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Daphné du Maurier, La chaîne d’amour ou L’amour dans l’âme

Ce premier roman, publié à 24 ans, campe le destin d’une famille de marins et charpentiers tournés vers la mer dans le village inventé de Plyn, décalque du réel Polruan, village en face de Fowey en Cornouailles. L’idée lui est venue de ce roman après avoir découvert l’épave d’une goélette appelée Jane Slade à Pont Creek, puis consulté les documents du chantier naval de la famille Slade, constructeurs au village voisin de Polruan. Dame Daphne du Maurier (sans accent sur le « e » en anglais), autrice de romans à succès, a été faite en 1969 chevalière de l’Ordre de l’empire britannique avant de décéder à 81 ans en 1989. Elle est surtout connue pour Rebecca, l’Auberge de la Jamaïque (chroniqués sur ce blog) et sa nouvelle Les Oiseaux qui a inspiré son film à Hitchcock.

Cette passionnée de voile et d’air marin conte une saga familiale sur un siècle et quatre générations. Elle commence par une femme, Janet, et se termine par une femme, Jenny ; entre elles, deux hommes, Joseph et Christopher.

Janet a une passion irrationnelle pour la mer et l’aventure ; elle ne sera que mère de famille au milieu de son siècle, le XIXe. Mais elle mettra au monde, avec son mari Thomas Coombe, pas moins de six enfants, dont Joseph, son préféré. C’est un gamin hardi qui ne pense qu’à l’eau salée, courant pieds nus dans les flaques, nageant nu dans les vagues, ramant en chemise ouverte sur la barque. Il est très fusionnel avec maman, qui voit en son troisième enfant cet homme libre sur la mer qu’elle-même aurait rêvé d’être. Son mari Thomas et ses fils Samuel et Herbert construisent une goélette qui portera le nom de Janet et dont la figure de proue sera sculptée à son effigie. Joseph, ayant obtenu son brevet de capitaine, sera le premier à commander le nouveau navire. Le jour de l’inauguration, c’est trop d’émotion : Janet meurt d’une crise cardiaque ; elle avait négligé les symptômes et brûlé sa vie par tous les bouts. Son esprit semble la quitter pour s’incarner dans la figure de proue.

Joseph ne vit que sur mer et pour la mer ; il aime à battre des records de vitesse avec sa goélette pour transporter des fruits et légumes depuis le continent, ou du poisson de Terre-Neuve. Il ne se marie que fort tard mais aura quand même quatre enfants, dont son aîné Christopher, qui a les yeux de sa grand-mère Janet. Hélas ! Le garçon déteste la mer, il en a le mal dès qu’il monte sur un bateau, et sa constitution frêle ne supporte pas la rudesse du métier de marin. Il tentera par deux fois de faire plaisir à son père, puis désertera pour aller se marier à Londres avec une grosse Bertha, fille de puritaine pas mal coincée qui lui donnera deux fils et une fille, la petite dernière nommée Jennifer.

C’est elle qui reprendra le flambeau de Janet et épousera John, son cousin né de Fred, fils d’Elisabeth, la petite sœur de Joseph. Après la chute de la marine à voile et des bateaux en bois au profit de la vapeur et du métal, le chantier Coombe est mis en faillite par l’infâme oncle Philip, né quatre ans après Joseph et jaloux de sa vitalité et de la préférence maternelle (le petit dernier se croit toujours le plus aimé). John recrée un chantier pour construire des voiliers de plaisance, avec le savoir-faire ancestral. Comme quoi rien n’est inéluctable, et quand on veut, on peut.

La romancière anglaise nous entraîne, avec un vrai talent de conteuse et une sensibilité pour les êtres, dans le siècle de 1830 à 1930, avec pour sel la mer, encore et toujours la mer. Il faut dire que, dans la région de Fowey (prononcez Foï, à la cornouaillaise) au sud-ouest de l’Angleterre – j’y suis allé jadis en voilier -, c’est tout l’océan Atlantique qui vient frapper, inlassablement, la côte rocheuse, sous le vent direct venu d’Amérique. Les femmes ne peuvent qu’être insoumises au can’t victorien, et les hommes ne peuvent que garder un peu de cette sauvagerie du large, confrontés en permanence aux flots et aux tempêtes. Dans ce milieu marin, les passions y sont exacerbées : amour, haine, vengeance et trahison y naissent et s’y épanouissent plus qu’à Londres.

Mais une chaîne génétique est née avec Janet, qui restera l’esprit tutélaire de ses descendants avec son portrait en figure de proue de la goélette en bois construite par son mari et ses fils, et qui voguera plus de quarante ans avant de s’échouer, un soir de tempête, en face du port. Christopher, qui s’était engagé comme sauveteur en mer, y a laissé la vie en voulant la sauver, se rachetant ainsi de sa lâcheté face aux flots, à son père et à sa grand-mère. Parfois mystique, le roman évoque un esprit d’amour qui se transmet par des visions, en général sur la falaise au-dessus de la mer – un titre tiré du poème « Self-Interrogation » d’Emily Brontë, cité en exergue. Reste de romantisme dans une littérature qui bascule, avec le siècle, vers la machine.

Daphne du Maurier s’est décrite en Janet Coombe, habitée comme elle du désir sauvage d’être libre. Elle a toujours lutté contre les façons de son milieu d’origine et désiré vivre avec l’absence de contrainte sociale d’un homme. Lorsqu’elle a découvert la Cornouailles, elle a dit : « Voici la liberté que je désirais, longtemps recherchée, mais encore inconnue. La liberté d’écrire, de marcher, d’errer. La liberté de gravir des collines, de tirer un bateau, d’être seule. » Dans l’imaginaire de ce roman, elle l’a fait. C’est ce qui lui donne sa puissance.

La Chaîne d’amour (The Loving Spirit — réédité aujourd’hui en français sous le titre L’Amour dans l’âme), 1931, Livre de poche 2014, 504 pages, €9,70, e-book Kindle €7,49

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Herbert Lieberman, La 8e case

Décédé en 2023 à 89 ans, cet écrivain américain à succès a erré entre roman policier et roman psychologique. La 8e case est psychologique. Il a pour décor les forêts des domaines de Nouvelle-Angleterre, à l’extrême nord-est des États-Unis, parsemées de monadnocks, des buttes résiduelles d’érosion. Le foncier est imprécis, d’où le métier d’arpenteur régional. Cet homme, vigoureux à force de sillonner les bois et les reliefs, connaît les cartes anciennes et le jargon des parchemins d’héritage ; il guide les nouveaux propriétaires pour connaître les limites de leur domaine.

C’est le cas du docteur Cage, qui vient d’acquérir le manoir de son grand-père décédé, flanqué d’un vaste domaine boisé. Il arpente avec Rogers, son aide de 20 ans Tom, et les propriétaires voisins, les repères fixés depuis des décennies. En tout, dix personnes dans les bois denses. Presque tous cousins cousines, mariés entre eux, sauf trois pièces rapportées. Tous se connaissent depuis l’enfance, y compris Cage, qui venait en vacances chez son grand-père.

« Direction est, 18 chaînes, 44 maillons jusqu’à un noyer et un tas de pierres », dit l’arpenteur Albert Rogers. Et Tom Putney l’assistant de répéter, avant de se rendre à l’endroit indiqué, suivi des autres pour vérifier. La journée est avancée et le domaine est vaste ; les frontières sont longues à mesurer. Les gens se lassent. Sybil Jamison, épouse du pleurard Freddy, drague ouvertement le jeune Tom aux hanches étroites et aux épaules larges ; elle le frôle, lui caresse brièvement l’entre-jambes. Le garçon est gêné et fuit ; il a été confié à Rogers à l’âge de 5 ans par l’Assistance publique et l’arpenteur lui apprend le métier comme un père. Mais Rogers, s’il a une grande mémoire, est un peu simplet et Tom ne retient guère. Les autres, outre Cage, célibataire dans la quarantaine, sont les Garvix, mari et femme, Léo et Gladys. Léo est nabot depuis l’enfance, ce qu’il compense par de la musculation et une arrogance sans limites, à la Trump ; Gladys a été jeté dans ses bras par sa mère pour son fric. Car Léo, sans faire d’études, a réussi et créé une entreprise qui va être introduite en bourse. Ollie Gelston et John Bayles sont les cousins de Leo Garvix et de Sybil Jamison, eux-mêmes propriétaires des domaines voisins.

En fin de journée, alors qu’ils devaient prendre le chemin du retour, Rogers se met à se balancer d’avant en arrière et à proférer des paroles incohérentes. C’est une attaque, dit le docteur, autrement dit un AVC. Il en a déjà eu plusieurs, avouera Tom, mais à chaque fois s’en est remis. Peu probable à plus de 80 ans, soupçonne le docteur Cage, mais il le garde pour lui. Car, finalement, personne du groupe ne sait où est la maison. Tom a toujours suivi, il ne se repère pas ; les autres se sont toujours laissé conduire par le personnel spécialisé, comme les riches qu’ils sont ; Cage n’est pas du pays et ne connaît pas cette forêt.

Retour à l’état sauvage. Prégnance des émotions sur la raison dans la panique et la propension à l’obéissance ; difficulté à surmonter les apparences trompeuses et les vérités dérangeantes que masque habituellement la vie sociale ; incapacité à observer le monde alentour, les aliments possibles, la cueillette de plantes comestibles, peut-être la chasse, l’eau à trouver, les couches à construire ; accepter le destin et faire avec… La petite société en vase clos dans la nature est livrée à elle-même et les tempéraments se révèlent, se heurtent, s’affirment par la force. Leo Garvix prend la tête, lui qui en a deux de moins que les autres. Rien que par sa force de conviction : « nous serons rentrés dans un quart d’heure » – quatre jours plus tard, toujours rien, à la Trump qui fanfaronne en matamore, grande gueule et petits bras. Mais les autres le « croient » et c’est ce qui est essentiel pour le moral.

Seuls deux résistent, l’un passivement, le docteur Cage, porté à privilégier la cohésion du groupe pour ne surtout pas se séparer, ce qui serait mortel ; le second activement, John, lorsqu’il décidera au quatrième jour de rompre tout net et de partir vers ce qu’il a la conviction d’être la bonne direction, en suivant la litanie des orientations et chiffres répétés inlassablement par un Rogers insane. Car Leo Garvix est un manipulateur – comme Trump là encore – mais le roman a été publié en 1973. Il marque le tempérament hâbleur du commercial yankee dont le Bouffon dealer est la caricature faite président.

Et puis Leo entreprend son coming-out out : j’veux voir qu’une tête ! Je suis le Chef ! John Bayles parti, certains – certaines surtout – sont prêts à le suivre, Gladys, Freddy, Sybil : pas question ! Après le décès (inévitable) de Rogers, Garvix a circonvenu le jeune Tom, influençable, et en est devenu le mentor ; il a tué un écureuil et Tom et lui sont les seuls à en manger, marquant l’écart entre les prédateurs et les passifs. Sur un geste de Leo, Tom va sortir son couteau et poignarder Gladys dans les fourrés, en fuite pour suivre John. Gladys est pourtant la femme de Leo, mais il détestait son mépris et « le Chef » a mis à profit cette circonstance dramatique pour l’éliminer. « Unis, nous triompherons. Divisés, nous échouerons… Compris ?… » Et tous de le suivre, il connaît le chemin – et là où il y a une volonté, il y a un chemin, dit Nietzsche.

Ce n’est pas écrit explicitement, mais le groupe va retrouver la maison, à un quart d’heure cette fois-ci, comme Leo l’avait dit. Tom a vu le clocher de l’église lorsqu’il est grimpé à un grand arbre. Au fond, Leo Garvix a toujours su où il était, ayant arpenté la forêt depuis trente ans avec Rogers ; il a manipulé les autres pour asseoir son pouvoir sur eux – comme Trump -, instillant de la peur, faisant miroiter une rédemption, lançant des flèches impitoyables sur les faiblesses des uns et des autres. Pour se venger de sa naboterie, du regard des gens, de son passé avec ses cousines. L’épilogue, retour à l’enfance, dit tout.

Un roman étrange, qui commence trop lentement avant de révéler enfin les êtres, et de finir en résolution d’énigme.

Herbert Lieberman, La 8e case (The Eighth Square), 1973, 10-18 1990, 382 pages, occasion 2,71

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Les romans d’Herbert Lieberman déjà chroniqués sur ce blog

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Keith Lowe, L’Europe barbare

La guerre mondiale est réputée terminée en Europe par la capitulation de l’Allemagne en 1945. Keith Lowe, historien anglais né en 1970, montre qu’il n’en est rien. Il s’intéresse à cette période oubliée qui suit juste la guerre, la fin des années 40. Il démontre, exemples à l’appui, que la politique a précédé la guerre et l’a poursuivie par d’autres moyens – avec la brutalité issue des combats et des massacres. Si la Première guerre mondiale a démantelé les empires et créé de nouveaux pays selon les nationalités, la Seconde guerre a épuré les minorités ethniques pour tenter de faire coïncider frontières et populations. La haine et la vengeance ont été les moteurs de cette période « sauvage » (le titre anglais est plus clair que le flou du titre français).

Quatre parties dans ce livre :

1. L’héritage de la guerre, qui montre les destructions matérielles et humaines, l’impact de l’absence des hommes et des pères, les déplacements et la famine, la destruction morale (la prostitution des enfants à Naples et à Berlin) – en bref, un paysage d’amoralité et de chaos.

2. Vengeance, c’est le maître mot, la soif de sang, la libération des camps, les travailleurs forcés, les prisonniers de guerre allemands à qui l’on fait subir des brimades revanchardes, l’Europe orientale livrée aux massacres d’Allemands de Poméranie, de Juifs et d’Ukrainiens par les Polonais, de Polonais par les Ukrainiens, la vengeance contre les femmes et les enfants (2 millions d’Allemandes violées), l’ennemi de l’intérieur.

3. Le nettoyage ethnique par la fuite des Juifs, jamais bienvenus où qu’ils aillent (sauf en Israël, et pas avant 1948 à cause des Anglais), les transferts forcés et intimidations des Polonais et Ukrainiens dans leurs nouvelles frontières issues de la guerre, l’expulsion des Allemands (pas moins de 11 millions), le microcosme de la Yougoslavie où Tito impose l’unité d’une main de fer… mais ne fait que mettre une chape qui explosera dès la chute du « communisme », aboutissant à la guerre ethnique entre Serbes, Croates, Bosniaques. C’est une époque de tolérance à l’Ouest, plus démocratique malgré la guerre, et d’intolérance à l’Est, poussé par Staline à imposer sa domination militaire, politique, économique, idéologique, culturelle, sociale.

4. La guerre civile, violente mais brève en France et en Italie lors de la Libération, implacable et durable en Grèce et dans les Pays baltes entre communistes et nationalistes, chacun soutenus par les grandes puissances, l’URSS de Staline et les États-Unis de Truman. La stratégie du salami pour assujettir les pays au soviétisme dans tous les pays de l’Est et l’exemple-type de « l’oiseau dans son nid » de la Roumanie.

Plusieurs leçons à tirer de cette fresque au galop, très documentée, et contée d’une voix fluide très agréable à lire.

La guerre brutalise les comportements, et ils subsistent une fois la paix revenue. « Dans certaines parties de l’Europe, où la population avait perdu toute confiance dans les institutions chargées de faire respecter l’ordre public, le recours à la vengeance a donné au moins le sentiment qu’une certaine forme de justice restait possible ; dans d’autres régions, des méthodes plus ou moins violentes étaient quelquefois considérées comme ayant des effets très positifs sur la société » p.294. Par exemple tondre les femmes qui s’étaient commises avec les Allemands (« la collaboration horizontale ») a canalisé la violence et a redonné aux hommes, battus et humiliés en 40, une fierté – même si se venger sur de plus faibles n’est pas moral.

La haine, la xénophobie, l’antisémitisme, n’ont pas été créés par les nazis mais Hitler a amplifié le phénomène qui existait dans les sociétés cosmopolites d’avant-guerre. Ces passions ont subsisté après la capitulation et jusqu’à aujourd’hui. Elles reprennent de la virulence dès que survient une crise économique, sociale ou politique, comme un virus tapis dans l’organisme social qui se manifeste dès qu’un affaiblissement a lieu. « Il y avait quantité de raisons de ne pas aimer son voisin au lendemain de la capitulation. Il pouvait être allemand, auquel cas tout le monde ou presque le vilipendait, où il avait collaboré avec les Allemands, ce qui était tout aussi répréhensible : l’essentiel des actes de vengeance visait ces deux groupes. Il pouvait croire dans le mauvais Dieu – un Dieu catholique où orthodoxe, musulman, juif, ou pas de Dieu du tout. Il pouvait appartenir à la mauvaise « race » ou nationalité : pendant le conflit, des Croates avaient massacré des Serbes, des Ukrainiens avaient tué des Polonais, des Hongrois avaient réprimé des Slovaques, et tout le monde ou presque avait persécuté les juifs. Il pouvait défendre les mauvaises convictions politiques : les fascistes comme les communistes ont été responsables d’innombrables atrocités d’un bout à l’autre du continent, et ont également été soumis à une répression brutale – ainsi d’ailleurs que tous ceux qui souscrivaient aux opinions comprises entre ces deux extrêmes. La simple diversité des griefs qui existaient en 1945 suffit à démontrer non seulement l’universalité de cette guerre, mais aussi l’inadéquation de notre mode de pensée traditionnel pour qui veut la comprendre » p.570. La race, la nationalité et l’idéologie importent plus que les territoires. Ce pourquoi Poutine se fout du Donbass (« c’est de la merde », aurait-il dit), ce qu’il veut est imposer son imperium à l’Ukraine comme il l’a fait à la Biélorussie.

La Russie de Poutine garde le grand exemple de l’URSS de Staline, son mentor. Il agit comme lui. « Lors d’une conversation avec l’adjoint de Tito, Milovan Djilas, il eut ce propos fameux selon lequel la Deuxième Guerre mondiale était différente des conflits du passé : « celui qui occupe un territoire y impose son système social. Tout le monde impose son système aussi loin que son armée peut avancer » p.530. Dès lors, inutile de croire que Poutine peut reculer en Ukraine et « rendre » les territoires « conquis ». Ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à vous est négociable ; c’est un autre adage de Staline.

L’attrait pour le « communisme » (initialement organisation sociale démocratique sans classe et sans État où les biens matériels sont équitablement répartis) est né de la haine amplifiée par la guerre. Avant de déchanter brutalement, une fois les méthodes staliniennes révélées. « La haine fut la clé des succès du communisme en Europe, comme l’attestent clairement d’innombrables documents pressant les militants du parti de s’en faire les chantres. Le communisme ne se bornait pas à profiter de l’animosité entre les Allemands les fascistes et les collaborateurs ; il se nourrissait aussi d’une répulsion inédite envers l’aristocratie et les classes moyennes, les propriétaires terriens et les koulaks. Plus tard, alors que le monde entrait peu à peu dans la guerre froide, ces passions se traduisirent sans difficulté en une autre répulsion, visant cette fois l’Amérique, le capitalisme et l’Ouest » p.574. Ce genre de passions pousse les naïfs et surtout les ignorants à « croire » que l’autoritarisme national est la voie du paradis, et à minimiser les effets secondaires que sont l’absence de toute liberté (d’expression, d’entreprise, d’innovation, de pensée). Le contraste entre les deux Allemagne et les deux Corée – à l’origine de mêmes peuples et moyens, est éclairant !

« La période de l’immédiat après-guerre est l’une des plus importantes de notre histoire récente : si la Deuxième Guerre mondiale a détruit le Vieux continent, ses lendemains ont été le chaos protéiforme à partir duquel la nouvelle Europe s’est constituée. Ce fut durant ces temps violents et vengeurs que nombre de nos espoirs, de nos aspirations, de nos préjugés et de nos ressentiments ont pris forme. Quiconque veut véritablement comprendre l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui doit d’abord se forger une compréhension de ce qui s’est passé durant cette période de genèse cruciale. Il ne sert à rien d’esquiver les thèmes difficiles ou sensibles, car ils composent les pierres sur lesquelles s’est édifiée l’Europe moderne. Ce n’est pas notre souvenir des péchés du passé qui suscite la haine, mais la manière dont nous nous les remémorons » p.587.

Un bon livre qui nous en apprend beaucoup sur les racines de notre présent et qui se dévore sans un moment d’ennui.

Prix anglais Hessell-Tiltman for History, Prix italien Cherasco History

Keith Lowe, L’Europe barbare 1945-1950 (Savage Continent – Europe in the Aftermath of World War II), 2012, Tempus (poche Perrin) 2015, illustré de 12 cartes, 705 pages, €12,00, e-book Kindle €12,99

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Henri Bosco, Le mas Théotime

Henri Bosco, mort en 1976, chantait la terre et la Provence, ce Lourmarin qu’il a habité à la fin de sa vie et où il est enterré. Lui qui a voyagé comme interprète et prof durant des années en Grèce, en Italie, en Serbie, au Maroc, il se sent de sa terre. Le Mas Théotime en est un hommage. La piété de l’errant à l’enraciné.

Pascal était un jeune garçon sauvage, fils unique comme l’auteur (ses quatre frères aînés étaient morts en bas âge). Il était de Sancergues, pays où cohabitaient les deux familles de sa mère et de son père, les Dérivat et les Métidieu. Il avait comme voisine Geneviève, une fillette à peu près de son âge, avec laquelle il jouait en ayant percé un trou dans la haie mitoyenne. Et puis, à 8 ans, lui avait pris un ton de sauvagerie qui l’avait fait s’éloigner. Il craignait d’aimer d’amour Geneviève, qui faisait la coquette et l’aimait bien aussi. Pourquoi ce refus d’aimer ? Cette rébellion de l’âme et du corps ? C’est un peu une énigme.

Pascal ne voulait pas être attaché à la vie médiocre de la reproduction familiale, se marier avec sa cousine, exploiter en commun sa terre, rester au ras du sol. Lui aspirait à la culture, à la connaissance des plantes, à quitter le giron familial et le village ancestral. « Théotime, que j’aime, s‘est attaché à moi, qui l’ai relevé de son sommeil. En dix ans de coexistence nous nous sommes mêlés tellement l’un à l’autre que quelquefois je me demande si j’ai vraiment une maison et une terre ou si, plus vraisemblablement, tout cela n’est pas le pays et le toit familier de ma vie secrète. Ainsi en moi c’est naturellement Théotime qui pense, qui aime, qui veut ; et je n’entreprends rien sans que ses lois imposent, peu ou prou, à ma volonté, leurs raisons, qui sont fortes et nobles, j’en conviens, mais dont s’accommode parfois difficilement la violence de mes désirs » p.234. Il a hérité le mas et les terres près de Puyloubier (à 20 km d’Aix-en-Provence) d’un grand-oncle qui portait ce nom.

