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Jane Austen, Mansfield Park

Vladimir Nabokov a beaucoup aimé ce long roman d’apprentissage d’une jeune fille, de ses 10 ans à ses 20 ans. Fanny Price représente la femme effacée, presque timide, sensible et qui n’en pense pas moins ; elle a été façonnée par son milieu mais garde des principes universels qui la rendent sympathique. Au fond, elle est très anglaise de tempérament : courageuse mais conservatrice, ouverte mais modérée.

Il faut dire que l’époque est celle des guerres napoléoniennes qui menacent l’Angleterre sur mer, celle des droits de l’Homme qui remettent en cause l’esclavage et la fructueuse économie des Antilles anglaises, l’essor de la révolution industrielle qui sépare de plus en plus villes et campagne, les premières étroites, insalubres, enfumées, et la seconde en harmonie avec la nature, les éléments, les saisons. L’époque est toute de transformations sociales, politiques, économiques. A Portsmouth, dans sa famille biologique, Fanny voit tout l’écart qui sépare la maison de celle de Mansfield Park : « C’était la demeure du bruit, du désordre et du manque total de bienséance. Personne n’occupait la place qui lui revenait, rien n’était fait comme il fallait. Elle ne pouvait éprouver du respect pour ses parents, contrairement à ses désirs » p.531.

Le matérialisme menace, comme le bon plaisir pris par égoïsme, sans souci des autres. « Une absence de principe, une délicatesse de sentiment émoussée, ainsi qu’un esprit dénaturé et corrompu » p.625. Ainsi d’Henri Crawford, pas bien beau, petit et noireau, mais riche jeune homme qui cueille les filles par la séduction de ses manières, son obstination orgueilleuse de gagner, et sa fortune. Cet Henri veut séduire Fanny, car elle est la seule qui résiste encore et toujours à son siège amoureux. Il ne réussira pas, faisant céder une autre, une femme mariée, la propre cousine de Fanny, créant ainsi le scandale absolu dans une société de rang où l’honneur social est plus que la personne.

La famille patriarcale traditionnelle, représentée par l’austère mais humain Sir Thomas Bertram, baronnet et membre du Parlement, est remise en cause par la jeunesse. Il suffit que le patriarche s’absente quelques mois pour « aller régler des affaires » à Antigua où il possède des plantations, pour que ses fils et filles s’émancipent des principes selon leurs tempéraments. Tom, l’aîné et héritier, montre sa frivolité et son insouciance tandis qu’Edmond, le cadet qui se destine à devenir pasteur pour assurer sa subsistance est plus tempéré et généreux. Maria la vaniteuse et Julia sa sœur, ne songent qu’au beau mariage et flirtent sans retenue avec Henry Crawford, osant même monter une pièce de théâtre où l’on expose tout, comme par jeu. Or le jeu suscite une dangereuse intimité et Fanny comme Edmond s’y opposent ; ils savent que Sir Thomas ne sera pas d’accord sur ces liaisons dangereuses, mœurs nouvelles venues de Londres en la personne du jeune fat Yates, ami de Tom évidemment.

La rigidité de Sir Thomas contraste avec l’indulgence outrancière de leur tante Norris, deux conceptions extrêmes de l’éducation qui sont autant néfastes. Pour connaître ses enfants, il est nécessaire de les laisser se révéler en ne les contraignant qu’avec doigté, moins par appel aux grands principes de l’humanisme que par des mises en situation concrètes. Autrement, ils feindront et deviendront hypocrites, comme les mondanités les encouragent à devenir. Sir Thomas le comprend à la fin et s’en repend : « On ne leur avait sans doute jamais appris à gouverner leurs penchants et leurs humeurs, en leur communiquant ce sens du devoir qui se suffit à lui-même » p. 633. Développer l’intelligence et le savoir ne suffit pas ; il faut développer aussi le caractère par la mise en pratique des principes.

Mais peut-on être indépendant de sa famille ? De son rang social ? De son état de femme ? Non, sans doute, à cette époque. Fanny en fait l’amère et douce expérience, nièce de Sir Thomas et non sa fille, mais au fond plus sa fille que ses propres filles, tant elle a appris et assimilé son tempérament et ses façons. Mais doit-elle être mariée contre son gré ? Sans possibilité de choisir ? Ce ne sont pas les hommes qui commandent, comme les fermiers mènent leur vache au taureau. Sir Thomas encourage son mariage avec Henri Crawford, qu’il voit comme un amoureux persévérant et de bon caractère ; il déchantera. « Et même si cet homme avait toutes les perfections, on n’en devrait pas pour autant considérer comme chose établie que le devoir d’une femme est de l’accepter, sous prétexte qu’il se trouve éprouver à son égard quelque affection ? » p.482. Reste que la famille est tout, en ce monde, et c’est pourquoi le nom du domaine, de la domus, de la Maison du Northamptonshire – ce centre de l’Angleterre – est le personnage principal du roman. Il lui donne son titre, et d’ailleurs le tout dernier mot du roman. Il rappelle les relations patriarcales : Mans-field, le domaine des hommes. Quand chacun va de son côté et ignore les autres, il n’y a plus de Maison, plus de famille, plus de style de vie, plus de tradition.

Les sœurs Ward ont fait chacun un mariage différent il y a trente ans, ce qui montre combien, pour les femmes, le mariage seul établit la position sociale. Maria, la plus belle, a épousé Sir Thomas Bertram. L’aînée a épousé un clergyman, Mr Norris, ami de Sir Bertram, désormais décédé sans laisser d’enfant. La benjamine Frances, « pour contrarier sa famille », a épousé le pauvre lieutenant de marine Price qui lui fait un enfant par an, dix en tout. Sur une idée intéressée de Mrs Norris devenue veuve, marâtre avare et mouche du coche, la fille aînée Fanny, 10 ans, est accueillie à Mansfield Park chez les Bertram pour y être éduquée selon les bons principes avec ses cousines. Mais elle sera toujours en arrière, une nièce recueillie par charité, pas une fille de la maison. Son caractère doux et moral fera d’elle, insensiblement, la conscience de la famille.

Elle est accueillie, aidée et encouragée par Edmond, 16 ans, qui l’aime fort. Fanny a des liens très fort aussi avec son propre frère aîné William, de deux ans plus âgé. Il est intelligent, honnête et courageux, deviendra aspirant dans la Navy, puis lieutenant sur intervention d’Henry Crawford, qui veut ainsi séduire Fanny. Mais elle s’attache à Edmond, qu’elle aime d’un amour secret parce qu’il se soucie du bonheur des autres. Ce pourquoi elle voit avec désespoir celui-ci s’éprendre d’une Mary Crawford intrigante, ironique et égoïste, tout à fait dans le ton du matérialisme d’époque. Mary et Henry Crawford sont frère et sœur de la femme du nouveau pasteur, le Dr Grant, après le décès de Mr Norris ; leur proximité fait qu’ils sont souvent invités à Mansfield Park.

Une fois de plus, Jane Austen chante les amours contrariés, les sentiments en conflit avec les intérêts, la dépendance de la femme. Maria Bertram n’aime pas Rushworth, elle n’aime que sa fortune ; Mary Crawford, superficielle et sans aucun sens moral, n’aime pas Edmond car il se destine au métier étriqué de pasteur, elle n’a un retour de flamme que lorsqu’il qu’il risque de devenir héritier en titre, si Tom meurt de fièvre ; Tom Bertram n’aime personne, que la chasse et les chevaux, avant d’échapper à la mort dans la douleur, ce qui le fait mûrir ; Henry Crawford a constamment besoin de se faire aimer et admirer, il n’aime pas Fanny, il n’aime que la dure conquête qu’elle représente à son orgueil. Julia Bertram n’aime pas vraiment Yates, trop futile de modernité littéraire, mais part se marier sans le consentement de son père pour éviter d’être reprise par la Famille et corsetée après le scandale de sa sœur Maria.

Rien de moins romantique que ces relations entre jeunes gens. Chacun cherche à conquérir chacune, laquelle ne pense qu’à s’établir en fortune. On ne songe qu’aux biens matériels, pas aux sentiments. Seule Fanny la sensible semble préparer le mouvement romantique, avec son exaltation de la nature, du reverdissement du printemps, de la pluie, de la chaleur du feu de bois. Elle finira par épouser son cousin Edmond, ses frères William, John et Sam mousses sur les bateaux dès l’âge de 10 ans, seule façon de se faire une place dans la société pour qui est sans fortune. Maria est exilée avec sa tante Norris, Julia pardonnée, Tom repenti, Susan, la jeune sœur de Fanny, prend sa place auprès de Lady Bertram comme dame de compagnie. Les Crawford repartis avec les Grant à Londres – et tout est bien qui finit bien.

Un gros roman de maturité, écrit à 38 ans, cinq ans avant sa mort. Les phrases longues et balancées établissent un ton raisonnable, comme détaché, analysant les sentiments et les mouvements des acteurs de façon parfois très ironique. La peinture des mœurs du temps est remarquable et fait plonger dans cet intérieur anglais bien moins bouleversé que les intérieurs continentaux parce que les guerres se passent toujours hors du territoire national. Les personnages ont du caractère et l’on se plaît à les voir évoluer, s’entrechoquer, se plaire ou se détester dans ce huis-clos social de la gentry anglaise.

Jane Austen, Mansfield Park, 1814, 10-18 2014, 646 pages, €9,50

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La Tulipe noire de Christian-Jaque

Un Alain Delon de 28 ans a fait le gros succès mondial de ce film (86 millions d’entrées), principalement en URSS. Inspiré (très librement) du roman d’Alexandre Dumas, le film chante la liberté, mais sous toutes ses formes. Liberté politique, puisque l’on est en juin 1789 ; liberté des mœurs, puisque le libertinage Grand siècle perdure chez les aristos ; liberté des corps puisque l’habit obligatoire au salon se lâche à l’extérieur. Alain Delon laisse sa chemise ouverte pour montrer avec fierté sa jeunesse ; le comte de Saint Preux, son personnage, exhibe sa poitrine pour faire tomber les filles et se battre à l’aise dans les duels.

Nous sommes dans le Roussillon et Paris est loin, mais les nouvelles parviennent vite. Le Tiers-Etat a pris le pouvoir et la Reine, dit-on, en a assez de cette chienlit. Elle compte mater la rébellion le 14 juillet 1789 avec des troupes venues de l’étranger sous les ordres du prince Alexandre de Grassillac de Morvan-Le-Breau (Robert Manuel). Ces troupes doivent passer par la petite ville. Or les nobles de la contrée sont terrorisés par un justicier masqué qui signe d’une tulipe noire. Il s’agit de Guillaume de Saint Preux (Alain Delon), masqué et vêtu de noir, sur son cheval Voltaire. Disney a piqué l’idée à Dumas avec son Zorro, mais Alain Delon est plus fin et plus vivant en aristo libertin épris de liberté que le balourd Jean Dujardin dans la dernière série de dérision (hélas française) Zorro.

Saint Preux se contente de dévaliser les nobles qui tentent de fuir la France à cause des troubles révolutionnaires. Il ne redistribue pas les richesses, c’est seulement pour le plaisir. Voleur la nuit, il est la coqueluche de ces dames de la haute le jour, dans les salons. Il couche ouvertement avec la marquise Catherine (Dawn Addams), épouse de Vigogne (Akim Tamiroff), l’Intendant général de la province. Le Lieutenant général de la police, le baron La Mouche (Adolfo Marsillach), est un vantard qui assure toujours que tout va bien, que tout est sous contrôle. Il soupçonne Saint Preux mais la coterie des femmes au salon le tourne en ridicule. Il va donc lui tendre un piège.

Il remplit la patache qui transporte les impôts de soldats et la fait rouler sans escorte. Elle est évidemment attaquée par la Tulipe noire et son comparse Brignol (José Jaspe). Duels à un contre trois, La Mouche restant prudemment dans la voiture. Mais lorsque la Tulipe s’approche de la portière, une fois son épée brisée, le baron le balafre à la joue. Il réussit à s’enfuir, mais il est marqué. Tout le monde, dans les salons, saura qui il est vraiment.

Sauf que Guillaume de Saint Preux a un petit frère Julien (Alain Delon encore) qui lui ressemble étonnamment. Seul le cheval Voltaire, exclusif, distingue les deux hommes pour préférer son maître. Julien est plus jeune que Guillaume, plus timide, mais l’a toujours admiré et en a fait son modèle. Ce pourquoi, lorsque son aîné le fait venir pour endosser son rôle, il est aux anges. Lui paraîtra au salon pour se pavaner devant la cour provinciale, lui écoutera parler de la politique et des ordres confidentiels de Versailles, lui pourra se laisser lutiner la belle marquise. La Mouche, qui se vantait déjà d’avoir démasqué la Tulipe noire, est une fois de plus ridiculisé devant la joue lisse du jeune comte.

Mais Julien n’est pas Guillaume. Il n’a pas son cynisme, son appétit de vivre. Lui aussi est pour la liberté, mais pour tous, pas seulement pour lui-même. Il est pour la Révolution et pour le peuple. Il ne cède pas aux plaisirs sans lendemains. Aussi, lorsqu’il se rend au château du marquis de Vigogne, il n’a pas pour intention de sabrer la marquise qui, pourtant, ne demande que cela dans le petit salon rouge. Au contraire, il a rencontré en chemin une future mariée Caroline (Virna Lisi), qui l’a aidé lorsqu’il s’est fait mal au genou parce que son cheval, dont il savait pourtant qu’il n’aimait pas le bruit, a rué au son des cloches de l’église. Le père Plantin (Francis Blanche) est un gros popu révolutionnaire qui plaît bien à Julien. Lequel va donc garder la couronne de fleurs d’oranger de la fiancée, et le mariage ne pourra pas se faire. D’ailleurs Caroline est tombée immédiatement amoureuse de lui.

Déçu par le cynisme libertin de son frère, Julien va jouer le justicier Tulipe noire à sa place et aider les révolutionnaires du Roussillon à empêcher l’armée de rejoindre Versailles. Pour cela, voler de la poudre au baron La Mouche, faire sauter le pont, enlever le prince commandant l’armée, lui faire signer une procuration, aller trouver le colonel et lui faire faire demi-tour sur ordre.

Malgré tout, La Mouche a découvert le repaire des révolutionnaires, dans une scierie de la montagne. Il attaque en force et Guillaume comme les autres sont pris. Aristocrate, Saint Preux est condamné à être pendu tandis que la plupart sont jetés en prison. Julien décide de faire évader son frère avant l’aube, mais Guillaume se blesse à la jambe en tombant. Il est repris et pendu le lendemain devant les salonnards assemblés, tandis que Julien parvient à fuir. Et à reprendre le flambeau de la Tulipe noire.

Il se montre au-dessus du salon, effarant les aristos qui le croyaient mort. Mais c’est le cadavre du marquis qui se balance à la potence ; il a été enlevé et sitôt jugé par le peuple. La marquise de Vigogne sans mari s’enfuit avec le prince de Grasillac sans armée, tandis que le cheval tue La Mouche, Voltaire fait chuter le baron de la falaise. Et l’aristo Julien épouse la roturière Caroline le jour de la prise de la Bastille.

C’est une belle histoire, entièrement inventée, de l’aventure avec panache à la française. Ne boudons pas notre plaisir, mais il faut savoir que Dumas n’a donné que le titre, tout le reste est réécrit. La Tulipe noire n’a jamais existé, pas plus que « le prise de la Bastille : si l’on en croit l’histoire réelle, la forteresse n’était plus une bastille depuis longtemps, et elle n’a pas été prise mais les portes se sont ouvertes sans combat. Reste le mythe, que le peuple préfère toujours au vrai. Ainsi chante-t-il à l’unisson lorsque des manipulateurs moins bien intentionnés que Christian-Jaque et Alain Delon, lui livre une belle histoire prête à croire.

DVD La Tulipe noire, Christian-Jaque, 1963, avec‎ Alain Delon, Virna Lisi, Adolfo Marsillach, Dawn Addams, Akim Tamiroff, Seven7 2025, français, 1h50, €16,99, Blu-ray 4K ultra HD €34,99

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Retour à Louxor

Nous retrouvons le minibus qui nous conduit directement à la gare où nous attend le train VIP trop climatisé ; nous avons nos 500 km à parcourir jusqu’à Louxor. Nous déjeunons dans le train de keftas, de poulet mariné, de tahina, d’une salade mixte et de pain en galettes. Les Égyptiens mangent beaucoup de galettes. Le train affiche la climatisation à 2,7°, il doit y avoir une erreur de 20° !

Les femmes voilées intégralement se multiplient dans les villes en Égypte, infiniment plus qu’il y a vingt ans. Certaines sont de véritables sacs noirs, entièrement couvertes sauf les yeux. Prof les appelle des « boîtes aux lettres » car seule une étroite fente montre le regard. Je m’étonne d’ailleurs que ces femmes ne soient pas obligées de porter des lunettes noires, puisqu’elles portent des gants – noirs – jusqu’aux coudes. Un tel mépris du corps à quelque chose d’indécent bien plus que la nudité intégrale. C’est à croire que le mâle musulman ne peut vraiment pas se tenir devant n’importe quel bout de peau féminin ! En serait-il à violer tout ce qui n’est pas couvert ? Ce ridicule venu des bédouins médiévaux passe décidément très mal à nos yeux de plus en plus intolérants à la bêtise et à l’intolérance fanatique des autres.

Les jeunes gens sont eux-mêmes assez collet monté. Dans notre wagon réservé aux élites, seul un adolescent en chemise d’uniforme blanche arbore deux boutons de col ouverts, sans marcel dessous, à la mode occidentale. Les autres portent tous les boutons fermés ou la galabieh traditionnelle barricadée jusqu’au col. Qui aurait envie de les violer ? On se demande si les mœurs se sont si dégradées en une génération que tous aient le désir irrépressible baiser tout ce qui est jeune sans aucune retenue…

Le soleil se couche, la nuit tombe, le train arrive à Louxor. La gare est envahie de gamins vendeurs de tout, de boissons, d’en-cas, de barres chocolatées. Nous sortons de la gare dans le bazar oriental qui plaît tant à Prof. C’est le souk pour trouver un taxi et celui que Mo attrape a sa porte latérale qui ne ferme pas. Il se faufile entre les calèches sans lumière et les motos qui virevoltent, jusqu’à la rive du Nil où une barque commandée par téléphone nous mène sur la rive ouest. Là, une 504 prend nos bagages, tandis que nous montons à pied jusqu’à l’hôtel Shéhérazade, un trois étoiles de 33 chambres, dans une rue en terre battue peu engageante dans l’obscurité. L’hôtel est vieillot mais calme.

Nous dînons à l’hôtel même, l’eau de boisson à notre charge. Elle coûte 25 livres égyptiennes au lieu de 5 en boutique pour 1,5 l. Nous avons des escalopes panées de poulet avec des courgettes à la tomate, du caviar d’aubergine à l’ail. De petites chattes sont très intéressées par les morceaux de poulet et viennent miauler de faim.

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A dix minutes des naturistes de Stéphane Clavier

Un film familial et drôle, qui prône la tolérance – mais qui n’est pas édité en DVD, sujet sulfureux oblige. Pourtant, rien d’indécent dans ce film à la gloire des vacances, du soleil et de la nudité naturelle. Plutôt les contradictions de notre société patriarcale, catholique, bourgeoise, coincée, déclinées avec un humour à la fois bienveillant et acide.

Valérie Morin (Christine Citti) se trouve trop grosse malgré « vingt ans de régime » ; elle veut se faire refaire les seins, les fesses, les genoux… Mais cela coûte cher et ce n’est pas avec son salaire de bonne à tout faire, ni avec celui de son mari concierge, tous deux à Bruxelles, qu’ils vont pouvoir se payer cette fantaisie. Car c’est bien une fantaisie : Valérie est ronde et plantureuse car elle adore cuisiner les desserts, mais ne s’accepte pas. La norme masculine exige le format 90x60x90 et tout ce qui est en excès est mal vu ; la norme bourgeoise catholique belge exige la tempérance des chairs et la jeunesse renouvelée. D’où problème.

Le mari, Michel Morin (Lionel Abelanski), est prêt à sacrifier la semaine de vacances en croisière prévue pour contenter sa femme durant l’absence des patrons, partis en couple « visiter la Chine » durant trois semaines. En revanche, c’est dommage pour le gamin Sam (Jean-Baptiste Fonck), dont les 10 ans remplissent bien ses tee-shirts. Une idée vient au père : pourquoi ne pas échanger les maisons durant deux semaines ? Puisque les bourgeois ne sont pas là, autant en profiter.

Aussitôt dit, aussitôt fait sur le net. Patrick et Laure Dulac (Bruno Ricci et Maëva Pasquali) sont enthousiastes. Ils échangent volontiers leur maison sur l’île du Couchant (pastiche de l’île réelle du Levant) pour la demeure bourgeoise en plein Bruxelles centre, près du Parlement européen. C’est qu’ils ont eux aussi une idée : étant naturistes, ils veulent manifester nus en plein Bruxelles et porter une pétition aux parlementaires pour légaliser la nudité en Europe. Ce qui engendre une série de sketches croustillants et drôles avec le bourgmestre, les voisins, les passants dans les rues où passe le vélo-nu, et même l’assistance convoquée dans la maison bourgeoise pour un apéro-nu.

Pendant ce temps, la famille se rend dans le sud de la France où la maison à la cuisine aménagée leur plaît. Sauf que… Suzy, la tante des Dulac (Macha Méril), qui devait être hospitalisée pour une intervention au cœur, a décidé de ne pas aller à l’hôpital et de rester vivre ce qu’elle pouvait encore, mais chez elle. Dès le matin, elle pratique le taï-chi nue dans la cour. Scandale de pudeur offensée ! Les Morin ne se doutaient pas qu’ils étaient sur une île naturiste. Non sans contradictions, d’ailleurs, puisque la nudité est « obligatoire » sur tout le littoral mais « interdite » à l’intérieur. Nulle plage possible aux « textiles », on doit ôter son slip et tous ses vêtements (sauf peut-être la casquette ?) pour accéder à la mer. Seuls les enfants, pour éviter la censure du film, peuvent porter un cache-sexe.

Sam a fait la connaissance sur le ferry d’une petite copine, Léa (Prune Richard), avec qui il voudrait bien jouer sur la plage. Il entraîne donc son père avec lui « pour le surveiller » tandis qu’il navigue en canot plastique ou bâtit des châteaux de sable. Michel est obligé de se mettre nu, ce qui le gêne parce qu’il n’est pas vraiment bien bâti. La mère de Léa, belle jeune femme que son mari vient de quitter, l’encourage avec bienveillance, lui disant que c’est comme faire l’amour pour la première fois : on a peur mais, très vite, on ne peut plus s’en passer. De fait, Michel s’habitue.

Pas son épouse Valérie, qui n’accepte pas son corps et refuse obstinément d’aller se montrer à poil sur la plage. Elle assiste impuissante à la drague que subit son mari, qui semble y prendre goût. Suzy la console, en bonne soixante-huitarde mûrie qui prend tout à la cool. Elle l’encourage à se laisser-aller, à accepter ce qu’elle est. Donc à pâtisser puisqu’elle aime cela et réussit magnifiquement. Elle la présente à son chef cuisinier dans son restaurant pour qu’elle fasse en bénévole les desserts, notamment ses incomparables profiteroles au chocolat qui sont un délice. Le couple se délite tandis que le gamin, qui prend tout comme il vient, s’amuse et que Suzy recolle les morceaux.

Mais Bruxelles fait scandale. Le voisin bourgeois (Alain Leempoel) téléphone aux patrons « partis en Chine », les Langlois, dont lui Édouard (Philippe Magnan) est chef du parti conservateur au Parlement européen : il a vu circuler nue à la fenêtre une femme chez lui. Que font les concierges, se demande Langlois ? Et sa femme Solange (Catherine Jacob) l’incite à les asticoter. « C’est une cousine danoise », ment Michel, interpellé.

