et l’intelligence peut appréhender sa logique, même si elle reste limitée face à l’incommensurable de l’univers. Et si homo sapiens est homo politicus (zoon politicon en grec), c’est que la raison est d’essence politique : elle n’est pas purement individuelle et ne progresse que par le débat ouvert ; elle ne se soumet en tout cas pas au diktat d’un prétendu divin que ses interprètes autolégitimés captent pour assurer leur pouvoir !

Ces origines grecques nous font mesurer aujourd’hui combien le balancement est éternel entre le fusionnel et le rationnel, l’autorité d’un seul par la bouche duquel parlent les dieux et l’autorité collective construite par l’approbation de la majorité aux règles communes après débat public et transparent. Nous n’en sommes pas sortis : les forces tirent aujourd’hui sur le repli, l’abandon au plus fort, la protection royale ; elles rejettent la curiosité et l’exploration, la discipline et la construction de soi, la participation démocratique. Communauté ou société ? L’éternel combat des Doriens modernes contre l’ancien régime achéen.

Relire ce petit livre d’anthropologie historique est un bonheur pour penser l’essentiel.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, PUF 2013, 156 pages, €10.00

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Démocratie athénienne

La démocratie directe est une tentation contemporaine face à la captation par une oligarchie de la démocratie représentative. La démocratie antique athénienne apparaît comme un exemple plus que la république romaine. Je me suis donc replongé dans les œuvres de Claude Mossé, agrégée d’histoire arrivée première en 1947 et qui a étudié sa vie durant la Grèce classique.

Elle note que la première inscription mentionnant un conseil populaire a été trouvée dans l’île de Chios, mais le système athénien est mieux connu. Il commence avec Clisthène en -508. Le peuple est divisé en 10 tribus territoriales comprenant chacune un district côtier, un campagnard et un urbain, préfigurant la répartition des sondages modernes. Le conseil populaire est la Boulé, 500 membres tirés au sort annuellement, soit 50 par tribu. L’assemblée est l’Ecclésia, réunion de tous les citoyens sur la colline de la Pnyx, quatre fois par prytanie (ces 36 jours durant lesquels les 50 boulés d’une tribu constituent le bureau permanent). Les magistratures sont tirées au sort comme aux États-Unis aujourd’hui et le cens exigible est abaissé, bien que payer l’impôt montre que l’on participe matériellement à l’entretien de la cité. Les magistrats sont les archontats ont une fonction judiciaire, au nombre de trois puis de neuf. Le collège des 10 stratèges est élu, il s’occupe de la politique générale, des activités militaires et de la politique extérieure. Les tribunaux populaires sont recrutés parmi les 6000 citoyens tirés au sort chaque année.

La politique est la querelle des factions et le procès politique plus que le compromis en apparaît à l’expérience la pièce maîtresse – ce sera pire à Rome sous Cicéron. Les procès du IVe siècle étaient surtout des querelles d’options entre reconstituer l’empire ou seulement assurer le ravitaillement de la cité. Périclès aurait institué une indemnité pour charges publiques contre son adversaire, mais cela n’enlève rien au fait qu’il a créé aussi les conditions d’établissement d’une véritable démocratie, même si son autorité était en fait quasi monarchique (à la de Gaulle) : il a été réélu stratège pendant 15 ans. En développant l’empire, Périclès assurait les salaires du démos. Les démagogues (qu’on appelle aujourd’hui populistes), de – 429 à -338 (défaite de Chéronée) avaient un ascendant certain sur les votes de l’assemblée mais défendaient globalement une politique qui servait les intérêts du démos (le peuple).

Le démos athénien a exercé une souveraineté effective, de façon absolue pour la politique proprement dite, et après consultation des spécialistes quand la décision était technique (comme les travaux publics la construction de navires). Après avoir été dûment informé, le démos prenait alors un choix qui était politique, tout comme le parlement actuel lorsqu’il consulte des experts ou demande des rapports à ses haut-fonctionnaires. Reste que, dans le système français, la tentation du gouvernement des experts sur le modèle saint-simonien, est constante – d’où l’intérêt des contrepouvoirs.

Mais il ne faut pas oublier qu’à Athènes seuls les citoyens mâles étaient appelés au vote sur l’agora – sans les femmes, les jeunes, les métèques ni les esclaves. Les aptes à voter représentaient environ 10 à 12 % de l’ensemble de la population et, sur ces 10 à 12 %, seulement 2 à 3 % venaient effectivement débattre et choisir, souvent les mêmes, des familles urbaines et intéressées par la politique de père en fils. La démocratie athénienne n’était donc pas idéale, même si ses règles le paraissent.

La composition sociale d’Athènes était fondée sur l’esclavage qui permettait aux citoyens de libérer une part de leur temps pour le service de la cité. Démocratie et esclavage paraissent donc liés, bien loin du mythe de l’égalité parfaite. Nous avons depuis remplacé l’esclavage par la machine, mais l’ouvrier ou l’employé qui travaille à plein temps est moins disposé à participer au débat citoyen que, par exemple, les retraités, les professions libérales ou les riches, qui peuvent choisir leur emploi du temps. Les paysans formaient les quatre cinquièmes du corps civique au début du IVe siècle athénien. Ils cultivaient eux-mêmes avec leurs esclaves et ne se rendaient à l’assemblée que si la question à débattre les concernait, ce qui n’était pas le cas la plupart du temps. Les artisans et petits commerçants formaient donc l’essentiel de ceux qui siégeaient. De condition modeste, les salaires publics apportaient un complément de revenu, ce qui montre qu’il faut aussi un certain niveau de vie pour participer à la vie démocratique. Les riches, enfin, se distinguaient par l’absence de nécessité du travail. Ils vivaient de leurs rentes, des domaines ou des ateliers qu’ils possédaient. Ils pouvaient consacrer l’essentiel de leur temps à la vie politique pour leur intérêt, leur gloire personnelle ou la représentation de leur lignée. Ils forment donc souvent, à Athènes comme de nos jours, l’essentiel du personnel politique.

Au Ve siècle avant, les riches et les pauvres trouvaient des satisfactions psychologiques et matérielles à l’empire athénien. La guerre du Péloponnèse a détruit des domaines paysans selon la tactique d’abandon de Périclès ; les paysans ont donc aspiré à la paix furent réticents à mener tout autre guerre. Les riches, par la perte de l’empire, ont dû soutenir de plus en plus les frais de guerre et des expéditions maritimes ; ils ont aspiré à la paix eux aussi et ont renoncé à l’empire. Seul le démos urbain souhaitera rétablir l’empire et l’emportera entre – 378 et – 356, rappelant que la démocratie plébiscitaire type 1793, des deux Napoléon, ou plus tard fasciste, est souvent expansionniste…

La rupture du consensus se fait lorsque la démocratie est perçue comme un régime de classe. Le mot démos a un double sens, à la fois l’ensemble du corps civique et aussi le petit peuple opposé aux notables – comme aujourd’hui. Cette rupture n’a porté à Athènes que sur la politique générale, le partage des terres – et l’abolition des dettes toujours associée à la fin de la démocratie. L’égalité était d’abord conçue comme une égalité politique et son principe ne mettait pas en cause le régime de la propriété.

Nous pouvons donc voir que la démocratie athénienne était loin de l’idéal participatif auquel nous avons envie de croire. Il n’y a jamais eu que très peu de citoyens prêts à participer constamment à la vie publique, et c’étaient en général ceux qui avaient un intérêt certain, psychologique, social ou matériel à le faire. Il apparaît dès lors vain de vouloir remplacer aujourd’hui la démocratie participative par la démocratie directe car le risque qu’une étroite minorité sans contrepouvoir remette en cause les droits et les libertés est réel.

Mais il est probablement nécessaire d’aménager la démocratie représentative en l’ouvrant par un renouvellement plus fréquent du personnel politique, de la doubler éventuellement d’une assemblée tirée au sort pour un temps limité pour débattre d’un sujet précis, et d’organiser des référendums réguliers portant sur des sujets matériels et sociaux. Sans oublier quand même que la France jacobine n’est pas la Suisse fédérale et qu’on ne dégage pas une opinion aussi facilement à 65 millions d’habitants qu’à 8. La démocratie directe est un mythe, sauf à la centraliser en la personne d’un seul homme plébiscité, aidé d’un parti organisé à ses ordres – ce qui parait le contraire même de « la démocratie » comme participation de tous.

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Luc Brisson, Lectures de Platon

Recueil de textes disparates pas toujours à la portée de tous, ce livre permet cependant quelques percées fulgurantes dans la pensée de Platon.

D’aucuns, avec l’arrivée du multimédia, déplorent le recul de la lecture d’écrits. Mais l’outil a toujours façonné le message, rien de nouveau sous le soleil. Platon, déjà, critiquait l’écriture ; il préférait enseigner oralement. A l’Académie, son activité était double, il professait et écrivait. Mais il trouvait bien meilleure la transmission de maître à disciple ; l’écrit lui paraissait froid, impersonnel et figé alors que la parole est vive, adaptée et persuasive. La parole est d’action et l’écrit de repos ; la parole est progression et l’écriture conservation. Même mes dialogues, dit Platon, ne valent pas mon enseignement réel.

Il a quand même écrit 42 dialogues, 13 lettres et de multiples définitions, mais pour lui la mise en texte est une mise en conserve du vivant. L’information devient éternelle, immobile, alors qu’elle n’a d’intérêt humain que transmise, en mouvement. Elle est dialectique et ajustement perpétuel. Ce moyen de transmettre a cependant quelque avantage : il est indépendant de toute mémoire individuelle et évite la déformation. Notre époque est tellement habituée à l’écrit qu’elle ne sait s’en passer. Cela fait cinq siècles que l’imprimerie a répandu la parole sous la forme de signes recueillis dans les livres, à disposition de tous. Nous avons oublié que l’écrit laisse seul avec le texte, allant jusqu’à réduire l’intelligence humaine. Qu’en dit Platon ?

Ecrire oblige à résumer les idées, à comprimer le discours, écrire exige des choix.

Une fois le message écrit, il est figé ; toute modification est une transformation, voire une falsification.

Le message reste général, il ne s’applique à aucun des destinataires singuliers, il ne se préoccupe pas de se faire comprendre de la personne particulière qui le lit ici et maintenant. D’où les contresens, les imprécisions, les indignations qu’un fragment peut susciter contre son gré.