Geneviève n’a pas cette placidité de tempérament. Elle a toujours été vivace, dansante à donner le tournis. Elle a donc fait la folle. Il l’a giflée à un mariage, à 12 ans ; l’a revue par hasard au pensionnat, à 15 ans. Elle s’est mariée, a divorcé, s’est remise avec un homme marié et père de famille, l’a épousé sur ses instances, puis l’a quitté, lassée. Brusquement, elle débarque au Mas Théotime, la terre qu’occupe Pascal tout seul, avec les Alibert ses métayers logés à quatre cents mètres. Elle vient se cacher de son ex, se ressourcer, elle est toujours amoureuse de son cousin Pascal. Qui l’est aussi mais résiste. Comme s’il ne pouvait accepter d’aimer à la fois une femme et la terre. Or il aime la terre, celle dont il a hérité, celle sur laquelle il vit, celle qu’il cultive et amende. « J’aime Théotime  ; mais Théotime tiens déjà à la montagne, par les racines, par les eaux, par la pierre dont on a bâti ses murailles. Théotime est un poste avancé des collines, et le lieu de rencontre où s’équilibre à leur sauvagerie l’aménité des premiers jardins et la forme des premiers blés. Son génie est aussi pastoral que l’agricole » p.415.

Il a de tout, Pascal, en véritable seigneur paysan, autarcique : des moutons pour la laine et le fromage, quelques vaches pour le lait et le beurre, un poulailler ; il cultive le blé et le maïs, fait pousser la vigne pour faire son vin, des oliviers pour l’huile pure, un verger pour les fruits, un potager… Ne manquent que les cochons – mais il y a les sangliers sauvages qu’il suffit de chasser. « Nous sommes les gens de ce lieu, les possesseurs héréditaires du quartier. Il est à moi, je suis à lui ; le sol et l’homme ne font qu’un, et le sang et la sève (…) Ils savaient simplement, de père en fils, que ces grands actes agricoles sont réglés par le passage des saisons ; et que les saisons relèvent de Dieu. En respectant leur majesté, ils se sont accordés à la pensée du monde, et ainsi ils ont été justes, religieux » p.423. Un rêve d’écolo, sans intrants, sans machines, avec seulement la force des bras et de la volonté, quelques chiens pour les bêtes et chevaux pour les labours et le foin. Sa philosophie n’est pas métaphysique mais terrienne : « Je tiens à ces variations du ciel, des eaux et de la terre par des liens mystérieux. Les mouvements qui les transforment me transforment aussi. Au ralentissement de mon sang alourdi par les fatigues de l’été, qui active ses fièvres, je pense que déjà s’accorde une langueur dans la sève des bois encore chauds. Ainsi tout se tient en ce petit monde des campagnes ; et c’est avec mon cœur que bat le cœur de la terre, suivant les hauts et les bas de l’année, le point saisonnier du soleil quand il se lève sur les crêtes, et la position des astres nocturnes » p.400.

Seule la médisance de la campagne peut lui faire de l’ombre. En particulier un lointain cousin Clodius, vieux solitaire qui occupe les terres voisines et voudrait le chasser. Une paix armée règne entre eux, faite de petits incidents ; ils s’observent.

Jusqu’à ce que déboule Geneviève, comme une folle dans un jeu de quilles. Elle est curieuse de tout, soucieuse d’aller là où l’on ne veut pas qu’elle aille. Pascal l’a avertie, mais elle y va quand même. Et Clodius l’attrape sur ses terres, l’emmène chez lui, et la menace. Pascal intervient et la délivre mais, dès lors, la paix précaire est rompue. Clodius croyait pouvoir user de Geneviève pour faire déguerpir Pascal, il en est pour ses frais. Le jeune homme (la trentaine) préfère la terre à la femme. D’autant que Geneviève est liée par le mariage.

D’ailleurs son mari second, qu’elle a quitté alors que lui a tout quitté pour elle, la cherche. Il survient lui aussi au Mas Théotime une nuit d’orage où il fait noir comme dans un four. Clodius qui se méfie de tous, lui tire dessus au fusil et le blesse ; comme l’homme est armé, il riposte au pistolet. Une seule balle, en plein cœur. Clodius est mort. Pascal, sans le savoir, l’accueille comme un colporteur égaré et le loge pour un jour ou deux au grenier. Il ignore tout de l’homme.

Les gendarmes enquêtent, le juge expédie les interrogatoires, le notaire ouvre le testament de Clodius : il donne tout à Pascal parce qu’il lui reconnaît le même amour de la terre que lui. Peu à peu, Pascal découvre la vérité, fait partir l’homme et laisse le choix à Geneviève, qui le suit. Il sera arrêté un peu plus tard mais s’évadera et partira outremer. Quant à Geneviève, elle se réfugie dans la religion, comme la tante Madeleine chez les Trinitaires de Marseille, avant de partir en Orient.

Pascal redevient solitaire sur sa terre. Mais Jean, le fils du métayer, se marie ; sa sœur Françoise se marierait bien aussi, elle aime Pascal. Pourquoi pas ?

Un roman paysan qui met en rapport l’homme avec la terre, à une époque où ils étaient encore proches – avant l’industrie. Nostalgiques ou précurseurs peuvent se retrouver dans ce roman ancien d’un humaniste du sud.

Prix Renaudot 1945

Henri Bosco, Le mas Théotime, 1945, Folio 1972, 448 pages, €9,90, e-book Kindle €9,49

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Alexandre Jardin, Le Petit Sauvage

Quatrième roman de l’auteur, publié à 27 ans, tissé de souvenirs personnels et de fantasmes d’enfance. Alexandre écrit sur Alexandre, mais son héros s’appelle Eiffel, descendant du Gustave de la tour. Il a dix ans de plus que l’auteur et s’interroge sur sa vie d’adulte. Il regrette le temps béni de l’enfance où tout était instant. Sa grand-mère, née Sauvage comme la grand-mère de l’auteur, appelle son petit-fils Alexandre « le Petit Sauvage », nom qui lui va bien tant il est primesautier, facétieux et constamment au présent. C’est son Petit Prince à lui, Jardin.

Adulte, Alexandre a réussi une entreprise de fabrication de serrures et s’est marié avec une belle Finlandaise qui ne veut pas d’enfant encore à 30 ans pour ne pas abîmer ses seins. Mais le jeune entrepreneur s’interroge : a-t-il réalisé ses possibles d’enfant ? Il s’est rangé, est devenu sage, conforme, formaté par Science Po comme l’auteur, s’est marié une première fois selon les normes sociales comme l’auteur. Mais est-il heureux ?

La rencontre sur le quai aux oiseaux à Paris du perroquet de son enfance, oiseau réputé vivre très longtemps, lui rappelle ce que son papa, mort d’un cancer, lui disait : « Le petit Sauvage, tu es un fou ! » Fou, il n’est pas demeuré. La folie est un excès selon les normes sociales, excès de sentiments, de passion, d’émotions. Elle est liée souvent à l’exaltation des hormones ou d’une gaieté de vie, comme on le dit d’un adolescent, d’un chiot ou d’un lièvre de mars. L’enfant est souvent « fou », comme les chevreaux (kids) ou les chatons qui jouent avec leur queue. C’est une griserie qui échappe à la raison, une exubérante irrationnelle mais vitale. Au fond, c’est l’expression de l’instinct de vie. Ce pourquoi Nietzsche fait du retour à l’état « d’enfant » l’ultime métamorphose de son processus d’homme surmonté.

Alexandre Jardin fait passer quelque chose de la philosophie de Nietzsche dans son roman. Son héros se remémore cet instant où, à 13 ans, ému par une belle femme, sa voisine de plus de trente ans, il s’est trouvé en slip et bandant comme un fou sur le bateau où ils étaient partis plonger. « Selon toute apparence, Fanny céda involontairement au penchant brutal qui l’entraîna. Bousculant sa honte, elle m’embrassa avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur ma personne. Quelle PIPE ! » p.40. Il lui en est resté reconnaissant. Il l’observait depuis une haute branche d’un arbre de son jardin, dans la propriété Mandragore sur les rives de la Méditerranée près de Nice, sans savoir que sa fille, de six ans plus jeune que lui, l’observait à son tour dans une branche de figuier de son propre jardin, follement amoureuse de ce garçon que sa mère emmenait nager.

Dès lors, Alexandre Eiffel quitte tout, épouse, usine, montre et costume pour s’exiler sur la Côte d’Azur et racheter la Mandragore, demeure de son enfance, devenue un hôtel pour bobos riches. Il ne veut plus, comme les adultes qui l’entourent, « se croire obligé » p.54. Il sort sa grand-mère Sauvage, dite Tout-Mama, de sa maison de retraite où elle végète et la réintroduit maîtresse de la maison, tandis que le vieux jardinier Célestin revient s’occuper du jardin. « ‘Je ne connais pas d’autre vérité que celle de mes désirs’, avait elle coutume de répéter » p.78. C’est cela l’état d’enfance et il lui obéit. « Est-on né pour mûrir si mûrir signifie se résigner à toutes les scléroses qui frappent les sentiments ? La véritable maturité n’est-elle pas de s’enfanter chaque jour ? Vive le mouvement ! » p.100. Il rend les clés de l’usine de serrures à son adjoint Louis et le charge de le faire divorcer. Puis il publie son annonce de décès pour rompre avec la vie sociale qu’il a menée jusqu’ici.

Fanny occupe toujours la maison voisine et sa fille Manon, volcanologue, est revenue pour les vacances. Elle ressemble tant à sa mère lorsqu’elle était jeune que l’Alexandre adulte en est émoustillé. Il ne réclame pas du sexe, mais simplement auprès d’elle les sensations qu’il avait lorsqu’il n’était pas encore pubère. C’est elle qui lui avoue son désir enfantin, puis le viole carrément, avant qu’ils ne s’accordent par le génital, puisque c’est ce que font les adultes avec leur âme d’enfant. Ils font l’amour toujours et partout, jamais rassasiés l’un de l’autre. Mais Manon doit se marier avec Bertrand, un médecin, et partir au Canada. Elle demande à Alexandre de choisir, mais lui n’a pas encore accompli sa métamorphose, il n’est pas sorti de sa chrysalide d’adulte engoncé dans les préjugés et les habitudes. Il lui faut un peu de temps.

Pour cela, accomplir la promesse qu’il avait faite enfant, avec quatre autres gamins de ses 12 ans à la pension : aller vivre en Robinson sur l’île Pommier, au large de la côte. Ses amis du Club des Crusoé l’ont lâché. L’un les a dénoncés enfant et a été exclu, un autre est mort, ne restent que Tintin et Philo, qui finissent par le rencontrer. Mais ils sont vieillis et rassis et ne désirent surtout pas quitter leur état d’adulte pour des enfantillages. Alexandre part donc seul et passe quatre mois sur l’île, en sauvage. Il y rencontre même Dieu en levant la tête dans l’ancien phare désaffecté. « Peu à peu je pris un timide plaisir à exister, à accueillir des sensations infimes, des états naissants, des commencements d’émotions, à me laisser charmer par ma seule présence, sans que cette douce jouissance n’eût rien de narcissique, et dans cette quiétude mes sensations se dilataient, ma conscience s’éveillait, je communiais avec la nature qui devenait une extension de moi-même… » p.172. Il a découvert l’état d’éveillé, en pleine conscience.

Il est rapatrié par une jeune fille qui va épouser le Christ en se faisant nonne, et qui passe son dernier jour civil à se baigner nue sur la plage de l’île déserte. Manon ne l’a pas attendu, elle s’est mariée. Lui va dès lors la poursuivre de ses assiduités pour la reconquérir, jusqu’à faire craquer le mariage tout neuf. La folle du logis – son imagination – va lui faire inventer mille tours, comme lorsqu’il était enfant : composer un parfum de femme, décorer sa future maison de couple improbable. La graphie du livre s’adapte d’ailleurs à cette fantaisie avec dessins, calligrammes, pages noircies.

Il est revenu mue accomplie. « Mon aventure n’avait de sens que si, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, je devenais un jour véritablement adulte » p.160. Il s’agit, une fois mué, de « ne pas perdre le secret du mouvement perpétuel » p.189. Être un enfant qui joue à l’adulte, c’est se garder frais et émerveillé comme aux premiers jours, prêt « à réenchanter le réel » p.230. Apte à tous les possibles, sans cesse adapté aux changements, capable de jeu plus que de je. Aux adultes de ne plus « tolérer plus longtemps d’être expropriés de leur vie, et d’eux-mêmes » p.230.

Las ! Son hérédité le rattrape. A 46 ans, comme le père l’auteur, Alexandre se trouve atteint du cancer, cette maladie de la modernité industrielle. Il va mourir, non sans avoir mis Manon enceinte. Il lègue à son futur enfant, mâle ou femelle, cette leçon : « Mon chéri, ma chérie, je t’en supplie, respecte ta singularité, soit intime avec toi, cultive tes DÉSIRS, non tes caprices, évite de conjuguer les verbes au futur ou au passé, n’écoute pas les aigris qui te conseilleront des compromis, reste digne de celui que tu seras à 5 ans, rebelle au diktat de la raison, folâtre peut-être, rieur sans doute, mène une vie qui te ressemble, et surtout n’oublie pas que la réalité ça n’existe pas, seule ta VISION compte » p.251.

La parution du roman a eu lieu en cette époque socialiste du début des années 1990, avec son cortège de scandales (Urba, sang contaminé, révélation du cancer Mitterrand), Bernard Tapie ministre et signature du traité de Maastricht. La « normalité » adulte ne faisait en effet guère envie. Le retour à la spontanéité de l’enfance n’apparaît pas comme une régression mais comme une renaissance. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un oui sacré. C‘est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde », Nietzsche.

Ainsi parlait Zarathoustra.

Alexandre Jardin, Le petit Sauvage, 1992, Folio 2003, 251 pages, €7,80

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Plein soleil de René Clément

Alain Delon en héros solitaire, self-made man qui, par imitation, veut prendre la place du gosse de riche oisif et incapable. Tom Ripley (Alain Delon) est un jeune homme pauvre mais intelligent – un véritable pionnier américain. Mandaté par le père de Philippe Greenleaf pour ramener son fils noceur (Maurice Ronet) à San Francisco, Tom se coule dans le rôle du copain à tout faire, cuisinier, homme de chambre, confident, souffre-douleur. Philippe, qui se sait minable, adore humilier celui qu’il considère inférieur. Par sa naissance et son argent, il a le pouvoir sur les autres et en use comme de jouets pour son bon plaisir.

Adapté du roman de Patricia Highsmith publié en 1955, Monsieur Ripley, René Clément épure l’intrigue et donne une fin différente, pour en faire un film où Tom est jaloux de Philippe au point de lui prendre non seulement son identité, mais aussi sa fiancée. C’est seulement le destin qui brisera ce rêve tout près d’aboutir.

Si Tom avait payé les 500 000 lires restantes pour l’achat du bateau, il aurait peut-être coulé des jours heureux. Philippe était en effet propriétaire d’un cotre racé de 18 m fabriqué au Danemark en 1940 pour le roi du Danemark et offert à Eva Braun, la petite-amie d’Hitler. Mais Tom n’aime pas la mer, il craint l’eau. S’il apprend avec Philippe à hisser les voiles, barrer et tenir un cap, le bateau n’est pas sa tasse de thé. Lorsque Philippe, par caprice après un coup de barre malheureux de Tom, le jette à demi-nu dans la yole attachée à l’arrière du bateau, que le filin se rompt et que Tom est laissé au large un long moment avant que Philippe et sa fiancée Marge (Marie Laforêt) ne s’en aperçoivent, Tom est déshydraté et brûlé par le soleil. Le bel animal, concurrent de Philippe, est dompté.

C’est à ce moment que Tom, s’apercevant que Philippe n’a nulle intention de revenir en Amérique avec lui, décide de le tuer. Le père de Tom ne lui donnera pas les 5 000 $ promis, mais c’est moins l’argent qui l’intéresse (dans le film) que Marge. Celle-ci prépare un livre sur Fra Angelico et Philippe s’en fout. Il ne s’intéresse pas à ce qu’elle fait, ni à ce quelle est, il déclare seulement qu’il « l’aime ». Mais il n’existe pas d’amour en soi (contrairement à la niaiserie platonico-chrétienne dans laquelle se complaisent les midinettes) : il n’existe que des preuves d’amour. Parce qu’il discute entre garçons avec Tom, et que Marge l’interrompt pour qu’il lui prête attention, Philippe l’enfant gâté soupe-au-lait se fâche. Il empoigne tous les papiers d’études de Marge et les jette par-dessus bord. C’en est trop pour la fiancée : elle se fait débarquer.

Philippe regrette, mais seulement de ne pas maîtriser la situation. Aime-t-il vraiment Marge ? la poupée sexuelle qu’elle représente ? ou l’image de « l’Hâmour » qu’il s’en fait ? « Je comprends que vous aimez un Philippe qui n’existe pas », dira Tom à Marge. A l’inverse, Tom est attentif à la personne ; il a du sentiment pour Marge, jusqu’à l’amour au final. Lorsqu’ils sont tous les deux, les grands gamins se défient au poker. Philippe payera Tom s’il joue à quitte ou double la montre que le père de Philippe lui a donné. Ainsi, il sera défrayé de sa mission car Philippe ne veut pas retourner à San Francisco et continuer le farniente et la bella vita de la jeunesse dorée. Il a surpris Tom à endosser ses vêtements et à imiter sa voix devant la glace ; il se demande si leur complicité garçonnière irait jusqu’à devenir lui, en miroir. Tom lui avoue cyniquement que oui : il lui suffirait de le tuer, d’imiter sa signature, d’écrire sa correspondance avec sa machine à écrire portative et de falsifier son passeport.

Philippe en est bluffé ; il perd volontairement en trichant pour payer Tom et s’en débarrasser, mais celui-ci s’en aperçoit. Philippe le défie et Tom lui plante froidement un couteau de marin dans le cœur, celui-là même avec lequel il a coupé le saucisson de son en-cas. D’ailleurs à chaque fois qu’il tue, en vrai prédateur, cela lui donne faim. Il l’enveloppe ensuite dans des cordages et, mauvais marin, au lieu de stopper le bateau en affalant les voiles pour avoir le temps de tout préparer, envoie le cadavre de Philippe lesté d’une ancre et tout ficelé à la mer. Il revient alors à terre, rejoint le quai comme maladroitement, en le cognant un peu, puis décide de s’en débarrasser. Mais cela prend du temps.

Juste assez de temps pour réaliser son plan : faire croire que Philippe s’isole après sa rupture avec Marge, lui faire écrire plusieurs lettres puis un testament à la machine ; vider le compte en banque en imitant sa signature après s’être entraîné au mur avec un projecteur ; prendre des chambres d’hôtel et un appartement. Malheureusement, le hasard vient mettre son grain de sable. Freddy (Billy Kearns), l’ami lourdaud et riche de Philippe, a obtenu son adresse par l’agence de bateaux et débarque à l’appartement que loue Tom sous le nom de Philippe. Il n’a jamais apprécié Tom, qui n’est pas de leur milieu, et se méfie de lui qui prend trop à son gré les vêtements et les manières de Philippe. Par un quiproquo de la concierge, Tom est obligé de tuer Freddy, et de se débarrasser de son corps dans la campagne.

C’est alors que la police ouvre une enquête et remonte la piste. Tom est interrogé, mais fait semblant d’avoir été absent de Rome et de rentrer le lendemain. Il revoit Marge, qui boude dans son coin, et fait « mourir » Philippe en signant un testament envoyé par avion à ses parents depuis Mongibello, et un mot pour laisser les liasses de lires en liquide à Marge. Cela fonctionne et Marge, qui sait maintenant que Philippe n’est plus, répond aux avances de Tom. Ils sortent ensemble et vont même se baigner. Tom a enfin réussi ; en plein soleil sur la plage, un verre à la main, il n’a jamais été aussi heureux.

Puis Marge est appelée pour la vente du bateau, que les chantiers navals sortent de l’eau… Et tout est remis en question.

Un thriller psychologique impeccablement mené, avec un héros attirant, souple comme un félin, fascinant de cynisme et d’un appétit de vivre à la James Dean. Bien meilleur à mon avis que la copie américaine 1999 d’Anthony Minghella qui tire Tom du côté de l’homosexualité avec un Matt Damon au torse de dieu grec, alors que René Clément en fait un enfant d’après-guerre, amoral aux dents longues. Guido di Pietro, dit Fra Angelico, le pauvre absolu qui use d’une lumière très forte qui annule les ombres, est le peintre des anges : Alain Delon en est un d’apparence, ce pourquoi il séduit Marge dans la fiction, avant Romy Schneider dans la réalité, petite-amie de Freddy dans le film.

Une ambiguïté qui trouble : jusqu’où une ambition de pauvre peut-elle aller lorsque le riche la provoque ? Le strip-tease dans la cabine au moment où il ôte sa chemise pour monter sur le pont torse nu est un grand moment de rivalité mimétique. Philippe comme Marge regardent sa sauvage beauté sensuelle. Alain Delon, 24 ans, domine le casting. Maurice Ronet et surtout Marie Laforêt (pourtant au beau visage) apparaissent bien pâles, mal fagotés dans leurs corps, en comparaison avec la bête jeune et souple au charme magnétique. Eux jouent alors que lui vit ; ils sont comédiens et lui acteur.

Pour l’anecdote, j’ai noté une petite ressemblance du visage d’Alain Delon dans les premières scènes avec celui d’Emmanuel Macron en 2017.

DVD Plein soleil, René Clément, 1960, avec‎ Alain Delon, Marie Laforêt, Maurice Ronet, Elvire Popesco, Erno Crisa, StudioCanal 2013 remastérisé, 1h53, €12,84

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Les romans Ripley de Patricia Highsmith sur ce blog

Le talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella, 1999, avec Matt Damon

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La science ne sauve pas du nihilisme, dit Nietzsche

Le vieux magicien a chanté son poème au chapitre précédent, et « seul le consciencieux de l’esprit ne s’était pas laissé prendre. » Lui n’est pas pour le mythe ni l’illusion du sorcier, mais pour l’esprit libre et pour la science.

