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Van Hamme et Berthet, La fortune des Winczlav 1 – Vanko 1848

Winczlav (prononcez Vinclo) est le début d’une trilogie qui révèle comment, en trois générations, s’est bâtie la fortune dont Largo Winch est devenu l’héritier.

En 1848, au Monténégro, les paysans se révoltent contre le prince-évêque inféodé aux Turcs qui dominent le pays. Vanko Winczlav est un jeune médecin idéaliste croate qui les soigne. Il s’élève malgré lui contre la tyrannie du prince-évêque aux ordres de l’occupant. Il est trahi par un paysan pour éviter de voir brûler son village et doit fuir. A l’auberge qui lui est recommandée pour passer la nuit, il rencontre la jeune Bulgare Veska, esclave sexuelle de l’aubergiste et fille d’un chef de l’insurrection. Ils fuient ensemble et embarquent pour le Nouveau Monde.

Veska n’a aucun papier d’identité et Vanko, qui a les siens ainsi que son diplôme de médecine de Belgrade, doit l’épouser pour quelle puisse franchir l’immigration à New York. Ils ne s’aiment pas, mais s’entraident. Lui ne peut exercer comme médecin, son diplôme n’étant pas valable aux États-Unis et les études supplémentaires durent quatre ans, en plus de coûter cher. Il trouve cependant un emploi d’infirmier. Veska accouche d’un petit Sandor qu’elle refuse, car issu du viol serbe, et le couple divorce, Vanko gardant l’enfant. Il est vite séduit par l’infirmière Jenny, qui lui donne un autre garçon. Elle est la fille d’un riche importateur de whisky irlandais. Veska s’établit comme couturière et est vite approchée par l’inventeur Singer, qui lui propose une machine à coudre pour en faire la promotion ; l’influenceuse s’en sort bien.

Pendant ce temps, la mort en couches d’une patiente envoie Vanko au tribunal pour meurtre et exercice illégal de la médecine, alors qu’il n’y est pour rien, son patron le docteur James Paterson ayant opéré saoul. Vanko est condamné à 15 ans au bagne de Sing-Sing. Le républicain Washington est élu président des États-Unis et la Caroline du Nord se retire de l’Union. Commence alors la guerre civile, dite « de Sécession ». La guerre exige des uniformes, donc de la couture, donc des machines pour aller plus vite. Et voilà Singer comme Veska riches. Vanko Winczlav est sorti de la prison pour soigner comme lieutenant en première ligne les blessés nordistes, tandis que ses deux grands fils, de sept ans plus âgés, sont livrés à eux-mêmes après le décès de leur mère.

Sandor, l’aîné, sait depuis l’âge de 6 ans que Vanco n’est pas son père, ni Jennifer sa mère, et décide de rejoindre sa vraie mère à partir de vagues renseignements de sa nourrice dont il se souvient. Il la retrouve chef d’entreprise Singer et il lui demande seulement 12 000 $ pour se lancer dans la vie. Il ne survivra pas aux hors-la-loi et aux Indiens sauvages. Milan le second fils, décide d’aller conquérir l’Ouest pour se construire un avenir dans l’élevage ou le pétrole. En Pennsylvanie, lui qui n’y connaît rien, il découvre les exploitations de pétrole en pleine expansion. Dans la diligence vers Titusville, il fait la connaissance de Julie Lafleur, canadienne championne de tir à la winchester. Contre toute attente, il trouve du pétrole dans la concession qu’il a achetée dans l’Oklahoma, et épouse Julie qui lui donne des jumeaux : Elisabeth et Thomas.

Mais Milan n’est pas fidèle et copule avec toutes les très jeunes servantes de la maisonnée. Julie le quitte, préférant à la vie d’épouse trompée la vie d’aventure avec Bill Cody – Buffalo Bill et son Wild West Show. Elle ne garde avec elle qu’Elisabeth et part pour l’Europe ; Milan élèvera Thomas. Le Bureau des affaires Indiennes a décidé de racheter les propriétés de Milan pour une somme dérisoire. Parce qu’il n’avait pas cédé aux avances des candidats républicains, la politique se venge. Les autorités veulent faire une réserve indienne pour les Cherokees chassés de Géorgie, tout en poursuivant l’exploitation du gisement de pétrole, ce qui ne leur coûtera rien. Milan refuse le chèque et met le feu aux installations. L’un des signataires Cherokee est Saving Hands, le guérisseur blanc déserteur de l’armée nordiste et évadé de prison. Donc son père, il ne le sait pas encore…

Voilà où nous en sommes à la fin du tome 1. Aventures, affairisme, politique et trahison, l’histoire est haute en couleurs et résume assez bien le siècle de prédateurs que fut le XIXe.

BD scénario Jan Van Hamme et dessins Philippe Berthet, La fortune des Winczlav 1 – Vanko 1848, Dupuis 2021, 56 pages, €16,95, e-book Kindle €9,99

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Caroline Roe, Consolation pour un pécheur

Caroline Roe, née Medora Sale, est spécialiste d’histoire médiévale européenne, PhD de l’Université de Toronto. Elle a écrit depuis le Canada des histoires de détective, et est décédée en 2021 à 78 ans. Son principal héros est juif, Isaac de Gérone, le médecin aveugle de l’évêque de la ville Berenguer de Cruïlles (des personnages qui ont vraiment existé). Il est aidé de sa femme Judith, maîtresse de la maison dans le Call (le ghetto de l’époque), de sa fille Raquel, femme médecine amoureuse du jeune gantier juif Daniel, et d’un apprenti musulman berbère de 13 ans, Yusuf, qui a vu ses parents massacrés. Le gamin débrouillard, un temps mendiant en loques, est devenu pupille du roi Pedro IV d’Aragon. Ce melting de potes fait l’originalité de ces romans historiques.

En mai 1354, un curieux colporteur propose de façon confidentielle à plusieurs riches marchands de la ville un objet sacré contre une forte somme en or. Il ne s’agirait pas moins que du Graal, cette coupe où, selon la légende, soit le Christ aurait bu lors du dernier repas avec ses disciples (la Cène), soit aurait recueilli le sang coulant de ses plaies sur la croix. Caroline Roe choisit la première interprétation, celle de Robert de Boron au début du XIIIe siècle, contre la seconde, issue de Chrétien de Troyes au siècle précédent. Quoi qu’il en soit, c’est une mauvaise coupe cabossée en argent, volée dans une armoire d’église. Mais la crédulité des croyants est grande et la bêtise du peuple infinie. Les premiers se battent pour l’avoir (deux meurtres), et le second fait enfler rumeurs et ragots au point d’attiser la guerre civile entre classes, la guerre entre religions, et la guerre des passions personnelles. L’évêque, en charge des âmes de la cité, s’en inquiète. Le juif Isaac aussi, car il sait combien la haine a besoin de boucs émissaires commodes – donc non-chrétiens – pour s’évacuer.

Le thème du Graal est porteur, l’analyse des crédulités fine, le développement de la bêtise des « réseaux sociaux » d’époque (servantes, commerçants, marché, soldats, moines…) bien décrit, les personnages (nombreux, mais on s’y fait) attachants. L’idéalisme d’une autrice peut-être elle-même juive sur le « si tout le monde se donnait la main » touchant. Pourquoi cela ne prend-t-il pas vraiment ? Parce que l’intrigue est mal menée sur la fin.

Tout commence bien, avec du mystère sur l’objet, les secrets de certains personnages, un doute sur la politique de l’évêque et les manœuvres de ceux qui se verraient bien lui succéder. La présentation des caractères est séduisante, surtout ce gamin musulman apprenti d’un Juif et pupille d’un chrétien, qui semble rassembler en lui tout l’espoir d’une synthèse fructueuse des cultures (la science arabe, la sagesse morale juive, l’action de la noblesse chrétienne). Mais tout se perd en route par un final inabouti, mal ficelé, où le lecteur ne sait plus s’il y a piège, et de qui, ni pourquoi ce rendez-vous incongru hors les murs, potentiellement dangereux, dans lequel chacun va se fourrer volontairement.

Et « malheureusement », tout est bien qui finit trop bien, comme un roman d’aventure pour jeune garçon. Comme si la nature des choses n’était pas cruelle et le fil du hasard tranchant. L’histoire comme prétexte au roman policier, bravo ; mais l’intrigue trop faible par rapport aux personnages et au thème, c’est dommage. Il se dit que ce roman-là est « le meilleur et le plus abouti » de l’autrice.

Caroline Roe, Consolation pour un pécheur (Solace for a Sinner), 2000, 10-18 2002, 309 pages, occasion 2,33

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Arthur Conan Doyle, Étude en rouge

Arthur Doyle, qui ajoute le nom de son grand-père maternel Conan pour se différencier de son propre père, et devient « sir » par anoblissement du roi Édouard VII en 1902, après ses loyaux services sanitaires et historiques durant la guerre des Boers, accouche à 27 ans de son fils spirituel : Sherlock Holmes. Il apparaît pour la première fois dans cette « étude en rouge », où le sang autour de la victime égare l’enquête, alors que la vengeance du sang en est le mobile profond.

Ce court roman permet en quelques pages de faire la connaissance du Docteur Watson, le fidèle ami et associé, narrateur des exploits du « détective consultant », comme Holmes se fait appeler. Watson est médecin, retour d’Afghanistan où il a été sévèrement blessé, et en convalescence sans le sous à Londres. Il saute sur l’occasion que lui présente un ancien collègue de partager un appartement avec un excentrique, au 221b Baker Street, un salon et deux chambres à l’étage, cuisine et ménage faits par Mrs Hudson, la logeuse.

Quant à Sherlock, c’est un grand personnage émacié, 1m83, dont la raison est hypertrophiée, étouffant l’émotion. Laquelle affleure parfois, mais rarement, et sous contrôle. La fin XIXe est en effet à la Science et à ses excès rationnels du scientisme. Tout doit être explicable, il suffit de remonter aux causes pour en déduire les effets. Holmes a une méthode originale : faire l’inverse. Ce « raisonnement analytique », comme dit le détective, consiste à partir des faits bien observés, pour remonter leurs causes. C’est ainsi qu’il déduit que le Dr Watson est médecin, à cause du titre de docteur, ancien militaire blessé revenu d’Afghanistan par son maintien un peu raide, son bronzage des mains et du cou, son bras gauche maladroit et son teint émacié. Conan Doyle, lui-même docteur en médecine dès 1885, a gardé le souvenir de son maître de chirurgie à l’université d’Édimbourg le Dr Joseph Bell, qui prônait l’observation aiguë des indices et des symptômes.

Holmes est appelé par les détectives de Scotland Yard Lestrade et Gregson, qui sèchent sur un meurtre mystérieux commis sur un personnage bien mis dans une maison vide d’un sordide quartier de Londres, et pour lequel ils n’ont aucune piste. Le cadavre d’un Américain d’origine allemande, Enoch Drebber, est retrouvé mort sans blessure apparente, mais du sang autour de lui, avec le mot RACHE écrit au sang en capitales sur un mur. Querelle d’amour avec une certaine Rachel pour enjeu ? C’est ce que pense la police, avide de sauter sur la piste la plus simple. Pas du tout, raisonne Holmes, Rache veut dire en allemand « vengeance ». C’est donc un peu plus compliqué que cela.

Bien que peu lettré – il dit ne pas vouloir encombrer son cerveau, forcément limité, de connaissances qui ne lui sont pas utiles – Sherlock Holmes sait ouvrir son esprit à la culture et au monde. C’est ainsi que la seconde partie nous propulse en Amérique, où les Mormons commencent à faire parler d’eux. C’est une secte chrétienne guidée par un gourou machiste qui a un fil direct avec Dieu le Père (ainsi le fait-il croire à ses adeptes). Il prône la polygamie pour croître et multiplier, et ainsi affirmer sa puissance. Les femmes ne sont pour lui que des « génisses », et elles doivent prendre mari dès leur puberté. Une pièce rapportée à la tribu, découvert affamé et assoiffé dans le désert du Lac Salé, n’est pas de cet avis. Bien que réussissant en ses cultures, et respectant le culte, il n’envisage pas de confier sa fille adoptive Lucy, sauvée par lui tout enfant, à n’importe quel godelureau issu du patriarche. D’où rébellion, fuite et châtiment, mariage forcé, mort et vengeance. L’amoureux extérieur, Jefferson Hope que Lucy voulait épouser, mineur vigoureux et obstiné, traquera Drebber et son acolyte Strangerson dans les forêts et les villes de l’Amérique, les suivant jusqu’en Europe et à cet abouti du monde qu’est à cette époque la cité de Londres.

Au final, le criminel est un vengeur, justifié par Dieu lui-même qui fera sa propre justice. Holmes n’a fait que débrouiller l’écheveau. Quant aux Mormons, ils sont la préfiguration du monde futur de 1984 d’Orwell, ou de la Russie et de la Chine d’aujourd’hui, par leurs mœurs de surveillance généralisée et d’obéissance aveugle à la Norme, énoncée par un seul gourou. L’intolérance masque l’appétit de jouissance et de pouvoir. Staline, Xi, Poutine : même ligne. Ce pourquoi ce roman policier va bien au-delà de son intrigue : il met en scène une sociologie des hommes et les prémisses d’une police scientifique.

Sir Arthur Conan Doyle, Étude en rouge (A Study in Scarlet), 1886, Livre de poche 1995, 147 pages, €5,30, e-book Kindle €1,99

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes coffret tome I et II, Gallimard Pléiade 2025, 2320 pages, €124,00

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H.G. Wells, L’homme invisible

A l’auberge du village d’Iping, dans le Sussex, se présente un homme grand et très habillé, chapeau sur la tête, foulard devant la bouche, grosses lunettes noires et gants. Il désire une chambre et paye cash deux semaines de loyer. La tenancière est bien heureuse d’avoir un client si solvable, malgré son étrangeté. Mais on n’est pas du peuple sans être inquisiteur. Poussée par la curiosité, la femme entre et sort sous divers prétextes, agaçant de plus en plus le client, qui s’est fait livrer deux grosses malles et a déballé toute une série de flacons et bouteilles de chimie.

C’est un inventeur, métier nouveau et attirant en cette fin de XIXe siècle. Mais il est solitaire, et jaloux de le rester. Au point que l’aubergiste, son mari, les voisins, les commerçants, les gamins en bref tout le village prend peur. Qui est-il ? Pourquoi ne le voit-on jamais ? Sa figure est-elle si ravagée qu’il ne veuille pas la montrer ? Griffin, l’homme grand, en est si agacé qu’il joue alors les provocateurs. Il ôte son chapeau, ses lunettes, ses favoris, son nez postiche, ses bandages… et apparaît comme un grand vide. De même ; lorsqu’il ôte ses gants, la manche tient toute seule et on voit jusqu’au tréfonds. C’est à dire rien. Nu, l’homme est invisible.

On n’a jamais vu ça ! C’est le diable ! Et tous de se bousculer pour sortir, blancs de terreur. L’homme finit par filer, laissant derrière lui le désordre, et la presse qui s’en mêle. Rencontrant un vagabond, il l’enrôle de force pour qu’il aille récupérer ses trois gros livres de calculs qui sont son œuvre. Puis il l’utilise pour transporter l’argent qu’il va voler dans les caisses ou les poches des vêtements, ou la nourriture. Car être invisible n’a pas que des avantages !

Sa chair seule est invisible, et il doit aller nu. Au risque du froid, habituel en Angleterre, sans parler de la pluie et de la neige, qui dessinent en relief sa silhouette ! Il ne peut rien porter, car ce qu’il prend reste visible. Il lui faut donc un factotum, ou un déguisement jusqu’aux yeux. Comme de bien entendu, son vagabond entend profiter tout seul du magot qu’il transporte, et l’homme invisible lui fait peur. Il ameute donc les honnêtes gens pour faire la chasse au déviant.

Lequel, toujours nu et blessé par une balle d’un abruti qui tire d’abord sur rien en croyant toucher n’importe quoi, Griffin se réfugie chez un médecin, qui se trouve être Kemp, un ancien camarade d’études de médecine. Soigné, nourri, reposé, il lui expose alors sa découverte, ayant bifurqué de la médecine à la physique. Pour lui, tous les corps sont susceptibles de ne pas réfracter la lumière, s’ils sont soumis à certains traitements, tout comme le verre devient invisible une fois plongé dans l’eau. Une fois expliquée sa théorie, raconté ses expériences sur un chiffon de laine, puis sur un chat dont n’étaient plus visibles que le fond des yeux, il en vient à lui-même.

Il n’apparaît décidément plus sympathique. Il a volé son père, lequel s’est tué car l’argent ne lui appartenait pas. Il a incendié son logement, car le vieux juif commençait à le soupçonner de faire de la vivisection. Il a boxé les gens qui voulaient l’attraper à Iping, menacé Marvel le vagabond pour qu’il le serve, fait lourdement tomber ses poursuivants avant de trouver refuge chez le médecin, où il s’est introduit en douce. C’est un pauvre, un prolo. Même de génie, il ne reste qu’un inférieur social dont personne ne veut reconnaître les mérites car il ne se coule pas dans le moule.

Kemp le bourgeois, l’ancien copain, a un réflexe de classe. Après avoir donné sa parole de ne pas le dénoncer, il le fait sournoisement – car est-ce manquer à sa parole lorsqu’on l’a donnée à un inférieur ? Cet homme est dangereux, volontiers paranoïaque. Au lieu de l’aider, il faut le livrer à la foule. La sagesse populaire lui réglera son sort – par le lynchage, car c’est ainsi qu’agit le populo envers tout ce qu’il ne comprend pas.

Un roman fantastique porteur d’une idée originale, promise à un grand succès. La façon de raconter est datée, les détails techniques peu crédibles, mais montrer les avantages et les inconvénients d’être invisible reste intéressant. Cette façon d’échapper au regard des autres est la meilleure et la pire des choses : on peut voler, mais ne rien emporter ; on doit souffrir du froid faute de pouvoir s’habiller ; on ne peut manger sans se faire voir, car les aliments restent visibles dans l’estomac jusqu’à ce qu’ils soient assimilés ; on doit rester seul, au risque de frapper de terreur superstitieuse quiconque – ou se mettre à la merci de ceux qui font semblant de vous aider.

Un grand classique de la science-fiction, naissante avec l’essor des sciences. Déjà les dangers du savoir, la tentation du pouvoir, la peur des savants fous.

Herbert George Wells, L’homme invisible (The Invisible Man), 1897, Livre de poche 1975, 253 pages, €6,90, e-book bilingue anglais-français Kindle €1,20

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Albert Morice, Saigon

La collection Heureux qui comme… (référence au poème de Joachim du Bellay) accueille des récits de voyageurs du passé, comme la Sicile de Guy de Maupassant, Pompéi de Théophile Gautier, Florence d’Alexandre Dumas, Sparte de Maurice Barrès ou Angkor de Pierre Loti. Saigon (écrit sans tréma selon Albert Morice) s’appelle Hô Chi Minh-Ville depuis 1975 et la victoire nationale communiste du nord sur le sud. Utopie marxiste selon laquelle l’Histoire commence à Karl, renommant les villes en pré-Woke pour faire table rase de tout le passé. Ainsi Karl-Marx Stadt, Leningrad, Stalingrad, Hô-Chi-Minh-Ville. Comme si Paris s’était renommée François-Mitterrand-Ville…

Ce n’était pas « mieux avant » mais Albert Morice a connu le Saigon de 1872, ancien village de pêcheurs khmers proche du delta du Mékong devenue petite ville de cases sur pilotis des marchands viets et chinois venus par le grand fleuve. Les troupes coloniales françaises se sont emparées de Saigon en 1859, après la création d’un Ministère des Colonies l’année précédente. Albert Morice a alors 10 ans. Il deviendra médecin après deux ans d’études médicales (depuis, les études s’allongent à l’infini sans guère mieux soigner, hors techniques…) et demandera à partir en Cochinchine comme médecin de Marine en 1872. Il restera deux ans dans la péninsule indochinoise avant de revenir pour six mois en métropole où il publie sa suite d’articles sur Saigon dans la célèbre revue Le Tour du monde. Lorsqu’il repart en 1876, ce n’est que pour quelques mois, il est rapatrié sanitaire pour tuberculose et meurt à Toulon à 29 ans.