Laquelle épouse nudiste voudrait bien un bébé, que son mari militant lui refuse obstinément. Lui impose toujours ce qu’il veut, et c’en est trop. En gardant le bébé fille de la voisine, gynécologue (Cécile Vangrieken), Laure l’interroge sur les moyens de surmonter le veto marital. On peut toujours « oublier » de prendre la pilule, répond la doctoresse, ou crever discrètement le préservatif en le sortant de l’emballage – « ce sont des pratiques que je réprouve, mais certaines le font… ». Dont elle-même, on l’apprendra avec humour ensuite. Laure, qui lit ostensiblement Le rose et le rosaire de Paul Claudel, une réflexion sur la Vierge, ne veut pas se dessécher sur pied et cherche comment Marie a réussi sans Joseph – autre trait d’humour catho belge bon enfant. Elle lira ensuite un guide pratique, 101 trucs pour tomber enceinte, sans que son mari n’y fasse attention.

Les Langlois, qui ne sont pas en Chine mais en clinique pour se faire re-lifter une jeunesse, ne sont pas présentables ; ils doivent ronger leur frein avant que la cicatrisation du visage leur permette d’aller en société sans se faire questionner sur leur mensonge. Le conservateur s’est montré en effet tout à fait opposé à la chirurgie esthétique pour des raisons morales, une belle contradiction. Lorsqu’ils parviennent enfin chez eux, « revenus par avance à cause d’une intoxication alimentaire en Chine », ils trouvent une réception qui bat son plein dans leur maison de ville. Des gens tout nu partout et tous les parlementaires amis invités pour un apéro-nu via le réseau social des Langlois, que le bourgeois trop sûr de lui avait laissé cession ouverte, et que Michel avait autorisé sans le savoir par téléphone.

Comment résoudre le problème sans dévoiler le mensonge ? Il est évident que les Morin sont virés, mais encore ? Eh bien, il faut accepter l’inévitable. Comme Valérie va accepter son corps, Patrick le bébé désiré par sa femme, les Langlois vont accepter officiellement de soutenir le mouvement nudiste, « au final plutôt familial et qui ne remet nullement en cause les valeurs, etc… », comme le politicien le soutient sans rire face au micro de la journaliste. Les Morin, ayant pris goût au climat et à la gentillesse des gens sur l’île nudiste, vont s’y installer, et peut-être envisager un autre enfant. Le Sam suffit ne suffit plus.

Cette gentille histoire franco-belge est agréable à regarder et tout à fait correcte question mœurs. A l’opposé de l’époque des régressions et intégrismes, elle prône sans provocation la tolérance mutuelle, le naturel des relations, la réconciliation avec son corps et avec la nature. Bien mieux que les drag queens complaisantes de cérémonie !

DVD A dix minutes des naturistes, Stéphane Clavier, 2011, avec Lionel Abelanski, Christine Citti, Macha Méril, Catherine Jacob, Philippe Magnan, Jean-Baptiste Fonck, TF1 2012 rediffusé NRJ12 replay 2024 (création d’un compte exigé), 1h45

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Peter May, Les fugueurs de Glasgow

Il y a des morts, mais ce n’est pas vraiment roman policier. Nous sommes entre deux époques, à 50 ans d’intervalle.

En 1965, cinq garçons de Glasgow dans le vent – un de plus que les Beatles – décident à tout juste 17 ans de fuguer à Londres. Ils veulent vivre leur vie et faire de la musique, ce rock nouveau qui enflamme les oreilles et chante l’amour et le mal de vivre.

En 2015, trois se revoient dans leur ville de Glasgow, où ils sont revenus penauds chez leurs parents après des mois de fugue. Ils se réunissent sur la convocation de l’un d’eux, malade. Il veut leur dire un secret et les inciter à régler un compte.

Ils sont tous de familles modestes, unis seulement par l’amour du rock qui devient à la mode au mitan des sixties. Londres était la capitale, la ville inconnue ou le destin allait les rencontrer. Mais la jeunesse rêve et se heurte très vite à la dure réalité du travail, de la drogue et du sexe, s’ils veulent arriver. Ils ont vécu à Londres, mais trois d’entre eux seulement sont revenus. L’un est mort, l’autre est resté faire autre chose.

Un demi-siècle plus tard, devenus presque vieillards, ils veulent renouer avec ce passé à cause d’un meurtre qui a eu lieu récemment. Ils veulent se rendre à Londres selon les mêmes modalités que lorsqu’ils étaient adolescents. Aucun d’eux ne sait ou ne peut conduire, et Rick le petit-fils de Jack, l’un d’entre eux, est forcé à les accompagner.

Timide, malgré son intelligence et sa maîtrise de mathématiques et d’informatique, il s’est trop vite réfugié dans les jeux vidéo au lieu de chercher du boulot. Cette expérience forcée, qui va faire revivre la jeunesse de son grand-père et lui donner en exemple, va le sortir de sa coquille et le lancer dans la vie. Voilà au moins une chose de réussie.

Pour le reste, les comptes vont être soldés, mais impossible d’en dire plus sans déflorer l’intrigue. Toujours est-il que les mauvaises rencontres d’hier connaissent leur dénouement, comme le karma de chacun l’exige.

C’est un roman mélancolique sur les rêves enfuis, sur l’adolescence naïve, sur le grand bouleversement de la musique et des mœurs des années soixante. Ce n’est pas un grand roman, mais c’est un bon roman secondaire anglais.

Peter May, Les fugueurs de Glasgow (Runaway), 2015, Babel noir 2017, 437 pages, €10,20, e-book Kindle €9,49 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Edith Wharton, Vieux New York

En quatre longues nouvelles – de petits romans – Edith Wharton, née en 1862, croque à belles dents la société qui fut la sienne, le New York du XIXe siècle. Chaque nouvelle est dédiée à une décennie, de 1840 à 1870. Elles racontent toutes la même situation inférieure de la femme, considérée comme mineure et sous la domination pleine et entière du père, puis du mari, et la situation impériale de l’homme, macho, pater familias et protecteur obligé. Le portrait du vieux Raycie, dans L’aube mensongère (première nouvelle), est édifiant : « sa tyrannie tracassière à l’égard des femmes de sa famille ; son ignorance inconsciente mais totale de la plupart des réalités, livres, êtres, idées, qui remplissaient maintenant l’esprit de son fils et, par-dessus tout, l’arrogance et l’incompétence de ses jugements artistiques » p.45. Ce qu’on appelle depuis mai 68 un vieux con.

Ce ne sont pas seulement les filles qui sont sous la tutelle du père, mais les garçons aussi lorsqu’ils sont trop faibles. C’est le cas de Lewis qui, à 21 ans, est envoyé faire son Grand tour en Europe pour se mûrir rt se viriliser. Mais pas sans conditions : son père le charge de constituer une collection de tableaux de grands maîtres italiens pour frimer en société. Lui veut épater la galerie en constituant une galerie qui sera, pense-t-il, enviée par les autres familles aisées de New York, une manière de renforcer sa réputation et sa position sociale. Évidemment, le fils une fois émancipé de la tutelle de son père par le voyage et ses rencontres, choisira des œuvres à la mode plus moderne, et son père en sera épouvanté. Il le déshéritera, sauf des tableaux qu’il a rapportés… et qui (mais 50 ans plus tard) auront vu leur valeur multipliée par cent.

Au fond, tout est là : dans la position sociale. Il s’agit de tenir son rang, de conserver ses richesses, de respecter la tradition. Pour le rang, il ne faut pas déroger aux codes et convenances, non plus qu’aux opinions reconnues. D’où le goût très conventionnel de « l’art », qu’on exhibe non par plaisir ni connaissance du sujet, mais en fonction de ce qu’il vaut sur le marché, qui est fonction de ce qu’apprécie la « bonne » société. Tout le « nouveau monde » est croqué en une phrase, assassine : « Issus de la bourgeoisie anglaise, ils n’étaient pas venus dans les colonies mourir pour une foi, mais vivre pour un compte en banque » (La vieille fille) p.80.

On se marie donc entre soi pour éviter la déperdition des biens et des gènes, et l’on s’effraie de tout écart qui pourrait affecter la pureté maternelle. Non sans terreur de la nuit de noce pour ces oies blanches conservées ignorantes et pures jusqu’à 25 ans, âge limite de consommation maritale. On ne parle pas de « ces choses là », ce serait indécent, et même la mère répugne à les évoquer in extremis avec sa fille qui lui pose candidement des questions à la veille du jour fatal. Ce pourquoi la « vieille fille » est obligée de l’être après avoir « fauté » avec un amoureux et conservé l’enfant adultérin noyé dans un « orphelinat » de charité constitué à cet effet. Charlotte a heureusement en sa sœur Delia, légitimement mariée et mère de famille, une alliée qui va lui permettre de sauver la situation. Mais le dilemme est : garder sa petite fille ou épouser un riche parti. Le choix sera vite fait, mais un autre risque va surgir : révéler qu’elle est sa mère au risque du scandale social et de la rendre immariable, ou garder le silence et n’être considérée par la progéniture que comme une vieille tante maniaque, une « vieille fille ».

Si l’on prend son plaisir, il faut que cela reste secret. L’incendie de l’Hôtel de la Cinquième Avenue est l’accident qui révèle le pot aux roses, lorsqu’on voit sortir une jeune femme en robe simple qui n’aurait pas dû y être. Elle se remarque parce que toutes les autres sont en robes de bal en plein hiver, avec des chapeaux extravagants à la dernière mode de Paris, et pas elle. Des fenêtres d’en face, où une vieille famille à réputation regarde le spectacle des pompiers, cela se remarque. Lizzie Hazeldean, femme mariée à un avocat qui se meurt du cœur, est dès lors bannie de la « bonne » société. On ne fraie pas avec une putain, même de luxe, lorsqu’elle est surprise à donner rendez-vous à son amant. Lequel veut bien l’épouser après la mort du mari, mais s’aperçoit que Lizzie était intéressée et pas amoureuse de lui. Il finançait ce que son mari avocat ne pouvait plus produire, inapte à l’activité. Les femmes n’ayant pas de biens, ne pouvant gérer ni travailler, il faut bien user d’expédients, même s’ils sont réprouvés par la morale sociale.

Car la société biblique inoculée dans le nouveau monde fonctionnait sur le mythe de l’Éden où la femme ne fait rien, obéit à son mari, et à la morale de Dieu-le-Père, en bref « la jeune fille sans argent ou vocation, mise au monde apparemment dans le seul but de plaire et ne possédant aucun moyen de s’y maintenir par ses propres efforts. Seul le mariage pouvait empêcher une telle jeune fille de mourir de faim, à moins qu’elle ne rencontrât une vieille dame ayant besoin de quelqu’un pour sortir ses chiens et lui lire le journal paroissial » (Jour de l’An) p.289.

Une satire fouillée de son milieu huppé et conventionnel de l’entre-soi, qui n’a guère changé au fond dans la plupart des sociétés. Un délice psychologique.

Edith Wharton, Vieux New York – nouvelles (Old New York), 1924, Garnier-Flammarion 1993, 305 pages, €8,00

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Albert Morice, Saigon

La collection Heureux qui comme… (référence au poème de Joachim du Bellay) accueille des récits de voyageurs du passé, comme la Sicile de Guy de Maupassant, Pompéi de Théophile Gautier, Florence d’Alexandre Dumas, Sparte de Maurice Barrès ou Angkor de Pierre Loti. Saigon (écrit sans tréma selon Albert Morice) s’appelle Hô Chi Minh-Ville depuis 1975 et la victoire nationale communiste du nord sur le sud. Utopie marxiste selon laquelle l’Histoire commence à Karl, renommant les villes en pré-Woke pour faire table rase de tout le passé. Ainsi Karl-Marx Stadt, Leningrad, Stalingrad, Hô-Chi-Minh-Ville. Comme si Paris s’était renommée François-Mitterrand-Ville…

Ce n’était pas « mieux avant » mais Albert Morice a connu le Saigon de 1872, ancien village de pêcheurs khmers proche du delta du Mékong devenue petite ville de cases sur pilotis des marchands viets et chinois venus par le grand fleuve. Les troupes coloniales françaises se sont emparées de Saigon en 1859, après la création d’un Ministère des Colonies l’année précédente. Albert Morice a alors 10 ans. Il deviendra médecin après deux ans d’études médicales (depuis, les études s’allongent à l’infini sans guère mieux soigner, hors techniques…) et demandera à partir en Cochinchine comme médecin de Marine en 1872. Il restera deux ans dans la péninsule indochinoise avant de revenir pour six mois en métropole où il publie sa suite d’articles sur Saigon dans la célèbre revue Le Tour du monde. Lorsqu’il repart en 1876, ce n’est que pour quelques mois, il est rapatrié sanitaire pour tuberculose et meurt à Toulon à 29 ans.

Il n’a pas eu le temps de faire d’enfant et s’intéresse à tout, en dilettante ou en naturaliste. Il aime les plantes, les insectes, les serpents, les animaux ; quant aux divers types humains, il les considère comme à l’époque de la suprématie blanche : des peuples-enfants à peine dérivés du singe. C’est du moins sa première impression, largement partagée par ses lecteurs à l’époque. Il changera d’avis au fil des mois et des pages, car cette supériorité culturelle n’engendre chez lui aucune haine, seulement de la répulsion initiale pour les mœurs et surtout la saleté. Le XIXe siècle est hygiéniste et Morice est médecin. Toutes les maladies comme la malaria, le trypanosome, le choléra, la dysenterie, la lèpre, le ténia, la variole, la bourbouille, se concentrent sous les tropiques, dans la proximité de l’eau et la promiscuité grouillante des êtres.

Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir de l’empathie pour les petits mendiants qui donnent du feu aux cigarettes, « la grêle charpente des femmes annamites », et, « au milieu de ces vices des races privées de liberté, (…) des qualités qui permettent d’espérer beaucoup : une gaieté touchant trop souvent au persiflage, une aptitude puissante à apprendre et à comprendre et, chose singulière, un certain orgueil de race, du moins chez quelques-uns » p.27. Autrement dit, tout n’est pas perdu, l’éducation et l’hygiène vont civiliser ces mœurs encore sauvages. L’observation naturaliste se veut neutre d’idéologie, et le sentiment de fierté blanche se met en retrait face aux réalités des gens. Ce pourquoi Albert Morice, malgré les sursauts d’expressions qui nous semblent aujourd’hui inacceptables, reste un voyageur qui sait voir.

Ainsi « le gamin de Saigon », décrit comme le gamin de Paris de Delacroix dans son tableau sur la Liberté guidant le peuple (seins nus), ou le Gavroche de Victor Hugo que son auteur a fait mourir en 1832. Comme son modèle parisien d’enfant-moineau, « le gamin de Saigon est un être hybride : c’est un enfant de Paris enté sur un lazzarone, et transporté sous le soleil de l’Orient » p.31. A moitié nu ou en loques, il sert de porteur dans les villes, de guide et de ramasseur de gibier lors des chasses, de protecteur contre les buffles agressifs qu’il connaît bien, de tuteur aux Blancs inhabiles à marcher sur les minces talus des rizières alors que lui-même plonge « avec insouciance ses jambes dans l’horrible boue chaude » p.32.

Morice passe en revue les troupes annamites, les femmes congaï, leurs costumes, leurs caractères, le machouillage du bétel, la fumerie d’opium, l’enterrement, la fête du Têt, les spectacles (interminables) de marionnettes. Il préfère s’intéresser aux geckos, aux margouillats, aux crocodiles (qui se mangent), aux tigres (qui préfèrent dévorer l’indigène nu plutôt que le Blanc trop habillé), l’éléphant blanc, le cobra (dont il a pris la mère et une portée !), les fourmis noires (qui dévorent tout), les scorpions (aucun mortel), les araignées, les singes (de diverses sortes), les mini-cerfs, le varan, le pangolin, l’herpéton tentaculé (ou serpent à barbe qui vit dans l’eau)…

Quant à la ville, la rive « de droite était couverte de fort petites cases en torchis et en paillote, qui pour la plupart trempaient à moitié dans le Donaï ; sur la gauche s’étalait Saigon (et non pas Saïgon comme on s’obstine encore à l’appeler en France)» p.16. La ville blanche aux maisons de pierres grignote peu à peu l’arroyo chinois aux maisons de bois sur la rivière. Le médecin reste trois mois dans la capitale du sud avant d’aller en mission à Choquan et Cholon puis à travers toute l’Indochine.

Il recueillera nombre d’animaux, surtout des serpents, qu’il fera livrer au Jardin des Plantes à Paris, et des sculptures Cham (du IIe à la fin du XVIIe siècle) qu’il enverra au musée Guimet de Lyon. La moitié des caisses couleront avec le vapeur naufragé Meï-Kong des Messageries maritimes. Elles seront récupérées dans les fonds marins en 1995 et ramenées en Europe.

Un récit d’exotisme et de curiosité pour le monde et les êtres vivants qui montre combien le choc initial de civilisation laisse peu à peu place au décentrement de soi pour aborder la réalité des choses.

Albert Morice, Saigon, 1875, Magellan collection Heureux qui comme… 2018, 125 pages, €7,01, e-book Kindle €4,99 ou emprunt abonnés (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Les trois plus grands hommes de Montaigne

Après avoir disserté au chapitre précédent « de trois bonnes femmes » (au sens de la meilleure sagesse), le chapitre XXXVI du Livre II des Essais choisit cette fois « des plus excellents hommes ». Il s’agit pour Montaigne d’Homère, Alexandre et Epaminondas. Trois Grecs, bien qu’il prisât fort les Romains. Virgile, César et Scipion Émilien, côté romain, sont mis en balance mais rejetés comme moins « excellents ».

Homère est un maître en tout, une Bible des temps préchrétiens, dit Montaigne. « Étant aveugle, indigent ; étant avant que les sciences fussent rédigées en règle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont mêlés depuis d’établir des polices, de conduire guerres, et d’écrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte, que ce soit, ou des arts, se sont servis de lui comme d’un maître très parfait en la connaissance de toutes choses, et de ses livres comme d’une pépinière de toute espèce de suffisance ». Alexandre le Grand disait « que c’était le meilleur et plus fidèle conseiller qu’il eut en ses affaires militaires. » Plutarque disait « que c’est le seul auteur du monde qui n’a jamais saoulé, ni dégoûté les hommes, se montrant au lecteur toujours tout autre, et fleurissant toujours en nouvelle grâce. »

Alexandre le Grand ensuite. « Car qui considérera l’âge qu’il commença ses entreprises ; le peu de moyens avec lequel il fit un si glorieux dessein ; l’autorité qu’il gagna en cette sienne enfance parmi les plus grands et expérimentés capitaines du monde, desquels il était suivi ; la faveur extraordinaire de quoi fortune embrassa et favorisa tant de siens exploits hasardeux, et à peu que je ne dise téméraire. » Avec cela tant de vertus : « justice, tempérance, libéralité, foi en ses paroles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus. » Il était certes impétueux, un peu vantard, un peu impatient, mais il était beau « jusqu’au miracle ; ce port et ce vénérable maintient sous un visage si jeune, vermeil et flamboyant, l’excellence de son savoir et capacité ; la durée est grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de taches et d’envie. »

Epaminondas enfin, que nous ne connaissons plus guère, fut général de Thèbes vainqueur des Spartiates et des Athéniens ; il est mort à la bataille de Mantinée le 4 juillet 362 avant notre ère. Bien que Plutarque en ait parlé, son écrit ne fut pas retrouvé après les déprédations fanatiques chrétiennes. Montaigne se fonde probablement sur les écrits de Cornélius Nepos et sa Vie des grands capitaines. Il le qualifie de « le plus excellent » parmi les trois qu’il a choisis. « De gloire, il n’en a pas beaucoup près que tant d’autres (…) ; de résolution et de vaillance, non pas de celle qui est aiguisée par l’ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une âme bien réglée, il en avait tout ce qui s’en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant à mon avis qu’Alexandre même et que César. » Mais le meilleur sont ses mœurs et sa conscience. « Il a de bien loin surpassé tous ceux qui se sont jamais mêlés de manier affaires. Car en cette partie, qui seule doit être principalement considérée, qui seule marque véritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepèse seule à toutes les autres ensemble, il ne cède à aucun philosophe, non pas à Socrate même. »

Où l’on mesure que pour Montaigne la vertu est tout, les actes ne font qu’en découler. Qui est sage agira bien. Ses « mœurs et conscience » doivent « être principalement considérés » pour juger d’un homme. Tout est là et là est le tout. En Epaminondas « seul, c’est une vertu et suffisance pleine partout et pareille ; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à désirer de soi, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerrière, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connais nulle ni forme ni fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Denise Mina, Résolution

Il y a quelque chose d’autobiographique dans ce thriller qui ne « thriller » pas beaucoup, n’ayant de « policier » qu’une accusation de meurtre et la menace de représailles sur personnes fragiles. Maureen est, comme son autrice, une fille paumée qui a quitté ses études avant d’entrer en dépression. Elle fait plusieurs petits boulots, dont le principal est la revente de cigarettes de contrebande sur le Paddy’s, le marché parallèle des bas quartiers de Glasgow. À la fin, comme Denise Mina, Maureen reprendra ses études, ayant accompli sa mission.

Celle-ci est avant tout de se dépatouiller de la domination masculine, puis de sortir les filles venues de Pologne de la prostitution. Vaste programme, comme dirait l’autre. Maureen a été soignée par Angus, un psychiatre « gentil », mais qui lui a suggéré qu’elle avait pu être violée dans son enfance par son père avant que lui-même tue par jalousie l’amant de Maureen, Douglas. Cela dans une crise de LSD – substance fournie par Maureen via son jeune frère Liam qui, souvent torse nu et souvent amoureux comme le dit avec délice l’autrice, a fini par se ranger des voitures et a repris des études.

Les fameuses études semblent l’alpha et l’oméga de ce milieu de jeunes égarés dans un monde trop dur pour eux, tous issus d’une famille dysfonctionnelle. Winnie, la mère de Maureen, Liam, Una et Marie, est une alcoolique notoire qui a divorcé de Michael, le père biologique des enfants, pour se mettre avec George. Maureen lui en veut de ne l’avoir pas protégée durant son enfance, bien que le soupçon de viol ait été probablement suggéré par le psy et non pas réalisé. Mais, au lycée, sa copine Pauline, qui a eu le même psy, a été réellement violée par son père et son frère, le second prenant à loisir des vidéos de la scène sodomite pour les revendre à des amateurs.

Le procès d’Angus le psy doit débuter incessamment, et Maureen redoute qu’il soit acquitté, les preuves de sa pleine conscience au moment du meurtre n’étant pas établies. Mais le sire est d’un pervers narcissique qui veut se distinguer de sa famille bigote et petite-bourgeoise austère et fermée, sans père, et il entreprend de déstabiliser la fragile Maureen en lui faisant envoyer sous enveloppe personnelle des photos mettant en scène de très jeunes filles et de très jeunes garçons nus et attachés, ainsi que la vidéo de Pauline pénétrée par l’anus à maintes reprises. Maureen se saoule mais ne faiblit pas et elle témoignera au procès. Angus sera acquitté, et il voudra se venger.

Mais il y a une fin et Maureen accomplira avec ses deux copines Leslie et Kilty son triple objectif, mettre hors d’état de nuire Michael, devenu malade et sénile, contrer Angus le psy pervers, et dénoncer un réseau de prostitution du fils d’une de ses connaissances du quartier, Ella la Flamme, mystérieusement décédée à l’hôpital d’une « crise cardiaque » après une « chute » chez elle, alors qu’elle venait de faire déposer plainte contre son fils par Maureen pour non-paiement des ménages qu’elle faisait à son bordel.

Ce roman policier est un roman de mœurs sur la jeunesse désemparée des années 2000 dans l’Ecosse provinciale de Glasgow, jadis centre commercial et industriel prospère, reconverti dans le culturel et la rénovation urbaine, ce qui a accentué les inégalités entre les beaux quartiers et les bas quartiers de l’East End que fréquente Maureen et ses copines. La trilogie traditionnelle anglaise des B (bite, bière et baston) se décline ici au féminin, mais il s’agit bien de la même chose. Le livre se lit bien malgré la profusion des personnages qui demande une certaine attention. Il est le troisième tome d’une série qui commence par Garnethill et Exil (sélection Marie-Claire), mais il peut se lire indépendamment.

Denise Mina, Résolution (Resolution), 2001, J’ai lu 2007, 512 pages, €10.50

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Raymond Radiguet, Le diable au corps

Raymond Radiguet fut le Rimbaud des lettres françaises durant les années folles. Surdoué en tout, il est mort à 20 ans d’une fièvre typhoïde après un bain dans la Seine, mais surtout de ses excès avec tous les poètes et les écrivains du temps : Jean Cocteau (avec qui il a couché), André Breton, Tristan Tzara, Max Jacob. Encore au lycée, il écrit en 1921 ce roman endiablé au titre bien choisi ; il avait à peine 18 ans.

