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A.J. Cronin, Les années d’illusion

Le roman le plus optimiste de l’auteur, qui met en scène son parcours favori, tiré de son expérience personnelle : comment un jeune écossais, travailleur méritant, parvient à devenir docteur en médecine malgré ses handicaps, sociaux et physiques.

Duncan Stirling a eu une poliomyélite à 12 ans qui lui a atrophié le bras gauche. Il a compensé en travaillant bien à l’école, toujours devant Euen Overton, le fils du hobereau. Mais il n’a pas comme lui l’avenir tout tracé. Son père, ancien secrétaire du conseil de la commune, a été viré pour cause d’alcoolisme il y a des années, et l’ambition de sa mère, qui a subvenu aux besoins du ménage, est qu’il reprenne la place une fois ses études finies. Mais le jeune garçon ne l’entend pas de cette oreille.

Il veut devenir médecin car il a le don de soigner. Pour cela, il lui faut obtenir une bourse, mais il y a des centaine de candidats pour trois lots seulement. Tant pis, il va oser, tenter sa chance. Malgré sa mère, à qui il désobéit et qui le bannit de la maison séance tenante, en vieille rigide d’un autre âge ; en dépit des moqueries d’Overton et de Margareth, la jeune fille qu’il aime et qui se laisse courtiser, tout en ne voyant, en pleine égoïste, que le fric et la position sociale. Duncan peut-il les lui assurer ? Moins qu’Overton. Donc… aucune chance. Le lecteur verra combien elle est punie.

Duncan part à pied à la ville, à plusieurs dizaines de kilomètres. Il couche dans un buisson, puis la pluie – inévitable en Écosse – se met à tomber et il échoue piteusement, complètement trempé, dans une grange où Jeanne, la fille du docteur du coin, le découvre et le convie à venir se sécher. Le vieux docteur lui trouve du caractère, il le loge et le nourrit, l’encourage pour la bourse.

Et le jeune homme va l’avoir, non sans affres et regrets des erreurs qu’il a pu faire aux examens. Il va pouvoir étudier la médecine, sa vocation. Comme il loge pas cher dans une minuscule chambre au-dessus du port, dans une famille de pêcheurs, il fait la rencontre d’Anna, venue d’Autriche exercer ici. Il découvre qu’elle est très connue et qu’elle a dû s’exiler, probablement à cause du nazisme qui monte et parce qu’elle est juive. Mais c’est une chirurgienne célèbre. Sous ses dehors froids et rationnels, elle encourage Duncan. Elle irait bien au-delà de l’amitié, malgré la différence d’âge, mais Duncan tient à sa Margareth.

Elle lui prouve cependant son amour par l’opération qu’elle tente sur son bras, en chirurgienne avertie. Il va enfin pouvoir en retrouver l’usage et cesser de se morfondre de ce handicap qui l’empêche d’agir naturellement et l’inhibe en société. Il devient docteur, il s’affirme, il fait des remplacements, il réussit des guérisons.

Mais le pacte faustien qu’il a signé avec Anna exige qu’il l’aide dans sa recherche ; ils forment un tandem parfait à la fondation Wallace. Le poste de directeur va se libérer et Anna pousse Duncan à être candidat. Il coiffera sur le poteau le don Juan imbu de lui-même et fat d’Overton et il fera du bon travail. Mais les circonstances – et le caractère du jeune homme – vont contrarier cette fausse ambition.

Duncan a toujours voulu soigner d’abord, la recherche en éprouvettes et statistiques passant ensuite. Le poste de directeur d’une clinique de recherche ne le satisfait pas ; il ne se présente pas au dîner de présentation où il doit se faire connaître des membres du conseil. Il part au contraire dans la montagne soigner le vieux docteur, écrasé sous un bâti de chantier du barrage hydroélectrique qui s’est effondré. Il a la colonne vertébrale cassée et on ne lui donne que quelques heures à vivre. Mais Duncan met toute sa science pour le sauver – et y parvient, gagnant le respect de tous.

Margareth, qu’il a cru aimer, n’est qu’une écervelée qui a préféré la richesse et la société et, deux ans plus tard, elle s’en repend. Son mari Euen Overton court les filles sans aucun respect pour elle et ses airs de mijaurée. Duncan, à qui elle fait de nouvelles avances, la repousse. Il va épouser Jeanne, la fille du vieux docteur, et reprendre sa mission de soigner les gens de la montagne. Il reste ami avec Anna, mais lui laisse la direction de la clinique et la recherche. Son bonheur est ailleurs, à sa place, là où il aime.

Leçon de l’ambition qui n’accomplit pas. Suivre sa voie vaut mieux que « réussir » socialement en n’étant point heureux. Ni l’argent, ni la célébrité, ne font le bonheur. On ne le trouve que dans l’accord avec soi-même, ses aspirations profondes et son milieu aimant. Un beau roman.

Ce roman a fait l’objet d’une série télévisée en 1977 par Pierre Matteuzzi.

Archibald Joseph Cronin, Les années d’illusion (The Valorous Years), Livre de poche 1956 réédité plusieurs fois, 256 pages, €8,40

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John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable

Un long roman américain sur le modèle de David Copperfield, retraçant la vie d’un orphelin. Sauf que cela se passe dans une ancienne scierie du Maine, lieu isolé nommé Saint Cloud’s par les habitants, où l’orphelinat fondé par le jeune docteur Wilbur Larch fait aussi office de clinique d’avortements clandestins. Les mères célibataires qui ont fauté, ont le choix entre mettre au monde et abandonner, ou interrompre la vie et laisser tomber : c’est l’œuvre de Dieu pour les orphelins, la part du diable pour les avortés. Pour le Dr Larch, la véritable part du diable est celle de la guerre, la boucherie de 14 qu’il a vue de ses yeux. Avoir ou refuser un enfant reste toujours l’œuvre de Dieu.

Une fois nés, les bébés sont affublés d’un prénom et d’un nom inventés, choisis par les infirmières. Ce pourquoi le garçon s’est prénommé Homer et que son nom est Wells. En général, les enfants trouvent une famille d’adoption dans leurs premières années, mais cela ne réussit pas à chaque fois. L’orphelinat les accueille toujours, s’ils sont rejetés ou malheureux. Ce fut le cas d’Homer, adopté quatre fois, et à chaque fois décalé dans sa nouvelle famille. La dernière, qui l’avait adopté lorsqu’il avait déjà 12 ans, était très sportive et le couple l’avait emmené camper dans la forêt. En se baignant entre deux cordes dans la rivière en crue, l’homme et la femme se sont trouvés emportés par un train d’arbres sciés en amont, et Homer a dû revenir sans famille « chez lui » – à l’orphelinat.

Une telle constance l’a fait rester, et le Dr Larch s’est pris pour lui d’une affection quasi paternelle. Lui demandant de « se rendre utile » dès l’âge de 13 ans, il lui a appris les gestes de l’accouchement, des rudiments de médecine, et même comment avorter une femme. Mais l’orphelin a toujours considéré l’interruption d’une grossesse avec une répugnance intime ; il a refusé d’opérer.

Un jour, une Cadillac décapotée blanche apporte un jeune couple encore au lycée, dont la fille a pris le ballon à cause d’une capote percée de façon perverse par celui qui les distribue libéralement. Le Dr Larch l’a avortée, tandis qu’Homer s’est pris d’affection pour la jeune fille aux poils pubiens blonds et légers, et pour son ami et presque fiancé Wally, fils de famille athlétique d’un domaine de pommes et de cidre. A 20 ans, après avoir fait ses classes sexuelles dès 14 ans avec la grosse Melony, l’aînée des filles orpheline, elle aussi inadoptable, Homer se fait recruter comme cueilleur de pommes et accueillir dans la famille de Wally et de Candy à Ocean View dans le Maine, près de la mer qu’il n’a jamais vue.

Il apprend à nager, à conduire, à cultiver les pommes, à réparer la mécanique ; il connaît enfin l’océan, le cinéma, la grande roue. Nous sommes dans les années 40, Wally part à la guerre accomplir son rêve de pilote ; il est descendu au-dessus de la Birmanie par les Japonais qui occupent le pays ; durant dix mois, il sera considéré comme « disparu » avant de réapparaître amaigri, handicapé et devenu stérile. En désespoir de cause Candy, qui aime autant l’un des garçons que l’autre, fait l’amour avec Homer et avec grand plaisir. Elle attend un enfant et Homer ne veut absolument pas qu’elle avorte, cette fois-ci. Ils partent à Saint Cloud’s pour accoucher et le bébé est prénommé Ange, masculin d’Angela, l’une des nurses qu’Homer a connu enfant. Sauf que Wally revient et que Candy ne peut que se marier avec lui ; elle l’avait promis. L’enfant Ange est alors élevé par ce couple à trois, « adopté » selon la version officielle pour obéir aux convenances. Mais Homer et Candy feront l’amour 270 fois en quinze ans, malgré le mariage officiel avec l’autre. C’est que les règles, c’est bien ; la réalité les fait transgresser souvent, pour motifs supérieurs. Ainsi le bonheur d’Ange et de Wally.

Le titre américain est plus explicite que le titre français. « Les règles de la maison de cidre » font référence au règlement administratif à destination des cueilleurs de pommes saisonniers. Il pose ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que ce soit pour des raisons de sécurité, de morale ou de relations sociales. Or les Noirs qui viennent chaque été sous la houlette de Monsieur Rose, expert à vous lacérer blouson et chemise d’un coup, sans toucher la peau, si vous le serrez de trop près, ont leurs propres règles – différentes de celles de Blancs. Homer comprend alors ce qu’un orphelin ne peut connaître : que tout est règle dans la société, qu’il s’agisse du travail, du flirt, du mariage, de la paternité. Monsieur Rose transgressera ses propres règles en versant du côté noir de l’inceste, ce qui obligera Homer à avorter sa fille Rose Rose pour ne pas qu’elle ne le tente elle-même et mette sa vie en danger.

Car « La convention n’est pas la morale », dit Charlotte Brontë citée en exergue. La morale est humaine, la convention est sociale. Entre les deux, la liberté de chacun. Par morale, Homer refuse d’avorter les femmes, de forcer sa compagne ou d’abandonner son enfant. Alors que les règles sociales, explicites ou implicites, pourraient le lui imposer selon la loi ou « par convenances ». Or la réalité des situations va les lui faire transgresser une à une, malgré lui : le décès à plus de 90 ans du Dr Larch l’obligera à offrir la liberté que ne permet toujours pas loi aux femmes de choisir si elles veulent prendre la responsabilité d’un enfant ou non ; il ne quittera le domicile « familial » avec Candy (et Wally) que lorsque Ange aura passé 15 ans, devenu aussi grand que son père et musclé comme Wally en sa jeunesse ; il lui fera passer le permis de conduire à 16 ans pour qu’il puisse choisir d’aller le voir à Saint Cloud’s quand il le veut. Car il lui a constamment marqué son amour, ce qui lui a manqué en tant qu’orphelin. Il y a des scènes banales mais touchantes entre père et fils adolescent dans le roman. Ange découvrira le pouvoir de raconter des histoires et deviendra – comme l’auteur – écrivain.

Irving est lui-même né hors mariage et son père adoptif était professeur d’obstétrique à Harvard, ce pourquoi il en connaît long sur le vagin, l’utérus et tous les organes de la reproduction. Mais il emporte le lecteur dans une obsession de la famille et ses personnages secondaires fourmillent, chacun agissant de façon excentrique. Toutes ces vies qui s’entrecroisent sont décrites avec bonne humeur et humour (qui est aussi une « humeur » particulière). C’est victorien et rabelaisien à la fois, avec ce côté entraînant d’homme d’action qui est le propre du romancier américain.

Un film réalisé par Lase Hallström a été tiré de ce roman-fleuve avec Tobey Maguire et Michael Caine, et a obtenu six Oscars du cinéma.

John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable (The Cider House Rules), 1985, Points Seuil 2014, 832 pages, €13,95

DVD L’œuvre de Dieu, la part du diable, Lasse Hallström, 1999, avec‎ Tobey Maguire, Charlize Theron, Delroy Lindo, Paul Rudd, Michael Caine, Buena Vista Home Entertainement 2003 (anglais VO et français doublé), 2h11, €32,49

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Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France 2

Si Fortune de France (chroniqué sur ce blog) a conté l’enfance de Pierre de Siorac, cadet du baron de Mespech, et de ses frères (et fait l’objet d’une série télé 2024), En nos vertes années conte son adolescence gonflée de vie et de tumulte. Né, comme on se ramentevoit (se souvient) le 28 mars 1551, Pierre n’a que 15 ans lorsqu’il est envoyé par son père à Montpellier, y apprendre en faculté la médecine. Il est accompagné de son demi-frère Samson du même âge que lui, et de son fidèle valet Miroul de trois ans plus âgé. Les trois compagnons entrent dans la belle ville du Languedoc en juin 1566.

Entre temps, que d’aventures ! Pierre n’a d’yeux que pour les garcelettes et les trousse à loisir quand leurs beaux yeux y consentent. Mais il ne les prend pas en soudard, aimant plutôt les envelopper de paroles et de compliments, tant il a appétit de leur chair fraîche et tendre. « Je le vois bien, c’est le piège que nous tend l’exquise beauté, en toutes ses parties, le corps de la femme. On cuide de se contenter de la rondeur d’un bras. Mais le bras qu’on vous abandonne, baisé et mignonné, l’appétit croît de sa nourriture même : il y faut tout » chapitre 10. Comme le jeune garçon est, à 15 ans, beau et bien fait, fort et courageux, elles consentent bien volontiers. Dès l’auberge de Toulouse, il doit besogner la soubrette puis l’aubergiste à la suite, en la verdeur de ses 15 ans.

Il est le chef de la troupe, son père en ayant décidé ainsi, Samson tenant les pécunes et Miroul surveillant ses excès, étant vite échauffé et de folle bravoure. Samson est un éphèbe grec, blond-roux bouclé et musclé comme une statue. Mais, élevé dès son âge tendre dans la religion réformée, il tient pour péché la chair et ne suit pas son frère bien-aimé Pierre en ses débordements. Celui-ci doit s’entremettre pour qu’il tombe amoureux de la belle Dame du Luc, Normande veuve en début de trentaine, qui fait pèlerinage à Rome en compagnie d’une troupe commandée par le baron de Caudebec. Samson est si beau que la dame en tombe raide ; elle ne tarde pas à l’initier aux plaisirs de la couche, Pierre intrigue pour cela, sans que le bienveillant et naïf Samson n’y touche. Il en a du remord car c’est péché pour la sainte religion, mais Pierre le convainc habilement que c’est péché bénin, Dieu nous ayant créé ainsi. La méchanceté est péché, pas l’amour. «Je sais qu’en lisant ceci d’aucuns vont aller sourcillant, me voyant tout entier à Vénus, et non content de courir moi-même le cotillon, d’en jeter un, et des plus ardents, dans le lit de Samson. Mais c’est la grande affection que j’avais de lui qui me fit faire cela, et tout autant, mon souci quasi paternel que l’être de Samson répondit à son apparence qui, certes, n’avait rien d’escouillé ni d’efféminé, car outre sa grande beauté, il était plus fort, robuste et musculeux qu’aucun fils de bonne mère en France, et c’était grande pitié, à mon sens, de voir ce bel étalon vivre comme nonne desséchée en cellule » chapitre trois.

Pierre se taille une réputation de vaillant capitaine en luttant contre les Caïmans qui écument les Cévennes, bandits de grand chemin qui rançonnent et qui tuent les voyageurs. Par ruse et stratégie, il défait la troupe, et le baron de Caudebec lui en sait gré, avant qu’il ne soupçonne qu’il soit huguenot. Ce que Pierre, par ruse, détourne en se confessant à la chevauchée à un moine sourd mais gourmand, auquel il baille un par un les gâteaux et tartelettes données par son aubergiste reconnaissante du plaisir qu’il lui a donné.

L’auteur, qui s’est documenté, nous fait découvrir l’état de la médecine en ce XVIe siècle de Rabelais et de Montaigne, laquelle consiste surtout à relire les Anciens en se méfiant de l’expérience et des dissections, condamnées par l’Église et à peine tolérées en faculté. Le trio loge chez Maître Sanche, un apothicaire marrane (juif faussement converti), chassé d’Espagne pour établir boutique de simples et de préparations dans Montpellier. Samson, voué initialement au droit, tombe en adoration devant cette profession, aimant par-dessus tout toucher aux remèdes plutôt qu’embarrassé à penser aux maladies. Ils font la connaissance de Fogacer, maigre et aux membres longs comme des pattes d’araignée, qui est Bachelier en médecine, tuteur des novices – et accessoirement sodomite.

Pierre, qui ne peut contenir sa crête haute, défie dès le jour de la rentrée des deuxièmes années qui veulent le chahuter malgré l’interdiction du Doyen, mais retourne la situation pour s’en faire des amis. C’est avec eux qu’il va déterrer deux cadavres dans un cimetière pour les disséquer, un orphelin de 8 ans mort de faim et une putain morte en couches, au logis d’un curé athée qui a écrit un libelle contre Dieu et le Diable, ne croyant ni à l’un, ni à l’autre. C’est dans ce cimetière sous la lune que Pierre est agrippée par une jeune folle, fille de sorcière et de sorcier brûlés pour cela, qui s’est fait prédire être engrossée à minuit par Belzébuth en cimetière. Pierre en profite, malgré lui, pour couvrir ses compagnons qui déterrent malgré les interdits. La fille lui happe sa semence, dont il espère qu’elle ne donnera pas naissance. Un peu plus tard, la fille sera brûlée pour blasphème et sorcellerie, tout comme le curé athée sera défroqué et brûlé lui aussi, moins pour ne pas croire que pour l’avoir écrit.

