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Yasushi Inoue, Lou-Lan

yasushi inoue lou lan
Le livre recueille quatre nouvelles dont trois se passent en Chine ancienne, période sauvage aimée d’Inoue. La Chine, dans ses marges, est en proie aux incursions nomades qui pillent les petits royaumes tampons, sans cesse écartelés entre les allégeances.

Le collier de la princesse Yong-Tai conte la profanation d’une tombe Tang par des chercheurs d’or sans foi ni loi. Un chef impitoyable est enterré vivant par son jeune frère dans la tombe pillée, par amour pour une belle, mais aussi parce qu’on ne profane pas impunément la beauté et la noblesse. L’acte impitoyable répond à l’âme impitoyable, dans un pragmatisme qui dépasse la simple vengeance pour atteindre à une sorte d’équilibre universel, comme pour remettre à l’endroit l’ordre cosmique perturbé.

À méditer face aux exactions daechistes, où les belles âmes bien au chaud dans leurs quartiers préservés n’envisagent que la rééducation en prison alors qu’il faut abattre sans hésiter de telles bêtes sauvages avant qu’elles ne vous déchirent et dévorent.

La coupe est elle aussi une belle histoire d’amour. Un archéologue ami de l’auteur l’invite à admirer à Kyoto une coupe ancienne en verre persan, retrouvée dans le tombeau de l’empereur Ankan, régnant au VIe siècle japonais. Elle ressemble étrangement à une coupe du Shoso-in, temple zen, réputée d’une autre époque. Confronter les deux coupes, n’est-ce pas réunir l’amour qu’elles symbolisaient il y a plus de mille ans ? Volée à une princesse amoureuse de l’héritier qui allait devenir empereur, voici qu’elle réapparaît pour être réunie à celle de son amant…

Lou-lan, qui donne son titre au recueil, est une étrange cité des bords du lac Lob Nor. Soumise aux aléas militaires de l’histoire, elle est envahie, pillée, désertée de ses habitants, occupée par les soldats han, puis laissée au désert. Elle disparaît vers 615 pour ne réapparaître qu’en 1900 sous la pelle de l’explorateur suédois Sven Hedin ! C’est que le climat change et que le sable bouge. Le lac Lob Nor se déplace selon le fleuve qui l’alimente. La jeune reine de jadis, veuve, s’était donné la mort pour ne jamais quitter la cité. Est-ce son tombeau fidèle que l’on a retrouvé ?

Le sage est une autre histoire de fidélité. Un peuple heureux, donc sans histoire, parmi les Scythes antiques du VIe siècle, avait établi auprès de la source un gardien vigilant. Chacun ne devait puiser qu’une jarre par jour et la grotte était fermée la nuit. Ainsi l’eau se renouvelait, comme un pacte de vie avec les hommes. Et puis l’histoire a surgie, sous les traits d’un jeune homme, fils de chef, livré en otage lorsqu’il avait 5 ans. Autre tribu, autres mœurs, le jeune chef s’impose immédiatement et répute vieilleries toutes ces superstitions. Et ce qui devait arriver arriva : la source, trop sollicitée, ébranle une pierre bleue qui servait de bouchon ; une fois sautée, c’est tout un lac qui se déverse et noie le village ainsi que les alentours ! Le lac Issy-koul vient de naître, au milieu des montagnes du Tien-Chan.

Toutes ces histoires ont pour lien commun la fidélité : à l’amour, aux traditions, à l’ordre naturel. Qui a l’outrecuidance de passer outre se voit puni de son audace. Pour maîtriser la nature, il faut lui obéir, les Chinois appellent cela chevaucher le tigre. Une leçon aux Japonais d’après-guerre qui changent vite avec la modernité sans racines – et à tous les peuples de la terre.

Yasushi Inoue, Lou-Lan, 1951-1969, Picquier poche 1995, 151 pages, €6.60
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Yasushi Inoué, La mort, l’amour et les vagues

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L’amour, qu’est-ce donc au Japon dans l’après-guerre ? Est-ce l’amour de la vie qui dépend de l’honneur ? Est-ce l’amour de sa femme qui dépend de l’affection ? Est-ce l’amour d’une vie respectable qui dépend de l’argent ? L’auteur – en bon japonais – déconstruit l’Hâmour (comme disait ironiquement Flaubert) pour en montrer les composantes fondamentales pragmatiques : être bien à deux.

Ces trois nouvelles douces-amères dessinent des ombres à l’amour noir et blanc, trop souvent idéalisé et rendu abstrait en Occident. L’amour japonais est perçu comme simple et naturel entre un homme et une femme. Même si la vie en société est compliquée, l’histoire personnelle tortueuse, le regard des autres pervers : comment l’amour pourrait-il être idéal dans ces conditions embrouillées ?

La première nouvelle voit un jeune homme ruiné par de mauvaises affaires qui va trouver son nom dans les journaux de façon imminente pour scandale. Il décide de se suicider dans une station balnéaire quasi déserte, en sautant de la falaise dans la mer. Mais il ne vit pas seul ses derniers moments : il désire obstinément terminer la relation de voyage de Guillaume de Rubroek en Mongolie en 1253 ; puis une jeune femme indiquant « 23 ans » croise son chemin, elle a décidé elle aussi d’en finir, mais n’en finit pas de se décider, ni de finir. Ces deux-là vont s’accoupler pour la vie, pour revivre, parce que l’honneur ne mérite pas qu’on meure pour lui – après la guerre. « Et si j’essayais de vivre ? » n’est-il pas le message de la jeunesse japonaise en cette fin des années 1940 ? C’est en tout cas le message de l’auteur aux lecteurs.

La seconde nouvelle voit un garçon mûrir, découvrir combien l’attachement à une femme peut être ou peut ne pas être de l’amour. Il croit avoir trouvé la femme de sa vie en dernière année de lycée et son ami le plus proche, amoureux de la même, la lui cède après bagarre. Mais cette femme n’est pas de son niveau culturel, ni social, et trois ans plus tard, alors qu’il sort de l’université, il ne se voit plus faire sa vie avec elle. Il épouse plus tard une fille bien sous tous rapports – sauf l’amour qui n’existe pas vraiment entre eux. Et c’est à chaque fois au jardin de pierres et de sable du Ryôanji, à Kyoto, que se révèle la rupture. La rigueur zen oblige, ceux qui contemplent les lignes pures comme des symboles ne peuvent rester pour eux-mêmes dans le flou. Et ce n’est pas le garçon qui, pour une fois, choisit.

ryoanji jardin zen

La dernière nouvelle marque un anniversaire de mariage. De modestes personnes, dans cet après-guerre chiche en salaire, gagnent par tirage au sort une somme conséquente. Mari et femme sont économes, presque avares tant l’existence est difficile et les gens envieux. Ils décident cependant de faire un voyage en dépensant la moitié de la somme. Ils partent en train, puis en car, jusqu’à l’hôtel de la station célèbre de Hakone. Mais l’endroit leur paraît trop neuf et probablement trop cher. Ils ne demandent pas les prix mais sont d’accord pour trouver plus modeste. De fil en aiguille, d’horaires de car en perspective de passer juste une nuit et revenir, pourquoi ne pas retourner à Tokyo le soir même ? Et c’est ainsi que la somme ne fut pas dépensée mais le voyage effectué. Cet accord tacite entre eux, est-ce bien de l’amour ? Un amour minimum peut-être, mais sans lequel la vie commune ne serait pas possible…

Inoué explore les âmes par petites touches, les sites naturels forts prisés au Japon (même si le jardin de pierre est composé de main d’homme) sont les écrins somptueux qui révèlent le tréfonds des âmes. Peut-on être faux devant la nature ? Sa sauvagerie indifférente quand il s’agit de la mer, son abstraction épurée quand il s’agit du jardin zen, son luxe pittoresque quand il s’agit des montagnes et du lac, forcent les êtres à révéler leur flou intime.

Ces nouvelles touchantes et sèches comme une flèche se lisent d’un trait. Elles laissent une saveur longue, comme un vin longtemps vieilli, comme une observation d’auteur longtemps mûrie. Yasushi Inoué avait 43 ans lorsqu’il les a publiées, au sommet de son art.

Yasushi Inoué, La mort, l’amour et les vagues, 1950, Piquier poche 1999, 114 pages, €5.60
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Edgar Allan Poe, Histoires grotesques et sérieuses

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Histoires plus tardives, plus raisonnées, moins séduisantes que les précédents recueils réunis par Baudelaire en Histoires et Nouvelles histoires extraordinaires, ces « grotesques et sérieuses » poussent la logique à l’absurde. Car, n’hésite pas à écrire le poète français dans une note sur la vie de Poe (disponible dans l’édition Pléiade), « il y avait une immense masse de cervelle devant et derrière, et une quantité médiocre au milieu » – autrement dit « une énorme puissance animale et intellectuelle, et un manque à l’endroit de la vénérabilité et des qualités affectives » p.1015. Poe était peu croyant et peu amoureux des gens. Il faut dire que ses parents sont morts durant sa prime enfance et qu’il a été adopté par les Allan, riches marchands de tabac.

Le mystère de Marie Roget poursuit le Double attentat de la rue Morgue et l’agitation forcenée des petites cellules grises ; le crime est considéré de façon objective comme un problème d’échecs, sans aucune considération sur son horreur ou sur les sentiments.

Le joueur d’échecs de Maezel démonte une épate d’automate, démontrant en 17 points numérotés que ne sont pas les rouages mais un homme à l’intérieur qui joue les parties.

Eleonora est une histoire d’amour, mais abstraite et non charnelle. Deux enfants, cousins de sexe opposé, sont élevés seuls avec la mère de l’un d’eux dans une vallée écartée. La nature riante les enchante, peut-être colorée par leur cœur naïf qui voit tout en rose. Mais la fille meurt ; le garçon, désespéré, finit par quitter la vallée en ayant juré un amour éternel (et platonique) à la défunte. Mais il tombe amoureux d’une autre et les anges lui pardonnent « car l’Esprit d’amour est le souverain qui gouverne et qui juge ».

L’ange du bizarre est un méchant gnome dont les bras en forme de bouteille délivrent du kirsch. L’être grotesque et sérieux veut absolument que l’auteur croie en lui. Il faut dire que, bourré à ne plus savoir où il est, son imagination galope.

Une échappée vers l’asile est une bonne blague qui préfigure Alice au pays des merveilles. Dans Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, la logique va jusqu’à l’absurde, les fous devenant les gardiens des infirmiers, qui eux-mêmes hurlent à la mort pour sortir. La naïveté du narrateur, jeune homme en voyage dans le sud de la France, ajoute au risible. Mais c’est un rire grinçant car l’humanité ainsi décrite apparaît sensée… bien que folle à lier. Poe n’aimait pas ses contemporains, sauf quelques femmes élues mais de manière éthérée. Il est vrai que trop d’alcool ou de drogue rend impuissant.

Le domaine d’Arnheim et Le cottage Landor sont deux escapades rousseauistes dans des paysages aménagés par l’homme mais dont l’homme est quasi absent. Le narrateur ne se préoccupe par de qui a élaboré et occupe ces domaines, mais simplement de décrire ce qu’il voit. En rêvant de vaste nature et de solitude au milieu des plantes, peut-être s’évade-t-il ainsi de son existence morne, empâtée par l’alcool, dans les bouges enfumés ?

La genèse d’un poème démonte les rouages de la création littéraire – la sienne. Ce n’est pas l’histoire la plus passionnante à lire, sauf pour les spécialistes de la littérature qui aiment à savoir comment elle est faite, faute de savoir eux-mêmes bien écrire, le plus souvent.

Edgar Allan Poe, Histoires grotesques et sérieuses (1836-1847), traduction française de Charles Baudelaire 1864, Folio 1978, 352 pages, €7.90
Edgar Allan Poe, Œuvres en proses traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70
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Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires

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Si le titre français est du traducteur français, le poète Charles Baudelaire, l’édition américaine de 1845 s’intitule simplement ‘Tales’ (Histoires) ; elle regroupe des contes parus entre 1836 et 1845 dans les revues.

Le choix de Baudelaire n’est pas anodin : en effet, après un premier volume « extraordinaire » d’histoires tirées de l’optimisme scientifique du siècle XIX commençant, le choix du second volume est plus noir et plus « gothique ». L’auteur, qui sombre peu à peu dans l’alcoolisme (ce qui a fasciné Baudelaire), voit le monde en noir et la vie humaine comme une impasse.

L’amour n’est jamais heureux sur cette terre, pas plus celui des femmes que celui des amis ou celui des… chats. Le chat noir conte cette belle histoire d’êtres faits l’un pour l’autre, l’animal et l’humain, avant que l’humain – de nature compliquée – gâche tout par son ivrognerie. Il devient violent, jaloux, irascible. Il étrangle et pend son chat. Repentant il en apprivoise un autre, du plus beau noir luisant. Mais celui-ci est un avatar revenu des ombres pour se venger…

chat noir

La célèbre Chute de la maison Usher n’est pas en reste. Un ami, hypersensible et cadavérique, invite l’auteur à passer quelques jours avec lui, en proie à la solitude et à ses démons intérieurs. La psychanalyse n’est pas encore inventée mais la sœur jumelle de ce jeune homme meurt de phtisie et les compères entreposent le cercueil dans une crypte sous la maison en attendant l’enterrement. L’infortunée n’était qu’en catalepsie et se réveille en pleine bière ! Ce coup d’état contre l’humain ne peut que susciter l’ire des éléments déchaînés et la disparition en marécage de ladite maison Usher, avec ses derniers descendants.

Hop-Frog est un nain dont le roi se moque, jusqu’à ce qu’un jour l’avorton se venge. La barrique d’Amontillado est elle aussi un plat qui se mange froid, à la suite d’insultes répétées. Le masque de la Mort rouge anticipe Ébola : qui veut s’isoler pour se prémunir voit s’infiltrer jusque chez lui la Justice immanente. Le diable dans le beffroi se moque de ces placides Flamands qui tirent sur leur pipe les yeux rivés à leur montre, tout à la répétition du temps paysan et à la jouissance de la vie immobile. Mais ne voilà-t-il pas que le démon (de la modernité ?) vient faire danser les cloches et affoler les horloges, précipitant toute cette humanité confite en traditions dans l’agitation sans cause ! Un curieux Dialogue avec une momie préfigure les Aventuriers de l’Arche perdue tandis qu’une Conversation entre Eiros et Charmion conte la fin de la vie terrestre sous le passage d’une comète. Le portrait ovale émet l’hypothèse Dorian Gray, le peintre aspirant la vie même dans sa toile à tel point que, possédé par son art, il vide sa bien-aimée de toute existence.

edgar allan poe portrait dessine

Edgar Allan Poe était un précurseur par l’imagination. Enfiévré par l’alcool, il amplifiait la sensibilité du temps. La révolution industrielle venait à peine de commencer qu’il en voyait tous les inconvénients. Finie la placidité de vivre et de prendre son temps ; consommée l’ignorance des astres et de leurs dangers ; terminée la foi naïve au profit des doutes et craintes maléfiques.

Le plus beau n’est-il pas cette profession de foi écologiste écrite en 1841 dans le Colloque entre Monos et Una ? Le conte peint la mort physique et mentale, la progressive extinction de toutes les facultés personnelles : « le sentiment de l’être avait à la longue entièrement disparu ». Mais la terre elle-même, n’est-elle pas menacée tout autant par l’homme en temps qu’espèce nuisible ? « Aussi bien, tandis qu’il se pavanait et faisait le Dieu, une imbécilité enfantine s’abattait sur lui. Comme on pouvait le prévoir depuis l’origine de la maladie, il fut bientôt infecté de systèmes et d’abstractions ; il s’empêtra dans des généralités. (…) Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science. L’homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre. Cependant, d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. (…) Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir » (p.463 Pléiade).