« Vieux démon mélancolique, dit-il, ta plainte contient un appeau, tu ressembles à ceux qui par leur éloge de la chasteté invite secrètement à des voluptés ! » Et ils sont nombreux, les faux-vertueux, les hypocrites, les Tartuffe qui chantent « cachez ce sein que je ne saurais voir » tout en lorgnant sur la poitrine innocente offerte à leurs yeux impudiques. Le débat se poursuit entre le vieux magicien et l’homme consciencieux, entre le sorcier et le savant. «Ô âmes libres, dit ce dernier, où dont s’en est allée votre liberté ? Il me semble presque que vous ressemblez à ceux qui ont longtemps regardé danser des filles nues : vos âmes même se mettent à danser ! » Il oppose par là le désir à la raison, tout comme le président Macron contre Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon. Mais la raison peut-elle l’emporter seule ? Sans désir de raison ? Sans passion d’analyse et de jugement ? Sans volonté positive ?

Séduire les sens ne suffit pas. L’homme consciencieux « cherche plus de certitude » ; les tenants du magicien « plus d’incertitude ». Aucun des deux n’opère la synthèse que fit Rabelais reprenant Salomon et qui est la bonne : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Les partisans du chaos adorent « plus de frissons, plus de dangers, plus de tremblements de terre ». Ils ont « envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m’inspire plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes ». Les séducteurs « ne sont pas ceux qui vous conduisent hors du danger » mais « ceux qui vous égarent, qui vous éloignent de tous les chemins ». Ensorceler permet d’égarer, et égarer permet de conduire le troupeau désorienté là où l’on veut qu’il aille. Tous les tyrans le savent (ainsi ont fait Lénine et Hitler).

Engendrer la peur pour mieux contrôler les masses, tel la peur du loup pour le troupeau moutonnier – voilà la stratégie du chaos des Le Pen/Zemmour/Bardella (avec l’immigration) et du Mélenchon (avec son agitation antisioniste et anticapitaliste – en amalgamant les deux, comme il se doit). L’homme consciencieux analyse : « Car la crainte, c’est le sentiment inné et primordial de l’homme ; par la crainte s’explique toute chose, le péché originel et la vertu originelle. Ma vertu, elle aussi, est née de la crainte, elle s’appelle : science. »

Mais Zarathoustra, qui rentre et a entendu, rit de ce débat et des derniers arguments. Il remet « la vérité à l’endroit » (comme Marx le fit de la dialectique de Hegel). Pour lui, Zarathoustra, « la crainte est notre exception. Mais le courage, le goût de l’aventure et la joie de l’incertitude, de ce qui n’a pas encore été hasardé – le courage, voilà ce qui me semble toute l’histoire primitive de l’homme. » Il renverse la preuve par l’affirmation de la volonté vitale : ce n’est pas craindre qui est premier, mais vivre (survivre, vivre mieux, vivre plus).

« Ce courage, enfin affiné, enfin spiritualisé, ce courage humain, avec les ailes de l’aigle et la ruse du serpent » est ce qui importe aujourd’hui que les religions (y compris séculières comme le communisme ou le nationalisme) sont vues comme elles sont : des illusions qui enchaînent. Plutôt louer l’énergie vitale que de craindre la mort – voilà qui est vivre. Camus ne disait pas autre chose lorsqu’il « imaginait Sisyphe heureux. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Dead Man de Jim Jarmusch

Un jeune homme qui n’a plus de famille, William Blake (Johnny Depp), part de Cleveland au sud du lac Érié pour aller au bout du chemin de fer de l’Ouest, symbole du rêve américain. Il se rend à la station terminus de Machine, ou une aciérie lui a envoyé une lettre d’embauche comme comptable. Les paysages se font de plus en plus arides, rocheux, morts, et des carcasses d’animaux et des crânes humains parsèment les environs de la voie. Des trappeurs fous tirent même du train sur des bisons qui passent, signe que le convoi quitte toute civilisation. Le train de l’Ouest remonte le temps, de la civilisation industrielle et cultivée à la sauvagerie des coureurs des bois où l’homme est un loup pour l’homme.

Le temps de régler ses affaires et de faire le voyage en train, deux mois ont passé. Ce pourquoi, lorsqu’il se présente, tout le monde s’esclaffe. Il insiste pour voir le patron, Mister Dickinson (Robert Mitchum), mais celui-ci le renvoie, impérieux et hautain. Dès lors, Blake est perdu dans cet Ouest sans règles, où un cow-boy se fait sucer dans la rue, pistolet à la main contre qui y verrait offense. Rejeté par la société normale, le jeune homme fait la connaissance d’une fille facile poussée dans la boue hors du saloon par un nomme éméché. Il la reconduit chez elle et elle couche avec lui. C’est à ce moment que surgit son ancien amant, qui regrette de s’être disputé avec elle et de l’avoir quittée. Elle lui dit qu’au fond elle ne l’a jamais aimé, ce pourquoi il sort un pistolet et tire, blessant William Blake mais surtout tuant la donzelle. Effrayé, réagissant par réflexe devant la mort en face, le jeune homme saisit le pistolet sous l’oreiller et riposte, ratant deux fois sa cible faute d’avoir ses lunettes sur le nez, avant de percer par chance son adversaire en plein cœur. Lui qui n’avait jamais touché une arme, il a tué pour la première fois.

Il s’enfuit très vite par la fenêtre à demi-habillé, vole le cheval pinto du fiancé, et s’enfonce dans le veld. Évanoui, il est réveillé par un Indien solitaire qui tente d’extraire la balle fichée dans son épaule gauche. Il lui apprend qu’il est métis de deux tribus différentes, donc d’aucune, ce pourquoi il s’appelle Personne (Nobody) ou ‘parle fort pour ne rien dire’ (Gary Farmer). Il a été enlevé enfant par des hommes blancs qui lui ont fait traverser l’Atlantique pour l’exhiber en Angleterre et en Europe, où il a eu l’astuce d’imiter les Blancs et de s’instruire. Adulte, il a retraversé la mer pour revenir chez lui. Les deux solitaires lient une certaine amitié, l’Indien initiant le Blanc à la vie sauvage et aux relations brutales de l’Ouest. Il le prend pour le peintre poète anglais pré-romantique qu’il a lu en Europe (1757-1827), citant même un poème : « Certains naissent pour le délice exquis, certains pour la nuit infinie » (Auguries of Innocence).

Pendant ce temps, le vieux Dickinson a mandaté trois tueurs chasseurs de primes pour se venger de celui qui a tué son fils et sa fiancée. Cole Wilson (Lance Henriksen), Conway Twill (Michael Wincott) et Johnny « The Kid » Pickett (Eugene Byrd) ont chacun une réputation redoutable, Cole ayant « baisé et tué ses parents – oui, les deux – avant de les faire cuire et de les manger » (dixit Conway), Conway ayant prouvé son professionnalisme de tueur à gage, tandis que l’adolescent noir Pickett « compte plus de tués à son actif qu’il n’a encore d’années » (dixit Dickinson). Mais les trois paraissent assez peu sûrs au vieux pour qu’il offre en plus une prime publique par affichage ; il veut (wanted) William Blake « dead or alive », mort ou vif. L’humour montre la prime qui augmente à mesure des morts, passant de 500 à 2000 $.

Tous les tués par balles vont dès lors être attribués à William Blake. Le jeune blanc-bec qui n’avait jamais touché un revolver jusqu’à sa rencontre avec Dickinson, a désormais la réputation d’un tueur sans pitié. Le film montre tout son humour noir, caricaturant l’Ouest mythique avec ses chasseurs de primes, ses affiches de recherche, les balles qui partent le plus souvent par accident, ou les gens qui s’entre-tuent en avant même d’avoir Blake au bout de leur fusil. Ce sont deux Marshall qui observent les traces plutôt que d’observer l’homme qui vient vers eux, les trois tueurs professionnels qui se mettent une balle dans la peau professionnellement par derrière, le dernier mangeant l’avant-dernier, selon sa réputation dans l’Ouest, ou trois homos qui veulent se farcir un « Philistin » comme il est soi-disant autorisé dans l’Ancien Testament, dont Iggy Pop déguisé en gouvernante. Il est vrai que la jeunesse imberbe et les longs cheveux de William Blake lui donnent un air féminin qui excite la sexualité des bravaches de l’Ouest réduits aux putes des saloons, lorsqu’ils sont en fonds, ce qui n’arrive pas souvent. Cole, le plus méchant des tueurs pro engagé par le patron de l’aciérie de Machine, va même jusqu’à singer le coït en détachant les syllabes de son nom : dick-in-son, autrement dit en anglais ‘bite en fils’, ou acte pédocriminel. C’est assez cocasse. L’Ouest révèle son lot de tarés, d’hallucinés, de psychopathes, bien loin de l’image d’Épinal qu’Hollywood en a faite.

L’errance se poursuit, comme un voyage sans retour, un chemin vers la mort. Car William Blake, pris pour le poète anglais par l’Indien faux savant qui l’accompagne, est un mort en sursis, a Dead Man. En prenant une autre balle dans l’épaule gauche, par derrière suivant le fameux courage de l’Ouest, il descend son adversaire à 30 m d’un seul coup de Winchester. Il a pris l’habitude. Son ami indien le hissera dans un canot qui descendre la rivière jusqu’au village de la tribu ou une cérémonie lui sera assurée, un enterrement à la viking. Le corps encore vivant mais pour peu de temps sera placé dans un canoë sur des branches de cèdre, poussé vers le large et la fin de toutes choses. Mais pas sans avoir encore tué deux fois sans toucher un fusil, Cole ayant enfin rattrapé les fuyards et tirant dans sa direction, tandis que l’Indien le descend et que lui riposte dans le même temps, ce qui fait deux morts de plus ajoutés à la réputation dans l’ouest du hors-la-loi William Blake.

Les riffs de guitare électrique de Neil Young font beaucoup pour l’atmosphère du film durant l’errance, cette lente élévation des esprits vers l’infini et l’éternité, l’accomplissement du destin de chacun. Un acteur envoûtant, une histoire étrange et l’ironie du sort, font de ce long film (plus de deux heures) un périple dans l’Ouest mythique en noir et blanc.

DVD Dead Man, Jim Jarmusch, 1995, avec Johnny Depp, Gary Farmer, Lance Henriksen, Michael Wincott, Robert Mitchum, BAC films 2008, 2h14, €11,90

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Colette, Nudité

Un titre à faire bondir les puritains qui serrent les fesses devant tant d’immoralité. Mais Colette y tenait ; tout comme elle tenait à publier ce petit livre en 1943, en plein pétainisme triomphant – mais prudemment en Belgique. La censure nazie n’y voyait rien d’immoral, le catholicisme régressif pétainiste si.

Issu de deux articles parus dans Paris-Soir en 1938 et 39, Nudité parle des femmes de revues. Dont Colette a été, à la Belle époque. Une revue de 1935, qu’elle transpose en 1940 par la fiction, ravive ses souvenirs. A 70 ans, elle ressent plus qu’auparavant son goût du corps humain jeune, sans défaut, en pleine énergie vitale. Une passion très nietzschéenne que ne peuvent comprendre les coincés malingres des religions du Livre.

Elle aime les corps nus, dans leur natureté, leur vénusté lorsqu’il s’agit des femmes. Elle a chanté Bertrand, son jeune amant de 17 ans, sous les traits de Chéri et de Phil, le garçon de 16 ans du Blé en herbe. Elle y a fait allusion souvent dans ses romans sur le couple. Mais c’est la femme qu’elle aime esthétiquement, bien que l’érotisme ne soit jamais absent du goût que l’on peut avoir des êtres.

Pourquoi la femme ? Parce qu’elle se montre tout en courbes, en rondeurs, en ondoiement lorsqu’elle marche ou qu’elle danse. L’homme est plus carré, plus ferme, plus direct. Il est émouvant lorsqu’il est très jeune, à peine sorti de l’androgyne, mais quitte la douceur lorsqu’il prend de la maturité. Colette préfère les Vénus musclées, l’harmonieuse liberté de la charpente solide et de la chair gracieuse, les seins bien pommés sans être « jaune d’œuf sur son plat ni méduse échouée », comme elle dit joliment, un arrière-train bien accroché et pas « de petites fesses d’écolier, carrées de la base ».

Dehors, il neigeait, commence-t-elle, avant le spectacle des filles nues des Folies-Bergère. Contraste de la nature hostile et glacée à l’extérieur, et de la chaude humanité des corps livrés tels qu’en eux-mêmes à l’intérieur. Le nu est civilisation et non sauvagerie, semble dire Colette au rebours des idéologies de son temps, notamment du catholicisme moisi sous Pétain. Pas de grivoiserie : « La nudité intégrale n’appelle pas la frénésie. A sa vue, les visages de s’avilissent pas ».

Bien plus pornographique est cet Américain qui se pavane avec un mannequin de cire grandeur nature, de femme parfaite. Monsieur Lester Gaba (qui n’est pas resté dans les mémoires) l’emmène même au restaurant comme si elle était sa femme, cet objet fabriqué à qui il prête une fausse vie comme le Golem. Est-ce aimer la beauté que d’aduler un objet ? Le Veau d’or est-il préférable à la femme de chair bien réelle ? « Seul l’art assainit l’œuvre consacrée à la ressemblance. On cite peu de chefs-d’œuvre maléfiques ». Et nul n’est inconvenant face à la Vénus de Milo et autres statues antiques. En revanche, la sorcellerie pique des poupées de cire.

La nudité peut parfois blesser la pudeur, concède Colette. Elle cite l’exemple de ce jeune couple, dont elle a fait un exemple dans La Chatte, où le jeune mari plus entreprenant dit à sa toute jeune femme qu’il n’est pas inconvenant de se montrer nue à lui dans la chambre, ni de dormir nu ensemble. Mais celle-ci se débonde d’un coup de sa pruderie inculquée par l’éducation et déambule désormais toute nue dans l’appartement, comme il sera de bon ton dans les années post-68. Là, cela va au-delà de la légitime nature des relations entre mari et femme, avoue le jeune homme. « Un peu de tenue, bon Dieu… », dit-il à Colette. En effet, raisonne-t-elle, l’âge venant, le spectacle de la nudité de la compagne ou du compagnon se fait moins agréable – il faut y songer.

Évidemment, ce texte n’est pas réédité, pas même en e-book – puritanisme yankee Amazon oblige. Vous ne le trouverez commodément que dans la Pléiade, au tome 4 et dernier des Œuvres.

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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Délivrance de John Boorman

Un film post-68 fascinant : il révèle la nature et les instincts dans un monde des années soixante qui en avait perdu l’habitude et le goût. Quatre amis de la classe moyenne d’Atlanta décident le week-end, sous la direction du leader Lewis (Burt Reynolds), de descendre pour la dernière fois une rivière de Géorgie qui va bientôt être barrée pour en faire encore plus d’électricité pour les climatiseurs, dit l’un d’eux. Plus de nature, la civilisation d’abord. D’où le voyage dans le passé de l’Amérique, afin de retrouver la fraîcheur et la passion des pionniers.

Sauf que la vie aventureuse de découvreur est rude, et pas vraiment civilisée. Il faut savoir quitter les conventions, le droit et l’humanisme pour survivre dans la nature sauvage. Les quatre hommes vont le découvrir brutalement. Le virilisme de Lewis, beau macho velu et musclé en combinaison dépoitraillée, tireur à l’arc hors pair et leader incontesté, se voit remis à sa place par les circonstances. Les autres aussi, à commencer par Drew (Ronny Cox), bon père, bon époux, citoyen exemplaire soucieux des lois, et Bobby (Ned Beatty), jouisseur et primaire, qui ne sait pas dissimuler. Reste Ed (Jon Voight), suiveur et suceur de pipe compulsif, qui va se révéler endurant et courageux. Si sa main tremble lorsqu’il veut tuer un daim, il n’hésite pas face à un ennemi. La délivrance est celle de l’accouchement : chacun d’eux deviendra ce qu’il est – au fond de lui, sous le vernis du civilisé.

Car les quatre pénètrent une région sauvage, à peine atteinte par la civilisation, où les êtres humains sont isolés et se reproduisent entre eux. Le thème du dégénéré ne cessera pas dans le cinéma américain, Massacre à la tronçonneuse en donnera une illustration. Loin des autres, l’humain se ravale au rang de bête. La première séquence donne le ton, Drew improvise à la guitare, imité par un gamin autiste (Billy Redden) qui l’imite puis le défie au banjo. Mais l’autisme est bien le thème du film : deux univers qui ne s’interpénètrent pas : la civilisation et la nature, les urbains et les bouseux.

Les quatre payent deux frères du coin, qui bidouillent la mécanique, pour reconduire leurs voitures à l’arrivée, puis remontent avec eux la rivière en gros 4×4 avant de décharger les deux canoës. Ils partent, campent à la belle étoile, chassent le poisson à l’arc au bord de l’eau. Mais cette écologie est étouffante : la nuit bruit de dangers, l’humidité pénètre les os, le feu attire les prédateurs. Nul n’est en sécurité. L’idéalisme du naturel rencontre la réalité : a quête initiatique est brutale et violente.

Dès le jour suivant, Ed et Bobby accostent et sont pris à partie par deux dégénérés du coin, dont l’un est armé d’un fusil. Devant la menace, ils se soumettent, ne pouvant croire qu’en pays de droit on s’en prenne sans raison à eux. Ils ont tort. Ed sera attaché serré au cou avec sa propre ceinture, sa poitrine dénudée pour y tracer un sillon sanglant avant la suite ; sa pipe jetée laisse augurer du sort qu’il connaîtra. Bobby sera carrément dénudé et violé, son corps de grosse truie attirant par son rose imberbe et rappelant probablement à l’homme des collines ses premières expériences sexuelles avec les cochons. Celui qui tient le fusil rigole bêtement, laissant apparaître un râtelier pourri. Il voudra son plaisir par la bouche d’Ed, le suceur de pipe. Tout est montré brut (scènes censurées dans plusieurs pays, dont la Norvège luthérienne et le Brésil trop catholique), bien que le viol soit hors champ, ponctué seulement par les cris de truies que l’agresseur pousse et pousse sa victime à imiter. L’homo-érotisme soft des quatre gars en canoë contraste avec l’homosexualité hard des deux chasseurs dégénérés : nature et civilisation.

Lewis intervient avec son arc et sa main ne tremble pas lorsqu’il embroche silencieusement le violeur. L’autre s’enfuit et Ed, qui a pris son fusil, n’ose pas lui tirer dessus. Dommage pour lui, il devra l’expier ultérieurement. La nature étant impitoyable, qui ne tue pas est tué. Aucun sentiment ne joue lorsqu’il s’agit de sa vie. Quant à la morale, elle est celle de l’Ancien testament, favori des protestants yankees : œil pour œil, dent pour dent. Ce pourquoi les interminables palabres de conscience après la mort du violeur sont difficiles à suivre aujourd’hui, après les attentats et les émeutes de banlieue. Le droit, c’est bien – quand on le fait respecter. Dans les zones libres, la nature sauvage ou la sauvagerie des banlieues, le non-droit règne, autrement dit la loi du plus fort ou du plus rusé.

Le cadavre enterré – avec son fusil, malgré le danger possible des autres – les canoës repris, les compères se retrouvent non seulement dans les rapides, mais aussi sous le feu du dégénéré survivant. Il les suit du haut des falaises. Lewis dit qu’il a entendu un coup de feu, les autres non, mais Drew le légaliste borné plonge dans les ondes et, comme il a voulu ne pas porter le gilet – pourtant exigé par la loi – il crève. Bobby qui était avec lui ne peut maîtriser le canoë et l’autre vient le percuter, ce qui casse le premier et renverse le second. Ballottés par les rapides et cognés sur les rochers, Lewis en a la jambe cassée, il n’est plus bon à rien qu’à souffrir (en expiation « morale » selon la Bible yankee) et les deux autres qu’à se dépatouiller. Bobby se révèle, ses yeux se sont dessillés, il admet que c’est eux ou lui. L’adversaire est sur les sommets, il faut aller le chercher, ceux qui sont dans la rivière sont trop vulnérables à ses balles.

Ed se dévoue, escalade la falaise avec l’arc et les flèches, dans certaines attitudes irréalistes parfois, qu’on sent outrées dans un décor truqué pour la caméra. Mais il parvient au sommet, s’endort et, à son réveil, voit le bouseux pas très loin, tenant son fusil braqué sur la rivière. Il prend son arc, enclenche une flèche, bande la corde… et tremble comme devant la biche. Mais, cette fois, comme l’autre l’a vu et épaule son fusil, il tire sa flèche. C’est là que se situe le meilleur suspense du film, je ne peux en dire plus. L’a-t-il atteint ? L’autre s’avance…

Durant tout le week-end de canoë récréatif dans la nature sauvage, ce ne sont qu’erreurs, mensonges, lâcheté ou brutalité (son pendant ?) et, au fond, la panique. L’être humain urbain n’est plus habitué à la nature, ni aux hommes des bois. Ceux-ci ne sont pas de « bons sauvages » à la Rousseau (Sandrine comme Jean-Jacques), mais des bêtes humaines avilies par leur solitude. Chacun se révèle. Lewis le macho est impuissant, Bobby le cochon rose jouisseur se rend compte du prix à payer pour jouir, Drew y laisse sa peau par (mauvaise) conscience, et Ed est condamné à avoir tué, à n’avoir pas su protéger Bobby, à n’avoir pas su convaincre Drew de porter son gilet, à mentir à l’inévitable shérif.

Guerre du Vietnam qui s’enlise et Watergate qui remet en question les institutions américaines, l’an 1972 n’est pas rose. Il y aura bientôt la réaction Rambo (1972 pour le roman de David Morrel mais 1982 pour le film), cependant Délivrance est le premier à revenir aux sources pionnières du pays : la conquête de la nature et des sauvages. La dernière frontière de la rivière encore inviolée les tente, les bouseux de la montagne les font rire, mais la nature comme les dégénérés se referment sur eux. A eux de survivre. Le héros n’est pas celui qui en prend l’uniforme et la gueule ; nul n’est civilisé au fond de lui et la nature comme l’adversité le lui révèle ; la violence est inhérente à l’homme. L’insouciance n’est plus de mise.

DVD Délivrance (Deliverance), John Boorman, 1972, avec Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty, Ronny Cox, Billy McKinney, Warner Bors Entertainment France 2000, 1h50, €8,20 Blu-ray €19,75

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Crin-blanc d’Albert Lamorisse

Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un beau gamin pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 minutes), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 70 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le garçon est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

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Eric Collier, La rivière des castors

Éric et Lilian, en 1931, vont s’installer en couple dans la zone sauvage de Meldrum Creek, à 100 miles au nord de Vancouver en Colombie Britannique. Éric est anglais de Northampton et a quitté l’ancien monde à 17 ans parce que plus attiré par les buissons que par l’école. De ces deux frères aînés, l’un sera tué en 1918 sur la Somme ; Eric était trop jeune pour la guerre. Il se marie en 1928 avec Lilian, une quart d’indienne dont la grand-mère a vécu là, puis naîtra en juillet 1929 leur fils unique Veasy Eric Collier. Lilian ayant eu un accident de hanche lorsqu’elle était enfant ne peut avoir d’autre bébé. C’est dommage car Éric sait très bien élever les gamins.