Dénoncé par le curé sous la torture, Pierre est obligé de se cacher, puis de fuir la ville au bout de quinze mois. Il a heureusement pris l’audace de faire la connaissance du vicomte de Joyeuse, père du magnifique petit garçon de 5 ans Anne de Joyeuse, qui fera sa gloire aux armées une fois adulte. Pierre a eu l’amabilité de donner au bel enfant des soldats de bois qu’il a fait sculpter par un caïman qui voulait l’’expédier, mais qu’il a sauvé, et ce jeu ravit tellement le garçonnet que son père en est tout ému et sa mère curieuse de faire sa connaissance. Pierre, en ses 15 ans, va donc conquérir l’esprit puis le cœur, enfin le corps de Madame de Joyeuse, la faisant vite se pâmer sous ses caresses manuelles et buccales, quasi nu sous son baldaquin, les suivantes renvoyées. Elle l’appelle son « petit cousin » pour une vague parenté de noblesse avec sa mère, née de Caumont. « Mon mignon, faites-moi cela que je veux », lui ordonne-t-elle sous les draps. Ce sont les Joyeuse qui recommandent Pierre aux Montcalm à Nîmes, pour qu’il aille avec son frère, le gentil Samson, et son valet fidèle, Miroul s’y mettrent au vert un moment.

Las ! C’est en cette année que les Protestants profitent des menaces des Catholiques, encouragée par la vipère changeante Catherine de Médicis, pour les attaquer dans les villes où ils ne sont pas assez nombreux, dont Montpellier et Nîmes. Pierre et sa suite se trouvent donc pris dans les Michelades de Nîmes, ce massacre de papistes opéré par les Huguenots, souvent convertis de fraîche date. Pierre en profite pour sauver l’évêque et le jeune frère de lait du capitaine huguenot. Il peut donc quitter Nîmes sain et sauf pour joindre le château de Barbentane, où Montcalm a pu se réfugier sur ses terres, avec sa femme et sa fille.

Mais d’autres Caïmans ont enlevé le trio, réclamant mille écus de rançon, avant de dépêcher les otages. Pierre de Siorac décide alors d’aller à leur recherche. Il s’adjoint des moines soldats d’une abbaye proche, plus l’intendant de Barbentane qui apportait la rançon, et maniant pistolet, arbalète, rapière, dague et arquebuse, réussit à occire tous les malfrats. Une fois au château, blessé au bras gauche, il fait l’objet de toute la reconnaissance de la famille et des soins attentifs des deux femmes. Il tombe amoureux de la fille unique, Angelina, qu’il séduit du plat de la langue en lui contant ses aventures, sans pousser physiquement ses avantages. Ils se promettent l’un à l’autre lorsque le père de Pierre et Samson, le baron de Mespech, vient les chercher en lourd équipage, en attendant des jours meilleurs.

Qu’il est bon de relire cette prose pleine de verdeur des années soixante-dix, qui chante l’adolescence et le plaisir en sus de l’étude et du combat, formant un homme complet ! Robert Merle nous a laissé un bain de jouvence dans ces livres d’aventures à la langue si mignonne du français qui se cherchait encore. Tous les aspects du temps sont abordés, de la condition des servantes à l’ingratitude des hommes, des plaisirs de la noblesse aux querelles de pensée, de l’avidité d’Église pour l’argent à la rude morale des soldats.

Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France tome 2, 1979, Livre de poche 1994, 667 pages, €10,68

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Robert Merle, Fortune de France

La 2 diffuse du 16 au 30 septembre une série tirée du roman qui retrace assez bien les péripéties de l’histoire. Robert Merle a en effet écrit à la fin des années 1970 toute une saga située au XVIe siècle durant les guerres de religion, reflet historique des rivalités et haines de la gauche et de la droite française dans ces années pré–Mitterrand.

Il s’agit de l’établissement d’un fils d’apothicaire devenu presque médecin à la faculté de Montpellier, mais forcé de quitter la ville juste avant la soutenance de sa thèse qui l’aurait fait docteur en titre, à cause d’un duel pour une fille, où il a tué un nobliau du coin. Jean de Siorac s’engage donc dans l’armée, où il va passer neuf ans, se faisant un ami pour la vie, Jean de Sauveterre de cinq ans plus âgé, avec qui, devant notaire, « ils s’adoptèrent mutuellement et se donnèrent l’un à l’autre tout leur bien présent et avenir ». Cette option du droit français existe toujours, on l’appelle la tontine.

Robert Merle a toujours été décalé, et il aime beaucoup surprendre. Cette façon originale de fonder une famille, où Jean se mariera à 29 ans tandis que l’autre Jean restera célibataire mais s’occupera aussi des enfants et du fief, n’est pas la seule.C’est ainsi que le jeune Pierre de Siorac dormira presque chaque nuit depuis l’âge de cinq ans avec la fille de sa nourrice, Hélix, de trois ans plus âgée que lui. Il s’initiera ainsi de façon douce et paisible aux gestes de l’amour et en gardera toute sa vie le goût des relations féminines. Autant dire que cet aspect des choses n’est pas vraiment repris dans la série télévisée familiale, attendant les 15 ans légaux pour s’y manifester. C’est que l’époque a changé entre les années 1970 et les années 2020. Pas en bien, les gens se sont repliés sur eux-mêmes et sont devenus peureux et frileux. Tant pis pour eux et pour la joie de vivre, comme pour l’optimisme du pays.

Car, en ces années de guerres de religion, l’optimisme régnait tout de même. L’auteur ne nous le fait ressentir presque à chaque page, tout malheur rebondissant en bonheur : des bandes de pillards armés que l’on réussit à détourner, des menées du seigneur voisin qui voudrait bien conquérir Mespech mais dont la fille tombe malade de la peste et qu’il implore Siorac, quasi médecin mais huguenot et ennemi, de la soigner en son château, du fils bâtard reconnu et élevé comme les autres, de la peste même qui sévit dans le pays et qu’une saine hygiène et une prophylaxie avisée permettent d’éviter, du jeune larron de 15 ans, Miroul (non repris dans la série TV) qui n’est pas pendu mais engagé sur les instances de Pierre qui, à 12 ans, l’a contré et garrotté.

Tout débute à la mort de François Ier en 1547, Jean de Siorac est revenu chevalier des guerres qu’il a menées avec les armées royales jusqu’à devenir capitaine d’une centaine d’hommes, tout comme son compagnon Sauveterre, blessé à la jambe et gardant boiterie. Les deux ont décidé d’acheter le château de Mespech près de Sarlat et des Eyzies en Périgord, laissé en déshérence. Jean de Siorac épouse Isabelle la catholique, la blonde de 15 ans, fille du chevalier de Caumont au château de Castelnau. Alors que lui-même tend, plutôt par raison et dégoût de la corruption de l’église, vers la religion prétendue réformée. Mais il doit compter avec la jalousie et les malheurs du temps, comme avec son épouse qui reste ardemment catholique, obéissante au pape, à l’Église, en dévotion devant la Vierge Marie et les superstitions des médailles et des saints. Cette prudence, dans la lignée de Montaigne (qui a 12 ans au début du roman) se combine avec « l’affabilité périgourdine » pour faire surnager la famille dans les tourments du siècle.

Jean de Siorac aura trois enfants vivants de sa femme Isabelle, plus un quatrième avec une bergère du village voisin où son père et son grand-père avaient des terres et un cinquième avec la chambrière de son épouse décédée, Fanchou. Il y aura donc François l’aîné, brun, prudent et même couard, trois ans plus tard Pierre le narrateur, blond châtain fougueux et généreux qui ressemble tant à son père, une semaine après lui Samson, le bâtard blond cuivré reconnu faute d’être légitimé, Catherine la blonde petite dernière, que la série oublie volontairement, tout comme le petit dernier, David de Siorac, que Jean a eu de Fanchon. Pierre et Samson sont très proches, frères-amis comme jumeaux, tandis que François est trop imbu de lui-même et mélancolique d’un amour impossible avec Diane, la fille du méchant seigneur voisin guérie de la peste.

Les épreuves ne manquent pas, depuis une nouvelle guerre fomentée par Henri II contre les Anglais, où le chevalier de Siorac revient avec le titre de baron, les attaques des brigands tziganes chassés d’Espagne dont Sauveterre négocie le départ après une attaque manquée, la haine du puissant voisin, baron lui aussi, et la peste qui dépeuple la contrée. Mais c’est surtout l’inquisition catholique, exigée par le successeur d’Henri II puis par « la marchande » Catherine de Médicis, qui jette périodiquement les catholiques contre les protestants, engendrant en retour l’intolérance des protestants contre les catholiques. Les rois sont faibles, les prétendants au trône agitent la religion pour acquérir le pouvoir tout comme des Mélenchon agitent la « démocratie » pour assurer leur emprise sur les faibles et crédules « socialistes ».

Pierre de Siorac a 4 ans lorsqu’il se ramentevoit ses souvenirs, et presque 15 ans à la fin du premier tome lorsqu’il chevauche, avec son frère Samson et Miroul son domestique, vers Montpellier où il doit faire médecine tandis que Samson fera droit. L’auteur dit dans sa préface qu’il ne savait pas si poursuivrait cette histoire, il a passé en fait tout le reste de sa vie à accumuler les tomes jusqu’au treizième, que la mort a interrompu mais que son fils a terminé pour lui. Je ne sais si la série TV se poursuivra en diverses saisons, mais ce serait avec bonheur.

Car il faut (re)lire la série Fortune de France, le livre étant plus plaisant que le film tant il abonde en mots savoureux (affiquets, bec jaune, branler, sotte caillette, calel, clabauder, fétot, rire à,gueule bec, lachère, niquedouille, ococouler, paillarder, pasquil, pensamor, picanier, la picorée, pimplocher, ribaude, tympaniser, vaunéant…) – sans que cela gène la lecture. Tant cela abonde en scènes attendrissantes ou édifiantes, amour du père pour ses enfants, de « l’oncle » Sauveterre pour la terre et pour ses « neveux », réflexions de raison, encouragées par la religion réformée, à penser par soi-même et à établir son jugement sur l’équité et le bon sens. « Je le croyais alors [à 13 ans] et je le crois toujours : il n’est point d’autre mûrissement que la franche appréhension par l’esprit de ce que nous faisons et subissons ». A méditer par nos politiciens, trop volontiers démagogues, en 2024 comme en 1977. Ou encore : « ramentevez-vous ce que disait Calvin : ‘ Or et argent sont bonnes créatures quand on les met à bon usage » – cela pour les patrons avares de profits et les fonctionnaires dépensiers de l’argent public sans vision de long terme. La scène de la découverte de la médaille léguée par sa mère au cou de son fils Pierre, qu’il voit tout nu après l’effort aux côtés de son frère Samson à 12 ans, en lui faisant jurer de la porter toujours, est bien plus forte que l’ersatz reproduit en série ; de même que l’histoire du quartier de bœuf conduit aux portes de Sarlat fermées par la peste est bien plus gaillarde et plus drôle.

Les années soixante-dix étaient encore optimistes envers la vie et l’amour débordait dans la vie de tous les jours. Le roman est plein de cet érotisme diffus qui fait admirer les tétons des belles nourrices, coucher « nus en leur natureté » les garçons au plus fort de l’été, éveiller l’intérêt des maîtres pour les jeunes filles et encourager le mariage des soldats employés au château en les établissant, qui dans une carrière de pierres, qui au moulin, qui en bergerie. « La guerre civile, la famine, la peste » étaient les maux du temps de Catherine de Médicis et de son roi de 11 ans Charles IX, mais n’empêchaient pas les Français de se mettre au travail pour tout constamment rebâtir.

Curieusement, ces maux sont les nôtres, toutes proportions gardées : la peste a été le Covid, la famine l’inflation due à la guerre coloniale russe en Ukraine, la guerre civile les menées des mélenchonistes avides de tout détruire. Mais rares sont les hommes de bonne volonté pour se remettre au travail, ce ne sont que chamailleries de cour et egos démesurés qui se haussent du col pour devenir roi à la place du roi. Lequel apparaît comme un faux intelligent, trop raisonneur pour être complet, moins soucieux du bien du pays tel qu’il est que de l’épure réformée qu’il s’en fait.

Robert Merle, Fortune de France, 1977, Livre de poche 1994, 505 pages, €9,70

DVD Fortune de France, avec Nicolas Duvauchelle, Lucie Debay, Ophélie Bau, Louis Durant, David Ayala, série France 2 en 6 épisodes de Christopher Thomson, France Télévision 2024, 5h12, €19,99

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Christian Jacq, La pyramide assassinée et la suite

Christian Jacq, docteur en Sorbonne en 1979 sur les rites funéraires égyptiens sous la direction de Jean Leclant, a été séduit – comme moi – à 13 ans par le pays des Pharaons. Son voyage de noces, à 17 ans, fut pour ce pays dont il était tombé amoureux. Écrivain un temps de romans policiers, il décide de lier ses deux passions en donnant naissance au juge Pazair, 21 ans, dont le nom et l’obstination sonnent comme panzer, et qui connaîtra une ascension fulgurante dans sa charge jusqu’à devenir, dans le dernier tome, vizir d’Égypte.

Les critiques (qui n’ont en général rien écrit) ont beau gloser sur le style pauvre, le vocabulaire limité et l’aspect feuilleton des livres de Christian Jacq, le succès est venu – donc la jalousie des impuissants. Pour ma part, j’aime ces romans délassants où l’auteur vous emmène dans un autre monde. Non, ce n’était « pas mieux avant », c’était différent. L’humanité reste régie par les mêmes vices et les mêmes vertus, quelles que soient les civilisations et les âges : l’argent, le pouvoir, le sexe. La vanité n’a jamais de limites, mais la conscience de soi non plus. Pazair est un « petit juge » (comme on disait dans les années 90 de parution, en Italie anti-mafia comme en France Mitterrand). Il est intègre, rigoureux, fervent serviteur de la Loi.

En Égypte antique, c’est la loi de Maât, la déesse de l’harmonie cosmique, de la rectitude (ou conduite morale), de l’ordre et de l’équilibre du monde, de l’équité, de la paix, de la vérité et de la justice. Fille de Rê le dieu solaire, elle rectifie le chaos toujours possible et assure l’équilibre du monde et des humains. C’est une femme. Elle veut que le monde soit en concorde. Christian Jacq nous fait vivre in vivo cette foi dans la raison et l’ordre neutre de la loi. Il incarne les personnages et nous les rend vivants. Même s’il ne s’agit pas de reconstitution scientifique mais d’une transposition romanesque, tout lecteur pourra sentir l’Égypte ancienne, sa vie quotidienne, ses maladies et ses remèdes, la façon de concevoir le monde. Ce n’est déjà pas si mal. La science s’étiole de trop rester dans la froideur des labos. Pour faire aimer la discipline, rien de mieux que de solliciter les imaginations – en sachant bien qu’il s’agit de roman.

Tout commence dans le premier tome par le viol de la pyramide de Khéops, proche du Sphinx. Cinq conjurés, dont une femme, assassinent les gardes et pénètrent dans le passage secret qui mène à la Grande Pyramide. Là vient se régénérer le Pharaon, « en absorbant la puissance née de la pierre et de la forme de l’édifice. » Là se trouvent les objets symboles de la légitimité du roi : le masque d’or de la momie, le collier et le scarabée, l’herminette en fer céleste (de météorite), la coudée en or et – le principal – un petit étui contenant le testament des dieux. Un texte qu’il doit montrer au peuple lors de son jubilé.

Par leur vol délibéré, les conspirateurs font à Ramsès II la promesse du chaos. Le vieux médecin Banir est chargé par la Cour d’une mission : trouver le juge adéquat au tribunal de Memphis, la grande cité du nord où réside Pharaon. Il se rend dans son village près de Thèbes où officie le jeune juge Pazair qu’il connait et lui confie la charge. « Assez grand, plutôt mince, les cheveux châtains, le front large et haut, les yeux verts teintés de marron, le regard vif, Pazair impressionnait par son sérieux ; ni la colère, ni les pleurs, ni la séduction ne le troublaient. Il écoutait, scrutait, cherchait, et ne formulait sa pensée qu’au terme de longues et patientes investigations. Au village, on s’étonnait parfois de tant de rigueur, mais on se félicitait de son amour de la vérité et de son aptitude à régler les conflits. Beaucoup le craignaient, sachant qu’il excluait la compromission et se montrait peu enclin à l’indulgence ; mais aucune de ces décisions n’avait été remise en cause » tome 1 p.18.

Monté à la capitale, le petit juge va devoir signer une demande de non-lieu pour la disparition de cinq gardes, mais il ne trouve pas les causes des décès. Il va donc enquêter, et mettre le pied dans un nid de frelons où chacun se tient par la barbichette, ment à loisir et s’éclipse derrière la paperasse. Il révèle peu à peu un vaste complot qui unit des hommes de pouvoir et d’influence dont le général Asher, la princesse hittite Hattousa l’une des épouses de Pharaon, le chef de la police Mentmosé, le gros transporteur Dénès et sa femme ambitieuse Nénophar, le dentiste de la cour Qadash, le chimiste métallurgiste Chéchi qui cherche à fondre le fer céleste pour en faire des armes invincibles – et « l’avaleur d’ombre », un tueur mystérieux mandaté par eux, qui va tenter plusieurs fois d’éliminer le juge trop obstiné.

Comme aide, outre son maître Branir (qui finira assassiné), son ami aventureux et musclé Souti (qui tuera le général Asher), la belle Néféret qui apprend la médecine et devient son épouse puis médecin-chef de la Cour, le jardinier Kani qu’il a réhabilité et qui devient grand-prêtre du temple de Karnak, le policier nubien Kem et son babouin policier, et ses animaux, le chien Brave et l’âne Vent du Nord. Quant à l’entrepreneur Bel-Tran qui organise l’intendance du palais, est-il un vrai ami ?

Le juge Pazair sera déporté dans un bagne mais parviendra à s’enfuir. Innocenté, il poursuivra son enquête grâce au vieux vizir Bagey l’incorruptible, mettra en cause le général Asher qui fuira vers la Libye, et le chef de la police qui sera révoqué. A la fin du premier tome, il est réputé mort. Mais ce n’était qu’un faux. Meurtres, enlèvements et corruption se multiplient mais Pazair, devenu à la fin du second tome vizir d’Égypte, défie le ministre des Finances dont le but est de renverser Ramsès le Grand pour prendre le pouvoir et se gorger de richesses.

Une belle suite d’aventures à rebondissements, écrites sans temps mort et avec le découpage habituel des thrillers modernes, mais en ménageant des tranches de vie détaillées sur l’Égypte antique, ses maisons, sa cuisine, ses médicaments et ses techniques. De quoi passer de bons moments.

