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Henry James, Roderick Hudson

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Premier roman d’un auteur qui avait déjà nombre de nouvelles, de récits de voyage et d’essais à son actif, Roderick Hudson est un portrait psychologique en même temps qu’un récit romantique bien dans l’air de son temps. Américain vivant en partie en Europe, Henry James côtoie cette société de riches oisifs, grands bourgeois actionnaires, aristocrates à métayers, veuves pensionnées, où les salons et les mariages sont les lieux de sociabilité. D’où cette description maniaque de minutie des moindres mouvements des âmes que l’auteur affectionne, avec force adverbes et adjectifs. Il se voulait Balzac mais n’avait pas ce souffle qui mêle le décor à l’inconscient.

Le roman aujourd’hui peut encore se lire, mais il faut avoir du temps et lamper à grandes goulées les pages pour ne pas en perdre le fil. Découpé en 13 chapitres, peut-être par réminiscence biblique, le dernier se passe sous un orage dantesque sur les sommets des Alpes, où le Destin en statue du Commandeur semble se jouer des misérables volontés humaines.

Rowland, jeune et riche rentier américain, a la sagesse de dépenser modérément sa fortune tout en faisant le bien autour de lui. Il est épris de beauté et s’entiche de Roderick, un jeune homme extravagant à la beauté stupéfiante, qui montre en outre quelques talents de sculpteur. Sa statue d’un jeune Buveur d’eau irradie à la fois la force et la santé de la jeunesse, l’innocence et la soif de connaître. De l’éphèbe de bronze au jeune homme de chair, quoi de plus « normal » (bien qu’un peu érotique) d’envisager le talent ? Rowland emmène donc Roderick en Europe, à Rome même, où il le plonge dans l’ambiance du Beau selon les critères classiques : ce ne sont que lumières, paysages et ruines inspirées, que corps bronzés aux muscles affinés de travailleurs ou aux silhouettes de jeunes latines. Le coup de foudre artistique interviendra pour Roderick en la personne de Christina Light – la Lumière – d’une beauté froide de déesse, mais époustouflante d’inspiration.

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Roderick sculpte dans la fièvre. Son Buveur d’eau assoiffé, c’était lui-même adolescent ; son Adam nu, c’est « le torse bronzé d’un gondolier » dans l’épanouissement de la maturité dont il rêve ; sa Miss Light est son idéal de beauté féminine éternelle ; son Lazzaroni ivre (et dépoitraillé), c’est lui encore, désespéré de n’être pas aimé ; enfin sa Vieille femme, c’est son propre amour enfantin pour sa mère. Par ces œuvres, Roderick s’exprime. Même s’il n’exprime jamais que lui-même, il se vide. A la fin, hanté par la Beauté inaccessible d’une Light qui se refuse obstinément, prise elle-même dans les rets matrimoniaux exigés par son entremetteuse de mère, il ne sera plus rien : une coque sans noix. Ses œuvres auront pompé sa sève et sa vie même.

Entre temps, l’auteur nous entraîne dans les oppositions de caractères : Mary la fiancée de Roderick contre Christina la fille impossible ; Roderick le génie romantique contre Singleton le petit besogneux obstiné ; Rowland le riche et sage contre Mrs Hudson la mère de Roderick, veuve économe et craintive. Certains sont raisonnables, les autres passionnés. Certains s’ennuient courtoisement en société, d’autres y vivent des drames vertigineux.

A ces personnes s’ajoutent des thèmes, tout aussi contrastés : Northampton (Massachussetts) est la ville de province du Nouveau monde confite en calviniste austère ; à l’opposé, Rome la catholique est la capitale de l’art du Vieux monde depuis le paganisme. Comment ne pas se sentir pousser des ailes lorsque l’on est jeune et que l’on passe de l’une à l’autre ? A la création sortie des tripes, s’oppose alors le goût esthétique très moyen de la société ; à l’idéal s’oppose le commerce ; à la volonté, le destin. Car si Mary est fille, petite-fille et sœur de pasteur, si elle ne vole pas haut mais avec rigueur, morale et raison – Christina est une bâtarde illégitime, hantée d’idéal et flirtant avec la beauté du diable. Si Rowland ressemble à Mary au point d’en tomber amoureux, c’est avec Roderick qu’elle s’est fiancée, par contraste, tant il est émotif, tourmenté, égoïste et génial. Pourquoi les âmes désirent-elles à chaque fois leur contraire ?