Osé pour son époque, transgressant les codes de l’honneur du temps (bafouer ainsi les combattants poilus de la Grande guerre!), c’est bien le diable qui a saisi l’adolescent de 15 ans pour Marthe, qui en a trois de plus que lui. Le diable des sens. La joie du corps. La liberté d’Éros. La guerre désorganise tout : elle est une boucherie qui nie l’humanité, une immoralité qui nie l’honneur, une mobilisation qui nie la famille. Préparé par de petits baisers avec les fillettes de son âge, encouragé par un ami de collège qui fantasme plus qu’il n’agit, le narrateur dont on ne connaîtra jamais le prénom a commencé tôt. Vers 9 ans, il a envoyé une lettre à une petite fille de son âge par un gamin plus jeune encore. Il lui « exprimait son amour ». Ce qui choqua la parents de la fille, le directeur de l’école et son propre père. Lequel, indulgent pour son aîné – et peut-être un brin flatté de la précocité de son fils et du style de sa lettre (sans aucune faute d’orthographe) – l’a laissé faire.

C’est à 15 ans qu’il lui fait fortuitement rencontrer Marthe, en avril 1917 à La Varenne. C’est une jeune fille de 18 ans à qui ses parents veulent faire la surprise d’une exposition de ses aquarelles assez scolaires lors d’une vente de charité organisée par la mère du narrateur. Elle est déjà fiancée à Jacques, un soldat au front. Excité par ce défi, et trouvant quelques attraits sensuels à Marthe, le diable saisit au corps l’adolescent de troisième. Il n’est pas « amoureux », pas encore, mais titillé. « Est-ce ma faute si j’eus 12 ans quelques mois avant la déclaration de guerre ? », s’excuse-t-il. Il n’est pas mobilisé comme les autres, il est libre dans une école désorganisée, laissé à lui-même par des valeurs dévalorisées.

L’auteur, né en 1903, est son double. Il a en effet rencontré en avril 1917 (à 14 ans) l’institutrice Alice Saunier, de neuf ans plus âgée, une voisine de ses parents qui lui donne des leçons particulières, y compris sensuelles, jusqu’à l’armistice. Elle a comme Marthe un fiancé au front. Mais « c’est une fausse biographie », écrira-t-il – en bref un roman. Il montre les affres du passage de l’enfant à l’adulte, le cynisme de l’époque et la lucidité de l’adolescence. Ce fut tout cela qui fit scandale : à la parution du roman en 1923, à la sortie du film de Claude Autan-Lara en 1947. La société moralise tout ce qu’elle veut cacher.

Le fiancé loin, la fille esseulée, les sens languissants – tout se conjugue pour favoriser les rencontres. Le garçon l’accompagne choisir du linge et des meubles pour son mariage. Ils parlent de tout et de rien et se plaisent, l’adolescent plus mûr que son âge et la jeune fille unique restée infantile. Elle se marie mais Jacques repart au front, la guerre n’est pas finie. Le narrateur la visite dans son appartement, ils goûtent, se caressent, flirtent. Un jour, ils finissent par baiser tout nu, ce qui ne se faisait guère chez les bourgeois décents. Le grand bouleversement de la guerre est déjà passé par là.

L’auteur reste pudique, il procède souvent par allusions, ce qui laisse toute sa place à l’imagination. Il progresse par à coups, construisant son roman avec une perfection formelle d’adulte, détaillant les sentiments de chacun comme Madame de La Fayette. Pas d’envolées romantiques mais un style d’une sécheresse à la Stendhal, la minutie d’un garçon qui parle direct et se découvre en même temps que l’amour. Car il finit par l’aimer, Marthe. Il lui fait même un enfant, un garçon qui naîtra avant terme, ce qui permettra de l’attribuer à Jacques lors d’une de ses permissions. Marthe lui donnera le prénom de son amant.

L’armistice interviendra, Jacques reviendra, Marthe mourra. Ne subsistera que l’enfant. Il « aura une existence raisonnable », ce qui marque peu d’affect pour son fils, après sa « syncope » pour la mort de Marthe. Mais c’était dans l’air du temps : les hommes se préoccupaient peu des rejetons. Et « je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses », conclut le narrateur de 18 ans. Le diable chrétien n’a rien à voir dans l’explosion des sens, mais plutôt la vie qui se répand, plus encore lorsque la tuerie est à nos portes. La « morale » en est alors bouleversée et l’ordre des choses qui veut à toute force la perpétuation de la vie exige que la tuerie sociale égoïste soit compensée par la profusion libertaire de l’Éros.

Plusieurs films ont repris le roman, l’acteur jouant le narrateur étant à chaque fois nettement plus âgé que de raison et l’histoire sensiblement modifiée.

Raymond Radiguet, Le diable au corps, 1923, Pocket 2019, 144 pages, €1,90 neuf

Raymond Radiguet, Oeuvres, Livre de poche La Pochothèque 2001, 683 pages, €6.27

DVD Le diable au corps, Claude Autan-Lara, 1947, avec Micheline Presle, Gérard Philipe, Denise Grey, Jean Debucourt, Palau, Paramount Pictures 2010, 1h50, €13,81

DVD Le diable au corps, Gérard Vergez, 1990, avec Dacla, Corinne, Portal, Jean-Michel, Winling, Jean-Marie, 1h30, €13,00

Film (pas de DVD – à cause d’une scène de fellation ?) Le diable au corps (Il diavolo in corpo), Marco Bellocchio, 1986, avec Maruschka Detmers, Federico Pitzalis

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Somerset Maugham, Amours singulières

Mort en 1965, Somerset Maugham (prononcez môm) est né à Paris dans une famille de juristes. Orphelin de mère à 8 ans et de père à 10 ans, élevé par un oncle missionnaire anglican, il sera presque inévitablement poussé aux amours déviants par frustration d’amour – il aura une fille mais vivra avec un homme. Il fera des études de médecine, sera agent secret britannique durant la Première guerre mondiale et vivra le plus souvent à l’étranger, loin de son pays colonial, corseté et étouffant. Sa sensibilité et son expérience de sociétés diverses alimenteront son œuvre écrite, qui comporte plus d’une centaine de romans, de nouvelles et de récits. Il écrit facilement et détaille ses impressions, ce qui le rend captivant.

Amours singulières est un recueil de six nouvelles portant sur l’amour d’un homme et d’une femme. Amour contrarié le plus souvent, ou mal vu par la « bonne » société, ou encore contrarié par les circonstances. La « vertu » victorienne notamment y est épinglée. Une fois marié, les convenances interdisent toute aventure extra-conjugale, ou alors au prix de contorsions acrobatiques comme aller habiter à Rhodes et de louer en plus un appartement en ville pour ce faire.

Chaque nouvelle aurait pu faire l’objet d’un roman car toutes content une anecdote édifiante. Une femme de grande vertu tombe raide dingue d’un tout jeune homme qui, par délicatesse sociale, s’exile avant de se marier pour un temps, le temps qu’elle et lui trouve chacun un partenaire de son âge. Un riche mari complaisant qui fait salon pour honorer sa femme, poétesse très connue, part soudainement avec la cuisinière. Un homme d’âge mûr collectionne les promesses de mariage avec les femmes qui ont un certain bien ; il compte parvenir à la douzaine. Une femme moche, collet monté et vieillissante se découvre le talent caché de faire rire ses amoureux – non pour ce qu’elle dit mais par la façon dont elle le dit.

Aucun amour hors norme dans ce recueil bien conventionnel pour son temps. L’entre-deux guerres était propice à toutes les audaces mais Maugham tenait à sa réputation : pour vivre heureux, vivons caché. Il ne publie que ce qu’il est décent de publier mais, comme il écrit beaucoup et observe encore plus, ses romans et nouvelles sont toujours passionnants. La vie mondaine n’est pas négligée, pas plus que les mœurs dans les villes d’eau et les vacances en Italie. Il distille une certaine nostalgie pour un monde en ordre qui dominait la planète et était sûr de lui.

Somerset Maugham, Amours singulières (Six Stories Written in the Firts Person Singular), 1931, 10-18 1995, 320 pages, €12,26 e-book Kindle €9,99

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Christian Jacq, La pierre de lumière 1 Néfer le Silencieux

Ardent a 16 ans en Haute-Egypte il y a 3500 ans. Il est grand et musclé, empli d’une énergie que la baise des filles depuis quelques années ne parvient jamais à épuiser. Il en veut plus : savoir, créer, faire. Au lieu de garder les vaches comme paysan auprès de son père, il veut dessiner dans les temples.

Il existe pour cela, sous le règne de Ramsès le Grand, un village interdit de la vallée des Rois près de Thèbes (ville qui n’est pas seulement américaine ou grecque, comme le croient les ignares). En cet endroit vivent une trentaine d’artisans voués à leur art, chargés de bâtir et de décorer les tombeaux des pharaons, des reines et des enfants royaux. Il se nomme la Place de la Vérité parce que placé sous le signe de Mâat, la déesse du juste et du vrai, de l’harmonie du cosmos comme de la rectitude morale.

Ce haut lieu secret du savoir suscite des convoitises des ambitieux de la cour, notamment de Méhy, simple lieutenant de chars au début du volume, devenu chef de l’armée de Thèbes et trésorier de la ville à la fin. Le général Méhy, proche du pharaon Séthi 1er, est attesté comme conspirateur contre Ramsès II dans l’archéologie. Il est avide, cruel, rusé et sans scrupules ; il assassine volontiers ceux qui en savent trop et ne lui servent plus à rien, comme son beau-père, non sans l’avoir préalablement fait soupçonner de démence sénile et de violences sexuelles sur de très jeunes filles. Son portrait édifiant nous est brossé chapitre 52 : « Le vieux monde des pharaons ne tarderait pas à disparaître pour être remplacé par un Etat conquérant, doué d’une foi inaltérable dans le progrès, et capable de s’imposer aux civilisations décadentes. Pour parvenir à en prendre la tête, Méhy utiliserait les talents de son ami Daktair qu’aucun scrupule moral n’embarrasserait. Grâce à un clan d’hommes neufs dans son genre, sans aucune attache avec la tradition, l’Egypte se transformerait rapidement en un pays moderne où régnerait la seule loi que respectait Méhy : celle du plus fort. Un habile maquillage juridique et quelques déclarations publiques bien senties apaiseraient les consciences réticentes de certains hauts dignitaires, vite conquis par le bénéfice personnel qu’ils retireraient de la situation nouvelle. Quant au peuple, il était fait pour être soumis, et nul ne se révoltait longtemps face à une police et à une armée bien organisée ». Ecrit en 2000, ce paragraphe sonne étrangement familier : le lecteur reconnaît sans peine le tyran Poutine et ses siloviki, ces dignitaires des organes de force ! Comme quoi la déchéance humaine dans le mal et l’ordure sont inscrits dans les âmes. Seule la civilisation permet une autre voie, celle de la justice et de la vérité.

Elle est celle que propose la cité de l’élite des artisans et du savoir d’Egypte, au plus près des mystères des mathématiques et des proportions, de la mort et de l’éternité. Une mystérieuse « pierre de lumière » éclaire les âmes et les cœurs et fait chanter les corps. Méhy donnerait cher pour s’en emparer. Surpris alors qu’il n’est encore que simple lieutenant à espionner le village fermé du haut des collines qui l’entourent, il tue le garde. Sobek le Nubien, chef de la police qui protège le lieu dont Pharaon est le suprême protecteur, enquête sans résultat. Il soupçonne successivement un postulant évincé, un artisan de l’intérieur aigri ou, pire, un haut dignitaire avide…

Après de multiples épreuves mais grâce à son courage et à son obstination, Ardent parviendra à se faire reconnaître comme dessinateur de la Place de la Vérité ; il prendre alors le nom de Paneb, « le maître ». Son énergie qui défonce tous les obstacles devra être domptée et canalisée, mais elle sera une force incomparable pour la communauté. La jeune Ouâbet la Pure décide qu’il sera son mari et s’installe chez lui, même si sa maîtresse insatiable est Turquoise – mais celle-ci ne veut surtout pas se marier et s’est dédiée comme prêtresse à Hathor. Paneb l’Ardent a bien assez de forces pour contenter les deux filles, qui trouvent chacune leur intérêt comme leur plaisir à ce partage du garçon.

Outre l’intrigue policière du roman et le récit d’initiation d’un jeune en homme accompli, l’auteur, en égyptologue averti, s’étend complaisamment sur les mœurs et façons de vivre de l’Égypte antique, beau complément aux voyages que l’on peut y faire en touriste aujourd’hui. Il ouvre surtout les clés de la spiritualité égyptienne . Au chapitre 70 sont ainsi détaillées les valeurs de tout créateur : « La prise de conscience de la vie sous toutes ses formes, la largeur du cœur, la cohérence de l’être, la capacité de maîtrise et la puissance de concrétisation. Mais elles n’ont de valeur que si elles mènent à la plénitude et à la paix, et nul artisan n’a jamais atteint les limites de l’art ». Ce qui ne va pas parfois sans phrases intellos assez drôles, comme au chapitre 72 : « Souviens-toi que grand est le grand dont les grands sont grands ». Il faut lire à deux fois avant de saisir le sens et d’acquiescer.

Reste que le roman se lit bien, même si l’intérêt surgit surtout lorsqu’Ardent est admis à l’intérieur de la Place de la Vérité, les chapitres d’exposition précédents et la mise en place des personnages au début étant parfois maladroits.

Christian Jacq, La pierre de lumière 1 Néfer le Silencieux, 2000, Pocket 2001, 415 pages, €7,95

Les 4 tomes de La pierre de lumière

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Sarah Waters, Du bout des doigts

Voici un gros pavé victorien comme on les aime. Un pavé reconstitué… par une ex-libraire née en 1966 ! Mais il est plus vrai que nature, dans la lignée féministe des années 60 et dans la lignée polar des années 70. Il s’agit en effet d’une histoire de femmes dans la société machiste sous la reine Victoria. Doublée d’un complot pour capter un héritage digne des meilleurs Whodunit.

Nous sommes en 1862 et, dans les venelles louches des bas quartiers de Londres, une jeune fille est préparée par un escroc à devenir femme de chambre. Sue doit corriger son accent cockney, ses manières brusques, son impolitesse. Elle doit accepter de servir, et avec les formes. Pour elle ? Une fortune à la clé. L’escroc désire en effet marier la fille pour capter son héritage, avant de la faire enfermer pour folle sur la foi de médecins aliénistes achetés.

Mais tout ne se passe pas comme annoncé… L’escroc, qui se fait appeler Gentleman dans les bas-fonds et Mister Rivers dans les manoirs, joue les amoureux tandis que Maud, fille étiolée dans un manoir, succombe à l’amour lesbien avec Sue ! Le plan va-t-il pouvoir se dérouler comme prévu ? Telle sera prise qui croyait prendre, jusqu’à ce qu’un retournement de situation fasse encore une fois basculer les destins. Enfants abandonnés, filles vendues, héritages convoités, c’est toute une peinture de mœurs d’une société arriviste avide d’argent, clé de la respectabilité, qui se dévoile.

Sous les apparences vertueuses, les vertugadins et les couches successives de jupons qui tombent jusqu’à terre, se cachent les émois éternels des chairs en manque. Servantes culbutées, gamins usés, messieurs libidineux – rien ne manque. L’oncle qui recueille par charité sa nièce orpheline a des idées derrière la tête. Ne tient-il pas un index des publications érotiques dont il demande à ce que soit faite la lecture par la jeune fille vierge ? Les mots donnent-ils des idées ? Le sexe produit-il de l’argent ? L’adolescent de 14 ans, serviteur chez l’oncle, ne rêve-t-il pas se servir physiquement le beau Gentleman avant d’être sensible aux charmes de son ex-maîtresse Maud ?

Malgré le nombre de pages, on ne s’ennuie jamais avec Sarah Walters. Le style fluide accroche une intrigue bien ficelée avec coups de théâtre et personnages secondaires richement dotés. Le petit Charles, beau comme un choriste, a la faiblesse de pleurer devant les turpitudes ; mais il n’hésite pas à braver les convenances pour aller visiter l’aliénée avant de se faire manipuler sans vergogne. La vieille Madame Suksby en maritorne retorse n’a-t-elle pas la fibre maternelle, elle qui précipite le dénouement ? Où Dickens se marie avec les Libertins pour un roman anglais de la plus belle eau.

Ah, ce n’est pas en Angleterre, malgré Internet, qu’on se plaint de ne plus lire ! Les scores des auteurs restent élevés, et cela parce qu’ils savent raconter une histoire. Songez à Harry Potter, à Anne Perry, à Ian McEwan à John Coe et à tant d’autres. Pas comme en France où, à de rares exceptions près, le nombrilisme intello ou la bluette télésérie sont le principal de la production romanesque…

Sarah Waters, Du bout des doigts (Fingersmith), 2002, 10-18 2005, 750 pages, €11.00

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Pierre Kast, Les vampires de l’Alfama

Pierre Kast est un être original. Militant communiste et organisateur de la manif antiallemande de 1940 à Paris, il a passé cinq ans dans la clandestinité en faisant le coup de main contre l’occupant avant de se consacrer au cinéma. Il a été critique, scénariste, assistant de Jean Renoir, metteur en scène. Il meurt à 64 ans d’un malaise cardiaque après un accident de tournage. Les vampires de l’Alfama sont l’un de ses rares romans.

En arabe, « alf maa » signifie « mille sources » et ce nom a été donné au quartier populaire de Lisbonne bâti en kasbah où jaillissent des sources chaudes. L’auteur en a fait un lieu de prédilection pour son histoire. L’époque est le 18ème siècle finissant, Louis XV et le cardinal de Bernis en France, un jeune roi pédé au Portugal et le cardinal libertin João en Premier ministre. L’histoire s’ouvre sur le lutinage de filles « aux frontières de la puberté » par l’homme d’Eglise et d’Etat.

Mais tout ceci se passe dans un univers parallèle où rien n’est réel, ni les lieux, ni les personnages, sauf « l’odeur de l’Alfama » comme l’écrit l’auteur en fond imaginaire. C’est un endroit de liberté où la police n’entre pas, une forteresse des pauvres et des marginaux où tout ce qui est interdit prolifère. Les mœurs y sont libertines, le savoir alchimiste répandu, les vampires tolérés. En bref tout ce qui va contre la Sainte et puissante Eglise et son Inquisition, armée du seul Livre autorisé du savoir : la Sainte Bible.

L’auteur, communiste athée, écrit en 1975, soit sept ans après l’explosion morale de mai 1968. Il tisse un hymne au jouir, bien que notre époque puisse voir écorchée sa moraline trop féministe. Les femmes sont parfois actrices du plaisir et indépendantes en une époque qui ne le tolérait pas, mais souvent aussi objets de plaisir, voire esclaves sexuelles. La police adore torturer les jeunesses entre deux viols. A l’inverse, les vampires sont paisibles et pas prosélytes ; ils offrent la possibilité de prolonger la vie par la morsure mais, au contraire des officiels défendus par la Sainte Eglise, ne forcent ni ne violent personne. L’époque prérévolutionnaire gardait, vous vous en doutez, des mœurs d’Ancien régime qu’il ne faut pas juger à l’aune de nos petits cœurs émotifs.

Car il s’agit d’un roman de fiction, même de « science » fiction puisque la recherche sur la mort y prend une large place. Carla, l’alchimiste qui soigne les pauvres dans tout l’Alfama, a communication par un instrument inventé par le suédois Swedenborg, lui aussi alchimiste en plus d’astrologue mais aussi inventeur et théologien, qu’un confrère pourchassé est en danger à Prague. Il n’est pas juif mais comte roumain ; il avouera plus tard être un vampire de 285 ans. S’il a débuté à 16 ans par le pillage et le viol, il a mûri, fait deux gosses et s’est cultivé auprès de maîtres éminents d’Europe centrale.

Dans ses recherches sur l’immortalité, pierre philosophale des alchimistes plus que l’or, il a découvert que le statut de vampire permettait une vie presque éternelle, à la frontière entre la vie naturelle au soleil et la mort sous terre en caveau. Vivre la nuit, dormir en cave le jour, tel est le destin des vampires mais, avec ce régime, ils peuvent vivre des centaines d’années. Il leur faut seulement régulièrement déménager. Le comte Kotor espère, par ses recherches, découvrir comment vaincre la seconde mort, celle des vampires par les rayons du soleil ou par un pieu dans le cœur. Un pieu, pas un crucifix comme tente de le faire croire la Sainte Eglise catholique et romaine, car un vampire juif ou musulman n’en meurt pas moins le cœur percé qu’un vampire chrétien.

Le comte Kotor et ses deux enfants, sa fille Barbara et son fils Laurent de dix ans plus jeune, abordent donc de nuit sur les rives de l’Alfama au bord du Tage et sont accueillis dans le palais forteresse de Clara sur ses pentes. Ils vivent reclus, tout entier tournés vers la recherche, mais Clara les convainc de sacrifier aux mondanités minimales car on commence à jaser dans la ville. Le comte accepte une réception en soirée chez lui où il invite tout le gratin de la capitale. Il lie ainsi connaissance avec le cardinal Premier ministre, qui est séduit par sa vaste culture et par ses idées libérales et libertaires.

Mais ce Premier ministre est surveillé par le Marquis, ministre de la police, et par le roi, qui veut garder ses plaisirs interdits tout en ayant parfois des retours névrotiques de religion. La volonté du Marquis de marier la belle Alexandra, vierge de 20 ans et nièce du cardinal Premier ministre, va déclencher la catastrophe. Laid et puant, le marquis fait horreur à Alexandra la libertine, qui flirte avec les damoiseaux tout en se gouinant avec ses servantes damoiselles. Pire, elle tombe net amoureuse du bel adolescent blond Laurent, lui-même raide de désir amoureux dans sa cape noire qui le déguise en cyprès sur la terrasse. Il la dévierge et ils osent toutes les positions à poil que le jeu du sexe leur permet. C’en est mignon.

Le chef des services secrets convainc le Marquis et son chef de la police d’investir l’Alfama pour récupérer la belle Alexandra et la livrer aux griffes du soupirant éconduit. Pour cela, rien de tel qu’un bon complot. Engager des sbires qui vont porter des gants à dents acérées afin de porter la marque du vampire sur la gorge de tous ceux et de toutes celles qu’ils vont éventrer en croix comme le font dit-on les vrais vampires. Devant l’horreur de la tuerie, l’ampleur des morts et la révélation du nombre important de vampires en la ville, le roi entre deux pages lutinés ne pourra que signer un décret autorisant l’armée à investir l’Alfama pour nettoyer ce nid du démon.

Ce qui fut fait. Mais la famille du comte s’échappe, aidée par Clara et par Alexandra, comme quoi même en libertinage Ancien régime, les femmes ne sont pas toutes du gibier de viol mais savent faire preuve d’initiative et de courage. Surtout si, selon Pierre Kast, elles pensent hors des normes de la Sainte Eglise et des valeurs « établies » par la « bonne » société.

Je ne vous dis pas la fin, elle laisse ouverte des perspectives intéressantes. Mais il s’agit, rappelez-vous, d’un univers parallèle où tout est possible et permis, hors des normes, des conventions et des interdits. Cette possibilité d’évasion érotique et libérale fait le sel du livre. Il fut édité en poche, comme quoi il fut assez populaire en son temps, mais n’a pas passé le mitant des années deux mille avec son moralisme puritain pro féministe en croissance grave. Je l’avais lu à l’époque et sa relecture toute récente m’a revigoré.

Pierre Kast, Les vampires de l’Alfama, 1975, J’ai lu 1979 réédité en 2006, 249 pages, occasion €3.00

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Francine Mallet, Molière

C’est « la » biographie de notre auteur national, apprécié du Roi-soleil et vilipendé par les dévots en cabale. Son autrice, née en 1909, a obtenu en 1987 le Prix Roland de Jouvenel décerné par l’Académie française pour cette œuvre. Elle avait déjà écrit, dix ans auparavant une biographie remarquée de George Sand et est restée jury Médicis de 1958 à sa mort, en 2004.