Si les écolos d’aujourd’hui avaient ce style au lieu de leur véhément ressentiment de prédicateur, peut-être seraient-ils mieux entendus alors qu’août ressemble à octobre et qu’octobre reste un mois de juin, tandis que les tempêtes hivernales et les pluies de printemps opèrent leurs ravages ?

Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires (1836-1845, publiées par Charles Baudelaire en 1857), Garnier-Flammarion 2008, 314 pages, €3.80
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires

Relire les Histoires d’Edgar Allan Poe est un plaisir rare ; l’adolescence est loin qui avait la fraîcheur de la première fois. Imaginez Jules Verne, Sherlock Holmes, Dracula, les Romantiques allemands et même Harry Potter dans le même volume – et vous aurez une idée de la palette de l’auteur, un réel précurseur. D’autant qu’il épouse sa cousine Virginia de 13 ans avant de mourir alcoolique au dernier degré et tabassé un jour d’élections à 40 ans !

edgar allan poe histoires extraordinaires

La traduction littéraire de Charles Baudelaire est pour beaucoup dans le charme du texte en français. Qui lirait d’ailleurs encore Poe si Baudelaire ne l’avait rendu célèbre ? Sa langue est en effet plus proche de celle du logicien que celle du poète. Tant pis pour les quelques approximations et contresens du traducteur, relevés en édition Pléiade, l’amoureux de littérature sait qu’une traduction est à la fois une trahison et une recréation, traduttore traditore, traducteur traître, aiment à dire les Italiens.

Entre 1830 et 1848, alors que la France s’empêtre dans des révolutions à n’en plus finir, 1789 s’étant égaré en 1793 pour aboutir à la dictature napoléonienne donc à la réaction catholique-royaliste, les Américains connaissent un essor sans précédent. Le Nord n’a encore submergé ni occupé le Sud et la population se préoccupe de commerce, de ruée vers l’Ouest et de découvertes scientifiques. Les contes du Bostonien Poe, publiés dans les revues, anticipent l’enquête policière (Double assassinat, La lettre volée, Le scarabée d’or), la science-fiction julevernienne (Le canard au ballon, Aventure sans pareille d’un certain Han Pfaal, Manuscrit trouvé dans une bouteille, Une descente dans le Maelström), les vampires (Morella), le fantastique (La vérité sur le cas de M. Valdemar, Révélation magnétique, Ligeia, Metzengerstein).

Résoudre une énigme à l’aide de ses petites cellules grises, traverser l’Atlantique ou atteindre la lune en ballon, résister au tourbillon marin en utilisant le principe physique du cylindre, reconnaître un vampire, voir revivre (comme le jeune Potter) un mort apparent nommé Valdemar, observer un cheval de tapisserie franchir d’un bond le tissu pour galoper dans le parc – ce sont autant d’histoires captivantes, énigmatiques et sérieuses, qui voient la raison vaciller mais au final maîtriser les forces inconnues.

Rien de tel pour l’éducation d’un adolescent. Bien plus que le sexe déguisé en horreurs des séries américaines qui exploitent aujourd’hui le filon. Malgré la tentation Folio, préférez la traduction baudelairienne…

Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires (Tales of the Grotesque and the Arabesque), 1839, traduction de Charles Baudelaire, Livre de poche 1972, 285 pages, €3.90
Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, nouvelle édition de Jean-Pierre Naugrette, Folio classique 2001, 432 pages, €5.60
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduction de Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1994, 1165 pages, €46.70

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Ian McEwan, Sous les draps

ian mcewan sous les draps

Difficile de rendre compte d’un recueil de treize nouvelles, d’autant que celui-ci en incorpore deux en un. Disons que le thème général est l’amour, plus vaste que la sexualité mais qui le contient. Le sexe doit conduire à l’amour, pas l’inverse – tel est le mantra des années 1970, après l’explosion coïtale de mai 68 un peu partout dans le monde développé.

Désirs, pulsions, explorations, expériences, fantasmes, frustrations, masochisme, délire : tout ce fatras daté post-68 vient de la psychanalyse, fort à la mode en ces années de faillite du socialisme réalisé. Les bobos d’époque délaissent le marxisme des années 50 pour le retour du refoulé à la Wilhelm Reich et autres incitateurs du primal. Il s’agit de se satisfaire, toujours déçu du grand amour – le fusionnel à la Scarlett O’Hara.

Le premier jet de l’auteur est frais, tragique et humain. Géométrie dans l’espace voit un mari agacé de sa moitié la faire tout simplement disparaître grâce à une nouvelle dimension de la physique, redécouverte dans un manuscrit du grand-père. Économie familiale met en scène un ado – 14 ans – initié au sexe par son ami looser Raymond dès 12 ans, et qui veut expérimenter la baise ; il ne trouve rien de mieux que de jouer au papa avec sa petite sœur ravie de jouer maman. Le dernier jour de l’été est peut-être la plus belle des nouvelles du recueil, elle dit la solitude de l’orphelin, de la grosse fille délaissée, du bébé lâché par sa jeune mère coureuse, et du tragique qui en résulte. Bande à part est drôle, la nouvelle se moque, comme McEwan adore le faire, de ces bobos qui jouissent de mettre en scène le sexe avec des couples tout nus, les font mimer le coït en rythme, et qui s’aperçoivent – misère de l’art brut – que le duo le mieux rythmé, le plus agréable à regarder dans la bande, est en train… de vraiment baiser ; une fois la chose achevée, les deux sont virés, mais la « pièce » des théâtreux apparaît pour ce qu’elle est : un show de société du spectacle, rien de vivant ni de durable… en bref de « l’art contemporain » narcissique et égoïste.

fille sein nu entrevu

La suite des nouvelles est plus sombre. Papillons fait le récit d’un viol pédophile d’un solitaire tourmenté avec une fillette pakistanaise insistante. Conversation avec un homme-armoire dit l’enfermement dans le fantasme du ventre maternel. Premier amour derniers rites conte l’expérience d’un très jeune couple ouvrier (« 17 ou 18 ans ») qui baise comme on fait la vaisselle – jusqu’à découvrir le drame d’une rate pleine qui gratte le mur au point de devoir la tuer ; finalement, la vie est autre chose que la baise, non ? Masques dit la perversité d’une vieille actrice, tante qui prend en main le fils orphelin de sa sœur, 10 ans, et le fait se déguiser en soldat puis en fille, adorant le caresser ; jusqu’à ce qu’une invitation mette le quiproquo au centre avec l’irruption d’une copine du gamin qui lui ressemble beaucoup. Pornographie conte l’obsession égoïste de la baise par un jeune homme pas futé et atteint de chaude-pisse ; les deux infirmières qu’il baise tour à tour se vengent au scalpel. Réflexions d’un singe captif raconte une vraie vie de singe, l’indifférence de sa maîtresse, le désir qu’il en a. Morte jouissance est le fantasme d’un divorcé trois fois avec un nouveau mannequin qu’il choisit en vitrine, habille de fourrure, raconte sa journée, baise à satiété – et qui est toujours d’accord… jusqu’à ce que le chauffeur soit soupçonné de séduction ! Sous les draps montre un père divorcé revoir sa fille tout juste pubère et son amie naine ; de fil en aiguille, d’agaceries en peurs nocturnes, le trio finira sous les draps. Psychopolis s’exporte à Los Angeles, où un Anglais frustré a du mal a s’acclimater aux permutations de couples homo, hétéro, pédo, et aux jalousies et drames d’un milieu fermé sur lui-même.

Tout est donc sexe, mais l’acte est un prétexte à évoquer l’amour. Celui, au fond, qui hante tous les désirs ; le seul qui puisse épanouir l’acte sexuel et ses auteurs en même temps. Une leçon de philosophie pour la génération bobo qui croyait se « libérer » en s’enchaînant aux lits, en dominant les femmes ou les enfants, en mimant en public le coït, en vivant jusqu’au bout ses fantasmes égoïstes – sans aucun égard pour les autres, jamais.

Ian McEwan, Sous les draps et autres nouvelles (First Love Last Rites, In Between the Sheets), 1975-1991, Folio 1999, 403 pages, €7.79

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Emmanuel Steiner, Nouvelles bartlebyennes

emmanuel steiner nouvelles bartlebyennes

Onze nouvelles épuisantes, illustrant la figure de l’épuisé selon Deleuze, un jargon intello pour dire « exclu ». L’auteur, ayant étudié la philo, cisèle de courts textes sans majuscules aux paragraphes numérotés pour dire le retrait de l’existence, la pulsion de suicide, le méphitisme du métro, le renoncement au sexe, la castration du pénis, l’effacement de l’auteur – en bref la pulsion de mort qui serait induite par l’époque contemporaine occidentale (blanche, nantie, sans transcendance).

Il y a un certain charme de froid intellect à égrener cette écriture sèche, directe, sur le ton du constat.

Mais quelque agacement des clichés à la mode : l’absurde, la solitude, la déconstruction, le minimalisme, l’anonymat, le SDF dont il déplore la disparition alors qu’il ne lui a jamais adressé un mot. Et cette façon anglo-saxonne d’écrire samurai (en français prononcé SAMU-raie) plutôt que samouraï (qui se prononce samou-rail). Est-ce une façon d’appeler au secours ? Ou un snobisme littéraire de very Happy few ?

Surnagent quelques réflexions intéressantes comme à la page 42 : « Il n’a plus envie d’exister en tant qu’être singulier, il s’agirait là, lui semble-t-il, du dernier mensonge de cette société, alors pourquoi ne pas retirer aux individus jusqu’à leur identité, pourquoi conserver ce dernier ‘particularisme’ ? » En effet, si elle cherche déjà à éradiquer la différence des sexes et si parler d’identité est gros mot chez les bobos de gauche, la passion égalitaire n’a pas encore éradiqué les noms ni les personnalités. A quand l’interchangeable du numéro ?

Ou encore sur les vertus du masque, de la fausse identité, qui permet de se « dissoudre » tout en continuant à vivre : « il ne veut plus d’existence propre et n’a d’autre solution, pour continuer, que d’entretenir cette absence d’identité » p.78. Les réseaux sociaux sont remplis de cette fausse apparence, qui déguise la faiblesse ou occulte la force dans le pseudo anonyme, bien commode pour tout dire sans en avoir l’air.

Mais il manque à ce genre de littérature un élan qui induise le lecteur à désirer poursuivre et à penser plus loin. L’impasse de la dissolution apparaît comme un appel au suicide, une négation de littérature. L’auteur mortifère préfère la fermeture, il peut ensorceler un moment, à condition pour le lecteur d’être en compagnie, au soleil brillant à travers la vitre, et de faire ensuite tout autre chose. Mais c’est à déprimer un soir de pluie, dans la solitude de la campagne. Quelle œuvre bâtit donc Steiner, né en 1974 ?

On le dit féru de japonisme, mais a-t-il compris l’excès de vie du samouraï ? Que le suicide est un accomplissement et non un renoncement ? L’honneur de sa lignée, la fidélité à son allégeance, le respect de l’ordre supposé du monde. Le vide n’est pas le rien mais au contraire le tout. L’auteur place volontairement ses nouvelles sous l’apanage d’Herman Melville, où le personnage Bartleby préférerait ne pas (« I would prefer not to »). Mais cette expression de la culture anglaise (bien différente de la nôtre en noir et blanc) démontre un robuste quant à soi qui se réserve, plus qu’un tout ou rien (je veux ou je ne veux pas). Le pragmatisme anglo-saxon ne limite pas les possibles ; Steiner en ses textes conduit toujours à l’impasse. Ni vrai samouraï ni décent Bartleby, il est un filet d’eau qui se perd dans le sable.

Emmanuel Steiner, Nouvelles bartlebyennes, 2013, éditions Chroniques du ça et là, 93 pages, €4.60

Attachée de Presse Guilaine Depis http://www.guilaine-depis.com/

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Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier

guillermo de la roca connaitre et apprecier
Seize nouvelles d’un auteur inconnu, voilà qui pourrait rebuter. Il n’en est rien : contradictions et oxymores suscitent un univers magique où la réalité est bien là, ondoyante et jamais telle qu’on l’attend. Le rationnel en prend un coup, mais telle est la vraie vie, jamais logique comme une épure. Nous sommes ici-bas et non au-delà, comme Satan et autres mythes aiment de temps à autre à nous le rappeler.

Il faut connaître et apprécier cette existence qui nous est offerte. Certes, il est utile de se méfier des modes et de la langue de bois. Ainsi de la première nouvelle, déconcertante, qui se moque du tourisme bobo : « L’organisation Connaître et apprécier nous avait fourni des places de figurants payants dans la coproduction interaméricaine El Macho-Le Mâle. Cette formule réservée à quelques cadres de l’industrie permettait de passer des vacances originales et utiles en Amérique latine » p.9. En effet… il s’agit d’assister les guérilleros marxistes à lutter contre le gouvernement. La seconde nouvelle conte le voyage de Mathurin le lapin : sorti de sa cage parce que sa maitresse avait oublié de la refermer, le lapin domestique est effrayé de la liberté. Tout lui fait peur et se prendre en pattes pour exercer sa responsabilité l’ennuie. Il n’aura de cesse de retrouver sa cage et ses repas de fonctionnaire à heures fixes… jusqu’au bouquet final où sera le héros de la table de mariage – mais pas comme il le prévoyait.

Le gamin normal d’une autre nouvelle est jugé anormal par tout ce que la société compte de décideurs autorisés : ses parents, le prêtre, le psychiatre, le gourou. C’est qu’il ne veut pas entrer dans les cadres étriqués et abstraits de ses ingénieur et prof de maths parentaux, ni dans les religions fixées des clercs et spécialistes de la psyché. Autoportrait de l’auteur ? On nous dit qu’il a « débuté comme ouvrier dans la banlieue de Buenos Aires », ce Français né en 1929 devenu « musicien réputé et nouvelliste ». Tout comme le cheval Quiproquo, fils de personne, qui s’est ingénié à retrouver la liberté loin des contraintes du haras et des courses, pour choisir le maquis révolutionnaire et emporter la victoire par une charge qui ne lui était pas demandée.

Il y a de la sagesse dans ces contes sur le mode de Voltaire ; de la légèreté aussi dans la moquerie des grands mots et du jargon à la mode ; de l’humour souvent dans les petits détails, comme ces « trois garçons d’écurie [qui] durent quitter le haras sur le champ » après qu’une jument fut trouvée enceinte (p.133). De l’absurde aussi, comme ces rôles convenus que la société nous fait jouer, rôle de patriote (Le Rhin), rôle de pouvoir (Davel le Yasa), rôle de savant-gourou (Le congrès d’Ankashttica, Le chaman et le professeur), rôle du rationaliste (La chapelle du vallon), rôle de gagnant (L’oiseau-mouche), rôle de bon garçon (Un gamin normal).

La chute, qui fait le sel de toute nouvelle, n’est pas toujours à la hauteur, parfois bâclée comme pour le chat dans Arthur et son maître, mais le style est vivant et l’imagination emporte. Entre l’Amérique du sud où règne la pensée magique chère à Lévi-Strauss et les paysages français adeptes de la raison cartésienne, l’écartèlement de l’auteur produit de belles histoires.

Un autre regard sur le monde.

Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier, 2013, éditions Chroniques du ça et là, 159 pages, €12.00

Attachée de presse Guilaine Depis http://www.guilaine-depis.com/

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Haruki Murakami, Les attaques de la boulangerie

haruki murakami les attaques de la boulangerie

Par deux fois, les personnages de Murakami attaquent une boulangerie. Ils reproduisent par l’absurde cet « impôt révolutionnaire » tellement à la mode dans les années 1970, sur l’exemple de Staline dans la Russie des tsars finissants. Mais les banques sont ici remplacées par les producteurs de pain et les patrons sont soit communistes, soit étudiants précaires d’une grande chaîne.

Les attaquants sont jeunes. A 18 ans, ils ne veulent pas travailler et ont faim. Ils veulent se bourrer de pain – seulement de pain – sans rien payer. Ils s’avancent donc avec un long couteau – non plus entre les dents comme les cocos rouges – mais derrière le dos. Une invraisemblable vieille hésite à choisir sa marchandise, repose et reprend, faisant bouillir les activistes affamés – mais ils ne veulent pas se faire une vieille. On avait de la pudeur dans la jeunesse gauchiste japonaise.

Et puis flop ! Le patron leur permet de manger tout le pain qu’ils veulent… Sans rien payer ? Sans un sou, oui, puisqu’ils ont faim, mais pas sans rien en échange. Une petite malédiction, peut-être ? Brrr, non, plutôt écouter du Wagner. Ce musicien connoté nazi (bien qu’il fut mort bien avant Herr Hitler), est adoré du patron communiste – contradiction bien réjouissante que n’hésite pas à accentuer Murakami. Les deux jeunes sont obligés d’écouter Tristan et Isolde durant deux heures. Leur âme en est-elle changée ?

C’est ce à quoi s’attaque la seconde nouvelle, publiée cinq ans plus tard et reprise en français dans L’éléphant s’évapore. L’un des héros s’est marié et s’éveille en pleine nuit, tout comme sa femme, affamé. Évidemment rien dans le frigo, que quelques bières (vite descendues), deux oignons fripés, du beurre et du désodorisant. Que faire ? Lénine en a écrit tout un ouvrage, Chto dielat ?,  mais les deux jeunes un peu moins jeunes décident d’aller braquer une nouvelle boulangerie après que le mari eut raconté à son épouse ce qu’il l’avait fait à 18 ans.

Sauf que les boulangeries en pleine nuit, dans Tokyo, sont fermées : qui aurait l’idée d’acheter du pain avant le matin ? La femme prend alors les choses en main, soupçonnant que la fringale qui les tient résulte de cette obscure malédiction jadis sur son mari, plus ou moins formulée, en tout cas wagnérisée. Elle choisit ce qui se rapproche le plus d’une boulangerie : un bon vieux Mc Donald’s, ouvert 24 h sur 24, tenu par des étudiants et des employés prolétarisés.

Un pistolet exhibé à bon escient (dont on ne sait d’où il vient…) fait emballer trente burgers et ligoter les trois employés, tandis que deux clients, aussi jeunes que les braqueurs de jadis (et peut-être leurs fantômes), dorment lourdement sur une table. La faim est apaisée, la malédiction éradiquée. Le narrateur s’en aperçoit lorsqu’il ne voit plus en imagination un volcan sous la surface de la mer, lorsqu’il se penche de sa barque imaginaire. Métaphore de l’existence (la barque), de l’incessant changement (l’eau), de la menace qui pèse (le volcan) ?

Voici en tout cas deux allègres et mystérieuses nouvelles qui se lisent d’un trait, illustrées en vert et or sans que l’on perçoive souvent le rapport avec le texte, mais agréables à regarder. Il y a de la magie dans le surgissement des choses chez Murakami ; le dessin l’accentue. Les éditions de poche 10-18 explorent ce genre minimaliste à images pour les petits lecteurs vite zappeurs qui ont besoin de poser les yeux sur une illustration pour ne pas être sans cesse tentés d’aller voir leur Smartphone. Pourquoi pas ? Tout n’est pas bon à éditer, mais certaines nouvelles de Murakami s’y prêtent admirablement. Ce fut le cas de Sommeil, chroniqué sur ce blog.

Et le livre, malgré son prix modique, peut faire un cadeau de luxe pour un ami branché ou une mamie lettrée. Il se classe dans le genre livre-objet avec sa couverture rigide et son papier glacé, plus que dans le genre texte littéraire.

Haruki Murakami, Les attaques de la boulangerie (nouvelles), 1981 et 1985, 10-18 2013, illustrations de Kat Menschik, 75 pages, €7.98

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Stefan Zweig, La peur et autres nouvelles

stefan zweig la peur

La Peur (ou Angoisses) est la montée progressive de ce monstre tapis au sein de la conscience d’une bourgeoise de Vienne qui s’est livrée, par désœuvrement et avancée de l’âge, à l’adultère. Il faut dire que le mari est avocat et l’amant pianiste : se désennuyer du droit par l’art était très viennois, surtout pour une femme de trente ans. Rien de pire dans une société confite en statuts sociaux où l’ordre bourgeois est tout entier centré sur les biens et les héritiers. Fauter, c’est engendrer le soupçon sur la transmission du patrimoine, dont la réputation familiale fait partie. D’où cette boule qui naît dans le ventre, puis enserre la gorge, lorsqu’une fille vous reconnaît sortant de chez votre amant, malgré la voilette.

Elle demande de l’argent. Que faire ? Ignorer superbement et se voir convoquer au tribunal conjugal ? Devoir peut-être quitter le confort de l’épouse installée pour la honte du retour flétri dans la famille ? Laisser les enfants ? Elle paye. Non seulement de l’argent, mais aussi du remord et de la constante menace de devoir encore une fois payer. Toujours plus. Autant le désir fait s’envoler dans les escaliers avant le septième ciel, autant la matérialité du chantage fait redescendre dans la réalité.

Je ne dévoilerai pas le reste, tant cette nouvelle est ciselée comme une nouvelle policière. La psychologie est au service de l’action, tout comme chez Hitchcock dans Psychose.

Révélation inattendue d’un métier (ou Découverte inopinée d’un vrai métier) révèle à l’écrivain qu’il est voleur à la tire, tout comme le pickpocket observé à Paris boulevard de Strasbourg. Écrire est un vrai métier tout en finesse, comme le vol en virtuose sur la personne même des bourgeois. L’écrivain dérobe aux gens leurs traits, fouille leur personnalité comme leurs poches, et s’enrichit grâce à ces larcins. La victime est troublée, fascinée, presque consentante…

Leporella est encore un une histoire de suicide, après une fouille psychologique minutieuse. Une servante dévouée à son maître, qui la surnomme selon un personnage de Mozart est tellement dévouée à son maître qu’elle favorise ses amours adultérins et va jusqu’à empoisonner au gaz et au véronal son épouse haïe. Mais voilà que cet acte engendre la méfiance dudit maître, qui la chasse. Telle la statue du Commandeur, elle lui jette sa propre mort à la face en se jetant dans la Danube. De la passivité à la liberté, nul ne sait ce que la passion peut révéler en chacun d’énergie insoupçonnée !

La Femme et le Paysage est l’histoire très romantique du narrateur, transporté par les éléments dans un rôle d’amant passager d’une très jeune fille. Nous sommes dans le Tyrol, c’est l’été, et il fait étouffant. La nature extérieure se confond avec la nature intérieure, le paysage est un état d’âme. L’orage menace, la terre aspire à la pluie. La jeune fille, de même, entre en transes la nuit venue ; elle aspire à être arrosée par le mâle. Mais le principe de plaisir se heurte aux convenances, cela « ne se fait pas » quand on a 15 ans et que l’on est avec ses parents. La nature jouit sans entraves et le fait savoir dans le vacarme de la foudre et les cataractes les nuages crevés. Comme somnambule, elle va dans la chambre du narrateur, se fait prendre sous l’orage. Le lendemain, elle a tout oublié.

Le Bouquiniste Mendel (ou Buchmendel) dit la mort de l’art à cause de la politique et de la guerre. Un vieux libraire très érudit ne lit pas les journaux, il ne vit que pour les livres. Ne sachant rien du déclenchement de la guerre, il continue d’écrire à l’étranger pour recevoir des catalogues. La police secrète s’intéresse à cet « espion » – qui se révèle étranger (juif russe). Il est interné en camp. A sa libération, son monde est détruit et sa passion morte. Il finit pauvre et vide. La guerre et la politique ont dévasté en l’homme tout humanisme.

La Collection invisible décrit les effets de l’inflation galopante qui suivit en Allemagne la première guerre mondiale. Un collectionneur compulsif, épargnant sous par sou pour augmenter sa collection de gravures célèbres, devient aveugle. Sa femme et sa fille se liguent pour vendre pièce à pièce la collection sans qu’il le sache, juste pour manger. Elles remplacent les gravures par des feuilles de papier de même texture et l’aveugle ne voit rien. Le passage d’un libraire de Berlin, qui raconte cette histoire à l’auteur, risque de révéler le pot aux roses. Zweig, qui était collectionneur farouche, dit ici sa peur d’être spolié par les événements à venir. Mais il reste une situation très humaine, déchirée entre le devoir et l’estomac, entre l’art et la nourriture.

Stefan Zweig, La peur, 1913, Livre de poche 2002, 250 pages, €5.43

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 2, 2013, 1584 pages, €61.75

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Stefan Zweig, Amok et autres nouvelles

stefan zweig amok

Zweig a l’art des salons : il captive par sa conversation. Les préliminaires sont parfois longs et tortueux pour situer l’histoire, l’ancrer dans la bienséance. Comment un Grantécrivain pourrait-il connaître tant de malades passionnés, rencontrer tant d’auteurs de turpitudes ? Ce procédé est un peu désuet, hérité du romantisme allemand. Mais une fois passé le cap des premières pages, l’auteur sait emporter le lecteur par son style. Il écrit fluide, il décrit les mouvements de l’âme, les conflits de morale.

Amok est probablement la plus aboutie des trois nouvelles recueillies en ce volume. Elle dit le choc de la passion et du devoir, la brutalité du civilisé redevenu sauvage pour avoir vécu des années au fin fond de la Malaisie. Un médecin colonial, Allemand méticuleux et bon chirurgien, est brusquement sorti de sa jungle par une impérieuse riche anglaise, enceinte de trois mois alors que son mari va rentrer d’un périple de presqu’un an. Elle veut ce qui est interdit par la religion, les convenances et le serment d’Hippocrate : avorter. Scandale dans la société bourgeoise de la monarchie austro-hongroise 1922 !

Elle propose de l’argent, mais l’orgueil du médecin se cabre. Il ne veut pas obéir à cette Madame, trop fortunée pour croire que rien ne peut lui résister ; il ne veut pas céder au regard impérieux qui ordonne, comme à un domestique. Pour qui donc se prend-t-elle, cette femelle qui a fauté, à exiger l’interdit pour son bon plaisir ? C’est donc par fierté masculine autant que médicale qu’il va refuser l’acte rémunéré ; il veut bien « aider un être humain » mais pas se faire acheter comme un serviteur. Pour cela, il ne demande qu’une chose : être aimé pour lui-même, donc se voir accorder les faveurs de l’amant. Le refus sec et orgueilleux de la matrone lui sera fatal. Tout comme son refus trop humain sera fatal au médecin.

Nous restons dans le romantisme incurable avec ce tragique moral : la passion comme le devoir, poussés à l’absolu, conduisent à la mort. L’amok est cette folie meurtrière qui transforme en Malaisie les humains en bêtes féroces. Ils vont en courant, l’écume aux lèvres, le kriss à la main, et poignardent tout être vivant qui se trouve sur leur passage. Seule une balle les arrête, ou l’épuisement final de la course. Ils sont comme drogués, hors d’eux-mêmes, saisis de folie. Zweig dépayse cette possession hors de l’Autriche-Hongrie tellement civilisée… mais la guerre de 14-18 qui venait alors de finir n’a-t-elle pas été un amok collectif qui a changé en bêtes les civilisés affrontés ?

Lettre d’une inconnue est le récit épistolaire d’une fille de 13 ans tombée amoureuse de son voisin, un jeune riche oisif. Elle fera tout pour se faire reconnaître et le séduire durant des années. La passion, ici encore absolue, va jusqu’au bout de son accomplissement. Le séducteur, jamais en mal de femmes durant sa jeunesse bien remplie, est un miroir de Stefan Zweig, érotomane obsédé. Il prend la jeune fille un soir comme il prend les autres, lestement, et ce n’est que des années plus tard qu’il reçoit cette lettre ; il ne se souvient même pas de la fille. Mais il lui a laissé un « cadeau » et elle l’en informe. Pas pour se plaindre ni réclamer, mais pour lui dire son amour absolu et son adieu éternel à la fois.

Ruelle au clair de lune (ou Rue du clair de lune), place dans le clair-obscur de la salle une étape de voyage à Boulogne-sur-Mer. L’auteur, qui attend son bateau, arpente les ruelles du port et se perd jusqu’à un bistrot où il découvre une scène pitoyable. Encore une fois la passion : celle d’un homme fou d’une femme. Celle-ci l’a quitté et est devenue pute. Lui la cherche de port en port pour la supplier de revenir, en une relation sadomasochiste mortifère. La nouvelle est publiée en juillet 1914, et ce n’est pas par hasard. Toute la société européenne joue la passion torturée. En ces temps de « commémoration » – trop bienveillante et nostalgique pour être honnête – prière de ne pas oublier ces bas-fonds qui conduisent à la guerre !

La passion est une plaie quand elle est débridée ; seule la volonté peut dompter les instincts, seule la raison peut tempérer la passion. L’un des trois ne va jamais sans les autres, mais l’humain ne reste humain que s’il sait mettre de l’ordre dans ses conflits internes. Qu’est-ce qui te fait homme ? Si la raison seulement te distingue des bêtes, alors fait de la raison le maître des passions et des instincts bruts !

Stefan Zweig, Amok – Lettre d’une inconnue – Ruelle au clair de lune, 1922, Livre de poche 1991, 190 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Stefan Zweig, Printemps au Prater suivi de La Scarlatine

stefan zweig printemps au prater

Publié en 1900, Printemps au Prater a pour héros ce parc de verdure au cœur de Vienne où toute la société se retrouve le dimanche. Certes, chacun garde son quant à soi et son costume de classe, mais ce lieu de rencontre démocratique et festif permet à l’humanité de se sentir une, lors des courses de derby ou du corso. Une haute bourgeoise en son boudoir est saisie de l’envie de sortir avec le printemps qui rayonne. Las ! Sa couturière n’a pas livrée sa dernière robe. Dépitée, elle se rencogne, avant de se décider à sortir quand même mais incognito, dans une vieille robe toute simple.

Nul ne la reconnaît car, dans la société bourgeoise qui mime l’aristocratie fin de siècle (le XIXe), c’est le plumage et non pas le ramage qui fait la personne. Vous affichez votre statut social ou bien vous n’êtes rien. C’est en rien que se promène la grande dame (ex-cocotte, on l’apprendra plus tard), et elle rencontre un étudiant jeune et gentil dans lequel on peut reconnaître l’auteur (il écrit la nouvelle à 19 ans). On sympathise, on rentre bras dessus, bras dessous, on couche dans sa chambrette. Et voilà.

La vie reprend ses droits, le temps d’un printemps, avant de retourner aux devoirs. Boudoir/Prater, bourgeoisie prétentieuse/vitalisme primaire, hiver social/printemps des sens, robe à chichis/robe toute simple : ces oppositions sont efficaces pour célébrer le siècle moderne, le XXe qui naît. Le corsetage social bourgeois donne envie de faire craquer ses gaines !

lecture seins nus

La Scarlatine (ou Fièvre écarlate) est de même eau, en plus tragique. Un étudiant sortant à peine du lycée s’exile dans la grande ville pour y faire médecine. Il est fluet, imberbe, porté à la poésie, timide – pas fait pour l’exil, ni pour la ville ni pour la vie. Il est seul et l’ami qu’il tente de se faire lui montre par contraste tout ce qui lui manque pour être un homme fait : le rire, la virilité poilue, le muscle, l’alcool, le duel, le sexe. On se moque, il est encore enfant ; il se renferme et se souvient qu’on l’habillait parfois en fille.