Christian Jacq, La pyramide assassinée – Le juge d’Égypte 1, 1993, Pocket 2001, 416 pages, €7,70

Christian Jacq, La loi du désert – Le juge d’Égypte 2, 2001, Pocket 1994, 416 pages, €7,70

Christian Jacq, La justice du vizir – Le juge d’Egypte 3, Pocket 2001, 384 pages, €7,70

Christian Jacq, Le juge d’Égypte – l’intégrale, coffret Pocket 2011, €24,99

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Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses

L’auteur écrit un roman social pour son temps sur l’amour, le cancer, l’euthanasie, le deuil – et la religion. Cela fait beaucoup pour un seul texte et la fin est ratée, le dernier chapitre part dans un délire chrétien un peu niais avec petit garçon atteint, refus de soulager sa souffrance par un excès de morphine, « prière » à Dieu au lieu d’être à ses côtés et de l’accompagner sur la fin – et vœu exaucé : Dieu tue le gamin. Il ne souffre plus. Le pire dans l’espoir bébête est cette nouvelle annoncée : « Cancer vaincu. Sérum efficace à 95 % ». Quant on voit que, 66 ans plus tard, « le » cancer n’est toujours pas vaincu mais seulement certains cancers circonscrits, on se dit que la foi de l’auteur est celle du charbonnier et qu’il n’est pas humain de propager une telle fausse nouvelle.

Hors ce dernier chapitre, il s’agit d’un bon roman, bien écrit, avec passion et prenant. Il est tiré d’un témoignage vécu de Sorana Gurian, son Récit d’un combat publié en 1956.

Jeanne et Jean sont jeunes – le prénom Jean signifie jeune ; il désigne le junior de l’équipe du Christ. Jeanne aime Jean, qui l’adore. Il n’ont pu avoir d’enfant et leur amour est devenu fusionnel. Lui est un ancien résistant envoyé dans les camps d’où il s’en est sorti. Pas croyant, il est généreux et humain. Elle, est petite fille, attirée par la protection du grand corps nu dans son lit. Elle voudrait adopter un garçon et le couple est allé à l’Assistance voir le petit Yves-Marie, 3 ans. L’adoption était plus facile en ces années où l’État ne se mêlait pas encore de tout et où la prolifération des bureaux n’avait pas généré cette avalanche de normes et de contrôles – d’ailleurs peu efficaces, comme en témoignent les « ratés » des services sociaux ces dernières années. Les bureaux fonctionnent entre eux et pour eux, générant leurs propres règles et ne faisant leur métier que pour les appliquer, peu concernés par les véritables individus à qui elles sont destinées. Mais à chaque fois, Jean recule devant l’engagement, ou Jeanne ne se sent pas prête. Le petit Yves sera leur grand regret.

Jusqu’à ce qu’un jour, une douleur, un nodule sous le sein, alerte Jeanne que quelque chose ne va pas. Mais elle le dénie et n’ose pas consulter, ni même en parler avec son mari. Elle a peur et joue l’autruche à la tête dans le sable. Lorsqu’elle se résout enfin à demander conseil, c’est à un rebouteux – la science avec sa vérité l’effraie trop – attitude très catholique de préférer l’illusion à la vérité. Ne pas vouloir savoir et prier est l’attitude soumise de ces années-là. Mais « il est plus tard que tu ne penses » et le cancer, cette maladie du siècle, n’attend pas. Il se développe et ronge, indifférent aux émotions. Lorsque l’opération, par « le meilleur » chirurgien (on dit toujours ça) a lieu, il est trop tard. Jeanne ne gagne qu’un répit de quelques mois avant que les métastases ne se répandent et qu’il n’y ait plus rien à faire.

Désormais, la douleur sera permanente, avec ses hauts et ses bas. L’époque n’était pas tendre avec la souffrance. Elle était considérée comme un mal nécessaire, une volonté de Dieu. L’auteur ne nous passe rien de l’exemple du Christ et de son calvaire, sur l’Expiation, sur l’Offrande à Dieu et autres billevesées destinées aux malades laissés pour compte de la médecine qui ne peut pas tout (au contraire de la foi). Mais le mal est de pire en pire, Jeanne souffre tellement qu’elle se replie sur elle-même, en vient à haïr les vivants, y compris Jean, qui en est désespéré. Elle tente de mettre fin elle-même à ses jours en avalant un tube entier de Gardénal ; c’est Jean qui la sauve en la faisant vomir en attendant les médecins.

Mais la souffrance persiste, augmente. Jeanne n’est pas heureuse d’avoir été sauvée et son frère Bruno, prêtre, se demande si Jean n’aurait pas dû la laisser mourir. Les mois se passent, au total la maladie aura duré deux ans. Il n’y a plus rien à faire, seulement atteindre la fin. Mais elle tarde, le cancer tourmente. Jean finit par obtenir une ordonnance de morphine avec les doses à ne pas dépasser. A un paroxysme de douleur de Jeanne, un soir, Jean répond par huit ampoules de morphine au lieu de deux. Elle le supplie des yeux, trace le signe de la croix sur son front ; elle veut en finir. Il ne fait qu’agir sous son emprise : elle dit oui.

Elle meurt donc et, avec elle, sa souffrance indicible. Bruno le petit frère et prêtre comprend. Le médecin ne dit rien. Chacun sait combien Jean aimait Jeanne et que c’était la délivrer que d’agir ainsi.

Mais la conscience coupable du catholique tourmente le jeune homme, ambiance de société malgré son manque de foi personnelle. Trois mois plus tard, il veut se « confesser » au procureur de la République qui, au vu des faits et de la loi, ne peut que poursuivre. Il y a procès, moins de Jean lui-même que de l’euthanasie. L’auteur détaille les arguments juridiques, philosophiques et moraux des partisans de l’une et de l’autre partie. Un thème qui reste d’actualité même si l’on a voulu avec la loi Léonetti le « en même temps » de ne pas donner la mort mais d’assurer une fin sans douleur. La réductio at hitlerum (l’accusation massue de nazisme) n’est pas oubliée, comme quoi elle n’est pas une invention des réseaux sociaux comme aiment à le croire les milléniums narcissiques. Mais le jury populaire tranche : non coupable. Jean n’a fait qu’agir selon la volonté de la malade, sans préméditation, avec la charité de l’amour qu’il lui portait.

Gilbert Cesbron est un écrivain catholique et le fait savoir – un peu trop. Nous sommes dans le sentimentalisme sulpicien, l’amour inconditionnel, la préférence pour les illusion consolatrices face à la vérité, les affres de la conscience coupable et la souffrance rédemptrice, le monde meilleur… ailleurs. Signe des temps, le roman a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Ironie divine ? L’auteur sera lui-même, vingt ans plus tard, atteint d’un cancer incurable et décédera en 1979 à 66 ans.

Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses, 1958, J’ai lu 1975, 305 pages, €5,11, e-book Kindle €5,99

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Édouard Philippe, Des lieux qui disent

Un mauvais titre pour un assez bon livre. Un titre trop technocrate, dans le prolongement Des hommes qui lisent, publié en 2017 et que je n’ai pas lu. Édouard Philippe y parlait des livres qui l’ont construit, tandis qu’il parle ici des lieux qui lui donnent un lien intime et politique avec la France : l’école Michelet, le port du Havre, Notre-Dame, le monastère de la Verne, l’hôpital Charles Nicolle, le Palais Royal. Pourquoi un mauvais titre ? Parce qu’il est à la forme passive, comme résignée, dans la ligne des « soignants, sachants, enfeignants, gouvernants et autres gnangnans… » Des lieux « qui disent » comme s’ils pouvaient parler, affirmant en quelque sorte une fatalité, une raison des choses. Comme si ces pseudo-raisons existaient…

Alors que c’est plutôt la volonté politique que promeut l’ancien premier ministre et probable candidat à une future présidentielle, avec son parti Horizon. Un « combat », écrit-il, sous trois formes : pour la survie de la démocratie libérale, parlementaire, de l’État de droit et de l’économie de marché ; pour répondre à l’urgence climatique par-delà les slogans et les yakas, dont le danger serait « d’interdire » plutôt que de faire évoluer ; pour une France puissance dans l’Europe.

Cinq thèmes pour exposer ce combat : apprendre (l’école), aménager (les infrastructures industrielles et de transport pour relier), soigner (les problèmes de l’hôpital et de la médecine libérale), juger (du Conseil d’État dont Philippe est membre au tribunaux locaux, à la politisation de l’École de la magistrature et à l’entre-soi du corps érigé en forteresse par méfiance envers tous), espérer (sinon par la foi religieuse, du moins par la promotion d’une foi républicaine des Lumières, laïque et désireuse de progrès). L’ordre des priorités est probablement choisi ainsi – car on ne peut tout faire, tout réformer, tout rebâtir d’un seul coup en quelques années. Sauf que rien ne peut réussir sans la foi en sa mission, et que le dernier chapitre est peut-être à placer en premier.

Mais l’ex-chef de gouvernement candidat aux affaires est un homme prudent, élevé dans un milieu de profs qui savent ce que veut dire négocier avec une classe hétérogène, des parents d’élèves exigeants et irascibles, une administration lourde et lente qui ne veut pas de vagues. Édouard Philippe écrit avec la plume sur des œufs, sans cesse à nuancer, à excuser, à rendre hommage avant d’avancer une – toute petite – critique. Les chapitres sont écrits sur le même plan : un souvenir personnel, un peu d’histoire du sujet, des chiffres actualisés, quelques citations littéraires – et un constat d’évidence qui appelle des solutions raisonnables d’évidence… sur le long terme.

Rien de révolutionnaire ni de neuf mais, pour le candidat qui se présente comme « un bon généraliste » p.178, mais l’appel à donner des libertés et à favoriser l’initiative locale décentralisée pour s’adapter au terrain et aux problèmes (le contraire d’Emmanuel Macron qui veut tout centraliser à l’Élysée, peut-on lire en filigrane). Et l’affirmation tranquille du réformisme à poursuivre (comme Emmanuel Macron mais avec une méthode différente, peut-on toujours lire entre les lignes). Et, bien-sûr, il existe ce réformisme ! depuis des années en France, sous plusieurs gouvernements de bords différents, ce qu’on dit par convention impossible aux Gaulois réfractaires. Preuves à l’appui.

Sa méthode ? Le « sérieux » – contrairement aux bouffons des va-Nupes qui font le clown à l’Assemblée au lieu de débattre des vrais problèmes, des écolos opposés sur tout (et même entre eux) au lieu de se préoccuper de l’intérêt général et des compromis nécessaires à toute action politique concrète, des excités populistes du yaka pour qui tout est simple. « Toute ma vie m’a conduit à dire et à penser qu’il était possible de changer les choses pour autant que la démocratie soit prise au sérieux et que nos institutions soient respectées. (…) Le sérieux, c’est l’idée simple qui veut qu’en maîtrisant complètement les règles du jeu, en les appliquant avec constance et cohérence, sans jamais chercher à biaiser avec elle mais en comprenant ce qu’elles permettent, il soit possible de réussir » p.295. Autrement dit un président qui préside et un premier ministre qui gouverne – selon la Constitution – pas un mélange des genres. Un style en peu lourd pour affirmer une conviction que le travail sur les choses et avec les gens permet seul d’analyser les problèmes et de trouver des solutions. Telle est son « ancre », « à la fois symbole de la maîtrise de son destin et de l’aspiration à l’aventure » p.77.

Avec deux références adolescentes : Mendès-France et Blum. Sur le premier, « L’exigence morale le courage intellectuel la rigueur politique du juriste engagé en politique » p.182 ; sur le second, « Un charme supplémentaire : la silhouette d’un dandy critique d’art, la figure d’un haut fonctionnaire brillant et inventif, (…) le dreyfusard convaincu et combattant, l’écrivain que j’admirais (…). Et puis il y avait l’homme politique, au caractère trempé mais jamais dénué de doute, qui marque l’histoire » p.183. Des modèles à suivre.

Un constat lucide, qui ne se veut pas désabusé, des maux qui traversent la société française :

  • « Qui pourrait dire aujourd’hui que l’école en France forme de bons républicains  ? qui sait encore ce que cela peut vouloir dire  ? » p.28.
  • « L’effort de redressement de la Nation [Philippe y met une majuscule] passe par des incarnations physiques, et les grands travaux d’infrastructures, parce qu’ils reposent sur l’idée de l’intérêt général, du long terme et d’une certaine forme de grandeur, incarnent cette volonté » p.101.
  • « Nombre de médecins. Ils sont en 2023 environ 226 000. En 2000, ils étaient 200 000 ; en 1980 environ 100 000. (…) Qui rappelle qu’entre 1980 et 2023, le nombre de médecins a augmenté de 120% ? » p. 137. Il n’en manque pas, ils sont seulement mal répartis et, comme nombre de profs ne sont pas devant des classes, nombre de médecins jouent les fonctionnaires dans les instances.
  • « La plus grande fragilité de notre pays face à l’obscurantisme intellectuel et la violente remise en cause de nos principes ne tient pas aux dispositions législatives qui reconnaissent la liberté de pensée et de culte ni à celles qui imposent à l’état une neutralité complète. C’est l’absence de perspective de notre société, l’indigence de notre stratégie nationale, la faiblesse idéologique actuelle de notre modèle républicain qu’il faut à la fois déplorer et craindre, car elle laisse la place aux prédicateurs d’un autre modèle de société » p.266.

Quelques pages sur ses maladies – pas graves ni contagieuses – le vitiligo (p.170) qui lui blanchit la barbe et l’alopécie (p.172) qui lui ôte cheveux et sourcils. Tout cela change son apparence et, comme il est un homme public soumis au regard scrutateur des citoyens et des médias comme des autres politiciens, il veut s’en expliquer.

Au total un livre étape pour se présenter en tant qu’homme et citoyen, pour se définir comme politicien réformiste engagé au service du pays. Facile à lire, parfois un peu fastidieux comme un rapport d’énarque, mais avec quelques moments d’émotion sur Notre-Dame qui brûle ou le sens de la prière dans un monastère à 14 ans, lui qui s’est éloigné de la foi religieuse. Un intéressant constat argumenté sur les principaux problèmes dont nous abreuvent les médias (école, transports, justice, hôpital, islamisme) sans toujours approfondir.

Édouard Philippe, Des lieux qui disent, 2023, JC Lattès, 313 pages, €21,90 e-book Kindle €15,99

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La guerre est un mauvais moyen, dit Montaigne

Le chapitre XXIII du Livre II des Essais compare les États à des organismes, sujets à la maladie ou à trop de santé, et nécessitant les mêmes moyens qu’emploie la médecine. « Les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous » (on dirait « fanent » aujourd’hui). Et dans « les États souvent malades, a-t-on accoutumé d’user de diverses sortes de purgation. »

Elles se révèlent de trois sortes : purger le pays de ses éléments indésirables, le saigner d’un surplus de jeunesse, fomenter une guerre pour maintenir les turbulences en haleine.

« Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. » Ainsi les Juifs d’Espagne, chassés par les rois très catholiques, et les protestants de France, bannis par d’autres rois très catholiques. Ou des Juifs encore, pogromisés en Russie, qui se sont amassés en Europe centrale avant d’être pris entre les deux feux du communisme et du nazisme dans les « terres de sang » des historiens du XXe siècle. Notons aussi que les « immigrés » en Europe se trouvent exilés de leurs divers pays pour cause de guerre, de répression politique, d’intolérance religieuse ou, en Amérique latine, de famine (de pain ou de liberté) et sont ainsi en état de « décharger leur pays » – volontairement ou non. A l’inverse, les extrême-droites européennes rêvent d’une décharge à l’envers, de donner congé aux familles indésirables.

Les États trop sains, regorgeant de jeunesse, envoient coloniser d’autres terres et conquérir d’autres lieux. Ainsi firent les Romains, puis les barbares des invasions, avant les Mongols et les Blancs explorateurs suivis de leurs missionnaires évangélisateurs. « Ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres ; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large. » Ou les pays du Maghreb, dégorgeant leurs jeunes sans qu’il y ait un emploi pour eux, ou les pays d’Afrique noire qui font des petits à gogo tout en maintenant la tutelle des vieux politiciens corrompus, ce qui alimente le désir d’ailleurs comme une source dont le bassin déborde.

Mais il est pire… Les États « parfois aussi, ont à escient nourri des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oisiveté, mère de corruption, ne leur apportât quelque pire inconvénient (suit une citation de Juvénal) mais aussi pour servir de saignée à leur république et éventer un peu la chaleur trop véhémente de leur jeunesse, écourter et éclaircir le branchage de cette tige foisonnant en trop de gaillardise. » Toutes les dictatures ont agi ainsi : Napoléon 1er pour calmer la Révolution, Napoléon III après la révolution de 1848, le fascisme mussolinien, le nazisme hitlérien, le soviétisme botté de Staline à Brejnev, l’Argentine de la dictature avec la guerre des Malouines, l’Irak saddamite contre le Koweït – et bien-sûr Poutine, depuis vingt ans au pouvoir et qui compte bien y rester. Contesté à l’intérieur après une dernière présidentielle peu convaincante, rien de mieux que la guerre pour resserrer les rangs, emprisonner les dissidents et assurer l’Ordre intérieur. La Turquie d’Erdogan est tentée de faire de même contre les Kurdes (en attendant la Grèce?) et la Chine de Xi, contesté lui-même pour sa politique erratique du Covid, contre Taïwan. Montaigne cite en son temps Edouard III d’Angleterre qui a exclu la Bretagne du traité de Brétigny afin d’y conserver la possibilité de faire la guerre.