Le texte est linéaire, il se déroule comme un parchemin mais sa signification est dans le tout, qu’on ne trouve qu’après complète lecture. A condition d’être attentif de bout en bout. Un texte écrit se doit d’être logique et construit comme un récit, voire un moment de théâtre ; il est donc contraire à la pensée vivante qui n’est pas linéaire mais saute d’un point à l’autre, en hypertexte.

L’écrit permet la paresse, donc l’oubli. N’étant plus obligé d’apprendre par cœur ni d’exercer sa mémoire, on se fie aux documents. Mais il faut les chercher, les rassembler, en éprouver la pertinence, organiser les arguments… ce qui est bien plus fastidieux que lorsqu’on a tout en mémoire ! Savoir le texte écrit incite aux impasses, aux approximations, à l’à peu près.

C’est du dehors (du livre) que vient l’information écrite, et non pas du dedans retenu (sa propre mémoire). L’écrit est donc le risque de la cuistrerie sans réflexion, du scolaire sans assimilation, de la répétition sans invention. La masse des documents n’est pas la science ; celle-ci est une méthode pour découvrir le vrai – pas la compilation du déjà écrit.

Au fond, pour Platon, l’écriture fait partie du monde matériel (qu’il appelle le sensible, l’accessible aux seuls sens). Le discours, lui, parle directement à l’âme, une réalité humaine intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (l’harmonie éternelle du cosmos qui dit le Juste). L’écriture est utile, elle est un jeu, un outil, mais elle est limitée.

Est-ce que la parole seule approche la vérité ? Pas plus, dit Platon, car les mots rendent mal compte des réalités et la parole hors sagesse peut être manipulation. C’est le cas de la rhétorique : l’art d’influencer les âmes selon Socrate. Le rhéteur se moque de la vérité et de la référence, il se veut efficace pour convaincre. La logique dialectique est la seule méthode du discours, selon Platon, qui permette de dégager une vérité car elle évolue en fonction des contradictions rencontrées. Elle offre les instruments d’analyse de l’intelligible en le dégageant du sensible. Ce n’est qu’ensuite que le philosophe s’adresse à la personne particulière qu’il a devant lui, se mettant à son niveau. Son but est de faire connaître la vérité, pas de convaincre de le suivre.

C’est toute la différence entre deux attitudes, l’argument d’autorité ou l’incitation à la responsabilité. Nous, modernes, les qualifions ainsi : autoritarisme et libéralisme.

Lorsque Platon évoque l’Egypte (Lois XII, 953e), il réprouve l’immobilisme autoritaire de la religion qui force à penser comme il est écrit et transmis depuis des millénaires. Il lui préfère Athènes, où la philosophie est un constant mouvement de l’esprit, présent dans chaque individu doué de raison, apte à découvrir par lui-même – et sans cesse – ce qui est vrai. Si le dieu régente tout, la société reste immobile, attendant sa provende, ses ordres et ses loisirs du Maître. Platon ne nie pas les dieux, mais les situe à leur place, dans le ciel et l’au-delà. Le règne de Zeus n’est pas celui de Kronos. Si le second s’occupe de tout, le premier se contente de l’équilibre général. Aux dieux secondaires de gérer leurs territoires spécialisés, ce qui permet aux hommes la politique, cet art de découvrir par eux-mêmes la justice. Si tout est écrit, seul le Livre fait foi et l’intégrisme d’interprétation littérale des écritures engendre une glaciation de la société. Si au contraire la pensée est autonome, elle s’appuie sur la multiplicité des écrits et encourage la parole libre pour découvrir un peu plus le vrai et inciter chacun à l’initiative.

N’est-ce pas la raison pour laquelle la France est si autoritaire ? Pays de droit écrit, aimant à graver dans sa Constitution un peu n’importe quoi, fonctionnant selon « le règlement » et n’échangeant des informations officielles que par lettres recommandées, la France apparaît ô combien rigide et archaïque par rapport au droit coutumier anglo-saxon, à la parole donnée asiatique, à la fidélité clanique musulmane et à la tradition du contrat germanique.

Le monde est beau, nous dit Platon, il est harmonie des sphères célestes ; le monde est bon, il est mouvement qui enracine l’âme dans la vie ; le monde est intelligible, grâce à la faculté humaine de raison. Alors pourquoi régresser dans l’écriture figée une fois pour toutes ? C’est ainsi que nous, civilisations, sachons que nous sommes actuelles.

Platon, Phèdre (274b-279b), Lettre VII (342a-345c), Garnier-Flammarion poche 2006, 418 pages,, €8.50

Luc Brisson, Lectures de Platon, 2000, Vrin, 272 pages, €29.00 e-book Kindle €14.99

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Edmond Lévy, Sparte

Sparte, cité grecque égale d’Athènes en réputation, est devenue un mythe. Son système égalitaire, sa vertu revendiquée, ses filles sportives, l’émulation des adolescents, son excellence à la guerre, ses deux rois et leurs contrepouvoirs, ont fait rêver depuis l’Antiquité. Dans l’époque récente, Sparte a inspiré Jean-Jacques Rousseau et Gracchus Babeuf mais aussi Joseph de Maistre et Maurice Barrès, avant les communistes et les nazis. Chacun prenait ce qui lui convenait – nul doute que les deux rois et les contrepouvoirs n’eurent pas l’heur de plaire à Staline ou Hitler. Aujourd’hui même, la répugnance au « capitalisme », l’austérité écolo et les incantations aux vertus civiques, voire la réinstauration d’un service militaire obligatoire pour tous les jeunes, filles comprises, ou la « saine » compétition sportive à tous niveaux, reviennent en force comme idéal de vie commune. Si l’Italie vient de conjuguer les extrêmes dans le rejet de la corruption et de la mentalité de négociation, peut-être verra-t-on un jour prochain nos Staline et Hitler nationaux – pardon, les Mélenchon et Le Pen – se rejoindre sur une spartisation de la société française ?

D’où l’utilité du retour aux sources, sous la houlette d’un historien spécialiste du sujet, professeur honoraire d’histoire grecque à l’université de Strasbourg après avoir été membre de l’Ecole française d’Athènes. Son propos, dans ce petit livre de synthèse, est de faire la part des sources et de critiquer les textes des différentes époques anciennes sur Sparte et les Spartiates. Il y réussit fort bien, même pour les non-spécialistes.

La cité austère, fondée sur l’agriculture des riches plaines de Laconie, n’était démocratique que pour les Homoioi, les semblables (qui ne sont pas des Isoioi, des identiques, erreur des révolutionnaires français). N’est pas semblable qui veut ; pour l’être, il faut avoir reçu une éducation collective (agôgé), participer financièrement et physiquement aux repas collectifs (syssities) et posséder un domaine (kléros) qui permet de payer. Il faut être aussi issu de deux Spartiates, les bâtards ayant un statut inférieur. Il s’agit donc d’une aristocratie du sang et de la culture, qui domine le reste de la société : les citoyens déchus pour lâcheté au combat ou corruption, les Périèques (ceux qui vivent autour) et les Hilotes (les serviteurs pas tout à fait esclaves).

L’éducation spartiate a fait beaucoup jaser. Elle est obligatoire et collective pour être citoyen ; elle est organisée par la cité et commence dès 7 ans par lire, écrire et chanter, et se poursuit par le sport orienté vers la discipline, la vie à la dure et l’émulation pour les adolescents jusqu’à 20 ans, âge où ils deviennent soldats. S’ils peuvent dès lors se marier et avoir des enfants (ce qui est socialement requis !), ils sont contraints cependant de vivre avec leurs camarades jusqu’à 30 ans, ne caressant et honorant leur femme que dans les intervalles de la vie collective. Ils sont aussi tenus de prendre sous leur protection vigilante un plus jeune (pédérastie) et de lui servir d’exemple de vertu ; les relations affectives n’excluent pas les relations sexuelles mais celles-ci sont secondaires et nullement obligées : ce qui compte est d’élever un éphèbe au rang de citoyen-soldat (p.62). Si les paidès (12-20 ans) « marchent pieds nus et ont un seul manteau pour toute l’année » (cet « uniforme » égalitaire que certains aimeraient voir revenir), cela « n’implique pas nécessairement l’absence de chiton » p.57, tempère l’auteur – contre Plutarque. On ne se met nu que pour la lutte et la course, et pour nager, se laver et dormir, pas toute la journée. Contrairement aux autres cités grecques, Sparte se souciait de l’éducation des filles ; on les entraînait physiquement et leur enseignait le chant choral, les poètes professionnels leur apprenaient les vertus civiques.

Mais l’égalité théorique était en contradiction avec l’encouragement à la constante émulation, tout comme l’inégalité des biens subsistait malgré les apparences. L’obéissance aux lois et la discipline militaire, l’intériorisation dès l’enfance des valeurs civiques et du sens de l’honneur qui incite à l’héroïsme, les chants patriotiques et la fusion émotive des votes par les cris, unifient les citoyens et les rendent semblables plus que les biens matériels. Mais la cité apparaît plutôt comme une société de contrainte où tous surveillent tous sur les écarts à la norme et où le conformisme est encouragé (comme sous le socialisme réalisé). La quête du prestige (timé), fait de Sparte plus une timocratie qu’une démocratie (comme sous le nazisme) !

L’accroissement des inégalités avec le temps, l’exclusion du rang de citoyen de ceux qui ont failli, les guerres coûteuses en hommes de valeur et la démographie en berne ont eu raison de la fière cité spartiate. Les éphores (surveillants) sont devenus tyrans, la gérousie (conseil des anciens) a été achetée et des deux rois un seul a subsisté, tournant au démagogue. La concorde n’a plus existé et la base civique s’est rétrécie. Rome est venue qui a mis tout le monde d’accord – sous sa botte (comme les Etats-Unis trumpistes).

Le régime spartiate n’est donc pas meilleur qu’un autre, mais il constitue un mythe auquel les démagogues contemporains reviennent systématiquement faute d’idées sur le présent : Yaka renforcer l’éducation égale pour tous ! Yaka rétablir l’uniforme à l’école ! Yaka encourager les valeurs du sport ! Yaka rétablir le service militaire qualifié de « civique » ! Yaka multiplier les lois sur les « bonnes » mœurs ! Ne restent que la pédérastie (honnie des religions du Livre), les « cuisses nues » des filles sportives, et les cantines obligatoires qui ne soient pas reprises – on se demande pourquoi. La lecture de ce livre érudit mais accessible, bourré de références et muni de trois index, sera très utile à ceux qui veulent démêler le fantasme de la réalité et ne pas lire le présent avec les fausses lunettes du passé.