Durant 21 ans, ils restent à trois dans la nature, laissant le gamin découvrir tout seul ce qui se fait et ce qui est dangereux. Il est observateur, curieux et sans peur. Il apprend au contact de son père et de la nature, tandis que sa mère lui fait la classe. Éric décédera en 1966, cinq ans après avoir écrit ce livre de souvenirs, et son fils Veasy en 2012 ; il avait 84 ans.

À deux jours de toute habitation, les trois construisent en effet une cabane, avant une nouvelle maison 16 ans plus tard lorsque le fils est adolescent. Elles sont purement écologiques, de rondins et de boue. Pour vivre, ils chassent, ils cultivent un jardin, ils trappent les animaux à fourrure qui pullulent. Une existence écologique naturelle, pas celle qui se vante de sa vertu dans les salons. Faire du foin pour les chevaux l’hiver, jardiner quelques légumes, cueillir des mûres et des baies pour les confitures, chasser pour se nourrir et pour vendre les fourrures permet d’observer la forêt et les bêtes. L’été (court) il peut faire +40° centigrades tandis que l’hiver peut descendre sous les -50° du thermomètre. La vie est rude et vous forge un beau physique. Le gamin mesure à 17 ans 1m89 pour 95 kg. Nourri de viande plus que de légumes, les deux totalement bio puisqu’issus de la chasse ou de la cueillette sauvage, plus les quelques légumes du jardin et les rares céréales achetées au bourg, il s’est développé sainement aussi bien physiquement que mentalement. Ce n’est pas lui qui prônerait la nourriture Vegan, plutôt réservée aux urbaines désœuvrées et anorexiques qui cherchent un sens à leur existence irrémédiablement fade. Se nourrir à demi carné, comme l’homo sapiens depuis 300 000 ans, vous forge un physique avantageux adapté à la vie de chasseur-cueilleur dans la nature.

Le garçon est surtout calme et efficace, empli de sang-froid. Il n’a pas peur lorsqu’à 7 ans des loups lui ont couru après sur un lac gelé alors qu’il rapportait un vison pris au piège à son père. S’il avait paniqué, les loups se seraient jetés sur lui mais, comme il est resté sûr de lui, ils ne l’ont pas attaqué – c’est la bizarrerie de ces fauves qui aiment tuer pour jouer lorsqu’ils ont déjà le ventre plein mais se méfient de quiconque semble prêt à se défendre ou les ignore. Il en ira de même à 23 ans lorsque Veasy s’engagera dans l’armée canadienne pour trois années et combattra en Corée. Son sang-froid sous le feu de l’ennemi lui vaudra une citation.

Le rôle des trois Collier dans la nature sauvage sera de redonner vie au Creek, asséché depuis que la surchasse a éradiqué les castors dont les barrages retenaient l’eau de fonte des glaciers d’hiver. Les incendies font rage l’été, les mammifères et les oiseaux ont déserté l’endroit. Éric se dit qu’il serait bien de réintroduire le castor qui pullulait au temps de la grand-mère de Lilian, mais le service des Eaux et forêts n’en voit pas l’intérêt. C’est un inspecteur anglais venu en visite qui s’en convaincra et apportera deux couples six ans plus tard. Dès lors, tout renaît : l’eau, donc la végétation, donc les oiseaux aquatiques et les animaux à fourrure, les loutres, visons et rats musqués. Les daims reviennent boire et brouter l’herbe, les coyotes et les loups suivent les herbivores pour s’en repaître ; toute la chaîne biologique se reconstitue. Même les élans reviennent dans la région, ils l’avaient déserté depuis une génération au souvenir des anciens.

La vie de Robinson se poursuit simple et tranquille avec une visite par mois au bourg pour y refaire provisions de cartouches de matériel, de quelques rares vêtements, de farine pour les puddings et de sucre pour confire les baies. Pour le reste, les trois vivent sur le pays, leurs vestes et mocassins sont en peau de daim, fourrés de loutre, tous produits de la chasse. Éric tient un journal d’où il tirera ce livre ce qui permet d’avoir une connaissance vécue de sa vie quotidienne aujourd’hui. Il était précurseur, pratiquant l’écologie comme on respire. Il n’en faisait pas une religion, contrairement à ceux qui n’ont jamais vu un brin d’herbe parce que nés sur les trottoirs des villes encombrées. Sa vertu n’est pas de prêcher mais d’observer pour s’adapter, de rester humble devant les forces du climat et des animaux, et de faire son nid dans la nature telle que cela se pratiquait avant l’agriculture, au temps des chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire.

Ce beau récit vécu est paru en 1963 en livre de poche en français dans la collection Leur aventure de l’éditeur J’ai lu, une collection bleue qui ne publiait pas que des livres de guerre. Fan de Jack London et de Fenimore Cooper, l’auteur a fait sa vie selon son imaginaire d’enfant et sait le transmettre aux enfants d’aujourd’hui comme à celui que j’étais hier. À lire pour savoir ce qu’est la véritable écologie – bien loin de l’écologisme – et à offrir aux enfants dès qu’ils s’intéressent à la lecture, vers l’âge de huit ou neuf ans.

Eric Collier, La rivière des castors (Three in The Wilderness), 1961, J’ai lu 1963, 367 pages, occasion €10.94

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Taras Bulba de Jack Lee Thomson

Tarass Boulba en français (je ne comprends pas cette manie de se rallier à l’anglais comme si nous étions des colonisés) est un roman de Nicolas Gogol, écrivain russe, publié en 1843. Le film de Jack Lee Thomson s’en inspire mais édulcore la fin, beaucoup plus barbare dans le roman car tout le monde meurt à la fin.

Tarass Boulba (Yul Brynner) est un colonel cosaque de l’armée zaporogue composée de guerriers bordéliques mais sauvages, dont l’armure est la croix chrétienne portée haut contre les Tartares et les Turcs. Les Polonais comptent sur eux pour repousser l’avancée turque au nom d’une même foi orthodoxe mais, une fois la victoire obtenue, se retournent contre les Cosaques pour occuper leur steppe (qui deviendra russe deux siècles après). Tarass Boulba coupe alors la main du prince polonais qui lui désigne le massacre, puis retourne dans la steppe où il brûle son village pour nomadiser. Il ne sera pas dit que la Zaporoguie sera une colonie polonaise. En attendant, ruser sans se soumettre.

Il élève alors ses deux fils Andrei (Tony Curtis) et Ostap (Perry Lopez) en vrais cosaques avec exercices à cheval et à l’épée, mais les envoie à la fin de leur adolescence à l’université de Kiev, tout juste ouverte aux Cosaques, pour qu’ils apprennent à connaître leur ennemi. Les deux frères sont considérés comme des barbares sauvages et violents mais réussissent à intégrer avec intelligence les matières et à se faire une place parmi les étudiants.

Andrei tombe raide dingue de la fille du gouverneur, Natalia (Christine Kaufmann), qui habite en face de l’université. Mais le frère de cette dernière répugne à accueillir un sauvage dans la famille et mandate ses amis officiers pour lui donner une leçon : le fouetter et le châtrer. Ce qui donne une scène homoérotique de jeunes gens torse nu s’empoignant et encordant Tony Curtis qui semble en jouir. C’est le petit frère Ostap qui va résoudre la situation en tuant le capitaine avec son épée et les deux frères vont fuir, échappant aux patrouilles qui les cherchent.

Ils rejoignent la steppe de papa après deux ans où ils ont forci physiquement et mûri par l’éducation. Je reste cependant sceptique sur la « virilité cosaque » d’Andrei, à laquelle le film ne réussit pas à nous faire croire, au contraire de celle du père et du frère. Andrei garde le torse étroit, le col fermé, les muscles en berne, plus danseur que guerrier. Ce n’est pas la seule faiblesse de ce film de deux heures qui alterne beuveries, bagarres et chevauchées. Il n’y a guère que la partie à Kiev, le duel absurde pour l’honneur au-dessus du ravin et la tragédie finale qui soient un peu teintées de psychologie. Tout le reste est grand guignol. De même qu’entendre chanter les Zaporogue en anglais au lieu de leur langue plus rude, que les boulets de canon du XVIe siècle qui « explosent » en touchant la terre comme des obus qu’ils ne sauraient être, ou le champ de « maïs » que traverse la chevauchée cosaque au final alors que cette plante d’Amérique vient à peine d’être découverte. Le film a été tourné en Argentine, mais cela fait désordre.

Un cosaque vient solliciter Tarass Boulba d’emmener sa troupe rejoindre les Polonais à Doubno pour aller combattre les princes baltes. Mais Andrei objecte que c’est servir de masse de manœuvre pour qu’un autre tire les marrons du feu – comme la dernière fois. Son père l’approuve et, s’il rejoint les autres Zaporogues, c’est pour les retourner contre les Polonais et assiéger la ville. Le temps d’affamer ses habitants pour qu’ils se rendent, une bonne part des Zaporogues quittent le siège pour retourner dans la steppe car ce qu’ils veulent c’est une grosse bagarre, pas de la stratégie. Le spectateur ne peut que penser aux Yankees contre les Anglais, la force brute et la technologie massive contre l’intelligence et le doigté. Les Etats-Unis se sentent aussi pionniers que la Zaporoguie, l’énergie comptant plus que l’esprit. Cela n’a guère changé.

Andrei, toujours épris de sa polonaise, va sans le dire à personne s’introduire dans la ville pour la sauver. Mais il est capturé sur le vif alors qu’il baise sa belle et il est conduit au cachot tandis qu’elle sera brûlée sur le bûcher pour avoir trahis son sang noble. Le film, selon la niaiserie d’Hollywood, biaise le roman de Gogol pour démontrer que l’amour est plus fort que la mort et que jouir d’une aimée l’emporte sur les autres appartenances. L’individualisme yankee, au XVIe siècle en Ukraine, est un anachronisme.

La fille sera graciée par le prince sur requête de son amant qui jure de compenser en allant quérir des bœufs dans la plaine avec un peloton de soldats. Mais le fils qu’il est ne sera pas gracié par son père Tarass Boulba qui le tue d’une balle dans la cuirasse au niveau du cœur. Le garçon périt par où il a fauté : l’honneur d’un peuple vaut mieux que la chiennerie avec une femme.

Le paradoxe est que l’initiative du fils permet au père de s’emparer de la ville et de la rendre cosaque. Le prince polonais s’aperçoit en effet que les Zaporogues sont en ombre réduit et fait une sortie. Durant leur fuite, les Cosaques retrouvent le reste de l’armée qui n’est pas allée très loin et se retournent contre les Polonais pour les vaincre. Et Tarass Boulba de se montrer magnanime en déclarant vouloir libérer la ville de la peste et les Cosaques des Polonais, mais sans les maltraiter comme eux l’ont fait.

Un film culte mais qui ne me convainc pas. Le tout fait un peu péplum avec un Yul Brynner excellent dans son rôle de macho sauvage et les seconds rôles très bons de Perry Lopez et Christine Kaufmann. Seul Tony Curtis fait tache, il n’a pas le physique de son rôle tragique dans l’histoire, celle du Cosaque qui tourne casaque pour sauver sa Polonaise.

DVD Taras Bulba, Jack Lee Thomson, 1962, avec Tony Curtis, Yul Brynner, Perry Lopez, Christine Kaufmann, Richard Rust, Sam Wanamaker, Brad Dexter, Guy Rolfe, George Macready, Wild Side Videao 2009, 2h03, €28.11 blu-ray €24.64

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Joseph Kessel, Le lion

Ce roman m’avait ému et captivé lorsque je l’ai lu pour la première fois à 14 ans, âge d’extrême  sensibilité. Il réunissait alors tout ce qui avait enchanté mon enfance : la nature vierge, les animaux sauvages, l’amitié et l’amour, le courage et l’honneur, l’orgueil et la tragédie…

Le narrateur, un double de l’auteur sans le dire, visite le parc royal d’Amboseli au Kenya alors sous protectorat anglais. Il s’éveille au matin avec un tout petit singe apprivoisé, Nicolas, qui lui soulève une paupière pour voir s’il dort, puis rencontre sur la véranda une gazelle minuscule qui vient lui lécher la main, Cymbeline. La nature lui est propice et il va à la rencontre de la vie sauvage qui s’ébat au loin dans la savane… jusqu’à ce qu’il soit brutalement arrêté par une voix atone qui lui dit stop. C’est celle d’une petite fille de 10 ans, Patricia, la fille de l’administrateur du parc John Bullit.

Vêtue d’une salopette pâle, coiffée en boule comme un garçon, la fillette sait parler plusieurs langues africaines et le langage des animaux. Elle est la vie sauvage personnifiée, la fierté de son père que son passé de chasseur n’a jamais conduit à connaître cette harmonie. Patricia est tombée dans la nature toute petite, élevée avec un lionceau gros comme le poing qui vagissait dans un buisson. La boule de poils est devenue grand lion adulte, nommé King évidemment. Il est reparti vers la savane mais ne manque jamais, chaque jour sous un arbre, de venir saluer Patricia et parfois son père qui l’a sauvé et dont il se souvient.

Mais l’humain dans la nature n’est pas un animal comme les autres, contrairement à ce que croit encore naïvement Patricia, restée enfant (et les écolos urbains). Outre qu’il est un singe nu qui doit à son industrie de pouvoir se nourrir, se protéger et se vêtir, l’être humain dépend des autres, de la horde sociale et de ses rites, pour exister. Même la tribu masaï, qui vit de presque rien, d’un troupeau de vaches étiques nomades et de huttes éphémères de branchages et de bouses, possède sa culture hors nature et ses traditions d’initiation. Tel est le tragique de cette histoire qui finit mal. Le bonheur harmonique avec la vie sauvage n’est pas possible, malgré les utopies naturistes et écologiques. L’humain est social, il doit aménager son milieu et se faire reconnaître des siens.

Patricia se trouve donc écartelée entre une mère, Sybil, qui veut la civiliser comme elle-même le fut en pension convenable pour qu’elle puisse tenir son rang dans la société anglaise de son temps, et l’éphèbe masaï Oriounga qui doit tuer un lion selon les traditions de sa tribu pour devenir homme. L’Anglaise et le Masaï sont les deux extrêmes de l’existence humaine entre lesquels Patricia fait encore candidement le grand écart. Par amour pour sa mère, elle apprend bien ses leçons et regarde les photos de sa jeunesse civilisée ; par défi pour le guerrier noir, elle se pavane avec son lion et le provoque, car il veut l’épouser selon les coutumes de sa tribu qui marie les filles dès 9 ou 10 ans. La « sauvagerie » (avec des milliers d’années de traditions derrière elle) et la « civilisation » (avec son progrès, un niveau de vie amélioré mais une prédation de plus en plus massive et brutale) s’affrontent dans un processus tragique dont le père, un hercule à toison rousse qui lutte par jeu avec le lion, est le point de bascule.

John Bullit (de bull, le taureau ou le mâle) est heureux d’observer les animaux et de voir sa fille heureuse ; mais il aime sa femme et est malheureux de voir son angoisse pour l’avenir telle une Cassandre qui prédit le pire (Sybil est une sybille). Patricia de son côté (de pater, le père), éprouve un amour incestueux pour son papa qu’elle reporte sur son lion ; ils ont tous deux la même toison solaire et la fillette fourrage et s’agrippe à la poitrine velue de son père dépoitraillé en permanence par excès d’énergie, tout comme elle fourrage et s’agrippe à la crinière de King. Petite femelle, elle fait des deux ce qu’elle veut. Jusqu’au drame.

Car l’enfance ne sait pas que le monde sauvage n’est pas le monde civilisé, que l’univers animal n’est pas celui de l’humain, que les pulsions naturelles peuvent tuer. A force d’exciter par jeu le lion et le morane, orgueilleux de sa jeunesse élancée et superbe mâle de sa tribu, elle suscitera l’affrontement inévitable entre Oriounga et King et les deux seront tués. Le Masaï par le lion, le fauve par le gardien du parc John, dont la morale comme la loi est de préserver avant tout la vie humaine. Décillée d’un coup, sortant brutalement de l’enfance, Patricia choisira la pension à Nairobi et exigera que ce soit le narrateur, en médiateur neutre comme le chœur antique, qui l’y emmène. L’illusion enfantine « du temps où les bêtes parlaient », dont Disney fera une guimauve yankee, se dissipe. Le tragique est que, pour devenir humain, il faut quitter le naturel sauvage.

L’enfant est allée trop loin et la réalité des choses et des êtres lui rappelle les limites, tel un couperet : la démesure est ce qui perd les humains dans toutes les civilisations. Le morane a outrepassé ses facultés magnifiques en affrontant seul le lion alors que la tradition le voulait en bande ; la fillette a cru pouvoir manipuler King pour affirmer son pouvoir sur les mâles sans percevoir le jeu dangereux auquel elle se livrait. Pour la première fois, devant King et Oriounga, elle a peur ; elle apprend ce qu’est la mort. La liberté n’est jamais totale mais doit composer avec les autres et le milieu. Patricia n’est pas une lionne qui élève, fraternise, épouse un lion, mais une fille des hommes qui doit faire sa place parmi les siens ; Oriounga n’est pas le nouvel Hercule masaï vainqueur du lion de Némée mais un éphèbe solitaire que son orgueil châtie. Des deux côtés, le péché originel est l’orgueil : celui de coucher avec son père pour Patricia, celui de tuer le père pour Oriounga. Une balle tranchera le nœud gordien, principe de réalité qui rappellera à tous qui est le vrai père et le gardien. Ce n’est la faute de personne mais une destinée tissée des actes de chacun, « provoquée, appelée, préparée d’un instinct têtu et subtil » p.1121 Pléiade.

Je n’avais pas perçu tout cela à 14 ans bien sûr, mais cet arrière-plan profond agissait dans ma conscience sans que je le soupçonne. Par-delà l’aventure d’une fillette de 10 ans dans la savane, au-delà de son amour avec un lion, tous les grands mythes humains se profilaient : le paradis terrestre, le péché d’orgueil ou la démesure, le processus de civilisation, le courage et la peur.

Issu de son voyage au Kenya en 1954 raconté dans La piste fauve, Kessel a eu l’idée de ce roman tragique par l’histoire d’un amour entre une fillette et un lion racontée par l’administrateur réel du parc Amboseli, le major Taberer. Il change les physiques et les caractères comme les noms, il les enrobe d’une fiction romanesque et de son admiration d’enfance pour le lion – et les ouvre à l’universel. Mais la base est bien réelle, comme toujours chez Kessel. C’est ce qui fait le pouvoir de ses œuvres et son envoûtement : il dit vrai.

Joseph Kessel, Le lion, 1958, Gallimard Folio 1972, 256 pages, €9.95

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

Film américain de 1962 sur YouTube (en anglais et sans sous-titres, contrairement aux annonces à la Trump) une jolie fillette mais préférez le livre

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Joseph Kessel, Makhno et sa Juive

La folie d’une époque, libérée par la révolution bolchevique de 1917, s’est incarnée en divers monstres. Kessel fait de Nestor Ivanovitch Makhno l’Ukrainien l’un d’eux. La sauvagerie le fascine, cette libération des instincts primaires qui éclatent en viols et pillages, massacres sadiques, violence trouble et raffinements de barbarie. L’auteur, qui a recueilli durant des années les témoignages des rescapés Blancs de Russie, n’est pas objectif et son portrait de Makhno a tout de la caricature, mais il décrit un « type » psychologique né de la révolution qui s’est incarné en diverses figures de « cœurs purs » dans la première moitié du XXe siècle.

Un blogueur du monde.fr d’une intelligence aussi aiguë que paranoïaque avait un temps sévi sous ce pseudonyme dans les années 2000, c’est dire la fascination que le personnage de Makhno exerce encore aujourd’hui sur les âmes faibles.

Le conte populaire de Kessel forme l’image d’Epinal du fanatique sanguinaire dompté puis dominé par un ange de bonté naïve qui ne veut voir que le meilleur en l’humain : la Bête dans les rets de la Belle. Deux « cœurs purs » opposés comme l’eau et le feu. Le « psychopathe inculte (…) à l’ombre du drapeau noir » (notice p.1705 Pléiade) justifiait ses crimes par la libération des paysans et ouvriers de l’emprise des barines, des bourgeois et des Juifs – boucs émissaires faciles et constants de l’histoire russe orthodoxe. Makhno reste un personnage contesté, sali par la propagande blanche comme par la bolchevique, magnifié à l’inverses par les groupes anarchistes encore aujourd’hui. Il ne fut pas un ange sauveur du peuple, pas plus peut-être qu’un monstre dénué de toute conscience. Mais les pogroms sanglants des paysans déchaînés en Ukraine restent un fait historique incontestable. Makhno ne fut pas le seul, il a même démenti mais que vaut sa seule parole contre celle de tous les autres ? Il y eut aussi Boudienny, Grigoriev et Petlioura car c’était dans l’air du temps et l’avidité des bandes armées. La fascination de certaines femmes pour la barbarie et les hommes violents est aussi un fait psychologique certain. De cela, Kessel réalise une fable morale qui lui permet d’explorer les limites de l’âme humaine.

Juif lui aussi, l’auteur rachète la Juive en lui offrant de raisonner la Bête en l’homme. Il n’en fait pas une mission religieuse puisque Sonia se convertit à l’orthodoxie sous les ordres de Makhno pour l’épouser. C’est la peinture de la réalité du temps, Makhno comme le reste des Russes et des Ukrainiens (et de beaucoup d’Européens) voue une haine antisémite viscérale et irrationnelle « à la race qu’il aurait voulu écraser tout entière sous sa botte ». Joseph Kessel est passionné en cette matière puisqu’il sera l’un des fondateurs de la Ligue internationale contre l’antisémitisme en 1928. Il fait de Sonia la Juive une Pure intransigeante dont la force candide fait ramper le serpent de la haine et du vice.

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive, 1926, Folio 2€ 2017, 98 pages, €1.58 occasion, e-book €1.99

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive dans Les cœurs purs, Folio 1988, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Michel Lermontov, Un héros de notre temps

Lermontov était un officier écrivain russe né en 1814 et mort en duel en 1841 à 27 ans (dont on dit qu’il était un assassinat déguisé). Moins célèbre que les autres car disparu jeune, il n’en a pas moins marqué le règne conservateur et censuré de Nicolas 1er. Il écrivait sec comme Stendhal tout en se pâmant parfois sur les beautés de la nature comme Chateaubriand. Mais cela ne le prenait jamais longuement.