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Ce roman est le bal de la fascination et de l’aveuglement. Il est un peu bavard et s’étale complaisamment sur les méandres de la pensée comme elle va ; il est un peu long pour nos habitudes un siècle et demi après, mais brasse des « types » humains éternels : le créateur et le rentier, le passionné et le raisonnable, la beauté et la réalité, le garçon (qui peut tout oser) et la fille (qui doit se conformer).

Car la société de son temps est la cible des critiques de Henry James, trop observateur pour n’être pas acéré : « Tout est vil, sombre, minable, et les hommes et les femmes qui composent cette prétendue brillante société sont plus vils et plus minables encore que tout le reste. Ils n’ont aucune spontanéité véritable ; ce sont tous des lâches et des fats. Ils n’ont pas plus de dignité que des sauterelles » p.184 Pléiade.

C’est pourtant dans cette société-là qu’il nous faut vivre et tracer son chemin. Créer ? – impossible sans l’inspiration, et elle ne vient que de l’idéal ; faire le bien ? – impossible sans abnégation totale, car les espérances sont gaspillées ; vivre à propos ? – impossible dans la rigueur mercantile nord-américaine, mais tout autant dans l’immersion de beauté italienne. Roderick, Rowland et Mary sont tous trois, à des degrés différents, déçus, ils s’étaient faits des illusions sur l’avenir : sur son talent pour le jeune sculpteur, sur l’épanouissement artistique de son compagnon pour le rentier, sur sa capacité à faire craquer son rigorisme et à accepter le génie pour Mary.

Henry James, Roderick Hudson, 1875, Livre de poche Biblio 1985, €9.00

Henry James, Un portrait de femme et autres romans, Gallimard Pléiade 2016 édité par Evelyne Labbé, 1555 pages, €72.00

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Comment considérer mes critiques sur ce blog ?

Il m’arrive assez souvent d’être sollicité pour chroniquer tel ou tel livre venant de paraître, ou un disque, plus rarement un film ou une pièce de théâtre. J’expose ici mes goûts – qui sont moi – et je dis franchement si cela me convient ou pas. Mais je dis toujours pourquoi.

Vous ne trouverez donc jamais de critique injuste ni calomnieuse de ma part, mais des arguments pour et contre. Toute personne qui écrit ou qui chante se croit grand artiste – et c’est bien humain ; la stratégie du déni permet l’optimisme de se croire méconnu, car tant de richesses sont en leur âme qu’ils sont tout étonnés de constater que les autres ne le voient pas. Mais s’il est nécessaire de croire en soi, le narcissisme est un défaut : tout passe, tout change et chacun est perfectible. La science des mots s’acquiert par le labeur et avec les années, elle ne naît pas toute armée du petit cœur gros comme ça qui veut « s’exprimer ».

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Dire s’apprend, dire bien se travaille, communiquer ne vient qu’ensuite.

Ce qui compte avant tout est l’adéquation des mots que l’on emploie à ce que l’on veut dire. La pulsion, le sentiment, l’argument, la grâce exigent des mots précis, si possible avec le moins d’adjectifs – qui appauvrissent en qualifiant. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – et les mots pour le dire arrivent aisément » : apprend-t-on encore aux écoles cette maxime de Boileau qu’on ne lit plus guère ? (L’art poétique, 1674).