Edmond Lévy, Sparte – Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, 2003, Points histoire Seuil, 370 pages, €10.00 e-book Kindle €10.99

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel

Quel merveilleux garçon que cet Alexandre que l’on surnommera plus tard « le Grand ». L’auteur sait nous le faire aimer. De son écriture fluide, l’émotion naît bien souvent. Le sujet s’y prête sans peine tant l’on admire chacune des anecdotes qui courent les siècles sur l’enfant.

A 4 ans, un serpent le prend pour ami et vient se chauffer le long de son corps nu, la nuit. L’enfant ne l’étrangle pas comme Héraclès auquel il se réfèrera plus tard, mais le caresse et le porte à sa mère. Premier signe de son destin exceptionnel : prendre les choses comme elles viennent, avec innocence, aller jusqu’au bout de son premier mouvement, se sentir l’ami des bêtes et l’ami des dieux.

Cheveux blond-roux, yeux gris, peau fine et laiteuse, corps nerveux et chaud, de petite taille, Alexandre enfant ne tenait jamais en place. Qu’est-ce qui le faisait courir, consumer son existence, tout entier à l’instant ? Peut-être l’angoisse née de l’inconfort d’un père volage et d’une mère tumultueuse ? Ecartelé entre l’amour exigeant de l’une et l’admiration pour l’autre, voudra-t-il se prouver qu’il peut égaler le roi et protéger la reine ? Associé tout petit par sa mère aux fêtes religieuses où l’on chante et danse, il sera pris par la musique. Un jour qu’il jouait devant son père, celui-ci lui reproche violemment de se laisser aller à des plaisirs de femme. Alexandre s’est alors enragé à devenir un homme, un soldat, un stratège, dans le but de forcer son admiration.

A 7 ans, il est confié à Léonidas, son oncle, qui lui donne une éducation spartiate. Le garçon résiste, se forge un corps d’acier et une âme trempée. Mais il n’a pas de garde-fou : il se jette dans la lutte comme dans la musique ou dans la lecture d’Homère. Il en rêve la nuit, il le pense en macédonien, sa langue maternelle, et non en grec. D’une intelligence vive, doué d’une excellente mémoire, il se souvient de passages entiers de tirades héroïques – et du nom de tous les gardes de son père.

Il tue son premier sanglier et son premier homme vers 12 ans – et devient adulte. A 13 ans, il rencontre son cheval Bucéphale, qu’il gardera jusqu’à 30 ans, et Héphaistion, né le même mois et la même année que lui. Eduqué trois ans par Aristote, il garde à 16 ans le sceau du royaume en l’absence de son père, devient général à 18 ans et roi à 20 ans.

Ce destin fabuleux est aussi profondément humain. Il est orgueilleux mais l’honneur prime tout. Entier partout, il l’est surtout en amour. Celui pour sa mère est difficile, pour son cheval absolu et pour Héphaistion évident. Il ne se discute pas. Il s’agit d’une affection vraie d’avant les sens, un attachement profond d’adolescent, jamais remis en cause, qui ne se terminera que dans la mort. Le mystère du « compagnon idéal », comme un jumeau, était sans doute nécessaire à cet enfant hypersensible et déchiré entre ses parents. Aurait-il accompli sa destinée sans cette présence attentive et toute dévouée à ses côtés, jour et nuit ?

Les deux meilleurs passages du livre, peut-être les deux moments les plus forts de sa vie, sont des moments d’amitié : celui où il apprivoise l’ombrageux Bucéphale sous les yeux de son père, et ce soir de bataille à Chéronée où il erre avec Héphaistion parmi les cadavres des trois cents du Bataillon sacré.

On peut exister sans amour, mais peut-on vivre ? Toute la jeunesse d’Alexandre répond que non.

Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel, 1970, Livre de poche 2004, 604 pages, occasion €1.98

Alexandre le Grand évoqué sur ce blog

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Mary Renault, Le masque d’Apollon

Ce roman me comble, comme d’ailleurs les autres romans de Mary Renault. J’y retrouve pour quelques heures cette Grèce de l’antiquité in vivo qui est pour moi un pays familier. Je m’y sens bien, en accord, comme si cette terre du IVe siècle avant notre ère avait réussi ce délicat équilibre de la connaissance, de la politique et de l’amour. Terre superbe de Grèce : ta lumière, tes fruits, ton vin, ta poussière, tes îles et la mer alentour, font que tu es à la mesure de l’humain. Et tes rocs, le mont Olympe enneigé, tes gorges profondes, tes grottes sombres sur la mer, te rendent mystérieuse, tellurique, à la mesure des dieux et des puissances non-humaines.

Au travers des aventures d’un acteur de théâtre, élevé depuis tout jeune sur la scène, Mary Renault évoque ces hommes épris de philosophie autour de Platon, en proie à la politique autour du tyran Denys ou de Dion le noble, aimant par-dessus tout les jeux et le théâtre. Ah, ce théâtre ! Toute la puissance de la parole est révérée en ce lieu, cette parole qui a donné aux Grecs l’avidité de connaissance et la notion du juste gouvernement, cette parole qui régénère la vertu sur la scène par l’incarnation des mythes sacrés. Les acteurs, derrière leurs masques, ne sont que les porte-paroles des ancêtres, des héros ou des dieux. A la fois représentation et cérémonie, le théâtre en Grèce est l’art miroir en lequel, comme chacun, la cité se mire et ravive ses valeurs. Achille et Patrocle sont remis en scène, Médée, Hector, Troilus – mais aussi Dionysos, Athéna, Apollon. Sont célébrées la valeur, l’amitié, la passion, mais aussi le courage, le dérèglement, le destin, l’aveuglement.

En ce monde, les dieux sont vivants, présents dans le mystère de toute chose. Ils parlent aux hommes inquiets ou tourmentés. Mary Renault fait bien sentir ce plain-pied avec les dieux lors d’un doute ou d’une intense émotion. Ce vieux masque d’une beauté hiératique est l’image d’Apollon ; en le regardant, Nikerato lui parle. Au fond de lui, il est à l’écoute du dieu – il sent, il croit, il sait. Et dans Syracuse livrée au pillage, le tonnerre, la voix caverneuse et le tremblement de terre, mimés par la machinerie du théâtre, sont aussi la voix courroucée de Dionysos. L’amour fiévreux après la terreur est un hommage à ce dieu. Apollon lumière est la raison ambigüe, la sérénité de l’aube, les traits purs et le teint doré des adolescents mâles, cette satisfaction de la parole logique, virile, et du raisonnement clair. Dionysos est joyeux et terrible, il est passion qui emporte, dans le vin comme dans le sexe, il vient des profondeurs de la nuit, rappel de la sauvagerie de la montagne et des bêtes, il s’exprime dans la sensualité charnelle des amants. Ces dieux-là étaient vivants et proches de l’homme, au IVe siècle avant.

Platon et les idéalistes ont choisi Apollon, sûrs du Bien suprême, pourfendeurs de l’ignorance et du superficiel. La morale est de suivre son cœur et sa raison qui domptent les instincts, tous deux détenteurs d’une parcelle enfouie du Bien absolu. Le péché n’existe pas, l’erreur vient de l’inconstance et de l’ignorance. Que chacun écoute en soi parler la Vérité, que les philosophes, plus avancés dans la connaissance de soi, aident ceux qui cherchent à en accoucher. Les anciens masques d’Apollon frappent les enfants car ils sont chargés de la sagesse et de la plénitude de l’être adulte.

Mais la foule et le peuple restent ignares et incultes comme les enfants. Envers eux, il faut user de politique, manipuler les passions et frapper par des exemples concrets pour gouverner. Le sage ne saurait être reconnu qu’auprès d’un peuple de dieux. Une longue éducation est nécessaire à la cité pour que la raison s’installe dans son gouvernement, avec le débat selon les règles. Des années de tyrannie ne peuvent être abolies en un jour. Qui se laisse guider par ses passions, le tyran comme le peuple, la raison ne peut le mouvoir. Dion le découvre, lui qui était trop platonicien. La philosophie échoue en Denys le jeune, échoue à Syracuse, où Héraclide entraîne les factieux, échoue en son fils même, malléable et débauché.

Nikératos l’acteur, soucieux de raison et d’équilibre, mais servant les passions et le mystère du théâtre, découvre en fin de carrière cet enfant fulgurant que fut Alexandre de Macédoine. Il eut la beauté du soleil, la sensualité d’une prairie au printemps. Il fut un descendant spirituel de Platon, bien qu’éduqué par Aristote, porté par le rêve et la foi en son destin. Alexandre reste peut-être le modèle inégalé de l’Occident, ce chant du signe de la Grèce antique, cet équilibre surhumain entre Apollon et Dionysos que le vieux philosophe allemand martèlera au siècle industriel. Il fut harmonie parfaite entre goût du Bien et respect des Mystères, vertu des dieux et foi des hommes.

Mary Renault, Le masque d’Apollon, 1966, éditions Jean(Cyrille Godefroy 1985, occasion €2.86

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Paul Faure, Ulysse le Crétois

Ulysse est un mythe, et en même temps le symbole même de l’homme grec. Il est pourtant Crétois, comme le montre Paul Faure sur 278 pages plus 112 pages de notes bibliographiques et documents, ainsi que plusieurs cartes et plans. Paul Faure fut professeur de langue et de civilisation grecques à l’université de Clermont-Ferrand – et à demi crétois lui-même. La tradition orale de la grande île a conservé de nombreuses versions du héros achéen qu’un aède – Homère – a synthétisé sous une forme puissante et personnelle. Son livre érudit se lit facilement et nous en apprend beaucoup sur ce monument de civilisation occidentale qu’est l’Iliade, mais surtout l’Odyssée.

Comme Jésus Christ selon Michel Onfray, Ulysse n’a pas « existé » matériellement, mais comme concept humain. Est-ce la menace culturelle de l’immigration massive en cours ? La poussée brutale des nationalismes dans le monde ? La manifestation évidente du déclin américain avec son président clown ? L’été est en faveur du « retour » à Ithaque, du périple d’Ulysse, de la boucle de l’Odyssée. Ce ne sont qu’émissions d’été sur les radios, depuis les lourdingues « Grandes traversées » France-culturelles où ladite culture est souffrance et où il faut s’emmerder de longues heures à écouter du grec dans le texte pour acquérir le Savoir – au nettement plus dynamique et passionnant Sylvain Tesson sur France-Inter qui met l’épopée au rang du peuple – redonnant à la culture son rang évident de religion populaire (religion = ce qui relie).