Ce n’est qu’une toute jeune personne qu’il n’avait même pas remarquée, la fille de sa logeuse, qui le révèle à lui-même. Elle tombe malade et, investi d’une mission médicale qu’il se donne à lui-même, il se dévoue et la sauve. Il se sent enfin destiné à quelque chose dans cette société indifférente dont les mœurs lui répugnent. Mais il n’y aurait pas reste de romantisme littéraire sans un bon drame à la fin : atteint lui-même de la scarlatine – par un baiser de la petite – il n’a pas la résilience pour s’en sortir… Les enfants l’ont, mais lui n’est plus enfant – même si les autres ne le voient pas.

Récit d’initiation, de passage de l’adolescence à l’âge adulte, critique de cette éducation bourgeoise catholique en couveuse qui ne prépare pas les jeunes hommes à la vraie vie, on comprend que Freud ait été très intéressé par cette nouvelle, parue en 1908.

Stefan Zweig, Printemps au Prater suivi de La Scarlatine, Livre de poche 2010, 120 pages, €2.95

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Stefan Zweig, L‘amour d‘Erika Ewald et autres nouvelles

stefan zweig amour erika ewald

Littérateur de gare, disait-on, un brin méprisant, de Stefan Zweig. Il est vrai que le romancier essayiste était prolifique. Qu’il écrivait court et simple, un brin lyrique. Il s’en moque un  peu lui-même dès ses 25 ans dans Petite nouvelle d’été, en 1906 : « Voilà sans doute une manière polie et prudente de me faire comprendre que je raconte comme vos nouvellistes allemands, c’est-à-dire de façon lyrique, outrée, bavarde, sentimentale, ennuyeuse. Bon, je vais être plus bref ! ». Mais l’intuitif érotomane Zweig, immergé dans cette Vienne de la fin d’empire austro-hongrois qui vivait l’apocalypse joyeuse sous l’inventivité artistique et psychologique, sait séduire. J’aime son style fluide et fleuri, en transition entre le romantisme et le réalisme. Il saisit d’une scène les élans et les travers de la société comme pas un.

Erika Ewald est de ces papillons attrapés par le romancier et épinglés à tout jamais dans la littérature. Cette pianiste trop chaste ne sait rien de la vie ; elle tombe amoureuse sans savoir comment l’amour se passe. Trop coincée, elle fait fuir le violoniste virtuose qu’elle accompagne et dont elle s’est éprise jusqu’à l’exaltation, alors que lui n’a qu’une idée en tête, tirer un coup, et une seule maîtresse : l’Art. L’œuvre est-elle compatible avec la vie conjugale ? L’amour avec le plaisir ? Le sexe avec les devoirs sociaux ? Erika Ewald songe alors, pour se venger de la vie, à se donner au premier venu, châtiant son « amour » idéal par la chair matérielle. Mais elle renonce, trouvant dans cet abandon volontaire du plaisir une discipline quasi religieuse. L’art est-il une religion ?

seins fille photo izabela urbaniak

Dans la nouvelle suivante, L’Étoile au-dessus de la forêt, un certain François tombe amoureux. Il n’est ni pape ni président mais serveur de grand hôtel sur la Riviera, et la femme n’est pas Vierge Marie ni actrice de film mais comtesse. Ivre d’une admiration sans limites, il ne trouve sens à sa terne existence que par cette dévotion qui lui fait chaque soir ajuster les couverts sur la table et disposer les fleurs pour que tout soit parfait. Stylé, impeccable, son sens du devoir le fait garder en lui sa passion. Mais la saison n’a qu’un temps, la comtesse doit repartir. Désespéré de la laideur des jours qui désormais l’attendent et pitoyable de ce rêve impossible, François ne voit qu’une seule issue : quitter ce monde à l’acmé de son amour – et se jeter sous le train qui lui ravit sa bien-aimée. Il la rejoindra dans l’étoile solitaire au ciel, qui est sa dernière vision en ce monde. Le lecteur connaissait l’amour comme « petite mort » ; il apprend l’amour comme « grande mort ». C’est un brin romantique.

La Marche (ou Le Voyage) met en scène un jeune homme empli de foi et d’espérance en 30 de notre ère, la veille du shabbat. Il entreprend sa longue marche vers Jérusalem pour contempler la face du Messie qu’on lui a annoncé. Mort de soif, il se laisse circonvenir par une femme lascive et solitaire, épouse de centurion. Il passe la nuit avec elle, manquant la Crucifixion du Sauveur qu’il était venu rencontrer. Acte manqué d’un Juif qui retombe dans l’ancienne religion au lieu de sauter dans la nouvelle, blasphème de préférer l’amour humain à l’amour éternel, procrastination de ne pas aller jusqu’au bout de ses convictions… Le voyageur sera éternellement celui qui marche, sans cesse en quête, sans jamais aboutir.

Les Prodiges de la vie (ou Les miracles de la vie) sont cette foi qui bouleverse les humains. Une jeune juive de 15 ans au XVIe siècle, sauvée jadis du pogrom par un lansquenet, se sent exilée à Anvers dans la taverne de son père adoptif. Elle renaît peu à peu sous le pinceau d’un vieux peintre à qui l’on a commandé une Vierge à l’Enfant. Lui est chaste, elle à peine pubère. Elle va sentir se révéler sa féminité (refusée jusqu’ici par ressentiment envers le pogrom vécu en enfance) quand on lui pose un bébé tout nu dans les bras. D’abord révulsée par le tabou culturel de la nudité dans les religions du Livre, elle trouve du plaisir à caresser la chair fraîche, puis de la tendresse à observer les petites mains qui tentent de saisir les ombres, avant de s’approprier le bébé confiant comme s’il était « son » enfant. Mais les parents le reprennent et seul lui reste le tableau, exposé dans la cathédrale. Un mouvement populaire anticatholique va briser les représentations (comme plus tard les Bouddhas de Bamyan) et la vierge juive meurt devant la Vierge catholique, rejoignant son image dans l’éternité. Le peuple est dangereux, le peuple est manipulable, le peuple n’a aucune sensibilité artistique. Écrite en 1904, cette nouvelle œcuménique qui rassemblait juifs, catholiques et protestants dans une Anvers ouverte à tous les courants, sonne le glas de cet empire austro-hongrois qui n’est plus viable et qui va disparaître, dix ans plus tard.

Toutes ces nouvelles explorent l’amour. Élan vital générateur de souffrances secrètes, l’amour peut être conjugal et bourgeois ou, trop souvent, mortifère. Il accomplit ou purifie, c’est selon. L’art l’éternise.

Stefan Zweig, L‘amour d‘Erika Ewald – L’Étoile au-dessus de la forêt – La Marche – Les Prodiges de la vie, Livre de poche 1992, 179 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Stefan Zweig, Brûlant secret et autres nouvelles

stefan zweig brulant secret

Stefan Zweig est cet écrivain juif viennois facile à lire qui eu son heure de gloire immédiatement. Persécuté par les nazis, ses livres brûlés, exilé à Londres puis au Brésil, il se donna la mort avec sa compagne en 1945. Il a été redécouvert dans les années 1970 en France et c’est heureux. J’ai beaucoup aimé ces Histoires du pays d’enfance, rassemblées en un livre publié en 1913, dont Brûlant secret est la plus longue et la plus attachante.

Il faut être jeune et aimer les humains pour apprécier ce court roman ; ce n’est pas le cas de tout le monde, si l’on en croit les commentaires déposés ici ou là sur les librairies en ligne. Certains sont « choqués » que l’auteur évoque la sexualité d’un gamin de 12 ans, d’autres n’aiment pas le machisme d’époque qui faisait de la drague un sport analogue à la chasse, d’autres encore ont le mot « juif » en tabou. Je ne peux conseiller, à ces gens là, que d’éviter à tout prix de se dépayser en lisant d’autre chose que le miroir conforme de ce qu’ils sont et du milieu dans lequel ils vivent. Qu’ils restent dans leur bande, bien au chaud dans le confort du panier où les chiots se réconfortent en tétant le même lait de la même chienne. A l’inverse de ceux-là, lorsque j’ai lu cette nouvelle, dans ma jeunesse, j’en ai été captivé et ému.

Dans un hôtel bourgeois du Senmering, station de montagne réputée au sud de Vienne en Autriche, un baron fonctionnaire d’empire s’ennuie. Comme le solitaire de Mort à Venise, nouvelle publiée en 1913 (Zweig connaissait Thomas Mann), il observe la société de l’hôtel et passe son temps à choisir sa proie pour s’amuser un peu. Ce n’est pas le jeune garçon qui le retient, mais sa mère, « une belle juive encore très attirante », qui accompagne la convalescence de son fils. Le baron va utiliser le gamin pour aborder la femme, à l’inverse d’Aschenbach qui n’abordera jamais son amour platonique. Les deux auteurs parlent d’eux-mêmes en ces romances, Zweig est le baron dragueur et Mann l’artiste connu attiré par la jeunesse ; leurs personnages ont à peu près le même âge, Edgar 12 ans et Tadzio 11 ans (dans le livre). Mais Zweig est plus conventionnel, évoquant le sport favori des jeunes bourgeois de son époque : la conquête féminine. Si ce mouvement est le ressort de l’action, le thème en est différent. Ce sont les troubles du passage de l’enfance à l’adolescence que peint Stefan Zweig avec une sûre intuition.

gamin 12 ans

Il s’est inspiré de l’œuvre de Sigmund Freud, autre viennois qui appréciait ses œuvres. En littérateur, il s’est mis dans la peau d’un fils unique plein d’énergie et passionné, que les adultes tentent de maintenir en couveuse sans voir qu’il grandit. Solitaire, il s’enfièvre aux histoires de chasse indiennes du baron, il se croit son ami – enfin quelqu’un qui s’intéresse à lui. Il se rend vite compte qu’il se fait manipuler, la conversation « entre hommes » n’étant que manœuvre pour approcher sa mère. Les deux adultes se plaisent et mettent à l’écart l’enfant. Il en est jaloux. Moins des histoires de sexe, qu’il ne comprend pas, que de cette relégation hors du « secret ». Il va donc tout faire pour épier le couple, se mettre en travers de leurs tête à tête, jusqu’à attaquer le baron en plein hall d’hôtel et l’injuriant. Une explosion de passion frustrée qui « ne se fait pas » entre bourgeois aspirants au « beau monde ». Sa mère va le rabrouer, il va fuguer, le retour au bercail fera naître un autre secret entre sa mère et lui : le silence sur l’aventure devant son père et sa grand-mère.

Chacun aura reconnu Œdipe dans tout son complexe, mais aussi la virulente satire de l’éducation du temps, confite en conservatisme catholique et déni de la nature. L’empire austro-hongrois juste avant sa chute était une pièce montée, baroque et fragile, dont la meringue ne résistera pas à une bonne guerre tant bouillonnait en son sein, outre les nationalismes balkaniques, les intuitions sexuelles de Freud, la frustration de Hitler (peintre viennois raté), le mouvement Sécession avec Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Koloman Moser, Gustav Klimt pour les peintres, Josef Olbricht et Otto Wagner pour les architectes, Josef Hoffmann pour les arts appliqués, la musique avec Gustav Mahler, Schönberg, Berg et Webern, l’explosion de la littérature avec Robert Musil, Artur Schnitzler, Rainer Maria Rilke, Hugo Von Hofmannsthal, Franz Werfel, Josef Roth – et Stefan Zweig lui-même.

Les nouvelles suivantes restent sur le thème de l’initiation au monde adulte, étendue à la sortie du romantisme en littérature. Les sentiments sont toujours là, en affinité avec la nature, mais décrits de façon réaliste, psychologique, scientifique, sans l’illusion lyrique ni l’idéalisme de cour romantique dégénéré en conventionnel bourgeois. Conte crépusculaire (Une histoire au crépuscule) est l’histoire d’un garçon de 15 ans, aristocrate écossais, qui se fait dépuceler à trois reprises par une mystérieuse jeune femme dans le parc du château de sa sœur. Il croit reconnaître une cousine et il en tombe amoureux, selon le schéma de la première empreinte psychologique, mais c’est une autre qui l’aime et l’a forcé. L’auteur décrit avec force détails les atermoiements et émotions contradictoires qui agitent un jeune cœur à la saison des amours.

La nuit fantastique met en scène un baron au Prater, ce théâtre de verdure viennois où toute la bonne société se retrouve le dimanche. Son existence est vide, la société est vide, son avenir n’a pas de futur. Il drague une femme mais le mari survient et, dans sa colère, laisse tomber des billets de loterie dont l’un est gagnant. Le sort a métamorphosé le baron, désormais en quête de neuf au lieu de ressasser les mêmes conduites conventionnelles. C’est la guerre, celle de 14, qui va mettre un terme à cette existence.

Les deux jumelles (Les deux sœurs) est un « conte drolatique » à la Balzac. Deux grandes tours en Aquitaine rappellent la naissance de jumelles sous Théodose. Trop belles et trop semblables, elles se sont détestées, jusqu’à ce que la pauvreté et le renoncement les fassent se retrouver. Identité et différence dans la rivalité mimétique.

Le tout se lit bien, en beau langage sans apprêt et enlevé, analysant longuement les affres et les étapes psychologique de chacun des personnages.

Stefan Zweig, Brûlant secret – Conte crépusculaire – La nuit fantastique – Les deux jumelles, 1913, Livre de poche 2002, 220 pages, €5.32

Existe aussi en Petite bibliothèque Payot, 176 pages, €7.27 et en format Kindle €6.99

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Yukio Mishima, La mort en été

yukio mishima la mort en ete

Ces dix nouvelles de Mishima donnent la palette des talents de l’écrivain. Il passe en virtuose de la culpabilité maternelle d’avoir perdu ses deux enfants noyés avec sa sœur au coût d’un bébé pour un jeune couple, de la terreur d’un petit garçon au bruit de l’air s’échappant du bouchon de la thermos de thé au brutal atterrissage spirituel d’un moine zen tombé raide dingue d’une femme juste entrevue, de la superstition des prières dites en passant sept ponts alors que tout concours à vous en empêcher à la superstition du grand amour romantique par-delà la mort, de la sensibilité d’un acteur de kabuki à l’hypocrisie sociale des femmes entre elles et à l’inhumanité d’envelopper un bébé juste né dans de vieux journaux…

La nouvelle la plus emblématique de Mishima s’intitule Patriotisme. Pas un mot en trop dans ce récit dépouillé à la morale glacée. Un jeune officier, en 1936, doit combattre des camarades qui se sont révoltés. Impensable ! L’armée impériale ne peut se battre avec l’armée impériale. Pour garder son honneur, seul le suicide est digne. Par éventrement ou seppuku, le plus lent, le plus douloureux, le plus méritant à titre symbolique. L’officier est jeune, musclé, beau ; son épouse est pareille et va le suivre dans la mort, soumise tant au mari qu’à la tradition de l’honneur. « Mais ce grand pays qu’il était prêt à contester au point de se détruire lui-même, ferait-il seulement attention à sa mort ? Il n’en savait rien, et tant pis » p.181. Mishima est là tout entier : rigueur jusqu’à la rigidité, extrême beauté détruite par la mort, énergie vitale au service de principes. Lui aussi ira jusqu’au bout, transformant cet imaginaire et action réelle en 1970. Nous ne pouvons suivre cette philosophie conservatrice de l’existence, mais nous pouvons comprendre cette exigence de pureté et d’immobilité dans un monde qui change sans cesse et se corrompt.