Une fois les mots précis choisis (et sans cesse vérifiés pour le sens), leur agencement dans une phrase claire ou une ellipse poétique se travaille. Il s’agit là du style – or « le style est l’homme même » (pris au sens neutre d’humain) : apprend-t-on encore aux apprentis écrivains ou paroliers-musiciens cette maxime de Buffon qu’on lit moins encore ? (Discours à l’Académie, 1753). L’auteur ajoutait : « si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles ». C’est pourquoi les facilités de langage d’époque ne passent pas les années (qui lit encore l’argot des années 50 de certains romans ?). La veulerie démagogique du clin d’œil aux lecteurs (et lectrices), tellement à la mode dans les médias, ne doit pas contaminer l’œuvre écrite si elle veut faire trace. Ceux qui écrivent comme ils parlent, même s’ils parlent bien, écrivent mal. Car la lecture n’est pas l’écoute, aucune personne n’est en face de vous avec ses regards, son ton, ses mimiques, ses gestes, son attitude : tout doit passer par les mots.

Tout cet effort se doit d’être pris dans une architecture, qui fait partie du style. Ecrit-on un roman ? – il y faut de l’action, de la psychologie, une histoire (voyez Stendhal ou Flaubert). Ecrit-on un essai ? – il y faut un thème clair, des arguments étayés et des propositions (lisez Montaigne ou Alain). Ecrit-on une œuvre poétique ? – il y faut du rythme, une mélodie (même en prose), des mots qui ouvrent l’imagination et des juxtapositions qui créent de l’étincelle (étudiez Rimbaud, Baudelaire ou Mallarmé). « Le style doit graver des pensées, ils ne savent que tracer des paroles », résumait avec profondeur Buffon.

C’est cet ensemble que j’évalue à la lecture d’une œuvre, à l’écoute d’une voix, au suivi d’une pensée. Suis-je exigeant ? Comment ne pas l’être devant l’avalanche des publications annuelles qu’une seule vie ne suffirait pas à découvrir ? Est-il toujours pertinent « d’exprimer » son petit moi alors que tant d’autres le font qui méritent bien mieux d’être lus, écoutés ou considérés ? Mon jugement est esthétique, non moral ; lorsque des opinions ne sont pas les miennes, je le dis et j’argumente, mais exposer ses opinions n’est en soi pas négatif, cela permet le débat et la diversité des façons de voir.

Oui, la critique se doit d’être précise et impitoyable, mettant le doigt où sont les faiblesses.

L’auteur, tout à son œuvre, ne les voit pas car il est rempli d’affection pour sa production comme un parent est empli d’amour pour son enfant. Ce ne sont que les autres, les oncles, les parrains, les voisins, les éducateurs, qui voient leurs faiblesses et leurs talents. L’auteur, comme le parent, est aveugle – sauf à laisser passer le temps. C’est pourquoi il est utile d’écrire dans la fièvre puis de laisser reposer. Ensuite, d’autres choses vécues entre temps, il faut reprendre son ouvrage afin d’élaguer, de préciser, d’ajuster. Ainsi se crée une tapisserie ou se forge une épée ; l’art de composer est un artisanat.

C’est ainsi que l’on aide les auteurs à se voir tels qu’ils sont – et non tels qu’ils se voudraient être : dire les défauts autant que les qualités. Il n’y a rien « d’injuste » à dire que tout le monde qui écrit n’est pas beau, gentil ; il n’y a aucune « inégalité » à constater que tout le monde n’est pas promis à la gloire. La seule égalité qui vaille est celle de la perfection : tendre à s’améliorer, vouloir s’égaler aux plus grands, voilà qui élève et qui permet de faire mieux, en emportant le lecteur vers le meilleur de lui-même. Ce n’est pas « soi » qu’on exprime, c’est avant tout un souffle que l’on fait passer, une force que l’on chevauche, une voix inédite – pour les autres, avant soi.

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Vous n’êtes pas obligés de me lire si votre narcissisme en est blessé.