Il n’a pas eu le temps de faire d’enfant et s’intéresse à tout, en dilettante ou en naturaliste. Il aime les plantes, les insectes, les serpents, les animaux ; quant aux divers types humains, il les considère comme à l’époque de la suprématie blanche : des peuples-enfants à peine dérivés du singe. C’est du moins sa première impression, largement partagée par ses lecteurs à l’époque. Il changera d’avis au fil des mois et des pages, car cette supériorité culturelle n’engendre chez lui aucune haine, seulement de la répulsion initiale pour les mœurs et surtout la saleté. Le XIXe siècle est hygiéniste et Morice est médecin. Toutes les maladies comme la malaria, le trypanosome, le choléra, la dysenterie, la lèpre, le ténia, la variole, la bourbouille, se concentrent sous les tropiques, dans la proximité de l’eau et la promiscuité grouillante des êtres.

Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir de l’empathie pour les petits mendiants qui donnent du feu aux cigarettes, « la grêle charpente des femmes annamites », et, « au milieu de ces vices des races privées de liberté, (…) des qualités qui permettent d’espérer beaucoup : une gaieté touchant trop souvent au persiflage, une aptitude puissante à apprendre et à comprendre et, chose singulière, un certain orgueil de race, du moins chez quelques-uns » p.27. Autrement dit, tout n’est pas perdu, l’éducation et l’hygiène vont civiliser ces mœurs encore sauvages. L’observation naturaliste se veut neutre d’idéologie, et le sentiment de fierté blanche se met en retrait face aux réalités des gens. Ce pourquoi Albert Morice, malgré les sursauts d’expressions qui nous semblent aujourd’hui inacceptables, reste un voyageur qui sait voir.

Ainsi « le gamin de Saigon », décrit comme le gamin de Paris de Delacroix dans son tableau sur la Liberté guidant le peuple (seins nus), ou le Gavroche de Victor Hugo que son auteur a fait mourir en 1832. Comme son modèle parisien d’enfant-moineau, « le gamin de Saigon est un être hybride : c’est un enfant de Paris enté sur un lazzarone, et transporté sous le soleil de l’Orient » p.31. A moitié nu ou en loques, il sert de porteur dans les villes, de guide et de ramasseur de gibier lors des chasses, de protecteur contre les buffles agressifs qu’il connaît bien, de tuteur aux Blancs inhabiles à marcher sur les minces talus des rizières alors que lui-même plonge « avec insouciance ses jambes dans l’horrible boue chaude » p.32.

Morice passe en revue les troupes annamites, les femmes congaï, leurs costumes, leurs caractères, le machouillage du bétel, la fumerie d’opium, l’enterrement, la fête du Têt, les spectacles (interminables) de marionnettes. Il préfère s’intéresser aux geckos, aux margouillats, aux crocodiles (qui se mangent), aux tigres (qui préfèrent dévorer l’indigène nu plutôt que le Blanc trop habillé), l’éléphant blanc, le cobra (dont il a pris la mère et une portée !), les fourmis noires (qui dévorent tout), les scorpions (aucun mortel), les araignées, les singes (de diverses sortes), les mini-cerfs, le varan, le pangolin, l’herpéton tentaculé (ou serpent à barbe qui vit dans l’eau)…

Quant à la ville, la rive « de droite était couverte de fort petites cases en torchis et en paillote, qui pour la plupart trempaient à moitié dans le Donaï ; sur la gauche s’étalait Saigon (et non pas Saïgon comme on s’obstine encore à l’appeler en France)» p.16. La ville blanche aux maisons de pierres grignote peu à peu l’arroyo chinois aux maisons de bois sur la rivière. Le médecin reste trois mois dans la capitale du sud avant d’aller en mission à Choquan et Cholon puis à travers toute l’Indochine.

Il recueillera nombre d’animaux, surtout des serpents, qu’il fera livrer au Jardin des Plantes à Paris, et des sculptures Cham (du IIe à la fin du XVIIe siècle) qu’il enverra au musée Guimet de Lyon. La moitié des caisses couleront avec le vapeur naufragé Meï-Kong des Messageries maritimes. Elles seront récupérées dans les fonds marins en 1995 et ramenées en Europe.

Un récit d’exotisme et de curiosité pour le monde et les êtres vivants qui montre combien le choc initial de civilisation laisse peu à peu place au décentrement de soi pour aborder la réalité des choses.

Albert Morice, Saigon, 1875, Magellan collection Heureux qui comme… 2018, 125 pages, €7,01, e-book Kindle €4,99 ou emprunt abonnés (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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A.J. Cronin, L’arbre de Judas

L’arbre de Judas est le nom anglo-saxon de notre arbre « de Judée » ou gainier silicastre – mais la mention de l’apôtre qui a trahi Jésus donne le sens moral du roman. Les feuilles de l’arbre ressemblent à des monnaies, les 30 deniers du traître. Avec Cronin, médecin athée né en Écosse, on ne cesse d’arpenter les méandres de l’esprit humain. L’aventure est toujours au coin des relations avec l’autre sexe. Le mode est conventionnel et un peu vieillot, mais l’auteur réussit des variations originales sur les contraintes de son époque d’avant et d’après-guerre, dans son milieu interclasses.

David Moray est un jeune homme assidu qui poursuit des études de médecine au point de les rattraper avec brio. En panne de moto dans la lande, il rencontre une jeune serveuse de guichet de gare et en tombe amoureux. Mary devait se marier avec un gars du coin, fils de famille pontifiant qui lui assurerait la sécurité dans le mariage – thème convenu. Mais David la séduit, tout comme il séduit le petit frère Willie d’une douzaine d’années qui adore parler avec lui de l’Afrique et des explorateurs. Ils décident de se fiancer : n’a-t-il pas trouvé un poste de médecin bien payé dans un hôpital de campagne où un pavillon séparé leur sera réservé ?

Sauf que le destin s’en mêle. David attrape un refroidissement lors d’un pique-nique en moto où il se met brusquement à pleuvoir – phénomène pourtant très courent en Écosse – et alors qu’ils n’ont prévu aucun Macintosh pour se protéger. Le médecin ressent un point au côté, c’est une pleurésie. Son docteur ex-professeur lui conseille, pour se rétablir, d’aller plusieurs mois dans un climat sec et ensoleillé. David en a gros sur le cœur, mais doit se décider. Un poste de médecin de bord lui est proposé sur un bateau qui va aux Indes et il embarque. Mary et lui s’échangent des lettres, qui le suivent d’escale en escale.

Là, autre coup du destin, le jeune homme est repéré par une famille d’industriels anglais qui va rejoindre le fils aîné aux Indes afin de visiter la filiale pharmaceutique établie là-bas. La fille du couple, enfant gâtée qui ne supporte pas la frustration et se révélera borderline, lui met aussitôt le grappin dessus. Bien que David résiste toute la traversée à ses avances explicites, cela ne fait qu’exacerber le désir sexuel de Doris. Ses parents se font complices, elle aurait tout intérêt à trouver un mari qui la calme et la stabilise. Le père va jusqu’à proposer à David, jeune médecin, d’entrer dans son affaire comme spécialiste et caution scientifique pour ouvrir une nouvelle filiale de fabrication de médicaments, vitamines et cosmétiques aux États-Unis. Il gagnerait trois fois ce qui lui est proposé à l’hôpital écossais et serait intéressé à l’affaire à terme en tant qu’associé. Il lui faut pour cela simplement épouser Doris, qui ne demande que ça. David, loin de Mary, finit par donner son consentement, par lâcheté autant que par souci de confort. Mary, sa chère Mary, l’oubliera, elle est jeune et refera sa vie.

Trente ans passent et David, à la mort du beau-père suivie de la mort de sa femme Doris internée plusieurs années, décide de prendre sa retraite en Suisse, fortune faite. Il s’installe dans une villa proche d’un lac et se fait un cercle d’amis, s’entourant de belles choses, de meubles et de tableaux. Il a tout son confort et une amie très proche en la personne d’une baronne veuve, mais sa vie lui paraît terne. Il décide de faire un pèlerinage en Écosse pour revoir les lieux de sa jeunesse.

Il y rencontre par hasard Kathy, qui se révèle la fille de Mary, mariée à un pasteur après sa déception. Mary est morte et Willie est devenu missionnaire aux confins du Congo. La jeune fille, d’une vingtaine d’années, ressemble si fort à son ancien amour que David l’adopte aussitôt en pensées et s’occupe de la séduire. Il a en vue d’être pour elle un substitut de père mais découvre qu’il veut plutôt en faire sa femme. D’ailleurs, la jeune fille s’ouvre à ses avances et, tout comme sa mère jadis, consent. Le lecteur aurait pu penser que Kathy était sa fille puis qu’il a défloré Mary, mais il n’en est rien. C’est nécessaire à la suite de l’histoire.

Car elle va se répéter, David retombant à chaque fois dans son ornière, incapable de volonté. Cet être en apparence fort et sérieux n’est au fond ni l’un, ni l’autre, à la grande déception du lecteur captivé par ses aventures. Kathy sait ce qu’elle veut : elle a promis à sa mère Mary décédée comme à son révérend frère Willie de rejoindre la mission en Afrique pour aider les plus démunis. Dans ces contrées sauvages, l’animisme et le machisme noir sont rois, tout comme les maladies les plus horribles : lèpre, peste, variole, malaria, diphtérie, vers filaires, etc. Malgré le luxe et la vie confortable que David lui promet en Suisse, elle n’en démord pas. Elle l’incite au contraire à l’accompagner pour œuvrer comme médecin dans un hôpital qu’ils veulent créer. Willie lève des fonds de charité pour cela et, invité par David quelques jours, réussit à le convaincre. David veut tout quitter pour se marier avec Kathy et la suivre, malgré la différence d’âge et l’écart abyssal de confort entre sa vie présente et l’existence projetée. Elle a su trouver les mots pour remuer son âme au fond généreuse : « Il y a le contentement, la tranquillité de l’esprit, une sensation d’achèvement, qu’on ne connaîtra jamais en ne pensant qu’à soi-même, en courant sans cesse après les plaisirs sans vouloir prendre conscience de l’agonie des autres. Et ce sont autant de choses qui ne peuvent s’acheter… » p.318. Morale contre matérialisme, l’âme contre les instincts, vieux dilemme chrétien.

Dommage que Kathy s’éloigne pour suivre quelques jours en Angleterre son frère afin de régler des affaires, elle aurait gardé David auprès d’elle pour toujours. Mais, comme après avoir pris la fleur de Mary, David s’est laissé circonvenir par une autre femme : il a pris la fleur de Kathy et se laisse aller à ses états d’âme auprès de la baronne Frida von Altishofer, qui le materne. Elle le convainc que tout cela est folie et qu’il devrait se ressaisir auprès d’une femme de son âge et de sa classe. Un tour de rein en descendant des livres, puis les journaux qui annoncent des massacres au Congo et au Kenya après le retrait des Belges, en plus d’une lettre sans aucun sentiment de la part de Kathy, préoccupée avant tout de petits problèmes pratiques et de la santé de son frère, achèvent de persuader David que sa promesse est une erreur.

Il s’en délie sans rien dire ; il ne partira pas ; il trahira de nouveau. Kathy ne s’en remettra pas, lui non plus. Seule la baronne, en goule tournée vers le pouvoir, aura gagné au matériel. Égoïste malgré sa charité quand cela ne lui coûte rien, centré sur lui-même malgré sa séduction des femmes qui l’attirent, tourné vers le profit pour lui-même de tout ce qu’il entreprend – David est un imposteur. La fin sera inattendue, immorale, elle justifiera le titre du roman.

Archibald Joseph Cronin, L’arbre de Judas (The Judas Tree), 1962, Livre de poche 1969, 445 pages, occasion rare €15,00 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

Cronin déjà chroniqué sur ce blog

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Sarah Dars, La morte du Bombay-Express

Ce livre est au croisement d’une fan de romans policiers et d’une spécialiste des langues orientales qui a beaucoup voyagé en Mongolie et en Inde entre autres. Sarah Dars, française, écrit sur la mentalité et les mœurs indienne comme si elle y était née. C’est ce qui fait son charme et ravira ceux qui sont allés en Inde du sud et connaissent ses paysages et ses habitants.

Bien sûr, son brahmane médecin détective amateur, expert en art complet du Kerala, art martial et art médical en même temps – le Kalarippayatt qui apprend à tuer et à soigner – est un peu « trop », comme disent encore les ados, trop parfait, séduisant, souple, invincible, intuitif. Mais c’est un plaisir de lire ses déductions et de suivre ses aventures. Une sorte de Sherlock Holmes en plus convivial, bien que végétarien et abstinent de tout alcool. A l’anglaise, il ne se promène jamais sans parapluie, moins contre la pluie ou le soleil que comme bâton de combat.

Doc – il ne porte que ce surnom – est flanqué d’un compère médecin à la Watson, le fidèle Arjun. Habitant Madras, ils prennent le train pour Bombay, Mumbai comme on dit aujourd’hui par nationalisme hindou anti-anglais – bien que le nom de Mumbai vienne du portugais… Le Bombay-Express se traîne sur les plaines assommées de chaleur et se tortille sur les pentes des ghats qui traversent la péninsule indienne entre deux océans. C’est lors d’une nuit à bord que, dans le compartiment des premières, une femme en sari synthétique meurt d’un incendie, la porte verrouillée.

Qui l’a fait ? S’est-elle suicidée par le feu comme les veuves traditionnelles qui suivent leur mari dans la mort ? Mais le sien de mari, le jeune producteur de Bollywood Bijal, fils de la célèbre star Tâmrâ, tous deux dans le même train, est bien vivant. Il est fusionnel avec maman et dédaigne sa jeune Priyânka, fille d’un magnat de l’industrie probablement épousée pour sa dot – que son père a finement cantonnée pour éviter que le mari ne mette la main dessus. Alors, est-ce un meurtre ? Mais quid de la porte verrouillée ? Et que vient faire le trop beau secrétaire de Bijal dans cette affaire, lui qui a tiré le signal d’alarme mais est retourné dans son compartiment immédiatement après ?

A Bombay, aux 18 millions d’habitants sous la mousson, l’enquête policière piétine et Doc joue les intermédiaires entre la famille du mari, dont il soigne la star éprouvée par ces événements, la famille de la morte, qui soupçonne fortement l’époux bollywoodien Bijal, et la police, dont l’inspectrice névrosée irascible ne sait comment avancer. Il en profite pour établir un régime pour Kaustubh son beau-frère, dont l’épouse Kamalâ cuisine trop bien pour son tour de taille. En se promenant, il est pris à partie par un malfrat à qui il fait son affaire – sans le tuer. Raghunâth le jeune secrétaire bengali disparaît, il se sent menacé, Doc le recherche. Est-il coupable de quelque chose ?

Doc le brahmane expert en arts du Kerala, se veut un homme complet, un sage qui déverse sa bienveillance sur ses semblables trop accrochés par leurs émotions. « Il devait être en plus ferré sur la philosophie, la morale, la stratégie, et capable, par conséquent, de participer à des joutes verbales comme à toutes sortes d’affrontements purement doctrinaux » p.200. Mais si cette mort n’était au fond qu’une sinistre plaisanterie ? Un rire du destin ? Un karma qui se gondole ?

Sarah Dars, La morte du Bombay-Express – Une enquête du brahmane Doc, 2002, Picquier poche 2013, 245 pages, €7,10 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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La crise de Coline Serreau

Le film a trente ans mais la société française qu’il décrit n’a guère changé. Il s’agit toujours de rester égoïste, d’avoir peur de la mort, de consommer à outrance des médicaments comme des doudous, de mal bouffer sans y penser, de baiser en adultère, ne supportant pas les contraintes et les compromis, de recomposer les familles au détriment des enfants, de se dire antiraciste tout en étant raciste, de se poser comme « socialiste » tout en habitant Neuilly et en se foutant comme de son premier slip des électeurs…

La satire comédie commence avec Victor (Vincent Lindon), conseiller juridique de trente ans, qui se réveille un matin sans sa femme : elle est partie – et les enfants n’ont plus de lait ! Une fois au boulot, il veut s’ouvrir de ses malheurs à son assistante, mais celle-ci lui annonce qu’il est licencié, malgré sa récente performance sur un dossier qui a rapporté des millions. Lorsqu’il veut embaucher ladite assistante, avec qui il a l’habitude de travailler, elle lui annonce qu’elle le quitte, elle a trouvé un nouveau boulot. Jusqu’à sa propre mère (Maria Pacôme) qui annonce son divorce, à 50 ans, pour partir avec un quarantenaire marié et baiser enfin comme elle veut ! Un reste des années post-68…

C’en est trop. Tout à la fois. Tout d’un coup. Comme ce violon qui part en morceaux entre les mains de la virtuose qui a un concert dans deux jours, et que Vincent va voir, en désespoir de cause, pour que quelqu’un l’écoute. Mais personne n’écoute plus personne dans les années Mitterrand, chacun se renferme sur son égo et dans ses petits problèmes. L’épouse du médecin homéopathe ne comprend pas son mari qui perd du temps avec ses malades au lieu de gagner de l’argent pour payer le loyer, les mensualités de la maison et les traites de la résidence secondaire – alors que lui ne veut pas prescrire des pilules et plutôt préserver la santé de ses patients. Les médecins traditionnels chinois font de la prévention de santé plutôt que les « soigner » une fois qu’ils sont malades.

Certains font avec les égoïsmes, comme cette famille décomposée aux sept ou huit enfants de pères et de mères appariés différemment selon les années, et qui partent tous ensemble aux vacances de ski. Il y avait encore de la neige sous Mitterrand, c’était le paradis socialiste. L’invitation chez un député PS de Neuilly (Didier Flamand), par la sœur de Vincent (Zabou Breitman) qui dirige une agence de marketing, est un morceau d’anthologie. Les enfants adolescents du couple de bobos (Max Mc Carthy et Pénélope Schellenberg) sont résolument végan écolos et foutent à la poubelle tout le dîner des parents qu’ils récusent : foie gras, côte de bœuf, gâteau et alcools. Michou, laissé à la grille, va tout récupérer à la poubelle et s’en régale jusqu’à être malade. Ce sont de sales mômes intolérants mais que personne n’écoute, et qui se radicalisent – comme aujourd’hui une fois devenus adultes. Autre reste post-68…

Vincent ne sait plus sur quel sein de dévouer, entre sa femme qu’il aime encore, surtout son épaule lisse, sa sœur avec qui il dort dans le même lit, torse nu, « comme avant » (à 13 ans) – reste des mœurs post-68… Mais aussi les épouses de ses amis qui ne songent qu’à divorcer, en warriors féministes volontiers « hystériques » – faute d’être écoutées. Vincent racole alors son inverse absolu, Michou (Patrick Timsit), un sans-domicile de Saint-Denis qui le colle pour attraper une bière. Élevé par son frère, il est sans boulot faute de domicile à donner et a dû quitter le deux-pièces parce que l’épouse est atteinte d’un cancer en phase terminale. Mais Vincent ne veut pas entendre, il accuse Michou de se victimiser par misérabilisme – tous ces mots introduits par le socialisme pour engluer la politique de lourde démagogie.