Le livre est divisé en quatre parties complémentaires : sa vie, son théâtre, son temps, ses thèmes et personnages. Suivent une généalogie, une chronologie et une biographie, outre les notes, qui permettent à quiconque d’approfondir et de retrouver rapidement un détail.

Molière est né Jean-Baptiste Poquelin le 15 janvier 1622 sous le prénom de Jean ; Baptiste lui sera ajouté à la naissance deux ans plus tard de son frère prénommé Jean lui aussi. Quant à Molière, son nom de scène pris en 1644 pour ne pas entraver les affaires de son père, son origine est inconnue ; lui-même n’en a rien dit. Tout juste peut-on formuler l’hypothèse (que l’auteur ne reprend pas) d’un mot latin de cuisine si l’on fait l’anagramme syllabique de Molière : re-liè-mo. Cela ressemble au subjonctif du verbe latin religere – langue que Jean-Baptiste parlait couramment grâce au collège de Clermont, tenu par les Jésuites rue Saint-Jacques (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand), où cette langue morte était une langue vivante : tous les cours avaient lieu en latin et les écoliers se parlaient latin entre eux ! Reliémo pourrait signifier « que je relie », du verbe religere dont le g a été élidé dans les langues modernes (l’italien foglio se prononce folio). Mais ce n’est que spéculations.

Poquelin est un nom d’origine écossaise, dont un ancêtre est venu en France sous Charles VII. Le grand-père, picard, est devenu marchand tapissier à Paris. Son fils, le père de Jean-Baptiste, reprend l’affaire, se marie avec Marie, d’une famille de marchands du quartier, et réside désormais au 93 rue Saint-Honoré au pavillon des Cynges (singes), ainsi nommé pour une sculpture en bois. Jean-Baptiste est l’aîné de six enfants, sa mère meurt lorsqu’il a 10 ans. Il suit de 7 à 12 ans les cours de l’école paroissiale de Notre-Dame avant d’intégrer jusque vers 19 ou 20 ans le collège de Clermont en externe. Outre l’apprentissage d’un catholicisme raisonné et humaniste, il fréquente assidûment les classiques latins (expurgés de tout ce qui est sexe ou matérialisme !) et s’initie à la rhétorique, à l’éloquence et au théâtre, divertissement éducatif fort prisé pour être à l’aise et briller en société. Le collège de Clermont éduque en effet beaucoup des fils de Grands.

La documentation sur la vie de Molière est rare, notamment les correspondances avec sa famille ou ses amis, et reste entachée des ragots et libelles produits contre lui en raison de ses écarts avec la dévotion ultra-catholique alors de rigueur. Le catholicisme sous Louis XIII et Louis XIV fut en effet un ascétisme de réaction, analogue à l’islamisme d’aujourd’hui, groupant les rescapés de la Ligue antiprotestante, les ex-Frondeurs et les conservateurs choqués de la liberté de mœurs de leur souverain qui n’hésitait pas à danser en société. Molière ralliera les Précieuses qui ne sauraient voir un homme nu, les Tartuffe qui ne sauraient voir un bout de sein tout en s’excitant fort à cette idée, mais aussi un Dom Juan égoïste, athée et violeur, vautré dans le matérialisme sans perspectives. Molière, en avance sur les réactionnaires de son époque, sera un catholique humaniste selon François de Sales et La Mothe Le Vayer qui fut son ami. Pour lui, le plaisir ici-bas n’est pas incompatible avec la vertu pour l’au-delà.

Remplir ses devoirs selon l’honneur est le principe de l’existence. Molière « déclare méprisable tous ceux qui nient les obligations, tant celles des lois humaines que divines, auxquelles tout homme doit se plier. Il insiste sur la responsabilité des Grands » p.206. Il respecte le roi, autour duquel tout tourne, « l’amour de Molière pour son souverain, c’est à la fois l’amour du métier et de la réussite. Les deux se confondent » p.217. Louis XIV est complice et l’utilise : « Les femmes, plus ou moins précieuses ou savantes, qui ont contesté sous la Fronde et affirmé la force de leur personnalité, n’ont pas plu au Roi. Molière s’en est souvenu. Quant à Tartuffe, il est l’exemple de ce qui déplaît au souverain. Il ruine une famille, trahit un bon sujet sous prétexte de religion et se joint à une cabale qui veut imposer son point de vue même au monarque » p.227. Après avoir fait interdire de jouer Tartuffe, mesure rapportée sur ordre du Roi, la Compagnie du Saint-Sacrement va s’attaquer à Dom Juan avant que Louis XIV ne la dissolve. « L’Eglise connaissait les âmes, voulait les malaxer comme de la cire et ne tolérait pas le pouvoir qu’exerçaient les comédiens sur les spectateurs à travers la magie de la rampe » p.233. Tartuffe sera interdit au Québec durant des siècles et les polémiques sur Molière ne s’apaiseront qu’à l’extrême fin du XIXe siècle en France.

Reste toujours la résurgence des hypocrites qui veulent « cacher ce sein » qu’ils « ne sauraient voir » tout en en mourant d’envie. La France « éternelle » de la rigueur et de l’austérité expiatoire subsiste chez nos communistes, socialistes, écologistes, gauchistes : « Tout ce qui était spiritualité catholique, et plus encore janséniste, ne cultivait pas le goût de la prospérité. Pascal, après Jansen, allait jusqu’à considérer comme presque vaine l’activité intellectuelle qui risquait de détourner le chrétien de la contemplation » p.234.

Son père aurait voulu que son aîné reprit son affaire et sa charge d’écuyer du roi, mais Jean-Baptiste se passionne pour la scène et il n’insiste pas, allant même jusqu’à lui léguer à ses 21 ans sa part par avance d’héritage. Molière prend alors son nom de scène et s’éprend de Madeleine Béjart, bonne comédienne, de quatre ans son aînée. Un arrêt de Louis XIII en 1641 a rendu le théâtre respectable, malgré les dévots rigoristes qui mettent les acteurs au même rang que les putes et les infâmes (invertis). Jean-Baptiste monte alors sa troupe avec Madeleine, l’Illustre théâtre, et entreprend une tournée de treize ans en province sous la protection du duc d’Epernon puis du prince de Conti, amoureux de l’actrice Du Parc. Ils jouent ici ou là selon les contrats des villes, des nobles ou des bourgeois.

De retour à Paris, ils deviennent les comédiens de Monsieur, qui a tout juste 18 ans. La troupe – et son auteur Molière – connait le succès en 1659 avec Les Précieuses ridicules, comédie de mœurs sur les travers du temps. Molière ne réussira jamais dans la tragédie, fort à la mode alors et où règne Corneille, mais inventera la comédie à la française, lui ajoutant même du ballet. L’échec de la tragédie obligera Molière à écrire des pièces pour que sa troupe joue.

Il se marie en 1662 avec Armande Béjart, de vingt ans plus jeune que lui, pour onze ans et trois enfants dont une seule survivra. L’Ecole des femmes connaît le succès et suscite des jalousies, ce qui fait dire en vers à Boileau : « Si tu savais un peu moins plaire / Tu ne leur déplairais pas tant ».

Mais ses deux fils, Louis parrainé par Louis XIV et Pierre, vont mourir en leur enfance, ce pourquoi Molière s’intéressera tellement à Michel Baron, introduit dans la troupe à 13 ans. Il assouvira avec lui sa paternité frustrée dans un complexe de Pygmalion pour élever l’adolescent au métier d’acteur. Les dévots vont gronder et publier moult libelles contre lui, accusant sa femme d’être légère et lui-même de caresser Michel. Le roi, qui l’a soutenu comme un pion pour sa politique anti-Ligueurs va devenir plus dévoué à la religion avec sa dernière maitresse. Molière va se sentir plus seul, il écrit le Misanthrope. Il meurt après avoir joué le Malade imaginaire – non pas en scène comme on le croit, mais dans la soirée qui suit. Nous sommes le 17 février 1673, Molière a 51 ans. On parle aujourd’hui de tuberculose et de neurasthénie ; l’époque des charlatans parlait de fluxion de poitrine à soigner par clystères et saignées. Il laisse dix-huit pièces en prose et quatorze en vers ainsi qu’une fille, Esprit-Madeleine.

« En 1674 (…) le comédien Brécourt, qui a fait partie de la troupe avant de rejoindre le théâtre concurrent, a écrit l’Ombre de Molière où il fait son portrait : « il était dans son particulier ce qu’il paraissait dans la morale de ses pièces, honnête, judicieux, humain, généreux et même, malgré ce qu’en ont cru quelques esprits mal faits, il tenait un si juste milieu dans de certaines matières qu’il s’éloignait aussi sagement de l’excès, qu’il savait se garder d’une dangereuse médiocrité ». » p.290. Rien d’étonnant à ce que la couleur de Molière soit le vert, dont il porte les rubans, vert comme la couleur centrale de l’arc-en-ciel, symbole de la vie qui renaît, de la création, de Dieu, de l’alliance contre la mort. Il a mis en scène ses propres passions, les exposant, les discutant, en humaniste soucieux de comprendre par la raison. Ainsi sa jalousie envers Armande, la passion d’Elvire, le bon sens de Madame Jourdain, la tolérance de Cléante, le sens de l’humain de Clitandre, la misanthropie d’Alceste, le pur.

Tartuffe comme Dom Juan restent actuels, le premier pour son moralisme affiché par envie des autres et ses fake news, le second comme Moi je en premier : « Se servant de son pouvoir pour faire tout ce qui lui plaît, ne respectant ni sa parole ni son père, se jouant des femmes et du pauvre, obligeant son valet à le suivre dans le mal, refusant toute obligation de quelque sorte que ce soit et voulant plier tous et toutes à sa loi, ce grand seigneur horrifie » p.108. Mais oui, vous l’avez reconnu de nos jours : Dom Juan c’est Trump !

Francine Mallet, Molière, 1986 nouvelle édition augmentée 2014, Grasset, 478 pages, €29.59, e-book Kindle €15.99

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Individualisme et prospérité

L’essor économique, dans un contexte de sécularisation religieuse, a permis une hausse du niveau d’éducation et l’avènement de la démocratie. Cela s’est passé en Occident, en Europe d’abord puis dans les Amériques et l’Océanie, pays dérivés, mais ce processus peut probablement s’enclencher partout.

Ce pourquoi la Chine est soumise à de fortes pressions en faveur de la transparence, de l’écoute des citoyens et du respect du droit.

Ce pourquoi la Russie est en retard, l’économie faisant attendre des résultats et ses bénéfices trustés par une oligarchie étroite d’anciens apparatchiks.

Mais « la démocratie » n’est pas la même partout et dépend de la culture et des traditions de chaque nation. Ce pourquoi l’Inde, mosaïque d’ethnies, de langues et de religions, ne trouve son unité de culture que dans un hindouisme réaffirmé et exacerbé, hostile à une croyance en particulier : l’islam. Car le Pakistan (nucléaire et fanatique) est à la porte et ne cesse de susciter des troubles et du terrorisme en Inde même. Cependant, l’économie va plutôt mieux que dans les décennies précédentes, ce qui ne favorise pas l’instauration d’un régime réactionnaire.

Une économie prospère encourage les valeurs humanistes de liberté et de tolérance, ce pourquoi nous assistons dans l’histoire à une corrélation assez forte entre hausse du niveau de vie, capitalisme et essor de la science, et pratiques démocratiques. Ce qui ne va pas sans promotion de l’individu. En effet, la libre pensée autorise la curiosité sans tabou religieux et l’éducation de tous, donc la recherche scientifique, donc une meilleure efficacité économique, l’initiative capitaliste et un accord démocratique sur un Etat-providence plus ou moins accentué selon les cultures (plus militaire et self-made man aux Etats-Unis, plus fiscal et redistributif en France). L’Etat n’est pas un chef de monastère mais l’institution qui débat, édicte et fait respecter les règles pour tous, permettant à chacun de trouver sa place dans la société. Non sans inégalités, mais elles sont plus ou moins admises selon les traditions (moins en France, plus en Angleterre, bien plus aux Etats-Unis – mais c’est encore pire en Russie, en Chine, en Egypte ou au Brésil !).

Les limites de la tolérance et de la démocratie résident donc dans l’économie : quand tout va mieux, l’optimisme règne et les individus sont tolérants entre eux ; quand tout va mal, chacun se replie sur soi et sur son clan proche, devenant intolérant à toute déviance. Nous l’avons vu après le Second empire, alors que la République a pu s’installer dans un contexte de prospérité, tout comme après 1958 et la crise algérienne où la démocratie en France s’est trouvée confortée par des institutions qui permettent de gouverner (jusqu’à la lamentable erreur de Chirac-Jospin instaurant le quinquennat et les législatives concomitantes). Ailleurs, force est de constater que les fascismes et le nazisme n’ont prospéré que dans un contexte de crise économique et financière majeure, après le krach de 1929 – et que le national-populisme américain avec Trump n’a pris le dessus que dans un contexte de crise économique et financière majeure, après le krach de 2008.

En Europe, le déclin du modèle multiculturel à la mode après la période gauchiste tiers-mondiste et mondialiste des bobos issus de 1968, s’est affirmé après les attentats du 11-Septembre 2001 (et ses suites, jusqu’au Bataclan et Nice en 2015), la crise financière et économique venue des Etats-Unis à partir de 2010, puis la crise migratoire à cause des Etats-Unis et de leur lamentable échec en Irak et en Syrie. La société gagnée par l’individualisme se trouve de plus en plus sensible aux incivilités, au sexisme, à l’intolérance ou au communautarisme. C’est le cas dans les pays nordiques et en Allemagne, pays pourtant très laxistes après 68. Nul ne voudrait plus avoir pour voisin un islamiste radical, un gitan aux mœurs jugées étranges, un macho qui bat sa femme ou viole sa fille, voire un fanatique des armes qui vocifère contre les complots.

Une attitude qui n’est pas sans contradictions, mais qui se comprennent. Par exemple, le fait de prendre de la drogue est acceptable par liberté individuelle, mais jugé socialement bizarre. Tant que cela a lieu dans l’intimité du chez soi, personne ne trouve rien à redire, mais tout prosélytisme ou toute conséquence sur le comportement est considéré comme inacceptable. L’idée est que chacun est libre de ses choix mais qu’il doit aussi les assumer vis-à-vis des autres.

Eh oui, la liberté ne va jamais sans la responsabilité – c’est ce que les (bons) parents apprennent à leurs ados. Il n’est pas interdit d’interdire, mais selon la raison. Certaines façons de se comporter sont jugées inadaptées dans une société prospère, démocratique et humaniste : flemmarder, tricher, corrompre, voler, violer, dominer, tuer – alors qu’elles sont admises ou encouragées dans d’autres sociétés (contemporaines) plus rigides. Les Chinois, les Russes, les Iraniens, les Egyptiens, n’hésitent pas à faire tirer sur la foule en émeute ; ils n’hésitent pas à éliminer physiquement les opposants, soit d’une balle mercenaire (Russie), soit dans des camps « de rééducation » (Chine). Les Russes n’hésitent pas à bombarder des écoles dans le nord de la Syrie, ce que les Israéliens, démocrates pourtant survivalistes peu enclins à tergiverser, n’ont jusqu’ici pas osé faire.

En France, malgré les « mouvements sociaux » attisés par des politiciens avides d’exister médiatiquement, par des groupuscules d’éternels ados qui veulent « renverser le système » (sans rien mettre à la place) et par des réseaux qui aiment à tester leur pouvoir de déstabilisation, notre tolérance est de fait, au nom de la liberté individuelle, mais peut mener au rejet de ceux qui ne veulent pas dans le cadre admis de la sociabilité.

Le test en sera la pandémie qui vient : tout non masqué qui tend la main et veut embrasser ou baiser sera rejeté sans pitié. La liberté des mœurs devient bien moindre en cas de danger.

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Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin !

Ce recueil de chroniques polémiques qui s’étalent de 1964 à 2012 a reçu le prix Renaudot essai en 2013 – et suscité l’ire envieuse de l’ex-maitresse Vanessa, une trentaine d’années après ses premières frasques. Le titre, un brin gamin, est emprunté à Edmond Rostand dans L’Aiglon. Ce fils de Napoléon 1er cherche à se définir face à son père : ainsi fait Gabriel face aux pères de substitution que furent les grands auteurs qu’il affectionne et les pères de l’église orthodoxe à laquelle il se complait à demeurer fidèle.

L’auteur se dit « par indifférence aux modes, obstinément lui-même » p.10 – ce qui déplaît aux moralisateurs qui voudraient que tous fussent réduits à leur austérité étriquée. Matzneff se veut « écrivain épris de liberté » en un siècle qui en a fort manqué. Le XXe, avec la militarisation des mœurs due à la guerre de 14 « célébrée » par Hollande, le lénino-stalinisme des camps et de la pensée partisane célébrés par Sartre et les intellos compagnons de route, le fascisme et le nazisme suivi par d’autres intellos activistes, le conservatisme chrétien de Franco, Horthy et Pétain suivi par la majorité silencieuse, la pensée unique « de gauche, forcément de gauche » scandait la Duras, qui empoisonna la politique des années soixante à deux mille dix, l’hygiénisme moral au prétexte de « social » ou « d’écologique » qui tend à savoir mieux que vous ce qui est bon pour vous et à vous l’imposer par injonction sans débat, le retour à l’ordre moral que véhicule la mondialisation yankee – rien de cela ne penche pour un siècle de liberté ! En bref, l’auteur bien de son temps est opposant à son siècle. Il a épousé la révolution libertaire de mai 68 – à déjà 32 ans – par haine de la famille (la sienne surtout qui l’a laissé écartelé enfant entre parents divorcés) et du confort paisible bourgeois. Il n’a pas perçu que cet anticonformisme de santé est devenu avec les années un conformisme de plus, celui de la transgression permanente.

Le plus cocasse dans l’affaire Vanessa Springora, est que Matzneff, orateur invité à la librairie bordelaise Mollat le 13 décembre 2007 dans un colloque sur « le viol », ait déclaré : « J’ai publié chez Gallimard le journal intime de mes amours avec cette jeune Vanessa, La prunelle de mes yeux, amours pleines de péripéties avec lettres anonymes de dénonciation à la brigade des mineurs et tout le saint-frusquin. Vanessa me disait : « S’ils te mettent en prison, j’irai me jeter aux pieds du président de la République, je lui dirai que je t’aime à la folie, je le supplierai de te libérer ». p.91. Mais ni en 2007, ni en 2013 à la parution de Séraphin, la Springora ne s’est manifestée. Ce n’est qu’à la toute fin de 2019, pressée par la moraline ambiante et exigeant plus de rigueur qu’elle n’a eu personnellement pour sa fille de désormais 13 ans, elle porte l’affaire dans l’édition d’abord, puis en justice. Lorsque l’on a une telle « morale » à éclipse, lorsque l’on « croit » que le plaisir pris jadis avec délices « doit » être qualifié d’inqualifiable et que l’on retourne sa veste, reniant ce qu’on a adoré, peut-on encore faire la leçon aux autres ? Je trouve une telle attitude pitoyable et la personne qui l’incarne méprisable. Le « moi aussi » à la mode a encore frappé : être comme la horde, être « une victime », quel bonheur moral !

Si Gabriel Matzneff se dit « révolutionnaire » comme tant d’autres, c’est moins en politique et encore moins en économie : c’est avant tout sur les mœurs. Après tout, la « révolution de mai » a débuté à la fac de Nanterre lorsque les garçons ont voulu rejoindre le dortoir séparé des filles au printemps 68. Les laisser baiser aurait été une mesure d’ordre et de conservatisme politique, tout changer pour que rien ne change ; il n’en a rien été et les barricades dans la rue, la contestation de toutes les institutions, l’épithète « fasciste » appliquée à toute contrainte (y compris de la langue) a été la réponse à la répression sexuelle. La liberté est devenue la licence, puis le « droit obligatoire » de baiser en tout temps, n’importe où, avec quiconque. Comme Michel Houellebecq l’a excellement montré, cette liberté-là est devenue contrainte. Il fallait faire comme tout le monde, un « tout le monde » générique fantasmé. Pour exister, il fallait donc sans cesse en rajouter dans la « libération », aller plus loin que ce fameux « tout le monde ». Gabriel Matzneff, par solitude et carence affective s’est intéressé adolescent à ses pairs plus jeunes puis, à peine adulte, aux très jeunes filles pubères. Il s’en est vanté auprès de ses amis, s’est étayé de références littéraires romaines et Renaissance, a chanté le soleil et la chair, les corps et la bonne chère, célébré Vénus, Priape et Bacchus. Il a fait des jaloux, les aigris qui n’avaient pas son talent lui sont tombé dessus sous des prétextes « moraux ». Car la morale (qui est opinion commune fluctuante) sert à vilipender qui ne vit pas comme vous, ne pense pas comme vous, ne baise pas avec autant de plaisir que vous, a plus de talent que vous. L’envie réclame l’égalitarisme : si je ne parviens pas, que personne n’y parvienne !

Ces chroniques rassemblées sont inégales et souvent répétitives : mettez une pièce dans la machine à écrivain et tout un paragraphe vient en entier, d’un coup, réitéré tel quel de chronique en chronique. L’auteur se défend au prétexte de pédagogie qui exige de répéter les idées, au prétexte qu’une chronique est un tout qui ne peut être amputé : n’empêche, le lecteur commence à se dire qu’il radote.

Leur intérêt tient surtout au style, qui est le propre de l’écrivain. Et Matzneff en est un, qui écrit d’une langue solide et littéraire, avec des élans primesautiers à la Montherlant lorsqu’il devient familier. « Je ne suis pas un politique », avoue-t-il p.32 et ça se voit. Ses notes sur les Palestiniens laïcs, un Kadhafi troisième voie entre américanisme et soviétisme, les vertus d’un Saddam Hussein et d’un Bachar El Hassad pour tenir les communautés et protéger « les chrétiens d’Orient » sont des prises de position un peu naïves et hors de tout contexte. Son antiaméricanisme primaire est estampillé extrême-droite et tradition française, il hait moins la domination économique et l’impérialisme politique que la contrainte morale puritaine qui contamine désormais plutôt la gauche « de gouvernement » avide de l’opinion des ménagères de 50 ans gavées de téléfilms partiaux, féministes et moralistes (voir TF1 !). Elles font le gros de l’opinion selon les datas. Les goûts de Matzneff vont vers le plaisir et « Camus n’a jamais été un de mes auteurs de chevet », avoue-t-il p.43. Dommage, ce méditerranéen l’aurait peut-être fait réfléchir.

« Ma génération aura vécu une brève période d’euphorie libertaire qui, en France, dura une douzaine d’années – de 1970 à 1982 environ – au cours de laquelle, pour ce qui me concerne, je pus écrire et publier des romans tels qu’Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu, des essais tels que Les moins de 16 ans et Les passions schismatiques, mon journal intime d’adolescence, Cette camisole de flammes. (…) Ce printemps de liberté ne dura pas. Promptement, Tartufe et Caliban revinrent au pouvoir, se faisant spécialement bruyants, contraignants. Dans les médias on n’entendait qu’eux » p.221. Il faut dire que son cercle d’amis tournait autour du sexe, des déviances à la bien-pensance morale, de la « libération » des mœurs : « Carole et Paul Roussopoulos, Georges Lapassade, Guy Hocquenghem, René Schérer, ces noms sont indissolublement liés à la part la plus enthousiasmante, heureuse, de ma vie d’écrivain, de citoyen engagé dans les luttes et les espoirs de son temps » p.144. Il était surtout engagé à fond dans la bouche, le cul et le con de ses mignons et mignonnettes. Matzneff écrit en 1981 déjà, à propos de Heidegger – mais cela peut s’appliquer à son cas : « Un écrivain est comptable de tout ce qu’il signe, et son œuvre est une » p.63. Sauf qu’il pointe aussi une chose très juste : « Ceux qui, dans mes romans, mes essais, mes poèmes, mon journal, s’appliquent à ne retenir que les passages libertins, scandaleux, et font silence sur tout le reste, pour mieux me condamner, me clouer au pilori, ne font que révéler les passions inavouées qui dévorent leurs méchants cœurs, ils dévoilent leur propre infamie » 2012, p.218.