Oubliez-moi et suivez votre chemin, je reste dans le mien – qui est bénévole et gratuit. Certains blogs réclament 15€ pour faire une critique positive ; je ne réclame rien, que le service de presse pour quand même lire ou écouter, ou une invitation pour le théâtre, le cinéma ou l’exposition – ce qui est le minimum pour évaluer. J’ai pour ma part publié une nouvelle à 16 ans, quelques articles et deux livres (sous mon vrai nom), mes chroniques de livres sont en tête sur mon blog cet automne. Je sais donc comment écrire fonctionne et comment le travail de bonne édition est long et douloureux, mais nécessaire. Aduler n’est pas accompagner, mais plutôt desservir. Il ne faut pas « se croire » mais « faire constater » – rien de tel qu’un œil neuf, inféodé à aucun prix ni à personne, pour que les yeux se dessillent et que l’on remanie pour améliorer. Mais rien n’empêche l’exercice d’admiration si cela est justifié : vous le constaterez assez souvent si vous me lisez.

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Pourquoi les critiques négatives sont-elles si rares ? Par peur de faire de la peine ? Ce serait positif. Hélas ! C’est bien pire : il s’agit de flatter pour se faire bien voir, reconnaître, célébrer. Où le narcissisme contemporain ne va-t-il pas se nicher ? Comme le dit Alain (Propos 508, mai 1930, Pléiade tome 2) : « Le premier fripon conduit leurs pensées, si seulement il sait flatter. Aussi ces crédules sont-ils rongés de doutes, c’est-à-dire guéris d’un flatteur par un autre flatteur. Il fallait douter par connaissance de soi, non par expérience des flatteurs ; mais c’est la difficile école, et même ignorée »

Buffon, Discours de réception sur le style, 1753

L’expression de Buffon fait école

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Gustave Flaubert, Madame Bovary

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Je ne vais pas écrire en 1500 mots une étude sur ce chef-d’œuvre de la littérature française, qui a introduit la modernité, mais seulement en livrer mes impressions de lecteur. C’est la troisième fois que je lis ce roman, profitant de sa réédition en œuvres complètes dans la collection la Pléiade. La première fois, j’étais au lycée et c’était au programme de seconde ; la seconde fois, c’était bien plus tard, par curiosité ; la troisième, c’est à l’âge mûr. A chaque fois mes lectures ont été différentes : jeune, j’ai surtout retenu l’histoire et suivi l’action ; plus mûr, je me suis délecté plutôt aux détails, aux descriptions, aux état psychologiques. Ne vous découragez pas si vous n’avez pas aimé ou si vous vous êtes ennuyés : attendez une dizaine d’années et reprenez, vous découvrirez des richesses insoupçonnées.

Car il s’agit d’un roman « total » : tout y est, la psychologie des personnages, une peinture de la société, un goût du siècle, les qualités et travers universels de l’humanité. Rien que les noms propres : Bovary, Tuvache, Leboeuf, montrent combien « la province », pour l’auteur, était assoupie à ruminer comme une vache. Flaubert s’est mis en entier dans cette œuvre et, s’il n’a probablement jamais prononcé « Madame Bovary, c’est moi » (« ici, je suis chez le voisin », écrit-il au contraire dans une lettre du 13 janvier 1852), nombre de traits de sa personnalité sont contenus en Emma (sa manière de sentir, sa maladie nerveuse, sa fêlure intime) comme en Charles (son obstination bovine, la vie de province), et nombre de ses personnages futurs : la servante Félicité (Catherine Leroux aux Comices), Bouvard et Pécuchet (le pharmacien Homais).

Si « total » que la bonne société de l’Empire ne s’y est pas trompé, qui a intenté dès janvier 1857 un procès à l’auteur et aux éditeurs pour « offense à la morale publique et à la morale religieuse » – en bref tout ce qui fait tenir une société ! Si le procès a été au final gagné par Flaubert, c’est non sans remontrances pour excès de réalisme descriptif dans les attendus. Alors, « histoire des adultères d’une femme de province » comme le dit l’avocat impérial ? ou « excitation à la vertu par horreur du vice », comme le prétend la défense ? Eh bien il y a de tout cela, ce qui confirme l’aspect « total » du roman.