Se fondant sur la linguistique, l’archéologie et l’ethnologie, Paul Faure démontre qu’Ulysse fut Crétois, probablement demi-frère ou compagnon du roi Idoménée (p.69), guerrier médiocre (p.138) mais ambassadeur hors pair. « L’Iliade nous le présente moins comme un soldat que comme un négociateur ou un champion » p.139. En sept chapitres, il décline les sept adjectifs qu’Homère utilise dans l’Odyssée pour définir Ulysse : le Petit Prince, l’endurant, l’ingénieux, le rusé, le personnage aux mille tours, le fameux, le divin. D’ailleurs, Ulysse se dit Odysseus en crétois : l’Odyssée n’est donc que la geste d’Ulysse, l’Ulyssiade comme on inventait jadis le nom des épopées.

« Je dis qu’il n’y a qu’en Crète que l’on retrouve, d’un bout à l’autre de l’époque historique, un rituel d’initiation ou de probation de l’adolescence, dont le scénario bien attesté corresponde terme à terme aux cinq premières phases de l’initiation d’Ulysse : l’épreuve du fruit défendu, l’épreuve des ténèbres, l’épreuve du sexe, l’épreuve des eaux, l’épreuve de l’Au-delà. (…) Si l’on ajoute à cela que le nom d’Odysseus est crétois, que les armes du héros comme ses exploits et ses mensonges sont crétois, que les mythes relatifs à ses antagonistes et même leurs noms se sont conservés en Crète de siècle en siècle jusqu’à nos jours : Cyclopes, Circé, Sirènes, Calypso, Néréides, Tartare et Revenants, il n’y a pas lieu de douter que le mensonge sept fois répété d’Ulysse : « Je suis véritablement Crétois », n’était pas tout à fait un mensonge. Et que, si son histoire paraît bien celle d’une sorte de Petit Poucet local, elle a servi de modèle et de garant des centaines d’années avant Homère à tous les enfants de l’aristocratie que l’on initiait publiquement en Crète à la vie » p.59.

Les mystères, le merveilleux, les géants, le loto qui donne l’oubli, le cheval de Troie (p.169) – tout cela n’est que mythe. Télémaque est moins le fils d’Ulysse que son double, son successeur dans le temps (p.229). Et la sage Pénélope tisse moins une toile que des ruses et est moins fidèle que la cane sauvage pénélops d’où vient son nom (p.231). Mais qu’importe ? Homère est un auteur qui met en scène « l’essentiel des chants de l’Odyssée, y compris le XIe et la majeure partie du XXIVe, (…) auteur en tout cas du plan et du thème de l’Odyssée » p.240. Il a nourri ses récits de son expérience de voyageur et des récits des commerçants – d’où les détails géographiques qu’il donne – mais la réalité ne fait que servir la fiction. Retrouver l’itinéraire d’Ulysse est une gageure car une part est inventée (p.242).

« Aussi, l’épopée n’est-elle qu’à moitié mythique, à moitié logique. Pour employer une opposition très fréquente en grec, elle participe à la fois du mythos, ou parole qui raconte, et du logos, ou parole qui démontre. (…) Son épopée est caractérisée par le mélange constant de l’humain et du surhumain, de l’intemporel et du vécu, de l’extraterrestre et de la plus humble réalité » p.244. Ulysse est un modèle de vie exemplaire proposé aux adolescents grecs. « Ipso facto, Ulysse, devenu le meilleur des Grecs, quasi divinisé (théios, antithéos) à force d’être universel, cessait d’être crétois » p.244.

Homère est un auteur qui semble avoir réellement existé. « Homère a donné à Ulysse une bonne partie, qui n’est pas la meilleure, de son caractère, de son âge, de sa propre destinée. Il s’est trop attaché au conflit des générations pour ne pas y avoir été lui-même largement impliqué. Même l’intérêt qu’il porte à la jeune Nausikaa – un des moments les plus purs et les plus discrets de l’immense poème – ou bien encore la paternelle affection dont il entoure l’adolescent Télémaque, montrent l’auteur qui a passé la cinquantaine. (…) L’intrigue et l’action nous attachent parce qu’elles sont d’un homme de l’an 700 av. J.C. » p.271.

« Relire » l’Iliade et l’Odyssée, écouter Sylvain Tesson en parler bien mieux que Pierre Bergougnoux, se documenter dans le livre de Paul Faure plutôt que par les bavardages entrecoupés de musique criarde de France-Culture, voilà un beau programme de civilisation pour l’été. Car, si l’hospitalité était l’une des vertus du monde grec, elle ne s’entendait que comme accueil d’un Autre parce que l’on est sûr de sa civilisation – pas comme une invasion acculturante au nom d’un métissage général.

Paul Faure, Ulysse le Crétois, 1980, Fayard 406 pages, €25.00

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Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos

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Non réédité pour le moment, et c’est dommage, ce périple en couple parmi les îles dans les années soixante est captivant. Les gens, les paysages, les éléments, composent une symphonie grecque, celle de la Grèce ancienne dans la Grèce d’aujourd’hui. L’histoire se mêle aux histoires, l’antiquité aux personnages bien vivants. Romanisée, islamisée, turquifiée, asservie aux Italiens, aux Allemands, aux Anglais, la Grèce a failli devenir communiste sous Staline avant de se livrer aux colonels en 1967.

Seules les îles restent relativement préservées de ces bouleversements du monde que l’auteur, ayant perdu toute espérance en la noblesse et le courage de l’Occident, cherche à fuir. Comment mieux oublier que dans un paysage grec, réduit au plus simple ? Le ciel outremer, la mer vineuse en soirée, la terre sèche et les oliviers légers, les masures chaulées de blanc à la terrasse ombrée de vigne – que faut-il de plus pour le bonheur ?

L’auteur, son épouse et leur premier enfant habiteront longtemps l’île de Spetsai avant que les études universitaires – et l’envahissement du tourisme – les poussent à s’établir en Irlande. Pas en France, dont Michel Déon n’apprécie pas plus l’esprit étroit du petit bourgeois avide de biens de consommation que les politiciens montés sur leurs ergots. Durant ces années soixante, il parcourt d’île en île cette Grèce d’aujourd’hui, souvent en automne après le départ des estivants. Je me demande cependant qui garde l’enfant, puis le deuxième enfant, durant ces voyages de plusieurs mois. Rhodes, Corfou, Spetsai, Lesbos, Skyros, Patmos, Naxos, Chypre, Hydra, Kalymnos et Leros se succèdent au gré des caïques et des opportunités.

Plus l’île mystérieuse de Miroulos, qui n’existe sur aucune carte. Car l’auteur raconte une histoire dont il est le dépositaire, issue de la grande Histoire et qui pourrait impliquer des personnes vivantes. Deux vieilles folles habitent une grande maison isolée qui recèle une tombe, celle du prince H., un Allemand exilé à qui un sous-marin est venu promettre un temps le trône de Grèce en 1942.

Personnages pittoresques et hôtels miteux recèlent parfois des légendes, souvent des aperçus profonds sur l’humanité. Il faut voir les gros barbus édentés de pêcheurs, balourds et sans grâce, rester bouche bée devant un éphèbe scandinave qui danse devant deux pédés sur la plage. Il faut observer les lesbiennes à Lesbos – oh, pas les femmes de l’île mais celles qui viennent de l’étranger sur la réputation de la poétesse antique. Il faut s’interroger sur la beauté absurde d’enfants de couples laids, dans un village isolé. Sur l’amour éperdu pour Anna d’un homme venu de loin – Olaf. Il l’a connue lorsqu’elle avait 11 ans et en est tombé raide. Les études et la guerre ne lui ont pas permis de revenir à temps et Anna s’est mariée en fin d’adolescence. Elle a eu une fille à son tour, Anna II, aussi jolie et qui lui ressemble. Olaf a fait promettre qu’elle deviendrait sa femme. Il a attendu sa croissance et a fini par épouser « son » Anna, à qui il a fait une fille qui devient Anna III. L’auteur et sa femme la rencontrent à ses 11 ans. Elle est pleine d’une telle grâce préadolescente que c’en est troublant. Ils comprennent combien le sortilège a pu être puissant. Olaf n’a plus jamais quitté la Grèce, ni son île de Skyros, lui qui venait d’hyperborée.

Des histoires humaines de ce type, il y en a plusieurs. Jusqu’au rendez-vous inopiné de Patmos qui donne le titre au recueil de ces récits des îles. Michel retrouve « Pierre », le héros de La carotte et le bâton, flanqué de son fils Emery, désormais 17 ans. Le père et le fils voyagent et s’entendent bien. L’auteur, ému plus qu’il ne consent à l’écrire, lui qui a perdu son père à 13 ans, regarde cette amitié malgré les liens du sang avec quelque envie. Pierre fait rencontrer l’autre personnage de l’organisation secrète, l’Allemand von Brauchitsch, officier aux pieds gelés à Stalingrad. Il a retrouvé sa ferme de Prusse-Orientale ruinée par l’armée soviétique et sa femme aux derniers degrés de la syphilis, après avoir été violée par tout un régiment. Lui aussi est flanqué d’un fils, un beau Aryen de 20 ans qu’il avait exilé par précaution en Suisse juste avant la défaite. Ayant compulsé les manuscrits du monastère, von Brauchitsch a élaboré une théorie sur la traduction de l’écriture linéaire A du Minoen, toujours non  déchiffrée à ce jour. Lui pense qu’il en a percé le secret… et que l’Apocalypse véhiculée par Jean de Patmos d’après les légendes très anciennes, est pour bientôt. Une désagrégation de l’atome.

Bien que le monde ait failli disparaître d’un coup, en 1962, lorsque le fantasque Khrouchtchev eu mis le monde au bord de la guerre nucléaire, la raison l’a emporté. Mais la leçon demeure : plutôt que se préoccuper du sort du monde lorsque l’on ne peut rien pour lui, mieux vaut vivre et bien vivre. Malgré les invasions, les orages et les vents qui mettent la mer en tempête, les gens des îles ont passé les siècles en conservant leur âme. Il faut prendre exemple sur eux. Dionysos, sur la plage de Naxos où l’auteur rêve à Ariane délaissée par Thésée, apparaît comme « le dieu de la Grèce triomphante, synthèse du corps et de l’âme (…) sa volonté de vie » p.202. Il faut avoir le goût de vivre.

Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos, 1971, Folio 1978, 309 pages, occasion €4.81

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

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Michel Déon, Le balcon de Spetsai

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En 1960 Edouard Michel (dit « Michel Déon ») et C. (sa femme Chantal), louent une maison sur l’île isolée de Spetsai (Spetses), non loin d’Hydra, à 52 miles nautiques d’Athènes. La flotte turque en 1822 subit au large de l’île une défaite qui aboutira à la sortie de la Grèce du califat musulman. Quinze ans après la guerre, l’île ne connait qu’à peine encore la modernité. Elle est alors un refuge contre le monde qui va, déplaisant, et un paradis pour qui sait apprécier la nature et l’histoire.

Michel Déon tient un « journal » du 1er janvier au 18 mai, décrivant les paysages de l’île, le pittoresque des gens, les échappées sur le continent, les célébrités littéraires qui viennent. Dans ce lieu clos par la mer, tout le monde se connait, commerce, s’entraide, ce qui n’exclut pas les tragédies. L’existence patriarcale se double de mœurs encore mauresques et les filles comme les femmes sont cantonnées à la maison. Seules les « étrangères » (à l’île) ou les « prostituées » (qui ne trouveront pas de mari) peuvent se montrer seules, aller au café ou – pire ! – se baigner comme les estivantes.

Mais ce monde de jadis a bel et bien disparu. Je suis allé en Grèce vingt ans plus tard sans avoir lu encore ce livre – et les mœurs comme les gens s’étaient déjà internationalisés. « Tout ce que l’on voit, c’est fini », disait Jacques Chardonne, ami que l’auteur recevra en sa maison de Spetsai, cité par lui au dernier jour (p.225). Le récit plus ou moins complété et enjolivé de ces six mois est devenu un témoignage historique et anthropologique. Une première postface de 1972 en fait le point, suivie d’une seconde postface de 1984…

Restent le climat méditerranéen et la terre rocheuse, le parfum du thym ou des amandiers en fleurs, le goût fruité de l’huile d’olive et les délices du mouton grillé (ou de la daurade farcie aux crevettes), l’amertume riche du vin résiné et l’âpreté apéritive de l’ouzo à peine voilé d’eau.

Reste aussi la philosophie d’un peuple querelleur et hanté d’indépendance, inventeur de la politique et de la cité : « une grande et difficile mission : muer l’anarchie et l’esclavage en liberté », dit l’auteur p.22. La Grèce moderne garde encore quelque chose de l’aura de la Grèce antique, « une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui mène le monde : la grossièreté, la bestialité, la lâcheté, la laideur et la foule » p.112. Le désastre de notre civilisation, née en Grèce, serait venu pour Michel Déon de Rome, la chute ultérieure de Byzance parachevant la défaite culturelle face à la barbarie. Pourquoi pas ? Si les Etats-Unis reproduisent aujourd’hui le schéma anthropologique de l’empire romain, multiethnique et multiculturel, traversé de religions antagonistes, on comprend comment la barbarie gagne à nouveau notre monde – le contraire même « de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble »

Spetsai en 1960 est une oasis contre l’envahisseur moderne. Du moins est-ce ainsi que la voit l’auteur, une décennie avant que les routards internationaux ne lui emboitent le pas pour fuir la morale et l’argent. « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en-dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique » p.121.

Comme on le voit, Le balcon de Spetsai n’est pas seulement un récit de voyage, mais aussi une réflexion sur l’homme et ses fins. Le monde, depuis, est allé à son train, malgré le mouvement hippie et les récents écolos. La technique continue de triompher, le relais étant pris par l’Internet, comme toujours la meilleure et la pire des choses – car ce qui compte n’est pas l’outil mais ceux qui l’utilisent. Les objets connectés de la marque à la pomme qui séduisent tant aujourd’hui, que seront-ils dans l’histoire ? Sparte n’a rien laissé, qu’une légende et quelques anecdotes. « Si l’on n’écrit pas un beau vers, si l’on ne sculpte pas dans le marbre, si l’on n’exprime pas dans une forme parfaite une idée (…) on est perdu, qu’on soit un individu ou qu’on soit un peuple » note p.196.

Michel Déon a laissé le carnet vivant d’un long séjour à Spetsai, île grecque isolée du monde et vivante. J’en suis à ma troisième lecture de ce livre sur les décennies et je l’apprécie toujours. Peu importe que le temps ait passé et que la réalité d’aujourd’hui soit loin désormais de la réalité décrite. Ce qui compte est la forme, et l’humain qu’elle décrit.

Michel Déon, Le balcon de Spetsai, 1961, postface de 1984, Folio 1984, 252 pages, occasion €14.76

e-book format Kindle, €7.99

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

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Gustave Flaubert, Voyage en Orient

flaubert voyage en orient
L’Orient (moyen) était le rêve romantique, le voyage d’une vie. Maxime Du Camp était parti en Orient en 1844, l’année où il est devenu l’ami de Flaubert. Gustave s’est mis à en rêver, surtout après avoir voyagé en Italie en 1845. En 1847, il randonne à pied et en voiture trois mois en Anjou, Bretagne et Normandie avec Maxime Du Camp. L’amitié se consolide, le rêve se développe, un long voyage est désormais envisageable. Maxime veut repartir en Orient pour photographier, ce qui est neuf en ce temps ; Gustave, à 28 ans, veut en être. Non pour publier (il gardera ses carnets pour lui) mais pour « la sensation ». Voir et sentir valent mieux que tous les livres et l’on sent bien plus fort quand on est jeune. L’Orient lui inspirera les romans et contes qui révéleront son talent : Salammbô, la Tentation de saint Antoine version 2, Hérodias

Il lui faudra un an pour convaincre sa mère, six mois de préparation, nécessitera six cents kilos de bagages, un domestique appelé Sassetti, deux ordres de mission des ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture pour favoriser les autorisations locales de visites – et durera pour Flaubert 19 mois. Les compères visiteront Egypte, Liban-Palestine (Syrie), Rhodes, Asie mineure (Turquie), Grèce, Italie. Mais pas la Perse, pourtant prévue au départ, mais dangereuse d’accès ; Flaubert y renoncera sur les instances de maman… Il est vrai qu’il est sujet à des « crises nerveuses », en fait une épilepsie due à une ancienne syphilis. Ce qui ne l’empêchera pas de coïter avec enthousiasme les almées, courtisanes et autres putains d’Egypte et d’ailleurs. Il tombera même amoureux de Kuchiuk-Hanem, célèbre fille de joie dans la trentaine qu’il baisera plusieurs fois la même nuit (« coup » puis « recoup », écrit-il sobrement). De quoi choquer les lecteurs de la première édition (posthume) en 1910, aussi prudes et coincés que les islamistes rigoristes aujourd’hui. L’éditeur Conard – c’est son vrai nom – a expurgé soigneusement ces baisades et autres allusions au sexe.

L’Orient représente à l’époque cet espace de liberté sexuelle que l’Europe a réduit et Gustave comme Maxime en profitent, avides d’expériences avec, pour Flaubert, le goût des gens. Contrairement à ce que croient certains, Flaubert n’a eu qu’une ou deux expériences homosexuelles « pour voir » avec un jeune garçon de bain en Égypte ; il ne l’évoque pas dans ces carnets « sérieux » mais en passant dans sa Correspondance à ses amis masculins. Il relate en revanche pour la couleur locale les anecdotes piquantes qu’il a recueillies : « Il y a quelque temps un enfant sur la route de Choubra [5 km au nord du Caire] se faisait enculer par un singe » (p.624 Pléiade). Ou encore à Damas, raconté par le supérieur des Lazaristes : « M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de douze ans environ, qui s’entreculaient à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive » p.793. Il semble que les psys aient aujourd’hui remplacés les curés en faisant du traumatisme l’équivalent scientifique du péché originel, mais l’interdit social à l’expérimentation sexuelle des adolescents reste sans changement. Gustave préfère les femmes, il aura même le coup de foudre pour une inconnue en Italie (p.1012). Ce ne sont que descriptions du visage, de l’allure, des seins à demi découverts pour l’allaitement de celles qu’il rencontre. Êtres vivants ou statues, Flaubert ne voit que les femmes – en Égypte, en Grèce, en Italie, les hommes, les vieillards et les éphèbes ne lui sautent pas aux yeux.

Il a beaucoup lu avant de partir mais cite peu ses références durant le voyage (contrairement à Maxime qui les confirme, les infirme ou les complète en érudit). Flaubert préfère le vivant, le matériau brut, la sensation. Ce pourquoi il décrit longuement visages ou paysages, statues ou monuments, comme si la photo n’avait pas été inventée. « J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules – ses yeux d’émail souriaient – ses reins cambrés – elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus. Elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie » p.671. C’est parfois fastidieux à lire, mais c’était surtout pour lui un aide-mémoire, pour affiner sa plume, un exercice de précision, de concision et d’exactitude. D’où le ton parfois détaché qu’il prend pour décrire les turpitudes, la misère des mômes, la bêtise brutale des muletiers envers un chien ou la crasse des femmes dans les montagnes d’Asie mineure. D’où l’aspect parfois « peinture », chaque mot étant un trait de pinceau pour composer un ensemble en couleurs.

1849 sphinx egypte maxime du camp

Il a aimé en Égypte les chameaux (« la première chose [que j’ai vue] sur la terre d’Égypte » p.613 ; ils apparaissent hiératiques comme des vaisseaux de haut bord chaloupant au-dessus du khamsin, ce vent qui soulève le sable au ras du sol, leur face a parfois des ressemblances risibles avec des personnages connus. Il a ressenti une intense émotion en découvrant le Sphinx : « il nous regarde d’une façon terrifiante » p.626. Il a vécu une jouissance indicible devant Thèbes, qu’il tente pourtant d’exprimer en mots dérisoires : « C’est alors que jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien – c’était une volupté intime de tout mon être » p.658. Il a aimé les couchers de soleil fulgurants sur le Nil, avec les nuances du rouge vif au bleu pâle du ciel ; le dégradé d’ombre des montagnes au Liban. Bon vivant, blagueur et bien accepté, il n’hésite pas à « régaler de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de soixante paras » (p.643) – autrement dit à leur payer des putes.