La mort en été contraste avec cet « idéal » de la tradition. Deux beaux enfants joyeux meurent par noyade, mort horrible qui fait longtemps suffoquer et se débattre avant de périr. Mais les parents, êtres modernes, choisissent de faire le deuil et de célébrer la vie. Faire un autre enfant est préférable à se supprimer pour expier car « dans la cruauté même de la vie régnait une paix profonde » p.41. La nature est indifférente, le destin n’est écrit par personne, seule l’énergie vitale existe, et y renoncer montre sa faiblesse intime.

Même chose avec Le prêtre du temple de Shiga : sa discipline personnelle à respecter la tradition bouddhiste l’amène au bord du nirvana, mais la vue d’une belle femme remet tout en cause. Plutôt que de céder au désespoir ou de tenter de chasser son image obsédante, il l’entretient au contraire, il entre en elle complètement, va jusqu’à la rencontrer – et ce jusqu’auboutisme va paradoxalement le sauver. Il faut suivre sa Voie.

« Rien de ce qui peut m’arriver ne pourra jamais me changer le visage » p.231 – sauf peut-être le théâtre, « présent tout au long du jour » p.265. D’où la vie romancée, la vie par procuration, la vie des autres que l’on crée. Sans cesse, Mishima est balancé entre ses rêves et la réalité, son désir et les possibilités de le réaliser, son existence réelle et les romans qu’il invente. Tout Mishima est là, dans ces nouvelles.

Yukio Mishima, La mort en été, 1966, nouvelles traduites de l’anglais sur la demande de Mishima par Dominique Aury, Folio 1988, 307 pages, €7.32

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Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes

yukio mishima pelerinage aux trois montagnes

Ce sont sept nouvelles qui ont été choisies et rassemblées par les traducteurs. Des nouvelles de garçons, depuis le jeune homme qui en a par-dessus la tête de l’amour aveugle de sa compagne (Jet d’eau sous la pluie) à l’amour idéal qu’un vieux professeur se crée comme légende pour compenser sa laideur et sa vie sèche (Pèlerinage aux Trois Montagnes). Mishima et ses personnages sont en quête de la beauté, pas de l’amour. La sentimentalité est pour lui comme pour eux une faiblesse, apanage féminin ; la virilité se doit de respecter l’énergie, la perfection des corps, donc l’honneur de la conduite.

Ce pourquoi Jack, surnom d’un jeune Japonais de Pain au raisin se contente de grignoter durant les ébats nus de son ami très musclé Gôji avec une fille rencontrée lors d’une fête de jeunes. Le mâle lui « laisse le service après-vente » après l’accouplement et Jack, un peu écœuré de cet « amour » animal songe aux étreintes de Maldoror avec la femelle du requin chez Lautréamont…

Ken, abréviation de kendo, joue avec le prénom américain du Barbie mâle – mais il est nippon. Superbe jeune homme de vingt ans entraîné au sabre et d’une beauté magnétique, Jirô dirige un stage martial jusqu’à ce que le groupe, poussé par son ami en tout point opposé à lui, le trahisse en allant se baigner alors qu’il l’avait interdit. Péché véniel mais tache sur l’honneur. Jirô se donne la mort car même son disciple préféré, Mibu, renie trois fois son maître en déclarant qu’il a été nager avec tout le monde. Ce n’est pas la vérité mais les mots sont redoutables, ils disent ce qu’on voudrait être, pas ce qui est. Mibu aurait voulu faire corps avec le groupe, fusionné avec les autres, pas être lui-même, adulte, libéré par la discipline. Jirô a donc échoué à transmettre l’âme du bushido, la voie du guerrier, cette essence du Japon que Mishima révère.

Le lecteur peu au fait du zen dans le combat lira avec profit les descriptions minutieuses de l’auteur sur l’acuité visuelle, le flottement attentif de l’attention, la rapidité des réflexes, le suivi des efforts de l’adversaire jusqu’à trouver une infime faille… Pour avoir pratiqué les arts martiaux durant des années, je retrouve là cette élévation de l’âme, ce corps en fête, cette intensité de vie dans l’instant, qui fait tout le sel de l’expérience.

L’instant présent est le thème de La mer et le couchant. Un vieil occidental s’est fait moine au 13ème siècle, après avoir été de la mythique « croisade des enfants ». Vendu comme esclave avec les autres depuis Marseille, il n’a jamais vu la Terre sainte mais connu toutes les vicissitudes du fait des hommes. Acheté et vendu, il a pu joindre la Perse, puis la Chine et le Japon. A ce bout du monde il s’est fixé, reconnaissant au bouddhisme zen de lui montrer l’ici-bas plutôt que l’au-delà, la responsabilité personnelle efficace du présent plutôt que la ferveur collective vers l’espérance future et l’idéal. Dieu n’a pas ouvert la mer devant ses enfants, mais les a livrés aux marchands d’esclaves ; il n’est donc pas digne qu’on croie en lui. Accompagné d’un jeune garçon sourd et muet qu’il protège et qui le sert, l’ex-enfant croisé médite en haut de la montagne, face au soleil couchant (face à la nature réelle et non à la Croix imaginée), l’esprit enfin en paix.

La cigarette et Martyre sont deux nouvelles sur les adolescents. Le désir d’être reconnu par l’être de beauté qu’on admire, irradiant sans le vouloir sa force et son énergie comme un soleil. L’obstacle du groupe qui fait masse, exige la conformité, exclut toute admiration personnelle au profit de la vulgarité grégaire. Mishima s’y montre aristocrate, sans rien à voir avec l’abêtissement des mouvements de masse que furent le fascisme, le nazisme, le communisme et le militarisme japonais. Ces nouvelles un brin sadiques montrent les tourments du désir et de l’honneur, l’amour voltant en haine, tout aussi changeant que l’éphémère adolescence. L’être pas fini n’a aucun ancrage, il suit le vent, il n’est qu’instant…

Retour à la nouvelle qui donne son titre au recueil, Pèlerinage aux Trois Montagnes. L’auteur livre l’un de ses secrets : [Eifuku] « Monin possédait une sensibilité à fleur de peau. Aussi a-t-elle dû, pour la dissimuler, accumuler des efforts proportionnels à son excès de sensibilité, à sa trop grande vulnérabilité. Mais n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle, dans des poèmes qui ont l’air parfaitement indifférents, son cœur se laisse étrangement deviner ? » p.291. Poétesse morte nonne bouddhiste en 1333 après avoir été impératrice douairière, Eifuku Monin est l’un des modèles de Mishima ; comme lui, elle a dû se discipliner pour donner forme à ses sentiments, se corseter physiquement pour éviter les débordements.

Les nouvelles publiées ici sur vingt années, sont ciselées avec précision ; elles montrent tout ce que la maîtrise peut apporter au message – bien loin du grand n’importe quoi spontanéiste à la mode dans la génération des enfants gâtés du bébé boum.

Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes, nouvelles 1946-1965, traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux, Folio 2005, 311 pages, €7.32

Toutes les œuvres de Mishima chroniquées sur ce blog

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Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur

yukio mishima une matinee d amour pur

Sept nouvelles sur vingt ans, la première écrite à 20 ans justement. Toutes tournent autour de l’amour – où plutôt (puisque le français amalgame toute la gamme d’un seul mot) – du sexe et du sentiment. La plus belle est probablement la première, la plus subtile la dernière. Entre deux, de bizarres histoires de jalousie, de cruauté, de domination, de gigolo, un pastiche de Médée.

Une histoire sur un promontoire, mise en premier à cause de l’ordre chronologique, sans que l’usage de donner son nom au recueil soit retenu pour le choix français, est une histoire de prime adolescent. Le gamin de 11 ans solitaire et rêveur, qui répugne aux sports, au soleil et à apprendre à nager, a tout de l’auteur. Il a notamment son extrême sensibilité, étonnante pour les mœurs japonaises, qui en fait un marginal irréversible dans cette société rude et hiérarchique, confite en codes et tradition. Akichan découvre l’amour. Non pas le sien, en rapport avec son corps qui commence à se transformer, mais celui d’un jeune couple. Le mythe Mishima est déjà né : tous deux très jeunes, très beaux, plein de santé – mais avec une destinée tragique qui les isole et leur donne comme un halo. Qu’a vu le gamin au pied des falaises, dans le soleil brûlant, face à la mer aveuglante de bleu et le ciel infini ? Ce n’est que suggéré, mais « quelque chose d’incomparablement grand » p.49. La réalisation de l’amour pur, sans aucun doute, invivable, non viable, appelé par l’éternité. Je laisse le lecteur intéressé découvrir cette nouvelle pure et sensuelle comme un texte de Le Clézio. Mishima, comme lui, a bien décrit les émois des jeunes garçons.

Une matinée d’amour pur, qui clôt le recueil, est écrite 5 ans avant son suicide, en pleine maturité. Mishima met en scène deux parties : un couple romantique qui s’est connu à 20 ans et dont l’amour dure encore à 50, et un couple réaliste de mauvais garçon et coucheuse garçe des années 60. Le choc des civilisations joue à plein : idéalisme et matérialisme, délicatesse et rudesse, civilisation et sauvagerie, années 40 et années 60. Qui est le plus dans le vrai de la passion, de ceux qui jouent ou de ceux qui font ? de ceux qui manipulent un théâtre ou ceux qui subissent et usent de leur plastique physique ?

Les autres nouvelles sont inégales, difficile d’en goûter le sel sans connaître Mishima en ses romans. L’écrivain a le chic pour se mettre à la place des personnages, pour jouer leur rôle en en rajoutant un peu, histoire de voir jusqu’où la psychologie peut aller. Ses nouvelles tiennent plus du théâtre que du roman. La palette est diverse et chatoyante. Mes deux préférées restent cependant la première et la dernière du recueil choisi par les traducteurs et mises en français directement du japonais sans passer pour une fois par l’anglais.

Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur (nouvelles), 1946-1965, traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty , Folio 2005, 295 pages, €7.79

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Chroniques urbaines

chroniques urbaines

Quand les éditions numériques mûrissent, elles s’installent dans le papier. C’est le cas de France-Culture, de certains blogueurs qui se voient du talent – mais aussi des éditions Le texte Vivant. Christine Claude, Stéphane Garnier, Jean-Yves Duchemin et Alexandre Feraga ont été publiés en bits ; ils sont désormais en pages, sages comme des images, bientôt primés car imprimés. De ces originalités, vous me direz des nouvelles : il y a des chroniques de tous les styles, des regards issus de toutes les personnalités, de l’observation pour tous les goûts.

Des Facéties d’une vie de gamin de Jean-Yves Duchemin j’ai déjà parlé, lorsqu’il n’était encore que numérique. En tout cas, il aime Marseille et les livres. Ses récits enlevés, véridiques et enflés, sont d’une gaminerie réjouissante.

Stéphane Garnier ne dit pas à sa mère qu’il est chauffeur de bus à Toulouse ; elle le croit chauffeur de locomotive pour avoir écrit Haut le pied ! « La lente monotonie des journées busiennes regorge de mille et une péripéties que petit à petit je me suis amusé à relater, dans ma tête d’abord, puis sur papier. » Contemplatif, haut sur roue, il observe. Ses congénères, le paysage urbain, les mille vies de la ville. « Vous, je vous apprécie, car vous êtes le seul qui ne regarde pas mes nichons quand je monte », lui assène une cliente. Hum ! Il suffisait juste qu’elle attire son attention sur son 95b à ne pas rater.

Les rues atteNantes d’Alexandre Feraga évoquent cette ville de Premier ministre et Notre-Dame des glandes. « J’ai trouvé Nantes tout de suite, en quelques minutes. Une évidence. Je m’y suis senti bien dès les premières respirations entre randonnées en montagne ou escapades à Belle-Isle-en-Mer. » Ce travailleur du social connaît bien l’espèce humaine. Ainsi de la Gêneuse, genre crevarde illettrée qui borborygme trop fort dans son mobile avec le jargon branché fait d’onomatopées, emmerdant tous le wagon. Chacun s’y reconnaîtra.

Les pieds de la femme boutonnière est une histoire qui se passe rue Lepic, vers Montmartre à Paris pour ceux qui ne sont jamais « montés » à la capitale comme on monte en maison. Raconté par un livreur en mobylette curieux de cette femme bariolée qui coud des boutonnières pour costumes de scène, parfois pour de grands couturiers. Pieds nus quelle que soit la saison, Ma est routarde, boutiquière, trahie. Ma est son nom, qui se confie au gamin grandi. Elle évoque ces petits métiers de grand-mère en petites-filles, qui rassurent après avoir routé le monde dans la dèche. C’est doux-amer, nostalgique du « Paris d’avant », humain du Paris d’aujourd’hui où – mais oui – la vie de quartier subsiste. L’auteur, Christine Claude, est d’origine capitale mais navigue entre la Bretagne et le Maroc, cet orient à la porte des années 70.

L’ensemble est réaliste et surréaliste, classique et rock, social et urbain. En tout cas profondément humain – comme on aime. Ces petits bouts de vie, jamais édités en papier encore, font un cadeau original.

Chroniques urbaines – nouvelles, novembre 2013, éditions Le texte vivant, 289 pages, €13.30

Site de l’éditeur : www.letextevivant.fr

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Martin Amis, L’état de l’Angleterre

martin amis l etat de l angleterre

En deux nouvelles, l’écrivain satiriste Martin Amis nous livre ce qu’est l’Angleterre devenue. Il est célèbre, il vit à Londres, il côtoie toutes les strates de la société – et son regard aigu ne peut s’empêcher de désigner. L’état de l’Angleterre est réduit au pinaillage entre éditeurs pour juger d’une nouvelle de science fiction ou d’un sonnet. L’état de l’Angleterre se résume au face à face entre un père et son fils, dans un environnement populaire multiculturel sans repères.

C’étaient les années 1990 et cela ne s’est pas amélioré depuis : l’ex-empire n’en finit pas de vivre sa « décadence », moins à la romaine (avec orgies et mets délicats) qu’à la barbare (avec invasion et brutalité). Ce pourquoi il est intéressant de lire Martin Amis. La société britannique est plus libre que la nôtre, moins tenue par l’État et toutes ces sortes de choses. La morale s’adapte aux conditions sociales, elles-mêmes tenues par les conditions économiques. La paupérisation anglaise date d’avant l’ère Thatcher, les syndicats omniprésents bloquant toute évolution. La fille d’épicier n’a fait de flanquer un bon coup de pied dans la fourmilière, libérant l’initiative – mais faisant s’écrouler les traditions. Bizarre pour un Conservateur, mais l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions.

Ce pourquoi le talent d’écrire compte moins que l’entourloupe d’un éditeur fauché poursuivi par les huissiers ou le confort d’ego installés. La politesse est moins rémunératrice que le rentre-dedans ; le marketing meilleur que le support. Le sonnet – pensez-vous, un poème ! – est le comble de la dérision quand on songe à en faire un « remake » médiatique d’un film télévisé !

Ce pourquoi la qualité d’Anglais de souche compte moins que l’argent. Mal est un looser, malgré son téléphone portable, son divorce et sa maîtresse asiatique. Videur de boite, il se fait vider quand il ne sélectionne pas les « bonnes » personnes à l’entrée. Au risque de se faire planter par un petit roux – Blanc – empli de ressentiment ; ou de se faire tabasser par les riches en frac, accompagnés de leurs mannequins emperlousées, lorsqu’il place des sabots pour stationnement interdit devant l’opéra. Mal a un fils de 9 ans, Jet (« un nom moderne »), qui est le plus nul en course à pied. « Comme Mal le suivait à l’extérieur, il se rendit compte de quelque chose. Jet sur la ligne de départ avec les autres gosses : il n’était pas comme les autres. Il avait quelque chose d’exceptionnel. Mais quoi ? Il n’était pas le plus grand. Ni le plus mince. Alors quoi ? Il était le plus blanc. Voilà, c’était juste le plus blanc. Maintenant que les préjugés avaient disparus » p.90.