« Mais je ne crois pas que Dieu favorisât une si injuste entreprise, d’offenser et quereller autrui pour notre commodité », se récrie Montaigne. Preuve que si, l’histoire en est pleine : soit Dieu s’en fout, soit il n’existe pas. Et c’est alors « la faiblesse de notre condition [qui] nous pousse souvent à cette nécessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » Lycurgue fit s’enivrer les hilotes pour servir d’exemple repoussoir à ses Spartiates. De leur côté, « les Romains dressaient le peuple à la vaillance et au mépris des dangers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combattaient, détaillaient et entretuaient en leur présence. » La « soif de sang » n’a pas de borne ; une fois commencée, elle pousse au pire, la jeunesse d’abord, soi-disant fragile, et « les filles même », déplore Montaigne. Il cite Prudence dans Contre Symmaque : « à chaque coup elle se dresse ; / elle est aux anges chaque fois que le vainqueur / enfonce son glaive dans la gorge ; / et cette vierge timide tourne le pouce / pour que meure celui qui est à terre. » Qui a pensé, dans un moment d’égarement, que la féminisation des sociétés les rendraient plus pacifiques, plus apaisées ? Au contraire… L’égalité des sexes pousse à la virilisation des femmes et à masculiniser un peu plus les hommes. D’où la violence qui monte, le culte du muscle, de l’action. D’où Trump et Poutine – entre autres – et la bénévolente Marine Le Pen qui pousse à l’hystérie un Zemmour.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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Tiare Tahiti

Il est la fleur symbole de Tahiti. Tous ceux qui ont eu l’opportunité de débarquer à l’aéroport de Tahiti Faa’a, d’être attendu par de la famille, des amis ou les agents de voyage, ont tous été « couronné à la Tahitienne » avec au minimum un collier de tiare Tahiti, après avoir reçu une fleur de tiare lors de leur entrée sur le sol de la Polynésie.

collier de tiare tahiti

Tiare, en langue tahitienne, veut dire fleur. C’est cette fleur symbole (Gardenia taitensis) qui n’a pour nom que le mot « fleur » ! C’est un arbuste florissant que l’on retrouve dans le Pacifique insulaire. Il fleurit toute l’année et permet ainsi une disponibilité permanente.

L’utilisation de cette fleur a ses codes : portée sur l’oreille gauche, côté du cœur, elle signifie que la personne est prise ! Portée à droite, elle signifie que la personne est disponible. Portée des deux côtés à la fois, cela indique qu’elle est marié(e) mais malgré tout disponible… Enfin portée à l’arrière, cela signifie disponible « immédiatement ».

La fleur a entre 5 et 8 pétales, elle est stérile, privée de ses insectes pollinisateurs. Cette plante considérée comme indigène est certainement originaire de Micronésie. Selon son stade de maturité, elle porte dix noms. D’après la mythologie polynésienne, les 4 premiers boutons qui sont encore fermés appartiennent aux dieux : Oteo le premier appartient au Dieu Taaroa, le créateur du monde. Umoa le deuxième bouton appartient au Dieu Atea, le créateur de l’espace et de la tiare. Umatatea le troisième bouton appartient au Dieu Tane, dieu de la beauté. Umoa Tea le quatrième bouton appartient à Hina, la déesse de la lune.

Ses propriétés médicinales sont nombreuses. La plante est très utilisée en médecine traditionnelle polynésienne : la feuille contre les convulsions et coups de soleil ; les boutons floraux pour soigner les traumatismes, les douleurs hépatiques, les hémorroïdes, la fatigue, la lymphangite, l’asthme, les névralgies, et certaines hémorragies ; les fleurs à peine écloses sont réputées efficaces pour les plaies infectées ; les fleurs épanouies interviennent dans la bronchite, l’otorrhée et la cirrhose du foie.

monoi de tiare tahiti

Pour fabriquer le fameux monoï, on cueille à l’aube les boutons avec leurs tiges, ces tiges très odorantes qui contiennent le pollen. On casse les fleurs et on les mélange avec du coco râpé dans lequel on ajoute quelques abdomens de bernard-l’hermite pour accélérer la fermentation du coco. Ce mélange, légèrement brun, est exposé pendant quelques jours au soleil. On récupère l’huile petit à petit pour remplir des bouteilles en verre qu’on laisse reposer de 6 mois à un an.

Produit cosmétique polynésien reconnu, cette huile sert à oindre les bébés tahitiens ; appliquée sur la peau elle confère un bronzage doré et prévient des piqûres de moustiques ; les Tahitiennes l’utilisent depuis toujours en baume pour les cheveux.

Pour ne pas manquer de fleurs de tiare, le laboratoire de cosmétologie de Papara vient de planter ses propres tiares Tahiti. Cette nouvelle plantation, sur une superficie de 15 000 m² non loin du laboratoire, est destinée à éviter l’insuffisance en fleurs et pourra permettre d’approvisionner le laboratoire. Il doit à tout prix éviter la rupture de fleurs. Or, suite au projet de construction d’un hôtel sur la zone d’Atimaono (le golf de Tahiti), un couple qui cultive la tiare Tahiti sur un terrain loué au Territoire devrait cesser ces activités. Leur production représentait 25% de la totalité des tiares Tahiti livrées au laboratoire ! La plantation nouvelle du laboratoire s’intègrera dans l’actuelle « route du monoï ».

tiare tahiti en bouton

En Polynésie française, les deux tiers des plantes endémiques sont menacés. On fait quoi ? On pleure, on se lamente et puis, plus rien. Sont en danger critique l’Apetahia raiateensis – en tahitien tiare ‘apetahi -, Le Tauvolfia nukuhivensis, en marquisien  tu’eiaro -, le Pacifigeron rapensis, le Cyrtandra elizabethae.

Le Tiare ‘apetahi survit exclusivement sur trois hauts plateaux volcaniques de l’île de Raiatea (Iles sous le vent). Il est le symbole de la flore endémique menacée de Polynésie française. La beauté de cette fleur lui a valu une cueillette excessive depuis des lustres. Ce sont les rats, les cochons sauvages, les plantes introduites et un champignon pathogène qui sont cependant ses principaux ennemis. La lutte pour le sauver est inégale. Malgré une dératisation mensuelle, le renforcement par plantation, la lutte contre les principale plantes envahissantes… Personne n’ose avancer un pronostic tant la lutte est inégale.

Le tu’eiao, lui, est marquisien, de Nuku Hiva et Ua Huka. Cette espèce ne se développe que dans les forêts sèches des terres désertes sur les pentes externes des volcans jusqu’à 700m d’altitude. Son écorce est encore régulièrement utilisée dans la pharmacopée marquisienne. Depuis 2006, plusieurs pieds ont été mis au repos, on tente une multiplication en pépinière, et on croise les doigts ou on prie.

Le Pacifigeron rapensis est originaire de Rapa (Archipel des Australes) ; il mesure de 10 à 50 cm de haut et n’est visible qu’au sommet du Mont Perau (650 m), sur les crêtes et les fortes pentes exposées. Cette plante a des feuilles coriaces et deux types de fleurs jaunes au centre et blanches à la périphérie. Elle est victime du surpâturage des ongulés herbivores en liberté, chèvres, chevaux et bovins, des feux et des plantes introduites envahissantes.

Le Cyrtandra elizabethae est uniquement connu à Raivavae et Rurutu (Archipel des Australes). C’est un arbuste de 2 à 5 m de haut, possédant de grandes fleurs blanches très odorantes. Il est présent en forêt humide de moyenne altitude, en bordure de rivière. Ses fruits, baies charnues de forme ovale et de couleur ovale étaient consommés par des oiseaux endémiques. Ces oiseaux endémiques disparus, le surpâturage par les chèvres en liberté, l’invasion des plantes introduites et les feux ont considérablement réduit son habitat.

Le Sesbania coccinea, en paumotu ‘Ofai, Kofai, Faifai, pousse sur les sols sableux des atolls. Ses fleurs orange et rouge chamarrées de jaune décorent les chevelures des Paumotu, et ses tiges droites sont utilisées pour confectionner les manches des javelots. Malgré une protection depuis 2006, cette espèce a disparu de plusieurs atolls.

Il s’avère de plus en plus difficile de garder cette flore endémique.

Hiata de Tahiti

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Emmanuel Carrère, L’Adversaire

emmanuel carrere l adversaire
« Si tout se passe bien, il sortira en 2015, âgé de soixante et un ans », dit l’auteur p.202. Cela après une description plate et événementielle d’un quintuple crime (au moins), celui de ses parents, puis de sa femme et de ses deux enfants. Ce n’est pas l’auteur qui parle, mais Jean-Claude Romand. Pourquoi diable Carrère a-t-il été se fourrer dans cette galère ?

Se sent-il en empathie avec le personnage de grand dépressif, débonnaire et menteur invétéré, fondateur dix-huit ans durant d’une double vie aussi étanche que grandiloquente ? Ses problèmes personnels sont-ils si profonds qu’il se passionne pour les pédophiles (La classe de neige) et les tueurs (L’adversaire) ? Quelle est cette fêlure intime autour de laquelle il tourne sans jamais y entrer autrement que par des « exemples » pris dans la réalité ?

Jean-Claude Romans était un mignon petit garçon des montagnes du Jura, enfant unique assez solitaire et peu viril mais intelligent. Il a réussi le concours d’entrée en médecine mais a calé – sans raison – sur une seule épreuve en deuxième année. Il n’a pas échoué : il ne s’est pas présenté. De cet événement fondateur, aboulie procrastinante, date tout un échafaudage de fantasmes et de mensonges qui vont durer deux décennies. Il laisse croire qu’il a réussi, puis qu’il a obtenu son diplôme, qu’il est embauché par l’OMS à Genève, qu’il poursuit des recherches de pointe. De quoi vit-il ? D’escroqueries sur ses proches, parents, amis ou relations. Ils lui confient des sommes qu’il va placer au noir en Suisse, soi-disant. Il les utilise en fait pour faire vivre sa famille, l’épouse très catho qu’il a fini par convaincre de l’épouser, et ses deux petits, fille et fils.

daniel auteuil dans l adversairePlus le temps passe, plus il peut se faire prendre. Va-t-il avouer, dans une catharsis qui le libérerait ? Pas du tout : il ne vit qu’en virtuel, plus beau, grand et fort qu’en vrai. Il est incapable de rester dans le réel, malgré les apparences. Pourquoi personne n’a-t-il rien vu ? D’une part parce le milieu bobo bien-pensant, catholique en médecine, est très conformiste sous une apparence obligeante : leur star est Kouchner, ce qui en dit long sur le vide intellectuel de ces bourgeois. D’autre part, parce qu’au fond tout le monde préfère croire que savoir, faire confiance naïvement plutôt que chercher à connaître. Romand le sent : à qui manque-t-il lorsqu’il se trouve seul ? À personne. Ce pourquoi il s’invente une agression jeune homme, une grave maladie ensuite, un poste dont l’importance le fait se déplacer loin et souvent adulte, une amitié avec le fameux Bernard Kouchner « vu à la télé »…

Lui n’est rien, son personnage est tout. Ce n’est que lorsqu’il est acculé qu’il désire tout effacer : ses parents qui l’ont vu naître et grandir, son épouse à qui il a toujours menti sur tout, ses enfants qui ne le verraient plus du même œil. Le 9 janvier 1993, à son domicile de Prévessin-Moëns, route Bellevue, il tue…

Jean-Claude Romand est-il intéressant ? Pas le moins du monde. S’il agite l’empathie popu, c’est par quelque fascination morbide pour la mort et la psychologie de tueur. Ou par christianisme dévoyé qui « pardonne » aux plus grands criminels pour se donner bonne conscience, « les discours angéliques sur l’infinie miséricorde du Seigneur » cités p.216. Emmanuel Carrère aurait pu développer cet angle, mais non. Il n’y a aucun moment littéraire dans cette écriture plate, dans ce compte-rendu presque administratif d’un cas. Nous sommes loin de Stendhal dans Le rouge et le noir, roman issu lui aussi d’un fait divers !

jean claude romand

Malgré ses « doutes » et son « opinion », distillés au long du livre, il n’effectue aucune analyse psychologique du personnage, il s’en tient aux faits comme un vulgaire juriste. Cela donne un ton glacé, mais ne s’élève jamais du ras de dossier. Peut-être Emmanuel Carrère, une fois la soixantaine venue, une kyrielle de longs articles de gare semblables à celui-ci écrits et publiés, ses propres enfants élevés, ce qui remet beaucoup de choses à leur place, pourra-t-il écrire un « vrai » roman et se tailler une place dans la littérature ?

Dans cet opus de deux cents pages, vite lu et aussi vite jeté, il en est loin. Ça plaît parce que c’est court à lire entre deux stations de RER ou un périple en métro. Parce que c’est facile à suivre – le fluide réduit à 300 mots. Parce que le voyeurisme du fait divers est éternel chez les liseuses qui se croient cultivées, bien que ce criminel ne soit justement pas l’un des nôtres mais un mystère social. Et parce que la mode fait qu’on « doit » avoir lu le fils de sa mère (Hélène Carrère d’Encausse) qui cause si bien à la télé. Mais franchement, où a-t-on vu qu’un biopic à l’américaine produise autre chose qu’un scénario de film ?

Emmanuel Carrère, L’Adversaire, 2000, Folio 2002, 221 pages, €6.40
Film DVD L’Adversaire de Daniel Auteuil avec Daniel Auteuil, Géraldine Pailhas, François Cluzet, StudioCanal, €13.00

La véritable histoire de Jean-Claude Romand:

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Michel Leiris, Frêle bruit – La règle du jeu 4

michel leiris frele bruit

La vieillesse est un naufrage… Michel Leiris, 75 ans, reprend 10 ans après la suite de sa tentative de se connaître par le langage. Fibrille avait vu l’écroulement de cette utopie, couplée à celle du maoïsme, chacun retombant dans ses ornières humaines, trop humaines. Frêle bruit ne peut s’empêcher de prendre la suite.

Son projet envolé, Leiris ne publie plus que des fragments, expérimentation maniaque et volontiers obsessionnelle de dire et encore dire, de vouloir expliquer et encore expliquer, sans jamais aller au but. 146 séquences a-chronologiques purgent les fiches inutilisées jusqu’ici. Cette forme brève est issue des restes, mais aussi de la peur de ne jamais finir ce work in progress qu’est l’existence quand on veut la raconter. Elle se veut justifiée en même temps par l’exigence de rapidité de la révolution, sur l’exemple qu’offre Cuba, autre « idéal » avant qu’il ne s’aligne sur l’URSS exploiteuse en 1968, lors de l’invasion « populaire » de la Tchécoslovaquie…

Trop tourmenté de désobéir aux Commandements du catéchisme d’enfance, Michel, « à cause de quoi, suivi par l’idée du péché même si je crois m’être délié, je ne suis presque jamais parvenu à ce triomphe sur quelque front que ce soit, amour, action pure, littérature » p.930 Pléiade. Il est perclus d’angoisses, de velléités jamais réalisées faute d’oser sortir de lui-même, de grandes idées généreuses surtout pas mises en œuvres au détriment de son petit confort. Le type même du bourgeois révolutionnaire (cet oxymore !), du parisien né dans le 16ème et habitant depuis la guerre dans le 6ème, suivant la mode intello par facilité – « de gauche » donc puisque ça se fait – mais vivant en VIP, fonctionnaire nanti. « Rien que d’assez banal, malgré la mixture poésie, ethnographie et souci du progrès social », avoue-t-il p.918.

Phrases interminables, confuses, alambiquées, faute de savoir clairement que dire ; attention aux petits détails infimes mais noyés dans les parenthèses, incises, subordonnées, retours en arrière, scrupules ; peur d’avouer, de décrire, de dire le monde tel qu’il est. Suicidaire au fond, depuis sa jeunesse, jamais en accord avec lui-même, regrettant d’être né, d’être de son milieu, d’avoir eu un père vulgaire, de s’être branlé à deux entre garçons, d’avoir fantasmé sur les cocottes durant la Grande guerre, de… « Une bonne action en tout cas pouvait s’inscrire sur son bilan : la non action qui consiste à ne pas avoir d’enfants. Abstention dont à ces moments-là il osait être fier (…) de se flatter de n’avoir pas collaboré » p.972. C’est assez minable comme justification, assez triste aussi, comme si donner la vie était péché, « participer » au monde une erreur.

Le grand naufrage de notre civilisation se voit ici dans l’âme d’un être trop sensible à la culpabilité d’avoir rendu esclave, colonisé, exploité, appauvri le grand nombre, suscité deux guerres mondiales – comme si l’avers de la médaille n’était pas digne aussi d’être cité : libération des Lumières, exploration des mondes et des planètes, progrès de la médecine, de la santé et de l’agriculture, confort industriel, élévation globale du niveau de vie et de l’espérance de vie depuis deux siècles… Le monde ici-bas n’est pas le monde platonicien de l’Idéal (cette conviction chrétienne et marxiste inculquée à la génération Leiris), mais le monde en demi-teinte où bien et mal sont mêlés (après Nietzsche, Marx et Freud). « Autre tache possible : souhaiter que la Révolution progresse et s’étende, alors que pratiquement on ne fait rien ou à peu près rien pour hâter, chez soi, son déclenchement. (…) Inutile d’argumenter, je suis marqué par cette tache, signe entre autres du grave hiatus ouvert en moi entre façon de se représenter le monde et façon de s’y comporter » p.892. Péché toujours, contre l’Utopie, l’Idéal, les Idées pures. Péché imaginaire de ne pas être parfait alors que l’on n’est pas dieu ; péché de la conscience coupable, ce poison chrétien repris par le communisme pour déstabiliser les puissants, les dominants – et prendre leur place. Péché que Nietzsche a dénoncé et décortiqué, libérant enfin la philosophie pour penser autrement – mais que Leiris n’a jamais compris (voir ce qu’il en dit maladroitement p.829, partant de biais vers le sexe et « la Nietzschéenne », roman vulgaire dont la couverture pute l’avait fait fantasmer).

michel leiris photo nb

Nous avons droits aux rêves, à des listes, des poèmes, aux segments de voyages, aux comptes-rendus d’opéras, aux évocations de sexe, aux problèmes de chiens, à la description de l’hôtel Idéal, de son appartement croulant sous les livres pas lus ou de son bureau au sous-sol du musée de l’Homme. Michel Leiris parle de lui en disant « je » puis « il », sans raison. Cela pourrait être ciselé, intéressant, mais se trouve englué dans la glose, le remord, les repentirs de vocabulaire. Quelques perles surnagent, comme ces Allemands brûlés vifs quai des Grands Augustins en 1945, sous ses fenêtres, ou la description de sa journée à la campagne avec le chien, le jour de la mort de Picasso p.929. J’avoue avoir pris le mode lecture rapide sur nombre de morceaux tant m’ennuie ce genre de diarrhée verbale à prétention littéraire. Certes, Leiris n’est pas un poseur, mais il réussit à « faire chiant », comme le préconisait Édouard Balladur à ses hauts-fonctionnaires, lorsqu’il voulait faire passer un texte sans que personne ne le lise jusqu’au bout.