Ce qui entraîne une autre scène mémorable où Michou, face au député socialiste, se dit ouvertement raciste : « Ben oui, les Arabes, ils prennent tout, nous on n’a rien… » Facile de n’être pas raciste quand on habite une belle maison bourgeoise protégée à Neuilly, beaucoup moins quand on côtoie tous les jours les immigrés et leurs mœurs dans les petits appartements des barres de Saint-Denis. Voter Front national (pas de Rassemblement, à l’époque) ? « Moi, j’vote pas, mais si je votais, oui. » Tout est dit de l’écart entre les élites et le populo ; tout est prédit du virage Mélenchon qui délaisse le populo bien de chez nous pour aller draguer les immigrés à droit de vote dans les banlieues ex-rouges. Rien n’a changé, toujours les « damnés de la terre » et le « Tiers monde » post-68…

Vincent, à force de se prendre des tôles par les uns et les autres, et d’avoir enfin le temps d’y penser parce qu’il n’est plus vraiment pris par son boulot, va finir par comprendre. Qu’il est individualiste obnubilé par son ego, un ado attardé qui ne pense qu’à lui, un macho sans y penser qui attend tout des bonnes femmes, mal habitué par sa mère.

Il va s’ouvrir à la musique lors du concert de la violoniste à l’instrument réparé, il va comprendre pourquoi ce désastre l’obsédait. Il va s’ouvrir aux malheurs de Michou et l’accepter comme assistant, malgré ses bourdes de lourdaud. Il va aller voir son frère et l’épouse cancéreuse, laquelle va lui livrer à l’oreille un secret pour que les femmes soient toujours amoureuses de lui (qu’on ne saura pas). Il va voir qu’il s’agit d’une Arabe – « mais non, Djamila n’est pas arabe, c’est Djamila… », tout comme les copains du quartier, l’escalier B et C de l’immeuble – en fait tous ceux qu’on connaît qui ne sont pas des « Arabes » mais des connaissances ou des amis. Il va faire amende honorable auprès de sa belle-mère, prendre (enfin) des nouvelles de ses enfants en vacances chez elle, en donnant des nouvelles des sandwiches laissés sur la table de cuisine lors du départ en retard – comme toujours. Il va retrouver sa femme, au fond partie pas loin et pas avec quelqu’un, mais pour « réfléchir ».

Il va revivre, dessillé, enfin adulte. Enfin, on l’espère, parce que trente ans ont passé et la société n’a guère changé. Les trentenaires ont la soixantaine, les enfants recomposés ont la trentaine et les liens les plus forts pour s’intéresser aux autres passent aujourd’hui majoritairement par les réseaux sociaux : bien à distance, assis confortablement à son bureau, avec toute l’abstraction de la Morale pour les autres.

Une bonne comédie de mœurs qui a du mal à démarrer, dans un tourbillon de bons mots qui saoule un peu, avant de prendre son rythme de croisière avec des morceaux qui restent d’anthologie.

César 1993 du meilleur scénario original ou adaptation. DVD heureusement réédité en nouvelle restauration pour ses 30 ans.

DVD La crise, Coline Serreau, 1992, avec Vincent Lindon, Patrick Timsit, Zabou, Maria Pacôme, Yves Robert, Tamasa diffusion 2023, 1h32, €21,01 nouvelle restauration 4K, Blu-ray €22,77, ancienne édition 2015 €27,90

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La mort de Staline d’Armando Iannucci

La BD au dessin un peu pâles de Thierry Robin et Fabien Nury adaptée au cinéma avec l’humour anglais : quel régal ! En ces temps de satrapie mafieuse au Kremlin, réviser l’époque du « petit père des peuples » est instructif. Le tyran est aigri, malade, paranoïaque, tout le monde plie devant lui ; tout désagrément se paie par une exécution immédiate ou un stage de torture dans les caves de la Loubianka, avant une déportation mortelle au goulag. Tout est bon pour garder le pouvoir, les honneurs, les datchas – les petites filles pour Béria.

Car le grand Staline a ses âmes damnées, qu’il entretient en concurrence comme Poutine le fait parmi les siens. Béria (Simon Russell Beale) et Khrouchtchev (Steve Buscemi) sont sans conteste les moins bêtes, les moins veules devant Staline. Il aime ça, le tyran, il aime s’entourer – mais pas de trop près. Ses bons plaisirs sont des ordres, des oukases comme au temps des tsars, mais avec sanction mortelle immédiate s’ils ne sont pas assouvis. Ainsi Staline écoutant à Radio Moscou le concerto n°23 de Mozart exige que le directeur de la salle le rappelle « dans exactement 17 mn ». Sauf que l’imbécile sidéré qu’il a eu au bout du fil n’a pas noté l’heure. Quand il le rappelle, tout tremblant et en retard, Staline très sec exige qu’il lui envoie un enregistrement du concert qui vient d’avoir lieu – et illico ! Sauf que l’imbécile n’a rien fait enregistrer et qu’il doit improviser… à la Staline, autrement dit obliger les spectateurs à rester pour éviter l’écho et l’orchestre à recommencer. Quand les notes sont enfin gravées sur un disque 33 tours, les gardes s’en emparent – et notent l’inadmissible délai – tandis que la pianiste (Olga Kurylenko), dont toute la famille a été exécutée par caprice de Staline, glisse un mot dans la pochette.

Ce mot dit qu’elle prie pour que le tyran disparaisse enfin de la surface de la terre et Staline (Adrian Mcloughlin), qui le lit tout seul dans son grand bureau, en rigole avant d’être saisi d’une crise cardiaque qui le laisse hémiplégique : quelqu’un a osé ! Il n’avait plus l’habitude. Il tombe mais personne ne bouge : sans ordre, surtout ne rien faire ! Ne pas attirer l’attention, faire profil bas, ne rien voir ni savoir. Quand la gouvernante apporte le petit déjeuner le lendemain matin, Staline est au plus mal. Il faut appeler un médecin mais Béria n’est pas pressé, il veut être calife à la place du calife et s’empresse d’être le premier sur place pour s’emparer de la clé qui ne quitte jamais la poche de Staline, laquelle ouvre un tiroir dans lequel est une autre clé, celle d’un coffre qui recèle des dossiers. Il fait disparaître le sien avant que les autres membres du Comité central ne fassent irruption à la datcha, certains en pyjamas. Les prolos promus n’ont aucun sens de la dignité.

Les trémolos de deuil sont un jeu d’hypocrites, chacun est bien content de se voir débarrassés du satrape qui les terrorisait. Seul Béria garde la tête sur les épaules, petit et gros, libidineux avec les très (très) jeunes filles, 7 ans, 14 ans, dira-t-on à la fin du film. C’est le malléable Malenkov (Jeffrey Tambor) qui, en vertu des articles du protocole décidé par Staline, prend la présidence du Comité central par intérim, le temps qu’un nouveau Secrétaire général soit désigné. La réunion informelle entre membres aboutit avec un retard dommageable à la décision « collective » de faire appel à un médecin. Sauf que tous les médecins compétents de Moscou ont été envoyés au goulag, sur ordre de Staline qui croyait au complot des blouses blanches (en général juives). Sont donc racolés en catastrophe les retraités et les très jeunes médecins, dénoncés par une virago qui a déjà établi la liste des déportés. Ils concluent, laborieusement et « collectivement » que le grand camarade Staline a fait l’objet d’une attaque cérébrale qui l’a paralysé du côté droit. S’il va s’en sortir ? Euh… ils n’ont pas décidé.

Surviennent la fille et le fils de Staline, la première, Svetlana (Andrea Riseborough) qui n’a aucun rôle politique et craint désormais pour sa vie ; le second, Vassili (Rupert Friend), lieutenant-général par faveur, ivrogne, hystérique et incompétent, qui exigera de faire un discours – heureusement couvert par le sifflement des avions à réaction. Le Comité ne sait pas encore quoi faire de cette famille (l’épouse de Staline et mère des deux enfants s’est suicidée…), ce qui donne l’occasion de quelques scènes cocasses. Staline revit mais ne pousse que quelques borborygmes inarticulés en pointant un doigt, désignant peut-être Khrouchtchev. Puis il meurt définitivement, non sans avoir donné des sœurs froides à tous, dont Béria qui s’est empressé de le féliciter d’être ressuscité après l’avoir traité de gros con quand il le croyait passé.

Béria intrigue pour prendre les rênes du pouvoir en faisant boucler Moscou par sa police politique (en allemand Gestapo), tandis que Khrouchtchev convainc Malenkov de donner le contre-ordre de libérer les trains pour laisser venir à lui tous les petits enfants du Père des peuples de l’Union soviétique – ce qui engendre mille cinq cents morts car la milice aux ordres tire avant d’être débordée. Béria est mis en échec d’autant que le général Joukov (Jason Isaacs), vainqueur de Stalingrad et couvert de médailles et breloques soviétiques, a une dent contre ces faux soldats qui sont la SA de Béria. Il intrigue avec Monsieur K pour faire intervenir l’armée et liquider le MGB qui résiste. Béria veut faire un geste libéral en annulant les arrestations et ordres d’exécution des derniers jours et en amnistiant certains prisonniers – signe du bon plaisir sans aucun droit, mais c’est trop tard ; ce sera porté au crédit de son successeur à la tête du Comité central : Khrouchtchev. Béria « le gros cochon », selon Joukov, est pris par les soldats, emmené dans la cour, jugé express, condamné par un oukase du Comité central signé Malenkov, et exécuté d’une balle dans la tête, son corps brûlé devant le bâtiment comme celui du Führer.

Le film est une satire politique efficace. Il use du rire pour dénoncer la tyrannie stalinienne comme Charlie Chaplin le fit avec Le dictateur pour la tyrannie hitlérienne. La bouffonnerie révèle plus que le plat récit des événements car elle met en scène les affects des personnages : tous terrorisés, tous sidérés devant le tyran vivant – comme devant sa disparition. Tous se débattent avec des ascenseurs en panne, des chasses d’eau qui mettent une heure à se remplir, des voitures réquisitionnées parfois jusqu’en France (les Citroën noires de la Milice). Tous cherchent un nouveau cadre, un nouveau chef, une nouvelle routine. Avec « le peuple » en prétexte. Il a bon dos, le peuple. Venu en masse encenser le cadavre de Staline, pleurer le tyran dont ils avaient l’habitude ou pleurer la fin enfin de celui qui les opprimait…

Drôle, machiavélique, shakespearien, assez proche de la réalité historique malgré quelques licences de dates – une bonne approche du Kremlin, de l’antique Ivan le Terrible au récent Vlad l’empafeur.

Le film est interdit de diffusion sur le territoire de la Russie de Poutine dès janvier 2018, signe de son pouvoir révélateur. La tyrannie reconstituée par Poutine et ses mafias a peur du rire, qui moque le faux sérieux des tyrans pour faire éclater leur carton-pâte – « le placage du mécanique sur du vivant » diagnostiquait Bergson. Fanatiques et inquisiteurs s’abstenir !

DVD La mort de Staline (The Death of Stalin), Armando Iannucci, 2017, avec Steve Buscemi, Simon Russell Beale, Paddy Considine, Rupert Friend, Jason Isaacs, Gaumont 2018, 1h43, €9,99 Blu-ray €14,99

BD La mort de Staline (intégrale), Thierry Robin et Fabien Nury, Dargaud 2017, 144 pages, €25,50

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L’enterré vivant de Roger Corman

Curieuse histoire que celle contée par Edgar Allan Poe et reprise au cinéma par Roger Corman. Une obsession : celle de la mort, mais la pire qui soit, par étouffement lent, dans son propre cercueil, alors que tout le monde vous a cru disparu et vous a enterré. La science du XIXe appelle cela la catalepsie, une vie inerte par hystérie ou hypnose qui a toutes les apparences de la mort.

C’est cela qui a traumatisé Guy Carrell (Ray Milland) lorsqu’il avait 13 ans. Son père mort et enterré dans la crypte familiale sous le manoir, dont il a entendu – ou cru entendre – la voix qui appelait désespérément dans la nuit. Devenu docteur en médecine, une exhumation a ravivé ce traumatisme. Le mort avait griffé le couvercle du cercueil et présentait un visage épouvanté, comme ayant lutté de longues heures avant de périr étouffé.

C’est pourquoi Guy ne veut pas se marier et qu’il repousse les avances de la trop belle rousse qui s’insinue auprès de lui, lascive, comme une démone biblique (Hazel Court). Puis il cède, voulant balayer ses obsessions. Mais elles reviennent, inexplicablement, par la musique jouée par sa chère et tendre qui est celle que sifflait le fossoyeur qui a exhumé l’enterré vivant ; par ce sifflement qu’il entend parfois dans le cimetière brumeux proche du manoir. Sa femme dit ne rien entendre, ne rien voir – lui si. Elle se dit inquiète et se répand auprès d’un docteur ami, le jeune et séduisant Miles (Richard Ney) ; elle l’implore de faire quelque chose. Mais la psychiatrie est encore en ses balbutiements et la médecine ne peut rien, sauf à distraire l’imagination. Or Guy Carrel s’enterre par lui-même dans ses obsessions, dans son manoir qu’il ne veut pas quitter, dans la crypte où sont enterrés ses ancêtres. A force d’être pris par la mort, il devient mort-vivant. Psychotique ? Ou coup monté ?

Car sa femme ambitieuse, sa sœur mortifère et les médecins férus de science s’ingénient à tenter de le sortir de l’ornière, tout en l’y enfonçant. C’est le cas lorsque Guy semble se remettre à la vie et détruit le mausolée qu’il s’était fait construire pour conjurer sa hantise. Son cercueil pouvait s’ouvrir d’une simple mouvement de son index, la porte du caveau être actionnée de l’intérieur, une échelle de corde donnant accès au toit était prévue au cas où, une sortie secrète, des provisions et même – acte ultime, du poison. Mais Guy a trop complaisamment exhibé tous ces gadgets devant sa femme et le docteur, son probable futur amant ; ils l’ont convaincu qu’il fallait détruire tout cela pour enfin revivre. Il a tout fait sauter avec la dynamite du derniers recours.

Mais cela l’obsède et l’épouse comme les docteurs s’ingénient à cette obsession. En parler, c’est la faire renaître à chaque instant, raviver le traumatisme. C’est son chien, assommé par la foudre, qu’il croit mort selon sa sœur et veut enterrer – juste avant qu’il ne se réveille ; un chaton miaulant derrière la cloison, placé là sans doute par sa tendre épouse, qu’il entend pleurer comme la voix de son père jadis et qui serait mort de faim comme lui. Le docteur l’a dit, il lui suffit d’un choc pour qu’il entre à son tour en catalepsie, autosuggestion somatisée. Lorsque tous arrivent à le convaincre d’ouvrir la crypte où son père est enseveli pour voir s’il présente les symptômes d’un enterré vivant qui se serait débattu, la clé a disparu. On apprendra vite que c’est la belle Emily qui la cache entre ses seins. Le squelette qui lui tombe dessus en est trop pour Guy et il entre aussitôt en ce que son esprit troublé a toujours redouté : en catalepsie.

Alors on l’enterre, dans un cercueil mais pas dans la crypte, selon ses vœux dans le cimetière. Ce sont les deux fossoyeurs payés par les docteurs qui vont le déterrer pour servir à leurs études en laboratoire. Réveillé vivant, il en profite pour trucider les ouvriers et pour se venger de tous. Sa trop belle femme, rousse perfide comme il est dit dans la Bible, sera enterrée vivante selon le sort qu’elle lui a réservé ; le docteur qui voulait le disséquer sera électrocuté par la pile qui servait à ses expériences sur les nerfs.

Mais prendre la vie est apanage de Dieu, pas des hommes ; s’ils le font, ils doivent être punis. Même si, lors de la cérémonie du mariage à l’église, un coup de tonnerre est venu opportunément contester au moment où le pasteur prononce la formule rituelle (en mariage anglo-saxon) « si quelqu’un s’oppose à ce mariage qu’il se lève et le dise, ou bien qu’il se taise à jamais ». Guy tue sa belle avide de quelques pelletées de terre mais meurt aussitôt d’un coup de feu tiré par une érinye – qui savait tout mais n’a rien dit, faute de preuves, dit-elle.

L’obsession de mourir à trop petit feu dans son propre cercueil par la conjuration de la famille, des curés et des faux amis a beaux jours devant elle et l’atmosphère pesante, gothique, ténébreuse du film renoue avec les angoisses celtiques omniprésentes par-dessus la Bible dans l’univers anglo-saxon.

DVD L’enterré vivant (The Premature Burial), Roger Corman, 1962, avec Ray Milland, Hazel Court, Richard Ney, Alan Napier, Sidonis Calysta 2010, 1h21, €11,90 blu-ray €39,98

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Docteur ? de Tristan Séguéla

Une comédie bien française dans la lignée des Bronzés mais avec un Michel Blanc fatigué, voire déprimé. Il joue le médecin, rôle qu’il affectionne, mais revenu de tout depuis la mort de son fils adulte lors d’une avalanche six ans plus tôt. Il boit, il n’est pas aimable avec les patients, frôle parfois la faute professionnelle. L’Ordre, qu’on connait pourtant comme bien laxiste dans d’autres circonstances, est prêt à le radier. Il tente de se racheter en assurant la permanence de nuit le 24 décembre, alors que ses collègues sont partis en famille manger la dinde aux airelles et caresser les gosses.

Ce n’est pas rien d’être médecin d’urgence dans un Paris fermé. Les bobos sont les pires, qui appellent en pleine nuit pour pas grand-chose, comme renouveler une ordonnance, exiger un certificat médical pour se faire porter pâle, ou parce qu’ils ne peuvent pas chier ! Cette satire de la société est bienvenue car on l’ignore trop souvent, raison pour laquelle les médecins généralistes ont renoncé depuis des années à effectuer des visites à domicile. Ces enfants gâtés bourgeois peuvent se plaindre, ils l’ont bien mérité.

Mais Manou Mani (Michel Blanc), nom loufoque un brin levantin du bon docteur, reçoit un appel de Rose (Solène Rigot), l’ex-copine de son fils, entre deux communications de Suzy au standard des « Médecins de Paris ». Il trouve une fille déprimée qui demande des médocs pour dormir… puis en prend trop pour être sûre, et fait une overdose. L’uber livreur de choucroute Malek, autoentrepreneur en Vélib (Hakim Jemili), rencontre le docteur qui cherche le code ; il doit justement livrer une commande chez la fille.

Commence alors un duo qui durera jusqu’à la fin entre le docteur neurasthénique à expérience médicale sans frontières et le jeune beur qui n’a même pas son bac et qui tente de s’en sortir à force de petits boulots et en allant au-devant des gens. Lui n’est pas revenu du genre humain et son empathie sauve des vies : ainsi doute-t-il du diagnostic d’intoxication alimentaire de toute une famille – et même le chien. C’est une intoxication au monoxyde de carbone.

Il faut dire que le médecin stressé au téléphone avec son standard qui enchaine les appels percute le Vélib du livreur qui déboule sans regarder tous feux éteints. Que le choc lui écrase les reins, ce qui le handicape pour marcher. Que la piqûre qu’il tente de se faire tout seul est relayée par le geste de Malek qui a appris à les faire lors d’un brevet de secourisme. Mais que le résultat est de lui bloquer un nerf. Les deux sont alors liés, le docteur pour aller jusqu’au bout de la nuit sous peine d’être radié, le livreur menacé d’être dénoncé pour non-assistance à personne en danger. En bref, la tête commande aux jambes et devient Malek le « docteur » que Manou immobile conseille par oreillette.