Téléphone portable, chaudes filles d’orient, film Mortal Kombat, Burger King, argot rimé, salon de l’auto et sprinter triste : voilà les chapitres déclinés de cette nouvelle, voilà l’état de l’Angleterre nouvelle – des années 1990. Notre modernité !

Martin Amis, L’état de l’Angleterre (1996) précédé de Nouvelle carrière (1992), Folio 2€ 2003, 111 pages, €1.90

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Anatole France, Les sept femmes de la Barbe-Bleue

Nous restons dans les contes instructifs, revisités cette fois des contes de Perrault. Sauf que le héros n’est pas celui qu’on pense : le fameux tyran domestique à la barbe bleue n’est ainsi nommé que parce qu’il se rase de près, et c’est sa sixième femme qui va le faire tuer par son amant et ses frères.

couple dandy

Le bon saint Nicolas qui ressuscita « au bout de sept ans » trois petits enfants « mis au saloir » par un aubergiste indélicat ne savait pas ce qu’il faisait : en grandissant, ce sont trois garnements qui vont mettre la contrée à feu et à sang, le désordre dans l’église et les monastères Il s’agit, en bonne démagogie « de gauche déjà » de trouver des excuses aux individus dans leur condition sociale et leur enfance malheureuse. « Ces enfants ont été nourris dans la souffrance par des parents indignes ». C’est faux, rétorque l’auteur : chacun est aussi responsable de soi ; une fois adulte, la raison qui serait (selon la gauche) la chose du monde la mieux partagée, ferait-elle défaut aux enfants résilients qui ont trouvé accueil aimant et confort après leurs premières années de malheur ? Il y a là quelque contradiction que ne manque pas de pointer France, sans en avoir l’air.

La belle au bois dormant ne s’est pas endormie toute seule, mais avec toute sa smala.

Jéronimo, porteur d’une chemise d’homme heureux, convoité par un roi déprimé, serait une satire de Jaurès qui tente au parti socialiste de ménager les extrémistes tout en apaisant les bisbilles internes (déjà). La politique n’est que la manipulation de la médiocrité générale.

Le bonheur n’existe nulle part parmi les hommes car ceux-ci désirent toujours autre chose que ce qu’ils ont. L’ambition, l’envie, la jalousie, le ressentiment font de l’ombre à tout moment de bonheur.

Seul un ermite écolo, qui ressemble fort à Diogène, semble heureux en indépendant dans la forêt, se débrouillant tout seul tout en aidant parfois les autres quand cela lui plaît. S’il est heureux, qu’on lui prenne sa chemise !… sauf que – pirouette d’auteur – l’homme heureux n’a justement pas de chemise…

Anatole France, Les sept femmes de la Barbe-Bleue, 1909, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les sept femmes de la Barbe-Bleue, 1909, format Kindle gratuit 306Kb, broché 328 pages, €25.23 

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Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche

anatole france les contes de jacques tournebroche

Anatole France renoue avec un recueil de contes, matière où il excelle. Ce sont neuf contes déjà parus dans les journaux qu’il rassemble ici, sous une sorte de morale heureuse.

Il moque la vantardise française dans Le gab d’Olivier, où il s’agit pour les preux autour de Charlemagne de fanfaronner en jurant de créer « un événement » énorme comme on dirait aujourd’hui, tel abattre un mur de forteresse d’un seul coup de boule ou de coïter 50 fois la même pucelle dans la même nuit.

Il moque la croyance dans Le miracle de la pie où l’intervention de la sainte Vierge pour la fortune d’un beau diable n’est que le vol d’une bourse par une pie nichant dans le clocher.

Il moque les martyrs comme Frère Joconde, qui ne voient rien du présent, tout entiers dans l’illusion – et meurent pour rien, alors que tout le monde s’en fiche.

Il moque la vertu des parisiennes dans La Picarde, la Poitevine, la Tourangelle, la Lyonnaise et la Parisienne, chacune plaçant sa vertu un peu plus bas à chaque fois.

Il moque l’hypocrisie religieuse dans La leçon bien apprise, tellement bien apprise que montrer la mort pour obliger à pénitence peut parfois avoir l’effet inverse : jouir le plus et le plus vite tant qu’il en est encore temps.

Il moque les couvents de femmes, confites en austérité en apparence, mais réalisant Le meilleur pâté de langues qui furent jamais, et que le diable convoite.

Un pastiche de Rabelais, à la langue morte pénible à lire, évoque Une horrible paincture – mais, c’est heureux, en seulement trois pages.

Il moque les vertueux et les austères dans Les étrennes de Mademoiselle Doucine, qui interdiraient volontiers tout plaisir sur cette terre comme obscène en regard du ciel et de la vertu idéale, alors que la joie d’une enfant à recevoir une poupée est un chant de gloire car « quand ils rient, les enfants louent le Seigneur ».

Il moque les désespérés comme Mademoiselle Roxane, qui idéalise tant l’amour qu’elle veut se jeter en Seine et que Jacques l’adolescent, aidé de son bon maître, a grand peine à la retenir. Mais ne voila-t-elle pas que, des années plus tard, elle joue Racine de façon sublime parce que vécue – et se trouve fort bien d’avoir été sauvée ?

C’est reposant, guilleret, édifiant sans y penser. Comme des contes de Noël.

Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche, 1908, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche, 1908, Éditions la Bibliothèque Digitale (16 juillet 2013), broché €22.95, format Kindle €2.99

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Anatole France, L’étui de nacre

anatole france l etui de nacre

Cet « étui » précieux est une suite de contes disparates, parus en revues et journaux sur neuf années. Ils portent sur la religion et la révolution, légendes édifiantes ou récits terribles non moins édifiants. Pour Anatole France, le sansculottisme est une religion aussi intolérante et aussi fanatique que le christianisme juif. « Tremble de me revoir ; je suis le peuple souverain ! », clame Brochet, ancien rempailleur devenu président du district. Dans Thaïs, le moine Paphnuce, était de même « rempli de Dieu » pour accuser la courtisane d’impiété.

Libérer les hommes est une bonne chose ; les livrer aux bas instincts d’envie et d’orgueil est une mauvaise chose. Anatole France est un sceptique, et nous avec lui. Ni Dieu ni les Idées ne méritent qu’on en devienne esclave, croyant agir pour le bien alors qu’on est agi par eux, pour leur pouvoir de domination. Tous les grands mots qui emplissent la bouche des prêcheurs et des leaders masquent le plus souvent le ressentiment et l’enflure de l’ego. La grenouille veut se faire aussi grosse que le bœuf et Mélenchon ou Chavez le sauveur des citoyens. Ils ne font que jouir de leur puissance.

Mais certains gardent l’âme simple et prennent les miracles comme ils viennent. Ceux-là sont innocents et peuvent être sauvés (par la postérité, sinon par le Ciel). C’est le cas du Jongleur de Notre-Dame, baladin faisant ses tours, qui s’enferme dans la chapelle chaque jour pour les faire seul devant la Vierge à qui il voue un culte. Scandale ! L’abbé, en professionnel du choqué, veut jeter dehors le manant. C’est alors qu’il voit la Vierge descendre de son piédestal de plâtre et venir essuyer de son voile bleu le front en sueur du jongleur qui l’honore. De même, le Petit soldat de plomb, garde national à la Révolution, conclut son récit d’une bataille par deux fornications qu’il fît tout uniment le soir même. Peut-on être plus humain et plus émouvant ?

L’amour est naturel, Anatole France veut dire le sexe entre adultes consentants. D’ailleurs Dieu ne le condamne pas, la Bible est pleine de ces amours charnels et vigoureux. La sainte Scolastica, au nom de pensum et d’encrier, « maintenant qu’elle n’est plus qu’une ombre vaine, regrette le temps d’aimer et les plaisirs perdus » qu’elle n’a pas consommés par « vertu ». Leslie Wood regrette de n’avoir pas connu l’amour avec son Annie, défendu au nom de Dieu par son confesseur jusqu’au moment où il est « justement » trop tard. Rose a honte, durant la Terreur, d’avoir négligé le gentil roturier Pierre pour le lâche chevalier Saint-Ange ; le premier témoigne en sa faveur, ce que le second refuse.

Dans ces contes, Anatole France cherche un autre regard que le convenu. La première nouvelle montre Ponce Pilate, procurateur de Judée, fasciné et critique envers les Juifs. Dans sa retraite de Sicile, il ne se souvient même pas avoir condamné un nommé Jésus, tant les criailleries de discordes et éternelles querelles d’impiété et de sacrilège ont lassé ses oreilles. « Cent fois je les ai vus, en foule, riches et pauvres, tous réconciliés autour de leurs prêtres, assiéger en furieux ma chaise d’ivoire et me tirer par les pans de ma toge, par les courroies de mes sandales, pour réclamer, pour exiger de moi la mort de quelque malheureux dont je ne pouvais discerner le crime… » La crucifixion ? une banalité en ces temps-là.

faune pedro torse nu dans les fleurs

Autre regard aussi que la rencontre du moine Célestin et du faune Amycus, tous deux adorateurs de la vie, chacun sous un nom différent. « Bondissant d’un fourré, un jeune garçon lui barra le passage. Il était à demi vêtu d’une peau de bête ». Célestin ne veut adorer que Dieu, mais son sacrifice est bien pauvre dans la pierre nue ; Amycus adore l’origine de la vie, le Soleil, et sait trouver les fleurs pour orner la chapelle de guirlandes. Alors « le saint prêtre disait : Le faune est un hymne de Dieu ». Ainsi le christianisme a-t-il repris les anciens cultes, l’air de rien.

Anatole France, L’étui de nacre, 1892, Kindle Amazon, gratuit €0.00

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Anatole France, Balthasar

anatole france balthasar

L’auteur, en cette fin XIXe, livre à ses lecteurs qui le suivent déjà dans Le Temps et autres journaux, sept contes archéologiques. Ou du moins fondés sur l’érudition historique d’époque, férue de Bible, d’Égypte et de moyen-âge. Anatole France, un temps positiviste, réhabilite l’imaginaire. Son rationalisme use du romantisme pour mieux dire une histoire.

L’ensemble du recueil est centré sur la femme, tour à tour sympathique ou matérialiste, maternelle ou séductrice, en tout cas « sans morale ». L’archétype en est Lilith, la seconde femme d’Adam, créée par Dieu de terre rouge comme lui (et pas d’une partie de son côté) – donc absolument indemne du « péché originel ». Balkis, Morgan, Leila, Marie-Madeleine, les ondines et même Abeille sont des Lilith, plus préoccupées à jouir de leurs sens et à manipuler les autres pour leur plaisir qu’à être une compagne égale aux hommes. Ceux-ci doivent se sortir du piège de la femme pour exister, trouver le salut ou l’honneur.

Balthasar est la première nouvelle, en référence au roi mage qui, avec deux autres, a suivi l’étoile vers Bethléem. Fou amoureux de la reine de Saba, qui s’amuse avec lui puis le snobe, il sacrifie son amour pour une destinée plus grande – au grand dam de la reine délaissée qui se croyait irrésistible. Une autre nouvelle met en scène un vieil érudit hypnotisé par la volonté d’une femme et poussé à écrire des contes délirants plutôt qu’à poursuivre des études austères, mais scientifiques. Un jeune homme est littéralement envoûté par une femme enlevée par son meilleur ami et quitte tout pour elle : fiancée, réputation, amitié, honneur… L’Église ne veut rien savoir de Lilith ; elle n’est pas catholiquement correcte et seule Ève pécheresse, rachetée par Marie toujours vierge, trouvent grâce aux yeux du dogme. Mais se voiler la face permet-il d’échapper aux maux ?

Par un retour à l’antique, avant l’église devenue institution, Anatole France montre que la vertu romaine avait du bon. Laeta Acilia est une matrone qui doit tenir son rang. Elle compatit à la misère et la soulage, mais ne veut pas entrer dans l’avilissement social, même pour un dieu unique. Marie-Madeleine lui conte son aventure avec Jésus, mais Laeta lui rétorque : c’est bien pour toi ce souvenir réel, mais pour moi, qu’y aura-t-il d’autre que la prosternation socialement condamnée dans mon monde ? La religion ne va-t-elle pas parfois jusqu’à la superstition ? C’est ainsi que l’œuf pondu rouge d’une poule annonce un grand destin à l’enfant né le même jour, comme jadis Alexandre Sévère – alors qu’il est si facile pour un manipulateur de subtiliser un œuf réel par un œuf teint.

Dans le monde imaginaire d’Abeille, situé dans un moyen-âge mythique, les nains (mâles) ont plus de générosité et d’honneur que les ondines (femelles). Chacun a enlevé l’enfant de sexe opposé, la fille pour les nains, le garçon pour les ondines. Mais les femmes gardent sept ans l’enfant qui, devenu adolescent, est emprisonné dans une cage de verre gardée par des requins. A l’inverse, le roi des nains instruit et lie amitié sept ans avec l’enfant fille, mais lui laisse le choix de son amour ; comme elle aime et aimera toujours son garçon, de qui elle a été séparée si longtemps, le nain va délivrer l’adolescent et les unit avant de les relâcher.

Contre la magie des femmes, la science ; contre l’hypnotisme du rêve, la rationalité ; contre l’ensorcellement des sens, l’exercice de la raison. Balthasar, amoureux : « Les sciences sont bienfaisantes : elles empêchent les hommes de penser (…) les connaissances (…) détruisent le sentiment ». Monsieur Pigeonneau, érudit : « Vaincre l’imagination. Elle est notre plus cruelle ennemie. (…) J’étais à deux doigts de ce qu’on appelle l’histoire. Quelle chute ! J’allais tomber dans l’art ». Un vieux nain : « La science ne se soucie ni de plaire ni de déplaire. Elle est inhumaine. Ce n’est point elle, c’est la poésie qui charme et qui console. C’est pourquoi la poésie est plus nécessaire que la science ».

L’époque opposait raison à sentiment, nous savons aujourd’hui que toute raison doit être mue par une passion avant de raisonner et qu’il existe donc des sentiments avant que l’esprit ne les analyse. Mais la science optimiste des années 1950 et 60 a été mise en veilleuse dans nos sociétés occidentales – et il est bon de faire renaître le débat qu’avait connu la fin du siècle avant le dernier nôtre. Anatole France conte bien, il est agréable à lire et d’une langue française intacte, ce qui ajoute au plaisir.

Anatole France, Balthasar et autres nouvelles, 1889, Hachette libre BNF 2013, 262 pages, €12.54 

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Yasunari Kawabata, Les servantes d’auberge

Yasunari Kawabata les servantes d auberge

Il y a dans ce recueil trois nouvelles et un scénario de film. Ce sont des œuvres du début, assez peu séduisantes aujourd’hui, sauf pour les spécialistes.

Le scénario d’Une page folle, par exemple, n’est pas lisible : autant voir le film (muet) réalisé par Tenosuke et présenté une fois à Beaubourg en 1967. On peut aussi le considérer comme une suite de twits (qui n’existaient évidemment pas à l’époque), mais qui ne sont que l’amplification de la séquence cinéma : « La nuit. Le toit d’un hôpital psychiatrique », « L’enfant répond. Il a l’air de s’ennuyer », et ainsi de suite.