Son « héros » est un zéro, ou plutôt le modèle de la jeunesse XIXe emplie de spleen nihiliste. Piétchorine est un peu lui mais en pire : il n’écrit pas et se contente de vivre son métier d’officier du tsar sur les confins de la Ligne, face aux Turcs et aux Tatars du Caucase. L’édition Folio 1976 est plus intéressante que l’édition bilingue 1998 (à moins que vous ne lisiez le russe classique d’avant l’appauvrissement révolutionnaire), car les aventures dans le Caucase sont précédées de celles, mondaines, de Saint-Pétersbourg. Seule la préface de Dominique Fernandez est indigente : le pédé de salons post-68 n’y connait pas grand-chose. Il ne s’intéresse qu’aux adolescents : un Fédia de 13 ans valet à la ville, un Azamat de 15 ans amoureux d’un cheval et un aveugle contrebandier au pied sûr de 14 ans. Il ne voit pas qu’il s’agit d’antipersonnages, de garçons bien vivants qui ont une passion, contrairement au héros factice Piétchorine, revenu de tout et surtout de l’amour – qui est pourtant la vie. Fernandez n’a semble-t-il même pas eu connaissance de la biographie du traducteur Gustave Aucouturier en fin de volume. Il se focalise sur les « jambes courtes » de Lermontov et en fait une clé qui n’ouvre guère. Passez donc cette préface inepte, qui a trop vieilli, pour entrer directement dans l’œuvre.

Piétchorine à Saint-Pétersbourg est un riche aristocrate ayant vécu à 16 ans un amour d’enfance qui l’a empêché de réviser ses examens de droit et a forcé sa tante à le faire entrer aux Cadets du tsar (les Junkers). Le temps a passé et la fille s’est mariée. Piétchorine, amer, drague dans les bals une autre qui s’accroche à lui mais il ne l’aime pas, il ne peut plus aimer.

La suite l’envoie au Caucase, peut-être à cause d’un duel interdit qui l’aurait fait exiler. Dans les faits, l’auteur le fut pour écrits « séditieux », car tout paraissait séditieux au cabinet noir de la police tsariste, ancêtre en ligne directe de la Tcheka de Lénine. Là, des aventures parues en nouvelles dans les revues sont fondues en roman sous le prétexte d’un journal trouvé dans les bagages d’un Piétchorine tué en Crimée avant ses 30 ans.

Bella est une « histoire » caucasienne contée par Piétchorine à son collègue Maxime, qui la rapporte au narrateur. Elle est la superbe fille d’un seigneur tatar que désire ardemment le bandit Kazbitch ; lui est l’heureux possesseur d’un cheval fougueux que désire ardemment Azamat, le frère de Bella. Le frère va vendre la sœur pour assouvir son désir de chevaucher, plus impérieux que pour une femme. Mais le bandit va se venger… La suite est présentée comme le journal de Piétchorine, ce qui permet de passer au « je » et d’entrer plus avant dans l’intime. Façon de montrer au lecteur quel vide il recèle.

Taman’ (prononcez tamagne) est un petit port où l’officier ne trouve à se loger que dans la pauvre cabane de pêcheur d’un couple bizarre : un aveugle de 14 ans et sa sœur de 18. La nuit, ils s’éloignent avec de gros paquets qu’une barque vient prendre ou livrer. Démasquée, la fille tente de séduire Piétchorine puis de le noyer, sachant qu’il ne sait pas nager. Mais celui-ci, robuste à 25 ans, l’envoie à l’eau et regagne la rive à la rame. Le contrebandier arrête son trafic trop dangereux et la fille part avec lui. Le garçon reste seul, abandonné. Tel est le destin, impitoyable.

La princesse Mary, prénommée selon le snobisme anglomaniaque du temps en Russie, séduit la garnison de la ville d’eau de Crimée où Piétchorine est nommé. Les officiers la draguent ouvertement lors des bals nombreux qu’organisent les mères pour tenter de marier leurs filles. On appelle cela « faire la cour ». Il s’agit d’être aimable, de beaucoup parler, de faire rire, d’écarter les importuns d’une saillie ou d’une épigramme. Piétchorine, qui a vécu à Saint-Pétersbourg plus qu’à Moscou, y excelle. C’est pour lui un jeu de séduire, surtout pour faire enrager ce fat de Grouchnitski qui, enseigne à 22 ans, va bientôt arborer les épaulettes d’officier. Mais il n’aime pas. Mary tombe amoureuse, après avoir longtemps flirté avec le soudard, pas lui. Elle va être désespérée mais c’est ainsi. La vie n’est pas un conte de fée. Il y a duel avec l’éconduit ridiculisé. Evidemment truqué car le duel est interdit par le tsar sous peine de dégradation. Mais Piétchorine se méfie, il fait vérifier son pistolet (qui n’est pas chargé), après que le sort ait fait tirer en premier à six pas son adversaire (à pistolet chargé). Grouchnitski le rate, pas lui. Mais seulement après avoir réclamé des excuses et être prêt à pardonner. L’orgueil imbécile du soi-disant « honneur » d’officier fait que l’autre se fait tuer plutôt que se dédire. C’est absurde, un signe de plus du nihilisme de la jeunesse du temps.

Lermontov décrit avec un réalisme désabusé l’héroïsme enflé à la lord Byron qui faisait fureur à l’époque dans les milieux cultivés. Piétchorine est un enfant du siècle, cynique qui ne peut aimer, aventurier qui a peur des passions. Il n’use des femmes que comme des chevaux, vite montés, épuisés sous lui au galop, puis laissés fourbus à l’écurie avec un bon picotin. Il n’a pas d’ami mais des camarades de cartes, distractions et beuveries, bien qu’il ne boive pas plus qu’il ne faut. Il aime la chasse plus que la guerre, la nature sauvage plus que les humains. Il est mal dans sa peau, de ce mal du siècle qui hantait l’Occident repu, maître du monde et sans avenir. Surtout dans la Russie tsariste où la société restait figée.

Michel Lermontov, Un héros de notre temps, précédé de La princesse Ligovskoï, préface de Dominique Fernandez, Folio 1976, 319 pages, €9.97

Michel Lermontov, Un héros de notre temps (seul), bilingue français-russe Folio 1998, préface de Jean-Claude Roberti, 475 pages, €13.50 e-book Kindle €1.99

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Jean-Christophe Grangé, La forêt des mânes

Une histoire invraisemblable qui se lit au galop, un thriller prenant qui ne vous lâche pas. Jeanne est juge d’instruction, sorte de Bob Morane en robe noire même si l’instruction n’en porte pas. Des affaires sordides l’occupent habituellement au TGI de Nanterre. Un flic lui en offre une, politique et bien juteuse qui concerne un trafic d’armes associé probablement à un financement illégal de parti politique. Mais son collègue, le juge François, qui a « envie de piner tout ce qui passe » p.38, hérite d’une affaire de meurtre particulièrement répugnante avec égorgement, éviscération, démembrement et traces de cannibalisme. Jeanne est fascinée. Il l’emmène comme consultante, elle se prend au jeu. Ce ne sera que le premier d’une série de meurtres du même modèle.

Un soir, après avoir appelé Jeanne parce qu’il a découvert quelque chose, François périt dans l’incendie (criminel) de son appartement. Déguisée en pompier (elle a fait un stage), Jeanne aperçoit François dans les flammes qui se débat avec un gnome tout noir, de petite taille : l’assassin ? Mais tout crame et personne d’autre n’a vu. Elle n’est pas saisie de l’affaire en place de son collègue décédé ; elle est même dessaisie de l’autre affaire, celle du trafic d’armes, trop politiquement sensible. Elle renvoie alors le président du tribunal à son machisme et se met en disponibilité.

Jeanne est une juge célibataire de 37 ans, qui se nourrit parfois de café et de riz blanc, fonctionnant aux médocs. Elle va chanceler jusqu’au Guatemala, au Nicaragua et en Argentine pour tirer les fils du meurtre du juge François. Selon le psychiatre qu’elle a écouté illégalement pour en apprendre plus sur son ex-petit-ami, elle se lance sur la trace d’un certain Joachim, appelé Juan lorsqu’il était enfant, peut-être autiste ou schizophrène. Mais c’est plus compliqué que cela, il semble régresser à un stade archaïque d’enfant sauvage. Son psychiatre est sur ses traces, un Antoine de physique adolescent à la voix chaude que Jeanne verrait bien dans son lit. Gaffeuse, bordélique, maladroite mais obstinée, le juge en jean parviendra au bout de la piste dans une lagune ignorée peuplée de sauvages, la forêt des mânes, autre nom des âmes errant sans sépultures chez les Romains. Elle bouclera son enquête en y laissant toutes ses économies – et découvrira l’assassin, inattendu.

Difficile d’en dire plus sans déflorer l’intrigue. L’auteur, journaliste toujours très documenté, apprend au lecteur la vie d’un juge d’instruction parisien, les années gauchistes en Amérique latine de l’étudiante, la dictature et la barbarie des années 1970 et 80 en Argentine, l’impunité des bourreaux, les enfants volés, les dégâts psychiatriques y afférents. Le psy est obsédé par Totem et tabou de Freud, où les fils mangent leur père pour mettre fin à sa tyrannie et à son accaparement des femmes. Un mythe qui n’a aucune base anthropologique mais qui fait symbole. « Tout crime est une erreur de père », dit volontiers le psy dans la lignée de Lacan. De père à repère, n’y aurait-il qu’un pas ?

Une aventure style Bob Morane version XXIe siècle avec une fille gauche comme héroïne. Mais nul ne peut lâcher ce gros roman jusqu’à la fin.

Jean-Christophe Grangé, La forêt des mânes, 2009, Livre de poche 2011, 629 pages, €8.90 CD audio €23.30 

Jean-Christophe Grangé déjà chroniqué sur ce blog

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Robert Alexis, L’eau-forte

Auteur secret de déjà dix romans, cet opus tout récent est le onzième. D’une langue riche et dense, il trace le portrait d’un être à tout jamais « ailleurs » dont l’âme ne coïncide pas avec le monde dans lequel il vit. L’identité est une prison et Pierre Roccanges – au prénom destiné pourtant à bâtir les fondations d’une lignée – ne fait un fils que pour l’abandonner, tout comme son père l’a fait avec lui.

Nous sommes dans la campagne aride du Gévaudan où rôdent les bêtes à demi-loups de sinistre mémoire. Dans cet environnement sauvage tout est possible, le pire comme le meilleur. Les croyances paysannes admettent le don du rebouteur, dont la dynastie Roccanges semble avoir hérité dans les siècles. Jadis hobereaux à terres, les seigneurs du pays voient la Révolution détruire le château et les paysans confisquer avidement les arpents. Ne reste qu’une cinquantaine d’hectares peu cultivables et une ferme vaste qui recèle tout ce qui permet de survivre en campagne : grange à foin, instruments aratoires, pressoir à vin, cuves à fromage, alambic pour l’alcool.

A 14 ans, Pierre se retrouve brutalement tout seul. Son père, un taiseux sans aucune affection manifeste est « parti », ne laissant pour explication qu’une feuille blanche dans une enveloppe à destination du gamin. Il a disparu comme sa femme avant lui, comme le grand-père au début du siècle. Leur soif était trop vaste pour l’univers étroit du comté ; ils sont allés courir le monde ou tangenter les étoiles.

Courageux, exercé, vigoureux, Pierre a pris l’habitude de la solitude depuis que sa mère a abandonné le foyer. Il a couru pieds nus sur les chemins empierrés, s’est arraché la chemise aux ronces des buissons, s’est pénétré du soleil d’après-midi tout nu sur les trois rocs du « donjon ». Il est curieux des choses, observateur intelligent et ne tient pas en place. Sous la tutelle de son instituteur Jacques au bord de la retraite, il va développer l’activité fermière de proximité pour vivre : fromage de chèvre, vin de cépages choisis par son père, alcool de sa composition qu’il nomme Margeride et dont un aubergiste est friand pour ses clients urbains venus se ressourcer, froment et seigle pour un pain de saveur.

A 15 ans, il troque Charlaine contre le droit de pâture. C’est une fillette de l’Assistance abandonnée aux fermiers d’à côté dont il ne reste plus que le vieux qui occupe illégalement les terres de Pierre avec son troupeau de Salers. Charlaine a 12 ans, elle est sauvage mais de fort tempérament et Pierre désire la protéger des avances lubriques du vieux devenu seul. Le roman ne dit rien de leurs premiers ébats mais ils se marieront quand Pierre aura 20 ans et Charlaine 18. Ils feront un fils, Thibaut, qui n’est peut-être pas de lui, avant que Pierre ne prenne le large.

Auparavant, doté d’une ambition démesurée pour son âge et pour le pays, il n’a cessé de vouloir prendre sa revanche sur le monde et sur son destin d’esseulé. Il a agrandi ses terres, créé des fabriques, embauché des ouvriers, fait connaître ses produits, rebâti le château. Puis, avant de tomber dans l’industrie et ressentant les envies et la jalousie des paysans qui lui ont venu leurs terres, il a délégué et est parti vivre sa vie ailleurs.

Le roman débute en Orient exotique où un musulman indien de 16 ans, Penchab, l’initie à la nage en harmonie avec l’eau. Car Pierre ne cesse de lutter avec le monde alors que la sagesse voudrait qu’il en épousât les courants de force. En occidental limité, le garçon éprouve une « haine » du monde tel qu’il est, des gens tels qu’ils sont, de sa propre histoire telle qu’elle lui a été imposée.

Cette ambivalence d’amour et de haine cosmique, qui me laisse personnellement perplexe au vu du tempérament du personnage, donne une existence à l’eau-forte, cet acide qui mord le cuivre du monde verni par les apparences et trace ainsi son sillon de mots. Penchab est bien plus en phase avec lui-même et avec ce qui l’entoure que Pierre et ses amitiés à peine esquissées, fortes mais éphémères tant il désire sans cesse changer.

Les parties du roman sont inégales, la seconde déçoit après la première, flamboyante, mais retrouve du rythme et du sens sur la fin. Dans ce portrait touffu d’un personnage complexe, l’enfance sauvageonne et l’observation aiguë du monde qui permet de percevoir les lignes de force coïncident mal, à mes yeux, avec l’existence erratique, perpétuellement insatisfaite, inapte à aimer. Être soigneur par don devrait inciter à partager et compatir plus que le tempérament qui nous est brossé de Pierre, somme toute minéral.

Au total, un roman inclassable qui intrigue et passionne. Pierre n’est pas aimable, probablement parce que personne ne l’est vraiment, masqué par les apparences qu’il laisse adhérer au noyau de vérité de son être.

Robert Alexis, L’eau-forte, 2020, PhB éditions, 236 pages, €14.00

Trois coquilles à corriger à la réédition : toilettes à la turque et pas à la turc, piton rocheux et pas python (qui est serpent), mer étale et pas étal (de boucher).

 

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A l’est d’Eden d’Elia Kazan

Salinas, près de Monterey en Californie, 1917. Un adolescent est malheureux (James Dean, 24 ans). Il n’est pas aimé, il n’a pas de mère, son père et son frère se liguent contre lui en l’accusant depuis l’enfance d’être « mauvais ». Au sens de la Bible, car ces bigots superstitieux savent tout grâce au Livre donné aux médiocres grâce à Dieu. Or la Bible, pour les protestants, est à lire au sens littéral et par chacun sans filtre ; les cinq livres juifs comptent donc plus que les quatre évangiles car ils sont placés au début. Le message du christianisme est justement l’inverse : Jésus est venu dire aux docteurs de Jérusalem, puis aux marchands du Temple, que le judaïsme se fourvoie dans la superstition des rites et des formules et que Dieu réclame mieux que ça.

Chacun peut mesurer, en Europe, les ravages du biblisme aux Etats-Unis : obsession névrotique du texte, croyance assurée en sa propre vertu, obéissance sans recul aux Commandements. Autrement dit, singer le règlement pour se faire bien voir dans l’au-delà, au lieu d’aimer ici-bas ceux qui nous sont proches et faire le bien autour de nous. Le catholicisme, malgré son détournement d’église vers le pouvoir, a au moins le mérite de replacer le Pentateuque dans l’ensemble du Message, celui du Christ, qui déclare qu’aimer (à l’image du Dieu créateur père de tout ce qui existe) suffit à la foi – et que les rites, tabous et gloses autour du texte ne sont que simagrées.

Tiré d’un roman de John Steinbeck paru en 1952, le film rend plus nette la parabole de Caïn et Abel. Caleb et Aaron sont deux frères jumeaux que leur mère a abandonnés tout bébés. Le père Adam (Raymond Massey) dit qu’elle est morte, puis qu’elle l’a quitté pour aller dans l’est. Mais Cal n’y croit pas ; un homme lui a parlé dans un bar et il sait sa mère proche, il veut la voir, la connaître, savoir qui il est et d’où il vient. Le père est un monument de Vertu qui ne jure que par la Bible et la cite à tout propos. Il croit à l’obéissance, au travail, au progrès du bien. Cal ayant toujours été rebelle et sauvage n’est pour lui qu’un rebut, au contraire de son frère Aaron (Richard Davalos, 25 ans), modèle de bon fils obéissant au Père.

Aaron porte cravate en civilisé conforme, Cal garde le col ouvert (et plus dans l’excitation) en jeune animal proche du naturel ; Aaron travaille bien à l’université, Cal se moque de l’école ; Aaron a déjà une fiancée, Cal laisse tourner autour de lui les filles sans s’attacher – et ainsi de suite. Le père n’est ni violent ni même autoritaire, il est seulement sûr de lui, de son bon droit, de sa vertu. C’est pour cela que sa femme l’a quitté, après avoir pondu deux fils ; elle ne supportait plus qu’il veuille diriger sa vie au nom du Livre.

Cal est éperdu de solitude. Personne ne le reconnait pour ce qu’il est, lui-même doute puisque tous répètent le père et le frère qui disent qu’il est « mauvais », seul le shérif (Burl Ives) se montre plus humain. Mais un enfant mal aimé ne peut qu’en vouloir à la société entière, non ? James Dean lui-même a été élevé dans une ferme sans mère et sans amour de son père. Ce pourquoi il semble le seul naturel et vivant dans le film ; les autres acteurs sont si conventionnels… Mais parce que le scénario le veut. On imagine mal aujourd’hui le conformisme et la bigoterie de cette population américaine d’il y a un siècle – ou même un demi-siècle ! Seule la fiancée Abra (Julie Harris, 20 ans) comprend l’adolescent. Elle doute elle-même d’aimer vraiment Aaron, sentant que ce lien est socialement bien vu mais de circonstance, alors que la profondeur de son promis lui échappe. Il apparaît trop comme un clone de son père, aussi assuré d’être dans le bon, le droit, le vrai parce qu’il obéit au père comme au Père et applique les ordres tels qu’ils sont donnés et le Livre tel qu’il est écrit.

Adam dans sa candeur de fils aimé d l’Eternel croit que mettre des laitues dans la glace permettra de les exporter jusque dans l’est ; Cal croit au contraire que planter des haricots secs est de meilleur rendement en raison de la proche entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne du Kaiser. Le père bourre un convoi entier de chemin de fer de ses laitues de Salinas Valley – mais un éboulement retient le train des heures durant et la glace fond. Il est ruiné. Cal, qui l’a aidé de tout son corps, de tout son cœur et de toute son intelligence en inventant une rampe inclinée pour le rangement des salades et en prenant l’initiative lui-même, est effondré. Il voudrait tant aider son père à se refaire pour être enfin reconnu comme fils égal à l’autre ! Mais le père temporel est aussi borné que le Père éternel du Pentateuque : il agrée les offrandes d’Abel mais ignore les offrandes de Caïn.

Cal, qui suit d’abord Kate sa présumée mère (Jo Van Fleet, 40 ans mais ravagée) avant de forcer sa porte pour se faire reconnaître d’elle, la convainc de lui prêter 5000 $ pour lancer son affaire. Touchée de son obstination et reconnaissant en lui un rejeton qui lui ressemble (beau gosse, rebelle, doué en affaires), elle consent. Aidé d’un adulte associé, Cal achète 5 cts le kilo de haricots secs pour le revendre 18 cts au bureau du ravitaillement de guerre anglais, dégageant un beau bénéfice. Mais l’argent, pour Adam, est fils du péché ; c’est voler le paysan qui a produit. Il ne veut pas de ce don du fils et Cal désespère de tout amour. Lui qui voulait bien faire est rejeté. La scène entre le père et le fils, sous les yeux du frère et de la fiancée, est un moment très fort du film. Le spectateur foutrait volontiers son poing sur la gueule du Vertueux et jetterait sa « Bible » au feu illico s’il était dans l’histoire. A quoi sert un « guide de se bien conduire » si l’on se conduit de façon aussi égoïste et obtuse avec tant de bonne conscience dévoyée ?

Alors Cal veut suivre l’exemple de Caïn qui « se retira de devant l’Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l’est d’Éden » (Genèse 4, 16). Il veut garder le don refusé et partir, faire ses affaires ailleurs, loin du géniteur qui ne l’aimera jamais. Mais avant, il veut mettre son jumeau face à la réalité : il le conduit chez leur mère. C’est dans un « bar louche » – en fait un bordel chic – que Kate se saoule dans son bureau. Aaron tombe de haut, lui qui s’est fait une image illusoire d’une mère belle et bonne. Du choc, et voyant Abra se détacher de lui, il court s’engager dans l’armée.

Cela cause au père une rupture d’anévrisme qui le laisse quasi paralysé. Il n’en a plus pour longtemps avant de passer en jugement devant l’Eternel son Dieu. Il devra rendre des comptes sur ce qu’il a fait ici-bas et expliquer comment il a confondu le cœur et la lettre. Abra le convainc non de « pardonner » au fils rebelle (ce qu’il a fait durant des années parce que cela renforçait sa bonne conscience sans en penser un mot) mais de lui demander de faire quelque chose pour lui afin de prouver qu’il tient à lui. Car il n’y a définitivement pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour !

Golden Globe du Meilleur film dramatique 1956.