Il est aussi capable d’impatience, de spleen, de mélancolie de l’exil ou de la destinée, d’ennui qui le saisit et l’empêche de faire quoi que ce soit. Jérusalem, après un émerveillement devant ses murailles, le déçoit. Cette ville arabe est d’une crasse indicible : « Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et on ne voit que des ruines – c’est énorme de tristesse » p.754. De même au Saint-Sépulcre : « Ce qui frappe le plus (…) est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes – c’est distinct, retranché avec soin – on hait le voisin avant toute chose – c’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que m’en suis allé sans songer à rien plus ». D’ailleurs « les clés sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes se déchireraient » p.758. En revanche, Bethléem l’enchante, malgré l’excès baroque des bondieuseries : « Rien n’est suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la crèche par le côté gauche : l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade – à droite et à gauche et au fond » p.761.

1849 le caire egypte maxime du camp

Les Européens sont mal vus en Orient, surtout dans l’empire turc après l’indépendance de la Grèce. Un racisme latent éclate parfois en mimiques ou en coups de fusil, auquel se mêle une xénophobie religieuse envers les chrétiens mécréants. En Asie mineure au village de Bordall (ou Bodzal) : « Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de douze ans qui est l’aide de notre moucre (muletier), resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et comme il ne comprend pas il lui fait signe avec son couteau » p.845. La haine ethnique n’est pas un vain mot en Turquie musulmane. La corruption et la dépravation non plus, comme en témoigne un jeune derviche : « autour de lui il ne voit que putains : ‘Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la baise trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait enfiler par le jeune garçon !’ » p.860.

Mais la politique laisse les deux amis indifférents, ils ne s’intéressent en rien à la question d’Orient. Et Flaubert n’est pas raciste, il ne se sent pas supérieur parce qu’il est Blanc venu d’un pays développé, il juge seulement de la beauté des visages et de la vertu des âmes. « Le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux », dit-il par exemple des hommes du Sennahar en Haute-Egypte (p.678). Il décrit le rameur du Nil Mohammed : « J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche ; il ramait avec une vigueur plaine de grâce, il criait, chantait en passant les courants, menant tout le monde, – ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche, de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince – plis du ventre qui remuaient et descendaient quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant ‘el naby, el naby’. C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; – il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau » p.679. Les deux amis ont dîné à Constantinople avec le général Aupick, beau-père du poète Baudelaire, dont Flaubert a vanté les vers choquant le bourgeois sans le savoir.

1839 athenes parthenon

Il a repris au propre ses carnets d’Égypte, au retour ; l’Asie mineure n’a pas été oubliée mais il l’a moins aimée. Quant au Liban, à la Palestine et à la Grèce, il a été souvent déçu et a laissé ses notes en l’état. C’était l’hiver, le voyage s’étirait, il a vu Marathon sous la pluie, il a galopé trempé et transi, enfoncé dans la boue parfois jusqu’aux cuisses. Il passera le reste du voyage, d’Athènes à l’Italie à se contenter de décrire les statues des musées et des églises, sans plus. On sent moins l’enthousiasme, le retour au scolaire et à la vie bourgeoise, la préparation des œuvres envisagées. L’ironie ressurgit parfois, mais fugace, comme au passage du Jardanus en Grèce : « En face de nous, dans cette maison : servante bossue avec de gros seins : de quel côté la prendre si son mari aime les tétons durs ? » p.941.

Parti de Paris avec Maxime le 29 octobre 1849, Flaubert y revient fin juin 1851 sans Maxime, qui a prolongé ailleurs, mais avec maman qui l’a rejoint à Venise. Les deux amis ont passé 8 mois en Égypte, dont 4 et demi sur le Nil, 4 mois en Palestine 3 mois et demi en Grèce, 1 mois et demi en Turquie et 5 mois en Italie. L’Égypte et la Turquie sont une mine de renseignements, de descriptions et d’anecdotes intéressantes au voyageur d’aujourd’hui – comme à ceux qui préfèrent voyager par procuration, bien au chaud dans leur lit, l’imagination enfiévrée sous la lampe.

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1851, Folio classique 2006, 752 pages, €12.90
Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 2 – 1845-1851, Gallimard Pléiade 2013, 1680 pages, €72.00
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Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé

jacques benoist mechin alexandre le grand

Quelle que soit la part d’embellissement, d’interprétation de la réalité historique, en bref quelle que soit la part du mythe que recèle toute tentative de biographie d’Alexandre le Grand, il reste que ce livre vous laisse plus vif qu’avant de l’avoir lu.

Benoist-Méchin a opéré une synthèse rapide, subjective mais brillante, de la vie du jeune Grec. Alexandre est présenté comme un météore, le premier Grec à faire le rêve de fusionner orient et occident, ce qui hante et a hanté plus ou moins tous les hommes de culture. C’est plus un essai qu’une biographie scientifique : l’ouvrage présente un « type » d’homme plus qu’un homme réel.

Alexandre est un adolescent. Il est resté tout au long de sa vie jeune, impulsif, qui va jusqu’au bout de ses aventures. Pour lui, rien n’existe hors ce qu’il fait. Il a cette frénésie de l’en-avant qui fait le prix de cet âge. Mais il est aussi inquiet, tendu, miné d’obscure angoisse. Est-ce cela qui le pousse toujours en avant ? L’ombre de son père qui l’oppresse ? L’ambition de sa mère qui l’aiguillonne ? Il y a de la démesure en ce jeune général.

Ses conquêtes ? Une chevauchée avide d’immensité, la gloire d’aller toujours plus loin. Sa tactique militaire ? Simpliste, elle consiste à masser ses forces au point le plus faible de l’ennemi, à l’enfoncer, et à recommencer ; pour le reste, rapidité de mouvement et discipline ; avec la science grecque des machines de siège. Rien d’extraordinaire sinon une bougeotte perpétuelle.

alexandre le grand carte des conquetes

Le fleuve grec se serait sans doute perdu dans les sables si les soldats, plus rationnels que le jeune homme à leur tête, n’avaient refusé un moment d’obéir. Ceci se passait devant le fleuve Hyphase qui se jette dans l’Indus, en août 326. J’y suis allé, le pays est désertique et les rochers, sévères, dessinent comme une mise en garde. Alexandre traverse seul le fleuve, nul ne le suit. Déçu, il revient et donne le signal du retour. Mais il fait ériger auparavant douze grands autels en forme de tours (aujourd’hui disparus), sexes dressés au dieux, défis aux pères. L’adolescent prouve ainsi qu’il devient adulte. Mâle par la guerre, femelle par les villes qu’il fonde et par les femmes qu’il féconde.

L’esprit grec est cette combinaison d’intelligence, d’audace et de technique. Elle est chantée dans les récits de l’Iliade, Ulysse et le cheval de Troie, le pieu rougi au feu et les moutons de Polyphème, dans le mythe de Dédale et de ses ailes artificielles, des sièges d’Halicarnasse, de Tyr et d’autres lieux. Mais Alexandre n’a pas l’équilibre grec en lui-même, il est trop fougueux, trop frénétique. Il sait entraîner, mais sait-il bâtir ? Qu’aurait été son périple s’il avait eu pour compagnons de vrais adultes grecs mesurés et savants plutôt que Néarque, Parménion, Hephaestion, Polyèdres, Diades et autres ? Ce général, cet amiral, ces ingénieurs et ce merveilleux ami-amant, ministre et grand vizir, confident, consolateur, tampon et exécutant critique de la fougue alexandrine ?

alexandre le grand

Certes, Alexandre n’est pas un dieu ; il est bien plus le symbole de la Grèce antique. Ce sont sa technique, son courage, sa culture qui ont vaincu, plutôt qu’un homme seul, fût-il le plus grand.

Il reste qu’Alexandre est une figure qu’un garçon aime invoquer. Il a tout ce qui fait l’idéal d’un Grec : la beauté, la jeunesse, l’audace, la puissance, l’amour – et ce destin tragique qui lui donne une existence intense comme celle d’Achille, si vite consumée. C’est en ce contraste tragique, probablement, que réside l’émotion que suscite le récit de sa vie. L’association de la jeunesse et de la mort a toujours fasciné et Benoist-Méchin rend bien cette antithèse.

Jacques Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé, 1976, Tempus Perrin 2009, 352 pages, €9.00 

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Alecos Papadatos, Démocratie, BD

papadatos democratie
Nous sommes en 490 avant notre ère, à la veille de LA bataille. Dans la nuit de Marathon, sur les hauteurs qui dominent la plage où campent les Perses, hulule la chouette, symbole d’Athéna. Deux jeunes hommes qui ne peuvent pas dormir se racontent leur existence, peut-être avant de mourir demain. Ils sont bientôt entourés de leurs compagnons tant l’existence de l’un se confond avec ce pourquoi ils sont là : la naissance de la démocratie, pour la première fois dans le monde.

Le premier jeune homme est Thersippe, qui sera le coureur de Marathon selon certains historiens (d’autres lui donnent un nom différent) ; il périra dans son effort pour annoncer la victoire aux Athéniens le lendemain, après 42 km et 195 m – performance que l’on reproduit aujourd’hui à chaque épreuve olympique. Le second, le narrateur, est Léandre, personnage inventé.

Léandre remonte cette nuit-là à l’été de ses 16 ans, beau gaillard gracile perpétuellement torse nu, féru de dessin et de peinture. Après avoir enfreint les ordres de son père qui ne lui a permis de peindre qu’un seul des murs de la salle alors qu’il a peint les quatre, emporté par son enthousiasme, il est envoyé se colleter à la dure réalité : celle de négocier un bon prix pour l’huile d’olive du domaine auprès d’un marchand de Thrace. Porter les ballots d’olives et les jarres d’huile lui exercera les muscles tandis que le négoce lui assainira la tête, pense son père qui veut en faire un homme.

Lorsqu’il est de retour à Athènes après avoir réussi, c’est le jour de la procession des Panathénées. Tout le peuple est autour de la citadelle pour voir le spectacle. Dans cette presse, deux tyrannoctones ont prévu d’abattre le tyran Hipparque, qui gouverne avec son frère Hippias en manipulant la masse et en s’en mettant plein les poches. Aristogiton et son jeune amant Harmodios, dont on dit que le tyran les avait insultés, poignardent Hipparque avant d’être pour l’un, le plus jeune, abattu par la garde et pour l’autre arrêté, torturé puis exécuté après avoir donné le nom de ses complices aristocrates. Dans la répression qui suit l’acte, le père de Léandre est tué par la police scythe.

harmodios et aristogiton

Son géniteur mort, sa maison incendiée, ses biens confisqués (par un ex-ami de son père…), Léandre s’exile, toujours en pagne, jusqu’à Delphes où une connaissance de son père le fait travailler à inventorier les offrandes dans le Trésor. L’adolescent retrouve Hero, la jeune nièce du commerçant à qui il a négocié ses olives il y a peu ; elle est pythie apprentie.