Cette « expérience » d’écriture se voit, mais atténuée, dans les nouvelles. Des micro-scènes sont mises bout à bout pour former un vague récit sans histoire. Les servantes d’auberge sont ainsi décrites par Kawabata, qui passait du temps dans ce genre d’établissement thermal de la montagne. Il les observe, les écoute, et transcrit. C’est populaire mais automatique ; ni reportage, ni littérature, quelque chose comme une suite de notes pour étude. C’était original à l’époque, mais passe très mal les années. Ce qui reste est l’œuvre aboutie, qu’a-t-on à faire des gammes d’un artiste ?

Reste que les fantasmes de l’écrivain se révèlent à cru : fascination pour la femme, peur d’elle et de son corps, préférence pour la jeunesse immobile (endormie ou cadavre), tentations homosexuelles, un certain sadisme maniaque.

Illusions de cristal dit l’impossibilité d’avoir à la fois la connaissance scientifique et l’amour d’un être ; le mari n’apprécie sa femme que reflétée dans le miroir ; celle-ci est attirée par une jeunette qui vient faire saillir sa chienne.

Les servantes d’auberge décalent le regard puisqu’il n’y a dans cette nouvelle aucun personnage principal, pas même celui qui observe ; « on » s’offre selon les circonstances, pour diverses raisons ; ce qui compte est l’offre des corps jeunes dans la montagne.

Le pourvoyeur de cadavre ne se marie avec la fille qu’il admire dans le bus qu’à l’article de sa mort ; il paye l’enterrement de cette solitaire en vendant le cadavre à la morgue, n’en conservant qu’une image, la photo d’elle nue sur la table de dissection…

Toujours le regard, voyeurisme de l’écrivain, angoisse de l’acte. Il faut s’aimer pour se lancer; ce qui domine chez Kawabata est la peur de l’autre, la crainte du corps, l’angoisse du sentiment.

Yasunari Kawabata, Les servantes d’auberge (1926-1931), Livre de poche biblio 1993, 189 pages, €5.32

Tous les romans de Kawabata (prix Nobel 1968) chroniqués sur ce blog.

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Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi

En six nouvelles, Drieu décrit sa guerre de 14 avec le recul des années. Il avait 21 ans en 1914 et était encore capable d’exaltation guerrière, cette « puberté de la vertu » à la suite des légendes de Napoléon et de Marathon qui avaient enfiévré son enfance. Lorsqu’il publie La comédie, en 1934, il a vingt ans de plus et l’amertume de constater que la guerre n’a décidément rien appris aux démocraties parlementaires, toujours aussi affairistes, démagogues et bureaucrates. C’est cette même année 1934 qu’il publie l’essai Socialisme fasciste, tirant progressivement vers les nazis. Il n’entrera au PPF de Doriot qu’en 1936, mais sur son expérience de guerre, des vrais « chefs » qu’il décrit dans La comédie de Charleroi.

Pierre Drieu La Rochelle La comédie de Charleroi

Ce livre est peut-être son meilleur, mais je n’ai pas encore lu le reste. Il est en tout cas bien composé, style entraînant et réflexions utiles. Drieu parlant de lui est véridique, même si « le narrateur » n’est pas toujours son double, n’ayant pas combattu exactement comme lui. Il s’agit bien d’une expérience romancée, Drieu a passé un peu plus de 5 mois au front, le reste du temps blessé ou malade ou un temps pistonné par une femme. Cela n’enlève rien à la fraîcheur et à la violence de ses expériences vécues : Charleroi, Verdun, les Dardanelles.

« Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire. Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent dire grâce et miracle. Il y a quelque chose d’humain dans ces mots. Ils veulent dire exubérance, exultation, épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance, ivresse. (…) C’était donc moi ce fort, ce libre, ce héros. (…) Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. (…) l’homme qui donne et qui prend dans la même éjaculation » (I.IV). Au cri d’exubérance exaltée du jeune homme de 21 ans en 14 – « l’explosion suprême de l’enfance » (IV) – répond le cri de peur sorti des entrailles sous l’obus à Thiaumont en 17. Entre les deux, le passage de la charge à l’attente, du guerrier au bombardement industriel. « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre c’était des hommes debout » (I.II). De la chevalerie à la masse, du combat d’homme à homme à l’écrasement de fer anonyme. En cause : la démocratie et la technique.

La démocratie, cela fait « ces paysans alcooliques, dégénérés, maladifs », « des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés », des officiers « ronds-de-cuir qui attendaient leur retraite », « cette armée si peu militaire, parquée dans les casernes » qui ne connaît « que l’exercice imbécile dans la cour et la théorie ». Sur le terrain, contrairement aux Allemands en feldgrau, « seuls nos pantalons rouges animaient le paysage. Stupide vanité, consternante idiotie de nos généraux et de nos députés ». En bref « l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour moi le plus grand supplice de la guerre, cette médiocrité qui avait trop peur pour fuir et trop peur aussi pour vaincre et qui resta là pendant quatre ans, entre les deux solutions » (I.II). « Depuis que j’étais né dans ce pays (…) on n’entendait parler que de défaites. Enfant, on ne me parlait que de Sedan et de Fachoda quand ce n’était pas de Waterloo et de Rossbach » (I.VII). La guerre va-t-elle retremper les âmes ? « Cet espoir, c’était que l’événement allait faire justice de la vieille hiérarchie imbécile, formée dans la quiétude des jours » (I.IV). Mais nous sommes en 1934 et les parlementaires sont toujours aussi médiocres. Le 6 février n’est pas loin ! « Je suis contre les vieux » (I.VIII). Car la Grande guerre a vaincu les hommes, elle ne les a pas régénérés.

cadavre allemand tranchee 14-18

En cause, la technique. « Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre d’industrie et de commerce. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. Cette guerre de ministres, de chefs syndicalistes, d’empereurs, de socialistes et de démocrates, de royalistes, d’industriels et de banquiers, de vieillards et de femmes et de garçonnets. Cette guerre de fer et de gaz. Cette guerre faite par tout le monde, sauf par ceux qui la faisaient. Cette guerre de civilisation avancée » (I.IV). Avancée comme le camembert lorsqu’il est fait… Il n’y a pas que les démocrates français, les impériaux allemands sont pris aussi dans cette absurdité industrielle : « J’ai vu ça en 1918, cette chère vieille infanterie allemande crever décidément sous le flot de l’industrie américaine. Ah ce tonnerre énorme, omnipotent, si bien installé, si sûr de lui. Dieu était avec eux » (I.IV). Quant aux fascistes, nés après guerre, ils seront pris aussi : « La guerre moderne est une révolte maléfique de la matière asservie par l’homme » (I.IV). Heidegger le pense au même moment. « Trop de ferraille (…) un supplice inventé par des ingénieurs sadiques pour des bureaucrates tristes. Mais ça n’est pas une guerre pour guerriers » (IV).

Drieu est contre la démocratie, contre la ville, contre la technique – « Je haïssais le monde moderne » (IV). La modernité, c’est aussi le nationalisme, dévoiement politicien du patriotisme pour les masses. Drieu est pour l’Europe, contre les nations. « Le nationalisme, c’est l’aspect le plus ignoble de l’esprit moderne ». Il est fabriqué par la mémoire reconstruite, « on définit le passé (…) Et ce sont les politiques qui font ces définitions ». Or « une culture aujourd’hui, c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme, et interdite par les douanes du pays voisin (…) Je ne veux pas me battre pour une chose frelatée (…) Car plus on défend une culture, plus elle devient sèche, moins elle est digne d’amour » (V). Aujourd’hui lui donne raison, qu’aurait-il dit des lois mémorielles et de l’identité nationale ? Mais sa contradiction est d’avoir rejoint le fascisme qui était plus totalitaire encore dans l’exaltation de l’identité raciale.

Car l’Europe pour Drieu est le berceau d’une race, et il considère le mélange comme une dégénérescence biologique : « C’était plein de nègres, de Chinois, d’Hindous, et d’un tas de gens qui ne savaient pas d’où ils étaient – ils étaient nés dans le grand tunnel où, entre les deux tropiques, la misère et le lucre se battent et copulent » (III.IV). Le problème du Juif est qu’il a délaissé sa race pour les patries : « Ils s’en sont donné du mal pour les Patries dans cette guerre-là, les Juifs », tandis que les chrétiens n’osent pas croire en leurs propres dieux européens mais en cette religion « qui humilie la chair comme le vice » (IV). « Qu’est-ce qu’un chrétien ? Un homme qui croit dans les Juifs. Il avait un dieu qu’il croyait juif et, à cause de cela, il entourait les Juifs d’une haine admirative » (I.IV). Son ami Claude Praguen est juif, qui sera tué en août 14 ; le Jacob qu’il évoque devant son capitaine est aussi juif français. Drieu n’a pas de haine pour « les Juifs » dans ce livre ; il considère que les patries ne sont pas leur place et que l’Europe doit se bâtir sans eux, sans leur mentalité d’affaires « un peu servile », « un peu relâchée » (I.II), selon les stéréotypes d’époque. Il aurait probablement bien accueilli Israël.

jeunesse allemande

Reste qu’au-delà de ces considérations politiques, pas simples en 1934 lorsque l’on n’a le choix qu’entre Staline, Hitler et les ploutocrates de la démocratie parlementaire – Drieu reste Drieu. Il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il parle de lui, lorsque son narrateur coïncide avec sa personne intime. Ni officier, ni homme du rang, Drieu sera caporal, puis sergent, jamais vraiment à sa place, toujours entre deux. « Je ne suis pas un intellectuel parce que je ne reconnais que l’expérience et la pratique. (…) Je ne suis pas un bourgeois, car j’ai toujours mis mes besoins au-dessus de mes intérêts. Je ne suis pas un prolétaire, car je profite d’une éducation. Peut-être suis-je un noble ? Mais non, je ne suis pas assez égoïste et mégalomane. Peut-être suis-je un homme ? Mais vous allez me parler d’humanisme. Je suis moi et qui m’aime me serre la main » (V). Certes, ce n’est pas Drieu directement qui parle, ni son masque le narrateur, mais un déserteur. Mais lorsque tout fout le camp, ne faut-il pas déserter ? Cette grande tentation, Drieu l’a éprouvée tout au long de la guerre et tout au long de sa vie. Son suicide final sera dix ans plus tard une désertion, aussi le déserteur parle en son nom.

Reste une alternance de témoignages et de satires, de récits et de comédie, de personnages positifs et négatifs. Car si la mère Praguen est négative, son fils Claude est positif ; si le lieutenant est couard, le colonel est fier ; si tant de galonnés sont planqués, le général est en première ligne. Il y a donc des capitaines courageux, comme avait dit Kipling – c’est bien la première fois dans un roman de Drieu La Rochelle. Une bonne réflexion sur la guerre industrielle donc toujours d’actualité, malgré quelques mots égarés sur les Juifs.

Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi, 1934, Gallimard l’Imaginaire 1996, 238 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

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J. D. Salinger, Nouvelles

JD Salinger nouvellesJérôme David n’a jamais voulu être célèbre. Comme Teddy, le petit garçon de sa dernière nouvelle, il a un don et en fait part libéralement à tout individu qui lui demande, mais ne veut absolument pas être un singe savant. Les conventions, la télévision, le strass et le vison ne sont pas pour lui. J.D. Salinger tenait à préserver son être, son humanité fragile dans ce monde régi par l’urgence et le zapping, la frime et le fric.

Il est devenu célèbre parce qu’il était légitime. Notre époque se prosterne devant l’inverse : ceux qui deviennent légitimes simplement parce qu’ils sont célèbres. C’est pourquoi n’importe quel histrion réussit des scores de ventes pour n’importe quel bouquin bâclé, voire écrit par un nègre. Jérôme David Salinger a peut-être beaucoup écrit, mais il n’a pas beaucoup publié. ‘L’Attrape-cœur’ l’a rendu trop vite notoire et il a préféré, pour être heureux, rester caché.

Les Nouvelles qu’il a publié ici ou là appartiennent toutes à ce monde impitoyable de l’enfance. Non pas toujours celle de l’âge mais celle de la simplicité d’esprit. Il n’y avait qu’un enfant, dans le conte d’Andersen, pour dire tout haut à tout le monde que le roi était nu. Les adultes faisaient comme si, corsetés de conventions, de mimétisme et de rang social. De même Salinger décrit comme un enfant les personnages sur lesquels il se penche. Il a l’art de rendre une conversation selon les genres sans que cela paraisse copié-collé ni qu’un prolo cause en duchesse. Il est « innocent », si l’on peut encore l’être après Hiroshima, Hambourg et les camps.

C’est pourquoi ces nouvelles, traduites en français en 1961 par Jean-Baptiste Rossi et préfacées par Jean-Louis Curtis, sont des bijoux. Connaissez-vous le poisson-banane ? C’est pourtant un « fou » qui le fait découvrir à une toute petite fille avant de quitter ce monde où sa fiancée ne se préoccupe que de se peindre les ongles et d’obtenir une liaison téléphonique avec sa mère. Et c’est une toute jeune fille, Anglaise à titre de noblesse rencontrée un soir dans un salon de thé durant la guerre entre sa nurse et son petit frère, qui lui demande d’écrire pour elle un texte sur l’abjection. Ou encore un jeune homme, professeur de dessin d’une école par correspondance, qui va découvrir le talent d’une bonne sœur et lui prodiguer des conseils, avant d’être rappelé à l’ordre par l’Institution. Ou un autre, chef scout d’une bande de Comanches de neuf ans à New York, qui raconte l’interminable histoire imaginaire de l’Homme hilare au point de faire palpiter les gamins, tandis que sa propre histoire vraie avec une jeune fille tourne court…

Le secret des choses est donné par Teddy, un vieux sage de dix ans réincarné en gamin américain entre un père animateur de radio, une mère futile et une petite sœur chipie.  « Vous savez, cette pomme qu’Adam a mangé dans le jardin d’Éden, selon la Bible ? Vous savez ce qu’il y avait dans cette pomme ? De la logique. De la logique et du baratin intellectuel. C’est tout ce qu’il y avait dedans. Alors – c’est mon avis – tout ce qu’on a à faire quand on veut voir les choses telles qu’elles sont réellement, c’est de vomir tout ça » p.273.

« Rien dans la voix de la cigale ne révèle qu’elle va bientôt mourir », dit aussi le gamin en citant un haïku japonais (p.266). Car il y a logique et logique : celle des choses – ou du destin – n’est pas celle des hommes – « gonflée d’un tas de salades émotionnelles. » Jérôme David Salinger a constamment recherché la première – surtout pas la seconde. Ce pourquoi il n’a jamais été médiatique, et qu’il est fort précieux à tous ceux qui aiment la bonne littérature.

Jérôme David Salinger, Nouvelles (Nine Stories), 1948-1953, Pocket 2007, 283 pages, 5.80€

Lire aussi sur ce blog : J.D. Salinger, L’Attrape-cœur

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Anne Perry, La promesse de Noël

Noël promet. Dans une série intitulée « Petits crimes de Noël », Anne Perry explore ses héros secondaires confrontés à des enquêtes criminelles à l’époque victorienne. Le contraste entre le symbole de l’Enfant divin qui vient au monde pour le délivrer du mal – et la société coincée, corsetée, immobile, fin du siècle impérial et positiviste, fait des étincelles sous la plume acérée de l’auteur.

Runcorn est devenu commissaire à la place de Monk. Il s’isole dans l’île d’Anglesey pour se laver des turpitudes criminelles londoniennes, mais ne voilà-t-il pas que le destin le rattrape ? Ou bien est-ce Dieu qui lui fait un clin d’œil ? Une belle jeune femme libre, sœur du pasteur et qui a repoussé tous ses prétendants, est découverte assassinée d’un coup de couteau de cuisine dans le bas du thorax. Runcorn la trouve raide, par un matin gelé, au bord du cimetière.