DVD A l’est d’Eden (East of Eden), Elia Kazan, 1955, avec James Dean, Julie Harris, Raymond Massey, Jo Van Fleet, Burl Ives, Warner Bros 2008, 1h53, €7.99

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Philippe Sollers, Femmes

Ce roman est touffu, déjà daté lorsque je l’ai lu en l’an 2000, interminable. Mais l’auteur a eu la coquetterie de le terminer à la page 666 dans l’édition Folio – le chiffre de la Bête (il ne l’a probablement pas fait exprès). Dans ce livre, pas d’histoire ni de personnages mais le fil des jours, des rencontres. Il y a des pensées et un narrateur schizophrène, impliqué et extérieur, parisien et étranger, ici et ailleurs. L’atmosphère décrite est typiquement « fin de siècle », le XXe mais aussi celui de « la gauche » mythique, une nouvelle gauche déjà usée, décadente. La description est aiguë de tous ces intellos brusquement promus gonflés de leur importance, de l’agitation du microcosme. Rappelons que ce roman a été publié en 1983 lors du mitterrandisme triomphant. Tous les ego sont démesurés, ils couchent et cherchent le compliment d’abord et le pouvoir toujours.

Philippe Sollers écrit sec comme Simone de Beauvoir. Il entremêle un essai, un portrait, une baise, alternativement et en rythme. Ce n’est pas du Casanova, bien que le personnage soit invoqué. Femmes s’apparente plutôt aux Mandarins de Simone, actualisé Nouveau roman. Au début, l’auteur abuse des trois petits points en fin de phrase. Il expérimente une respiration à la Céline, le talent d’imprécateur en moins. Si l’esprit ne passe que par le verbe, Sollers est plus à l’aise dans les jeux de mots et les rapprochements inattendus que dans l’imprécation.

Face au vide mental qu’il constate chez ses congénères conformistes – intellos de gauche et féministes comme le veut la mode, mais surtout dépendants, vaniteux et frigides – l’auteur vante l’orgueil mâle, solitaire et butineur. Ni coupable, ni inverti, ni androgyne, mais juste un homme, blanc et catholique. De plus, il rend son héros marié et père d’un petit garçon. Cultivant l’entre deux ambigu, Il n’est ni vraiment père de famille, ni célibataire volage. Il aime sa femme, s’occupe de son enfant, mais pas 24 heures sur 24. Il s’isole, il voyage, il rencontre d’autres femmes (et couche complaisamment avec elles, souverain et libre – mais avec aucun garçon, restriction de goût).

Philippe Sollers se raconte sans se raconter, il se la joue en faisant parler un nègre, un journaliste américain qui est son double, miroir un peu barbare, un peu persan au sens de Montesquieu. « L’horizon européen se ferme », il est nécessaire de sortir de ce milieu parisien, si provincial au fond, si clanique, où « tout le monde se connaît » et pratique un genre de « prostitution éclairée » p.385. L’histoire mondiale, en 1983, se respire ailleurs : à New York, Venise, Rome. Le roman brasse beaucoup de thèmes qui travaillent l’époque. Les femmes sont émancipées, castratrices, mais au fond très seules. Elles sont des goules dont il faut user tout en s’en préservant. Le monde nouveau est « dur, cynique, analphabète, amnésique » p.22 – ce qui n’est pas si mal vu.

Les vedettes intellectuelles des années 1980 ont un côté cuistre, les « grands débats » sont vides et narcissiques. « La seule chose jamais discutée, c’est : pourquoi vous, bipède parlant, être là ? » p.27. Avec ce ton primaire, anti jargon, presque phonétique mais quasi incompréhensible pour ceux qui parlent en circuit fermé : les psys, les marxistes, les écri–vains, les universitaires. Comme ils sont pathétiques, aux pieds d’argile, ces colosses médiatiques, outres gonflées du vent admiratif des ignares : Fals (Lacan), Boris (Edern-Hallier), Lutz (Althusser), Baron (Aron), Werter (Barthes), Malmora (Moravia). A la question primordiale (voir ci-dessus les bipèdes), ils n’apportent aucune réponse, seulement des stéréotypes des poses théâtrales. Mode et dogmes, tel est le temps des masses, de « l’hommasse » p.230, « le collant et la laque » p.335 pour paraphraser La paille et le grain d’un certain président.

Le remède sollerien ? « Vivre ses passions sans se sentir coupable » p.35, une « longue et instinctive discipline de l’homme qui veut accomplir son projet, rien d’autre » p.93, un « guelfe blanc (…) c’est-à-dire pessimiste, casuistique, baroque, ayant appris à (ses) dépends qu’on peut seulement traiter le mal par le mal… jésuite » p.152. Un « sexy » p.622, ni prude ni obsédé du sexe, un joueur, un peu Casanova, tenté à la fois par le judaïsme et le matérialisme à la Démocrite p.210, un catholique en somme, pour la tradition, le décorum et la profondeur plus que pour la foi. Dandysme de l’affirmation dans une époque « anti ». Car « le totalitarisme (…) la pente inévitable humaine, ne sera vaincu que par (…) raffinement systématique, sauvage » p.336. Sollers le dandy exige protection de sa vie privée, repli sur soi et pudeur la plus stricte. Et l’admiration des œuvres, les vraies : « qu’est-ce que c’est gênant, n’est-ce pas, que le Concile de Trente ait produit des milliers de chefs-d’œuvre, et le Progressisme appliqué tant de croûtes ! » p.335. En 1983, en pleine gauche égalitariste triomphante qui subventionnait la culture avec prosélytisme militant au prétexte d’élévation des masses, il fallait oser.

Citant Schlegel : « L’ironie est la conscience claire de l’agilité éternelle, de la plénitude infinie du chaos » p.406. Sollers prend des accents nietzschéens mais sans presque le savoir (une seule allusion, via Lou Andréa Salomé, sur le retour possible du catholicisme). Comme s’il existait quand même un tabou à ne pas transgresser : de Maistre oui, Céline passe encore, mais Nietzsche non ! Allons, Philippe Sollers, encore un effort : bien que ni français (Sade), ni italien (Casanova), Nietzsche est très actuel – prophétique. Dommage de l’ignorer.

Philippe Sollers, Femmes, 1983, Folio 1985, 672 pages, €12.80 e-book Kindle €11.99

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Philipp Meyer, Le fils

Le fils est un gamin de 12 ans, seul rescapé d’un raid d’indiens Comanches sur la ferme de son père parti traquer des voleurs de bétail. La mère, stupide, a débarré la porte et livré la maison en croyant qu’ils allaient seulement voler. Les Comanches l’ont violée, tuée puis scalpée ; sa fille adolescente a suivi le même sort, les seins coupés par cruauté dans l’excitation ; les deux garçons de 14 et 12 ans ont été dénudés, battus puis attachés sur des chevaux et emmenés ; la maison a été brûlée ainsi que tous les vêtements, symbole du Blanc. Mais l’aîné s’est laissé mourir, amoureux de sa sœur qu’il a vue tuer sous ses yeux. Reste le plus jeune, le plus fort, le mieux à même d’être adopté. Il n’aura de pagne que lorsque son initiation sera faite et ne cessera d’être esclave des femmes que lorsqu’il prouvera qu’il est un homme.

C’est la technique des Comanches d’adopter les enfants assez tendres et assez équilibrés pour s’adapter à la vie nomade d’Indien des plaines. Eli est élu, vigoureux petit mâle qui passera par bien des supplices avant de devenir le fils du chef comanche et l’ami de ses neveux. Il sera sexuellement initié à 12 ans et demi par une fille de 20 ans envoyée par son « père » et fera son premier scalp à 13 ans. Il deviendra indien, sans oublier pourtant ni sa langue maternelle ni sa vie d’avant. Et lorsque les Comanches de sa tribu mourront de variole, lui seul étant vacciné, il retournera chez les Blancs. Il aura passé trois ans chez les Indiens, acquérant un physique de dieu, une volonté de fer et une sensibilité à la nature que les autres n’auront jamais.

L’auteur s’est longuement documenté sur la réalité du brigandage indien, des enlèvements à la Frontière et des conditions de vie des adoptés dans les tribus. Il donne des détails vécus et précis, ce qui est précieux, bien loin des fantasmes écologistes des bons sauvages. Ainsi, la cruauté entre mâles est épreuve du courage de l’autre, conduisant au respect ; la cruauté avec les femelles une vengeance pour avoir violé la terre ancestrale. Eli regarde tout cela sans anticiper ni regretter, tout entier au présent, acceptant l’inévitable avec la volonté enracinée de vivre. Son père indien reconnait en lui un digne fils. Quant à son vrai père blanc, il l’a cherché un moment sans succès, s’est engagé dans les Rangers pour patrouiller à la Frontière, et a fini par se faire tuer dans un engagement.

Eli, à 15 ans, a du mal à se réadapter à la vie « décente » des Blancs même si le juge Black, son tuteur légal, fait tout son possible. Il accepte le pantalon mais a du mal avec les chaussures et refuse toute chemise durant des mois. Il ne supporte pas l’école et préfère emprunter des chevaux pour galoper, chasser à l’arc et camper dans les bois. Il ne tarde pas à baiser la femme du juge, une belle plante avide de 40 ans attirée par l’énergie de son « jeune sauvage ». Il devra alors, car cela ne se fait pas, s’engager dans les Rangers. Il fera la guerre de Sécession comme franc-tireur sudiste, vite nommé colonel, puis sera baisé sans trop le désirer par la fille aînée du juge qu’il mariera et dont il aura trois enfants. Mais les indiens Comanches violeront et tueront sa femme et son fils aîné Everett – sans les scalper – et Eli ira pour les venger éradiquer avec une vingtaine d’homme le dernier camp de la tribu.

Il fera désormais souche et le roman croise les destins aux époques consécutives. Nous lirons le journal de son fils Peter, à la tête du ranch marié et deux enfants mais amoureux de la fille d’un voisin mexicain dont son père et les autres Texans ont tué toute la famille sauf elle, ce qui donnera la branche mexicaine. Sa petite-fille côté texan, Jeannie, bâtira un empire de pétrole comme un garçon manqué. Elle aura trois enfants dont le plus prometteur se tuera en voiture, bourré, dans un virage, tandis que le second se découvrira « différent » et que sa fille ira vivre et se droguer à l’aise en Californie, pondant quand même deux fils issus de pères de hasard. Ainsi est le melting pot américain, décrit comme fondateur par l’auteur, originaire de Baltimore dans le nord-est des Etats-Unis.

Ces destins successifs content la saga de l’Amérique, l’invasion de la terre indienne et l’assèchement des prairies par le bétail et l’irrigation du coton, le bouleversement du pétrole et la saignée des quelques mois de la fin de guerre de 14 côté yankee (une armée d’amateurs face à l’armée du Kaiser), enfin l’affairisme devenu mondial pour l’accès aux ressources contre l’URSS, puis de plus en plus par égoïsme paranoïaque (surtout après le 11-Septembre). « Les Américains… (…) Ils croyaient que personne n’avait le droit de leur prendre ce qu’eux-mêmes avaient volé. Mais c’était pareil pour tout le monde (…) Les Mexicains avaient volé la terre des Indiens (… les) Texans avaient volé la terre des Mexicains. Et les Indiens qui s’étaient fait voler leur terre par les Mexicains l’avaient eux-mêmes volée à d’autres Indiens » p.775. L’esprit pionnier est le droit du plus fort. Ce roman est celui du struggle for life, de la lutte pour la survie à laquelle la pensée de Darwin a été réduite par les Etats-Unis et qu’ils ont adopté avec enthousiasme. En piétinant les gens, y compris les siens, comme le décrit le romancier.

Cet état de nature n’est pas naturel mais une idéologie de la prédation tirée de la Bible, où le seul Dieu reconnu a élu un seul peuple pour en faire le dominateur de toute la Création et du Nouveau monde la future Cité de Dieu. Dans la nature, à l’inverse, les Comanches le prouvent, l’entraide entre humains et l’harmonie avec les espèces vivantes sont privilégiées. Adopter un petit Blanc, c’est en faire un fils – tout le contraire des Indiens parqués en réserves par les chrétiens puritains, scolarisés et méprisés comme une sous-espèce.

Ce roman est énorme et d’un style inédit : le lyrisme réaliste. Une fresque de 1848 à nos jours, six générations qui ont bâti le Texas, des 12 ans d’Eli à l’enfance de ses arrière-arrière-arrière petits-fils !

Philipp Meyer, Le fils (The Son), 2013, Livre de poche 2016, 787 pages, €9.20 e-book Kindle €9.99

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Pompéi de Paul Anderson

Plum plum péplum ! Revu XXIe siècle mais bel et bien péplum avec héros invincible et musculeux, amour impossible et victorieux, épreuves inouïes vite évanouies. La mode n’étant plus à la civilisation ni à la morale, les Romains sont les méchants qui ont massacré les gentils Celtes si délicieusement sauvages, les gens de Rome sont des gens de la capitale qui méprisent les bouseux de province, et le sénateur est un arrogant officiel qui ne se sent plus aucune probité face à la femelle qu’il convoite.

En face, Milo le Celte qui porte curieusement un nom gréco-latin (Kit Harington). Il a vu enfant son père tué à l’épée au combat et sa mère décapitée par le sénateur Corvus – qui signifie corbeau – (Kiefer Sutherland), alors tribun en Bretagne (l’actuelle « Grande » Bretagne). Fuyant sous la pluie dans la forêt, le gamin inoxydable est récupéré par un marchand d’esclaves qui le baffe, l’élève à la dure et le fait gladiateur. Le jeune homme, qui n’a plus rien à perdre, vainc sans problème tous les adversaires qu’on lui oppose car il est vigoureux et habile. Bardé de muscles comme d’une cuirasse, il manie l’épée courte des Romains comme personne.

Un imprésario des jeux plein d’ennui en province le voit combattre et l’achète pour l’arène. Il le produira à Pompéi, sa ville, où le cirque tient sa réputation intacte depuis un siècle. Sur le chemin, la colonne d’esclaves enchaînés en haillons voit un chariot s’embourber dans une ornière et l’un des chevaux de l’attelage s’écrouler en hennissant, blessé. Milo le Celte, qui aime les chevaux pour les avoir fréquentés quand il portait encore tunique et cheveux longs, demande qu’on le déchaîne pour achever l’animal. Sur les instances de la belle Romaine qui occupe le chariot, Cassia (Emily Browning), le bellator y consent.

Cassia est la fille d’un riche campanien promoteur immobilier qui veut bâtir une ville nouvelle à Pompéi avec un nouveau cirque et attend de l’empereur Titus qu’il l’encourage et le finance pour sa gloire. Mais ce dernier envoie un sénateur dans la lointaine province du sud à l’automne de l’an 79, au moment des Vinalia, la fête du vin – et ce sénateur est Corvus. Il est toujours flanqué de son âme damnée Proculus, soldat costaud et vrai Romain qui l’a aidé à mater la rébellion celte (Sasha Roiz). Corvus se moque de Pompéi, il y voit une occasion d’y faire de l’argent mais surtout d’obtenir contre sa participation au projet du père, la main de sa fille qui se refuse à lui et qui a quitté Rome pour le fuir.

Pour flatter le sénateur, le père fait venir les deux plus beaux esclaves gladiateurs comme décor érotique à la réception officielle du projet. Cassia revoit donc les muscles et l’amoureux du cheval qui lui avait tapé dans l’œil. Milo calme la jument qui a pris peur des signes avant-coureurs d’un tremblement de terre ; il la calmera de nouveau lorsqu’elle revient sans son palefrenier parti la débourrer le soir aux abords du Vésuve. Le volcan gronde comme si la débauche, l’orgueil et les méfaits des Romains devenaient insupportables aux dieux. Pline le Jeune le décrira, cité dès les premières images.

Corvus sénateur est jaloux de l’aura de Milo et exige de l’impresario qu’il le fasse combattre en premier aux jeux du cirque et le tue. Ce n’est pas ce qui était prévu car le bellator (qui a donné bellâtre) désirait garder le jeune homme pour Atticus, un gigantesque Noir (Adewale Akinnuoye-Agbaje), dans le dernier combat – attendu grandiose – entre deux montagnes de muscles rusées dont le prix sera en théorie la liberté. Telle est la loi romaine, mais qui peut y croire, opérée par des arrogants qui se croient tout permis ? Atticus s’en aperçoit très vite lorsqu’il se retrouve enchaîné à la colonne centrale du cirque, aux côtés de Milo, jouant avec leurs compagnons les Celtes rebelles contre une centurie de gladiateurs déguisés en soldats romains. Rejouer devant lui la victoire du sénateur Corvus sur la rébellion celte est destiné à le flatter et le chœur en rajoute lourdement (pour ceux qui n’ont pas compris).

Mais Milo et Atticus réussissent à résister, Atticus abat la colonne fait de mauvais plâtre armé (signe que le promoteur immobilier est véreux) et Milo parvient à briser l’aigle romaine. C’en est trop pour le sénateur qui, cette fois, impose sa volonté sans nuance : Cassia est renvoyée à la maison malgré son père et enfermée sous bonne garde, tandis qu’il ordonne à Proculus d’aller tuer le Celte. C’est à ce moment que le Vésuve, atterré, se réveille un peu plus et, quoique Corvus tente de récupérer les événements naturels en invoquant Vulcain, le cirque s’écroule (au sens propre et figuré) et les spectateurs des gradins fuient dans une panique indescriptible.

Le port est bombardé de boules de lave volcanique, un tsunami submerge toute l’avant-ville tandis que des cendres incandescentes commencent à dévaler des pentes du volcan dont le sommet explose dans un Grand-Guignol de fin du monde apprécié d’Hollywood. Milo part délivrer Cassia prise sous les décombres du toit de sa maison mais ne peut fuir et retourne au cirque chercher des chevaux. C’est là que Corvus reprend Cassia et l’enchaîne à son char avant de partir au triple galop pour quitter la ville. Milo les poursuit et réussit à les rattraper comme dans un western où l’Indien serait le gentil contre ceux de la diligence, tandis que Cassia se délivre toute seule. C’est au tour de Corvus d’être attaché à son char renversé, puis laissé là par un Milo curieusement magnanime à la vengeance des dieux.

Les deux amants fuient mais ils sont trop lourds pour un seul cheval et la nuée les rattrape. Fin tragique, montrée dès le début : deux amants ensevelis sous les cendres du Vésuve, unis dans un baiser éternel.

Le scénario est primaire mais l’action violente. Les effets spéciaux sont bien redoutables mais le Vésuve en fond de toile fait quand même un peu décor peint. Tout saute, tout explose, la vague engloutit tout et la nuée rattrape le reste. La Pompéi antique est bien reconstituée sur maquettes archéologiques mais le cirque a résisté, on le visite encore… Les caractères sont bien trempés et le spectateur le plus stupide n’a aucun effort à faire pour distinguer sans peine le bien et le mal. Reste le puritanisme anachronique des producteurs américano-germano-canadien qui drape les femmes comme sous Victoria et a grand peine à dénuder partiellement les hommes, même au combat. La musculature de Kit Harington aurait sans conteste mérité mieux et aurait justifié l’excitation d’Emily Browning qui paraît un brin rapide pour être vraisemblable. Mais, vous l’aurez compris, un péplum ne fait jamais dans la nuance depuis Ben-Hur, quand même bien meilleur malgré son âge.

En bref un film pour ados juste avant les boutons ou pour un primaire qui n’apprécie au cinéma que la romance, la bagarre et l’apocalypse. No future !

DVD Pompéi, Paul Anderson, 2014, avec Kit Harington, Emily Browning, Adewale Akinnuoye-Agbaje, Kiefer Sutherland, Carrie-Anne Moss, M6 vidéo, 1h41, standard €7.99 blu-ray €11.81

Pompéi, ce qu’il en reste, sur ce blog

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Norman Spinrad, Rêve de fer

Rêve de fer est un livre à préface et postface. Entre les deux le vrai roman, écrit par un certain Adolf Hitler né en Autriche en 1889 et émigré à New York en 1919 où il fit une carrière de dessinateur de bandes dessinées et d’œuvres de science-fiction. La dernière qu’il écrit juste avant sa mort, en 1953 – après l’invasion du Royaume-Uni par l’Union soviétique en 1948 – s’intitule Le seigneur du svastika. C’est ce livre qu’on va lire.

Il décrit la geste d’un héros racial, animé d’une volonté de surhumanité assez forte pour galvaniser son peuple génétique et conquérir non seulement la Terre mais aussi les étoiles. Le Heldon est un pays enclavé qui a eu la volonté de rester pur après la grande guerre nucléaire. Ses habitants, les Helders (« héros » en allemand), sont menacés d’abâtardissement par les mutants du Borgrave (France) à sa frontière, et par la puissance du Zind à l’est (URSS), par-delà l’insignifiant Wolak (Pologne). Féric Jaggar, descendant de pur homme, a vécu son enfance exilé parmi la lie de l’humanité mutante et métissée ; il désire réintégrer le vrai pays de ses ancêtres.

A la frontière il doit montrer patte blanche, ou plutôt haute taille, physique athlétique, regard franc et bleu, cheveux blonds de rigueur – plus quelques autres indices génétiques attestant de sa pureté. Mais il constate du relâchement parmi les fonctionnaires chargés des tests : ils sont sous l’emprise psychique d’un Dom (dominateur) dont l’unique visée est de souiller le sang pur et d’avilir l’humain pour assurer sa domination sur un troupeau d’esclaves. Ainsi fait le Zind à grande échelle ; ainsi font les Doms disséminés dans les autres pays comme des rats.

Féric, « animé d’une juste colère raciale », ne tarde pas à entraîner avec lui des buveurs d’auberge et des commerçants indignés massacrer le Dom de la frontière et faire honte aux purhommes dominés. Il ne tarde pas non plus à faire connaissance d’un gang de loubards à motos qui écume la grande forêt d’émeraude du pays, à défier son chef, à le vaincre virilement, et à prouver à tous qu’il est bien le descendant des anciens purs : il lève d’une seule main la grande massue phallique appelée Commandeur d’acier que seul un pur peut soulever – tel Arthur le glaive du rocher.

Il fonde du même élan un parti, les Fils de la svastika (Sons of Svastika, en abrégé SS) et se fait élire au Conseil de l’Etat avant de prendre le pouvoir par un coup de force. L’armée se range de son côté et la sélection des meilleurs commence. Les camps d’étude raciale trient le bon grain de l’ivraie : les purs peuvent passer les tests d’entrée dans la garde d’élite SS, ceux qui ont échoué intégrer l’armée, et les impurs s’exiler ou être stérilisés. Le Borgrave est reconquis pour être purifié de ses mutants génétiques ignobles, hommes-crapauds, peaux-bleues et autres perroquets.