Ce qui engendre sa cascade de situations inattendues et cocasses, mais parfois sympathiques. Un vieux (Jacques Boudet) joue les cadavres, ce qui effraie Malek, un geek (Franck Gastambide) l’accuse d’avoir bouffé la langouste qui manquerait à la commande livrée, Malek se venge une fois docteur en lui faisant peur sur son haleine parce qu’il ne le reconnait pas (comme quoi le titre fait plus que le visage pour les cons), un chirurgien (Nicolas Vaude) surveille les actes médicaux de Malek sur son gamin pas si malade que ça, une femme qui a des maux de ventre (Fadily Camara) est enceinte sans vouloir le savoir et accouche sur place.

La comédie est sans prétentions, Michel Blanc est bien amorti, mais Hakim Jemili sauve la mise et le spectateur passe un bon moment. Pour les déprimés de Noël.

DVD Docteur ?, Tristan Séguéla, 2020, avec Michel Blanc, Hakim Jemili, Solène Rigot, Chantal Lauby, Franck Gastambide, ‎ Apollo Films 2020, 1h26, €4.89

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Notre imagination nous mène dit Montaigne

Parfois Montaigne est clair et parfois filandreux. En ce chapitre XXI du premier livre de ses Essais, son propos est clair mais sa forme absconse, surtout la fin qui se perd sur la véracité du témoignage.

Citant « les clercs » : « Une imagination forte produit l’événement », assure-t-il. Et de prendre pour exemple Gallus Vibius qui voulut pénétrer la folie et en devint fou, ou Simon Thomas, médecin de son temps, qui lui dit « que, fichant ses yeux sur la fraîcheur de mon visage et sa pensée sur cette allégresse et vigueur qui regorgeait de mon adolescence, et remplissant tous ses sens de cet état florissant en quoi j’étais, son état s’en pourrait amender ». Mais c’est là empathie plus qu’imagination, à moins que ce ne soit désir d’ordre amoureux. Nous compatissons et nous sentons comme l’autre. Les effets de l’imagination sont plutôt l’admiration qui élève celui qui admire alors que le dénigrement des autres le rabaisse.

La croyance permet des miracles. En bien comme en mal. Ainsi « la jeunesse bouillante s’échauffe si avant en son harnois, tout endormie, qu’elle assouvit en songe ses amoureux désirs » – en bref, citant Lucrèce « Au point que, dans l’illusion d’accomplir l’acte sexuel, ils répandent à large flot le liquide séminal et souillent leurs vêtements ». Là, l’imagination agit sur le physique. La chose est mieux dite en latin, ce qui fait sérieux face aux gens d’Eglise, tous fort prudes en catholicisme. Les stigmates qui s’ouvrent sur le corps des saints confits en dévotion à Jésus-Christ sont la face lumineuse ; le viol à la suite du visionnage assidu de pornographie la face sombre. C’est toujours l’illusion qui agit et confondre ce qu’on croit avec la réalité n’est pas toujours bienvenu. « Il est vraisemblable que le principal crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires, viennent de la puissance de l’imagination », dit notre sceptique qui préfère au fond la raison à la croyance.

C’est l’effet placebo de guérir par des simagrées et Raoult aurait été plus efficace à vanter son hydroxychloroquine s’il avait porté sur la tête un cône de sorcier plutôt qu’endosser la blouse du professeur et de parer sa potion de vertus scientifiques imaginaires. Montaigne cite un comte, sien ami, qui craignait ne pouvoir bander le jour de son mariage à cause d’un ensorcellement. Qu’à cela ne tienne ! Notre philosophe s’improvise médecin de l’imagination et sort de ses « coffres certaine petite pièce d’or plate où étaient gravées quelques figures célestes ». Il la confie au comte par un subterfuge, la noce étant très surveillée, lui donnant des consignes comme la porter à même les rognons et de garder tout cela secret. « Ces singeries sont le principal de l’effet », assure un Montaigne allègre et drôle qui n’y croit pas une seconde mais en mesure l’effet sur l’ami ainsi rebandé. Et de donner quelques conseils d’homme mûr expérimenté (40 ans) à tout nouveau marié : ne point se presser ni s’opiniâtrer car la crainte de ne pas être à la hauteur fait souvent défaillir.

Il écrit ainsi tout un paragraphe sur le membre viril, indocile à la volonté s’il en est, « refusant avec tant de fierté et d’obstinations nos sollicitations et mentales et manuelles ». Il en est de même pour l’intestin, qui pète à tout va, la langue qui salive hors de propos ou le cœur qui s’emballe par imagination. Ce que nous croyons ferme serait-il plus important à notre corps que ce que nous pensons bien ? « Pourquoi pratiquent les médecins d’avance la croyance de leur patient avec tant de fausses promesses de sa guérison, si ce n’est afin que l’effet de l’imagination supplée à l’imposture de leur potion ? » Nous pourrions dire la même chose des politiciens démocratiques dont les « promesses n’engagent que ceux qui les croient », selon le mot attribué à Chirac, lui-même affublé du sobriquet de « Super menteur ». Trump, ardent dealer, était passé maître dans ces fausses vérités qu’il baptisait de « vérités alternatives », pas moins vraies dans l’imaginaire que les vérités de la réalité.

Gageons que les prochains mois illustreront Montaigne et que l’imagination va devoir s’affoler des promesses des uns et des autres candidats ! A moins que le scepticisme n’ait gagné la politique avec l’indifférence, ce que je ne crois en rien, mais qui pourrait expliquer « la radicalité » prêtée à ce début de campagne. Pour attirer l’attention, rien de mieux que le coup de pied dans la porte des premières leçons faites aux apprentis vendeurs. Enjolivez, il en restera toujours quelque chose.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00  

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Mary Higgings Clark, La clinique du docteur H

La romancière adore utiliser l’angoisse de son milieu et de son temps en situant ses personnages et ses intrigues dans le réel social. Ce pourquoi elle est lue par son public : les femmes mûres de la classe moyenne aisée. Mais elle donne à l’étranger une vision de l’Amérique précieuse, de ses valeurs collectives, de son idéalisme naïf, de ses intérêts avides. C’est pourquoi j’aime ses romans policiers, même anciens, car ils racontent les Etats-Unis avant de raconter l’humain.

Dans celui-ci, nous sommes dans une banlieue chic de New York et une clinique par-dessus tout attire la clientèle : celle qui promet aux femmes en mal d’enfant d’avoir une grossesse et d’accoucher. Le docteur Edgar Highley est un spécialiste. Froid comme un petit glaçon, il est expert adulte en gynécologie et obstétrique. De nombreuses femmes qui ne pouvaient avoir d’enfant en ont eu un grâce à lui – pour leur bonheur. La clinique pratique aussi les avortements, même si le docteur les réprouve.

Katie DeMaio est procureur adjoint de son comté. Récemment devenue veuve par le décès par cancer de son juge de mari, elle est sujette à des saignements en-dehors des règles et doit se faire soigner. Malencontreusement, elle dérape sur le verglas après avoir gagné un procès et se retrouve à la clinique du docteur H. Bien que seulement contusionnée, elle est gardée pour la nuit et, par le store relevé de sa chambre, aperçoit en fin de soirée une personne transportant un gros paquet vers un coffre d’automobile. Un coup de vent soulève la couverture : c’est un visage. Un cadavre sur le parking ? Katie croit avoir rêvé mais…

Lorsqu’elle est appelée par la police pour un décès le lendemain, elle reconnait le visage de la morte : le même que celui du parking. Elle est dès lors persuadée que le suicide a été mis en scène et qu’il s’agit bien d’un meurtre.

L’intérêt du livre est que le lecteur sait tout de suite qui est le coupable ; ce qui fait le sel de l’intrigue est donc non pas l’assassin mais la façon dont il peut s’en tirer ou non. Précis, méticuleux, scientifique, le meurtrier agit non par lucre mais pour la recherche. Sauf qu’il transgresse la loi et que ce qu’il expérimente est illégal. Cela doit donc rester secret – et les meurtres s’enchaînent. Car il y a toujours quelqu’un de plus qui a vu, entendu ou qui sait : une patiente, une employée de l’accueil, un ancien médecin… Jusqu’à Katie qui a parlé de sa vision du parking et qui doit subir un curetage dans la clinique du docteur H. pour arrêter ses saignements.

Katie que courtise Richard, le médecin légiste, qui voudrait bien la remarier et faire une ribambelle de petits avec elle, sur l’exemple de la sœur Molly qui a six enfants (comme la romancière). Car tout tourne autour des enfants et du désir d’enfant dans ce roman orienté femmes américaine dans la trentaine en ce début de décennie 1980. Celles qui désespèrent d’en avoir et celles qui en ont, celles qui croient au miracle avec le docteur H. et celles qui se méfient et l’attaquent même en justice.

Peut-on se prendre pour Dieu ? Jouer à l’apprenti sorcier ? Penser que l’on est tout-puissant face à la loi et aux hommes ?

Chapitre après chapitre, l’intrigue se noue et se complique avant un final haletant où Katie joue tout simplement sa vie.

Mary Higgings Clark, La clinique du docteur H (The Cradle will Fall), 1980, Livre de poche 1982, 311 pages, €8.20 e-book Kindle €7.49

Les romans policiers de Mary Higgings Clark déjà chroniqués sur ce blog

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Arrête-moi si tu peux de Steven Spielberg

Un excellent film tiré d’une histoire vraie qui n’a pu se passer qu’aux Etats-Unis et dans les années soixante d’insouciance et de prospérité. Frank Abagnale Jr (Leonardo DiCaprio) a 15 ans lorsque son père (Christopher Walken), propriétaire de magasin, est poursuivi par le fisc. C’est un beau-parleur, ancien soldat décoré de la Seconde guerre mondiale mais qui aime à se raconter des histoires. Ainsi a-t-il rencontré sa femme – française (Nathalie Baye) – à Montrichard et l’a ramenée aux Etats-Unis après l’avoir ravie à « plus de deux cents hommes qui la regardaient danser » selon la scie familiale que chacun connait par coeur. Le fils, lui, est shooté aux bandes dessinées de Flash, super-héros vibreur de molécules devenu Speedster, avide de vitesse. En bon Américain, le héros doit réussir, et vite.

Lorsque la famille, ruinée, doit déménager de la grande villa dans un petit appartement, et vendre la Cadillac pour une auto nettement plus modeste, Frank junior, miroir narcissique de son père, décide de prendre son destin en main. Dans sa nouvelle école où il entre en seconde, un élève le bouscule. Il ne fait ni une ni deux, il se transforme en remplaçant du cours de français (d’espagnol dans la VF) ; il parle bien le français puisque sa mère est française… La situation ubuesque dure quelque temps puisque les élèves ont des devoirs et que des parents d’élèves ont des entretiens avec lui. Lorsqu’il est démasqué, son père rit mais sa mère, qui en a assez des fabulateurs comme son mari et désormais son fils, se laisse séduire par un riche ami de la famille et divorce.

Franck junior décide donc de voler de ses propres ailes – au sens propre puisqu’il devient copilote. A 15 ans, sans aucun diplôme mais avec un sens de l’observation et de l’à-propos, il discute avec les gens du métier, regarde des films, se documente auprès des hôtesses. Il parvient ainsi à vivre plusieurs mois aux crochets des compagnies aériennes, profuses et florissantes au début des années soixante. En se faisant passer pour journaliste pour le lycée, il obtient une vieille carte de pilote qu’il recopie, puis un pass de la Pam Am ; avec cela, il se fait faire un costume de copilote gratuitement auprès du fournisseur attitré en prétendant avoir perdu le sien. Il peut ainsi voyager sans payer comme « colis » surnuméraire sur les strapontins ou les sièges non occupés dans toutes les compagnies. Il encaisse des chèques « de salaire » en les contrefaisant astucieusement avec le logo Pam Am qu’il récupère sur des maquettes d’avion jouets. Le système bancaire des Etats-Unis est resté archaïque, chaque banque n’honorant ses chèques que dans ses succursales des états ; il suffit alors de modifier un numéro sur la piste magnétique pour encaisser à New York un chèque qui sera honoré à San Francisco – deux semaines de délai pour se rendre compte que c’est un faux.

Franck est riche, jeune, séduisant en uniforme, et baise à tout va les filles qui tombent dans ses bras. Trait d’humour très spielberguien, il va même se faire payer 400 $ pour baiser une hôtesse d’accueil de grand hôtel qui arrondit ses fins de mois avec des passes : après qu’ils se soient entendus sur le prix de la nuit à 1000 $, il lui donne un chèque falsifié de 1400 $ et elle lui rend 400 $ en espèces !  Mais il est peu à peu repéré et l’officier du FBI qui le traque depuis des mois (Tom Hanks) est près de le serrer, atteignant sa chambre d’hôtel où le jeune homme prépare sa sortie après avoir amassé plusieurs millions de dollars. Mais Franck ne se démonte pas, tout comme son père, et se fait passer pour un agent des services secrets du nom de Barry Allen – son super-héros de Flash. L’autre n’y voit que du feu et a « confiance » lorsque Franck lui donne son portefeuille… où il n’y a que des étiquettes de bouteilles déchirées. Ce qui permet à l’adolescent de s’enfuir.

Il change de métier et d’identité. Être médecin est prestigieux, aussi se forge-t-il les diplômes nécessaires et postule en hôpital… où il est engagé sans vérifications pour piloter le pôle des urgences de nuit. Son travail est heureusement consacré au management des équipes et pas aux interventions médicales car il n’y connait rien, même s’il cherche à se documenter. Lorsqu’un cas grave se présente, il prend peur de faire une erreur médicale et décide de changer à nouveau.

Il a fait la connaissance d’une hôtesse d’accueil nunuche qui porte encore un appareil dentaire et dont le père est un brillant et riche avocat. Il se fiance… avoue qu’il n’est rien au père qui le cuisine (Martin Sheen) et passe l’examen du barreau. L’officier du FBI croit qu’il a une fois de plus triché. Or il n’en est rien : « j’ai révisé durant une semaine, je me suis présenté et j’ai été reçu », résumera plus tard le jeune escroc (même s’il n’avait pas les diplômes requis pour se présenter). Mais le FBI est obstiné et une visite au père de Franck permet à l’officier de repérer une adresse à Atlanta sur une lettre envoyée par le fils. Il s’y rend avec son équipe, apprend les fiançailles et envahit la réception. Franck fuit par la fenêtre avec deux valises bourrées de billets tandis qu’il fait promettre à la nunuche qui l’aime de le rejoindre à l’aéroport de Miami. Lorsqu’il s’y rend, il repère le FBI en planque et sait qu’elle l’a trahi. Il monte alors une autre arnaque avec de fausses hôtesses stagiaires qu’il engage au nom de la Pam Am pour prendre un vol pour l’Europe. Il sait tout des avions et du monde aérien civil. De même, lorsqu’il sera arrêté en France et extradé vers les Etats-Unis accompagné par son mentor du FBI, réussira-t-il à s’évader par le trou des chiottes de l’avion en plein atterrissage !

Il sera repris et sa carrière de faussaire s’arrête là, en 1969 – alors qu’il n’a pas encore 19 ans. Mais l’officier du FBI, qui s’est attaché à sa virtuosité et à son savoir-faire, réussit à le faire embaucher dans la section des fraudes aux chèques par le FBI lui-même, réduisant ainsi ses douze ans de prison ! Une belle fin pour un ingénieux jeune homme sans aucun grade mais qui a l’essence du pionnier en lui. Le vrai Abagnale fera cinq ans de prison avant de travailler pour le FBI puis de fonder sa propre société de consultant en fraude bancaire. Il est millionnaire et a eu trois enfants.

La performance d’acteur de Leonardo DiCaprio est remarquable ; il joue le garçon de 15 ans comme le jeune homme de 22 ans alors qu’il en a déjà 29 au tournage. Tom Hanks garde ce même air d’ours bougon et de technicien efficace du système qu’il a dans tous les films. Christopher Walken, en vieux papa fabulateur est un grand second rôle. Nathalie Baye est « la française » de caricature yankee, séduisante, aimant l’amour et le luxe, peu maternelle au fond. Durant ces deux heures et quart, le spectateur ne s’ennuie jamais.

DVD Arrête-moi si tu peux (Catch Me if you Can), Steven Spielberg, 2002, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hanks, Christopher Walken, Nathalie Baye, DreamWorks France 2006, 2h15, €7.00 blu-ray €19.68

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Tristan Bernard, Rires et sourires

Paul – dit Tristan – Bernard a traversé deux siècles, le XIX étant né en 1866, le XX étant mort en 1947. Il avait de l’esprit, c’est ce que l’on retient de lui. Avec sa barbe de dragon, il dirige une usine avant de se passionner pour le vélo et pour écrire. Tristan est le nom d’un cheval. Il voit la vie en drôle, collabo de L’Humanité, le journal de Jaurès, avant de faire les débuts du Canard enchaîné. Je le retiens personnellement pour avoir inventé le jeu des Petits chevaux qui a enchanté mon enfance. Mon grand-père a fabriqué plusieurs de ces plateaux de bois ornés de ronds, où jusqu’à quatre joueurs pouvaient jeter les dés dans leur compartiment et faire avancer leurs pions chevalins pour boucler la piste en « culbutant » le cheval précédent.

Auteur prolifique de romans, pièces de théâtres, mots croisés et autres bons mots, il fut souvent adapté au cinéma, la dernière fois en 2005 par Philipe Collin pour Aux abois. Pour en faire souvenir, Flammarion a dressé en 1963 une anthologie de ses talents, reprise par le Livre de poche dix ans plus tard. Le confinement permet de découvrir de tels vieux livres, souvent plus intéressants que les neufs. Une édition Omnibus plus récente de ses œuvres montre qu’il a été l’inspirateur de la fameuse Simone, le castor de Sartre, qui a repris son titre des Mémoires d’un jeune homme rangé en le féminisant !

Cet auteur dérangeant aimait les mots, comme on le dit d’un auteur spirituel. Il trouve cocasse les situations et joue avec les sens… dans tous les sens. Je préfère aujourd’hui ses contes à ses scénettes théâtrales mais c’est notre époque qui veut cela. Les quiproquos sur le baragouin pseudo-anglais d’un pseudo-interprète venu en remplacement n’est plus de mise avec la généralisation du globish jusque dans les écoles, pas plus que les imbroglios avec les demoiselles du téléphone, désormais remplacées par de la bonne et neutre électronique. Mais Le collectionneur des Contes de Pantruche reste désopilant : jouant sur les distinctions juridiques abstraites, un homme décide de collectionner les enfants. Il a désormais l’enfant adoptif, l’enfant naturel, l’enfant légitimé, l’enfant légitime, l’enfant adultérin, l’enfant incestueux. Mais, lui fait remarquer un comparse, il lui en manque un sixième : l’enfant posthume. Qu’à cela ne tienne, il s’organise !

La Lettre d’une jeune pharmacienne à sa maman, du recueil Sous toutes réserves, prouve aussi l’absurdité du commerce en ce qui concerne la santé. La potarde ne survit que des maux des autres et elle se réjouit de toute grippe contagieuse et infections virulentes. C’est la même chose pour les médecins qui soignent votre obésité qu’en vous abîmant les chevilles, et qui soignent les chevilles que par un autre mal, lui-même engendrant une autre consultation qui…

Le pire se trouve quand même dans les contes pour enfants. Le diable s’y niche dans les détails, tel Le Chat botté du « comte » de Perrault. On se souvient que le fils d’un meunier sans héritage se dit marquis de Carabas et braconne pour livrer du gibier au roi ; il se poste exprès en slip au bord du fleuve quand le roi passe avec sa fille – qui s’éprend de sa prestance – tandis que le monarque l’habille en prince. Le chat chausse alors ses bottes de sept lieues pour enjoindre aux paysans postés sur l’itinéraire royal de vanter les biens alentours du marquis imaginaire. Tout cela, dit l’auteur furieux, en contrevenant aux articles 305 et 307 du Code pénal, sans oublier l’article 405 sur le délit de faux noms et de manœuvres frauduleuses. « Ainsi donc, prendre un faux titre, filouter son prochain, persuader l’existence d’un crédit imaginaire, menacer les gens à main armée, cela s’appelle, pour M. Charles Perrault, avoir de l’industrie et du savoir-faire, et l’on en est brillamment récompensé ! Instruisez-vous, petits enfants ». L’auteur en a eu trois.