Il va mener l’enquête, timidement d’abord parce que ce n’est ni son pays ni son territoire, mais poussé par l’incapacité manifeste des autorités du lieu qui n’ont jamais vu ça.

C’est qu’il est bien difficile d’être juge et partie dans cette île minuscule où tout le monde se connaît depuis les Normands. Ce microcosme de la « bonne société » n’ose surtout pas briser les « convenances », ni enquêter sur les turpitudes d’autrui. Nous sommes dans le ‘can’t’, cette hypocrisie typiquement victorienne. La réalité est-elle trop crue ou trop mauvaise ? Il faut la repeindre en rose et se raconter une histoire pour rester dans le ton convenable.

C’est toute la différence entre un gentleman et un roturier de savoir faire la différence. Runcorn ne peut être bon policier et gentleman convenu. Il n’est définitivement pas du côté de l’hypocrisie sociale, quoi qu’il dût lui en coûter. Il va donc enquêter, bousculant les ententes tacites, fouiller la merde comme disent les journalistes et les flics. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse, puisque la société anglaise « a choisi de vivre selon les lois », comme le rappelle un personnage. Ce ne sont donc ni les puissants ni le poids de la « bonne » société (celle qui domine) qui établissent la vérité ou la justice – mais les faits. Le siècle positiviste fait évoluer les mœurs vers le droit. Une société ne peut rester immobile si elle révère les faits. Les convenances sociales se révèlent donc pour ce qu’elles sont : de faux semblant, du théâtre pour les autres. Tout comme les robes grand siècle, bouffantes d’un faux-cul pour masquer le réel du corps.

Runcorn va vite découvrir qui a intérêt à ce meurtre, qui a été poussé à cette violence extrême par écroulement de son monde d’artifices, qui s’est senti insulté à l’extrême par cette femme trop belle, trop libre, trop à l’étroit dans son milieu. La tragédie s’écrit presque en trois actes, elle tourne autour de trois personnages.

Mais là où surgit la promesse de Noël est que Runcorn, second violon destiné à le rester, fait émerger tout seul la vérité, même si un autre s’en attribue officiellement le mérite. Sauf que le petit Jésus voit tout, il rééquilibre la balance. Runcorn s’est révélé tel qu’il est, tout nu devant le Créateur, tel l’Enfant de Noël : « Il s’était autorisé pour la première fois à se laisser guider par ses émotions. Cette terre immense avec ses eaux limpides, sa lumière et son horizon au-delà des rêves avaient fait de lui un homme meilleur » p.182. Ce mélange de romantisme en communion avec la nature et de behaviorisme où le milieu marque la morale, est bien anglais. Le coup de pouce de Noël est que cette vérité humaine de Runcorn lui gagne le cœur d’une femme, celle qu’il aime en secret depuis une certaine enquête, celle qui était promise à un autre.

Là, le roman policier s’élève au roman victorien avec lourdes épreuves, vertus morales et happy end. Mais, contrairement aux romans sentimentaux du 19e, c’est court et bien fait. On aime.

Anne Perry, La promesse de Noël (A Christmas Beginning), 2007, 10-18 novembre 2009, 185 pages, occasion €6.00 / ou format Kindle €10.99

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Jean-Yves Duchemin, Facéties d’une vie de gamin

Jean-Yves Duchemin est de Marseille, et ce n’est pas pour rien qu’il exagère la réalité des choses : « les chats du quartier s’immisçaient chez les gens dans le but de dévorer leurs cochons d’Inde, leurs hamsters ». C’est l’une de ses premières phrases. Il y est né il y a un peu plus d’un demi-siècle. Jean-Yves aime les livres, il en a fait son métier principal, grossiste en librairie. Duchemin aime écrire, il en a fait son métier accessoire, chroniqueur, journaliste – et auteur : « j’aimais bien me coucher, le soir, car je savais que j’avais rendez-vous avec de belles étoiles qu’une main bienveillante avait décrochées du ciel pour les glisser dans mon lit. » Il écrit ici d’un clavier alerte des souvenirs savoureux de son enfance qui se prolonge tard, qu’on découvre sur écran selon le nouveau modèle du lire.

Il a, enfant, martyrisé ses joujoux pour se défouler de ses frustrations, par exemple « les avoir trempés dans l’huile bouillante comme des frites, pendant que maman avait le dos tourné », ou avoir tordu la patte de son ours jusqu’à ce qu’elle se déboite. Puis il les a enterré pour ne plus les voir. Les enfants sont cruels, surtout les solitaires, et d’autant plus qu’ils torturent des symboles inertes. Sauf que… des années plus tard, les morts-vivants se vengent lors d’une nuit étouffante à Marseille. Le port que la Sardine a bouché, vous vous souvenez ? Eh bien, là, disons que l’auteur a du plomb dans l’aile.

Faut-il le croire quand il avoue : « Je n’ai aucune imagination et mon imaginaire est égal à un oued dans le désert. Il serpente pour faire joli… » ? En tout cas, obtenir une bonne note parce qu’on évite à sa mère de mourir vaut la lecture. De même lorsqu’il explique comment on devient Vivaldi. Oh, certes, Jean-Yves n’a rien d’un gamin hardi et déluré de la ‘Guerre des boutons’ ; il serait plutôt hypocondriaque et un brin paresseux, d’autant que sa gaminerie persiste fort loin dans sa vie adulte. Ses aventures sont plus rêvées que vécues, mais c’est neuf, écrit avec un plaisir qui se communique au lecteur. Avec quelques formules heureuses, telle celle-ci, à propos d’une écolote : « J’ai toujours eu des problèmes avec ces gens qui s’imaginent sauver les animaux en se gavant de salades. »

Même si l’auteur n’évite pas, malheureusement, le vocabulaire daté de notre époque (qui sera illisible dans dix ans) et l’argot familier de la facilité, il a le trait alerte et se lit bien.

Jean-Yves Duchemin, Facéties d’une vie de gamin, juillet 2012, éditions Le Texte Vivant, format Kindle, 113 pages, €9.49

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Haruki Murakami, L’éléphant s’évapore

Chat, éléphant, kangourou, Murakami décline son bestiaire habituel, avec ses ex-copains de lycée et ses nombreuses petites amies de quelques mois. Tirer un coup lui est aussi naturel que de boire une bière ou de se cuisiner un plat de spaghettis ; découvrir l’autre côté des choses aussi. Le lecteur est ainsi entraîné du normal au non-logique par un glissement de quelques mots. C’est, au pied d’un chêne, une griffe qui sort ; ou, au cours d’un rêve, un nain qui danse ; encore le vieil éléphant du zoo qui disparaît sans laisser de traces, qui s’évapore ; ou le choix par une épouse d’un short en cuir en Allemagne pour son mari resté au Japon qui lui fait ne jamais retourner à la maison et demander le divorce…

Le jeune Japonais « normal » découvre tout ce que cette normalité sociale a de conventionnel, de contraint, d’aliénant. Nous sommes au Japon où la pression de la société est très forte sur les individus : tout doit se passer en collectif. Ce qui nous fait réfléchir sur les propos emplis de banalité de François Hollande : qu’est-ce, au fond, qu’un président « normal » ? Un être réduit au plus petit dénominateur commun ? Un perpétuel entre-deux qui ne vit pas parce qu’il ne décide jamais ? Un normalisateur des comportements ? Un asservisseur mou des citoyens ? On le voit, la lecture de Murakami a quelque chose de subversif sous des apparences lisses…

Noboru Watanabe est le nom qui revient. Il s’applique successivement à un chat, à un beau-frère, à un copain, à un vieil homme. Noboru Watanabe est l’autre, l’homme normal, le normalisé du Japon contemporain. Normalisé un peu taré, le lecteur le découvre à chaque fois : a-t-on idée de disparaître un beau matin sans laisser de traces ? d’avoir pour fantasme de brûler des granges ? C’est que l’être humain est infiniment plus complexe que la société japonaise (et François Hollande) le croient. L’étrange qui sourd de la littérature Murakami a du charme, celui de l’ondoyant divers, de l’humanité intime.

Certes, l’éditeur ne s’est pas foulé. Il n’a pas « choisi » des nouvelles dans les nombreux volumes parus au Japon pour en faire un recueil. Il a seulement repris une anthologie américaine déjà triée pour – heureusement quand même ! – la retraduire en français non pas de l’anglais mais du japonais. Ce pourquoi le lecteur habitué des éditions 10-18 retrouve avec quelque agacement toutes ces nouvelles devenues romans : l’oiseau à ressort, sommeil, le kangourou, les lederhosen… Murakami en fait un procédé : « Un été, il y a de cela quelques années, l’idée m’a pris d’écrire les esquisses de romans qui sont rassemblées dans ce livre » p.149. Mais le procédé n’aboutit pas toujours, et il aurait été intéressant d’isoler justement ces nouvelles qui n’ont pas été allongées. Certaines sont magnifiques, comme ’La dernière pelouse de l’après-midi’, où l’auteur revisite la sensualité et l’obsession du travail bien fait de ses 18 ans.

Et surtout ‘Le silence’, où un collégien ostracisé décide que ce sont les autres qui ont tort, trop moutonniers, et pas lui. Avec cette réflexion sur l’être humain « normal », qu’il soit citoyen ou président : « En fait, ce qui me fait vraiment peur, ce sont (…) ceux qui gobent sans le moindre esprit critique tout ce qu’un Aoki [premier de la classe conventionnel] peut leur raconter. Incapables de se forger leur propre opinion, ou de comprendre quoi que ce soit par eux-mêmes, ils avalent l’avis de beaux parleurs convaincants comme Aoki et mettent leurs propos en actions, en groupe. Il ne leur vient jamais à l’idée, même brièvement, qu’ils peuvent se tromper, faire une erreur, non. Ou qu’ils pourraient causer un mal définitif à quelqu’un, pour rien. Ils sont totalement irresponsables, ne se questionnent jamais sur les conséquences de leurs actes. Ce sont eux qui me font vraiment peur » p.389. On peut parler de la bonne conscience, du démon du Bien, de la vocation missionnaire à contraindre les gens d’adopter un comportement conforme… C’est tout cela, le « normal » contre lequel Murakami s’insurge en littérature.

Haruki Murakami, L’éléphant s’évapore (choix de nouvelles 1979-1990 traduites du japonais par Corinne Atlan), 10-18 2009, 421 pages, €7.98

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Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie

Murakami est avant tout un auteur de nouvelles. Il l’avoue lui-même dans la nouvelle ‘La pierre en forme de rein’ : « Il ne parvenait pas à garder la concentration suffisante pour bâtir son histoire sur une longue période de temps. Quand il commençait à écrire, il avait le sentiment que ce qu’il faisait était bon. Son style lui semblait vivant et il avait l’impression que la suite viendrait sans problème. L’histoire coulait tout naturellement. Toutefois, plus il avançait, plus la vigueur et l’éclat pâlissaient » p.439. Il s’est essayé au format de la nouvelle avant de trouver l’ampleur du roman.

Ce pourquoi le lecteur familier de l’œuvre retrouve sans peine quelques unes de ces histoires devenues livres. Mais cette redondance, loin d’ennuyer, donne des clés pour comprendre le processus d’écriture de l’auteur. Il part souvent d’un mot, d’une expression ou d’une situation qui, décalés, stimulent son imaginaire. Il lâche alors les chiens sur la folle du logis pour écrire de façon fluide, comme inspiré. Jusqu’à ces carrefours où la plume hésite, ne sait pas continuer, attend le déclic pour trouver la chute. Les romans sont les nouvelles qui ont abouti ; les nouvelles pures restent souvent sur un équilibre précaire qui les fait paraître inachevées à nos yeux trop formatés au tout ou rien, Bien et Mal, happy end.

Les 23 nouvelles traduites ici ont été publiées dans divers périodiques japonais et américains. La traduction n’est pas celle de Corinne Atlan, ce qui peut changer l’habitude de ton qu’un lecteur français a pu prendre de Haruki Murakami. Comme la plupart des langues asiatiques, la traduction ne peut être littérale, elle est plutôt transposition. Chaque traducteur (ici traductrice) recrée l’univers de l’auteur différemment. Je trouve la traduction Morita plus « sèche » que celle d’Atlan, plus proche d’un équivalent anglais, peut-être.

Mais nous reconnaissons bien l’univers si particulier de Haruki Murakami : un mélange de réalisme précis, allant jusqu’à citer les marques de chaque vêtement et le modèle de la voiture ou du morceau de jazz – et un décalage vers l’étrange, comme en passant un pli d’espace-temps. Nous sommes dans la modernité occidentale vue au travers d’une âme asiatique : où le sexe est naturel mais les fantômes évidents, où agir n’est pas une nécessité pour vivre mais imaginer l’est, où la réalité la plus crue coexiste sans schizophrénie avec le rêve le plus ancien. Tel est Murakami, tel est le décalage japonais, tel est l’attrait asiatique.

Le titre du recueil est celui de la première nouvelle, onirique sur une fille du passé mais commencée dans le réel le plus net au présent avec un jeune cousin de 14 ans accompagné pour un examen d’hôpital. « L’espace de quelques secondes, je me tins en un lieu étrange, légèrement obscur. Un lieu où les choses que je voyais n’avaient pas d’existence, où les choses invisibles existaient. Mais très vite le bus 28, très réel, stoppa à côté de nous. Sa porte très réelle s’ouvrit. Je montais dans le véhicule qui m’emmènerait ‘ailleurs’ » p.29. Nous sommes en plein dans l’univers Murakami.

C’est ainsi qu’une mère venue à Hawaï voir la baie dans laquelle son fils unique s’est fait happer la jambe par un requin et en est mort, rencontre deux autres jeunes Japonais bien vivants sur leur planche. Ils lui demandent qui est ce surfeur unijambiste qui les observe, debout derrière elle… Ou cette fille qui, le jour de ses 20 ans, se voit offrir un vœu par son patron, vieillard cantonné dans sa chambre ; on ne saura pas de quel vœu il s’agit, mais… c’est un vœu de 20 ans. Une autre histoire joue sur l’expression ‘tante pauvre’. Un étudiant se souvient de son effroi une nuit en voyant son reflet dans un miroir imaginaire. Un homme mûr se remémore son petit compagnon d’enfance disparu dans une vague surgie de nulle part lors d’un typhon. Un amant perd son amante comme ça, une nuit dans une île grecque. L’auteur revit une énigmatique ‘année des spaghetti’. Un personnage voit ‘la seconde femme de sa vie’ au métier mystérieux disparaître avant qu’il la retrouve dans une émission de radio entendue des années plus tard dans un taxi…

Contrairement aux romans de Murakami, ces nouvelles ne sont pas à lire en continu mais de temps à autre – avec modération – comme on prend un verre d’alcool fort. Elles sont à chaque fois à méditer, ou plutôt chacune fait rêver à sa manière. Si le lecteur les enchaîne, leur sens se bouscule, laissant une impression d’inachevé et de déconcertant. A réserver aux connaisseurs de Murakami ; pour ceux qui abordent cet auteur si particulier, je conseillerais plutôt de commencer par ‘Les amants du spoutnik’ ou ‘Kafka sur le rivage’.

Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie – 23 nouvelles, traduction du japonais d’Hélène Morita, 2006, 10-18 2010, 504 pages, €8.36

Existe aussi en audio-livre, 8 nouvelles dites par Sylvain Machac, Audiolib 2009, €16.43

Tous les romans de Haruki Murakami chroniqués sur ce blog 

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