Leiris en est conscient, il l’avoue, et faute avouée est à moitié pardonnée. Il étale son être coincé, malheureux, déprimé : il est lui et cela le rachète. Il a au moins un riche vocabulaire français, ce qui devient rare de nos jours. « … Mais – coquetterie, pharisaïsme ? – j’étale une rigueur sourcilleuse quant à un juste emploi des temps du verbe, j’érige en cas de conscience d’infimes problèmes d’expression, jouant au pur qui ne veut se souiller d’aucune inexactitude je passe des heures à les résoudre et je m’abstiens d’aborder la vraie question. Comme s’il était une fin en soi, dont je ne pourrais me déprendre, je dépense jour sur jour à étoffer et fignoler ce récit déjà trop ornementé, le fourbissant, le redressant, le truffant de considérations qui souvent brouillent l’horizon plus qu’elles ne l’élargissent ! » p.919.

Bien content d’en avoir fini avec cette personnalité qui me déplaît, et avec ce pavé qui s’enfonce dans le sirupeux ennui des phrases sans cause ni verbe.

Michel Leiris, Frêle bruit – La règle du jeu 4, 1976, Gallimard l’Imaginaire 1992, 406 pages, €10.50
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50

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Mythomanie sur l’enfant

Enfance : « Période de la vie humaine qui s’étend depuis la naissance jusque vers la septième année et, dans le langage général, un peu au-delà, jusqu’à treize ou quatorze ans » (Littré). On le voit, la langue française a suivi les mœurs, qui faisaient de « l’âge de raison » (7 ans) la fin de l’enfance jusqu’au XVIIIe siècle. Dès cet âge, les enfants pouvaient donc travailler : aux champs, puis au siècle suivant en usine ou dans les mines.

Le prolongement « un peu au-delà » est né vers la fin du XIXe siècle, lorsque les progrès de la médecine, le romantisme des sentiments puis les balbutiements de la psychanalyse (qui a commencé avant Freud), ont rendu précieux le petit d’homme. La baisse de la mortalité infantile a développé la pédiatrie, cette médecine spécifique aux enfants. La préoccupation des émotions a engendré la pédagogie, depuis l’Émile de Rousseau jusqu’aux collèges de Jésuites. Enfin la psychanalyse a démontré l’empreinte de l’enfance sur l’adulte. L’âge scolaire obligatoire a été repoussé jusqu’à 12, 14 puis 16 ans.

sexe et ennui gamin

Pour le système social, on est « enfant » jusque vers cet âge, en tirant bien le concept. C’est ainsi que les journalistes, toujours dans le vent, appellent « enfant » (mâle ou femelle) tout mineur qui a subi des abus sexuels, mais n’hésite pas à qualifier « d’adolescent » le gamin de 10 ans qui sauve sa petite sœur du feu… Même si l’après 68 a baissé l’âge de la majorité (pour raisons pénales et sexuelles), l’enfance dure longtemps au XXIe siècle.

gamins amoureux

Loin de considérer, comme Littré toujours, ce gardien de la langue, que l’enfance est aussi, au figuré, un « état de puérilité prolongé dans le reste de la vie », la société actuelle sacralise l’enfant jusqu’à en faire un mythe. « Ce qui tient de l’enfance dans le raisonnement ou l’action » (définition Littré de la puérilité) est valorisé au-delà de toute mesure. Non seulement le jeunisme sévit jusque dans l’âge chenu, mais l’esprit d’enfance représente une sorte de paradis perdu, d’accord avec soi au présent, d’idéal pour l’avenir. La foule sentimentale en devient bête.

paradis enfantin freres et soeur

Ni la maturité, ni la virilité, ni la responsabilité ne sont plus valorisées. Au contraire, la spontanéité, l’éternel présent, l’affection exigée, le plaisir tout de suite, la fausse innocence – sont des requis de la société puérile dans les pays développés. Peter Pan a fait des émules et le Petit Prince apparaît comme le plus grand des philosophes. Quant à ceux qui ne croient pas à l’innocence des enfants, ils sont chassés comme jadis les sorcières, comme vilains pédophiles.

innocence enfantine

Je suis le premier à m’attendrir sur les enfants, à aimer observer leurs jeux et à baigner dans leur joie. Mais je suis aussi attentif à ce qu’ils sont : des êtres immatures et pas finis dont les angoisses peuvent être profondes (angoisse d’abandon, angoisse de ne pas être aimé, angoisse de ne pas réussir, de ne pas avoir d’amis, de ne pas apparaître bogoss ou sexy, d’être persécuté ou racketté, de subir la honte…). Les parents gagas n’aident pas leurs enfants à grandir, s’ils les essentialisent en mythe éternel. L’enfance est un état qui est fait pour être surmonté. Pères trop protecteurs et mères castratrices sont, selon la psychanalyse, les principales causes des pathologies mentales adultes. La difficulté d’être de chaque enfant est réelle, malgré les apparences ; ce n’est que par un environnement stable, des rapports affectifs de confiance et des encouragements à toute entreprise qu’ils peuvent avancer dans la vie. Être béat devant eux et minimiser la moindre difficulté ne les aide pas. L’enfant est une personne, pas un objet : ni objet décoratif pour parents narcissiques, ni peluche de substitution pour carences affectives, ni objet sexuel pour adulte pervers immature. L’enfant est une personne, mais en devenir – pas un adulte en réduction.

besoin de papa

Pourquoi cette sacralisation récente de l’enfant ? Marcel Gauchet, philosophe qui s’est beaucoup penché sur l’éducation, a une théorie sur le sujet. Il l’expose dans la revue qu’il dirige, Le Débat n°183 de janvier 2015. Pour lui, l’enfant est aujourd’hui celui du désir, du privé, de l’égalité de l’idéal du moi, et même une utopie politique !

desir d enfant

  • Enfant du désir, il est vœu intime et projet parental, les géniteurs s’investissent (souvent à deux, parfois seuls) dans leurs petits ; ils les ont voulus, attendus, désirés. Au risque d’être déçus parce qu’ils sont eux-mêmes et pas le projet parental idéal.
  • Enfant du privé, car il fait famille aujourd’hui : la transformation des liens familiaux (concubinage, divorces, recomposition, compagnonnage de même sexe) fait que c’est l’enfant qui fait la famille et non plus la famille qui accueille l’enfant.

famille petits blonds

  • Enfant de l’égalité, car reconnu comme une personne, parfois au danger de l’écart de maturité ; certes, l’enfant est égal en dignité, mais il n’est pas mûr pour se débrouiller tout seul et a besoin des adultes et de la société pour devenir lui-même – il ne doit donc pas « faire la loi » ni être traité en enfant-roi. De cheptel voué à l’héritage sous l’autorité absolue du pater familias à la poupée égoïste post-68, il y a inversion des contraires. Un plus juste milieu serait de mise.
  • Enfant comme idéal du moi, dans la lignée du jeunisme et de la révérence envers tout ce qui est d’enfance (spontanéité, joie, faculté de s’émerveiller, curiosité sans limites, exigence de vérité…) ; chaque adulte se voudrait un enfant éternel, libre de soucis et de responsabilités, apte à être en accord immédiat avec le monde, sans état d’âme – au risque de se jeter dans les bras d’un Big Brother qui promet la société harmonieuse, ou du dirigeant (mâle ou femelle) qui se poserait en père du peuple ou en mère de la nation, les dispensant de penser et de prendre une quelconque part aux décisions de la cité.

couple ados 13 ans

  • Enfant comme utopie politique car l’enfance est l’avenir – sauf qu’il doit devenir adulte avant d’accoucher du futur ; la société des individus croit naïvement à l’autoconstruction, comme une fleur qui s’ouvre, alors que la vie est un combat qu’il faut mener : les petits d’hommes n’entrent pas tout armés comme des abeilles ou des fourmis, leur programme génétique les laisse plus libres, ils doivent apprendre et expérimenter pour faire surgir leur intelligence et autres qualités – seuls les adultes peuvent les y aider, cela ne se fait jamais tout seul.

L’enfance est un âge joli et émouvant ; l’infantilisme est cependant ce qui guette la société qui place l’enfant sur un piédestal. Les petits êtres doivent être aimés, protégés et éduqués pour qu’ils deviennent, à leur tour, adultes. Ce n’est pas en niant la différence entre enfance et maturité qu’ils pourront grandir.

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David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité

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David Le Breton nous offre, dans cette étude de 1990, une étude de l’homme via son corps. Ce fil conducteur est un miroir de la société car toute existence est corporelle. Le corps est une construction symbolique bien avant d’être une réalité en soi.

Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos.

Durant le Carnaval, les corps se mêlent en un tout sans tabou, portant la communauté charnelle à l’incandescence ; « tout est permis », impossible de se tenir à l’écart de la ferveur populaire dont on est. La mêlée confuse se moque de tout, des usages, des préceptes et de la religion. Le corps rabelaisien est de ce type « populaire », prémoderne : grotesque, débordant de vitalité, toujours prêt à se mêler à la foule, buvant, bouffant, rotant, pétant, riant (« le rire est le propre de l’homme »). Ce corps-là est indiscernable de ses semblables, ouvert, en contact avec la terre et avec les étoiles, transgressant toutes limites. Ce corps populaire vante tout ce qui ouvre vers l’univers, les orifices où il pénètre, les protubérances qui le frottent : bouche bée, vit raide, seins dressés, gros ventre, nez allumé… Le corps déborde, vit dans la plénitude accouplement, grossesse, bien-manger, besoins naturels. Tout cet inverse qui fait « honte » à la société bourgeoise dont la discipline est le maître-mot.

bacchus rabelaisien

Pour les Chrétiens, l’âme s’en détachait déjà, mais le corps devait renaître intact au Jugement Dernier. D’où le long tabou qui a jeté l’anathème sur toute dissection. L’ère moderne a commencé avec l’anatomie et l’historien du moyen-âge Jacques Le Goff souligne combien les professions « de sang », barbiers, bouchers, bourreaux, sont méprisés. La dissection transgressait le tabou religieux mais faisait avancer la médecine comme le savoir. Le médecin se gardait bien d’ailleurs de toucher au sang, laissant cette impure besogne au barbier. Il gardait la plus grande distance possible entre le corps malade et le savoir médecin (voir Molière).

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La philosophie individualiste, retrouvée des Grecs à la Renaissance et poussée par les marchands qui voyageaient hors des étroites communautés, a « inventé » le visage, miroir de l’âme, signature individuelle, délaissant la bouche, organe avide du contact avec les autres par la parole, le manger, le baiser. Les yeux (re)deviennent les organes du savoir, du détachement, de la distance. Dès le 15ème siècle le portrait, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture. Le visage est la partie du corps la plus individuelle, la signature de la personne, qui reste d’ailleurs sur notre moderne carte d’identité.

Le corps-curiosité est devenu peu à peu corps-machine, mis en pièce par la dissection de Vésale, mécanique selon Descartes, « animal-machine » que l’âme (distincte) investit pour un temps. Le corps sur le modèle mécanique est désiré par l’industrie naissante comme par les dictatures « démocratiques » qui ont renversé les rois. Usines, écoles, casernes, hôpitaux, prisons, analysés par Michel Foucault, jalonnent l’emprise d’État sur les corps – particulièrement forte en France – « terre de commandement » – et qui demeure dans les esprits (yaka obliger, yaka taxer, yaka sévir). Une anatomie politique est née, d’où nous sommes issus, la structure individualiste fait du corps un ‘sujet’, objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise. Le corps moderne implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps.

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La médecine aujourd’hui tend à considérer le corps comme une tuyauterie susceptible de dysfonctionnements ; le médecin d’hôpital agit comme un garagiste, diagnostiquant la panne et réparant seulement l’organe endommagé. Il vise à soigner la maladie, pas le malade. L’absence d’humain dans cette conception des choses fait que nombre de « patients » se veulent considérés en leur tout et ont recours, pour ce faire, aux « médecines » parallèles, fort peu scientifiques mais nettement plus efficaces en termes psychologiques. C’est pourquoi peuvent cohabiter encore la science la plus avancée et les pratiques chamaniques les plus archaïques.

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Le corps réenvahit la vie quotidienne dans les médias, les cours de récréation, les sports extrêmes, les bruits et les odeurs. Le bien-être, le bien-paraître, la passion de l’effort et du risque – mais aussi le narcissisme, le culte de la performance, l’obsession du paraître – sont des soucis modernes. Ce corps imaginé devient un faire-valoir. Il nous faut être en forme, bodybuildé et mangeant bio, soucieux de diététique, nourri aux soins cosmétiques et pratiquant la course ou la glisse, l’escalade ou l’aventure. Plus que jamais, l’individu « paraît » son corps (d’autant plus qu’il « est » moins à l’intérieur).

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Et pourtant, l’effacement ritualisé subsiste. Je l’ai noté souvent sur les continents étrangers, la répugnance occidentale au « contact » physique est particulière, extrême sur toute la planète. Le handicap physique est angoissant, donc repoussé du regard, ignoré. Exposé plus qu’avant aux regards, le corps « libéré » est aussi escamoté, car seul le corps idéal est offert en pâture ; le corps réel demeure caché, vêtu, honteux. Notamment le corps qui vieillit, qui ne répond plus parfaitement aux nouveaux canons de la mode « jeune » véhiculée par la publicité.

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Il n’y aura véritable « libération » des corps que lorsque le fantasme du corps jeune, beau, lisse, puissant et physiquement sans défauts aura disparu. Nous ne sommes pas tous des Léonardo di Caprio mignons avec la sexualité de Rocco Siffredi, les muscles du gouverneur Schwarzenegger, l’intelligence subtile d’Hannibal Lecter et le cœur humaniste de Philippe Noiret… Mes lectrices remplaceront les noms selon leurs fantasmes ; il paraît d’ailleurs que Brad Pitt remporte la palme, peut-être parce qu’il a des muscles de camionneur et un sourire de gamin.

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Ce pourquoi une vague aspiration pousse la médecine à pallier le réel. Avortement thérapeutique, procréation assistée, clonage, choix des gènes – sont des manipulations du corps qui hantent les fantasmes de perfection et de reproduction narcissique de soi. La peur de la mort encourage les prothèses, les greffes, fait rêver de bionique. Le corps reste présent même en pièces détachées, lorsqu’il doit être « réparé » par des greffes ou mis au monde sans femme.

Écrit aisément, lisible sans être aucunement spécialiste, cultivé et au fait des questions contemporaines sur la médecine, l’hôpital, l’imagerie médicale et l’acharnement thérapeutique, la psychanalyse et les « alternatifs », voici un ouvrage court qui fait penser. Où l’on voit que ce livre d’étude de l’homme, loin d’être réservé aux spécialistes ou cantonné à son univers folklorique, parle de ce qui est le plus actuel : nous-mêmes.

David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, 1990, PUF Quadrige 2013, 335 pages, €15.00

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William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem

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Deux histoires s’entremêlent, celle d’un étudiant en médecine et de son amante mariée, celle d’un grand forçat et de la femme enceinte qu’il a récupérée en barque lors d’une inondation du Mississippi, le Vieux Père. Deux histoires de paradis perdu où la Femme est la tentatrice, le serpent diabolique qui fait sortir des rails ; deux histoires de destin biblique où ce que Dieu a écrit ne peut être transgressé.

Ce roman très américain, assez loin de nos conceptions du monde en Europe, est marqué de l’empreinte juive d’Ancien testament, une force qui vous dépasse, une obsession à l’amour qui vous emporte, des lois suprêmes qui s’appliquent, implacables. Il n’est pas pour moi parmi les meilleurs romans de Faulkner : trop messianique, trop névrosé, trop moralisateur.

Harry et Charlotte se veulent des êtres libres, animés seulement par l’amour ; l’argent ne compte pas, ni le métier qu’ils font, ni le regard social des autres. Sauf que la vie ne supporte pas l’insouciance ; lorsque l’enfant paraît (est sur le point de paraître), tout ce qui fait les nécessités de l’existence se révèle indispensable : l’argent, le métier et le regard social des autres. Médecin inachevé, Harry croit posséder la technique, mais agir sur qui l’on aime inhibe la raison professionnelle : il rate son avortement et fait mourir son amante. Il sera condamné par le peuple avant de l’être par le tribunal provincial, puis par Dieu dans l’au-delà probablement.

Le forçat, lors de la grande inondation du delta, a pour mission de prendre une barque pour aller récupérer les habitants réfugiés dans les arbres. Cette aventure, analogue à celle de l’existence, le fait errer, quasiment se noyer, recueillir une femme enceinte, faire du feu et récupérer de la nourriture pour le bébé – en bref « mener sa barque » pour passer l’épreuve. Tous survivent, mais lui, le grand forçat, n’aspire qu’à retrouver le paradis tranquille de sa vie recluse en pénitencier. Il se rend, accusé d’avoir tenté de s’évader, et en prend pour dix ans de plus.

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« – Les femmes ! Font chier » fit le grand forçat. » Telle est la dernière phrase du livre, celle qui avoue combien le Serpent induit en tentation, combien Lilith fait perdre aux mâles toute raison, combien Faulkner a été tourmenté par sa femme et ses amantes à l’époque de l’écriture.

Harry a refusé la vie, le grand forçat l’a accueillie ; mais aucun des deux n’en veut. Ils sont trop bien entre hommes, en hôpital réglé comme un monastère ou en pénitencier sécurisé. Malgré la femme et la fornication, chacun aspire à retourner au ventre maternel où tout est réglé pour vous. Comme c’était mieux avant ! Quand aucune responsabilité n’exigeait d’eux la décision et le courage. La liberté est une prison ; la prison rend libre. C’est ce que clamait Sartre sous l’Occupation (ce chantre de l’Engagement qui ne fut « résistant » qu’à la toute dernière heure) ; c’est ce qu’ironisait George Orwell du modèle soviétique dans 1984 : la liberté c’est l’esclavage !