Dans Ce que parler veut dire, Tristan Bernard louange le métier de critique littéraire : « Vraiment, on n’est pas juste pour les critiques. Ils exercent un métier effrayant. Il faut que dans notre société polie ils disent des choses désagréables à leur prochain le plus susceptible, à un moment de sa vie où ce prochain est le plus excité, le plus aveuglé. C’est bien simple : un auteur ne supporte plus les réserves. Il lui semble impossible qu’elles viennent d’un esprit impartial ou judicieux. Alors, il prête au critique le plus intègre les plus mesquins partis pris » p.70. Pour exercer en amateur sur le blog ce dur métier qui exige de lire entièrement et sans a priori pour dire mon goût et combien le livre pourrait être amélioré, je reconnais en Tristan Bernard un confrère. Lui qui disait aussi : « Ce que nous aimons dans nos amis, c’est le cas qu’ils font de nous » p.373.

Tristan Bernard, Rires et sourires, 1887-1923, Livre de poche 1973, 383 pages, €5.98

Tristan Bernard, Mémoires d’un jeune homme rangé, Un mari pacifique, Nicolas Bergère, Aux abois, Les Pieds nickelés, Le fardeau de la liberté, l’Anglais tel qu’on le parle, Daisey, Monsieur Codomat, Le Danseur inconnu, Omnibus Presses de la Cité 1994, €11.49

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Patrick Deville, Peste et choléra

Alexandre Yersin, fils improbable d’une parpaillote cévenole et d’un évangéliste vaudois né en 1863 en Suisse, devient médecin après des études à Lausanne, Marbourg et Paris – où il intègre la bande à Pasteur en 1887 et devient français en 1889. Il découvre la toxine diphtérique en 1886 mais surtout en 1894 le bacille de la peste à qui il donne son nom : Yersinia pestis. Il élaborera un sérum en 1898. C’est pour cela qu’il est mondialement connu dans l’étroit petit monde des savants. Patrick Deville ouvre le personnage à la littérature.

Car la vie de Yersin est romanesque. « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger », avait-il coutume de répéter. Curieux de tout, approfondissant avec une obstination toute suisse chaque domaine qui l’intéresse, il est l’un des derniers encyclopédistes – comme son maître Pasteur (qui n’était pas médecin). Alexandre Yersin sera successivement chercheur en microbie, chargé de cours, médecin maritime vers l’Asie, planteur d’hévéas et producteur de quinine en Indochine, éleveur, agriculteur, producteur de sérums, directeur d’école de médecine à Hanoï, directeur de l’Institut Pasteur, météorologue… Il est mort à presque 80 ans en 1943 en Indochine, où il s’était retiré près de la mer à Nha Trang.

Patrick Deville écrit en faisant des fiches et chacun de ses chapitres aborde un thème d’existence, présenté sans majuscule : « à Paris », « en mer », « la longue marche », « la controverse des poulets », « la petite bande » et ainsi de suite. Son écriture est parfois télégraphique, comme une prise de notes livrée telle quelle ou dictée sans plume : « Voilà, il a une idée. L’utile à l’agréable » (« en Normandie »). C’est familier et fait souvent pauvre, le lyrisme n’étant pas le fort de l’auteur, grandi en hôpital psychiatrique (son père en était directeur). L’introduction du « fantôme du futur », qui s’assoit familièrement dans les mêmes fauteuils pour prendre des notes sur un carnet à couverture taupe, devient vite agaçante, un brin narcissique tel un Hitchcock en passant dans ses films. Mais le lecteur n’a que faire de l’auteur groupie dans la biographie d’un génie !

Ce n’est donc pas la forme qui fascine en ce roman, mais la matière : la vie romanesque. Le milieu du XIXe siècle est fascinant parce qu’il marque l’essor de la science positive, célébrée dans les romans d’aventures de Jules Verne. Durant le second Empire, le mercenaire devenu président du Nicaragua William Walker est fusillé sur une plage du Honduras, Henri Mouhot découvre les temples d’Angkor et Louis Pasteur escalade la mer de Glace afin de prouver que la génération spontanée est un mythe. Yersin poursuit la lignée de ces découvreurs. Il est dans le mouvement d’une bande de jeunes capables de tout quitter pour suivre une cause. Ce sont souvent des orphelins qui y trouvent une famille, Yersin a perdu son père d’une rupture d’anévrisme juste avant qu’il naisse ; parfois des Juifs – mais l’auteur insiste un peu trop lourdement sur cet aspect, sacrifiant à la mode victimaire.

Le roman se lit avec un certain plaisir et se relit des années plus tard avec le même, ce que je viens de faire. Avec une vie à conter, l’auteur tient au moins une histoire qui se tient. Ne reste plus qu’à la dire en bousculant les périodes pour conserver l’attention, c’est la cuisine du littérateur.

Patrick Deville, Peste et choléra, 2012, Points Seuil 2013, 264 pages, €7.00 e-book Kindle €6.99

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Jean-Christophe Grangé, Le vol des cigognes

Un jeune homme nommé Louis, trente ans, vient de terminer une thèse d’histoire sur la pensée d’Oswald Spengler – auteur allemand conservateur révolutionnaire fort peu à la mode au début des années 1990. Il en a assez de la théorie et de la stérilité de la recherche universitaire en lettres. Il accepte aussitôt une mission concrète sur le terrain que ses parents adoptifs, anciens diplomates, lui ont dénichée.

Il s’agit d’aider un ornithologue suisse à suivre le parcours migratoire des cigognes pour savoir pourquoi certaines ne reviennent pas à leur nid. Ces oiseaux sont en effet routiniers comme des chats : elles migrent à l’automne vers l’Afrique mais reviennent au point près d’où elles sont parties au printemps pour pondre et élever les petits. Max Böhm les bague, les soigne et les recense. Quelque chose se passe sur le trajet et, fragile du cœur, il ne peut voyager. Il paie donc son jeune compagnon pour le faire à sa place.

Sauf que, lorsque Louis parvient au chalet de Max en Suisse pour commencer son travail, l’ornithologue est mort. D’une crise cardiaque, dira l’autopsie – après avoir grimpé une grande échelle de pompier pour inspecter un nid de cigogne en haut d’une tour. Louis hésite : va-t-il poursuivre la mission désormais sans référent ? Mais comme Max a déjà tout préparé, les salaires, la provision pour frais, les vouchers de location de voiture et de chambre d’hôtel, il se dit que ce serait intéressant d’aller voir. Et le profil de Max Böhm l’intrigue : en cherchant à récupérer son dossier chez lui pour ne pas fournir de soupçons infondés aux enquêteurs, Louis tombe sur deux mystères : l’absence totale d’analyses et d’ordonnances pour sa greffe de cœur et une série de photos d’enfants éventrés pendus à des crocs de boucher, soigneusement dissimulée…

Max Böhm a longtemps officié en Afrique comme chef de chantier sur les mines de diamants, notamment sous Bokassa, le « roi nègre » qui s’est fait couronner empereur et avait souvent à manger des petits garçons dit-on. Les parents biologiques de Louis vivaient en Centrafrique au moment du coup d’état de l’ex-sergent devenu capitaine de l’Armée française et fils du chef de village Mindogon Mgboundoulou. Le dictateur ayant libéré les prisonniers de Bangui, ceux-ci se répandent dans la ville pour picoler, piller, tuer et violer. La maison des Français est incendiée et seul le petit Louis en réchappe, ses mains brûlées – ce pourquoi il n’a plus d’empreintes digitales. Des amis de ses parents, diplomates en Centrafrique, l’exfiltrent alors en France et l’adoptent ; ils l’élèvent dans diverses pensions, sans tendresse mais avec le confort matériel.

Cet aspect biographique incite Louis à suivre la piste tracée par Böhm. Elle consiste à attendre les cigognes sur leur route de migration saisonnière et à observer celles qui sont baguées. Cette migration se divise en deux : d’Allemagne vers le Soudan via la Turquie et Israël, ou de France vers la Centrafrique via le Sahara. Louis choisit celle où les correspondants de Böhm sont les plus nombreux, sentinelles sur la route des cigognes. Il va passer par trois pays parmi les plus affreux du globe : la Bulgarie des « services » ex-soviétiques, Israël en guerre permanente et d’une paranoïa aiguë, la Centrafrique de l’exploitation des Noirs dans les mines et des militaires imbus de leur force. Le lecteur est assuré qu’il y aura de l’action – non sans un certain sadisme comme il était de mode en ces années-là (voir Max Chatam).

Sur la route, les cadavres se multiplient : en Bulgarie un ornithologue tsigane éventré du sexe au sein – on accuse un crime raciste ; en Israël un kibboutzim ornithologue éventré du sexe au sein – on accuse les palestiniens arabes ; en Centrafrique une fillette de 14 ans éventrée du sexe au sein – on accuse un gorille. Chaque culture a les monstres fantasmatiques qu’elle peut. Mais les coïncidences sont étranges : le fils de Böhm, Philippe, 15 ans, a lui aussi été éventré « par un gorille » lorsqu’il était avec son père dans la forêt au bord des mines de diamants des années auparavant – c’est du moins ce que dit l’autopsie d’un médecin soulard formé en France. La même ou presque que celle qu’a effectué le docteur Djuri, médecin tsigane formé en France sur le cadavre de son compatriote.  A croire que la France des années Mitterrand, incapable de former assez de médecins français (on s’en rend compte aujourd’hui), se préoccupait surtout de former pléthore de médecins étrangers.

Mais Djuri, nain de croissance, croit déjà avoir vu quelque part le visage de Louis. Se sont-ils rencontrés ? Est-ce plus tordu ? D’enquêtes en combats pour sa vie, de baises torrides avec une Israélienne et une Centrafricaine en périples éprouvants à travers la forêt tropicale humide, le bon Louis tuera, aimera, saura. Et tout se termine à Calcutta, derrière la façade trop brillante d’une organisation humanitaire de réputation mondiale qui gère des milliers de dispensaires à travers le monde, recueillant des données précises sur chacun des patients.

Ce premier roman d’un auteur de thrillers français mérite qu’on s’en souvienne !

Jean-Christophe Grangé, Le vol des cigognes, 1994, Livre de poche 2001, 378 pages, €7.90 e-book Kindle €8.99

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George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

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Le survivant de Boris Sagal

Seriez-vous une légende si vous étiez le dernier homme ? Dieu dit « je suis l’Alpha et l’Omega », le héros du film n’est que l’Oméga, la dernière des lettres de l’alphabet de la civilisation. Nous ne sommes pas chez Nietzsche, encore que… mais dans la paranoïa existentielle de l’auteur de science-fiction Richard Matheson, revu à la sauce Hollywood. C’est dire ! Je suis une légende (I am Legend) est un roman après l’Apocalypse, évidemment due à la guerre bactériologique. Soviétiques et maoïstes se sont foutus sur la gueule avec les gros sabots qu’on leur connait et la terre entière en a été contaminée. Seul un Blanc mâle, colonel et médecin (Charlton Heston), a tenté des vaccins contre la bactérie tueuse et le dernier, juste expérimental, a fonctionné : il a dû se l’injecter lui-même alors que son pilote d’hélicoptère l’a crashé parce qu’il subissait une brutale crise.

Depuis deux ans, l’ex-colonel Neville parcourt sa ville, Los Angeles, dans des autos choisies au hasard pour voir s’il n’existe pas d’autres survivants comme lui, mais aussi pour traquer ces bêtes malfaisantes de mutants que la maladie tue lentement en les dépigmentant et les rendant albinos sensibles à la lumière. Faut-il y voir une parodie de l’antiracisme qui sévissait à plein depuis les lois anti-discriminations des années 1964 et 65 ? Tout le monde pareil signifie le plus petit commun dénominateur, cette dépigmentation qui avilit et oblige à vivre en soutane noire avec capuche comme des moines reclus médiévaux, lunettes noires vissées au nez comme c’est la mode chez les afro-américains, ne sortant que la nuit comme des rats. D’autant que ce groupe qui se fait appeler « la Famille » est commandé par un gourou sectaire comme Charles Manson, grand-maître de la Manson Family et promoteur du meurtre de Sharon Tate en 1971. Ces dégénérés racistes qui voient en tout survivant de l’Ancien monde civilisé un enfant du Démon sont « des barbares ». Ils détruisent tous les vestiges de la civilisation (occidentale, blanche, industrielle et scientifique) dans une rage d’amour déçu, tels des écolos nouveau genre. Ils refusent ainsi les armes, sauf la lance et l’arc, ce qui convient bien au colonel, qui les arrose au fusil-mitrailleur.

Il a fait de chez lui une forteresse, passant directement du garage en sous-sol à porte télécommandée, à l’étage élevé où le mène un ascenseur privé. Un groupe électrogène alimenté par des réserves d’essence assure l’énergie et tient à distance la nuit les prédateurs jaloux par de puissants projecteurs qui les aveuglent au point de leur faire mal. C’est bien le signe qu’ils ne sont pas aimés de Dieu, qui est toute lumière, comme l’Eglise l’a repris des Grecs.

Le film est infidèle au roman et lui a enfanté un fils bâtard, moins subtil et plus porté sur l’action. On ne s’y ennuie pas, la mâchoire d’acier de Charlton Heston et ses muscles velus assurant leur dose de volontarisme et de bagarre. Trop sûr de lui, le colonel est piégé dans une cave d’hôtel en plein jour, puis attaché pour être brûlé sur le bûcher, après un grand discours moralisateur et une cérémonie menée par Matthias (Anthony Zerbe), en parodie des procès en hérésie et sorcellerie. Pour l’obscurantisme, la science serait en effet une sorcellerie à la Frankenstein et, pour les écolo-hippies les plus radicaux, une hérésie. Mais, comme dans les petites classes, c’est celui qui dit qui y est : le dégénéré brûlant le normal, le haineux jouant au vertueux, le malade se posant comme le seul bien-portant. Cela aurait quelque chose de grotesque et de risible si ce n’était le cas de toutes les sectes de la planète et de l’histoire, la dernière étant les fanatiques musulmans de la dèche. Ce pourquoi ce film un peu gros reste actuel.

Retournement attendu, le héros est sauvé in extremis par Dutch, un jeune homme admiratif, torse nu sous son blouson de cuir (Paul Koslo), et une jeune Noire préservée et coiffée afro comme Angela Davis (Rosalind Cash). En 1970, la fraternité hippie véhiculée par le rock de Woodstock, dont le colonel se projette le film souvenir, encourage au mélange potes. C’est ainsi que Dutch, étudiant en médecine de quatrième année avant l’Apocalypse, dirige un groupe d’enfants recueillis de toutes origines, un latino, un blond suédois, une bostonienne classique, et ainsi de suite. Une sorte d’antisecte, un groupe de néo-pionniers tourné vers la vie. Seul le jeune frère de Lisa, Richie (Eric Laneuville), adolescent noir de 13 ans, est atteint par la maladie. Neville va former un sérum à partir de son propre sang d’immunisé pour le soigner. D’enthousiasme, la jeune noire et le viril blanc roulent à terre pour baiser ; on avoue à Hollywood que c’est la première fois qu’un baiser interracial est exhibé au cinéma.

Mais la critique de la naïveté hippie ne manque pas de surgir aussitôt. Le gamin rétabli accuse le colonel d’être avant tout un militaire et pas un médecin. Soit il tue la secte maudite, soit il la soigne, lui-même penchant par humanité pour la seconde solution. Sauf qu’on ne discute jamais avec un fanatique, on ne peut que le combattre tant sa paranoïa l’empêche de considérer l’autre. A chaque fois, c’est lui ou vous : il n’y a ni moyen terme ni réhabilitation. L’ado idiot va donc chercher les sectaires, qu’il connait pour les avoir fréquentés au début, avant qu’il ne paraisse comme sa sœur « différent » et objet de soupçon parce qu’ils ne sont pas malades. Une fois dans les griffes de la secte en noir, il n’en sortira pas et Neville le découvrira éventré dans le palais de justice (un symbole !) qui leur sert de repaire.

Le sacrifice de l’innocent va cependant servir l’humanité, car nous sommes dans le biblisme intégral, comme les Yankees savent le renouveler dans un bégaiement spirituel sans fin. Neville est un nouveau Christ qui donne son sang pour les hommes ; il finira d’ailleurs sur une parodie de croix, affalé sur la sculpture « moderne » d’une fontaine futuriste, la lance du centurion sectaire plantée dans le côté droit. Mais le sérum est préservé, gardé sur son cœur, et Dutch vient le recueillir en moderne saint Jean, sorte de hippie raisonnable tourné vers le soin, sensuel et heureux – puisqu’il ne porte pas de chemise. A la tête de sa bande de mignons qu’il va régénérer par le vaccin, il ira refonder une Terre promise saine « dans les montagnes », ce lieu mythique des Américains où se trouve encore préservée la nature sauvage… Lisa, passée du côté secte par l’avancée de sa maladie, sera tirée vers la vie par Dutch qui la pousse dans la Land-Rover.

Notons bien le symbole des bagnoles : Neville commence en Ford décapotable, péniche flottante des années frimes, avant de choisir la Méhari Citroën à tout faire ; le groupe de survivants terminera dans ce bon vieux tout-terrain utilitaire Land-Rover dont les Yankees ne savaient pas produire l’équivalent jusque-là. Autrement dit, le message est clair : retour aux valeurs ancestrales de rigueur et d’utilité. L’humanité ne pourra survivre qu’en éliminant tout le clinquant et l’inutile de « la civilisation », toutes les simagrées de la vieille religion du fric et de la technique. Exit les marchands du Temple ! Le Christ enjoint de croire en l’amour et d’aller enseigner les nations. Il leur faut donc agir comme de vrais pionniers, démunis mais bricoleurs, rudes à la tâche et courageux, optimistes et aimants… En 1970, ce « retour aux vraies valeurs » avait un air d’anticipation.

DVD Le survivant (The Omega Man), Boris Sagal, 1971, avec Charlton Heston, Rosalind Cash, Anthony Zerbe, Paul Koslo, Eric Laneuville, Lincoln Kilpatrick, Jill Giraldi, Warner Bros 2003, 1h34, €12.90

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Freud, passions secrètes de John Huston

Peu connu mais heureusement réédité, cet ancêtre en noir et blanc du « biopic » tellement à la mode donne des leçons aux petits jeunes qui croient tout inventer avec leur génération. Embrasser la psychanalyse à sa naissance théorique, avec Freud, est une gageure.

John Huston avait demandé un scénario à Jean-Paul Sartre – l’Intellectuel mondial (après Mao) de cette époque. Le Normalesupien obsédé n’avait pas eu le temps de faire court… il avait livré 1600 pages d’inceste, de prostitution, de viol, d’homosexualité, de masturbation, de pédophilie et d’aberrations sexuelles de toute nature. Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt ont donc repris le scénario impossible pour en faire un film de 3 h, réduit avec raison à 2 h par les studios Universal. Bien sûr, on ne peut tout dire, mais l’effort de faire court permet de suggérer, ce qui est bien plus efficace.