Peu à peu, le garçon se rend compte que l’oracle délivre des messages qui sont filtrés par des prêtres de Delphes appelés « saints », éminemment corruptibles. Malgré l’oracle sibyllin, l’interprétation penche vers qui paie le plus. Mais qu’importe : ce qui compte est d’y croire. La foi insuffle une volonté bien plus forte que la seule raison. La force d’un oracle tient à l’histoire racontée qui donne sens. Qui croit est doué d’un pouvoir de convaincre et de vaincre.

C’est ce qu’apprend au candide Léandre un mystérieux Athénien, Clisthène, venu solliciter de l’oracle l’appui de Sparte pour renverser le tyran survivant Hippias. Clisthène l’Athénien sera considéré comme le père de la démocratie. Il instaurera un système de votes où les citoyens ne sont plus regroupés en tribus clientélistes, mais en circonscriptions où les diverses classes sont mélangées. Chacun verra donc plus l’intérêt général que celui de son clan – et ce sera bien le peuple qui décidera à la fin et non pas quelques aristocrates.

papadatos democratie bd
Ce roman dessiné historique conte donc une double quête : celle de l’adolescent Léandre de 16 à 32 ans – et celle de la démocratie athénienne qui émerge avant Marathon. Devenir adulte et devenir citoyen s’apprend, s’entretient et se conforte, car l’état d’homme libre et responsable est toujours précaire, dans un combat sans fin.

Athéna, qui parle au garçon dans ses rêves, représente la transition entre le monde ancien des dieux (les forces obscures qui meuvent l’humain) et le monde nouveau des hommes (ce rationnel scientifique et démocratique sans cesse à consolider). Les deux totems de la déesse sont le serpent et la chouette, alliant la force de qui sort de la terre à la clairvoyance de qui voit dans la nuit – le désir et la raison. Athéna se situe entre ses frères : Apollon garant de l’ordre, de la beauté et de l’intelligence, et Dionysos en état de perpétuelle ébriété hormonale et de joie, insufflateur du désir et de la volonté. Si Dionysos est sorti de la cuisse de Zeus, Pallas Athéna est sorti du même par la tête. Déesse emblématique d’Athènes, elle se veut l’équilibre du bon sens, état fragile toujours à rectifier, paix armée sans cesse sur le qui-vive. La cité ne sera grande que lorsqu’elle incarnera cette double vertu de puissance et de discipline – notamment face aux Perses à Marathon.

  • Ainsi le corps du citoyen est-il celui d’un athlète, pareil aux dieux représentés sur les vases que Léandre aime peindre et par les statues. Il est soldat plus que travailleur – et le lecteur pourra comparer les anatomies respectives de Léandre (fils de négociant libre) et de Givrion (fils d’esclave, son ami).
  • Ainsi l’esprit du citoyen est-il entre la logique volontiers sophiste et manipulatrice des philosophes, et la passion collective de la foule – le lecteur pourra comparer les personnages de Pisistrate et de Solon.

Le dessin, plutôt sommaire et volontiers pressé, fait souvent surgir la grâce du mouvement et de l’expression, inspiré des lutteurs minoens d’Akrotiri à Santorin. Léandre et Hero sont beaux en leur jeunesse, ils irradient la lumière du désir et courbent leurs formes en élans gracieux. Ils se détachent comme l’avenir sur un passé plus grossier – comme la démocratie qui naît sur l’asservissement coutumier.

papadatos democratie garcon

Papadatos fait passer la leçon de l’histoire – les valeurs de notre civilisation – par le dessin. L’aventure et l’amour sont complétés par des annexes d’historiens pour mieux comprendre. Le lecteur percevra plus clairement cette ligne arbitraire qui passe entre moutons et citoyens, mais aussi mieux que sur une carte cette frontière impalpable entre la Grèce et la Turquie (hier la Perse) – ce pourquoi ce pays n’a rien à faire dans l’Union européenne (sauf à ne vouloir qu’un marché de libre-échange sans aucune âme).

« Toute fin nous ramène aux intrigues », dit le Léandre de 32 ans à ses compagnons d’insomnie. Il parle de la démocratie, sans cesse menacée par les clans et par les castes, sans cesse à refonder. « Au temps où nous pensions qu’on était les bons, et tous les autres les mauvais (…) cette façon de penser met toujours en avant ceux qui agissent par eux-mêmes, pour eux-mêmes, les ‘grands’ noms, les ‘chefs’, les tyrans, et ceux qui nous sauvent des tyrans » p.197.

Une leçon que les partis politiques d’aujourd’hui devraient méditer, au parti Socialiste comme chez les Républicains, politiciens qui se croient volontiers investis de la mission de commander aux autres. « Cette façon de penser nous ramène à la peur et à la folie, au visage de la Gorgone. Et la force de la Gorgone peut se retourner vers nous à tout moment. Nous pouvons être notre pire ennemi ». Ce ne sont pas les élections régionales de décembre 2015, faisant surgir brutalement un Front national menaçant, qui vont démentir cette antique leçon de politique.

Pour vivre ensemble et faire cité, il ne faut pas diviser mais unir – donc adhérer à une histoire commune. Seule une histoire donne un sens à la vie (p.198) – donc une histoire particulière, patriotique, à construire et à transmettre. Avis au ministre Belkacem et aux pédagogos du mammouth ! Dompter la sauvagerie de l’homme pour rendre l’existence plus douce à tous est la voie d’Athènes, dit le Poète (Eschyle, lui aussi présent à la bataille de Marathon). Une grave leçon de notre culture – il y a déjà 25 siècles ! Leçon que l’inculture de nos politiciens est en train de nous faire perdre.

Alecos Papadatos et al., Démocratie (Democracy), 2015, bande dessinée Vuibert, traduit de l’américain, 237 pages, €21.00

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Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

paul veyne les grecs ont ils cru a leurs mythes
Par cette question blasphématoire, le professeur d’histoire romaine au Collège de France depuis 1975 Paul Veyne, né en 1930, remet en question à la fois l’illusion linéaire du « progrès » de l’esprit humain, mais aussi le statut en noir et blanc de la croyance. Le mythe grec se trouve en effet au carrefour de plusieurs modalités de la « vérité ».

Inspiré par Nietzsche et Foucault, l’auteur ne « croit » pas en la Vérité platonicienne, immuable et hors du temps. Peut-être en existe-t-il une, que les mathématiques tenteraient d’approcher ? Toujours est-il que la vérité n’est qu’historique, contingente à chaque peuple et à chaque époque. Même Einstein savait que sa théorie de la relativité n’était que provisoire, bien que vérité jusqu’à nos jours.

La vérité est « l’expérience (…) la plus historique de toutes » p.11 ! Et l’auteur de citer les Dorzé, une tribu d’Éthiopie qui croit le léopard animal chrétien (qui respecte donc les périodes de jeûne de l’Église copte) – mais que cela n’empêche nullement de protéger leur bétail contre lui les jours de jeûne… C’est que l’on croit, mais jusqu’à un certain point.

Soit histoire exemplaire pour la tradition, soit généalogie imaginaire pour le peuple, soit noyau de vérité orné de fariboles ajoutées, le mythe « explique » sans épuiser l’explication. Il a une vertu rhétorique chez les poètes, idéologique chez les politiciens, éventuellement historique chez les auteurs. Le mythe remplit une fonction sociale mais le temps du mythe n’est pas le nôtre : il sert de matrice, de forme stable dans le perpétuel changement du monde, donne une personnalité à la cité – donc une appartenance à chacun.

« Entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons ou non une fiction : l’objet n’est jamais incroyable en lui-même et son écart avec LA réalité ne saurait nous choquer, car nous ne l’apercevons même pas, les vérités étant toutes analogiques » p.33.

Lorsqu’apparaissent des « centres professionnels de vérité », cercles philosophiques et écoles scientifiques, l’autorité de la tradition vacille sous la réflexion critique. Mais la littérature continue : la fiction construit un monde imaginaire, mais qui est « vrai » le temps de la lecture et laisse des traces sous formes d’exemples humains et de ressorts psychologiques, voire de cas pratiques, dans l’esprit des lecteurs.

Nous croyons-nous plus « avancés » que les Grecs antiques ? Nous avons aussi nos Mythologies, comme Roland Barthes l’a brillamment montré. Nous avons aussi nos croyances, sous le vernis « scientifique », comme Michel Onfray l’a montré à propos de l’Idole des psys : Sigmund Freud.

Paul Veyne décrivait déjà, bien avant Onfray : « l’œuvre de Freud, dont il est surprenant que l’étrangeté surprenne si peu : ces opuscules qui déroulent la carte des profondeurs de la psyché, sans l’ombre d’une preuve, sans aucune argumentation, sans une exemplification, même à des fins de clarté, sans la moindre illustration clinique, sans qu’on puisse entrevoir d’où Freud a tiré tout cela et comment il le sait ; de l’observation de ses patients ? Ou plus probablement de lui-même ? On ne s’étonnera pas que cette œuvre si archaïque ait été continuée par une forme de savoir non moins archaïque : le commentaire. Que faire d’autre que commenter, quand le mot de l’énigme a été trouvé ? » p.42.