« Si je t’oublie, Jérusalem », chantaient les Hébreux dans les geôles et l’exil à Babylone, selon le Psaume 137. Faulkner avait voulu ce titre pour l’entrelacs des deux histoires sans rapports apparents, Les Palmiers sauvages et Le Vieux Père, mais l’éditeur américain a choisi initialement les palmiers. Il est vrai que l’arbre sec, obstinément tendu vers le soleil contre cyclones et inondations, est une métaphore du vieux Sud. Mais vouloir vivre obstinément, n’est-ce pas orgueil insupportable à la face de Dieu pour les croyants trop raides ? « Cela dépasse les bornes ! Il y a des règles, des limites ! À la fornication, à l’adultère, à l’avortement, au crime – et ce qu’il voulait dire était – À la part d’amour, de passion et de tragédie qui est accordée à chacun à moins de devenir comme Dieu Qui a souffert également tout ce que Satan a pu connaître » p.201 Pléiade.

Pas trop long malgré quelques longueurs, violemment misogyne malgré ses beaux caractères de femmes, ancré dans la boue sudiste comme dans l’âme rigide et donneuse de leçon de ses habitants, ce roman faulknérien en diable peut encore se lire, surtout pour comprendre tout ce qui nous sépare aujourd’hui de ces modernes Texans et sudistes, lecteurs de Bible.

William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem (The Wild Palms), 1939, Gallimard L’Imaginaire 2001, 364 pages, €9.90
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 3, Gallimard Pléiade, 2000, 1212 pages, €66.00

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Des attentats de Louxor en 1997

Le soleil n’est pas levé et il n’a manifestement pas l’intention de le faire avant un moment, encore tout encombré de draps et autres voiles nuageux. Les bateaux qui passent en trains successifs ont balancé notre coque toute la soirée d’hier. L’une du groupe a même vu une vague mouiller son duvet par-dessus le bordage.

felouques sur le nil

La question, toujours dans un arrière-plan de la conscience, devait à un moment être abordée. Elle le fut ce matin sur l’initiative de Dji : les attentats islamistes. S’ils devaient se multiplier, le tourisme en Égypte serait mort, entraînant une chute de 10% du PIB et 12% de la population au chômage. Déstabiliser le pays, engendrer le chaos, c’est ce qu’ils veulent – pour apparaître comme la seule force d’ordre en vertu de la religion.

freres musulman logo

Il nous parle de l’attentat du 17 novembre 1997 au temple d’Hatchepsout à Louxor, où 58 touristes et 4 Égyptiens ont été tués par balle, et environ 25 blessés, par cinq jeunes. Ceux-ci ont été « manipulés », selon lui, même si l’attentat a été revendiqué par la Gamaât Islamiya. L’Égypte n’est pas l’Algérie et les groupes incontrôlés n’existent pas. Les islamistes sont structurés et bien connus.

Certains ont pensé qu’étant donné le rôle de l’armée dans le pays, investir à long terme dans les académies militaires permettrait de pousser le régime de l’intérieur. Le jour de l’attentat de 1997, le général commandant la région était justement en congé. Il avait ordonné qu’aucune balle ne soit placée dans les armes des militaires et des gendarmes qui gardaient le site. Ils n’ont donc pu intervenir rapidement. Les jeunes « de 18 à 23 ans » selon Dji, ont été abattus – et non pris – « pour ne pas qu’ils parlent ». Le Président Moubarak est venu lui-même – sans chauffeur – interroger les témoins, se méfiant de la Sécurité Militaire. L’armée a été épurée dans les mois qui ont suivis et le général, opportunément absent, n’a jamais été revu. Il doit pourrir dans quelque geôle ou quelques pieds sous terre. Pour Dji « c’est probablement le dernier attentat en Égypte ». La stratégie islamiste n’a pas payé, l’armée surveille désormais l’armée et la réédition d’une telle infiltration paraît désormais impossible… Sauf pour Israël : un attentat en 2004 a visé clairement des juifs.

felouquier musulman

Un long bateau s’est amarré derrière nous sur la rive, dans la nuit. C’est le bateau de croisière luxueusement aménagé El Karim de 19 mètres de long et 7 m 50 de large pour six passagers et huit hommes d’équipage. Il est loué aux happy few des croisières à la carte, entre Louxor et Assouan. Le bateau est un sandal, un bateau traditionnel du Nil à deux mâts aménagé en une cabine principale de 25 m² avec deux banquettes, plus une cabine de 20 m² pour deux personnes avec salle d’eau et douche. Le capitaine en est aujourd’hui ce garçon que Dji a connu enfant et dont il s’est occupé parce que sa mère avait divorcé. Le jeune homme le révère comme un père, cela se voit lorsqu’il le rencontre, il le salue avec respect. Ce qui frappe sont ces yeux, ils sont grands et clairs, ce qui donne à son visage un charme certain. D’ailleurs, il plaît aux femmes et se complaît avec elles.

desert bord du nil

Une heure de plus dans les felouques – tirées au moteur – et nous voici prêts pour le désert. Au long des rives brumeuses, nous rencontrons de temps à autre une barge qui se charge de pierres de construction, chargées à dos d’hommes comme depuis des millénaires. Nous débarquons. La traversée d’une route qui longe le Nil à cet endroit, sur la rive ouest, une petite grimpée sur une éminence, et voici un beau panorama sur le Nil et sur les felouques qui quittent la rive, traînées par le bateau à moteur – le temps d’une photo expressive tandis que les autres s’éloignent vers les confins. Seul Adj, qui prend au sérieux sa fonction de chien de garde, attend que j’aie terminé, réservé et restant à une dizaine de mètres sans m’adresser un seul mot. Il apprend pourtant l’anglais à l’école et aurait pu se mettre au français avec Dji depuis le temps qu’il le connaît. Mais, là encore, nonchalance mâle, fierté mal placée ou manque d’idée arabe, il laisse s’écouler le temps sans rien entreprendre.

bord du désert egyptien

Nous cheminons sur le sable ocre et fin, entre des rochers effilés de grès et d’amas basaltiques. Migrations métalliques dues aux écarts de température ? La surface des pierres est patinée. Sur le sol, d’étrangement belles découpes se dressent comme autant de rasoirs. L’écorce du grès est coupante comme une lame, délitée par le vent et par l’abrasion des grains de sable. Elle est parfois devenue une dentelle de pierre. Par terre, nous trouvons des tessons de poteries d’un peu toutes les époques, selon la grosseur des éléments vus en coupe, notamment le dégraissant. Il fait chaud. De cette chaleur de désert due en grande partie à la réverbération du sol. Nous marchons un moment dans ce paysage minéral qui épure la pensée et simplifie les idées.

village egypte

Et nous revenons vers le Nil par un wadi. En cet endroit du wadi Koubbaniya, ont été découverts des grains d’orge cultivé, des mortiers et des meules, associés à un site Paléolithique daté d’environ 18 000 ans, montrant l’ancienneté d’occupation des bords du Nil. Aux approches du village de Koubbaniya, du nom des coupoles élevées sur les maisons, sur la pente qui descend vers le fleuve, affleurent des fragments de momies humaines desséchées. Il y a des morceaux de troncs enduits de toile, des fémurs blanchis. Ces ossements auraient 6000 ans. On enterrait les morts directement dans le sable quand on n’était pas riche. L’important n’était pas la cérémonie, mais la croyance en la résurrection. Durant des siècles après la disparition de la civilisation des pyramides, les momies ont été utilisées comme médecine. On les prenait en poudre contre les douleurs gastriques, on l’appliquait en poudre contre les blessures. François 1er lui-même ne se déplaçait jamais sans son morceau de « mummie » – ancien français qui a donné le mot anglais actuel.

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Son et lumière à Kergroadez

A 15 km au nord de Brest, sur ses terres du bas-Léon, François 1er marquis de Kergroadès décida en 1598 de faire bâtir un château. La demeure, de style « Renaissance bretonne » fur achevée en 1613. 2013 fête les quatre siècles des vieilles pierres, devenues Monument historique.

Kergroadez carte

Delphine et Franck Jaclin, propriétaires ayant fait fortune dans la communication, ont restauré l’ensemble depuis une douzaine d’années, faisant feu de tout bois : visites guidées, arboretum, animations toute l’année, concerts, ateliers enfants, hébergement en gîte et pour mariages, forfaits touristiques, vente de bois de chauffe, culture de légumes, salon de thé… Telle est la rançon de la démocratie pour se faire pardonner d’être propriétaire. En 1684, les commissaires de la réformation du domaine ont refusé le titre de château à la demeure et la Révolution l’a pillée avant de la transformer en hôpital militaire.

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L’été 2013 voit le Tantad de Granite, association de bénévoles, organiser un son et lumière autour du château sur le thème de l’expédition Lapérouse, partie en 1785 et qui n’est jamais revenue, naufragée en 1788 à Vanikoro dans les îles Salomon.

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Le rendez-vous permet d’organiser les centaines de visiteurs en attendant la nuit tombée (plus de 300 le soir où nous y fûmes). Six groupes sont plus maniables qu’une foule compacte entre les animations.

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Nous avons commencé par voir l’enrôlement d’un équipage pour les navires du Roy, allant du paysan mal dégrossi qui signe avec une croix au mousse d’à peine dix ans pris parmi les spectateurs, non sans une certaine appréhension du gamin ainsi désigné à la vue de tous.

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Le théâtre d’ombre est une projection vidéo dans la nuit noire comme dans un four entre les arbres denses du parc, sur laquelle des acteurs miment l’embarquement des marchandises, des bêtes et des hommes.

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Le jardin de l’apothicaire met en scène les herboristes du bord, chargés de remplir leurs coffres de médecines et d’herbes. Les acteurs en costume, dont un jeune page noir facétieux, met de la gaieté dans la pose docte de Messieurs les médicastres.

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La cour intérieure du château réunit les officiers autour d’un grand banquet de départ. La poularde énorme, apportée par le maître queux plus apte à goûter le cidre qu’à diriger son équipe de mitronnes piaillardes, devra contenter une douzaine de personnes, dont le mathématicien Louis Monge.

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Engagé comme astronome, efféminé porté sur les étoiles et qui craint déjà le mal de mer, il sera débarqué pour cette raison à Ténériffe – et sera le seul survivant de l’expédition…

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Un passage au lavoir pour écouter cancaner les lavandières en français et en breton, celles du village et celles du château, toutes la langue fort bien pendue. Le lieu se révèle une sorte de Facebook avant la lettre, où chacun se déballe, tout en observant sa voisine. Les « amis » se cliquent l’une l’autre en « publiant » à haute voix leurs nouvelles.

kergroadez 9 cancaner au lavoir

La façade sud du château donne le départ pour l’embarquement avec le défilé des calèches et des chevaux, ainsi que l’adieu final au public, passé minuit. La brume venue de la mer, qui tombe depuis une couple d’heures, ajoute à la magie de l’histoire.

C’était une belle soirée famille, les enfants ravis, les adultes éblouis. Il y avait même des bancs pour s’asseoir devant chaque animation. « Pour les seniors » ont dit les organisateurs – pour « les adultes », m’ont traduit les ados formatés au jargon éducation nationale. Un grand parking dans un champ, à l’extrémité de l’allée d’arbres centenaires conduisant au domaine, permettait à chacun de ne pas se sentir à l’étroit.

Château de Kergroadez

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Sexe et sensualité antique

Guilia Sissa Sexe et sensualite

Un titre séduisant pour un vaste programme qui parcourt un millénaire d’amours antiques. Ce qui est intéressant est que Giulia Sissa, tête chercheuse au CNRS soit aussi professeur de théorie politique et de civilisations de l’Antiquité à UCLA (University of California Los Angeles). Sans entrer dans la querelle de dictionnaire pour savoir qui est homo ou hétéro, sans entrer dans les chapelles de genre pour définir homme ou femme, elle revisite les discours « depuis la médecine jusqu’à la philosophie, la rhétorique, le théâtre, la poésie ou le roman » p.273 – et le droit comme les institutions.

Elle n’hésite pas à critiquer les hypothèses hasardeuses de Michel Foucault et son « discours anesthésique », en se fondant sur les textes. Il s’agit du penser, parler et vivre des Grecs et des Romains et les interrogations sont cinq : « il y a deux sexes et deux genres ; les corps sont sexués, les corps sont exemplaires ; le désir, par sa nature insatiable, est ce qui met la pensée éthique au défi ; le désir désire le désir de l’autre. C’est le jeu de la séduction qui aboutit au plaisir des sens ; c’est l’échec de la réciprocité qui fait l’amour tragique » p.275.

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Nous sommes avant la haine du corps terrestre, hérité de saint Paul (1ère Épitre aux Corinthiens). Dans la cité antique, les corps sexués s’affichent partout, fièrement, corps féminins et masculins nus, rappel constant de la différence des sexes et de leur complémentarité. Car ni les Grecs ni les Romains ne sont « tous pédés », comme la vulgate voudrait le croire. Ils sont indifférents à ce genre de distinction mais emplis de la sensualité des corps dans leur vénusté. « Seins ronds, ventres légèrement bombés, gestes langoureux ou pudiques d’une part ; muscles définis, maintien fier et allure martiale, de l’autre » p.281. La nudité chante le corps joyeux, la virilité et la féminité officiels. L’éducation physique était une façon de souligner l’anatomie en amplifiant le dimorphisme sexuel.

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On ne naît pas homme, on le devient : par le climat, l’éducation, l’éveil à la puberté. « Or, parce que la féminité infantile fait partie de la mémoire du corps, ce n’est pas une inversion ni une perversion, mais la prolongation artificielle d’un état qui, par nature, doit évoluer – de même qu’il faut que jeunesse se passe. Ce n’est pas un drame non plus » p.286. Un homme fait est légitime à désirer un éphèbe, il lui faut seulement faire attention, par morale exigeante, à ne pas le déformer et à l’élever au niveau viril exigé de la société. La consommation sexuelle n’est admise que pour les esclaves, pas pour les futurs citoyens.

Se donner aux autres hommes peut être faute politique, tolérée si elle reste discrète, mais refusée si l’efféminé prétend aux charges de la cité. Le discours d’Eschine contre Timarque est un exemple ici largement analysé. Si les aristocrates sont réputés vertueux par naissance et éducation, les démocrates ne sont jugés adultes responsables que par le regard de tous. Actes et mœurs sont les seuls critères pour leur faire confiance dans les affaires publiques. Platon contre Eschine, Le Banquet vs Contre Timarque, la convivialité cultivée contre l’agora des travailleurs pères de famille – c’est tout l’écart des mœurs entre l’aristocratie de l’esprit et de la fortune (portés aux jeunes garçons) et les Athéniens ordinaires (plutôt hétéros conservateurs).

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« Dans une relation pédérastique de qualité (…) l’homme qui, du fait de son âge et de son expérience, prend l’initiative d’une liaison doit vouloir du bien à son partenaire, et lui faire du bien. L’intérêt érotique pour une jeune personne, et non pas pour une chair fraîche, doit se prolonger longtemps, ce qui projette l’amour bien au-delà de l’adolescence (…) Se fixer sur des garçons pubescents parce qu’ils sont tendres et duveteux, pour enfin les quitter l’un après l’autre, dès que leur virilité se confirme : voici un comportement ignoble » p.123. Dans la culture populaire d’Athènes, la féminisation du garçon est une obsession et un cauchemar. Car la femme a la luxure gourmande, sans limites.

« Ce que j’espère avoir ajouté », dit l’auteur, « ce sont d’abord les arguments sur la priorité du désir, sur la transformation de la puberté, qui est à la fois transsexuelle et sensuelle, sur le jeu de miroirs entre discours différents, d’éloge ou de blâme, sur l’inexistence d’un rapport à sens unique entre pénétration et pouvoir et, surtout, sur la véritable absurdité de la dichotomie entre actif et passif, alors que les textes célèbrent, ou dénigrent les couples » p.293. Impact de la beauté, contagion du désir, durée dans l’attachement amoureux, c’est tout cela qui mène du mécanique (qui fascine nos contemporains) à la sensualité (réhabilitée des Antiques). « Je définis la sensualité comme tout ce qui exprime l’intensité intentionnelle de l’érotisme ; comme son irradiation esthétique, c’est-à-dire sensible d’un corps à l’autre » p.295. Quel que soit son genre, la sensualité est toujours un peu féminine. D’où la balance entre l’hommage à la virilité et la crainte de la mollesse, qui perd les cités (Sparte) et les empires (Rome).

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Mais tout commence par le désir insatiable des femmes : on serait tellement bien, entre hommes, à converser agréablement lors d’un banquet – dit le philosophe – s’il ne fallait assurer enfants, richesses et attentions à l’épouse pour perpétuer la société… « Il y a une Antiquité fluide et femelle, toute à redécouvrir, dans ses accents propres qui n’ont rien à voir avec le pouvoir, indûment surestimé, d’une virilité violeuse et conquérante sur une féminité triste, inerte et chosifiée » p.18.

En Grèce, au commencement était Éros, l’entremetteur des contraires, capricieux et volage comme un petit garçon. Mais il faut distinguer les siècles : au VIIème (avant), dans le monde homérique, le désir est le passé du plaisir (désir-besoin, plaisir-soulagement) ; au Vème siècle des tragédies, l’amour est chimérique et désespéré d’absence, d’indifférence ou d’infidélité de l’être aimé ; au IVème siècle, chez les philosophes, le désir est insatiable, le plaisir dérisoire, mais le marchepied pour l’élévation de l’âme (et du disciple).

Rome est née de Vénus qui a fécondé Anchise, Romulus et Rémus sont nés d’une esclave qui s’est enfilée seule sur un phallus dressé dans l’âtre du roi Alba. Les rustres Romains ont dû enlever des Sabines pour les violer et assurer leur descendance. Tout l’art érotique de Rome sera de civiliser ces soldats-laboureurs. Ovide invente donc l’Art d’aimer, où toutes les femmes ne demandent qu’à être séduites, mais où l’homme doit ruser, amadouer, faire le siège avant de pousser la capitulation. C’est le jeu du désir, l’exacerbation de la sensualité plutôt que le sexe brut. Magnifier la femme (ou l’éphèbe) est mensonge, mais les deux finissent par y croire un peu. Magie de l’amour qui transfigure. Mais attention à la mollesse, elle prépare la décadence.