Freud est un explorateur d’un domaine jusqu’ici inconnu, l’inconscient. Après Copernic qui a prouvé que la Terre n’était pas le centre du monde créé par Dieu, puis Darwin qui a démontré que l’homme était un animal, voilà que Freud prouve que la Raison n’est qu’une part infime du continent intime. Scandale chez les bourgeois chrétiens viennois ! Car les médecins qui se piquent de science réduisent l’humain à sa dimension mécanique et la maladie à l’attaque par des microbes (à l’époque, même le virus n’existait pas dans les esprits). Comme Sigmund Freud, Montgomery Clift qui l’incarne est un acteur torturé, névrosé et – pour en rajouter – ivrogne, drogué, homosexuel. Mais il a les yeux clairs, ce que fait ressortir sa barbe noire avec un éclat extraordinaire. Lorsqu’il regarde sa patiente en souriant à demi, il est l’Hypnotiseur qui va pénétrer aux tréfonds de son âme, le bon docteur qui va tout savoir – presque trop.

La thérapie est présentée de façon un peu simple : hypnose en dix secondes sur le mouvement d’un cigare, puis suggestion de retourner dans le passé, ordre de garder en mémoire ce souvenir refoulé, puis réveil et guérison. Ce qui est exprimé par les mots passe de l’inconscient au conscient.

L’approche tâtonnante de la méthode est en revanche bien rendue : le blocage institutionnel de la médecine du temps, l’impérialisme autoritaire des pontes, l’intuition du Français Charcot (Fernand Ledoux) sur l’hystérie – mais qui n’a pas théorisé le manque sexuel ou le trauma -, les essais avec le docteur Breuer (Larry Parks) plus âgé et plus frileux mais qui encourage le trublion Freud, le soutien de sa femme Martha (Susan Kohner) malgré les « horreurs » (inavouables, érotiques) des patientes qui choquent sa morale judaïque, la théorie pansexuelle initiale puis la correction par la pratique pour ce qui ne cadrait pas.

Oui, la sexualité était la cause explicative majeure, dans cette fin XIXe corsetée socialement et tenue par la religion comme par la monarchie régnante ; mais elle n’était pas la seule cause. Si elle était la principale pour les femmes « hystériques » (il leur faudrait « un homme » déclare le bon sens maternel à Freud), le désir d’être aimé pour les hommes n’est pas uniquement sexuel mais une reconnaissance nécessaire à la construction de soi.

La belle Cecily (Susannah York, 19 ans), se trouve aveugle et paralysée des jambes sans cause organique ; les médecins sont impuissants. Le Dr Breuer use de l’hypnotisme pour faire ressurgir à la conscience des scènes traumatiques comme la mort du père à Naples, dans un « hôpital protestant » qui se révèle en fait un bordel à putains (protestant et prostitute ou Prostituierte sont euphoniquement proches en anglais et en allemand – la langue de Vienne). Freud, qui assiste Breuer parce que Cecily rechute, tombée amoureuse de son praticien comme image du Père, creuse plus profond.

Il « viole » l’inconscient de la jeune fille en la « forçant » à penser plus loin : la haine de sa mère vient du fait qu’elle avait accompagné son père dans la rue des plaisirs à 9 ans et qu’elle avait joué ensuite à se farder comme les « danseuses » du lieu. Sa mère qui l’a surprise, ex-danseuse elle-même, a été violemment choquée de ce jeu innocent ; au lieu de chercher à comprendre et de valoriser la beauté sans fard de sa fille, elle a hurlé et puni – et le père est intervenu. Il a emporté dans ses bras Cecily dans sa propre chambre et l’a laissée dormir avec lui. Y a-t-il eu « coucherie » ? C’est ce que l’insanité bourgeoise pense aussitôt – mais Freud finit par découvrir (grâce à Martha sa femme), que « la vérité est l’inverse de l’expression » : Cecily aurait voulu supplanter sa mère auprès de son père (complexe d’Œdipe) mais celui-ci ne l’a pas violée, c’est le désir de la fillette qui a créé ce fantasme. De toutes les dénonciations de viol, certaines ne sont que rêvées. Si le fantasme est une réalité pour qui le secrète, il n’est pas « la » réalité dans la vie vraie.

Freud est en proie à ses propres démons, haïssant son père alors qu’il n’a aucune « raison » pour le faire. Ce pourquoi il n’est pas présenté comme un héros mais humain comme nous tous. Il comprend avoir eu le désir inconscient d’être le favori de sa mère, femme à forte personnalité pour laquelle il a été son petit chéri, l’aîné de cinq filles et deux petits frères dont l’un mort avant un an. Aussi, lorsqu’il ausculte l’inconscient d’un jeune homme de bonne famille Carl von Schlœssen (David McCallum) qui a poignardé son père, il découvre que le garçon ne rêve que d’embrasser sa mère – et il recule, horrifié. Il referme la porte des secrets et ne veut plus en entendre parler, délaissant la théorie psychanalytique une année durant. Cela touche trop d’intime en lui ; il l’a surmonté à grand peine et ne veut pas le voir ressurgir. C’est le docteur Breuer qui va le convaincre de poursuivre en lui confiant le cas Cecily, comme Martha avec la remémoration des phrases sur la vérité qu’il écrivit dans ses cahiers d’étudiant. Mais aussi le professeur Meynert (Eric Portman), ponte anti-hypnose affiché qui a chassé Freud de son hôpital pour cette raison : à l’article de la mort, il le convoque pour lui avouer qu’il est lui-même névrosé et qu’il a une sainte terreur de faire son coming-out ; il a reconnu en Sigmund l’un des siens et l’incite à « trahir » le secret de l’inconscient pour faire avancer la médecine.

Suivre Freud dans sa recherche, ses succès provisoires, ses échecs et ses errements, est passionnant. C’est ce qui fait le bonheur du film pour un adulte mûr. Moins pour la génération de l’immédiat, avide d’action et formatée foot qui préfère le but marqué aux tentatives jouées. Cinq années dans la vie de Freud, années cruciales de l’accouchement théorique, résumées par le cas Cecily (en réalité le cas Sabina Spielrein soigné par Carl Jung), c’est peu de chose dans l’histoire de la psychanalyse mais c’est beaucoup pour bien comprendre sa genèse. C’était dès 1885, il y a à peine plus d’un siècle. Les séquences filmées d’hypnose tirent vers le genre fantastique tandis que les plans de rêves rappellent l’expressionnisme allemand de Murnau. Il a peu d’idéologie biblique américaine dans ce film, ce qui en fait un universel.

DVD Freud, passions secrètes (Freud, the secret passion) de John Huston, 1962, Rimini éditions 2017, 120 mn, avec Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks, Susan Kohner, Eric Portman, €19.03

Freud vu par les wikipèdes

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Panique dans la rue

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Pas de panique (quoique…), il ne s’agit que d’un film. Mais il est noir, haletant et humain. Les Etats-Unis 1950 étaient encore sous l’élan collectif de la guerre et le fric gagné au jeu, volé, reçu en salaire, comptait moins que l’honneur du travail bien fait et la considération pour le collectif. Même si une place de cinéma ne coûtait que 25 cents, comme nous l’apprend le gamin.

Un immigré clandestin venu d’Arménie (Lewis Charles) grâce à un cousin inféodé à Blackie, un caïd de la pègre qui n’est pas nègre mais toujours habillé en noir (Jack Palance), tombe brutalement malade et s’enfuit littéralement après avoir gagné au jeu. Blackie ne peut accepter de perdre, et encore moins de se voir refuser une revanche ; macho sans jamais sourire, il « a horreur d’être possédé »… Au cours de la poursuite il tue le type, et ordonne à ses acolytes – serviles et pas très futés (Zero Mostel et Tommy Cook) – de le transporter pour le balancer à la flotte dans les docks de la Nouvelle-Orléans. Lorsqu’il est retrouvé par la police, le médecin légiste détecte que le cadavre est porteur de la peste pulmonaire, dont les symptômes ressemblent à ceux d’une banale grippe – mais qui tue en deux ou trois jours.

Or cette maladie est très contagieuse puisqu’elle se transmet par l’air que nous respirons et les choses infectées que nous touchons. Il faut donc vacciner et isoler toutes les personnes ayant été en contact avec le mort. Sauf qu’il est inconnu, clandestin, venu probablement d’Asie par un cargo, et que la pègre refuse de parler par omerta.

C’est le mérite du médecin-chef (Richard Widmark), fonctionnaire peu payé mais hanté par son devoir, que d’insister auprès des autorités (soumises aux routines de la procédure) et du maire (politicien pour une fois éclairé) sur le danger qu’il y a à laisser courir les contaminés, comme à avertir le public via la presse. Une panique monstre pourrait aisément se produire, chacun cherchant à protéger « ses enfants » – beau prétexte pour dire avant tout sa propre peau. Ou bien un système dictatorial devrait être mis en place, quadrillant la ville et empêchant chacun de sortir, obligeant à la vaccination et à la prophylaxie, ce qui menacerait les libertés publiques si chères au cœur des Américains.

On a dit que « la peste » était une métaphore du communisme venu de l’étranger par les immigrés, qui envahit les esprits comme toute idéologie totalitaire (voir La Peste de Camus), et contre lequel il est nécessaire de se serrer les coudes pour en vacciner la communauté. Ou du Maccarthysme suscité en anticorps – mais deux ans après le tournage. Cet aspect de guerre froide, oublié aujourd’hui, n’ôte rien à l’action ni au message du film, tourné en décors naturels sur le port, dans les rues mal famées et les bars interlopes. Une pandémie, qu’elle soit microbienne, idéologique ou religieuse, peut toujours surgir – n’importe où – et générer une panique dans la rue. Par exemple les assassinats du 13 novembre 2015…

La police (Paul Douglas) dispose de peu d’indices, d’autant que le cadavre et toutes ses affaires ont été aussitôt incinérés ; elle dispose de 48 h pour trouver. Et le médecin-chef s’investit lui-même dans une enquête personnelle tant il connait la peste et ses ravages potentiels (il parle chinois). Sauver le monde lui va mieux que d’élever son fils (Tommy Rettig) ou de contenter son épouse (Barbara Bel Geddes), mais… le devoir avant tout. Les scènes de famille, qui semblent mièvre dans la noirceur du film, servent de contraste pour montrer combien l’égoïsme et le repli sur le cocon du couple et des enfants sont une tentation permanente – en balance avec la tâche, vitale à la société.

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C’était un reste de rigueur quaker dans l’Amérique de l’époque, vertu très diminuée semble-t-il aujourd’hui après les frasques de la finance et la clownerie politique. D’où l’intérêt pour nous, Européens, de revoir ce vieux film afin de nous remémorer l’image d’une autre Amérique, celle qui nous a menée vers le progrès scientifique et matériel comme vers l’ouverture au monde, jusqu’aux abords du millénaire. Depuis, il nous faudrait voler de nos propres ailes… Mais aurions-nous les réactions saines de ces serviteurs d’Etat en 1950 ?

DVD Elia Kazan, Panique dans la rue (Panic in the Streets), 1950, avec Richard Widmark, Paul Douglas, Barbara Bel Geddes, Jack Palance, Zero Mostel, ESC conseil 2016, €29.70

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La Compagnie Française des Phosphates d’Océanie à Makatea

La mécanisation était impossible vu la nature du gisement, des pelles, des brouettes et des seaux étaient les outils des travailleurs. Les ouvriers couraient sur des planches de 30 cm de large au-dessus du vide entre les feo. Les ouvriers étaient payés au rendement.

MAKATEA PLAN INCLINE

On peut s’étonner aujourd’hui que malgré ces méthodes rudimentaires, les résultats étaient étonnants. Une équipe extrait 5 tonnes/jour. En 1911 = 12 000 tonnes, en 1929 = 251 000 tonnes ; en 1960 = 400 000 tonnes. De 1908 à 1966 = 11 279 436 tonnes auront été extraites !

Makatea (7)

Il fallait des bras, l’île comptait peu d’habitants, 25 sur les 300 nécessaires furent recrutés sur l’île. Les cadres et spécialistes sont des Métropolitains sous contrat.

En 2014, la Société des Études Océaniennes a publié dans son numéro 331 le journal d’un médecin à Makatea au temps de la C.F.P.O, Docteur Claude Barbier. Il y demeura 4 ans avec femme et enfants.Témoignage intéressant d’un métropolitain débarquant à Makatea. La compagnie fit appel aux Asiatiques : Japonais, puis Chinois, puis Annamites jusqu’en 1920. Pour la main d’œuvre locale il y avait une multitude de problèmes : difficulté de s’adapter à un travail suivi, absentéisme au travail, mobilité du travail, caractère discontinu de l’effort, désir de changer de pays, d’occupation, lassitude…

Le grand-père de J. J. (Anglais) était comptable à Makatea avant de rencontrer sa femme polynésienne.

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Au moment de la guerre, il fallut avoir recours aux Polynésiens des Cook. Après la guerre, les Polynésiens français furent plus nombreux à venir travailler à Makatea. La société recruta aux Australes, à Raivavae surtout, cela donna de bons résultats. Les « Australiens » sont courageux, forts – dit-on. Les groupes de travailleurs étaient constitués selon l’origine et les affinités insulaires et formaient alors des équipes homogènes que l’on reconnaissait à des détails vestimentaires. Durant les dernières années d’exploitation, il y avait 800 travailleurs, tous Polynésiens.

1960 Makatea comptait 3 000 habitants avec leur famille, en 1962 on en comptait 3 071 – ils avaient faits des petits. Tout le personnel était logé par la compagnie.

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Makatea vit aussi la naissance du syndicalisme. L’île était un monde autonome : fourniture d’électricité 24 heures sur 24, 100 postes de téléphone automatiques, une station TSF, eau courante, l’électricité dans toutes les maisons. Les personnes qui, à la fermeture de l’exploitation, sont retournées dans leur île ou se sont installées à Papeete avaient réussi à se construire une maison et à vivre décemment.

MAKATEA MAISON DE FONCTION

Auparavant, les ouvriers signaient pour un contrat d’un an, renouvelable. Ceux qui optaient pour un an préféraient regagner leur île et, avec l’argent gagné s’offraient une « Vicky », vélomoteur très répandu dans l’archipel et leur permettant de circuler même sur les mauvais chemins. Le must, quoi !

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Quelques statistiques qui en diront plus long : la CFPO versait 28% des salaires du secteur privé et assurait ¼ des recettes budgétaires du Territoire en 1960. Les impôts payés et les taxes diverses représentait 24,5% du budget du territoire. La CFPO apportait plus des ¾ des devises reçues par le Territoire.

En 1966, la CFPO plie bagages, tout est abandonné, 1/3 de la surface de l’île est creusée d’excavations. Elle laisse, à titre gracieux, toutes les installations au Territoire qui les donne… à la commune !

Hiata de Tahiti

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Tahiti à l’été 1940

jean louis cremieux brilhac la france libre 1

[Note d’Argoul]

Il y a 75 ans, la France s’effondrait en quelques semaines face aux panzers et aux stukas nazis. Nation dépeuplée, population fatiguée, élites démissionnaires, impéritie de vieillards au commandement, tout a été dit de cette fatigue collective sidérée par la vitalité allemande. Le maréchal mettait ses étoiles et ses feuilles de chênes en toute sénile honnêteté au service de la honte et du déshonneur, se croyant plus matois que le peintre raté végétarien de la fureur revancharde germanique.

Ils étaient bien rares, ceux qui choisirent de résister… De dire non à la défaite sans combat, à l’occupation humiliante, à la neutralisation volontaire de la Flotte et de l’Empire. Que s’est-il passé à l’autre bout du monde ? Dans ces « confettis de l’empire » que sont les îles pacifiques ?

1940 Papeete Tahiti

L’historien de la France Libre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac (mort le 8 avril de cette année), lui-même évadé des stalags et qui rejoint De Gaulle en septembre 1941, l’expose dans le premier tome de son histoire, désormais en Folio.

« Tahiti, isolé à 18 000 km de la métropole, n’est informé qu’avec retard et confusément des événements mondiaux. L’île offrira cette singularité de mener à bien une révolution pacifique sans intervention extérieure. Le gouverneur, comme beaucoup d’autres administrateurs coloniaux, a d’abord affirmé sa résolution combative ; puis il a, pendant deux mois, louvoyé et tenté en sous-main de combiner le loyalisme au Maréchal avec une sorte de neutralisation de l’île qui eût permis à celle-ci de continuer à commercer avec la Nouvelle-Zélande en dépit de la rupture des relations diplomatiques avec Londres, ce à quoi Vichy s’oppose. Brusquement, le 21 août, il a promulgué et rendu applicable à l’Océanie les premières ordonnances d’exclusion prises en France et laissé constituer un « Comité des Français d’Océanie » qui réclame l’épuration des indésirables et l’expulsion des métèques. Le voile se déchire.

1940 timbre oceanie

« Une poignée de jeunes cadres d’origine métropolitaine – médecins, administrateurs et officiers, dont le médecin-administrateur des îles Sous-le-Vent Émile de Curton – ont dès le début condamné l’armistice. Ils animeront la résistance. Ils se découvrent d’accord avec les membres civils des Délégations (l’assemblée du territoire), avec le maire franc-maçon de Papeete, avec quelques communistes locaux qui fournissent une trentaine de gros bras, mais aussi avec les chefs tahitiens des districts, pour qui l’image qu’ils se font de la France ne doit pas être ternie par une capitulation. Le 27 août, un « Comité de Gaulle » est créé et les Délégations votent une motion qui condamne la politique ambiguë du gouverneur et lui demande de choisir le camp allié. Il répond : Pouvez-vous me prouver que vous avez la population avec vous ? » On improvise un référendum le dimanche 1er septembre à Tahiti et dans l’île de Moorea ; il donne 5564 suffrages pour le ralliement au général de Gaulle, 18 contre. Le vote est surtout protestant, les catholiques et leur hiérarchie ainsi que les notables nantis se sont largement abstenus. Le gouverneur est sommé une dernière fois, le 2 septembre, de choisir ; il se retire, abandonnant le pouvoir à un gouvernement provisoire local de quatre membres.

1940 port de Tahiti

« Celui-ci annonce le ralliement ; les autres Établissements français d’Océanie suivent ; le gouvernement provisoire de Tahiti resserre les liens avec la Nouvelle-Zélande, expédie au Canada le gouverneur, les fonctionnaires et les officiers de marine non ralliés et nomme un gouverneur provisoire ; ce sera, après un bref intermède, le médecin-administrateur Émile de Curton, bientôt confirmé dans ses fonctions par de Gaulle. Les volontaires tahitiens seront deux ans plus tard à Bir Hakeim dans les rangs du bataillon du Pacifique » pp.135-136.

Argoul

Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre tome 1, 1996, Folio 2014, 818 pages, €10.90

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Ernesto Che Guevara et Fidel Castro

Tout le monde connaît ce médecin argentin devenu révolutionnaire aux côtés de Fidel, puis ministre de l’économie jusqu’en 1964, avant de préférer continuer ailleurs la guérilla révolutionnaire plutôt que d’obéir à la bureaucratie envahissante. Philippe nous apprend que « Che » veut dire quelque chose comme « mon pote ». C’était l’expression favorite d’Ernesto Guevara à ses camarades de maquis, qui lui ont donné ce surnom.

ernesto che guevara adolescent

Le « Che », d’ailleurs, m’est sympathique. Ernesto Guevara de la Serna est né le 14 juin 1928 en Argentine. Il est fils de petit-bourgeois, petit-fils de chercheur d’or et descendant du vice-roi du Mexique. Asthmatique durant son enfance, il se passionne d’abord pour la lecture comme un malade isolé avide d’autres esprits, puis les sports comme quelqu’un qui connaît le bonheur de respirer. Nietzsche parlait de « nature nue ». L’amitié, l’amour, les relations humaines, la création artistique, les goûts et les couleurs, dépendent de la disposition du corps. Les états d’âme et les rapports humains dépendent en dernier ressort de la physiologie, du rapport à son corps, de son énergie vitale comme de l’expérience acquise, encouragée ou inhibée par l’éducation et le « ce qui ne se fait pas » social. Le corps est sagesse et c’est lui qui apprend à vivre. Je suis convaincu moi aussi de cela. Le souci du climat, du lieu, du moment, du repas, du jeu et des plaisirs, n’est pas indigne du philosophe. L’homme est inséré dans son environnement et il doit en tirer harmoniquement sa santé.