« Nous étions convaincus que nos livres pouvaient contribuer à rendre la société plus lucide, et donc plus libre ; nous voulions convaincre nos lecteurs de ne pas avoir peur de leurs passions, nous voulions leur enseigner le bonheur » 2011 p.196. Ce temps libéral libertaire a passé – et le prix Renaudot essai marque sa borne miliaire. Il récompense un bilan révolu, dont le « c’est la fin ! » du titre dit l’essentiel. Une fin qui s’étire puisque le Journal est définitivement clos « le 31 décembre 2008 » selon la page 113. « L’originalité de mon journal intime est de ne pas être le journal de ma vie intellectuelle et sociale, mais essentiellement celui de ma vie érotique, de mes amours. Dieux du ciel ! cette imprudence (certains de mes amis la nomment « inconscience ») fit scandale » 2009, p.125. Eh oui… pour vivre heureux, vivons caché. Casanova a publié ses mémoires à la toute fin de sa vie, quant à Gide, il n’a publié qu’un journal expurgé, le reste étant réservé au demi-siècle qui suivrait. Peut-être étaient-ils moins narcissiques ou pressés d’engranger une provende sonnante et trébuchante à claquer ?

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008

AgoraVox le vendredi 27 mars 2009

Noirs, ils le sont doublement, ces Carnets d’auteur : physiquement parce qu’ils sont de moleskine entourée d’un élastique, le tout tenant en poche ; littérairement parce qu’ils présentent la face sombre d’une existence inapte au bonheur, perpétuellement décalée, amère à la Cioran. Inapte au bonheur parce que cet état est installation durable dans le tiède et la sécurité – mais pas inapte à la joie, qui est toute d’instant, irradiant au plus profond de l’être. Carpe diem est la devise de cet épicurien contemporain qui préfère Lucrèce, Horace et l’abbé de Saint-Cyran, entre autres, à mainte littérature du temps. Matzneff est tourmenté, du côté de Pascal plutôt que de Descartes, de Nietzsche plutôt que de Kant, de Bakounine plutôt que de Lénine, bien plus anarchiste libertaire que partisan de l’État bourgeois.

Or la société a changé. La jeunesse soixante-huit a pris 40 ans, le baby-boum s’est étiolé en papy-boum et la liberté est désormais contrainte par la frilosité de l’âge. Le libertinage adolescent, casanovesque et Renaissance, qui a refleuri dans les années 70 après les années 20, se casse les dents sur le SIDA, la xénophobie et le protectionnisme. Matzneff a surfé sur la vague libertaire, il s’est obstiné à publier le journal de ses conquêtes – souvent de moins de 16 ans – mais avec 20 ans d’écart. C’était louable pour les personnes, dont ne subsistaient que le prénom et l’initiale ; c’était en complet décalage avec le social, travaillé d’ordre moral et de sécurité. L’archange Gabriel s’est vu affublé de pieds fourchus, surveillé d’avocats par ses ex et par la police des mœurs, ostracisé par le marigot lâche et les jalousies du très étroit milieu littéraire. Pourquoi ne pas carrément user de la fiction romanesque, laissant le Journal reposer pour le futur ? Son précédent Carnet, évoquant 1988, ressassait ses caracoles de la cinquantaine avec des lycéennes. Gallimard, avec la tartufferie de règle dans les élites parisiennes, a laissé traîner les corrections, d’où le Gallimatias ; il a fait s’abattre un vol de juristes pour veiller au politiquement correct, d’où le Gallimatois. Échec inévitable du livre, répétitif, dissimulé, presque vide. L’auteur déclare que l’existence est faite de répétitions – certes ! mais une œuvre n’est pas un copié-collé – elle exige un style, et le style, c’est un choix qui tranche. L’auteur déclare aussi que Désir n’a point de loi, comment donc croire à la subite « sagesse » 1988 de ses amours ? Etait-ce l’angoisse de la cinquantaine ? Toujours est-il qu’agir ado lorsqu’on a l’âge d’être grand-père, libertiner comme à 20 ans quand on en a plus du double, et ce dans une société qui est devenue hystérique de Salut moral et de frileux comportements – voilà qui passait mal.

Loin de cette impasse d’hier, les Carnets Noirs 2007-2008 chez un éditeur moins bureaucratisé ont la fraîcheur de l’adéquation. L’auteur accuse son âge, restreint ses amours, beaucoup moins mécaniques, il se donne le temps d’observer, de sentir et de penser. Rattrapé par ses 70 ans bien sonnés, il ne captive plus les lycéennes et ses maîtresses ont désormais la correction d’afficher la trentaine ou la quarantaine. Bien loin des frasques contemporaines à la Catherine Millet ou des partouzes à la Houellebecq, Matzneff apparaît désormais plus proche d’un Philippe Sollers, en moins pontifiant. La période toute récente qu’il raconte le rend plus familier, mieux ancré dans la réalité d’époque avec internet, téléphone mobile et blogs. Le littéraire qu’il est adopte d’ailleurs des mots charmant pour ces nouveautés TIC : émile pour e-mail, telefonino pour mobile. Il ne voyage plus lointain comme dans les années 70-90 mais tout près, en Belgique, au Maroc, en Italie surtout dont il a appris la langue. La musique des mots s’infiltre dans son français, lui donnant saveur nouvelle. Il évoque toujours ses amours féminins, ses dîners avec Untel et sa précieuse santé (jusqu’à trois chiffres après la virgule pour son poids au jour le jour !), mais ces aspects concrets, ancrés dans la réalité vivante, sont entrelardés de réflexions sur les livres qu’il lit, les articles de journaux auxquels il réagit, les paroles des messes orthodoxes qu’il médite. Tout cela fait écho à sa culture classique et nous ravit. Ces Carnets Noirs sont bien meilleurs que les précédents, fors ceux de ses premières années. Ils transmettent un style, nous entraînent dans un univers d’auteur – ce qui est vraie littérature.

Gabriel Matzneff reste égotiste, anarchiste, tourmenté. Mais ce ne sont là qu’étiquettes car ce sont les passions et les tourments qui font la littérature : l’homme heureux n’a pas d’histoire. « Ce mixte d’indifférence et d’hostilité… Je ne pense pas qu’il y ait un seul écrivain français vivant qui soit autant tenu à l’écart que je le suis » (23 avril 2007). C’est pour cette phrase que j’ai envie de parler de Matzneff sur ce blog. J’avais, en son temps (1981), aimé Ivre du vin perdu (indisponible sauf occasion à 200€), l’une de ses meilleures œuvres à ce jour, à mon goût, avec Les lèvres menteuses et Boulevard Saint-Germain (ces deux toujours disponibles). Ma copine de fac, Dominique M., prof à l’université de R. (ainsi qu’on écrit en Gallimatois) l’aimait beaucoup elle aussi. De même que Philippe Sollers, qui s’était fendu d’un article dans Le Monde sur ce « libertin métaphysique ». Et Mylène Farmer, dit-on ! Cette joie de vivre, cette légèreté de pensée, cette ivresse des sens qui conduisaient aux idées saisissantes, étaient en phase avec l’époque optimiste, avec les utopies libertaires issues de mai 68 portée par l’espoir politique de la gauche au pouvoir. La gauche, pas la social-démocratie tiède toujours prête à se coucher devant le premier homme fort venu. Matzneff a aimé la grandeur de Gaulle, apprécié Mitterrand ; il n’a que révulsion, en revanche, pour « la Royal », « cette quakeresse, sortie tout droit des ligues puritaines américaines, sotte, sectaire et méchante » (20 avril 2007). Il a voté Bayrou aux présidentielles, puis blanc, Sarkozy ayant « tonné contre l’hédonisme, l’esprit de jouissance avec des accents rappelant (…) les paladins de la Révolution nationale qui, sous l’occupation allemande, expliquaient que si la France avait perdu la guerre c’était la faute d’André Gide et d’autres artistes sulfureux pourrisseurs de notre belle jeunesse » (2 mai 2007). C’est pour ce genre de remarque que Matzneff nous séduit : « Sans cette liberté absolue, de refus de faux devoirs, cette victorieuse allergie aux corvées de l’arrivisme, cette indifférence au ‘status symbol’, je n’écrirais pas les livres que j’écris, je n’aurais pas la vie amoureuse qui est la mienne » (14 mai 2008).

Il parle très bien des femmes, de la psychologie du sexe, aimant à sauter sans mollir du plume à la plume. Il note fort justement « cette maladie spécifiquement féminine qu’est la réécriture, la réduction du passé » (17 mai 2008). Or la société ne se contente pas de vieillir, ses valeurs se féminisent : voilà qui explique en partie pourquoi les galipettes joyeuses des adolescentes années 70 sont aujourd’hui niées par les mêmes, comme si elles n’avaient jamais eu lieu. « Dieu merci, je n’ai pas eu dans ma vie que des renégates, des truqueuses, des petites-bourgeoises superficielles et oublieuses ; j’ai eu aussi des femmes au cœur généreux et tendre, qui dans leur âge adulte ne se croient pas obligées de calomnier leur premier amour, d’avoir honte du poète qu’elles ont, à l’aurore de leur vie amoureuse, passionnément aimé » (8 septembre 2008). Tartuffe ne gagne jamais tout à fait, malgré les intégristes, les ayatollahs et les ligues de vertu. Pourquoi cacher ce sein que je ne saurais voir, s’il est joli et créé ainsi ? La turpitude n’est-elle pas plutôt dans le regard ?

C’est pourquoi Matzneff, descendant de comte russe blanc, préfère tant l’orthodoxie : « Le catholicisme semble avoir irrémédiablement réduit la sublime folie de l’Incarnation, de l’Esprit qui se fait chair, à un catalogue de quéquettes interdites (…) Plus que jamais, j’ai conscience que seule une bonne théologie de la liberté, c’est-à-dire une bonne théologie du Saint-Esprit, pourrait délivrer l’Église romaine de la tentation moralisatrice, de l’obsession sexuelle » (27 juillet 2008). Tentation qui a contaminé les laïcs ! « Les intellos franchouillards y vont eux aussi très fort : les ‘droits de l’homme’, c’est leur spécialité. Hier c’était au gouvernement russe qu’ils expliquaient doctement ce qu’il convenait de faire. Aujourd’hui, Jeux olympiques obligent, c’est au gouvernement chinois. Le grotesque de ces perpétuels donneurs de leçons (droite libérale et gauche caviar confondues) me fortifie dans la satisfaction de n’être pas un Français pur sucre, dans le bonheur d’être un métèque. Né et grandi en France, c’est sans nul doute à mon sang russe que je dois d’être immunisé contre cette maladie française de la vanité, de la suffisance, de la ridicule prétention à morigéner les autres nations » (8 août 2008). Convenons que « milieu » aurait été plus adéquat que « sang » mais l’idée y est bonne. Elle motive une vision non anglo-saxonne du monde réjouissante et pleine de bon sens, notamment sur la Palestine (p.310, 504, 506), la Syrie, la Géorgie… En politique comme en amour, Matzneff a « horreur de la coercition, seule me captive la réciprocité, le plaisir de l’autre est à mes yeux aussi important que le mien » (16 mai 2008).

« Venere, Baccho et Sol invictus (Vénus, Bacchus et le Soleil invaincu) sont les trois divinités les plus importantes de mon Olympe personnel » (28 mars 2007). Je n’ai pour ma part ni les mœurs ni le genre de vie de l’auteur, mais par quel mystère apprécier une lecture forcerait à en imiter l’auteur ? Lecteurs de romans policiers, devenez-vous meurtriers ? « Nous devons au contraire nous opiniâtrer à demeurer celui que nous sommes, à persévérer dans notre singularité. Si mes carnets noirs présentent un intérêt humain (…) c’est que de la première à la dernière page on y voit vivre un homme en proie à lui-même et à ses passions » (28 septembre 2008). Il y aurait beaucoup à citer et à commenter mais, pour cette invitation à se découvrir tel qu’on est, dans la lignée de Montaigne, pour sa langue fluide, classique et inventive, pour le plaisir de lecture érudite et primesautière qu’il nous donne, lisez donc ce gros livre – il incite à bien vivre. Pourquoi bouder notre plaisir ?

Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, éd. Léo Scheer, mars 2009, 513 pages

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Nietzsche et la morale

La morale est une interprétation d’un système de valeurs. Elle est le produit d’une société, des affects et du corps de chacun. Nietzsche en fait la résultante des instincts physiques « des symptômes de réussite ou d’échec physiologique ». Pour lui, il n’existe aucun fait qui soit moral ou immoral, mais simplement l’interprétation qu’on lui donne. Vérité en-deçà, erreur au-delà, disait déjà Pascal en parlant les Pyrénées.

Les morales varient avec les peuples et les cultures; elles varient avec le temps; elles restent humaines malgré la fixation que l’on voudrait sur l’éternel. « La » morale n’existe pas (illusion religieuse du seul Dieu Vrai… qui varie suivant les civilisations) mais la pluralité des morales dans le monde. Lorsque l’on parle en Occident de « morale », il est évident que l’on ne parle que de « notre » morale historique, ascétique dualiste, formalisée par Platon et prolongée par la doctrine d’Eglise du christianisme.

D’où, dans Par-delà le bien et le mal et dans La généalogie de la morale, la typologie « naturelle » que tente Nietzsche des morales. Il distingue – en restant dualiste… – la morale des maîtres et la morale des esclaves. Chacune a une généalogie et des conséquences pratiques, notamment quel type humain est ainsi transformé par les valeurs morales historiques.

La morale ascétique est une déficience de la volonté de puissance aboutissant au nihilisme et à la condamnation de la réalité au motif que tout vaut tout. Issue du platonisme puis des stoïciens, elle s’incarne dans le christianisme, revivifiée dans les sectes protestantes puritaines, avant d’investir le jacobinisme de Saint-Just et Robespierre, puis le socialisme et le communisme jusqu’à Pol Pot. Se développe alors « la moraline » (das Moralin), sorte de médicament social de bien-pensance, par exemple celui du christianisme bourgeois et hypocrite qui sévissait fort à l’époque de Nietzsche. L’apparence de la moralité compte plus que la moralité même. Les romans de Huysmans, la correspondance de Flaubert, décrivent fort bien ce vernis convenable en société qui masque les turpitudes intérieures et privées.

Mais l’hypocrite est un type éternel de toute morale : Molière l’a excellemment décrit sous les traits de Tartuffe. A noter que Donald Trump est le contraire même de Tartuffe : il dit tout cru et tout haut ce qu’il veut et arrache le mouchoir du sein qu’il veut voir ; il met tout en œuvre pour forcer la réalisation de sa volonté. Ce pourquoi il plaît au « peuple » qui a moins besoin de faire de l’hypocrisie une seconde nature pour vivre en société. En effet, qui veut arriver a besoin de « paraître », d’être autre qu’il n’est pour se montrer conforme, obéissant, cooptable par les élites jalouses de leur statut. Sauf que Trump n’a aucune morale, ce qui n’est pas ce que prône Nietzsche. L’enfant gâté est plutôt du côté du laisser-aller que de la discipline nécessaire à une nature forte.

Plus près de nous, Français, la triste moraline socialiste dérape depuis des décennies en pilotage automatique comme ces appareils où il suffit de mettre une pièce pour que sorte encore et toujours la même chanson. Les ténors de la Gauche bien-pensante édictent des fatwas dans les médias pour stigmatiser et déconsidérer ces loups démoniaques (de droite ou « ultra-libéraux » pas moins) qui osent souiller leur onde pure… Ils font de la démagogie sans le savoir avec leurs grands mots (tout est « grand » pour la morale) : émancipation, démocratie, égalité « réelle », progrès, justice « sociale », primat du politique, collectif, écologie « sociale et solidaire ». On voit combien la vraie vie fait voler en éclat ces grands principes lorsque le droit tombe sous les kalachnikovs, lorsque l’émancipation promise toujours pour demain n’arrive pas à avancer sous la pression du victimisme (les assassins seraient de pauvres victimes de la société, la désintégration scolaire n’aurait rien à voir avec l’immigration, le collectif est forcément plus fort que les communautarismes…). La moraline de gauche est l’impérialisme médiatique de l’indignation, une impuissance masquée sous les grands mots, le masque idéologique de la réalité des privilèges jacobins, des zacquis menacés.

Haïr la chair, lutter contre les passions et valoriser l’altruisme et la pitié forme selon Nietzsche une morale hostile à la vie, à la santé et à l’épanouissement humain. Comme un ressentiment envers la nature humaine, comme pour se venger de la vie. Les écolos forment aujourd’hui la pointe avancée de cette austérité du repli sur soi, réprimant tous les désirs (sauf ceux des peuples non-occidentaux) pour s’humilier du « péché » d’avoir « exploité » la nature. Souffrir donne bonne conscience : voyez comme je suis vertueux parce que je suis malheureux !

Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parus en 1883 : « Damne-toi, pourvu que tu m’amuses ! – voilà bien souvent le sentiment qu’il y a au fond des invitations, en apparence les plus flatteuses, du public. On réussit surtout par ses défauts. Quand je suis très content de moi, je suis approuvé par dix personnes. Quand je me laisse aller à de périlleux abandons, où ma conscience littéraire hésite et où ma main tremble, des milliers me demandent de continuer » VI.4 Car le « mal » (qui est la transgression de la morale ambiante), fascine le bien-pensant qui n’ose pas oser. Cette remarque d’il y a deux  siècles s’applique littéralement au cas Gabriel Matzneff, bouffon du sexe pour les intello-transgressistes post-68 qui ne tentaient pas faire le quart de ce qui était raconté (et amplifié) dans le « journal » maudit. Jusqu’à ce que la nymphomane de 13 ans qui a bien joui se repente en ses blettes années et se pose en « victime », en Moi aussi de la mode du viol, en féministe dénonçant le pouvoir mâle, surfant sur la vague pédo-crimes pour se faire mousser dans un opus a-littéraire où il y a surtout du con et des fesses. Renan rirait bien de cette prétention à se refaire une vertu sur ses dépravations de jeunesse.

Plus sérieusement, il faut se remettre dans le contexte d’époque : 2020 n’est pas 1985, l’époque a changé et la société aussi. Faire jouir les mineurs n’est plus d’actualité : ils font bien cela tout seul et c’est tant mieux pour se construire, les adultes ayant des préoccupations trop égoïstes pour ne pas les blesser. A l’époque des faits, y a-t-il eu « viol » sur mineure de 15 ans ? Est qualifié de viol toute pénétration par violence, contrainte, menace ou surprise : une fille pubère de 13 ans en 1985 (17 ans après mai 68, 1 ans après Canal+ surnommé Anal+ et quelques années avant l’émission de Fun radio Lovin’fun où le Doc et Difool disséquaient la sexualité exubérante ado) a-t-elle pu être « surprise » comme « ne connaissant pas la sexualité adulte » ? Un père absent et une mère démissionnaire ne constitue-t-il pas une « incitation à commettre de la part d’un tiers » – ici des parents irresponsables ? Ce sont toutes ces questions que la justice, qui s’est autosaisie, doit trancher dans le cas Springora contre Matzneff. Outre que « sans violence, contrainte, menace ou surprise, l’atteinte sexuelle entre un(e) majeur(e) et un(e) mineur(e) de 15 ans n’est pas considérée comme une « agression » sexuelle mais comme une « atteinte » sexuelle sur mineur(e), qu’il y ait ou non pénétration. Le viol n’est prescrit qu’aux 48 ans de la victime – tiens, justement en mars 2020… – tandis que l’atteinte est prescrite aux 38 ans. On comprend toujours mieux lorsque l’on fait la généalogie de la morale affichée : dans le cas Springora, l’intérêt bien compris (en indemnisation et surtout notoriété) relativise la grandiloquence victimaire…

Retourner ce jeu social est de bonne guerre : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser à votre tour en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le dire guérit, ce qui leur permet de fouiller impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés, y compris les reconstructions fabriquées. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Ainsi font les criminels qui « s’excusent » et « demandent pardon » pour voir leur peine réduite (pleurs et lamentations au procès bienvenus). Ainsi font les politiciens, surtout américains, qui avouent et assument, « faute avouée étant à-demi pardonnée » dans le catéchisme puritain.

« La moralité s’oppose à la naissance de mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit », dit encore Nietzsche dans Aurore §19. Voulant s’imposer comme éternelle et universelle, elle nie la diversité des peuples, leur histoire et leur liberté d’esprit. Elle veut créer une « imitation de Jésus-Christ », un « homo œconomicus » libéral ou un « homme nouveau » communiste, un égalitaire pas macho ni phobe des démocraties contemporaines – en bref discipliner, surveiller et punir. Ce pourquoi la philosophie doit se faire critique de cette domination, de cet universalisme impérial qui n’est que sectaire. Les Chinois et les Indiens ne disent pas autre chose; quant aux Russes, ils privilégient une interprétation chrétienne différente du puritanisme yankee. « L’immoraliste » de Nietzsche est celui qui combat cette morale absolue, pas celui qui est sans morale (il serait amoral, non immoral).

Car la morale reste digne d’être questionnée, pensée en-dehors du christianisme ou du laïcisme platonicien dominant. Les vertus que Nietzsche attribue au philosophe sont en effet des valeurs « morales » : indépendance d’esprit, courage, patience, méfiance critique, modestie… Il les appelle « la probité ». Ce serait l’héritage et le prolongement de l’exigence chrétienne de vérité et d’honnêteté que de reconnaître les origines autres que sociale de la morale en vigueur (par exemple des origines soi-disant divines, ou des origines « naturelles »), donc d’exercer la critique pour mettre en lumière son aspect ascétique suicidaire (dont la repentance pour tout est un trait contemporain). Ernest Renan montre à l’envi cet habitus catholique de « suicide orthodoxe » dans ses Souvenirs cités plus haut.

Pour Nietzsche, une morale demeure utile : elle est un instrument d’éducation qui permet d’élever le niveau humain en le civilisant. Il s’agit pour lui d’encourager le vouloir créateur issu de l’instinct de vie, d’épanouir les potentialités créatrices de chacun dans tous les domaines, de modifier ainsi les coutumes, les mœurs et les institutions. Quelque chose de l’utopie de Marx sans les torsions des exégètes hégéliens ou activistes.

L’obéissance aux mœurs est la morale définie dans une culture, soit une forme d’élevage (au triple sens d’élever l’animal, d’éduquer les passions individuelles et de rendre l’être humain meilleur – selon les trois étages que sont instincts, affects et esprit). Tendre vers le sur-humain doit être la visée de cette morale pour Nietzsche ; elle implique de lutter contre le laisser-aller (Par-delà le bien et le mal) en entraînant les individus à affronter ce qui est douloureux ou terrible au lieu de le nier au profit d’illusions. Tout vient de la vie, de son élan, de sa force. Une morale en société ne peut que refléter ces valeurs de vie si la société veut perdurer dans l’histoire. En ce sens, Nietzsche n’est pas un « libertaire » au sens de 1968 ; il n’est ni pour la sexualisation tout azimut, ni pour les passions débridées, ni pour la chienlit morale et politique. Il est pour s’« élever », pas pour se ventrouiller.

Céline Denat et Patrick Wotling, Dictionnaire Nietzsche, Ellipses 2013, 307 pages, €18.30

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Huysmans, Les sœurs Vatard

L’auteur reprend le thème des « filles » de son premier roman, à la manière naturaliste de Zola mais dans une langue incomparablement plus riche. S’il reste un observateur fin des mœurs ouvrières parisiennes de son temps, répétant leur argot fleuri, ce n’est pas sans une certaine condescendance sociale comme en témoigne la figure du peintre Cyprien « élève de Cabanel et de Gérôme » (peintres académiques), une sorte de double de lui-même qui a Céline, l’une des deux sœurs, pour amante.

Charles Marie Georges, dit Joris-Karl, Huysmans hérite de l’atelier de brochage d’imprimerie paternel rue de Sèvres à Paris, à la mort de sa mère en 1876. Il peut donc observer in situ la vie des ouvrières, qui sont une quarantaine chez lui à coudre ou coller des cahiers sous couverture légère.

Il raconte la vie à ras de rue et d’atelier de Céline et Désirée, deux sœurs du ménage Vatard dont la mère, hydropique, ne peut rien faire. Céline est délurée et Désirée sage ; la première sort avec tout ce qui porte bite et aime les grands gars gouailleurs et débringués tels Anatole, la seconde préfère les demi-hommes effacés et timides tel Auguste. Mais les deux aspirent à se parer et se vêtir et aiment surtout l’argent pour l’état social qu’il procure : l’honnête aisance qui permet le rôti du dimanche et la promenade avec une nouvelle robe par mois.