« Le phallus est une obsession romaine » p.250. L’idéal masculin est une fermeté du corps entier, érigé comme le pénis, image du caractère droit et de l’austérité ferme. A Rome, « il n’y a rien de mal pour un adulte à faire la cour à des garçons, dans la mesure où ces actes accomplis sur ces membres encore proches du féminin – et sexuellement malléables – n’en compromettent pas le développement naturel et la future masculinité » p.253. Dès 12 ans le garçon découvre les premières pulsions érotiques et commence à désirer ; il séduit et les poèmes de Catulle le célèbrent. Mais si le désir est spontané, l’amour s’apprend, y compris entre sexes opposés, c’est tout le message du roman Daphnis et Chloé.

Nous avons gardé du latin cette obsession de la virilité affichée, si nette dans les banlieues ou dans les engueulades entre automobilistes. Les Grecs étaient moins machos, autrement plus subtils. Les figures complexes d’Ulysse et Pénélope, d’Achille et Patrocle, d’Agamemnon-Iphigénie-Clytemnestre, d’Antigone, d’Agathon et de Phèdre nous parlent toujours.

Un beau livre fort instructif, facile à lire, d’une écriture un peu bavarde, mais disons lyrique et sensuelle, qui renouvelle le sujet avec érudition.

Giulia Sissa, Sexe et sensualité – la culture érotique des anciens, 2011, Odile Jacob, 329 pages, €23.99

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Problèmes de poids : on vous doit la vérité

Dr Rakotovao Problemes de poids

Repris dans le blog Sélection des meilleurs articles

Vous avez fait les fêtes ? Pris quelques kilos ? Ne faites surtout pas régime amaigrissant, ce genre de commerce ne fait qu’amaigrir votre porte-monnaie – tout en engraissant les charlatans. Le mérite de ce livre est qu’il ne sera jamais un best seller : il ne promet pas de perdre des bourrelets en quelques semaines, ni d’avoir un corps de rêve, ni de ressembler aux modèles des magasines. Mais c’est justement parce qu’il a du bon sens que ce manuel est précieux.

Le docteur Rakotovao est d’origine malgache et a passé le bac à 16 ans (dans plusieurs séries). Il a étudié la médecine à Tananarive puis à Marseille avant de suivre la formation universitaire Nutrition de Rennes. Il est à la fois médecin généraliste et spécialisé en nutrition : l’idéal pour soigner les gens dans toutes leurs dimensions.

Car nous ne sommes pas qu’un corps… Nous sommes aussi émotions et sociabilité. Manger n’a pas pour fonction que de se remplir, mais aussi de converser agréablement ou de gérer le stress, tout en obéissant à des normes sociales et culturelles. Vaste programme ! Comment voulez-vous qu’un régime diktat, qui n’agit que sur un seul facteur, vous réussisse durablement ? « Il faut admettre et ne pas hésiter à dire qu’un régime d’amaigrissement est une des principales causes de l’obésité, si ce n’est la première » p.59. Surveiller et punir troublent la régulation naturelle, engendrant ces yoyos de poids que forme le couple infernal restrictions/boulimie.

Pour arriver à cette prise de conscience, le Dr Rakotovao a appliqué une méthode simple : « J’ai organisé régulièrement des soirées avec des personnes souffrant de problèmes de poids : j’ai réuni à chaque fois de dix à quinze patients, au rythme d’une fois par semaine pendant deux ans. Nous avons travaillé les ressentis, les problèmes auxquels ils avaient été confrontés, ce qu’ils avaient entrepris précédemment au niveau du poids, les personnes qu’ils avaient déjà rencontrées, etc. » p.16. Le docteur a aussi rencontré ses confrères, en médecine et autour : diététiciens, psychologues.

Il publie ce manuel court et facilement compréhensible en deux parties : ce qu’il faut savoir et ce qu’il faut faire. Dans la première, il apprend qu’une alimentation équilibrée doit provoquer trois équilibres : le physiologique (varier les aliments), le psychologique (goût et plaisir), le social (identité culturelle). Il insiste sur le rôle néfaste des additifs dans l’alimentation industrielle. Tout le monde évoque les cancers possibles, le Dr Rakotovao pointe surtout la perturbation de la sensation de faim : les colorants, conservateurs, exhausteurs et autre E000 servent à exciter l’appétit dans un but commercial. Manger naturel est la première leçon pour perdre du poids.

La seconde est de surveiller son IMC (indice de masse corporelle) = poids / (taille)². Pas de tyrannie du surpoids ! On n’est obèse qu’avec un IMC>30, en-dessous il faut faire attention aux prédispositions génétiques de maladies liées au poids (diabète, hypertension, os et articulations). Rien de moins, mais rien de plus. Il n’y a de poids « idéal » que celui dans lequel on se sent bien, mangeant à sa faim et en société, sans risque de santé.

La troisième est de gérer son état psychologique. Pour ce faire, le docteur donne l’exemple de patients concrets : régimes à répétition, arrêt du sport, stress et grignotage de compensation, manque de confiance en soi et intériorisation de la colère qui pousse à manger pour se faire plaisir, fantasme du carré de chocolat « qui fait prendre 1 kg », repas tout prêts avec additifs qui excitent et perturbent, médicaments, pilule… Chaque cas est différent mais, pour tous, « l’apprentissage d’une régulation (…) permet de vous faire perdre du poids » p.98. « Le résultat final doit devenir un comportement, c’est-à-dire un réflexe naturel ne nécessitant pas d’effort et qui stabilise l’organisme quelles que soient les circonstances » p.102.

Tyrannie de la mode…

torse nu mode

Il faut apprendre à manger de bonnes choses, et avec plaisir. Avec la variété, la présentation, l’absence d’interdits, le calme d’une mastication nécessaire à une sensation de satiété, vous perdrez du poids. Cela prendra plusieurs mois mais perdurera. Finis les diktats péremptoires : pas de sel, que des protéines, ni graisses ni alcool, voire régime de bananes… Ou boire en mangeant : à proscrire, disent les uns, car le bol alimentaire file plus vite vers l’intestin et ne favorise pas la sensation d’être rassasié ; au contraire, disent les autres, boire leste l’estomac, ce qui empêche de trop manger. Rien de tout ça, dit le Dr Rakotovao : boire trop est néfaste en effet, mais boire un peu est utile car hydrate le bol alimentaire et rassasie. Et le vin est bon car il ouvre l’esprit et calme le corps (1 verre par repas).

Point trop n’en faut, mais de tout un peu. Manger avec plaisir et laisser le corps réguler. Faire de l’activité physique mais pas forcément « du sport » passé un certain âge. Laisser les magasines de mode et les conversations de pintades à leur inanité. Ne pas croire aux miracles (des régimes). Prendre conscience du lien entre les croyances et leurs conséquences sur le comportement. Telles sont les leçons de bon sens du Dr Rakotovao, bien loin de l’hystérie médiatique qui ne pousse à toujours plus faire vendre (tout en se revendiquant anticapitaliste). Un manuel du bien vivre.

Docteur M. Rakotovao, Problèmes de poids : on vous doit la vérité, 2012, éditions Baudelaire, 166 pages, €15.50 Préface du professeur honoraire de cardiologie Bernard Denis.

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Patrick Deville, Peste & choléra

Une biographie romancée légère qui se lit rapidement. Pas une grande œuvre littéraire destinée à rester mais la mémoire rendue à un savant injustement méconnu.

Nous ne sommes pas chez Jean-Christophe Rufin, autre amateur de biographies romancées mieux réussies. Patrick Deville écrit comme il cause, avec des phrases parfois bancales comme celle-ci : « Mais enfin son Alexandre, le petit chanteur des psaumes à l’Église évangélique libre, et maintenant photographier des négresses à poil » p.81. On devine que c’est la reprise telle qu’elle d’une litanie de rombière, mais c’est assez mal tourné. D’autant que la façon n’est pas unique. J’ai découvert avec horreur cette stupidité : « La moitié de la population de l’Europe est décimée » p.20. Faut savoir ! La moitié, c’est un sur deux ; décimé, un sur dix. Ou alors les mots ne veulent plus rien dire. Et pourquoi pas « les cadavres criblé de balles de ces trois femmes kurdes tuées d’une balle en pleine tête », comme le disait allègrement un journaleux de France-info ? C’est non seulement du bafouillage d’informations, des mots émis pour faire mousser, mais aussi une singulière lâcheté envers la langue et d’irrespect envers l’auditeur. N’importe quoi pour occuper l’antenne, ou remplir la page.Patrick Deville Peste et cholera

Le roman de Patrick Deville est écrit comme un docu-réalité de télé, pourquoi prétendre en faire un « livre » ? 44 chapitres pour 220 pages, nous sommes dans le twit in folio ! Zappez pour ne pas lâcher cette attention qui se fait de plus en plus faible chez vous, lectorat pressé (dit-on), entre deux consultations de Smartphone et deux textos envoyés à la copine !

Reste ce Suisse protestant, orphelin très tôt, passionné d’observer, Alexandre Yersin, 1863-1943. Gamin, il veut suivre une existence à la Livingstone (le Mister de « I presume »). Ou peut-être de Rimbaud sans la gangrène. Il est rappelé judicieusement que l’Arthur aurait eu à deux ans près l’âge de Philippe Pétain… Mais Yersin va connaître « la bande à Pasteur » (Deville est adepte du vocabulaire banlieue). Il côtoiera le grand sauveur du petit Joseph Meister, Roux, Calmette (« le C de BCG »), Lyautey (« général et pédale » écrit Deville). Il sera ami avec Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine et futur président de la République, plus tard assassiné par un terroriste russe. Yersin deviendra français pour passer sa thèse en médecine, mais il parle allemand aussi bien et écrit ses lettres en Suisse, à sa mère.

Il travaille au tout jeune Institut Pasteur, il devient docteur cinq galons des Messageries maritimes, explore les hauts-plateaux de l’Indochine, acclimate l’hévéa (caoutchouc qu’il vend à Michelin) et l’arbre à quinine, devenant par là même assez aisé pour financer ses expériences d’agriculture au Vietnam qui fait vivre toute une population pour l’élevage et les plantations à Nha Trang. Il a parcouru le pays des Moïs et celui des Sedang, a inventé p.139 le Coca (saveur cannelle). Il découvre le bacille de la peste (Yersinia pestis) sur une commande d’Anglais effrayés des pesteux de Hongkong. Il est en rivalité avec un Japonais incapable car trop rigide, comme le sont volontiers les Japonais et les Allemands en ce temps-là. Il ne sauve un pestiféré chinois que page 125, comme en passant. « La peste est imprévisible et mortelle, contagieuse et irrationnelle » p.104. Accumuler des adjectifs au hasard fait partie du style Deville.

Yersin n’est pas missionnaire comme ceux de l’Institut qui « veulent pasteuriser le monde et le nettoyer de ses microbes », autre façon d’exporter les Lumières et de « libérer » de la maladie. Il sera néanmoins fait Grand Croix de l’Ordre du Dragon d’Annam par l’empereur Bao Daï, après avoir obtenu les Palmes académiques ; il aura – mais plus tard – la Légion d’honneur, en une époque où la République ne la bradait pas aux histrions et aux footeux.

Yersin est défini par une phrase de Pasteur : « Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés » p.167. Encyclopédiste, amateur universel, touche-à-tout égaré des Lumières. « Un génie et peut-être au fond un malade mental », juge Deville en psychiatre de salon. Qu’en sait-il, l’écrivain, de cette âme ? Il pourrait nous dispenser de ces évaluations de courrier du cœur. Sur la même page un peu plus loin il dit l’inverse, pas à une contradiction prêt, en errance au fil de la plume : « Il est un homme de raison qui jamais ne se laissa entraîner par la passion » p.202. C’est mieux, est-ce plus vrai ?

Vite lu, vite oublié, dommage pour ces dames du Femina qui en ont fait tout le prix.

Patrick Deville, Peste & choléra, 2012, Seuil, 225 pages, €17.10

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Matilde Asensi, Iacobus

Aimez-vous le mystère, le moyen-âge, les Templiers ? Lisez ce livre, vous allez être servis ! Matilde Asensi est journaliste espagnole, elle a baignée toute petite dans ce monde catholique et vénérable des pèlerinages et des églises. Pour son second roman (mais le premier traduit en français), inspiré du Nom de la rose et du Da Vinci code, elle frappe fort. Un moine-soldat de trente ans, Galcerán, appartenant à l’ordre des Hospitaliers pour une faute sociale de jeunesse que nous découvrirons, est mandaté par le pape Jean XXII pour enquêter sur les morts mystérieuses de son prédécesseur, le pape Clément V, du roi de France Philippe le Bel et de son grand chancelier Guillaume de Nogaret. Maurice Druon a écrit une vaste fresque historique passionnante sur Les rois maudits.

C’est que ces trois hauts personnages avaient pour point commun la malédiction in extremis du Grand maître des Templiers Jacques de Molay, brûlé par ordre royal après un procès d’inquisition stalinien. Tout visiteur dans la capitale peut d’ailleurs voir la plaque apposée à l’endroit du bûcher, dans ce square du Vert-Galant qui fait face au Louvre, dominé par le pont Neuf. L’ordre du Temple était devenu très puissant, suscitant des jalousies dans l’église et le siècle, possédant même une forteresse aux marges du Paris médiéval, aujourd’hui le quartier du Temple. L’ordre était réputé être aussi fort riche, ce qui suscitait les convoitises royales, l’État étant toujours à sec pour dépenser sans compter par bon plaisir politique (tradition française qui dure jusqu’à aujourd’hui).

Rivalité de puissance et volonté de taxer ont donc fait chuter le Temple. Sauf que l’on a trop volontiers oublié sa troisième force : celle de la connaissance. S’étant frottés aux pays d’Orient, dépositaires de la culture grecque via les érudits persans, les chevaliers du Temple avaient acquis des savoirs en médecine, en poisons, en alchimie, qui les rendaient redoutables. On dit même qu’ils avaient découvert sous le temple de Salomon à Jérusalem l’Arche d’alliance, véritable pile de Leyde composée de bois d’acacia et d’or pur, qui permet la puissance à qui sait s’en servir.

C’est pour cela que le pape est inquiet : ne va-t-il pas être le prochain sur la liste ? Ces trois morts dans l’année, selon la malédiction de Molay, sont-elles naturelles ? Galcerán va enquêter… et découvrir qu’à chaque fois deux mystérieux personnages étaient dans les parages, disparaissant aussitôt le décès constaté. Jean XXII va donc – grâce à Galcerán – signer l’accord de créer un ordre nouveau de chevalerie catholique, au Portugal. Même s’il sait que le roi du Portugal protège les Templiers sur sa terre et que les derniers qui ont échappé vont s’y rallier.

Mais pour être moine obéissant au pape, soldat chargé d’une mission pour l’Église, on n’en est pas moins homme. Galcerán de Born fut jadis chevalier, d’une bonne famille de noblesse catalane. S’il est entré dans les ordres, ce n’est que sur injonction familiale après avoir connu l’amour à 16 ans. Le premier chapitre le voit rechercher un enfant de 13 ans, trouvé bébé à la porte du monastère Ponç de Riba. Missionné par le pape, il a tous les pouvoirs nécessaires et en use pour engager le novice comme écuyer. Il le nomme Jonas parce qu’il veut le ramener à la lumière après son purgatoire monastique. Ce piment adolescent va injecter de l’humour dans cette quête trop grave. De l’amour aussi, parce que ce garçon est son fils mais qu’il ne lui dit pas de suite. Peu à peu, ces deux êtres solitaires et soumis à obéissance vont se lier, se trouver, s’éduquer l’un l’autre. Jusqu’à remettre en cause ce que la société leur a jusqu’ici imposé.

Car le pape ne s’en tient pas là. Avide d’or et de puissance comme Philippe le Bel, il va lancer Galcerán sur les traces du trésor des Templiers, jamais retrouvé. Le surnom du moine est en effet ‘le Perquisitore’, qu’on peut traduire par enquêteur. Il n’a pas son pareil pour observer, faire parler les gens, mettre bout à bout les indices. Parlant l’espagnol, l’italien, le français et l’arabe pour le présent, le grec et l’hébreu pour le passé, le moine-soldat est aussi versé dans les sciences médicales, apprises dans les traités grecs, arabes et juifs. Il a donc les connaissances suffisantes pour déchiffrer les codes. Car le trésor est disséminé sur le chemin de Compostelle, dissimulé sous des constructions religieuses ornées de symboles à décrypter. Lequel chemin n’est pas celui de Jacques, récupération papale pour garder le pouvoir, mais celui de Priscillien, évêque de Galice du IVe siècle condamné pour hérésie par Rome (p.352) ! Galcerán et Jonas vont rivaliser d’observation et d’acuité intellectuelle pour découvrir quelques dépôts. Aussitôt pillés par les sbires du pape…

Menacé par cette milice papale, écœuré par l’avarice de l’Église et sa volonté de tout régenter, jusqu’aux idées de chacun, le moine-soldat hospitalier va décider de jouer les Jonas pour lui aussi. Il va quitter son ordre sans ordre, pour disparaître avec les siens. Avec son fils qu’il doit parfaire pour qu’il devienne un homme, et que sa mère n’a jamais voulu reconnaître par rigidité sociale. Avec cette femme juive rencontrée à Paris, Sara au teint de lait et aux taches de rousseur, appelée sorcière parce qu’elle maîtrise les poisons et parce que son intelligence lui permet de deviner le destin de ceux qui viennent la consulter. Galcerán de Born va quitter son ordre, sa famille d’origine et jusqu’à son nom pour commencer une autre vie, avoir un autre enfant. Sauf qu’il reste médecin et enquêteur dans l’âme, ce pourquoi il va travailler à consolider ce contrepouvoir au pape et à l’Église que sont les Templiers dont la renaissance a lieu sous un autre nom.

Aventure, mystère, amour, tous les ingrédients sont réussis pour un bon roman policier. Le lecteur apprendra des choses nouvelles : sur le Temple, le pape et le chemin de Saint-Jacques. Il sera ému par les relations père-fils, par les relations femme juive-moine catholique, par l’éveil des consciences. Car tous les personnages évoluent, jamais figés dans leur rôle, ce qui donne au texte une résonance vivante qui parle à chacun de nous. Un bien beau livre qui vous tiendra en haleine, par action, par passion et par raison. Il vous donnera les clés de la liberté !

Matilde Asensi, Iacobus – une enquête du moine-soldat Galcerán de Born, 2000, Folio policier 2007, 387 pages, €7.69 

Les autre romans de Matilde Asensi chroniqués sur ce blog

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Fruits de Tahiti

Article repris par Medium4You.