Castro et Che 1956

Très sensible et poète, Ernesto écrit à 17 ans un traité philosophique inspiré de Voltaire. Il aime les gens, la justice et les voyages. Il devient médecin. J’ai beaucoup d’affinités pour ce type d’homme heureux d’être, de rencontrer, de parler. En bon médecin, il met l’homme au centre du monde – mais n’est-ce pas aussi l’affinité de tout bon politique ? De la Serna se marie avec la Révolution en la personne d’Hilda, militante marxiste péruvienne qui parfait son éducation théorique et pratique. Il rencontre Castro en juillet 1955 à Mexico et est de l’expédition Granma du 25 novembre 1956. 82 hommes sont entassés sur le yacht à moteur de 13.25 m de long qui fait naufrage sur la côte, dans la tempête. Il faudra des mois, dans la sierra, pour convaincre les paysans puis les partis des villes, de rallier la révolution. Guevara sait les convaincre. J’ai retrouvé, dans ma bibliothèque de mes années de science politique, les « Textes militaires » de Che Guevara, paru chez Maspero en 1961, dont j’ai fait une studieuse lecture durant mes jeunes années.

che guevara pochoir

Pour le Che, le bon guérillero est un réformateur social. Il prend les armes pour faire écho à la protestation latente du peuple. Le guérillero est un ascète ; il aide et enseigne le paysan ; est un exemple par sa conduite, ouvre son esprit sur le monde, les rapports sociaux et l’idéologie ; encourage la lecture. Et le guérillero, alors « atteint des moments durant lesquels la fraternité humaine atteint sa plus haute valeur ». A 30 ans, comme Alexandre, Ernesto Guevara entre victorieux à La Havane le 3 juin 1959, bien avant Castro. Il est le polifacetito, l’homme aux multiples talents, chaleureux, séducteur, entraînant, généreux. Il écrit beaucoup, théorise sa pratique, enseigne et soigne. Pour nombre d’étudiants des années 60 il était le grand frère ; dans les années 70 il était encore un exemple, mais la rhétorique marxiste, trop scolaire, fastidieuse, sectaire, n’était déjà plus suffisante pour expliquer la complexité du monde.

cuba cartes postales che guevara

Ce que j’aimais de lui aussi était cette parole de 1966 que Castro, trop féru de pouvoir au sens catholique, devrait méditer : « ayons toujours une grande dose d’humilité, une grande dose de goût de la justice et de la vérité pour ne pas tomber (…) dans des dogmes extrémistes, dans l’aliénation des masses. » Malgré le jargon final, il est clair que le Che donnait priorité à la pratique, au pragmatisme. Il était artiste, pas politicien : « les honneurs, ça m’emmerde ! » avait-il dit. Il est mort pour ce qu’il croyait, repéré par satellite parce qu’il ne pouvait s’empêcher de fumer – en plein désert forestier – piégé par la CIA en Bolivie, le 9 octobre 1967.

che guevara icone

Entendons-nous bien : pour moi, Fidel Castro a eu raison de faire la révolution pour libérer son île de l’emprise mafieuse américaine et de sa corruption morale de pays sous-développé et asservi. J’ai un faible pour Ernesto « Che » Guevara, aventurier idéaliste, généreux, parfaite incarnation de la jeunesse dans ce qu’elle a de romantique. Mais je récuse l’idéologie marxiste, ringarde aujourd’hui, fondée sur une sociologie dépassée (le « prolétariat » n’est qu’une construction intellectuelle qui justifie le pouvoir de caste de ceux qui s’en proclament « l’avant-garde »), et sur une vision économique qui date du 19ème siècle (où l’homme se doit d’être maître et possesseur de la nature, productiviste et prédateur sans souci de son environnement). Je récuse la volonté de faire le bonheur des gens malgré eux : l’autorité est nécessaire en début de révolution mais, au bout de plus de 50 ans de pouvoir (deux générations en ces pays où l’on copule très tôt !), elle n’est qu’une contrainte inadmissible. Si la politique est l’art du possible, si son arrière-plan est d’épanouir les êtres humains en aménageant la vie sociale et économique, alors la liberté est incontournable. Je reconnais les réalisations du régime castriste, la faible mortalité, l’éducation des enfants, mais je ne prends pas le bébé avec le bain. La dernière libération du pays est encore à venir !

cuba carte économique

Fidel Castro, ex-élève des Jésuites, ancien membre du mouvement nationaliste de droite, le Parti Orthodoxe, lorsqu’il commence en 1953 sa lutte contre Batista, avocat manqué, pourfendeur de la perestroïka de Gorbatchev, agitateur permanent « d’offensives idéologiques » pour masquer ses ratages – vu son grand âge et son état de santé – devrait passer la main. Il est lider maximo, « Taille Extra Large », comme le souligne Zoé Valdès avec humour dans « La douleur du dollar » (1996, traduit chez Actes Sud), Sa Majesté l’Enflure, l’Outre gonflée de vent. « XXL » est l’héritier de la culture espagnole catholique qui exclut les étrangers. L’Inquisition a toujours fait la chasse aux « hérétiques », reproduisant dans ses colonies l’environnement clos de la mère patrie, sa docilité spirituelle, sa quête des vanités, son expiation du « péché » par les macérations et le jeûne. À l’inverse, les colons protestants ont fait leur révolution eux-mêmes et en pleines Lumières.

Les colons hispaniques n’ont eu qu’une indépendance subreptice, acquise par lassitude de la mère-patrie ou avec l’aide yankee, dans un négativisme anarchiste qui a préludé à des régimes autoritaires machistes. La société civile est restée inexistante, l’État restant organisé sur le modèle théocratique de l’Église, archaïque, paternaliste, sans développement, ne vivant que des matières premières. Aucun esprit d’industrie, mais la préférence pour la « pureté » idéologique, catholique d’abord, marxiste ensuite. Pour Castro, plutôt que d’encourager l’ingéniosité des hommes, il faut en extirper l’avidité, la putasserie, l’égoïsme. Punir avant d’élever, afin de faire advenir un homme nouveau apte au « paradis sur la terre ». Mais quand le cours mondial du sucre baisse et que celui du pétrole monte, l’économie cubaine se trouve mal. Et rien n’est changé depuis 55 ans…

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David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité

david le breton atnthropologie du corps et de la modernite
David Le Breton nous offre, dans cette étude de 1990, une étude de l’homme via son corps. Ce fil conducteur est un miroir de la société car toute existence est corporelle. Le corps est une construction symbolique bien avant d’être une réalité en soi.

Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos.

Durant le Carnaval, les corps se mêlent en un tout sans tabou, portant la communauté charnelle à l’incandescence ; « tout est permis », impossible de se tenir à l’écart de la ferveur populaire dont on est. La mêlée confuse se moque de tout, des usages, des préceptes et de la religion. Le corps rabelaisien est de ce type « populaire », prémoderne : grotesque, débordant de vitalité, toujours prêt à se mêler à la foule, buvant, bouffant, rotant, pétant, riant (« le rire est le propre de l’homme »). Ce corps-là est indiscernable de ses semblables, ouvert, en contact avec la terre et avec les étoiles, transgressant toutes limites. Ce corps populaire vante tout ce qui ouvre vers l’univers, les orifices où il pénètre, les protubérances qui le frottent : bouche bée, vit raide, seins dressés, gros ventre, nez allumé… Le corps déborde, vit dans la plénitude accouplement, grossesse, bien-manger, besoins naturels. Tout cet inverse qui fait « honte » à la société bourgeoise dont la discipline est le maître-mot.

bacchus rabelaisien

Pour les Chrétiens, l’âme s’en détachait déjà, mais le corps devait renaître intact au Jugement Dernier. D’où le long tabou qui a jeté l’anathème sur toute dissection. L’ère moderne a commencé avec l’anatomie et l’historien du moyen-âge Jacques Le Goff souligne combien les professions « de sang », barbiers, bouchers, bourreaux, sont méprisés. La dissection transgressait le tabou religieux mais faisait avancer la médecine comme le savoir. Le médecin se gardait bien d’ailleurs de toucher au sang, laissant cette impure besogne au barbier. Il gardait la plus grande distance possible entre le corps malade et le savoir médecin (voir Molière).

jambes des filles

La philosophie individualiste, retrouvée des Grecs à la Renaissance et poussée par les marchands qui voyageaient hors des étroites communautés, a « inventé » le visage, miroir de l’âme, signature individuelle, délaissant la bouche, organe avide du contact avec les autres par la parole, le manger, le baiser. Les yeux (re)deviennent les organes du savoir, du détachement, de la distance. Dès le 15ème siècle le portrait, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture. Le visage est la partie du corps la plus individuelle, la signature de la personne, qui reste d’ailleurs sur notre moderne carte d’identité.

Le corps-curiosité est devenu peu à peu corps-machine, mis en pièce par la dissection de Vésale, mécanique selon Descartes, « animal-machine » que l’âme (distincte) investit pour un temps. Le corps sur le modèle mécanique est désiré par l’industrie naissante comme par les dictatures « démocratiques » qui ont renversé les rois. Usines, écoles, casernes, hôpitaux, prisons, analysés par Michel Foucault, jalonnent l’emprise d’État sur les corps – particulièrement forte en France – « terre de commandement » – et qui demeure dans les esprits (yaka obliger, yaka taxer, yaka sévir). Une anatomie politique est née, d’où nous sommes issus, la structure individualiste fait du corps un ‘sujet’, objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise. Le corps moderne implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps.

torse nu 13 ans

La médecine aujourd’hui tend à considérer le corps comme une tuyauterie susceptible de dysfonctionnements ; le médecin d’hôpital agit comme un garagiste, diagnostiquant la panne et réparant seulement l’organe endommagé. Il vise à soigner la maladie, pas le malade. L’absence d’humain dans cette conception des choses fait que nombre de « patients » se veulent considérés en leur tout et ont recours, pour ce faire, aux « médecines » parallèles, fort peu scientifiques mais nettement plus efficaces en termes psychologiques. C’est pourquoi peuvent cohabiter encore la science la plus avancée et les pratiques chamaniques les plus archaïques.

bonne soeur et seins nus

Le corps réenvahit la vie quotidienne dans les médias, les cours de récréation, les sports extrêmes, les bruits et les odeurs. Le bien-être, le bien-paraître, la passion de l’effort et du risque – mais aussi le narcissisme, le culte de la performance, l’obsession du paraître – sont des soucis modernes. Ce corps imaginé devient un faire-valoir. Il nous faut être en forme, bodybuildé et mangeant bio, soucieux de diététique, nourri aux soins cosmétiques et pratiquant la course ou la glisse, l’escalade ou l’aventure. Plus que jamais, l’individu « paraît » son corps (d’autant plus qu’il « est » moins à l’intérieur).

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Et pourtant, l’effacement ritualisé subsiste. Je l’ai noté souvent sur les continents étrangers, la répugnance occidentale au « contact » physique est particulière, extrême sur toute la planète. Le handicap physique est angoissant, donc repoussé du regard, ignoré. Exposé plus qu’avant aux regards, le corps « libéré » est aussi escamoté, car seul le corps idéal est offert en pâture ; le corps réel demeure caché, vêtu, honteux. Notamment le corps qui vieillit, qui ne répond plus parfaitement aux nouveaux canons de la mode « jeune » véhiculée par la publicité.

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Il n’y aura véritable « libération » des corps que lorsque le fantasme du corps jeune, beau, lisse, puissant et physiquement sans défauts aura disparu. Nous ne sommes pas tous des Léonardo di Caprio mignons avec la sexualité de Rocco Siffredi, les muscles du gouverneur Schwarzenegger, l’intelligence subtile d’Hannibal Lecter et le cœur humaniste de Philippe Noiret… Mes lectrices remplaceront les noms selon leurs fantasmes ; il paraît d’ailleurs que Brad Pitt remporte la palme, peut-être parce qu’il a des muscles de camionneur et un sourire de gamin.

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Ce pourquoi une vague aspiration pousse la médecine à pallier le réel. Avortement thérapeutique, procréation assistée, clonage, choix des gènes – sont des manipulations du corps qui hantent les fantasmes de perfection et de reproduction narcissique de soi. La peur de la mort encourage les prothèses, les greffes, fait rêver de bionique. Le corps reste présent même en pièces détachées, lorsqu’il doit être « réparé » par des greffes ou mis au monde sans femme.

Écrit aisément, lisible sans être aucunement spécialiste, cultivé et au fait des questions contemporaines sur la médecine, l’hôpital, l’imagerie médicale et l’acharnement thérapeutique, la psychanalyse et les « alternatifs », voici un ouvrage court qui fait penser. Où l’on voit que ce livre d’étude de l’homme, loin d’être réservé aux spécialistes ou cantonné à son univers folklorique, parle de ce qui est le plus actuel : nous-mêmes.

David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, 1990, PUF Quadrige 2013, 335 pages, €15.00

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Madeline Miller, Le chant d’Achille

madeline miller le chant d achille
Le roman historique est une gageure, d’autant plus qu’il est loin dans le temps. La seule œuvre qui donne une idée des mœurs et des coutumes de l’âge du bronze achéen est l’Iliade, récit hanté de divinités qui se battent autour des hommes, assurant leur gloire ou leur chute en même temps que leur destin. Si chaque héros se veut supermâle, chaque individualité est sujette à caution puisque ce sont les puissances invisibles qui les guident.

Ce pourquoi cette « biographie » romancée d’Achille est un portrait en creux. Le personnage principal est Patrocle, bien plus sensible, plus humain, laissé à sa vile condition et qui n’aime pas se battre. Il a plutôt la curiosité élargie d’un médecin, bienveillant à tous et préférant réparer que pourfendre. Madeline Miller enseigne aux États-Unis le grec ancien et Shakespeare, ce qui lui donne la profondeur épique et la nuance vocale des mots antiques. Elle prend des libertés avec les traditions littéraires sur Achille et n’évite pas certains anachronismes : « cette porte se referma derrière lui avec un petit clic » p.166. Est-on sûr que dans ces âges farouches les portes aient eues des « serrures » susceptibles de cliquer ? Des loquets de bois, à la limite de bronze, seraient plus réalistes à l’époque mycénienne… Elle évoque un « puma » alors qu’on parle de « lion » à Némée (qui serait plus probablement un lynx), et même de la ponte des tortues d’eau… en Grèce. Question de traduction ? Lorsqu’Achille caresse le corps de Patrocle, sa main glisse de la joue avant de descendre par le V de la gorge jusqu’à « toucher son pouls » – ne serait-ce pas plutôt son cœur, qui bat sous le sein ?

Ce qui n’est pas dû à la traduction en revanche est qu’avant les interdits des religions du Livre les garçons assouvissent leurs désirs dès la puberté, entre eux ou avec les filles à disposition. Or l’auteur choisit de ne laisser jouir Achille et Patrocle l’un de l’autre qu’à l’âge de 16 ans. Est-ce pruderie puritaine ou respect dévoyé des lois contemporaines aux États-Unis au détriment de la réalité ?

Malgré ces préjugés lourdement yankees, son roman reste une réussite.

L’auteur prend le ton égal des chroniqueurs pour faire conter à Patrocle sa propre histoire. Lui, enfant malingre et pas bien beau, à la mère demeurée et au père déçu, castrateur. Il a atteint la gloire immortelle qu’il n’a jamais cherchée en étant l’ami du plus beau et du plus illustres des Grecs, ravi avant ses 30 ans au combat, selon la prophétie. A dix ans, Patrocle tue sans le vouloir un gros de son âge avide de lui piquer ses osselets : en le repoussant, son crâne va s’ouvrir sur une roche. Fils de prince, il n’est pas mis à mort mais exilé, renié par son père qui le confie avec une forte somme au roi Pélée en Thessalie pour qu’il le serve. C’est dans ce palais important que, parmi les dizaines d’autres garçons réunis comme lui en vassaux, il va se faire remarquer par le fils du roi, Achille à la chevelure éclatante et à l’agilité légendaire. Pourquoi ?

Par étapes qui sont autant de gradations à l’amour :

  • Le sentiment qui unit les deux garçons commence dès l’âge de 5 ans par l’admiration de Patrocle pour la course légère d’Achille, qui gagne aux jeux la couronne de laurier ; Patrocle est né la même année que lui mais quelques mois plus tard, choisit l’auteur (les textes sont contradictoires).
  • L’attachement se confirme par leur reconnaissance réciproque : il est « surprenant », dit Achille à son père ; « tu n’es pas comme les autres », dit Patrocle à son ami.
  • L’affection se creuse avec la vie en commun, les jeux, les bagarres, la protection mutuelle : la force et le prestige d’Achille, la gratitude en miroir de Patrocle.
  • La tendresse nait et l’auteur décrit avec sensibilité le Patrocle de 11 ans : « Et durant toutes ces activités [en commun seul avec Achille], un sentiment s’imposait à moi. Sa façon d’enfler dans ma poitrine d’un coup évoquait presque la peur, et il arrivait très vite, un peu comme les larmes. Pourtant, ce n’était ni l’un ni l’autre, car il appelait gaieté et lumière… » p.59.
  • La passion se confirme avec l’exil d’Achille, à 13 ans, auprès du centaure Chiron : Patrocle s’enfuit du palais pour le rejoindre, et cela touche Achille autant que cela le flatte : sa gloire grandit à ses propres yeux lorsqu’il la voit dans l’admiration sans condition de son ami.
  • Il s’approfondit par la sensualité des exercices à deux, dans la solitude de la montagne, la nudité sur les fougères, les jeux érotiques dans l’eau fraîche, les étreintes tendres sur la couche de roseaux – jusqu’au plaisir sexuel découvert en commun et à égalité à l’aube des 16 ans. Dès lors, le compagnonnage est pour la vie. Après le premier plaisir conjoint, nus sur la couche : « Il me regardait résolument de ses iris verts pailletés d’or. Une certitude s’épanouit en moi et vint se loger dans la gorge. Je ne le quitterai jamais. Je serai à lui pour toujours, autant qu’il voudra de moi » p.112.

Achilles chez Lycomedes sarcophage athenien v240 Louvre

Thétis, déesse néréide mère d’Achille, a beau mépriser le vermisseau humain qui accapare la gloire et la substance de son fils, elle a beau comploter pour l’arracher de ses bras et le forcer à engrosser Deidamie, fille de Lycomède roi de Skyros, elle ne peut empêcher le destin de s’accomplir : Achille aime Patrocle, Patrocle aime Achille, bien au-delà du sexe, sans que l’un soit actif et l’autre passif mais comme deux frères jumeaux attachés l’un à l’autre. Ce que le film de Wolfgang Petersen a mal rendu, gêné par l’omnisexualité imposée en Occident par la psychologie de Freud.

L’amour était plus vaste et plus naturel que l’obsession « homo » sexuelle du militantisme gai. Dans un monde mâle de guerriers mycéniens, l’attachement de deux garçons dès leur enfance produisait une fraternité pour la vie, sans que les femmes en soient forcément exclues. L’égalité par l’adresse, la culture et les passions était le fait des hommes parce que la société était martiale, centrée sur la force. Ce qui n’empêchait pas l’amour d’un homme pour une femme, mais d’un ordre différent.

achille et patrocle amourmadeline miller the song of achilles new york times bestsellers

A 17 ans, forcé par une ruse d’Ulysse de sortir de la cachette où sa mère l’avait placé (déguisé en fille) pour dévier la prophétie, « Achille avait choisi de devenir une légende » p.195. Il sera Aristos Achaion – le meilleur des Grecs – devant Troie.