Mais très vite le Zind s’agite ; il se sent menacé par la volonté raciale du peuple des purs. Lorsqu’il envahit le Wolak, Féric décide d’attaquer – et de vaincre. Ce qu’il fait dans une suite de batailles grandioses où mitrailleuses, avions, chars, fantassins à moto – et massues – abattent à la chaîne les esclaves nus, velus et musclés dominés psychiquement dans chaque escouade par un Dom soigneusement protégé en char de fer. Une fois le Dom tué, les esclaves qu’il dominait se conduisent comme des robots fous : ils bavent, défèquent, se mordent les uns les autres, s’entretuent, se pissent dessus. C’en est répugnant.

La bataille finale permet d’annihiler Bora, la capitale du Zind (Moscou), mais un vieux Dom réfugié en bunker souterrain actionne l’arme des Anciens : le feu nucléaire qui va détruire le génome de tous les beaux spécimens aryens, leur faisant engendrer à leur tour des mutants. Qu’à cela ne tienne ! La volonté raciale incarnée par son Commandeur Féric trouvera la solution du clonage afin de perpétuer la race à la pointe de l’Evolution, appelée à la surhumanité et à conquérir les étoiles.

Ainsi s’achève le roman d’un psychopathe sadique à l’imagination enfiévrée de chevalerie médiévale et de romantisme kitsch. La postface parodie les critiques psychiatriques en usage aux Etats-Unis dans les années soixante et pointe non seulement la fascination de la violence, le fétichisme du cuir, des uniformes, du salut mécanique et de la parade armée, mais aussi l’absence totale de femmes, d’animaux et d’enfants, et l’homoérotisme viril dû au narcissisme de la perfection raciale.

Norman Spinrad, en Dom particulièrement puissant, sait captiver son lecteur. Ecrit en 1972, ce roman rejoue la scène hitlérienne sous la forme du conte de science-fiction avec Féric dans le rôle d’un Adolf racialement magnifié (le vrai Hitler était petit, brun, nullement sportif et végétarien), la Russie soviétique sous l’aspect du Zind et les Juifs en Dom. Le Heldon aux trois couleurs noir, blanc, rouge, aux maisons de pierres noires et aux avenues impeccables de béton, bordé de la forêt d’émeraude, est l’Allemagne mythique avec son architecture, son obsession de propreté, son goût de l’ordre et sa Forêt noire. Stopa est Röhm, Walling est Goering, Remler est Himmler, Ludolf Best est Rudolf Hess… et les partis universaliste, traditionaliste et libertarien calquent les partis socialiste, conservateur et libéral. Comme aujourd’hui, les Fils du svastika sont nationalistes, xénophobes, animés de volonté raciale tendant à la purification et d’aspiration à la surhumanité. Leur croyance est le gène et leur Coran le code génétique, le Commandeur des croyants les soulève en unanimisme fusionnel pour accomplir la volonté divine du plus fort en une nouvelle Cité de Dieu aryenne. La manipulation des masses passe par les défilés mâles, les couleurs vives, les uniformes ajustés et « quelques cadavres universalistes dans les caniveaux » p.132 pour la couverture télévisée. Nul n’a mieux réussi, surtout pas les gilets jaunes malgré leurs manifs, leurs gilets et leurs blessés par la police – pourtant sur le même schéma.

« Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Féric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté » p.144. Qui n’a jamais compris le nazisme ou Daech doit lire ce livre : la race est Dieu ou l’inverse, mais le résultat est le même.

Le jeune et pur Ludolf Best massacrant les guerriers du Zind, « rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale » p.283. La même que celle des SS combattants, la même que celle des terroristes islamistes. Mais aussi, à un moindre degré, les amateurs de jeux vidéo et de space-opera – ingénument fascistes…

Car cette uchronie débusque la tentation fasciste en chacun, le plus souvent dans les fantasmes comme chez un Hitler qui aurait émigré, mais aussi dans le goût pour les grandes fresques galactiques d’empire où les aliens sont à éradiquer et les terriens à préserver.

Prix Apollo 1974

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1977

Norman Spinrad, Rêve de fer (The Iron Dream), 1972, Folio 2006, 384 pages, €9.00

 

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Roches magiques

A quelques 50 km sur la ligne du chemin du fer Paris-Orléans, aujourd’hui doublée par le RER C, s’ouvre une vallée qui a creusé son lit dans les affleurements de grès. Cet endroit, bien connu des randonneurs du dimanche, des adeptes d’escalade et des cyclistes qui font la boucle, commence vers Lardy pour se terminer à Etampes. D’énormes roches laissées par l’érosion sur les pentes frappent l’imagination. Elles évoquent des monstres antédiluviens assoupis sous les arbres ou de gros nounours amicaux qui ont toujours été là, protecteurs. Les nuits de lune, elles luisent d’une étrange présence et, lorsque le soleil a donné la journée, elles gardent une chaleur apaisante.

Les humains ont depuis toujours cherché à les apprivoiser par la légende ou en gravant leurs noms sur leurs flancs. La poésie toujours se mêle au mystère.

De la « roche qui tourne » à Lardy, épargnée in extremis par la voie ferrée qui gronde à quelques mètres, il est dit que « tous les cent ans » la nuit de Noël (ce serait trop facile de vérifier chaque année), une colombe se pose sur son faîte et que la grosse pierre fait un tour sur elle-même. On ajoute parfois qu’elle découvre pour quelques instants la cachette d’un trésor – que nul n’a jamais pu s’approprier. La roche repose sur deux crocs de grès seulement et semble ne tenir en équilibre que par miracle.

Une roche isolée en plein champ à Itteville est appelée « menhir », comme si les Bretons du néolithique étaient déjà venus là dresser une borne seule. D’un rocher élevé sur les hauteurs de Janville, dans le sous-bois, on dit qu’il est un « champignon » pétrifié, ses dimensions ne pouvant qu’être légendaires. Une autre pierre qui forme falaise est appelée « roche des gosses » car ceux-ci aimaient y grimper et sauter de son sommet avant que les parents prennent peur de toute audace et interdisent à la fois la forêt et les exploits. Désormais, l’exercice physique se doit d’être clôturé en stade ou en gymnase et surveillé par des adultes eux-mêmes surveillés sur le plan des mœurs.

A Chamarande, isolée dans la forêt, les « roches d’amour » ont recueilli des gravures de prénoms entrelacés et se souviennent des baisers (et plus dans l’obscurité) que leur présence tutélaire a permis chaque printemps. L’air vif excitait les sens tandis que la tiédeur irradiée par le grès offrait comme une bénédiction câline à ceux qui ne pouvaient s’aimer que dans la nature.

En notre siècle technique, les roches qui touchent le plus notre esprit sont les roches gravées. Pourquoi des humains sont-ils allés en pleine forêt, au creux des rocs pansus polis par l’érosion, tracer leurs signes ? Ce sont des stries, des flèches, des croix, les labyrinthes, des humanoïdes, des empreintes de main ou de pied – et même la tête d’un cheval au plus profond d’un étroit boyau, au « trou du Sarrazin » sur la commune d’Auvers-Saint-Georges. Aucun « Sarrazin » n’est venu là jusqu’à la vague d’immigration récente, mais l’imaginaire appelait ainsi tous les gens différents, qu’ils soient d’autres pays ou d’autres époques. Ce cheval serait préhistorique, disent les spécialistes au vu du seul contour, le « style IV récent » du professeur Leroi-Gourhan.

Les autres gravures seraient nettement plus récentes, certaines néolithiques ou du bronze, d’autres médiévales, voire du XIXe siècle romantique qui aimait jouer au sauvage. Les carriers ont mis leurs signes professionnels ; des gosses ont pu les imiter, certains mêmes graver sous la tour de Pocancy à Janville-sur-Juine une « écriture » pour un jeu de piste scout, fort à la mode des années 1930 aux années 1960. Qui se souvient ? Les représentations sont trop vagues et trop variées pour qu’on leur donne une seule origine.

Même la croix n’est pas particulièrement chrétienne, elle est universelle, surtout lorsque ses branches sont égales ; chez les Celtes, elle figurait le soleil. Les incisions n’apprennent rien de plus : le silex opère la même section en V que la lame de métal.

Lorsque le savoir fait défaut, l’imagination s’emballe. Les roches font partie du paysage comme les os de la terre. Leurs formes incitent à les grimper, à s’y frotter, à s’y protéger. Leurs parois lisses et friables à y graver son signe ou son nom, à fixer sa présence ici et maintenant pour une éternité quasi géologique. L’humain n’est pas que prédateur, il apprivoise aussi la nature, il façonne son paysage, il donne de la poésie à ce qui est simplement là.

Un livre studieux pour comprendre : Emmanuel Breteau, Mémoire rupestre – Les roches gravées du massif de Fontainebleau, éditions Xavier Barral 2016, 177 pages, €35.00

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Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour

Dédié « à maman, à la Vierge Marie et au général Bonaparte », ce premier Delteil est un roman des années folles. Publié en 1922, il a la fraîcheur de neuf ; le romancier monte du Midi à Paris et fait chanter la langue. La profusion des adjectifs n’en fait pas un maître d’écriture mais donne un ton ; Delteil est une musique avant un récit, le baroque en littérature.

Car son livre est un conte où l’exotisme joue le rôle de décentrement exigé par le propos. La Sibérie est immense, sauvage, contrastée et sensuelle. Ludmilla nait au bord du fleuve Amour, qui va l’emporter sa vie durant. Amour consommé avec son frère cadet Octomir dès que le garçon atteint l’âge de puberté ; peut-être initié avant par le pêcheur qui la ramène dans es filets lorsqu’elle a 8 ans et que sa barque chavire. « A quinze ans, Ludmilla est une fille en fleurs au bord du fleuve Amour. (…) Dans une robe courte en toile de Vladivostok, elle cultive un corps moderne qui se compose d’un ventre pubère et sans reproche, de jambes sûres, et d’une poitrine avec ses attributs » chap. III. Ludmilla est la Nature faite femme, une énergie en marche nommée à la tête d’un régiment de femmes dans l’armée du tsar après avoir été enlevée par un officier et chargeant les bolcheviks rouges de leur avenir « les cheveux au vent et les seins nus » chap. IV.

Toute l’armée ennemie en est amoureuse, dont deux jouvenceaux, officiers rouges nommés Boris et Nicolas. Ils se sont connus au collège et s’aiment, « plus tendres que deux frères » chap. IV, presque amants bien qu’ils aient sacrifié leur virginité dès 13 ans le même jour à la même femme. « Nicolas paraissait plus jeune, et né bâtard de quelque juive incirconcise et d’un beau marchand anglais de passage dans le gouvernement du Kouban. (…) Il avait retroussé sa chemise sur sa gorge lactée. Dans l’entrebâillement de l’étoffe, pointait un bouton mamellaire pareil à un clou de girofle. Boris se leva (…) Alors, délicatement, il se pencha sur l’épaule blanche, et il posa un baiser compliqué sur la nuque ingénue » chap. IV.

Tous deux, roses et blonds, frais et souples, vont tomber amoureux de la même Ludmilla, déserter les bolcheviks pour la rejoindre à Shanghai et la baiser. Jeunes et cruels, ils n’hésiteront pas à mettre le nom du consul américain qui bouffonne auprès de Ludmilla sur un ordre en blanc pour le faire fusiller au nom du commissaire politique bolchevik.

Après quelques visites de bordels sensuels où des Nègres d’Afrique à poil se font fustiger par un Céleste en costume de collège anglais tandis qu’un enfant nu leur injecte quelques drogue aphrodisiaque, Ludmilla désire retrouver son village du fleuve Amour. Mais Ludmilla choisit – et c’est la tragédie. Nicolas est jaloux, puis Boris ; Nicolas manque de mourir de scorbut, Boris d’être fusillé pour avoir jeté dehors deux soldats bolcheviks qui torturaient son ami. Nicola, remis, passe la journée en barque sur le fleuve avec son amoureuse. Boris, frustré, lutine le jeune télégraphiste de 14 ans en uniforme bleu marine si joli à son teint pâle que Ludmilla a sauvé de l’ataman Semenoff, aide de camp de l’amiral Koltchak, tandis qu’il jouait à jeter des enfants aux requins sur le pont du bateau qui le sauvait des rouges. La belle a léché l’eau de pluie qui avait coulé dans le nombril du jeune garçon avant de le chevaucher plusieurs fois. Boris, jaloux de tous étrangle le télégraphiste. Tant de beauté fragile lui rappelle Ludmilla, ou Nicolas. Laissant la sauvagerie monter en lui en cette époque de tous les possibles, où se révolutionnent les mœurs alors que craquent toutes la barrières traditionnelles, Boris agit en jeune Semenoff mu par sa seule énergie sans barrière, vouée à son bon plaisir ; il jette le cadavre de l’enfant dans une fosse où un ours est pris au piège.

Mais Ludmilla et Nicolas sont toujours ensemble, cela le torture et ne peut durer ; il faut qu’il la possède à nouveau, que son ami alterne avec lui dans les mêmes bras. C’est la tragédie de l’amour d’être unique, ce que n’est pas le plaisir. Le terme « amour » en français est trop ambigu, absolu, englobant sexe, affection et dévouement dans un même mot. Tant qu’il y avait plaisir, les deux amis-frères partageaient ; lorsqu’il n’y a que l’amour, il faut choisir – donc déchirer leur fraternelle amitié. Boris tue Nicolas, qui accepte le destin.

En voyant son cadavre passer sur les eaux du haut d’un pont, Ludmilla tue Boris. Mais l’Amour coule toujours : immuable, naturel, indompté.

Joseph Delteil, Sur le fleuve Amour, 1922, Grasset Les cahiers rouges 2002, 140 pages, €7.90 e-book Kindle €5.49

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Un Indien dans la ville d’Hervé Palud

Ce film est une comédie sérieuse qui laisse un peu de nostalgie. Sont évoqués des problèmes graves de notre temps mais d’un ton léger : le couple et la paternité, la vie de famille ou les risques des métiers, l’arrivisme social, la ville où la nature, l’infantilisation ou la responsabilité des enfants… L’histoire me touche par les clins d’œil qu’elle me lance sur la bourse, les relations père-fils, l’Amazonie. Le père, Thierry Lhermitte, est un acteur français de ma génération préféré dans ses rôles énergiques, humains, de bon sens. Ici, il est un gnome de Wall Street, troquant en bourse des options sur matières premières. Le gamin, Ludwig Briand, a le corps fluet et très souple de ses 13 ans, des dents blanches, un nez mutin et de longs cheveux drus.

Le père et le fils ne se connaissent pas, la mère (Miou-Miou) étant en partie en Amazonie enceinte de lui parce qu’elle ne supportait plus d’être quantité négligeable dans la vie trépidante de son trader de mari. Lui fait du troc, comme les Indiens, mais pourquoi ? Quand le fils, à 13 ans, offre une casserole à une fille de son âge, c’est pour lui faire l’amour – mais son père, à Paris ? Il a de l’argent mais n’est finalement pas heureux. Sa « femelle » comme disent les Indiens, (Arielle Dombasle) est une illuminée dont les « chakras se referment » à la moindre contrariété et qui refuse de se marier l’année du porc. Rien de très naturel comme existence ! Lorsque le boursier se rend en Amazonie pour faire signer à sa femme l’acte de divorce afin de pouvoir se remarier, il découvre qu’il a un fils de 13 ans élevé en sauvage et appelé de façon cucul Mimi-Siku (nom qui signifie pisse de chat et que s’est choisi l’acteur infantile lui-même !).

L’adolescent, élevé à l’indienne au naturel, sait ce qu’est la vie : chasser, pêcher, allumer un feu, apprivoiser les animaux, connaître les dangers de la forêt et les beautés de l’affection comme de la nature. Dans la jungle de Guyane, son père se fait appeler Baboon (babouin) parce qu’il est différent des Indiens : il a du poil sur la poitrine. À Paris, lorsqu’il ramène son fils qui voulait voir la tour Eiffel, l’associé et le concierge traitent l’enfant de « singe » : il aime se balader en pagne et torse nu avec des peintures sur le nez. On est toujours le sauvage de quelqu’un. Mais que vaut-il mieux ? Savoir assurer sa survie dans la nature dans la lignée des primates, ou se créer des problèmes insolubles dans le stress social de la soi-disant civilisation ?

Le petit bonhomme de la jungle décille les yeux de son père lorsqu’il fait irruption brutalement dans l’existence artificielle de la ville. La Tour Eiffel « pique le cul du ciel » et le chat doit « manger bon » parce qu’après, « le chat sera bon à manger ». Le golden boy pendu au téléphone, qui se délasse avec une allumée, s’aperçoit que tout ce qu’il fait avec sérieux est vain – d’autant que son associé (Patrick Timsit) l’a embringué dans une sale affaire avec la mafia russe. Son fils, enfant sauvage mais considéré comme un homme par les Indiens après son initiation, apparaît plus adulte que lui – d’autant qu’il tombe en amour avec Sophie (Pauline Pinsolle) – dont le prénom signifie la sagesse – la fille de son âge qu’a cet associé colérique qui n’a jamais le temps de s’occuper de ses propres enfants. Baboon finit par choisir de se ressourcer en compagnie de son singe de fiston et d’abandonner le rôle artificiel inutile qu’il a tenu jusque-là dans la finance.

L’histoire est un peu naïve mais remplie de fraîcheur. Le film distille une tendresse pudique et montre bien quelle est la base des relations humaines véritables : elles sont moins sociales que personnelles. Il importe moins de jouer un rôle que d’être vrai.

Cette histoire de bon sauvage remplie de gags apparaît au milieu de la décennie 1990 comme un conte philosophique du temps. Depuis, évidemment, se balader torse nu sur les Champs-Elysées et baiser sa copine à 13 ans est devenu très mal vu de la société, retombée dans ses travers ; et les chakras redeviennent mode.

DVD Un Indien dans la ville, Hervé Palud, 1996, avec Thierry Lhermitte, Patrick Timsit, Ludwig Briand, Miou-Miou, Arielle Dombasle, Pauline Pinsolle, TF1 vidéo 2007, 1h37, €9.99

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Auguste Rodin

Auguste Rodin : je visite ces jours-ci son musée, situé au milieu d’un calme jardin dans un quartier voué aux fonctionnaires. Mon regard se retrempe aux œuvres du sculpteur bûcheron, parmi les lycéens du midi et les étrangers venus visiter Paris au printemps.

Il y a du Victor Hugo en Auguste Rodin, tant il se collette à la matière, taille fiévreusement à grands coups dans le matériau brut pour faire émerger la forme. Ses torses d’hommes sont musculeux, anguleux, robustes. Ils sont de force brute, comme ces modèles multiples que les étiquettes muséographiques nomment « adolescent désespéré », « Mercure », « fils prodigue » ou « homme qui tombe ».

Rodin aimait un geste qu’il modelait, sculptait et assemblait en divers exemplaires qui sont autant d’œuvres à thème. Ses jeunes mâles aux bras levés ont le corps maigre aux muscles longs et durs ; ils s’offrent d’un élan sauvage au destin comme aux regards. Ses femelles n’en sont pas moins barbares, gisant cuisses écartées comme La martyre ou Le torse d’Adèle, poitrine tordue aux seins puissants, os saillants, colonne arquée. On peut les voir aussi en buste, sternum en avant comme si leurs bras étaient maintenus par derrière, une main invisible les forçant à exhiber leur chair rendue plus nue encore par cette outrance. Iris, Centauresse ou Figure volante, ont des corps irradiant la force et le mouvement. Une énergie émerge, comme si la matière était devenue électrique.

La forme, chez Rodin comme chez les romantiques, révèle les passions de l’âme. Les Bourgeois de Calais taillés à la serpe apparaissent torturés, déjà vieux et soumis. De même L’homme qui marche ou Saint Jean-Baptiste prêchant, sans tête ni bras comme une statue antique redécouverte sous la terre. Les muscles sont modelés de grands à-plats bruts sur lesquels s’aiguise la lumière.

L’œuvre se poursuit dans esprit qui s’attend inconsciemment à ce que le dieu polisse son œuvre. Mais l’inachèvement volontaire, la forme laissée brute, rendent les corps violents – ce qui se conçoit vite par contraste des statues de bronze sombre et des corps vivants des visiteurs. Que la jeunesse réelle apparaît donc fragile face à ces titans ! La chair souple qui joue sous le fin coton paraît celle d’enfant devant ces colosses barbares. L’inachevé est imparfait mais aussi infini ; le manque suscite l’imagination. Ainsi s’accroit l’impression du mouvement, de la vie, de la matière qui s’anime. Notre tension vers la complétude poursuit l’œuvre brute en ses élans et fait bouger le matériau.

Les Trois ombres tendent leur poing vers le sol, abandonnant leur tête sur la gauche en un même déplacement. Ils sont lourds et mouvants, d’une santé fatiguée rendue pathétique à nos yeux par ce contraste des gestes.

L’émotion naît de l’outrance et Rodin a su accoupler ses modèles pour que le choc produise son étincelle. Fugit amor juxtapose – de dos – les désespoirs complémentaires d’un Adolescent désespéré et d’une Figure volante.

Je suis belle est aussi l’une de ces œuvres-là : le surmâle emporte la femelle comme un déménageur une caisse, ficelée sur sa poitrine. Il arque les reins, fait saillir ses fesses et bande les muscles de son dos. Il n’en est pas plus joyeux pour cela, de même que sa compagne que ce déploiement d’effort laisse manifestement indifférente. Elle regarde ailleurs en souriant vaguement, comme une déesse ou une pute qui n’a pas d’intérêt pour le rut du mâle humain. Cette outrance sans avenir, qui est trop souvent celle du romantisme, me laisse mal à l’aise. Qu’a-t-il à faire la roue pour cette catin ?

La bouche de poisson du Cri me fait le même effet : l’humain est ravalé au rang d’animal.

Combien ma préférence va à L’Eternel printemps en marbre translucide et croquant comme du sucre, où l’arc des coups est tension vers le baiser, embrassement goulu qui rapproche les visages au point de les fondre jusqu’à ce que leurs formes respectives disparaissent l’une dans l’autre. Les muscles de chair ferme s’alanguissent de sève, les seins ronds et dressés par le mouvement de la fille sont aussi durs que les pectoraux relâchés par l’accueil du garçon. Chacun fait un pas vers l’autre pour mieux fusionner, image même de l’amour désiré. Cette délicieuse jeunesse mûrira dans Le baiser, plus achevé, dans la même veine.

J’aime l’inachevé des marbres où, du bloc laissé brut, émerge une forme vague et lisse de jeune être ! Comme si la vie sourdait de la matière, faisait craquer la gangue de boue pétrifiée pour surgir en créature. Telle La Danaïde encore inéveillée dont la chevelure se confond avec le socle ; La main de Dieu qui façonne les premiers êtres ; La petite fée des eaux qui se déprend de sa source trop matérielle, à peine éclose de sa chrysalide de pierre.