Les descriptions sont hautes en couleur, telles les ouvrières de l’atelier : « C’était : Mme Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anse de pot ; c’était Mme Voblat, un gabion [plein panier] de suif, une bombance de chairs mal retenues par les douves d’un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche ; c’étaient enfin les deux sœurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, et Céline, la godailleuse [débauchée], une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine [ardente] qui avait couru aux hommes dès les premiers frissons de la puberté » p.78 Pléiade.

Le roman fut un beau succès de scandale à son époque, pas moins de quatre éditions la même année, comme tout ce qui parle de la fange et du sexe dont le monde bourgeois, fasciné, raffole tout en affectant la pruderie bondieusarde la plus haute. Outrage aux mœurs, attentat contre la bienséance, ne furent que quelques-unes des injures qui fusèrent contre celui qui osait évoquer la réalité toute crue. Même s’il l’enjolivait d’une « écriture artiste » multipliant les termes d’argot et les mots précieux, « amalgame de Parisien raffiné et de peintre de Hollande », comme il le dira plus tard. Son peintre Cyprien ne rêve lui-même « qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques » p.151.

Une scène permet de décoder l’humour sous les mots. Devant la bande du peintre, Céline « raconta, un jour, avoir vu, dans la rue du Cherche-Midi, un bien charmant tableau : un petit garçon à genoux, en chemise, sur un prie-Dieu. Ils demandèrent à combien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommade rosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière » p.182. Cela peut se comprendre de deux façons : la bourgeoise, convenable, qui encense le teint frais du gamin comme s’il s’était enduit de pommade de beauté ou de tranches de concombre pour avoir la face et la gorge aussi lumineuses ; la canaille, mal tournée, qui ajoute pommades lubrifiantes au légume bien membré pour suggérer l’enfant de chœur dénudé, gibier à curé. Nous sommes ici chez un auteur plus subtil que son maître Zola, à qui le roman est dédié. Et le Paris popu de la fin XIXe, qui a bien disparu aujourd’hui, mérite la visite.

Joris-Karl Huysmans, Les sœurs Vatard, 1879, CreateSpace Independent Publishing Platform 2014, 178 pages, €10.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Ethique et morale

Il y a peu de différence étymologique entre les termes d’éthique et de morale. Le premier vient du grec, le second du latin, et c’est peut-être de cet écart de culture que naît la différence du sens entre ces deux mots.

Le grec ethikos fait référence aux mœurs, à la manière d’être habituelle. Le latin moralis fait lui aussi référence aux mœurs mais comme science des règles de conduite. Si le grec constate, le romain légifère. L’éthique est ce qui existe dans une communauté autonome, le comportement pratique adapté à cette communauté et issu d’elle. La morale est la vertu abstraite censée suivre les seules règles de la raison ; elle se veut universelle, relative à l’esprit plutôt qu’au groupe d’individus physiques.

L’écart est là sans doute. Le grec valorise les coutumes, le latin la raison. Le grec est pratique, le romain à principe. Le grec observe le comportement intériorisé, naturel, d’un groupe particulier ; le romain élabore les règles pour acquérir une éducation d’homme universel. Le grec se veut philosophe, le romain juriste.

Après des siècles de sociétés traditionnelles, hiérarchiques, juridiques, abstraites et totales, peut-être assiste-t-on aujourd’hui à la revanche de l’esprit grec. Trop d’État, trop de paternalisme, trop de morale et de carcan juridique, social et militaire – les Romains nous sortent par les yeux avec leur centralisme et leur morale unique pour tous. Vive les Grecs et leur philosophie, la raison personnelle et relative, fondée sur l’observation de ce qui est ! Le progrès du savoir, l’augmentation de la civilisation humaine passent peut-être moins aujourd’hui par la contrainte éducative que par l’affinement de la pensée personnelle. Plutôt que d’imposer un carcan extérieur, il faut encourager la promotion des qualités propres à chacun ; plutôt que la discipline, l’épanouissement ; plutôt que l’armure éducative, la floraison qui vient de intérieur.

Ne mélangeons donc pas éthique et morale. La première est bien plus exigeante que la seconde. Ce pourquoi peut-être la morale se perd…

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Steven Saylor, Les sept merveilles

Le lecteur qui a suivi Gordianus le Limier dans ses enquêtes à Rome au temps de Sylla puis de César le retrouve en jeune homme d’à peine 18 ans. Nous sommes en 92 avant JC et son père envoie le garçon loin de Rome où des troubles politiques se préparent, peut-être même une guerre civile. Gordianus est devenu officiellement un homme et un citoyen pour avoir revêtu la toge virile le jour de ses 17 ans. Il est accompagné d’Antipater de Sidon son tuteur, poète grec de Phénicie qui a réellement existé. On lui attribue notamment la première mention d’une liste des Sept merveilles du monde, toutes situées dans l’empire conquis par Alexandre. Antipater, par précaution, a simulé à Rome sa propre mort et s’est fait enterrer au su de tous pour mieux disparaître. Le lecteur saura pourquoi à la fin.

Ce tour du monde antique, Gordianus s’en délecte, surtout qu’il connait à 18 ans sa première expérience sexuelle (avec une femme) et les multiplie à chaque étape, comme il le résume avec nostalgie p.327 : « A Ephèse, j’avais connu ma première femme et à Rhodes, mon premier homme. A Halicarnasse, Bitto m’avait instruit dans l’art de l’amour et à Babylone, je m’étais accouplé avec une prêtresse d’Ishtar. Mais je n’avais jamais encore couché avec une déesse » – ce qu’il fit aussitôt avec Isis au cœur de la grande pyramide de Khéops en Egypte. Bitto (malgré son nom équivoque en français) est la belle-sœur d’Antipater et s’est convertie, une fois veuve, en hétaïre, sorte de geisha de l’époque.

Rhodes est connu par son colosse et Gordianus y connut charnellement un colosse gaulois de son âge, dont les mœurs étaient naturelles, comme disaient les historiens romains. L’auteur – qui se veut good as you – ne manque pas de citer Diodore de Sicile qui cite probablement Posidonius, sur les mœurs des Gaulois : « Quoique leurs femmes soient parfaitement belles, ils ne vivant avec elles que rarement, mais ils sont extrêmement adonnés à l’amour criminel de l’autre sexe et, couchés à terre sur des peaux de bêtes sauvages, souvent ils ne sont point honteux d’avoir deux jeunes garçons à leurs côtés » p.400. Né au 1er siècle avant dans une île provinciale, Diodore était plus moraliste qu’historien et il ne manque pas d’amplifier et de déformer ceux qu’il cite. Si la nudité est clairement attestée et semble-t-il fort appréciée des guerriers virils comme des apprentis guerriers, les relations entre mâles n’ont probablement pas cette systématique que Diodore leur prête, non sans attirance trouble. Il est en effet courant qu’on affiche son horreur pour une pratique qui fascine et que l’on envie, sans oser l’adopter soi-même par rigorisme « moral ». Chez Diodore, né en 90 avant, la morale romaine était déjà préchrétienne. Bien que les témoignages gaulois direct manquent, hors la statuaire, l’attirance entre adulte et éphèbe devait être celle de guerriers portés à l’hommage personnel, pas une débauche de tous les instants. Les jeunes dont l’épée était encore « vierge » du sang des ennemis étaient dans un état « féminin » qui appelait le don masculin initiatique du fluide spermatique. La sensualité, si elle est naturelle, est toujours codifiée dans les sociétés humaines.

Il reste que Saylor fait de Gordianus un hétérosexuel affirmé et qu’il lui fait découvrir et acheter en dernières pages celle qui deviendra sa femme : Bethesda.

Il existe sept merveilles mais dix chapitres. C’est que chacune des étapes est une nouvelle en soi, publiée telle quelle en revues, et qu’elle comporte une intrigue. Les trois chapitres ajoutés servent de liant pour en faire un roman policier historique de bonne facture. Car le livre se lit agréablement tout en étant instructif. Il va sans cesse en rebond d’un endroit à l’autre, du temple d’Artémis à Ephèse où il sauve une jeune fille de 14 ans accusée de meurtre qui danse nue pour la déesse, au phare d’Alexandrie où il déjoue un complot contre Rome. La liste des sept merveilles est utile à réviser et leurs descriptions précises sont tirées des textes anciens cités en notes. La grande pyramide d’Egypte est la plus ancienne, datant de 2550 avant JC, les jardins suspendus et les remparts de Babylone suivent en 600 avant, puis la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie en 432 avant, le temple d’Artémis à Ephèse reconstruit en 356 avant, le mausolée d’Halicarnasse en 350 avant, le colosse de Rhodes en 290 avant (écroulé par un tremblement de terre), enfin le phare d’Alexandrie en Egypte en 280 avant JC.

Steven Saylor, Les sept merveilles (The Seven Wonders), 2012, 10-18 2016, 405 pages, €7.50 e-book Kindle €9.99

Les romans policiers historiques de Steven Saylor sur ce blog

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Le tour du Monde de la politesse

Le quotidien Le Monde avait eu l’idée, en 2011, de demander à ses correspondants quelques articles sur les usages du savoir-vivre dans les différents pays qu’ils connaissaient bien. Ce sont 23 articles qui sont recueillis et édités, en collaboration avec Denoël. Parmi ces pays, le nôtre, en conclusion. Mais le maître du monde (évidemment les Etats-Unis) a droit à deux articles : c’est que l’est bostonien n’a rien à voir avec l’ouest californien.

Tout commence par l’ordre français, c’est-à-dire universitaire ou administratif : l’ordre alphabétique. Honneur à l’Allemagne, avant l’Autriche, puis le Brésil. Une autre façon, un peu moins technocratique, aurait été d’assembler les articles par continents, mais cela aurait pointé les manques – énormes ! – tels que la Suisse, l’Egypte, le Maroc, l’Indonésie, l’Islande, l’Arabie saoudite, le Nigeria et j’en passe. Car ce recueil est très incomplet, même s’il se lit avec bonheur.

Il ne manque en effet pas d’humour, y compris de cet humour particulier aux Français qu’est l’ironie. Je me permets de rappeler à ceux qui ont des doutes sur leur culture, que l’humour anglais contient une autodérision en même temps qu’une certaine tendresse pour ce dont on se moque, alors que l’ironie à la française, « voltairienne », contient une critique acerbe et argumentée en même temps qu’une certaine dose de méchanceté. Les pratiques de cour n’ont en effet pas été les mêmes d’un côté à l’autre de la Manche.

Ce qui explique aussi pourquoi le chapitre sur la politesse des Français commence par leur arrogance, leur radinerie et leur refus de parler une autre langue (par honte de leur accent et par misère de leur Education pourtant « nationale ») avant de terminer sur leur propreté et leur sens gourmet. Je l’ai souvent remarqué, à l’étranger les Français sont assez imbus d’eux-mêmes. Vaniteux, ils sont méfiants du regard des autres, ce qui les rend d’apparence arrogante – surtout quand ils ne font aucun effort pour dire bonjour ou merci dans la langue du pays, ce qui est un minimum.

A la lecture, les anecdotes tournent vite aux clichés : les Allemands sont ponctuels et exigent un regard franc et une poignée de main ferme ; les Espagnols sont systématiquement en retard et bordéliques et exigent l’abrazo viril sauf des dames. Les Japonais sont tout en nuances et courbettes mais veulent être écoutés et reconnus ; les Israéliens sont bruts de décoffrage comme dans l’égalitarisme des kibboutz et de l’armée où on ne s’embarrasse pas de fioritures. Les Russes ne sourient jamais à un inconnu, rançon de trois générations de socialisme où chacun surveillait tout le monde pour que l’Histoire s’accomplisse dans la Ligne. Les Polonais, en revanche, ont tout des mœurs inverses, russophobie ancestrale oblige. Quant aux Italiens, il suffit que vous portiez une cravate pour être honoré d’un sonore dottore, même si vous n’avez qu’un CAP. En Thaïlande et au Mexique, pas question de caresser la tête d’un enfant : cela porte malheur. En Grèce, se faire traiter de pousti (pédé) est une forme d’amitié entre hommes, sauf si c’est lors d’un accrochage en voiture où il s’agit d’une injure. En Mauritanie, les enfants sont bien élevés et prévenants, mais en Corée du sud, la complexité des rites et exigences fait que la jeunesse se comporte de plus en plus à l’américaine, c’est-à-dire de façon grossière et impolie.

Il manque beaucoup de peuples, même si ceux hantés par les touristes et hommes d’affaires ont été ici privilégiés. Mais 23 pays sur 195, avouons que c’est peu…

Le tour du Monde de la politesse, coédition Le Monde-Denoël, 2012, 140 pages, €13.00 occasion €2.98

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Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares

C’est un essai très intéressant sur la représentation de l’Autre dans l’histoire occidentale que nous livre Roger-Pol Droit. Bien qu’un peu verbeux et parfois délayé, l’auteur répétant plusieurs fois la même chose en des mots différents, le propos est clair et édifiant : le barbare est le repoussoir de toutes nos hantises, l’Etranger absolu, l’inhumain amoral – mais aussi celui qui nous constitue. Le mot n’est pas prononcé mais le lecteur songe au phénomène du Bouc émissaire.

« L’imaginaire collectif » p.20 permet de constituer sa propre identité par opposition à un inverse négatif. Sans barbare, pas de civilisé ; sans barbarie, pas d’humanisme ; sans discipline, le barbare qui est en nous ressurgit, primaire et sauvage. Ces trois parties se constituent historiquement.

Tout commence chez Homère dans l’Iliade, au chant 2 vers 867. Mais seul le terme « barbare » figure ; les Grecs n’ont aucun mot pour désigner « la barbarie ». Le barbare est celui qui parle mal le grec. Il n’est donc pas le non-Grec, irréductiblement étranger, mais le frustre. Le terme va progressivement passer du seul parler grossier (« ceux qui font br br ») aux mœurs grossières, avant de prendre le sens d’ennemi : les Perses pour les Grecs, les Germains pour les Romains. Mais attention ! Perses et Germains ne sont ni des sauvages ni des sous-hommes : ils ont des vertus – elles ne sont simplement ni grecques ni romaines – mais surtout on leur fait la guerre. Si la figure du philosophe représente en Grèce antique l’ultime perfection de l’idéal d’éducation, mettant la raison aux commandes des passions et des instincts : le barbare est son opposé. La guerre psychologique va donc opposer culture et barbarie.  Le barbare « parle, mais mal. Il pense, mais à côté. Il vit, mais dominé » p.47. Il est confus, embrouillé, soumis au tyran. Il n’est pas « net », comme Apollon qui tranche ; il n’a de rapport au vrai que biaisé (comme Donald Trump).

Le philosophe, selon les Grecs, « est un homme de la mesure, de l’équilibre, de la domination de soi. La vie sous la conduite de la raison se nomme toujours tempérance, juste mesure. (…) Il incarne nécessairement le règne de la limite. (…) Limite des désirs, des appétits, des vengeances ou des châtiments. Limite des espoirs ou des aliments, la mesure est partout » p.51. Le barbare, c’est l’inverse. Il est constamment dans l’excès, anarchique, impulsif, émotif, incontrôlable, capable de toutes les transgressions sexuelles. Il est hors-limites, hors la « loi » qui meut l’univers comme la cité et chacun. Il n’est donc pas « libre » puisque dominé par sa sauvagerie : « De même qu’il ne se fait pas bien comprendre, et qu’il ne comprend pas bien, faute de se servir de la langue selon l’ordre, de même qu’il n’entend pas comment parlent la réalité et l’organisation du monde, le barbare ne se comprend pas lui-même » p.54 (comme les « 400 mots » des banlieues). Isocrate pense qu’on se civilise par l’éducation et « qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous » p.86. Pas de racisme donc, mais de la méritocratie – comme aujourd’hui.

C’est Aristote qui va faire dériver le terme vers la « bestialité ». Pour lui, est barbare celui qui éventre les mères, fait rôtir les bébés, mange habituellement sa viande crue (non cuisinée), baise quiconque et partout sans souci de l’inceste ni du viol, tue et vole sans foi ni loi. Il est donc une sorte d’animal non doué de raison, asservi à ses instincts primaires. Chez Plotin, le barbare est le non gréco-romain : le brut, le non raffiné, le naturel, avec l’idée d’un retour à la source de l’énergie vitale et de la morale saine. L’hellénisme tardif fera de ces traits une vertu en préférant chamanes et prophètes aux philosophes, comme par suicide culturel, préparant la venue du christianisme et l’effondrement de l’empire romain comme de la culture gréco-latine. Peut-être sommes-nous proches d’une telle inversion de civilisation ?

Chez l’apôtre Paul, plus de barbares : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » p.163. En bref, l’universalisme égalitariste aboutit au « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme à l’abolition de toutes les différences accusées d’être des « inégalités » : différences de sexes, de mœurs, de couleur, de situation. Le christianisme valorise la « faiblesse » via la pitié qui est la plus haute vertu, sur l’exemple du Dieu-fait-homme crucifié pour les autres. Les nouveaux barbares sont non seulement ceux qui ne se convertissent pas à la religion d’amour, mais aussi ceux qui sont durs de cœurs, incapables de pardonner, adeptes de la force (et du viol, disent les féministes contemporaines). Le mâle, Blanc, cultivé et vigoureux se trouve aujourd’hui sur la sellette comme le pater familias romain d’hier, sage instruit, esprit sain dans un corps sain. Il faut dire que la chute de l’empire et les éjaculations successives de hordes venues de l’est qui tuent, pillent, violent, raptent, brûlent et détruisent tout sur leur passage, faisant la guerre pour la jouissance de la guerre, paraissent l’incarnation du Diable, appelant l’Apocalypse. Le barbare est, chez les clercs, surtout l’inhumain bestial dont le summum sera représenté par les Huns. Ce furent le surnom que les Poilus donnèrent aux Allemands durant la Première guerre…

A la fin de l’empire, « l’idée de barbarie commence à être pensée comme une donnée d’ordre physiologique. La cruauté est affaire de race, la violence et l’insensibilité deviennent des traits génétiques ». Dès lors, « La race civilisante se trouverait menacée d’abâtardissement, de métissage et de corruption biologique par l’arrivée des races porteuses de l’inculture ou d’une sorte de férocité biologique » p.187. Ce sera la croyance des Nazis comme des islamistes radicaux, c’est aujourd’hui la rhétorique de Trump sur les « rats » et sur la menace latino, c’est la hantise de l’Europe centrale en situation de vortex démographique via l’effondrement des naissances et l’émigration des jeunes.

Ce n’était pas le cas au Moyen-Âge, où les musulmans étaient combattus car non-chrétiens adeptes d’une religion faussée, mais admirés pour leur stratégie guerrière, le luxe de leur existence et la noblesse de leurs sentiments. Ils étaient des ennemis, pas des « barbares » ; ils deviendront « barbaresques » lorsqu’ils adopteront des comportements de pirates sans merci, massacrant, violant et razziant des jeunes pour les vendre comme esclaves du sexe et du travail, castrant les plus beaux mâles pour en faire des janissaires. La « mission » des chrétiens devient alors de les édifier pour les sauver de la barbarie. Chez Thomas d’Aquin, le non-chrétien est bestial par manque d’éducation et les Gog et Magog de la Bible sont des repoussoirs. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Maximilien 1er, mis en exergue par Jean d’Ormesson, assimilera pour des siècles Allemands et barbares ; cela perdure plus ou moins de nos jours contre « la Commission européenne » assimilée au droit du plus fort de la première économie de la zone.

Pour l’humaniste allemand Konrad Celtis, qui édite la Germanie de Tacite en 1500, les barbares sont régénérateurs de la civilisation. Tacite fait des Germains un mythe de vertu incarnée et de vie naturelle, opposés aux Romains de la décadence. Il sera suivi par Montaigne qui fait des « bons sauvages » des sages comme nous, par Rousseau qui fait de « la société » la source de tous les maux, puis par le romantisme qui préfère le rêve et l’imaginaire à la réalité et à la science, avant que ce mythe ne soit « racialisé » par les philosophes allemands à la fin du XIXe pour exalter une « race aryenne » dont ils retrouvent les racines « pures » en Inde ancienne. Leibniz pointera une forme de barbarie propre à la civilisation même : l’excès de rationalisme qui étouffe la sensibilité, l’érudition qui masque la nature ; Vico parlera d’hypertrophie de la logique au détriment de l’observation.

Mais les Lumières, puis la Révolution française, replaceront la « raison » en premier, déclareront les hommes « libres et égaux en droits ». La colonisation à mission civilisatrice sera encouragée au siècle suivant pour éduquer les « sauvages » et leur apporter la vraie religion. Ce fut la première mondialisation, qui sera reprise au XXe siècle par l’économie et « l’aide au développement », voire jusqu’à l’imposition de « la démocratie ».

Les « barbares » deviendront dès lors autres. Ils seront populaires et politiques lors des insurrections des « classes dangereuses » (Canuts 1831, Républicains 1848, Commune 1871). Ils seront romantiques avec la régénération de Michelet puis les mythes wagnériens, la vie naturelle écologique et dénudée des Wandervögel et des scouts de Baden Powell. Ils seront en chacun avec la « pulsion de mort » de Freud, tapie au tréfond de notre âme, en lutte avec « l’Eros civilisateur ». « Ce qui caractérise la représentation des Modernes, c’est que le civilisé peut toujours, soudainement, se transformer en barbare » p.260. Il existe d’ailleurs une « pathologie de l’universel » : l’Inquisition, la Terreur, le goulag, la Shoah, les Khmers rouges, le Rwanda… Quand le sentiment d’une fin de l’histoire pour cause de Vérité révélée rencontre la puissance du désir de Pureté, la liberté diminue et la civilisation régresse.

Intervient alors ce que Roger-Pol Droit nomme en Europe le « sens de l’attente ». Puisque la barbarie est en chacun et peut se révéler à tout moment à l’aide circonstances favorables, puisque le monde est désormais fini et globalisé, engendrant une conscience universelle de la « planète Terre », il n’existe plus de peuple repoussoir. Mais demeure la crainte de voir ressurgir barbares et barbarie ici ou là, venue de l’intérieur ou des frontières abolies. Cette anxiété rend frileux et, en même temps, passif. « Lorsqu’ils seront là, les barbares vont prendre le pouvoir, exercer l’autorité, commander, légiférer. Il ne s’agit nullement de leur résister mais de se préparer à recevoir des maîtres, bientôt présents, et qui vont gouverner. (…) C’est comme un soulagement qu’on attend d’eux » p.264. Cavafy, Coetzee, mettent en scène cette attente qui libère de la responsabilité de décider. Elle est une démission d’énergie, une « décadence » de la culture, la préparation à une « collaboration » active. Avant-hier les Nazis, hier les Soviétiques, aujourd’hui Daech ou Trump.

L’auteur conclut sur les représentations actuelles (en 2007) du barbare. Il est « nulle part » selon Lévi-Strauss qui en fait une construction sociale. « Partout » rétorque le philosophe Michel Henry pour qui la rationalité hypertrophiée des savants et des technocrates réduit au seul mesurable le savoir, faisant fi de la sensibilité. En « nous seuls » dit Edgar Morin, traumatisé par la Shoah, qui confond barbarie et toute forme de domination, en Occident disent les islamistes radicaux qui dénoncent l’impiété. « Fiers de l’être » disent Hitler et Staline, les skinheads, le gang des barbares, Daech et tous les nihilistes (Viva la muerte !).

« Ôtez les barbares, vous ôtez la conscience d’être civilisé. (…) Se construire des barbares, les entretenir avec constance et méthode, cela garantissait que la brutalité était de leur côté, non de celui de la civilisation » p.289. Ce pourquoi il nous faut bien désigner les barbares : pas question de relativiser, d’excuser, de nier : le barbare est nécessaire pour se constituer en humanité. Car tout n’est pas permis : « un homme, ça s’empêche ! » s’exclamait le père d’Albert Camus devant l’un de ses compagnons, égorgé par des racistes arabes haineux.

Quand il n’existe ni frontières, ni limites, ni identité, la violence est partout. Quand il n’est pas de loi, l’homme est un loup pour l’homme (même si c’est faire injure à ces animaux hiérarchiques). Les barbares sont l’inverse de la bonne norme humaine et ils incitent par leur mauvais exemple à inventer la civilisation.