Il y laissera la vie avant d’avoir trente ans, par la vanité autoritaire d’Agamemnon, par la Passion de Patrocle et par son propre orgueil de demi-dieu, entretenu par sa glaçante néréide de mère. Patrocle suivra son destin, refusant gentiment et avec émotion que la captive Briséis ait un enfant de lui, alors qu’Achille en a un de Déidamie, Néoptolème. L’auteur en donne une scène très délicate au chapitre 24.

Le fils d’Achille, 12 ans, viendra à Troie car, dit la prophétie, sans lui la ville ne pourra être prise : impitoyable, il tuera Priam, cassera la tête d’Astyanax et violera Andromaque, sans amour pour quiconque ni amitié pour personne, façonné par sa seule grand-mère, froide comme un poisson. En creux, Achille est plus humain, réchauffé à l’amour de Patrocle.

Les dernières pages sont d’une émouvante beauté. La néréide impitoyable qui pardonne… Reste chrétien de l’auteur peut-être, mais qui atteint ici à la grandeur. J’en ai été saisi et, dans les dernières phrases, emporté.

Madeline Miller, Le chant d’Achille, 2012, traduit de l’américain par Christine Auché, édition Rue Fromentin 2014, 388 pages, €23.00 Format Kindle €9.99

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William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem

william faulkner si je t oublie jerusalem
Deux histoires s’entremêlent, celle d’un étudiant en médecine et de son amante mariée, celle d’un grand forçat et de la femme enceinte qu’il a récupérée en barque lors d’une inondation du Mississippi, le Vieux Père. Deux histoires de paradis perdu où la Femme est la tentatrice, le serpent diabolique qui fait sortir des rails ; deux histoires de destin biblique où ce que Dieu a écrit ne peut être transgressé.

Ce roman très américain, assez loin de nos conceptions du monde en Europe, est marqué de l’empreinte juive d’Ancien testament, une force qui vous dépasse, une obsession à l’amour qui vous emporte, des lois suprêmes qui s’appliquent, implacables. Il n’est pas pour moi parmi les meilleurs romans de Faulkner : trop messianique, trop névrosé, trop moralisateur.

Harry et Charlotte se veulent des êtres libres, animés seulement par l’amour ; l’argent ne compte pas, ni le métier qu’ils font, ni le regard social des autres. Sauf que la vie ne supporte pas l’insouciance ; lorsque l’enfant paraît (est sur le point de paraître), tout ce qui fait les nécessités de l’existence se révèle indispensable : l’argent, le métier et le regard social des autres. Médecin inachevé, Harry croit posséder la technique, mais agir sur qui l’on aime inhibe la raison professionnelle : il rate son avortement et fait mourir son amante. Il sera condamné par le peuple avant de l’être par le tribunal provincial, puis par Dieu dans l’au-delà probablement.

Le forçat, lors de la grande inondation du delta, a pour mission de prendre une barque pour aller récupérer les habitants réfugiés dans les arbres. Cette aventure, analogue à celle de l’existence, le fait errer, quasiment se noyer, recueillir une femme enceinte, faire du feu et récupérer de la nourriture pour le bébé – en bref « mener sa barque » pour passer l’épreuve. Tous survivent, mais lui, le grand forçat, n’aspire qu’à retrouver le paradis tranquille de sa vie recluse en pénitencier. Il se rend, accusé d’avoir tenté de s’évader, et en prend pour dix ans de plus.

ramer rockwell kent

« – Les femmes ! Font chier » fit le grand forçat. » Telle est la dernière phrase du livre, celle qui avoue combien le Serpent induit en tentation, combien Lilith fait perdre aux mâles toute raison, combien Faulkner a été tourmenté par sa femme et ses amantes à l’époque de l’écriture.

Harry a refusé la vie, le grand forçat l’a accueillie ; mais aucun des deux n’en veut. Ils sont trop bien entre hommes, en hôpital réglé comme un monastère ou en pénitencier sécurisé. Malgré la femme et la fornication, chacun aspire à retourner au ventre maternel où tout est réglé pour vous. Comme c’était mieux avant ! Quand aucune responsabilité n’exigeait d’eux la décision et le courage. La liberté est une prison ; la prison rend libre. C’est ce que clamait Sartre sous l’Occupation (ce chantre de l’Engagement qui ne fut « résistant » qu’à la toute dernière heure) ; c’est ce qu’ironisait George Orwell du modèle soviétique dans 1984 : la liberté c’est l’esclavage !

« Si je t’oublie, Jérusalem », chantaient les Hébreux dans les geôles et l’exil à Babylone, selon le Psaume 137. Faulkner avait voulu ce titre pour l’entrelacs des deux histoires sans rapports apparents, Les Palmiers sauvages et Le Vieux Père, mais l’éditeur américain a choisi initialement les palmiers. Il est vrai que l’arbre sec, obstinément tendu vers le soleil contre cyclones et inondations, est une métaphore du vieux Sud. Mais vouloir vivre obstinément, n’est-ce pas orgueil insupportable à la face de Dieu pour les croyants trop raides ? « Cela dépasse les bornes ! Il y a des règles, des limites ! À la fornication, à l’adultère, à l’avortement, au crime – et ce qu’il voulait dire était – À la part d’amour, de passion et de tragédie qui est accordée à chacun à moins de devenir comme Dieu Qui a souffert également tout ce que Satan a pu connaître » p.201 Pléiade.

Pas trop long malgré quelques longueurs, violemment misogyne malgré ses beaux caractères de femmes, ancré dans la boue sudiste comme dans l’âme rigide et donneuse de leçon de ses habitants, ce roman faulknérien en diable peut encore se lire, surtout pour comprendre tout ce qui nous sépare aujourd’hui de ces modernes Texans et sudistes, lecteurs de Bible.

William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem (The Wild Palms), 1939, Gallimard L’Imaginaire 2001, 364 pages, €9.90
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 3, Gallimard Pléiade, 2000, 1212 pages, €66.00

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Hommage à Jean-Louis Hussonnois

Jean-Louis Hussenois Montcuq 2005 08
Jean-Louis, blogueur émérite, vidéaste auxerrois, homme politique engagé à droite avec un humanisme radical de gauche, fondateur du SAMU de l’Yonne et médecin, est décédé d’une sale maladie à l’âge de 68 ans.

jean louis hussenois Montcuq 2005 08

C’était un ami et je lui dis ici tout ce que la pudeur empêche toujours un peu de dire. Je l’ai appelé pour la dernière fois en mars parce que je le savais atteint, mais il ne voulait pas que cela se sache ; nous avons parlé d’autre chose, notamment de politique.

jean louis hussenois bazoches 2006 08

Je l’ai rencontré comme beaucoup, pour la première fois à la réunion des blogs du monde.fr à Montcuq, en août 2005. Il était un peu notre mentor, de par son expérience et sa façon de parler avec tous. Nous avons dîné à Paris, il aimait ces réunions à quelques-uns où la conversation est riche.

jean louis hussenois 2005 11 Paris dîner blogs

Il restera dans mon souvenir comme le meilleur du net : quand les liens électroniques deviennent peu à peu des liens sociaux et d’amitié.

jean louis hussenois avec alain ternier bazoches 2006 08

Je présente toutes mes condoléances à sa famille de Bazoches, à ses amis d’Auxerre, à ses liens des blogs.

Et je dédie ces quelques photos à son grave souvenir.

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Vassili Axionov Une saga moscovite

vassili axionov une saga moscovite folio tome 1

 « Saga », ce terme venu de Scandinavie évoque une longue histoire, sur plusieurs générations, qui conte les ébats d’une famille dans son milieu et dans son époque. Tel est le titre, traduit directement du russe, de cet ouvrage de 1639 pages en deux volumes (Folio). Ne vous effrayez pas de l’épaisseur ! Ce roman se lit à longs traits, durant les soirs d’hiver ou les voyages en avion. L’écriture enlevée vous plonge dans l’histoire et vous captive très vite. Le romancier taille le patron d’une époque, il surfile à l’idéologie, il brode au petit point l’humanité.

Vassili Axionov, auteur russe, est né en 1932. Il avait 5 ans lorsque ses parents furent purgés par les tchékistes à la botte de Staline pour un déviationnisme quelconque, peut-être à base ethnique. L’idéal communiste déjà se perdait dans une soumission de moujik envers le nouveau tsar rouge. Sa mère s’appelait Evguénia Guinzbourg et ne fut libérée, avec son mari, qu’après la mort de l’Idole en 1953. Vassili avait alors 21 ans. Son affectivité frustrée lui avait fait entreprendre des études de médecine et ce n’est pas un hasard si le héros de la saga, Boris, est médecin général. En régime tyrannique, la médecine est un domaine « neutre » qui rapproche des autres et soigne sans a priori idéologique. On peut être un « idiot », mais un « idiot utile ».

A 28 ans, mais c’était sous Khrouchtchev, Vassili Axionov connaît la gloire immédiate avec un premier roman, Confrères, d’un ton impertinent, politiquement très incorrect, mais d’une liberté qu’aurait aimé Voltaire. Les temps n’étaient plus à la paranoïa cléricale de l’ex-séminariste pilleur de banques, ni même aux élucubrations de « l’éternellement vivant ». Ce terme, que l’on croirait voué au Dalaï Lama, s’appliquait à Lénine, prouvant, s’il en en était besoin, l’incurable naïveté des censeurs d’opium du peuple et la prodigieuse vitalité du peuple russe, capable de rire de ses maîtres sans pitié.

Une saga moscovite commence avec Staline et se termine avec Staline. 1924, Lénine meurt, le 21 janvier, après un Testament dans lequel il déconseille au Politburo de confier des tâches suprêmes à Staline, « trop rigide ». Lénine était un homme pratique (on disait à l’époque, pour faire intello, qu’il privilégiait « la praxis », ce qui est strictement la même chose mais faisait initié). Staline ne l’était pas, pratique, lui dont la lourdeur théorique n’avait d’égale que l’angoisse d’être supplanté par plus subtil que lui. L’Homme d’acier (surnom qu’il s’est choisi et traduction russe de stalin) n’aura de cesse d’éliminer tous ses rivaux potentiels, à commencer par Trotski, bien plus intelligent mais juif. Sa force sera de s’inféoder des non-intellectuels en leur donnant du pouvoir, au détriment de la construction efficace du socialisme. La Tcheka contrôle tout, les tchékistes « fonctionnent », ils obéissent aux ordres venus du centre. « La dictature, c’est moi », aurait pu dire Staline en paraphrasant Louis XIV (montrant ainsi comment il considérait « le prolétariat »).

La volonté de dominer engendre la paranoïa, le monde et les gens ne sont vus que par la théorie du Complot,  « qui n’est pas pleinement à ma botte est forcément contre moi ». Tout le monde est un « traître » un jour où l’autre, soit par sa naissance (« engeance de koulak », juif apatride, étranger donc espion), soit par ses prises de position (blanc, menchevik, trotskiste, zinoviéviste…), soit par son zèle (« tiède » ou, à l’inverse, « trop convaincu »). « Il n’y a rien entre le peuple et moi », pensait Staline, paraphrasant la nymphette en jean qui fit scandale outre-Atlantique en suggérant l’absence de décente culotte.

La « volonté générale » est celle d’un seul qui représente tout le monde. Au camp tous les autres, les « déviants », les non-clones sont considérés comme des « malades » à « rééduquer » ou des « vermines » à humilier et à dresser. Ainsi se bâtira le communisme : par le Plan d’en haut, réalisé par sélection des hommes « dignes d’en être », autour du Chef, et en « éliminant » tous les autres, qualifiés de parasites sociaux, surveillés par d’obtus et fidèles chiens de garde. La saga d’Axionov décrit superbement ces moments, au travers de personnages bien campés.

vassili axionov une saga moscovite folio tome 2

Boris Gradov, le pater familias de la saga, est chirurgien éminent : il sera préservé tant qu’il fermera sa gueule (le parler prol est encouragé, la Proletkult supplante toute culte à la Culture). Son fils aîné Nikita, brillant militaire devenu général, inquiète : au camp ! On ne l’en sortira par besoin que lorsque les panzers nazis menaceront Moscou et Leningrad et que le tyran « disparaîtra » une bonne semaine, mort de trouille, incertain de ce qu’il faut faire et planqué hors de Moscou. La fille cadette Nina, vivace et poétesse, ne doit qu’à sa beauté (et à ses complaisances successives) d’accompagner les voltes de la ligne. Son fils cadet Kirill, marxiste brûlant et convaincu depuis tout jeune, théorise trop : au camp ! Surtout après avoir sauvé un gamin de 7 ans victime de « dékoulakisation » administrative lors d’une inspection dans un village.

Le chapitre dix du premier tome, montre bien mieux que la sécheresse des livres d’histoire, le communisme en marche. Selon une théorie abstraite, des ordres venus d’en haut mettent en branle les « organes » afin de déplacer les pions. Tout un village est ainsi déporté en Sibérie ou abattu sur place suivant sa résistance, et ses vaches et volailles sovkhozizés aussi sec, entre les mains des serviles qui restent, de ceux dont le ressentiment pour incapacité était le plus fort. Outre le drame humain, outre le sadisme des bourreaux à qui, sur injonction centrale, tout est permis, on perçoit sans peine comment ces nouveaux sovkhozes, entre les mains des plus nuls, seront gérés à l’avenir.

Le lecteur sort de ce roman fleuve, une sorte de Guerre et Paix contemporaine, comme d’un tourbillon. Avec une haine pour toute forme de dictature « au nom » du peuple (alors que le peuple est interdit d’expression), avec une méfiance viscérale envers toute forme d’élitisme théorique, « historique » ou « scientifique » qui donnerait à ceux qui « savent » un pouvoir absolu (parce que « naturel ») sur le reste des hommes.

Le lecteur sort aussi de cette saga avec un profond amour pour les Russes, ce peuple chaleureux et courageux, fou de poésie même dans les pires circonstances (ces zeks qui regardent la lune, dans le froid sibérien…), pour ces gens capables d’amour contre toute raison, malgré la paranoïa, malgré les organes, malgré les camps, malgré l’athéisme ancré qui condamne tout espoir.

Lancez votre barque sur ce roman-fleuve, même vous, les anticapitalistes tentés par l’utopie marxiste, vous ne serez pas déçus. Quand l’abstraction commande, l’humain disparaît. De Staline à Outreau, des tchékistes au gang des barbares, de la bureaucratie soviétique à la bureaucratie de Pôle emploi, c’est toujours le même combat contre l’inhumanité qui recommence !

Vassili Axionov Une saga moscovite, 1992, Folio 1997, tome 1, 1031 pages, €11.69, tome 2, 608 pages, €9.50

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Stefan Zweig, Amok et autres nouvelles

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Zweig a l’art des salons : il captive par sa conversation. Les préliminaires sont parfois longs et tortueux pour situer l’histoire, l’ancrer dans la bienséance. Comment un Grantécrivain pourrait-il connaître tant de malades passionnés, rencontrer tant d’auteurs de turpitudes ? Ce procédé est un peu désuet, hérité du romantisme allemand. Mais une fois passé le cap des premières pages, l’auteur sait emporter le lecteur par son style. Il écrit fluide, il décrit les mouvements de l’âme, les conflits de morale.

Amok est probablement la plus aboutie des trois nouvelles recueillies en ce volume. Elle dit le choc de la passion et du devoir, la brutalité du civilisé redevenu sauvage pour avoir vécu des années au fin fond de la Malaisie. Un médecin colonial, Allemand méticuleux et bon chirurgien, est brusquement sorti de sa jungle par une impérieuse riche anglaise, enceinte de trois mois alors que son mari va rentrer d’un périple de presqu’un an. Elle veut ce qui est interdit par la religion, les convenances et le serment d’Hippocrate : avorter. Scandale dans la société bourgeoise de la monarchie austro-hongroise 1922 !

Elle propose de l’argent, mais l’orgueil du médecin se cabre. Il ne veut pas obéir à cette Madame, trop fortunée pour croire que rien ne peut lui résister ; il ne veut pas céder au regard impérieux qui ordonne, comme à un domestique. Pour qui donc se prend-t-elle, cette femelle qui a fauté, à exiger l’interdit pour son bon plaisir ? C’est donc par fierté masculine autant que médicale qu’il va refuser l’acte rémunéré ; il veut bien « aider un être humain » mais pas se faire acheter comme un serviteur. Pour cela, il ne demande qu’une chose : être aimé pour lui-même, donc se voir accorder les faveurs de l’amant. Le refus sec et orgueilleux de la matrone lui sera fatal. Tout comme son refus trop humain sera fatal au médecin.

Nous restons dans le romantisme incurable avec ce tragique moral : la passion comme le devoir, poussés à l’absolu, conduisent à la mort. L’amok est cette folie meurtrière qui transforme en Malaisie les humains en bêtes féroces. Ils vont en courant, l’écume aux lèvres, le kriss à la main, et poignardent tout être vivant qui se trouve sur leur passage. Seule une balle les arrête, ou l’épuisement final de la course. Ils sont comme drogués, hors d’eux-mêmes, saisis de folie. Zweig dépayse cette possession hors de l’Autriche-Hongrie tellement civilisée… mais la guerre de 14-18 qui venait alors de finir n’a-t-elle pas été un amok collectif qui a changé en bêtes les civilisés affrontés ?

Lettre d’une inconnue est le récit épistolaire d’une fille de 13 ans tombée amoureuse de son voisin, un jeune riche oisif. Elle fera tout pour se faire reconnaître et le séduire durant des années. La passion, ici encore absolue, va jusqu’au bout de son accomplissement. Le séducteur, jamais en mal de femmes durant sa jeunesse bien remplie, est un miroir de Stefan Zweig, érotomane obsédé. Il prend la jeune fille un soir comme il prend les autres, lestement, et ce n’est que des années plus tard qu’il reçoit cette lettre ; il ne se souvient même pas de la fille. Mais il lui a laissé un « cadeau » et elle l’en informe. Pas pour se plaindre ni réclamer, mais pour lui dire son amour absolu et son adieu éternel à la fois.

Ruelle au clair de lune (ou Rue du clair de lune), place dans le clair-obscur de la salle une étape de voyage à Boulogne-sur-Mer. L’auteur, qui attend son bateau, arpente les ruelles du port et se perd jusqu’à un bistrot où il découvre une scène pitoyable. Encore une fois la passion : celle d’un homme fou d’une femme. Celle-ci l’a quitté et est devenue pute. Lui la cherche de port en port pour la supplier de revenir, en une relation sadomasochiste mortifère. La nouvelle est publiée en juillet 1914, et ce n’est pas par hasard. Toute la société européenne joue la passion torturée. En ces temps de « commémoration » – trop bienveillante et nostalgique pour être honnête – prière de ne pas oublier ces bas-fonds qui conduisent à la guerre !

La passion est une plaie quand elle est débridée ; seule la volonté peut dompter les instincts, seule la raison peut tempérer la passion. L’un des trois ne va jamais sans les autres, mais l’humain ne reste humain que s’il sait mettre de l’ordre dans ses conflits internes. Qu’est-ce qui te fait homme ? Si la raison seulement te distingue des bêtes, alors fait de la raison le maître des passions et des instincts bruts !

Stefan Zweig, Amok – Lettre d’une inconnue – Ruelle au clair de lune, 1922, Livre de poche 1991, 190 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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