Comme le printemps est arrivé – dans l’hémisphère nord – envie de goûter la nature ? Tahiti offre ses fruits…

Parmi les suivants, lequel n’a jamais eu l’honneur d’être goûté par vous ?

Cherimolia : (Annona cherimolia) Hélàs peu fréquent dans les jardins polynésiens. Ce fruit originaire des pays andins a été introduit à Tahiti en 1846 par l’amiral Legoavant.

Mangoustan (Garcinia mangostana) : Roi des fruits d’après les connaisseurs, il est originaire d’Indonésie, s’est acclimaté en Asie du sud-est. La chair est délicieuse encore plus lorsque le fruit est servi frais. L’arbre est splendide, mais sa culture est difficile et les fruits demeurent rares et chers à Tahiti – à moins d’avoir un tonton généreux comme celui de V. La principale contrainte culturale est sa longue phase juvénile (entre 7 et 12 ans).

Langsat, lancette, rincette (Lansium domesticum). Ce fruit est devenu rincette à Tahiti et on ne sait pas pourquoi ! Fruit d’origine indo-malaise, baies sucrées et acidulées, à consommer un jour après la cueillette à cause du latex qui colle aux doigts et lèvres. Rappelle un peu le goût du pomelo. Sur l’arbre, les fruits forment des grappes qui poussent directement sur les grosses branches.

Jambose, jamerose, pomme rouge ‘ahia (Syzygium malaccense) : Ces petites pommes rouges étaient connues en Polynésie avant l’arrivée des Européens. L’arbre est originaire de l’Asie du sud-est. La chair est blanche, légèrement spongieuse, rafraîchissante mais d’un goût assez plat. Les fruits poussent directement sur le tronc et les branches. Les feuilles d’ahia tenaient un rôle important dans la médecine des tradipraticiens d’autrefois.

Ramboutan (Nephelium lappaceum) :Ce fruit ou litchi chevelu, originaire de l’Asie du sud-est, a été introduit à Papeari par Harrisson Smith. Fruit très prisé, il est vendu en grappes au bord des routes. La pulpe est blanche, translucide, juteuse, sucrée. L’arille est fermement accroché au noyau, grosse graine lisse et brunâtre.

Abiu (Pouteria caimito) : Récemment introduit à Tahiti, très mode dans les jardins. Originaire du Brésil et du Pérou. Le fruit est jaune brillant, la peau épaisse et dure, la chair translucide, tendre, sucrée. A l’intérieur on trouve deux ou trois graines. Pourquoi un tel succès auprès des jardiniers polynésiens ? – L’arbuste produit dès la deuxième année !

Fruit du dragon, pitaya (Hylocereus undatus) : Relativement nouveau à Tahiti, ce cactée originaire du Mexique se plait à Tahiti et donne de beaux fruits, rouges ou blancs dans de nombreux jardins. Toutefois, il faut parfois féconder la fleur pour obtenir un fruit car le pollinisateur serait rare à Tahiti!

Fruit de la passion, maracuja, grenadille (Passiflora edulis) : A Tahiti, la variété ronde et jaune vif est très répandue, un peu plus acide que la variété à peau rouge. Originaire du sud du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine, cette liane touffue est très commune à Tahiti. On fait une excellente tisane avec les feuilles.

Pamplemousse du Sarawak : Pour remplacer les orangers décimés par les maladies, le professeur Harrison W. Smith, retiré à Papeari, voulut doter Tahiti d’un pamplemousse de bonne qualité. C’est en 1919, sur les côtes de Bornéo que le professeur découvrit ce fruit, envoya ces graines au consul britannique à Papeete. A son retour Harisson Smith repiqua dans sa propriété Motu Ovini à Papeari les 3 jeunes plants issus des graines envoyées au Dr Williams. Un seul survécut et fut transplanté dans la vallée Vaiiti. Excellent fruit.

Marang : Originaire d’Indonésie, peu courant à Tahiti, a un parfum aussi fort que le durian. Ressemble à un uru poilu. On ne consomme que les graines et on n’oublie pas de cracher le noyau !

Régalez vous. C’est même bon pour la santé !

Hiata de Tahiti

Un site très riche en fruits, sur lequel j’ai emprunté la photo de pamplemousse variété Sarawak ci-dessus : Tahiti héritage 

Daniel Pardon & Michel Guérin, Guide des fruits de Tahiti et ses îles, 2006, éd. Au vent des îles, 268 pages, 180 espèces et variétés décrites et photographiées. Le seul guide existant à notre connaissance sur le sujet…

Docteur Guy Avril, Encyclopédie des thérapies naturelles : Soignez-vous autrement, 2005, éditions Dangles, 762 pages, €29.92 – LA référence en matière de thérapies naturelles, mais pas particulièrement sur Tahiti 

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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Se soigner par les plantes polynésiennes

Une gamme de boissons façon alicaments (raau Tahiti) a été créée par une jeune Polynésienne. Ce sont des boissons « bien-être » fabriquée à l’aide de plantes de la pharmacopée locale. Leurs vertus sont connues aussi bien des Polynésiens que des botanistes, qui les ont recensées dans divers ouvrages scientifiques dont celui de Paul Pétard, ‘Plantes utiles de Polynésie et Raau Tahiti’. Vous avez cinq goûts au choix :

  • Maora élimine les toxines
  • Komiri est réputée antistress
  • Mapé facilite l’élimination rénale
  • Tamaka est immuno-régulateur (?)
  • Pol’Noni est une boisson… au noni.

Le noni est un arbuste endémique de 3 à 6 mètres de haut en Polynésie Française. Ses plus beaux fruits sont obtenus sur un sol coralien et volcanique, très riche en minéraux. Le fruit a la forme d’un petit ananas vert virant au jaune-blanc à maturité de 5 à 15 cm de diamètre. Le noni produit des fleurs blanches en forme d’étoile au coeur or. Cité dans la médecine ayurvédique (indienne), il apparaît comme “la mère de toutes les plantes curatives”. Les guérisseurs polynésiens (kahunas) utilisent tout du noni, les fleurs, les feuilles, l’écorce, les racines. Mais ce sont les fruits dont le jus est apprécié le plus.

Le site Vital Noni, qui commercialise la production « biologique » explique : « Découverte en 1953, par le docteur R. Heinicke à l’Institut de Recherche d’Hawaï, la pro-xéronine est une enzyme (molécule) active très fortement présent dans le Noni. Présente en faible quantité naturellement dans tous les organismes vivants, elle est stockée dans le foie, libérée dans le sang toutes les deux heures pour être acheminée aux cellules de nos organes où une enzyme, la proxéroninase, la transforme en xéronine, un alcaloïde métabolisé par nos cellules qui sert à réguler de nombreuses fonctions physiologiques dont la régulation de la conformation spatiale des protéines, leur repliement et le maintien de leur intégrité. Les protéines étant les acteurs essentiels du bon fonctionnement cellulaire, un certain nombre d’entre-elles sont incapables d’effectuer correctement leur rôle (rôles d’hormones, d’anticorps, d’enzymes….) sans un apport suffisant en xéronine. De plus, les nouvelles méthodes de cultures recourant aux pesticides, herbicides, insecticides… ont considérablement épuisé les sols privant les récoltes de certains nutriments qui nous sont essentiels (dont la proxéronine) et qui ne peuvent être apportés par des fertilisants chimiques. » Ouf ! quel jargon médico-marketing ! Anti-oxydant, régulateur et anti-âge, le noni est la panacée des îles…

Si le noni a fait une extraordinaire percée, au plan local et international, surtout aux Etats-Unis, est apparue à la même époque, dans les années 1990, l’huile de tamanu qui n’a pas connu le même succès. Le tamanu est un arbre indigène de bord de mer de la famille des clusiacées, omniprésent en Polynésie Française, originaire d’Asie du sud-est. Certains tentent de changer la donne en créant de nouveaux produits. Le succès escompté n’est pas au rendez-vous. Alors, les petites entreprises polynésiennes ont créé le lait corporel au tamanu, le gel au tamanu parfumé au gingembre, le baume de tamanu parfumé au santal, le vaporisateur d’huile de tamanu « originale et pure à 100%. »

L’odeur du tamanu, un peu déroutante, est peu appréciée, surtout des femmes. En la parfumant de nouvelles senteurs, plus attirantes, on essaie d’ouvrir de nouveaux désirs. Une entreprise projette de fabriquer de la lotion anti-moustiques à l’huile de tamanu parfumée cannelle.

J’oubliais : l’huile de tamanu est censée quand même avoir des vertus curatives. Enfin, elle serait bonne pour tout : cicatrisante, apte à régénérer les tissus, notamment après brûlures, analgésique. La noix est utilisée telle quelle dans l’artisanat marquisien pour confectionner des colliers.

Raimana Ho, nouveau docteur ès sciences spécialité chimie, a fait sa thèse sur le metua pua’a. Il s’agit d’une fougère, mais médicinale le microsorum scolopendria, populaire dans la pharmacopée traditionnelle polynésienne. Elle est présente à l’état sauvage dans les vallées des cinq archipels polynésiens. Elle comprend six espèces, dont l’une ne se développe qu’au-dessus de 1000 m d’altitude. Deux sont employées pour la préparation du raau (pharmacopée). De nombreux tahua l’utilisent depuis longtemps comme fortifiant et vermifuge. « On a trouvé une famille de molécules qui appartient à celles des stéroïdes. Ces molécules sont bien connues pour leurs bienfaits sur la santé et permettent entre autre une augmentation de la masse musculaire, d’où son utilisation dans la pharmacopée traditionnelle », explique Raimana.

 « L’arbre miracle », lui, est le cocotier. Végétal le plus répandu et le plus utile de Polynésie, il sert à l’alimentation à l’habitat, à l’artisanat… et à la santé ! Avant l’arrivée des Européens, les guérisseurs savaient réparer des fractures du crâne en se servant d’un morceau de noix de coco nia (noix avec albumen liquide). A ce stade de croissance, la noix a la même épaisseur que la boite crânienne. Ils découpaient un fragment qui venait s’insérer dans la cavité, puis replaçaient le scalp par-dessus. L’os se ressoudait au fragment et le blessé pouvait reprendre une vie normale.

Hiata de Tahiti

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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

« Ca a débuté comme ça » est la première phrase du roman. Elle vous dit tout sur le reste : le fil de l’eau qu’est la vie, « voyage dans l’hiver et dans la nuit », le destin qu’est le « ça » contre lequel on ne peut rien, le style populaire qui véhicule l’émotion avant la raison. « Ça a débuté comme ça », par la guerre, la grande, l’absurde – stupidement célébrée ces dernières années ; puis l’arrière et ses fumiers profiteurs et ses poules avides de sexe ; puis la colonie où l’on envoie les ratés, les vicieux, les petits maîtres ; puis l’Amérique, ce rêve de modernité où la machine va plus vite mais n’a pas plus de cœur ; enfin la banlieue, autour de Paris, la « zone » où survivent les pauvres, les petits, les sans grades, dans la boue, le voisinage haineux et la peur de manquer. Et toujours Robinson, le double caricatural de Céline, solitaire et démerde comme le naufragé de Defoe. « Ça a débuté comme ça » et ça finit par un remorqueur sur la Seine, qui emporte tout, « qu’on n’en parle plus ». C’est la dernière phrase du livre.

Mais entre temps, on en a parlé, sur 504 pages Pléiade. Avec crudité et fine observation, avec cynisme et moments d’émotion, avec amertume et rire. La vie, quoi. Le ‘Voyage’ est l’Odyssée moderne avec la guerre industrielle comme Iliade, qui dissout les héros dans la crasse et les puces. Céline n’est pas un voyeur misérabiliste qui jouit de l’indigence des autres en se croyant au-dessus. Céline n’est pas Zola. Il en est, lui, de ce peuple petit pauvre, issu d’un couple d’employé subalterne aux assurances et d’une boutiquière en mode du passage Choiseul. Céline s’est arrêté au certificat d’études, à 12 ans. Il n’a repris l’école qu’après la guerre, passant un bac oral – light – pour anciens combattants et parce qu’on manquait cruellement d’instruits après les millions de morts. Il a fait l’école de médecine, la voie de l’enseignement professionnel, avant de finir son diplôme en faculté. Il n’a jamais soigné que les pauvres, Céline, et quelques mois les ratés de Sigmaringen. Le peuple, il connaît : il en est. Peut-être est-ce justement parce qu’il n’est pas un intello bourgeois intégré au « milieu » littéraire avec plein de copains médiatiques qu’il a raté le prix Goncourt en 1932 pour ‘Voyage’. La mode l’a attribué à un écrivaillon dont on s’est empressé d’oublier jusqu’au nom, tant les prix récompensent rarement le talent mais plutôt la lèche. On lit encore ‘Voyage au bout de la nuit’, il y a belle lurette qu’on a oublié ‘Les loups’, prix Goncourt 1932 !

Le populo, Louis-Ferdinand Céline le sait par cœur. « Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinoche, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante, d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques » p.346.

Ils habitent loin du centre, où c’est pas cher et où on dépense rien pour eux. « Les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendant, les chemises des pauvres, à entendre le bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boites à ordures » p.95. En métropole ou aux colonies, même combat : « La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes ; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d’enfants et encore moins de linge sale et moins de vin rouge autour » p.142.

Toute leur vie, leur énergie, leurs désirs, sont brimés par les maîtres et leur condition vile. « Presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison » p.200. Ils sont dressés dès l’enfance, les pauvres. « Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les grandes personnes derrière les comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi, les enfants. C’est à coup de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs » p.312. Alors ils se vengent dès qu’ils peuvent, les pauvres, sur les autres qu’ils jalousent, sur les plus faibles qu’eux surtout. Comme aux colonies.

La philosophie du pauvre est le destin, le renoncement. « Sa formidable résignation l’accablait, cette qualité de base qui rend les pauvres gens de l’armée ou d’ailleurs aussi faciles à tuer qu’à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demanderont le pourquoi les petits, de tout ce qu’ils supportent » p.151. Ceux qui ont les moyens, sur cette terre, sont des demi-dieux. « Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. (…) Les femmes des riches bien nourries, bien menties, bien reposées elles, deviennent jolies. Ca c’est vrai. Après tout ça suffit peut-être. On ne sait pas. Ca serait au moins une raison pour exister » p.332.

D’où le divorce entre la cucuterie d’idéal pour les riches et la condition réelle du peuple : « Pour Lola, la France demeurait une sorte d’entité chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concerne l’enthousiasme » p.52. Quelle çonnerie, la guerre ! disait l’autre. Le peuple est réaliste, naturel, il ne se grise pas de mots. « L’esprit est content avec des phrases, le corps c’est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps » p.272. Céline est matérialiste, pas idéaliste ! « L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal » p.52

La vérité est dans la matière et l’amour « vrai » veut toucher, peloter, baiser. Telle Sophie la Slovaque : « Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! Elle n’était diminuée cette beauté par aucune de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les conversations trop occidentales. (…) L’ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir… (…) Permission d’abord de la Mort et des Mots… Que de chichis puants ! C’est barbouillé d’une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu’au trognon d’excréments artistiques que l’homme distingué va tirer son coup… » p.472. La nature est vigoureuse et saine, le naturel est beau et désirable. Les nègres musclés et leurs femmes aux seins nus sont « tout juste issus de la nature si vigoureuse et si proche » p.150. En Afrique, la nature a plus de force qu’ailleurs, racine de la fascination de Céline pour le biologisme nazi. « La végétation bouffie des jardins tenait à grand-peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison » p.143 « L’infinie forêt, moutonnante de cimes jaunes et rouges et vertes, peuplant, pressurant monts et vallées, monstrueusement abondante comme le ciel et l’eau » p.163. Éternel retour pour ces « bestioles du bled qui se coursent pour s’enfiler ou se bouffer, j’en sais rien » p.164.

L’amour romantique est l’opium du pauvre, le film des pulsions, la guimauve commerciale. Les pauvres piquent ça aux bourgeois, selon la « civilisation des mœurs » du haut vers le bas, chère à Norbert Elias. « Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble, moi ? Ca ressemble à faire l’amour dans les chiottes ! » p.493. L’Hamour, disait Flaubert par dérision, « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » dit Céline p.8. Montherlant écrira ses ‘Jeunes filles’ pour dire pareil et Matzneff ses ‘Lèvres menteuses’.

Bien sûr, l’émotion existe sous les oripeaux idéalisés. Les mots ne disent pas le vrai. Le film n’est pas la réalité. La vacherie est première mais parfois l’être se révèle. « Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux s’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour » p.395. « Moi (…) un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres » p.496. Ce qu’ont Alcide le sergent colonial qui trafique pour payer la pension chez les sœurs d’une nièce de dix ans ; et Molly la pute américaine, qui entretient les amants auxquels elle tient.

Malgré le ton et le cynisme, il y a du rire chez Céline. Rien que les noms donnés aux bateaux ou lieux-dits des colonies valent leur pesant de sexe. Il est partout présent, depuis le bateau Amiral Bragueton (braguette) suivi du Papaoutah (empapaouter), de la compagnie Pordurière (amalgame de portuaire et ordurière), jusqu’à San Tapeta (tapette), lieu d’où il est embarqué sur la galère Infanta Combitta (con-bite)… Le boy noir est « lascif comme un chat » (p.143), les petits nègres aiment à se faire caresser sous la culotte (p.167) – tout comme Bébert, neveu de concierge du Raincy, sept ans, qui « se touche » : « C’est pas vrai, c’est le môme Gagat qui m’a proposé… » p.244. Gaga, bien sûr, c’est comme ça que ça rend, l’astiquage de tige. Céline appellera son chat Bébert, du nom du môme qu’est crevé d’une mauvaise typhoïde, en 1944. Il y a encore le curé Protiste, au nom d’unicellulaire ou le chercheur biologiste russe Parapine… Saint Antoine, alias San Antonio, le patron des cochons, s’en est inspiré. Lire encore la description en Amérique du dieu Dollar (p.193) auquel on va rendre ses dévotions à mi-voix devant un minuscule guichet, comme au confessionnal. Avant d’aller déféquer dans les cathédrales à merde, en sous-sol, où chacun attend son tour à la queue pour se déculotter.

C’est un moment d’humanité carabinée que ce Céline là.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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