Les barbares du futur, selon l’auteur, ne seront-ils pas ceux qui voudront « tuer le hasard » par la technologie ? Les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, la surveillance sociale généralisée, la traque aux déviances permises par les technologies de l’information et de la communisation, mais aussi les crimes de bureau que sont les règlements étroits, le jargon administratif, le storytelling commercial et politique, les « vérités alternatives » alias fakes news, ne suscitent-elles pas une nouvelle barbarie contre laquelle il faut sans cesse établir des garde-fous ?

Un livre très stimulant.

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, 2007, Odile Jacob, €28.90 e-book Kindle €28.99

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Fascisation politique

Un Mélenchon haineux qui hait la démocratie, le droit et la justice quand ils vont contre lui, et qui appelle à « pourrir » les journalistes de la cellule d’investigations de Radio-France qui enquêtent sur ses comptes de campagne et sur le financement de sa maîtresse par l’impôt des citoyens.

De multiples colis piégés chez Clinton, Obama, Brennan, Soros, de Niro, Biden ; un partisan déclaré « fanatique » de Trump arrêté.

Un candidat à la présidentielle au Brésil qui se fait poignarder en pleine campagne par un opposant, comme un vulgaire mécréant afghan par un taliban intolérant ; quoiqu’on pense du Trump latin, sont-ce des mœurs démocratiques ?

Un prince saoudien, pressenti pour devenir l’héritier, qui se permet en toute impunité de commanditer le meurtre par dix-huit personnes (18 !) d’un journaliste ex-ami qui le connaissait bien mais devenu opposant, au cœur de la Turquie, au consulat d’Arabie saoudite ; et qui dément, avant d’avouer peu à peu, sous le poids des évidences.

A quand la prochaine Nuit des longs couteaux ?

Quand les mœurs se font moins policées au profit de la force brute (autoritarisme, machisme, négation de toute vérité, menace physique de mâle dominant), quand le débat rationnel recule au profit des invectives passionnelles, quand la vérité est abandonnée nue au profit des falbalas enjolivés des belles histoires et du storytelling des communicants – alors s’éloigne la démocratie. Les uns et les autres ont beau en avoir plein la bouche, elle disparaît – et le fascisme renaît.

Ce n’est pas étonnant de la part d’un féodal resté à la conception du pouvoir absolu de ses ancêtres bédouins ; ce ne l’est guère de la part d’un « Républicain » qui a fait du rentre-dedans commercial sa marque de fabrique au pays de l’individualisme pionnier ; c’est plus étonnant de la part d’un tribun qui se proclame « de gauche » et s’affirme adepte de « la » démocratie. Quelle démocratie est-ce donc que ce pouvoir d’un seul ? Que de nier l’enquête et l’évidence ? Que cette affirmation du droit de gueuler le plus fort en guise de légitimité ?

Hitler aussi se disait au service du peuple, à l’écoute de ses sentiments profonds, l’incarnant à lui tout seul : il a pris le pouvoir par les urnes, « démocratiquement ». Est-ce pour cela qu’il était démocrate ? Le pouvoir du peuple ne se résume pas aux urnes, ni aux tribuns charismatiques. Il se tisse de mille liens de droits et d’assentiments, de contre-pouvoirs et de contrôles. Il ne saurait y avoir « démocratie » sans civilité ni droit. Car la démocratie n’existe pas : il n’existe que des PREUVES de démocratie.

Or ce qui survient dans l’actualité 2018 s’éloigne de plus en plus du pouvoir égal de tous à dire son mot et à suivre la majorité jusqu’à convaincre du contraire – ce qu’on appelle communément « démocratie » dans nos pays européens. Même Salvini l’Italien rejoue le populisme fasciste contre « l’Europe » conçue comme une technocratie mythique, alors que son pays a une voix au Conseil et accepté les règles de l’Union. L’Italie n’est pas un Etat seul contre tous mais un partenaire parmi les autres, tous élus démocratiquement, comme lui.

MBS ne « libéralise » pas la société saoudienne, comme les croyants des DDH (Droit de l’Homme) le croient sans rien voir : il impose son pouvoir personnel en jouant de son image à l’international ; Trump n’est pas le « représentant » du peuple américain : il provoque pour négocier, ment quand ça l’arrange en commercial sans scrupule, et insulte tous ceux qui ne pensent pas comme lui ; Mélenchon n’est pas l’incarnation du « Peuple » : il est une grand gueule aigrie qui n’a pas trouvé sa voie au parti socialiste et se venge de ses anciens « amis » – déconsidérant par ses outrances toute « la gauche » avec lui.

La prétention à détenir « la vérité » unique, issue des profondeurs du peuple ou de l’histoire, est bien d’essence fasciste. La race ou le destin sont remplacés par le projet utopique, mais dans les faits quelle différence ? Il s’agit toujours de religion, pas de raison ; de pensée magique, pas de conviction rationnelle ; d’imposer par la force sa propre loi, pas de débattre ni – surtout – de décider en commun.

Nier l’individu pour la masse, diluer les responsabilités dans le Complot, faire des opposants des ennemis à abattre, attiser la haine pour mieux manipuler les passions de foule et passer ainsi sous silence ses propres antagonismes – tout cela est bel et bien fasciste. L’égalité de tous n’existe plus, même en théorie : il y a les chefs et la masse, le Pape et les ouailles, le berger et les moutons. La hiérarchie du plus fort prend le pouvoir et ne le rendra pas sans violence.

Le fascisme est un état d’esprit anti-Lumières. La force, le mâle, le romantisme d’un âge d’or exalté, un Etat fort pour le réaliser et contraindre : tout cela est fasciste. L’Arabie du petit-fils d’Ibn Séoud désire préparer l’après-pétrole dans une société qui se laisse vivre et n’ose pas revoir ses traditions bigotes ; l’Amérique menacée par la montée de la Chine se proclame forte et invincible, capable de tout ; la France mélenchoniste se décrit comme « insoumise », éternellement « révolutionnaire » pour on ne sait quelle égalité qui ne sert que les plus forts en gueule à sa tête. Tout cela est fasciste, un mauvais théâtre de plus en plus dangereux.

Car l’histoire nous a montré que la brutalisation des mœurs aboutit au fascisme : ce fut le cas dans les années trente, après la « Grande » guerre de quatre ans et la « crise » financière de 1929.

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On a marché dans Paris

Dimanche dernier, des marcheurs ont arpenté les rues de la capitale. Pourquoi ? Pour le climat. Combien ? 14 500, soit 0.66% de la population parisienne – et encore, il y avait des banlieusards. Moins que n’importe quelle manif sociale. La cause ? Le sujet trop abstrait, passant par-dessus la tête du citoyen moyen. Les écologistes français ont ce travers intello d’annoncer sans cesse la catastrophe imminente (depuis le rapport du Club de Rome en 1972) et de proposer des solutions toujours radicales (issues de leur tropisme gauchiste) : rien qui satisfasse le goût du changement modéré que réclament les citoyens. Ce pourquoi Eva Joly n’a réuni que 2.31% des électeurs sur son nom à la dernière présidentielle où les écologistes présentaient un candidat, à peine plus que René Dumont en 1974.

Si la France s’arrêtait de produire et de consommer demain matin, les tendances du climat ne changeraient en rien : elle ne produit que 1% du PIB mondial et son énergie est largement décarbonée grâce au nucléaire, produisant beaucoup moins de gaz à effet de serre (qui participe au réchauffement) que l’Allemagne. Celle-ci a en effet abandonné le nucléaire… pour des centrales au charbon ! Malgré l’essor des énergies renouvelables sur les bâtiments (éolienne de cheminée, panneaux solaires) ou les fermes (méthanisation), l’énergie est insuffisante. Le nucléaire, malgré ses défauts (la gestion des déchets pour le moment insoluble), reste l’énergie de transition la plus intéressante avant de changer de monde – mais cela, c’est de la raison, pas de la croyance.

Car rêver d’un An 01 d’une existence durable est bien dans l’esprit messianique et impotent de la pensée abstraite. L’écologie est devenue en France une nouvelle religion qui a pris la suite du marxisme et du christianisme. Il faut y « croire » à la suite des « prophéties » apocalyptiques et suivre « les grands prêtres » qui prêchent les Dix commandements :

Tu n’auras pas d’autres dieux que moi, la planète.

Tu ne feras aucune idole de consommation, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces objets à la mode, pour leur rendre un culte. Car moi, la Terre-mère, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements, je leur garde ma fidélité jusqu’à la millième génération.

Tu n’invoqueras pas le nom de la nature pour la dominer, car la planète ne laissera pas impuni celui qui veut s’en rendre maître et possesseur.

Tu feras de la jachère et de l’abstinence un mémorial, un temps sacré : tu ne feras aucun gaspillage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui réside dans ta ville.

Honore ton père le climat et ta mère la Terre, afin d’avoir longue vie que te donne la nature.

Tu ne commettras pas de meurtre d’animaux pour les manger, ni de plantes au-delà de ta nécessité.

Tu ne commettras pas d’adultère avec d’autres planètes.

Tu ne commettras pas de vol des richesses du sous-sol.

Tu ne porteras pas de faux témoignage contre le naturel.

Tu ne convoiteras pas ce que tu n’as pas et que tu désires par caprice hors de tes besoins vitaux.

Mais qui est prêt à subir une nouvelle religion alors qu’il a été très difficile déjà de se libérer des précédentes ?

Est-ce pour cela qu’il ne faut rien faire ? Non – mais soyons rationnels et réalistes : ce ne sont pas nos bonnes actions personnelles qui ralentiront le réchauffement climatique. Seules les grandes masses énergivores, les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et, en Europe, les Etats industriels peuvent « faire » quelque chose, à condition qu’ils le fassent en commun. Ce n’est pas en « marchant » que l’on fait baisser la température, pas plus que les sorciers en dansant ne faisaient jadis venir la pluie. Il faut sortir des incantations et de la pensée magique !

La révolution durable passe par le bon sens augmenté du savoir, donc avant tout par l’éducation.

C’est le rôle de l’Etat, qui a prélevé en 2017 1038 milliards d’euros d’impôts et taxes, dont 37 % seulement au titre du social à redistribuer. C’est 43.3 milliards de plus qu’en 2016 et 368.5 milliards de plus qu’en 2002. Avec un prélèvement sur la production de 45.3% et une dépense publique de 56.1% du PIB (contre 44% en Allemagne), les Français vivent-ils mieux et plus durable que leurs voisins ? Les Français 2018 vivent-ils mieux qu’en 2002 sous Jospin ? On en doute… même si le « bas niveau en lecture et en calcul » en cours préparatoire et l’année suivante est largement dû aux enfants défavorisés, en général issus de l’immigration, qui n’ont pas le français courant ni la maitrise des chiffres dans leur famille. Militer pour l’environnement, c’est aussi militer pour améliorer l’environnement social, surtout l’éducation. Elle seule permet de comprendre les enjeux pour la planète et de ne pas consommer par ostentation, de ne pas suivre aveuglément la mode, de moins gaspiller l’eau, l’énergie, les aliments.

A ce stade, il y a du boulot… Car ceux qui « ont les moyens » ont peu de mérite. Voiture électrique, isolation de l’habitat, loisirs peu énergivores, jardin aménagé, alimentation bio : tout cela est bon mais coûte plus cher. Ceux qui ont reçu le capital éducatif, qui savent trouver et jauger l’information, qui sont aptes à penser par eux-mêmes, peuvent se sentir responsables de la planète et agir pour le durable. Mais les autres ? La grande majorité peu lettrée, insatisfaite, avide de consommer et envieuse de l’aisance des « riches » (4000 € par mois selon l’ineffable Hollande), se préoccupe peu de la nature et des ressources ; elles lui paraissent des injonctions d’intellos pour les rabaisser ou des ordres de dominants pour les maintenir dans leur statut social inférieur.

Souvent l’élite donne le ton et le reste les imite, avec une ou deux générations de retard. C’est pourquoi, s’il n’y a pas lieu de se glorifier de faire « bien », il est nécessaire de donner le bon exemple. La France, plus qu’ailleurs, reste une « terre de commandement » formatée par le droit paternaliste romain, la hiérarchie catholique d’église et la société de cour – que l’Administration a aisément remplacée. La « civilisation des mœurs » décrite par Norbert Elias devrait s’appliquer et les mœurs devenir plus durables, mais avec le temps. On constate des changements depuis deux ou trois décennies sur le sujet ; des initiatives fleurissent, plus à la base, dans les communes et les associations locales qu’au sommet de l’Etat. Mais tout changement est nécessairement lent : les nouvelles croyances ne s’imposent que peu à peu, même si certains rêvent de « la révolution » comme en 89 ou en 17, sur quelques années, ou des « moines guerriers » du christianisme à ses débuts qui renversaient les idoles et massacraient les philosophes en brûlant leurs livres « païens ».

Mais la raison doit l’emporter, comme la pratique démocratique. Convertir par le réel, pas par la terreur ni par l’incantation à l’Apocalypse ; appliquer par le débat et les initiatives citoyennes, pas par un pouvoir central autoritaire.

Il faut donc dénoncer ceux qui interprètent les données du GIEC comme les augures romains le faisaient des entrailles des vaches : les scientifiques bâtissent des modèles qui ne sont qu’une caricature simplifiée de la réalité très complexe de ce qui compose le climat. Tout modèle est perfectible, il n’est pas absolu. En témoignent les modèles démographiques : aucune année ne passe sans que l’on « révise » les projections de population sur la fin du siècle – et pourtant la démographie est plus simple à modéliser que le climat. La prévision actuelle est de 11,2 milliards d’humains sur la planète en 2100 : il faudra les nourrir, les chauffer, les loger, leur donner du travail. Qui dénonce le nombre comme prédateurs de la planète ? Qui critique le Pape, les imams et les rabbins pour leurs prêches en faveur du « croissez et multipliez » biblique ?

Les religions sont, comme les grèves, un tabou des écologistes. Ils préfèrent « marcher » pour les médias que porter la réflexion sur ce qui compte.

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Tocqueville et la nature de la démocratie

Longtemps Tocqueville a été ignoré par nos bons analystes politiques, obnubilés par Marx et par ses épigones. Les années 1980, marquées par l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, par la disparition biologique des dinosaures du soviétisme et par le virage chinois en faveur du capitalisme, ont permis de retourner aux analyses des systèmes sans y mêler la Providence ou l’Histoire. Pierre Manent, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, tente dans un court essai de 1983 qui reste d’actualité, de « dégager ce qu’il y a de plus original » chez ce penseur atypique à propos de la démocratie.

Car ce régime moderne n’est pas un régime comme les autres ; pas plus qu’il ne ressemble à la démocratie décrite par Aristote ou Platon. Son « principe » politique est « l’égalité des conditions », « l’absence ou au moins la grande faiblesse des ‘influences individuelles’ » p.21. La souveraineté du peuple, qui est la définition commune, ne peut exister que sur cette base. Pour Tocqueville, les Etats-Unis sont le laboratoire de la pure démocratie car fondés sans passé historique, sur un territoire quasi-vierge, dans une société réduite aux familles d’émigrants. Dès lors, la démocratie apparaît comme le régime « naturel » de chrétiens livrés à eux-mêmes dans une nature hostile. La famille, la commune, les associations, préexistent au gouvernement fédéral. Contrairement à la France, tributaire d’un passé monarchique absolu et d’une aristocratie toujours présente, aux Etats-Unis « le principe politique de la souveraineté du peuple est ‘répandu dans la société entière’ » p.18

Ce n’est pas tant la forme représentative qui importe, ces élections formelles qui forment l’idée commune de la démocratie, que « l’opinion publique ». Plus de révérence envers un quelconque patronage, une opinion autorisée qui se voudrait supérieure par décret divin ou appartenance de caste : chacun est maître de soi et coauteur de la volonté générale. « C’est introduire dans l’histoire humaine une mutation radicale du lien social » p.26. La religion n’est pas indispensable à l’homme démocratique mais Tocqueville croit que le besoin de religion est naturel et que le christianisme aux Etats-Unis est surtout utilitaire, modérateur : « L’Américain, en confessant sa religion, s’empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser » (cité p.134). L’idéal démocratique isole : « l’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne », écrit Tocqueville. Chacun se replie sur soi, la société se dissocie. C’est le but des libres associations (y compris religieuses) que de recomposer à partir des individus égaux le tissu social que sans cesse l’inégalité des conditions tend à défaire. Ce que l’aristocratie secrétait naturellement (la dépendance), la démocratie doit la fabriquer politiquement. Contrairement aux marxistes, Tocqueville pense que « la démocratie formelle est le remède aux maux produits par la démocratie réelle » p.49.

Les inégalités naturelles reconstituent des différences dans les démocraties les plus égalitaires. Ce pourquoi la démocratie reste et restera un idéal inaccessible mais un moteur social. Dans ce régime moderne, les inégalités existent mais ne se constituent pas en aristocratie héréditaire : « les membres des classes riches n’exercent pas de magistrature sociale en tant que membres de ces classes » p.34, au contraire de l’Ancien Régime où le noble appartenait à une espèce différente du fait de sa naissance. Il n’était « ni législateur ni sujet », donc « indépendant de la société » qu’il influençait « en raison de sa position » p.35. En démocratie, « parce que l’horizon de la conscience sociale est l’égalité, les positions extrêmes de hauteur et de bassesse, de richesse et de pauvreté paraissent des ‘accidents’ » p.54. La mobilité sociale existe et est encouragée par le système car il délégitime irrémédiablement toute idée de privilège.

Le revers est que la personne compte moins : « Dans toutes les sociétés il y a des opinions communes ; mais c’est seulement dans la société démocratique que cette opinion commune prévaut sans obstacle, car les autres sources possibles d’opinion ont perdu toute créance » p.66. Par exemple le noble, l’Eglise, la classe. « Plus le pouvoir social démocratique fait sentir sa pression, plus le dogme majoritaire prévaut, et plus les différences entre les principes et les buts de la majorité et ceux de la minorité s’estompent » p.67. C’est à cela que l’on mesure la température démocratique d’un pays : au conformisme. « La religion, de dogme révélé, tend à se faire opinion commune, convention protectrice du corps social » p.135. La démocratie est réalisée lorsque l’égalité des conditions donne l’égalité des opinions. Pierre Manent ajoute : « et les seules protestations de quelque ampleur contre le conformisme et le consensus démocratiques se font au nom d’un idéal social prônant une uniformité plus complète, une ressemblance plus achevée » p.70.

Par parenthèses, c’est sans doute l’erreur commune des politiciens de vouloir à tout prix se démarquer du parti élu comme des rivaux dans leur propre parti : le salut politique est dans le courant de l’opinion, pas contre elle. Les rassembleurs optimistes, qui ont un projet, gagnent toujours face aux diviseurs qui se contentent d’être systématiquement « contre ». Le rôle critique est dévolu aux savants, aux observateurs et aux ‘intellectuels’ – pas à ceux qui briguent les suffrages de leurs concitoyens.

L’avantage, dit Tocqueville, est que les mœurs démocratiques sont plus « douces ». Une société aristocratique distingue les individus comme de sang différent (le sang bleu) ; une société démocratique fait de chacun son semblable et suscite ce sentiment d’empathie qui fait qu’on se met volontiers à la place des autres. La solitude de l’homme démocratique, c’est l’individualisme, pas l’égoïsme ! Tocqueville : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (cité p.82). L’idéal démocratique est la condition moyenne où le désir d’acquérir et la crainte de perdre se cumulent pour obséder le cadre moyen ou le petit-bourgeois du souci des biens matériels, de la consommation, de posséder comme tout le monde. D’où le ressentiment lors d’un « déclassement » dû à la conjoncture économique, ou la frénésie d’afficher des « marques » pour les ego faibles (ados, banlieusards, nouveaux riches).

Deux attitudes à ce stade, note Tocqueville : « l’héroïsme » du commerçant américain que la concurrence pousse à faire mieux pour réduire l’inégalité constatée avec ses semblables ; ou « l’envie » du citoyen français qui s’efforce de ramener le concurrent le plus chanceux à la norme commune. « Le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande », écrit Tocqueville, c’est le ressort du système démocratique. Mais dans la première attitude ce désir est positif puisqu’il pousse à l’émulation ; dans la seconde, négatif puisque qu’il est envieux et niveleur, encourageant à rester dans la seule moyenne.

D’où le recours au tiers neutre : l’Etat central. Les Américains le limitent au maximum parce que leur démocratie vient de la base ; les Français l’étendent au maximum parce que « l’établissement de la concurrence parfaite exige que l’état central interdise à quiconque (…) de jouir d’un privilège immérité dans la concurrence qui doit être rigoureusement égale » p.96. Malgré les stratégies sociales hypocrites de contournement que l’on sait (ENA, relations incestueuses affaires publiques/affaires privées, clanisme, collèges privés, clubs sélects, « ghetto français » et ainsi de suite).

Les ennemis de la démocratie sont ceux qui veulent consolider les inégalités « naturelles » : ce sont les réactionnaires. Mais d’autres ennemis sont les « excessifs ou immodérés ». Ces partisans d’une démocratie radicale sans cesse nivelant pour éradiquer toute forme d’inégalité concrète sont « pure Négation, puisque vouloir réaliser l’abstraction démocratique, qui n’a rien d’humain, c’est vouloir réaliser l’irréalisable, et l’effort pour réaliser l’irréalisable ne peut consister que dans la destruction de tout ce qui est réellement humain » p.179. On l’a vu en 1793 avec le « Salut Public », en URSS du « socialisme réalisé », en Chine « populaire » avec Mao, au Kampuchéa « démocratique »… On pourrait le voir avec un Mélenchon.

Cet essai intelligent fait réfléchir et donne envie de méditer Tocqueville.

Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, 1983, Gallimard Tel 2006, 196 pages, €7.90
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I & II, Souvenirs, L’Ancien Régime et la Révolution, 1 volume collection Bouquins Robert Laffont, 2012, 1180 pages, €30.50

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Mai 68 en héritage

« Les vraies révolutions se font, on ne les fait pas », disait à peu près Kautsky. Ainsi en fut-il du mouvement de Mai-68, commencé le 22 mars à l’université de Nanterre. Le nombrilisme intello-parisien a forgé ce mythe que tout se serait passé en France, quelque part entre Odéon et Sorbonne, avec quelques extensions tardives du côté de Billancourt. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. Le bouleversement de Mai a débuté vers 1955 et la guerre d’Algérie, avant de se perdre dans les sables vers 1975 après le premier choc pétrolier. Il a touché tous les pays, il a été une mutation de société.

Vingt ans après la guerre mondiale et son cortège brutal de centralisme, d’autoritarisme et de moralisme, les sociétés occidentales eurent besoin d’un peu d’air. Ce fut le printemps qui leur apporta, en Californie comme à Prague ou à Paris. Mais aussi au Mexique et à Pékin. La gestation fut longue, la révolution courte, les conséquences durent encore. Mais peut-être plus qu’ailleurs, notre vieux pays hiérarchique et catholique, césarien et jacobin, s’est trouvé mis en cause.

La modernité frappait à la porte, véhiculée par la prospérité des Trente glorieuses et par la génération nombreuse des bébés boum nés après 1945. Comme Nathanaël encouragé par Gide, la société faisait craquer ses gaines. « J’enlève mon maillot de corps, qu’on voie mon corps », chanta Souchon. Mai-68 a été ce grand monôme irrigué d’hormones et ivre de blabla. On abolissait toutes les barrières, on refaisait le monde, tout devenait possible, l’imagination se voulait au pouvoir. Dans une société corsetée, victorienne, formatée technocrates et CGT, cela fit boum !

J’étais trop jeune pour avoir participé d’une quelconque façon aux événements de Mai. Mais pas assez pour n’avoir pas constaté les bouleversements pratiques dès 1969 : plus de pions au collège, plus de carte de sortie, plus de slip sous le pantalon ni de soutien-gorge sous la chemise, la liberté d’aller et venir dans les cours, les profs qui vous appelaient par votre prénom (et non plus par le nom, à la militaire), la notation de A à E plutôt que de zéro (pointé) à vingt, fumer dans les couloirs (début d’une tabagie imposée aux autres qui a duré des années !), la guitare dans la cour où l’on bronzait torse nu en public. Mettre à jour signifiait mettre à jouir – mais n’avait pas aboli le maître à jouir et la domination « naturelle » des mâles.