La Convalescente renaît à la conscience, les yeux, le nez et les mains seuls distincts du bloc qui englue le corps comme le fait la maladie.

J’ai rêvé un moment devant ces délicieuses Fleurs dans un vase composé de filles-enfants, du marbre en bouton en une vasque d’où elles tirent leur substance, un bourgeonnement vivant du matériau.

Le Génie du repos est le pendant garçon de ces fleurs, offert dans sa nudité viride de naissance.

La pierre s’anime et le spectateur regarde la chair avec d’autres yeux. Quelle est douce et vivace, celle qui se meut librement entre les socles, carnée, colorée, fluide. Les envies de caresse pour ces statues lisses aux muscles bouillonnants, que la main s’étonne presque de sentir froids tant l’œil y voit le mouvement, se fondent avec celles que l’on a envie de prodiguer à cette jeunesse d’aujourd’hui qui passe, tendre et rose sous les tee-shirts de coton blanc qui luisent comme le marbre en moulant avec douceur les formes.

Le symbole de Rodin, le sculpteur qui anime la pierre, est peut-être La cathédrale, appellation pompeuse un rien baroque pour ces mains jointes qui bâtissent et protègent et célèbrent à la fois, nervures de chair irradiant l’énergie vitale, courbées en une torsion qui englobe comme pour façonner un espace, une spiritualité humaine issue de la vile matière. Ces mains qui caressent le vide imaginaire sont à mes yeux le plus beau monument du sculpteur athlète.

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Musée Rodin

Dessins de Rodin

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Le grand bleu de Luc Besson

J’ai vu à l’époque trois fois ce film devenu culte pour la génération des 14–18 ans des années 1990. La première fois, j’ai été saisi par le drame, la seconde fois par la passion de Jacques, la troisième fois par celle de Johanna. Je suis depuis résolument du côté des femmes, dans ce film.

L’histoire est une interprétation libre des champions de plongée en apnée Jacques Mayol et Enzo Maiorca. Les deux enfants ont grandi ensemble en noir et blanc sur une île grecque et restent, même adultes en couleurs, dans une rivalité permanente. Le championnat du monde d’apnée No Limit à Taormina en Sicile à la fin des années 1980 leur permet de se retrouver.

Enfant, le petit Jacques (Bruce Guerre-Berthelot) joue avec la mer en toute innocence ; il nourrit les murènes, nage parmi les poissons, plonge chercher des pièces pour les autres enfants. Le petit Bruce Guerre-Berthelot qui joue Jacques enfant, a la prestance du petit sauvage amoureux de l’eau, quasi nu la plupart du temps. Un jour il rêve – et c’est un cauchemar. Un dauphin vient le voir, l’entraîner peut-être ? Les dauphins sont des sirènes ; elles vous attirent, puis vous lâchent, volages. Et vous coulez. Ainsi sa mère, une Américaine retournée au pays. Cette fois, la sirène du rêve venait prendre son père qui s’est noyé sous ses yeux dans son scaphandre artisanal. Fin de l’enfance et du temps de l’innocence.

Il apprend à plonger en professionnel (adulte, il est joué par Jean-Marc Barr). Rien ne l’attache, il se prête à des expériences au fond de lacs glacés des Andes, son cœur ralentit comme ceux des mammifères marins. Serait-il à demi sirène ? Dans l’eau, il est bien. Ce liquide amniotique apaisant le calme, diminue ses fonctions vitales. Il nage des heures avec les dauphins, « sa famille », qu’il a en photo dans son portefeuille à la place des enfants.

Enzo (Gregory Forstner), c’est le grand frère, l’aîné d’une famille italienne vivant sur la même île grecque que « le petit Français ». C’est le macho, le généreux, le familial. Jacques le solitaire l’admire et l’envie un peu. Enzo se sent défié en permanence par ce sauvage qui n’a rien à perdre, aucune attache, qui se donne à fond pour lui seul. Enzo s’occupe des autres ; Jacques ne s’occupe que de lui. Il est l’enfant malheureux du divorce et de l’accident. Meurtri, il s’est renfermé sur lui-même. L’eau est sa mère et, en même temps, celle qui lui a volé son père. Il l’aime et la hait. La plongée est pour lui un état régressif et à chaque fois une tentation suicidaire.

Ce qu’ont aimé les adolescents dans ce film, l’accord avec la mer, avec les dauphins, ne s’y trouve pas. Malgré le traitement humoristique qui tempère l’émotion, il s’agit d’un drame : vouloir être un autre, vouloir vivre comme un dauphin alors qu’on est un homme.

La pauvre Johanna (Rosanna Arquette), avec sa blondeur, son nez court et ses larges lèvres, tombe amoureuse de Jacques, cet être de fuite, justement parce qu’il est étrange, immature et casse-cou mais sans violence aucune. Il est resté un gosse, la compétition de l’intéresse pas, mais s’éprouver le hante. Jacques aimera un peu Johanna, comme un animal, comme une peluche. Pas plus. Et il l’abandonnera sans vergogne pour les abysses, le jour où il reverra les sirènes dans son rêve. Sirènes qui lui ont enlevé Enzo la veille (adulte joué par Jean Reno), mort d’avoir voulu aller trop loin, trop bas. « Jacques : – Il faut que j’aille voir… Johanna : – Voir quoi ? Il n’y a rien à voir Jacques, c’est noir et froid rien d’autre ! Y’a personne. Et moi je suis là, je suis vivante, et j’existe ! »

Avoir fait un petit n’émeut pas Jacques, il ne reste pas avec Johanna pour l’aider dans la vie. Pourquoi ? Par hantise que la mer ne le fascine lui aussi et le prenne ? Par certitude de ne savoir l’élever et l’aimer ? L’abandonne-t-il comme il a été abandonné, trouvant que mieux vaut que l’enfant ne le connaisse point ? Qu’il ne souffre pas un jour de le voir disparaître ? Et pourquoi remet-il son « destin » – le déclencheur qui le fera plonger – entre les mains justement de Johanna ?

Le tragique séduit, le suicide fascine, l’accord avec la mer émeut et fait rêver, l’humour détend. Sauf aux Etats-Unis où la fin a été changée pour un happy-end niais de rigueur et une autre bande son pour capter le fric. Et en Italie où le plongeur Enzo Maiorca l’a fait interdire durant 14 ans parce qu’il trouvait qu’il était mal décrit (il se fait payer pour aller sauver un mec) ; pourtant, Jean Reno est très bon en ours généreux. Le film est bien construit, un peu long dans le déroulement de l’histoire mais comme les ados en ont redemandé, seule subsiste la version encore plus longue. La musique d’Eric Serra a fait beaucoup pour le charme persistant du film. C’est au total un film des années 90 où chacun est seul, aussi seul que le héros face à son existence.

DVD Le grand bleu de Luc Besson, 1988, avec Rosanna Arquette, Jean-Marc Barr, Jean Reno, Jean Bouise, Bruce Guerre-Berthelot, Gregory Forstner, Gaumont 2011, version longue 2h48, standard €7.49, blu-ray €10.99

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Tobias Hill, Le cryptographe

Le roman anglais contemporain se porte bien. Dépouillé, original, il raconte des histoires à vocation universelle. Nous sommes à Londres, capitale de la finance, en 2021. Rêve de Chine, une monnaie mondiale unique détachée de tous les Etats a été adoptée par le plus grand nombre, le Soft Gold. Les monnaies nationales d’hier, le dollar, l’euro, le yen, le yuan, ont quasiment disparu. Un petit génie de la finance a inventé en effet un code ultime, incraquable, qui se renouvelle de lui-même tous les jours, pour sécuriser les transactions. Une sorte de Bitcoin qui aurait réussi, en somme.

Ecrit juste après les mirages de la « nouvelle » économie (innovation permanente, croissance permanente, plus besoin de fonds propres), le roman anticipe étrangement le krach des subprimes qui allait survenir quelques quatre ans plus tard… et peut-être le prochain à venir sur quelques cryptomonnaies. Il faut vraiment être Anglais et baigner dans l’atmosphère de la City pour capter ces prémisses de fin du monde dans l’air. Tobias Hill, né à Londres en 1970, a cette âme sensible. Il sait la traduire en mots précis, en phrases directes, en personnages attachants.

John Law est le premier. Petit délinquant des faubourgs de Glasgow, le visage buté sur une photo à 14 ans, il laisse toutes études pour s’adonner à l’informatique. Génie hacker, il crée le fameux virus Pandora qui infecte tous les ordinateurs de la planète. Redressé en maison, il sort à 20 ans pour créer le Code et lancer la Monnaie. Ce n’est pas un hasard que le nom choisi soit celui d’un banquier célèbre à la cour de France, Contrôleur général des finances sous la Régence. Comme lui, il est écossais. Devenu multimilliardaire, il fait exproprier en 12 ans plus de 13000 résidents pour acheter tout un quartier de la périphérie de Londres où il refaçonne le paysage pour son agrément. Il aime les arbres et l’eau, le verre et l’acier. Ses enfants se perdent dans le parc et adorent y jouer aux sauvages, se baignant dans le lac en novembre, entre deux cours particuliers.

Anna Moore est le second personnage, le grain de sable dans les rouages du Code. Inspecteur du Fisc (anglais mais à majuscule dans le texte), elle est chargée d’enquête sur un compte de dépôt d’or et d’argent métal, créé sans rien dire par John au nom de son fils de 11 ans, Nathan. Pourquoi cette dissimulation infime au regard de la fortune ? Pourquoi ce métal physique alors que la monnaie virtuelle connaît un tel engouement ? Pourquoi ce don au fils alors qu’il est encore enfant, qu’il a aussi une sœur et qu’ils ne manquent de rien ?

Annali, l’épouse de John, est le troisième personnage. Finlandaise tombée amoureuse du rêveur, appréciant la vie sans souci que donne l’argent, attachée à ses enfants : Muriet, une délicieuse petite fille de 8 ans ; Nathan, maigre et austère garçon de 11 ans qui n’aime pas le poisson à cause des arêtes mais adore nager dans l’eau très froide. L’autre grain de sable est le diabète, dont est atteint le garçon par transmission héréditaire paternelle. Une altération du code génétique… L’arête dans le poisson.

L’histoire va se dérouler comme une tragédie grecque, remuant les grands mythes de l’humanité : voler aussi haut que le soleil, transmuter le silicium en or, créer un Golem en apprenti sorcier, ouvrir la boite de Pandore. Rien de ce qui est humain n’est fait pour durer, le meilleur code sera craqué un jour, la fortune est toujours jalousée et le bonheur envié. Le Fisc, instance neutre, administrative, même si les petites ambitions et les mesquineries ne manquent pas en son sein, fonctionne comme les Parques chargées d’appliquer les arrêts du Destin. Parce que, pour le Soft Gold, les jours sont comptés : il y a trop d’envieux qui rêvent de se faire un nom en démolissant l’œuvre.

Entre les trois personnages principaux, flanqués d’une foule de personnages secondaires bien typés, l’intrigue se noue et la destinée se déroule. Ecrit au présent, sans fioritures ni digressions, ce roman implacable marque le lecteur. Il s’attache aux personnes : John Law est resté ce petit garçon hâbleur, génial mais qui doute, la peur de la réalité agrippée au ventre, allant jusqu’à la nier quand elle dérange. Anna Moore est cette rigide solitaire qui sait très bien faire parler les gens et entrer dans leurs secrets, mais sans jamais pouvoir nouer une quelconque relation affective durable. Anneli a cru au matin, avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait jamais le croire. La petite Muriet a ce regard aigu des enfants intuitifs car trop solitaires, cet amour pour son frère qui teste sans cesse ses limites, rongé de doutes lui aussi, comme son père. Il y a encore Lawrence, ce vieil inspecteur du Fisc qui boit et double comme un ex-agent des renseignements ; Terence, chargé de la sécurité de John et qui l’aime sans démêler s’il s’agit d’admiration pour ce qu’il a fait ou d’attachement mystérieux à sa personne ; Carl, l’ambitieux technocrate rongé d’envie qui se coule dans sa mutation aux étages supérieurs comme s’il avait toujours fait partie de l’élite cynique de l’Administration ; Eve, la mère d’Anna, sautant d’amant en amant quelque part aux Amériques mais soucieuse du Noël en famille à Londres ; et encore Martha, la sœur d’Anna, Crionna, la mère de John…

Il est encore plus beau de lire le roman aujourd’hui, alors que la crise financière a fait exploser en vol tout un système établi « pour mille ans » et que les cryptomonnaies se développent à grande échelle pour tenter d’échapper à la prochaine et au « Système ».

Tobias Hill, Le cryptographe, 2003, Rivage Poche 2009, 369 pages, €9.65

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1917-2017 : Octobre rouge s’est noirci

L’URSS était un pays immense, quarante fois grand comme la France, fascinant parce qu’en grande partie encore vierge. En ce pays, tout paraissait encore possible : les fantasmes écologiques de la nature sauvage répondaient aux fantasmes positivistes des richesses du sol et des possibilités de l’industrie. L’entreprise de Lénine voici 100 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. Les prolétaires vigoureux travaillaient naturellement pour leur avenir, dépouillés de leurs vêtures bourgeoises. Lhomme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation (européenne, rationnelle, libérale), ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde.

L’histoire de l’opinion française sur l’URSS est ponctuée de revirements.

La Révolution en 1917 est mal vue : on perd un allié dans cette guerre qui s’éternise, on craint ces anarchistes et ces agitateurs qui ont pris le pouvoir et qui lancent des slogans subversifs. Puis c’est l’enthousiasme rapide pour ce pays neuf, modèle de l’avenir. Gide, qui revient en 1936 d’un séjour avec des nuances sous la plume est vilipendé. A la fin des années 30, si l’on commence à douter que l’URSS soit le paradis annoncé, si l’on s’étonne du cynisme avec lequel Staline signe en 1939 un Pacte avec Hitler, la guerre et la résistance de 1940-45 effacent bien vite cet aspect douteux du socialisme réalisé. L’URSS est désormais « le » pays martyr fort de ses vingt millions de morts, l’allié fidèle qui a sauvé le monde des griffes de la tyrannie, conjointement avec l’Amérique.

Tout se gâte dans l’après-guerre. La tombée successive dans l’orbite de l’URSS de tous les pays de l’Europe de l’Est occupés par l’Armée soviétique, selon la tactique du salami, laisse perplexe. Au même moment, Jdanov radicalise la lutte idéologique au Komintern et voue aux gémonies les alliés d’hier. Tout intellectuel est sommé de choisir son camp : qui n’est pas avec l’URSS est contre elle. En France, la Nouvelle Critique, dirigée par Jean Kanapa, et Les Lettres Françaises, dirigées par Louis Aragon & Pierre Daix, se font les gardiens vigilants de l’orthodoxie prosoviétique et les dénonciateurs farouches de ceux qui y manquent. En 1953 on atteint un summum dans l’hystérie stalinienne : Roger Garaudy, toujours à la pointe de la mode intellectuelle, soutient en Sorbonne une thèse sur la Contribution à la théorie marxiste de la connaissance (qui se souvient encore de Garaudy ?). Le texte est d’une effarante scolastique où toute recherche est appréciée à ses conséquences politiques – la ligne juste étant définie par les dirigeants du Parti ! Deux ans plus tard, Raymond Aron dénonce cet aveuglement dans L’Opium des intellectuels.

Dès lors, c’est l’effritement. La signature du Pacte de Varsovie en 1955 avalise la coupure de l’Europe en deux camps ; le communisme n’est plus la paix, à l’inverse de ce que soutenait Sartre dans un article de 1952 paru dans Les Temps Modernes. Surtout, le XXe Congrès du PCUS et le Rapport secret de Khrouchtchev révèlent les « crimes » de Staline. Croyant au dégel, les Polonais se révoltent à Poznan, les Hongrois à Budapest. 2000 chars les écrasent, faisant près de 10 000 morts qui sont suivies d’environ 2000 exécutions. Le bloc soviétique construit un mur qui sépare les deux Allemagnes, la prolétaire et la capitaliste, pour empêcher les soi-disant exploités de l’est de fuir en masse à l’ouest – où la vie est bien meilleure et la liberté plus grande, malgré les responsabilité de soi qui va avec. L’Etat de type soviétique a fini de fasciner. Le « gauchisme » naît.

Avec la guerre d’Algérie, le Tiers-Monde officiellement reconnu à la Conférence de Bandoeng, remplace pour les intellectuels la décevante patrie du socialisme. Sartre critique la raison dialectique en 1960, Michel Foucault dénonce les rapports du savoir et du pouvoir dans son Histoire de la folie à l’âge classique parue en 1961, Claude Lévi-Strauss, en 1962, écrit que les sociétés primitives se veulent hors de l’histoire, contrairement à ce que pensait Marx. L’Amérique se donne un nouveau Président dynamique, moderne, John Kennedy. Si l’URSS a envoyé dans l’espace en 1957 le Spoutnik, premier satellite artificiel de la terre, puis le premier homme en orbite en 1961, elle a cette même année construit le Mur de Berlin et refusé que Pasternak reçoive le Prix Nobel de Littérature (1958). A Cuba, avec l’affaire des fusées, elle conduit le monde au bord de l’affrontement. Dans les années qui suivent, c’est la progressive glaciation. Khrouchtchev éliminé par la coalition des nouveaux privilégiés du régime, Brejnev accède au pouvoir en 1964. Il y restera presque 20 ans. En 1966, le procès Siniavski-Daniel, relayé en Occident, scandalise l’opinion éclairée. 1968 voit le Grand bazar (titre d’un livre de Daniel Cohn-Bendit) à l’Ouest, la remise en cause des dogmes – y compris marxistes -, mais aussi à l’Est l’écrasement du Printemps de Prague et de son espoir de renouveau. L’année suivante, tandis que l’étudiant tchèque Jan Palach s’immole par le feu en signe de protestation ultime contre l’immobilisme soviétique, les premiers hommes qui marchent sur la lune sont Américains.

Le Communisme fait de moins en moins recette.

Georges Marchais est élu Secrétaire Général du Parti Communiste Français en 1970, mais un grand Parti Socialiste se reconstitue dès 1971 sous la houlette de François Mitterrand. 1974 est une année charnière : Soljenitsyne, écrivain de talent et typiquement russe, est déchu de sa nationalité soviétique et expulsé vers l’Occident après avoir été publié pour la première fois sous Khrouchtchev. Il commence la publication de l’Archipel du Goulag, décrivant l’univers des camps staliniens. Au Portugal, l’armée met fin à 40 ans de Salazarisme, mais le Parti Communiste échoue dans sa tentative de putsch et la démocratie s’installe. Aux Etats-Unis, la presse dénonce les mensonges du Président Nixon et l’oblige à démissionner malgré ses succès diplomatiques. C’est une leçon de liberté au pays du capitalisme triomphant, en contraste absolu avec l’URSS où les dirigeants cacochymes s’accrochent au pouvoir et pratiquent le népotisme à tout crin. En Asie, les communistes locaux appliquent Lénine à la lettre, sans états d’âme : le Cambodge passe aux mains des Khmers rouges, Saïgon tombe le 30 avril 1975 et est promptement vidée d’une grande part de ses habitants envoyés « en rééducation » à la campagne. L’exode des boat-people commence, tandis qu’une répression sommaire s’abat sur le pays soviétisé.

L’Occident, déboussolé par la hausse du pétrole qui entraîne une grave crise économique et son cortège d’inflation, de chômage, de remises en cause, secoué par le terrorisme d’origine moyen-orientale, par l’échec américain au Vietnam, par la démission forcée du Président Nixon, croit avec naïveté que la « Conférence » d’Helsinki représente un pas en avant dans la voie de la « détente ». Mais « tout ce qui est à nous est à nous, tout ce qui est à vous est négociable » est le mantra du socialisme…

En 1977, les dissidents soviétiques s’organisent. Un grave attentat à la bombe dans le métro de Moscou ne peut être dissimulé cette fois-ci par la presse officielle. La nouvelle Constitution soviétique reconnaît au Parti communiste le premier rôle. En France, André Glucksmann publie Les Maîtres Penseurs, critiquant violemment l’hégémonisme idéologique, et en particulier celui du marxisme, et Bernard-Henry Lévy écrit La Barbarie à visage humain. Ces « nouveaux philosophes » placent désormais les Droits de l’Homme au centre de toute réflexion politique et leur marketing avant la profondeur de la réflexion. Mais l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et plus encore la crise polonaise et la naissance du puissant syndicat Solidarité ont considérablement accéléré la dégradation de l’image du système soviétique. Un sondage pour le Quotidien de Paris, effectué en janvier 1982, en plein gouvernement à participation communiste en France, a montré que 69 % des personnes interrogées trouvent que « ce qui se passe dans les pays de l’Est est plutôt un obstacle pour adhérer au PCF aujourd’hui ». L’attentat contre le Pape Jean-Paul II, avec l’aide des services secrets bulgares, le soutien occulte à divers mouvements terroristes via des pays tiers comme la Syrie ou la Libye, et l’hypocrite dénonciation de la mise en place des fusées Pershing en Europe, en réponse au déploiement des SS20 à l’Est, n’ont pas arrangé l’image de l’URSS. L’explosion de l’audiovisuel dans la décennie 1975-85 a amplifié le phénomène, donné un nouveau pouvoir aux journalistes commentateurs de vidéo prise à vif, et assuré une ventilation forcée des idées.

Au total, les avancées sociales de l’URSS ne compensent plus, en 1981, les restrictions à la liberté. La réussite économique est remise en cause, le renouveau du libéralisme en Occident traque les tentations bureaucratiques vers le « socialisme rampant », la puissance militaire fait peur, l’idéologie marxiste paraît à ranger au magasin des accessoires du XIX° siècle. Le pays de la Paix et de la Liberté est devenu l’empire de la Guerre et du Goulag.

C’est alors que la gauche française rêve de Changer la vie et que Mitterrand s’associe au Parti communiste pour nationaliser et socialiser la France vers l’avenir radieux. La suite est connue : népotisme, bon plaisir, gabegie, endettement, valse des impôts… et les Français de plus en plus pessimistes et de moins en moins heureux. Les illusions se retournent toujours en triste réalités. La pensée d’Octobre reste aujourd’hui la coquetterie de quelques intellos bien au chaud dans les prébendes d’Etat, à Normale sup ou dans les chaînes publiques – ou comme députés grassement payés pour clamer la révolution tout en profitant sans faillir du système.

Tout ça pour ça…

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