Depuis l’Antiquité, n’avons-nous pas régressé ? « Ne pas tout croire était une qualité grecque par excellence » p.43, note Paul Veyne…

Car il y aura toujours des gens pour qui l’exigence de vérité existe, et d’autres pour qui elle n’existe pas. Déjà chez Diodore, la vérité sur Héraclès était double, l’une critique et l’autre respectueuse. « Le conflit avait fait passer les partisans du second de la spontanéité à la fidélité à soi-même : ils avaient désormais des ‘convictions’ et en exigeaient le respect : l’idée de vérité passait au second plan : l’irrespect était scandaleux, et ce qui était scandaleux était donc faux. Tout bien étant aussi vrai, seul était vrai ce qui était bien » p.59. On croirait entendre les Évangélistes yankee sur la création du monde, les cathos sur la procréation ou les islamistes sur ce qui est ou pas dans le Coran ! Diodore a pourtant vécu au IVe siècle…

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, 1983, Points essais 2014, 168 pages, €7.50

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Praxitèle

Athénien célèbre du siècle d’or, le IVème, Praxitèle est réputé incarner dans la pierre la parfaite beauté humaine. Il ne glorifia pas seulement les hommes par le marbre, ni même les éphèbes, mais aussi les femmes. On dit qu’il fut le premier grec classique à sculpter une femme nue. Il est vrai qu’incarner une déesse en une courtisane montrait que ce sacré grec n’avait pas le pesant sérieux du nôtre. L’érotisme humain – trop humain – s’élevait au sacré. Ce dernier n’écrasait pas l’homme de son infinitude comme le firent plus tard les religions du Livre.

Le paradoxe de Praxitèle est qu’il n’existe plus. Comme Homère, il est un nom, une réputation, mais ses « œuvres » ne sont que des échos. À l’exception possible d’une tête, rien n’a subsisté des statues originales qu’il a créées. L’humain de marbre a été volé, emporté, caché, détruit. Trop beau pour rester pur.

phryne copie romaine

Les Romains, ces Japonais d’hier, ont copié et recopié les Grecs faute de savoir inventer une telle perfection. Mais avec la lourdeur qui les caractérise, cet esprit juridique et systématique qui préfère l’inventaire à l’harmonie et le solide à l’envol. Que reste-t-il du style grec dans ces pastiches classiques ? De cette esthétique grecque qui était un accord profond de l’homme avec sa nature en devenir (d’où sa prédilection pour la représentation d’éphèbe) ? A-t-on envie de faire l’amour à la statue, comme le fit ce jeune grec à la statue de Phryné, amante du sculpteur et sublimée en Aphrodite, dans le temple où il se fit enfermer ?

praxitele apollon sauroctone marbre

Peut-être, mais il y faut le goût actuel pour le spectacle et le célèbre. Si la star passe à la télé, il est légitime d’en tomber amoureux. Pas pour elle-même mais pour son aura, pas pour son corps ou son esprit mais pour le parfum de célébrité qu’il ou elle traîne. L’observation des adolescents dans les expositions en donne quelque idée. Deux filles dans les 15 ans, devant l’Éros de Centocello :

« – T’as vu, il a le torse de Jérémie.

– Tu rigoles ? Il est pas si musclé !

– Eeehhh, tu l’as pas vu enlever sa chemise, Jérémie !

– Et pis il est pas bouclé avec les cheveux longs.

– Oui mais il est beau.

– Toi, tu es amoureuse !

– Moi !?

– Hé ! Hé !

– Vas pas le répéter, hein. – … (silence éloquent) »

praxitele eros

Un ado tout en noir, cheveux noirs, yeux noirs, blouson et jean noirs, tee-shirt noir et bijou barbare en argent noirci au cou, contemple la Vénus d’Arles en tordant la bouche. Il ne dit rien, sa mère l’accompagne. Difficile de savoir ce que pense ce front buté, peut-être (dans le langage approximatif actuel) quelque chose comme « mais pourquoi les filles de ma classe elles sont pas comme ça ? ».

venus d arles

Les copies les meilleures voisinent avec les pires, sans ordre apparent ; à chacun de faire le sien. Les expositions se veulent « scientifiques », axées sur la comparaison et sur les styles, pas sur les œuvres elles-mêmes. Depuis la fatwa de Bourdieu, « le goût » est forcément de classe et les fonctionnaires conservateurs de Musée se gardent bien de proposer leur jugement ! Laissons donc le goût de chacun se manifester, pour le meilleur et pour le pire. En ce qui me concerne, je trouve encore le goût des cardinaux romains de la Renaissance comme le meilleur. Ils préfèrent le naturel, l’harmonieux, cet élan qui passe dans le regard enveloppant la sculpture comme une grâce. Rien à voir évidemment avec les « beautés » de nos modes contemporaines, anorexiques de haute couture ou minets invertis de parfums italiens – une esthétique est aussi une éthique.

praxitele ephebe de marathon

L’Éphèbe de Marathon, bronze d’athlète au déhanchement délicat, est l’ombre de ces ombres de Praxitèle. Sa souplesse un peu gracile et son air rêveur éclaire ce garde à vous du trop classique. Hermès portant Dionysos enfant, un minuscule bébé à peine sorti du ventre, est un ensemble tellement ressassé qu’on ne le voit qu’à peine. Et pourtant ces deux œuvres, trouvées sur le sol grec, sont probablement plus près des originaux de Praxitèle que les autres. Le bébé Dionysos tend les bras vers la virilité puissante d’Hermès, messager des dieux, son modèle ; cet élan suscite une troublante émotion qui n’a rien de sexuel ; un remuement de paternité, peut-être, la vie qui prend son envol, encore.

praxitele hermes et dionysos enfant olympie

Les Aphrodites sont toutes des copies romaines. Celle d’Arles (dite Vénus) a ma préférence. La tête portant à gauche avec ce regard des dieux qui traverse tout ce qu’ils voient, une coiffure rangée vers l’arrière qui dégage l’ovale serein du visage, les lèvres pleines sous le nez droit qui conduit le regard tout droit vers la nudité de la poitrine, les seins jumeaux fermes et le sillon juvénile qui descend au nombril, les hanches rondes n’ayant jamais porté d’enfant. En revanche, quelles sont lourdes ces copies de copies alentour, celle du Belvédère ou celle dite Colonna ! Seul le torse sans bras, ni tête, ni mollets de l’Aphrodite de Cnide reste remarquable. Ce marbre de Paros a été longtemps exposé au jardin du Luxembourg sans que les éléments ne fassent autre chose que le patiner. D’où peut-être cette douceur du modelé qui va bien avec les seins de jeunesse et les muscles souples de l’abdomen.

praxitele venus

Parmi les hommes, l’Apollon Sauroctone a pris son nom de tueur de lézard d’après la petite bête qui monte sur le tronc auquel il appuie la main. L’éphèbe attentif se prépare à saisir le lézard au filet, d’un mouvement vif, comme le prouve la tension de tout le corps qui donne son dynamisme à la statue. Dommage que la copie de copie Borghèse soit si abîmée qu’il ait fallu probablement la raboter un peu, gommant le dessin du corps. La copie du Vatican apparaît plus précise, le torse réduit au tronc de la collection Choiseul-Gouffier, datant du début 1er siècle, révèle une tension musculaire plus proche du réel. L’original de Praxitèle devait être si vivant…

Apollon sauroctone Louvre

Ce genre d’exposition montre encore d’innombrables « satyres » dont le nom ne signifie rien, sinon la convention classique pour tout homme figuré nu sans attribut d’un dieu. Rien de « satyrique » dans cet enfant verseur de vin ou cet athlète éphèbe verseur d’huile. Rien d’autre que le sexe apparent, minuscule. Mais le puritanisme cul-bénit qui a sévit dès le 17ème siècle n’a vu dans le corps que la boue terrestre – et dans le sexe masculin un viol déjà, par le regard. Cet autre « satyre » de Mazara del Vallo n’a plus de pénis ni de testicules, attributs rongés par la mer, ce pourquoi il plaît tant à nos bourgeois d’aujourd’hui.

Ce bronze de danseur découvert dans le canal de Sicile en 1997 a le corps dynamique, arqué comme en extase. Il s’agit cette fois d’un vrai « satyre » avec oreilles pointues et trou au bas du dos pour une queue disparue. Il se perd dans la danse de Pan et son mouvement est délicieusement vrai, vivant. Il ressemblerait à un satyre de Praxitèle mais est attribué par les spécialistes à l’époque romaine hellénistique.

satyre de mazara del vallo

J’ai relevé aussi un torse d’Aphrodite du IIème siècle après, du type Vénus de l’Esquilin au corps de nageuse jeune et robuste, de délicieux Éros du Ier siècle après, le Farnèse-Steinhäuser et le Centocello aux proportions délicates, à la musculature en formation, à l’épiderme doux de l’extrême jeunesse. Les deux sont des répliques d’Éros de Praxitèle, selon les experts. Rien de l’androgynie dont on dit qu’elle serait délicieuse à l’œil, mais de jeunes garçons parfaitement garçons, dans le modelé inachevé de leur devenir.

Ce devenir deviné plus que le flou sexué crée en sculpture le délice de la tension. L’harmonie, chérie des grecs, est fille d’Arès (Mars), le dieu guerrier. L’agencement en vue d’une même fin est figuré par ce contrapposto des attitudes, le corps livrant son énergie dans cet accord des contrastes.

eros centocello musee capitolin

Mais c’est Phryné qui remporte la palme, célébrée au 19ème siècle comme « petite femme de Paris ». Elle a été peinte à l’Aéropage par Gérôme. Elle se trouve dénudée brusquement par son avocat, ultime argument face aux vingt satyres déguisés en juges. Ce tableau n’a pas plu à Zola, il y note « un geste de petite maitresse surprise en changeant de chemise. » Maxime du Camp ne voyait en elle « qu’une lorette égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses et la face boudeuse. » Ne s’agit-il point là de ce travers psychologique de la « dénégation » qui fait critiquer ce qu’on désire ? Travers très bourgeois, très français, qui fait dénier par exemple que notre système éducatif soit médiocre et que notre système de retraite soit loin d’être financé.

gerome phryne devant les juges

Un tel « retour du refoulé » n’est pas absent de notre siècle. Les salles du Louvre sont souvent tendues de noir et à peine éclairées. Esthétiquement, cela fait ressortir les nuances du marbre et focalise le regard sur les œuvres. Moralement, les conservateurs se défendent ainsi des ligues de vertus et autres professionnels du choqué, mettant cet étalage d’humanité nue, de pédérastie, de zoophilie, d’égrillardise et d’exhibitionnisme, sous l’apparence ecclésiastique de rigueur. L’art n’est noble que sacralisé : « l’Hart », disait Flaubert pour se moquer de l’enflure.

On se croirait parfois, au musée du Louvre, comme dans une église. La pédanterie scolaire qui aligne pour étude le meilleur avec le pire en rajoute probablement une couche. Il faut – hélas ! – payer son tribut à l’époque : et la nôtre n’a plus rien de cette « libération » vantée hier par la génération soixantenaire.

Jackie Pigeaud, Praxitèle, 2007, éditions Dilecta, 58 pages, €8.00

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