Le grand bazar a accouché d’un grand remue-méninges avant de se stabiliser en nouvel équilibre – et en nouvelles conventions. Plus rien n’a jamais été comme avant. Mai 1981 a été la suite logique de mai 1968, tout comme les privatisations de 1986, les cohabitations et l’élection d’un président de rupture en 2007 avant la pantalonnade Hollande – et la réaction d’ordre qui a dégagé d’un coup, en 2017, les vieux soixantuitards accrochés au pouvoir. Exit la génération d’avant la guerre libertaire – les anciens cons-battants, comme aurait dit Lacan – on leur rendra hommage lorsqu’ils seront poilus, vers leurs 105 ans.

Pour ceux qui sont nés après, qu’est-ce que Mai-68 a donc changé ?

La façon de faire de la politique : terminées les petites magouilles dans les petits coins – vive la transparence, la participation, le bavardage en forums et congrès, l’exaltation des valeurs historiques 1789, 1848, 1981… La renaissance du christianisme en « social », du socialisme en « visage humain », du tiers-mondisme en « alter » mondialisme, de l’utopie en « écologie ». C’est pourquoi les palinodies politicardes du parti Socialiste (et sa réticence à larguer le Surmoi gauchiste) sont apparues au grand jour en 2017 comme un pur archaïsme. Mais c’est pourquoi aussi, en réaction, le moralisme solitaire d’un Bayrou a fini par faire recette auprès d’un rigoureux, voire un brin arrogant, Macron ; c’est pourquoi le volontarisme d’engagement d’un Sarkozy a réussi en campagne (pour l’exercice du pouvoir ce fut moins vrai) – et que l’abandon laxiste Hollande a fait revenir la morale (contre Fillon) et l’ordre (contre Hamon).

La façon de considérer la culture : terminée la révérence obligée, le cours magistral des mandarins en chaire, la position dominante de l’Intellectuel-à-la-française fort de son poste inamovible, légitime de son œuvre publiée, interrogé comme oracle par les journalistes et intouchable pour le gouvernement. Sa dernière figure en fut Sartre. Bourdieu ? – c’est le tragique réduit en comédie. Mai-68 fut la tentative d’abolir la distance entre acteurs et spectateurs, entre théorie et pratique, entre politique et citoyens, entre public et privé. Nous y sommes – pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur quand chacun cherche à penser par lui-même et s’exprime via le net ; le pire quand la pie Paule épouse le pipeau dans le grand marketing médiatique qui invente « l’événement » (les Situationnistes, si imaginatifs en 68, disaient le ‘happening’) ou dénonce. On balance, comme sous l’Occupation, en tweets frénétiques tous ceux qui dévient du Mainstream et les comportements – aujourd’hui mal vus – qui ont eu lieu dans une autre époque et dans un autre contexte il y a 30 ans !… Le meilleur quand les élèves participent et posent des questions, aiment par curiosité apprendre ; le pire quand la lecture se meurt au profit du divertissement et du zapping sur écrans, quand l’éducation se réduit à l’animation socioculturelle et quand l’excès de permissivité laisse l’ado déstructuré, la famille démissionnaire, le chacun pour soi égoïste de baise bi à la carte, de divorces en recompositions. La mère Houellebecq, tard « libérée » en 68 (elle avait 43 ans) est, avec son livre provocant sur son écrivain de fils, la caricature de cet égoïsme tranquille de jouisseuse. Elle lâche un môme et le laisse à vie dans sa démerde – avec une tranquille bonne conscience de femelle libérée.

La façon de considérer les mœurs : terminée la posture sociale héritée du bourgeois victorien (sauf dans l’Administration où le grade fait encore foi, y compris à l’université). Terminée la sexualité ado coincée, on explore ses copines et ses copains, on essaie, on se lie et se sépare sans drame ou presque. Divorce, contraception, avortement, enfants nés hors mariage – c’est la grande liberté allant jusqu’aux préados en spectacle dès 69 à Amsterdam, où des limites ont été réinstaurées. Libertaire et hédoniste, égocentré mais fraternel, fusionnel et individuel – le comportement 68 est celui de l’adolescent poursuivi après l’âge. C’est charmant à 15 ans, émouvant à 25 ans, irresponsable à 35 ans, carrément bouffon à 50 ans (et grotesque à 70 ans !).

Oui, Mai-68 fut ambigu, autant réactif que modernisateur :

Il a libéré les femmes ; mais il a enfermé le féminisme dans un ghetto de ressentiment revanchard où macho rime avec facho et où le père est rejeté du couple fusionnel mère-enfant. Et quand la mère préfère jouir qu’élever, ça donne pour un Houellebecq plein de petits Fourniret.

Il a évacué la raison au profit de l’émotion, avec les conséquences évidentes du superficiel et de l’épidermique. Les bons sentiments tiennent lieu de politique, la moraline de règles de droit, le commentaire en réseau social de lynchage, la manif de bulletin de vote et l’occupation des lieux de vérité révélée ou de sens de l’Histoire (avec sa grande hache).

Il a libéré la parole – mais pour quelle « pensée » ? Tous les grands intellectuels français datent d’avant 1968 : Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Barthes, Deleuze, Derrida, Morin, et même Bourdieu. Aujourd’hui, il faut aller du côté des « spécialistes » pour écouter penser, mais à bas bruit, modestement : Villani, Héritier, Tirole, Klein et tant d’autres. Michel Onfray fait du médiatique, moins bien qu’Alain Finkielkraut mais en plus prolifique.

Il a libéré la société des appartenances de nature, de race, de religion et de milieu, des obligations sociales, de la révérence aux pouvoirs – mais avec cette solitude de la liberté, cette responsabilité qui écrase et « stresse ». D’où cette nostalgie de l’État-providence où tout est organisé et formaté à la soviétique, mais où chacun a sa petite place sans prendre d’initiative et où la Reproduction (sociale) laisse peu d’Héritiers sur le bas-côté (fils de bourgeois, de profs, de commerçants, d’artisans, d’artistes). D’où le retour des religions sous leurs formes rigoristes où les Commandements sont absolus et les fautes punies pour l’éternité ; les ados déboussolés exigent le fouet et le carcan moral pour avoir un guide que ni leurs parents, ni l’école, ni la société ne leur donnent ! Aujourd’hui, démerde-toi, personne ne t’attend, ni la famille, ni l’usine ou le bureau, ni l’administration de papa, ni les copains artistes, ni la société. Fais tes preuves, on verra après. Dur !…

Car c’est bien ça, au fond, Mai-68 : l’irruption de la modernité – donc de l’individualisme et de la liberté.

Au prix de la désappartenance collective et de la nécessaire responsabilité personnelle, ce qui fait peur à beaucoup. Nul doute que les sociétés libérales y soient mieux préparées par l’histoire que les sociétés autoritaires. C’est le drame des Chinois, le drame des Russes, le drame des Turcs et des sociétés maghrébines, le drame des sociétés sud-américaines. Et curieusement, en Europe occidentale, c’est le drame particulier de la France, ce « pays de commandement » qui ne sait que faire de la liberté pourtant revendiquée dans sa devise républicaine…

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Troisième sexe

Caroline de Haas affirme avec autant de légèreté que de force que « un homme sur deux ou trois est un agresseur » de femmes. C’est un peu comme si un homme déclarait que deux femmes sur trois aguichent comme des putes, ouvrant les cuisses avant d’ouvrir la bouche pour dénoncer et « balancer ». C’est aussi con… Haas a pourtant été élevée sous Mitterrand et quatorze années consécutives de « la gauche au pouvoir » qui devait – bien évidemment – libérer les humains de toute leurs exploitations (Catherine a été « jeune socialiste » puis encartée au PS jusqu’ à 34 ans). Bilan : ce ne fut pas le cas – au contraire ! La génération 68, encouragée par toute la gauche, a fait du sexe l’alpha et l’oméga d’une existence réussie (si t’as pas baisé mille femmes à 50 ans c’est qu’t’as raté ta vie). Et la psychologie freudienne mal assimilée a fait du blocage un consentement déguisé (non ! non ! voulait toujours dire oh, oui !). D’ailleurs, il était interdit d’interdire et tous les désirs devaient s’assouvir afin de ne pas être frustré, donc névrosé, donc malade et malheureux…

Dès lors que le désir non contrôlé devient un danger pour la société et que règne le plus fort (mâle le plus souvent), il existe deux solutions.

La première ? Ramener les mœurs en arrière pour rétablir la morale d’avant-68 : écoles séparées pour les garçons et les filles, métiers assignés pour chacun des sexes, interdiction des femmes dans la police ou l’armée, répression féroce envers tout écart (à l’américaine : surtout ne pas monter dans un ascenseur seul avec une ou plusieurs représentant du sexe opposé, ne pas rester seul au bureau, ne jamais inviter une relation chez soi sans témoin, etc.). Aux Etats-Unis, cela passe par la religion puritaine et le moralement correct qui fait « honte » du sexe (mais pas des armes, bénis substituts de pénis). En Europe, cela passe par le renforcement du « droit » avec un empilement de lois donnant de plus en plus de détails sur ce qui est autorisé ou interdit pour coucher, attoucher ou simplement déclarer, avec recul de toute prescription pour que chacun soit bien figé dans son « essence » et condamné pour « être » définitivement agresseur. Cette façon de voir, analogue au racisme qui fige les gens dans leur biologie, est d’essence réactionnaire.

Notez bien que ce rigorisme est non seulement tout à fait compatible avec l’islam militant, mais réclamé par lui comme par les intégristes catholiques et juifs. Faut-il donc faire « soumission » (le titre d’un roman prophétique de Michel Houellebecq) et appliquer la charia pour être désormais (et paradoxalement) fémininement correct ? La contrepartie serait bien évidemment de voiler les femmes et de les reléguer au harem. Comme au Pakistan, « pays des purs » : aucune femme dans la rue, ou bien sous voiles et dûment accompagnée d’un mâle au moins de plus de 13 ans.

La seconde solution ? Elle est de considérer Haas pour ce qu’elle est : une provocatrice dans l’outrance – donc insignifiante –  et d’aller voir ailleurs un remède. Or il existe : la société (occidentale) y vient doucement, malgré trumpisme et poutinisme qui en rajoutent des tonnes dans le viril – comme ces entraîneurs de foot qui enflent la voix et prennent un accent mâle pour fouetter l’orgueil des gamins de 10 ou 12 ans en les traitant de fiottes. Le remède à ces bouffonneries est dans le « troisième sexe ».

Biologiquement, le « troisième sexe » n’existe pas, bien que les hermaphrodites puissent y être assimilés – mais ils ne se reproduisent pas.

Il faut quitter la pure physique biologique pour parler de « troisième sexe ». Il y a belle lurette que l’on sait que tout ce qui est humain n’est pas réductible à la génétique ni à l’épigénétique. L’être humain est un animal, certes, mais sa très longue enfance en fait un être particulièrement marqué par son environnement, notamment par ses relations avec les autres. Le sexe est largement une donnée psychologique, donc sociale. C’est ainsi que, même pubère bien plus tôt, les relations sexuelles ne sont « autorisées » par la loi qu’à partir de l’âge de 15 ans ; bien que biologiquement sans obstacle, l’inceste est prohibé (les chats, par exemple, s’en moquent) ; qu’une pression très forte de la famille, des amis, du divertissement, est en faveur des relations hétérosexuelles aux fins de reproduction.

Nos sociétés changent, les rapports sexués aussi. Depuis que sévit la mode du jeunisme, de l’adolescentrisme, du féminisme, de l’éternel vingt ans, nos sociétés deviennent androgynes. Ce « troisième sexe » – ni macho ni virago – est une construction sociale, accentuée par l’éducation, surtout à l’école où les femmes sont plus que majoritaires. Elle a existé chez certains peuples dans l’histoire, elle se développe aujourd’hui chez les individus à qui l’on reconnait des talents de médiateurs ou qui apparaissent tout simplement « sympathiques ».

La pression sociale encourage désormais à atténuer les valeurs dites masculines de compétition, d’affirmation, de violence, pour privilégier les valeurs dites féminines de conciliation, de douceur et de convivialité. Les métiers jusqu’alors masculins comme la police ou l’armée sont moins tranchants. Sont-ils pour cela moins efficaces ? Peut-être face aux caïds des banlieues qui ne connaissent que les rapports de force, mais pas sûr pour tout le reste : la proximité et le dialogue dans la police valent mieux à long terme que l’usage de la force et l’humiliation ; la stratégie et les actions indirectes à l’armée sont souvent plus fructueuses que l’affrontement brutal (les Yankees en Irak l’ont bien appris, tout comme les Soviétiques en Afghanistan et les Israéliens en Palestine…).

Quoi de mieux qu’un idéal de « troisième sexe » pour éviter les travers agressifs (trop reprochés aux mâles) et les travers maternants (trop reprochés aux femelles) ? Le « troisième sexe » serait la reconnaissance de la part féminine en l’homme comme de la part masculine en la femme, une sorte de milieu juste où les deux pourraient être en relation d’égalité, copains et compagnons plutôt que forcément accouplés.

Dans l’histoire justement, l’éducation, le rang dans la famille, la position sociale, ont placé certains individus dans une situation intermédiaire où ils incarnaient un potentiel de relations non connotées – ni trop « viriles », ni trop « féminines ».

Les Eskimos Inuit avaient pour usage de travestir certains de leurs enfants pour les élever comme s’ils appartenaient au sexe biologique opposé. A la puberté, la physiologie reprenait ses droits et ces enfants changeaient symboliquement de sexe, adoptant les vêtements et les tâches conformes à leur statut de nature. Mais leur polyvalence, cette capacité qu’ils avaient acquise de prendre des points de vue opposés, d’une sphère symbolique à l’autre de la société, leur donnait une souplesse de relations et une ouverture d’esprit qui était très valorisée. Les Eskimos allaient jusqu’à leur prêter un pouvoir particulier de médiateur, non seulement dans la société mais aussi entre le monde des vivants et celui des esprits. En un sens, c’est un peu ainsi que les catholiques ont vu leurs prêtres, si l’on y réfléchit : ni homme investi de responsabilités familiales, ni femme ayant à élever des enfants, le curé était à la fois le père pour tous et celui qui n’exerce pas d’action ici-bas. Le curé-copain de l’après-68 a peut-être aidé des ados en manque de repères, mais sûrement pas leurs ouailles adultes qui avaient besoin d’autre chose que de plate compassion.

C’est une même capacité à franchir les frontières qui caractérisait les « berdaches » amérindiens. Ils n’étaient pas tous homosexuels, bien que travestis. La culture française, au contraire de l’anglo-saxonne, adore trancher dans l’absolu les catégories et étiqueter de façon définitive les comportements, or la réalité est souvent bien plus complexe. L’anthropologue Margaret Mead a étudié la division sexuée du travail en Océanie. Elle montré dès les années 1930 que la répartition des tâches entre genres était plus culturelle que naturelle. Les ethnologues français, trop marqués par Freud ou contaminés par Engels, aimaient à confondre sexe social et sexualité génitale. Ils rajoutaient une couche de plus sur la morale ambiante, catholique et bourgeoise, avec ce travers caporaliste envahissant qui assimilait allègrement pratiques sexuelles et rôle social. Pour eux, les berdaches étaient homos, donc moralement répugnants, point à la ligne. Mauss ne voyait par exemple chez les Inuits qu’un ‘communisme primitif’ où chacun s’envoyait en l’air avec quiconque durant les mois d’hiver. Alors que les études des années 1960 ont montré qu’il s’agissait de toute une cosmologie où des ancêtres et des amis disparus reviennent dans les âmes de certains enfants nouveau-nés, qui sont élevés comme eux – mêmes s’ils sont de sexe biologique différent. Ou bien, lorsque l’équilibre de la famille entre garçons et filles était trop accentué, certains enfants étaient élevés comme s’ils étaient de l’autre sexe pour le partage des tâches.

Chez les Sioux, quelques hommes étaient travestis depuis leur adolescence à la suite d’une expérience initiatique ou parfois d’un rêve. En Polynésie, la confrérie des Arioï, réunissait des mâles qui visaient à capter et à contrôler les pouvoirs surnaturels féminins en étant éduqués comme des filles ; ils jouaient les rôles de conteur, de danseur et de bouffon, et avaient des relations sexuelles avec les adolescents mâles consentants, ce qui était valorisé. Les Arioï pouvaient se frotter le ventre avec qui ils voulaient mais n’avaient pas le droit d´enfanter. Ce chevauchement de la frontière des sexes, génitalement pratiqué ou seulement symbolique, devenait une composante de la personnalité adulte, rendant les individus autonomes et polyvalents. Ils devenaient alors chamanes, personnages d’androgynes métaphoriques. A Tahiti et dans les îles du troisième sexe, les mahu (dites mahou) sont souvent aujourd’hui d’excellents animateurs, cuisiniers, graveurs, artistes ou baby-sitters.

Dans nos sociétés occidentales, ce sont les médiateurs. Comme les chamanes, ils gèrent les crises et les rapports sociaux comme ils ont dû gérer leurs propres conflits intérieurs et leurs déséquilibres personnels symboliques. Jules Verne dans Deux ans de vacances où tout un groupe d’enfants se retrouvent naufragés sur une île, sans aucun adulte et livrés à eux-mêmes, met en scène un beau caractère de médiateur en la personne du jeune Briant. Christian Blanc, Raymond Soubie, Carlos Ghosn, Barack Obama et peut-être Emmanuel Macron étant donné son expérience amoureuse hors des normes, sont par exemple des hommes élevés autrement des autres, ayant connus des univers culturels différents. Michel Serres appelle « tiers instruit » ces chevaucheurs de frontières, gauchers contrariés, voyageurs, polyglottes, psychologiquement androgynes…

Je traduis pour les primates, victimes de la maléducation nationale : il ne s’agit pas bien évidemment de sexe biologique mais de rôle social et culturel. Chacun reste homme ou femme (ou bi s’il ne sait pas choisir), mais atténue les disproportions mâles ou femelles – surjouées depuis l’essor de la bourgeoisie industrielle et coloniale – pour devenir « vivable ». Ces gens sont des passeurs, des intermédiaires, en bref des diplomates. Le troisième sexe existe, à condition de ne pas le réduire à la bite ou au cul.

La solution numéro deux me paraît plus positive à long terme que la régression numéro un, d’essence carrément réactionnaire, n’en déplaise à la Haas.

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L’Hôtel de la Plage de Michel Lang

Qui veut comprendre ce qu’a produit Mai 68 doit se débarrasser des toiles gluantes du mythe, fantasmes manipulatoires d’une génération qui va bientôt lâcher la main, atteinte par la limite d’âge. La « révolution » 68 ne fut pas celle du pouvoir ; tout juste a-t-on remplacé dans les années qui ont suivi un vieux général né à l’ère victorienne par un prof intelligent (Pompidou), puis par un jeune fort en thème (Giscard) avant de renouer avec le vieux de la vieille Mitterrand (né en 1916). Mais l’emprise des élites grandes écoles, sélectionnées par les maths et la cooptation sociale, n’a pas été bouleversée. En revanche, les mœurs le furent bel et bien.

En témoigne ce film indéracinable, primesaut et véritable document d’époque : L’Hôtel de la Plage de Michel Lang, sorti en 1977.

Oh, certes, les critiques de ‘l’Hâârt’ font toujours la fine gueule devant un succès populaire ; le tropisme de ‘gôch’ a le réflexe du dédain contre tout ce qui ne ressemble pas au militantisme orienté, sérieux bon poids ; et le fait que l’histoire ait plu à Marcel Dassault (ex-Bloch, patron d’armement et pilier du gaullisme) ne peut que susciter un mouvement réactionnaire chez toute la frange ‘anti’. Il n’en reste pas moins que cette bluette d’une heure quarante-cinq est enlevée, drôle, et qu’elle brasse toute une sociologie de la France moyenne des années post-68.

Le thème en est l’amour : le flirt, le jeu, les caresses, le baratin, la drague, les sentiments, la baise – mais celle-ci en dernier, à sa place, entre consentants.

Tous les âges sont concernés, du petit blond de 10 ans (Lionel Mellet beau comme une poupée) au quadragénaire pré-calvitie (Daniel Ceccaldi), avec leurs copines ou épouses respectives. Après Mai 68 et avant 1986 et le SIDA, ce qui reste révolutionnaire est l’amour. Pas seulement le sexe, même s’il a été libéré par l’autorisation du divorce, de l’avortement, de la pilule. Mais l’amour sous toutes ses formes, du spleen poétique aux liaisons dangereuses.

Un hôtel de bord de mer, dans une contrée encore un peu sauvage (Locquirec en Bretagne), durant cette parenthèse libertaire des ‘vacances’, voilà un lieu clos hors du temps propice à tous les échanges. De bateau ivre en Titanic, tous et toutes vont faire connaissance, jouer, permuter, conclure ou remettre. Il y a de la tendresse, du non-dit, une certaine légèreté française.

L’approche du petit 10 ans envers la blonde de son âge est touchante ; le spleen de la vamp de 15 ans lâchée par son petit ami snob de 16 est poignant ; la défaite du dragueur (Daniel Ceccaldi) pour cause intestine est hilarante ; lorsque le macho type (Guy Marchand) aperçoit sa femme (réputée froide) embrasser le jeune Cyril de moitié son âge, c’est vache ; et lorsque la soirée se conclut par un cadeau… pour son anniversaire, c’est émouvant. L’écart de Léonce, vieux garçon quinqua avec sa maman, dont le seul loisir est non pas le flirt mais le jacquet, est le contrepoint absolu de ces années-là. Ce qui était « normal » avant (respect aux anciens, relations sociales réservées, jeux innocents) ne l’est plus.

Il y a aussi cette pesanteur petite-bourgeoise du statut procuré par ‘la bagnole’ (symbole de cette époque), par les vêtements (belles chemises et robes moulantes), par le fait de parler anglais (scène désopilante du train), par le chic citadin de la chine aux vieux objets campagnards. Les quadras et quinquas installés dans la vie avec bobonne et mioches, halètent en cadence au matin sur la plage, entraînés par un athlète pour faire fondre leurs formes empâtées de vin blanc et bonne bouffe. Le machisme tranquille des années 70 se poursuit, loin des « femmes en lutte » des barricades de Mai. Guy Marchand, prototype du beauf pré-68, avoue un matin de pêche qu’on « n’est bien qu’entre mecs ». Il prépare les « coups » des autres mais ne raconte rien des siens, croyant qu’on ne le voit pas. Sa fille lui avoue placidement que tout le monde est au courant, à commencer par elle.

C’est avec une force tranquille que femmes et filles prennent leur liberté neuve, sans le dire, par les actes. De la petite blonde de 10 ans qui rend jaloux son boy pour l’appâter, à la vamp de 15 ans qui caresse l’un et l’autre avant de prendre le plus séduisant d’apparence (aussi léger qu’elle), l’épouse surveillée qui s’en laisse conter par téléphone avant d’accepter un rendez-vous à l’hôtel, et la moitié du macho qui se laisse attirer, enfermer en lit clos… par un gamin de l’âge de sa fille. Chacun joue, entre divertissement et roulette selon le degré où il s’implique. On aime toujours qui vous préfère un autre. Être seul est la pire des choses. La bonne fortune vous tombe dessus quand on ne s’y attend pas.

L’après-68, c’est surtout cette libération des mœurs, ces gens tout occupés au flirt comme des gosses devant un présentoir de friandises. Les petits imitent les grands et ce soupir de 10 ans devant la ‘boum’ des jeunes et des adultes a tout le poids de l’espoir : « ah ! je voudrais avoir quelques années de plus ! » Nous sommes avant l’ère SIDA qui verra le retour de la morale et bercés par la chanson de Richard Anthony So hard to forget.

La réaction victorienne survenue depuis empêche la génération trentenaire d’imaginer ce que fut cette liberté légère, ce jeu de l’amour et du hasard, cette proximité affective et poétique qui pouvait naître entre presque inconnus, dans ces lieux clos hors du temps. Il y a le mythe 68 – et il y a la réalité. Mais pourquoi cette dernière devrait-elle être moins belle ?

DVD L’Hôtel de la Plage de Michel Lang, 1977, avec Sophie Barjac, Myriam Boyer, Daniel Ceccaldi, Michèle Grellier, Guy Marchand, Gaumont 2008, 1h50, €13.00

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