En bref, c’est l’histoire d’une fille de fermiers élevée au couvent qui se marie avec un officier de santé (un sous-médecin sans bac ni doctorat) de la province de Rouen. Elle s’enterre à Yonville, village à l’écart des routes où il ne se passe rien. Son mari lui paraît vulgaire, sans ambitions, maladroit ; elle ne jouit pas et la fille qu’elle en a ne lui donne aucune joie. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotions, de rires ou de rêverie » (I.7) Elle s’ennuie… Elle rêve au prince charmant, aux amours de luxe, à la danse avec un vicomte rencontré lors d’une invitation unique au château du coin. Idéaliste, elle se languit dans ce monde terne et sans passions. Il lui faudrait des drames, du théâtre, des amants : « Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature », dit Emma à Léon (II.2). Le naturel ne la contente pas, elle veut le hors-nature, l’Idéal ! « Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? » (III.6).

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Elle flirte avec Léon, mais il est trop jeune et trop inexpérimenté. C’est avec Rodolphe, jeune vieux-garçon viveur d’une certaine aisance, qu’elle « s’abandonne » un jour de promenade à cheval en forêt. Elle va dès lors s’imaginer qu’il va l’enlever et passer avec elle des années torrides de transports passionnels en Méditerranée. Mais Rodolphe, qui a pris son plaisir, ne veut pas s’encombrer d’une sangsue et, au lieu du voyage convenu, lui fait porter une lettre de rupture au fond d’an panier d’abricots mûrs. « Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour » (II.12).

Évanouissement, drame, maladie de langueur qui dure… Jusqu’à ce que le pauvre mari Charles, un benêt bêtement amoureux de sa femme, lui propose d’aller au spectacle à Rouen. Elle a la surprise d’y retrouver Léon, dessalé à Paris, qui achève son droit par un stage comme clerc. Elle le séduit, elle se donne, elle invente des leçons de musique pour le voir une fois par semaine à la ville, où ils baisent toute l’après-midi à l’hôtel. Elle s’enfonce dans l’adultère, donc le mensonge, donc l’illusion. N’y connaissant rien en affaires (élevée par les sœurs !), elle se fait escroquer par le père Lheureux, un commerçant qui l’appâte avec de belles étoffes et lui fait signer avec procuration de son mari des billets à ordre.

Lorsque survient l’inévitable faillite, il n’y a plus personne pour aider Emma Bovary. Elle doit retomber sur terre et assumer personnellement son échafaudage de songes, d’illusions et de dépenses sans compter. Il n’y a plus qu’une voie pour échapper à la honte, aux regards des autres et des siens : le suicide. Elle va profiter de l’égarement qu’elle a allumé chez le préparateur en pharmacie Justin pour se procurer et avaler de l’arsenic, périssant ensuite dans d’atroces souffrances décrites avec une précision clinique par Flaubert (ce qui horrifia Lamartine, pourtant admiratif du roman).

Il y a de multiples personnages, bien croqués, mais la figure centrale reste cette femme, symbole de la niaiserie de province, des mensonges de la religion, des songes creux de l’idéalisme. Bovaryser est devenu nom propre, donné à celles (et parfois ceux) qui ne peuvent accepter le monde qui leur est donné et rêvent d’un autre monde possible, usant pour cela de toute la panoplie du déni, de l’illusion, des mensonges qu’on se fait d’abord à soi-même, puis aux autres, puis à la destinée… jusqu’à ce qu’elle vous rattrape brutalement.

Et pourtant, il y avait un amoureux vrai dans l’entourage d’Emma. Tout à ses rêves d’idéal, elle n’a jamais su le voir : c’était Justin. La chronologie du roman est floue (d’où l’aspect magique de ce « réalisme » flaubertien), les adultères se déroulent sur dix à quinze ans. Justin, encore « enfant » au début, peut avoir dans les neuf ou dix ans pour aider à la pharmacie (l’instruction obligatoire ne date que de 1882 avec Jules Ferry) ; il a donc au moins 20 ans à la mort d’Emma, peut-être près de 25… Or Flaubert écrit dans un paragraphe magnifique, soigneusement balancé : « Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit » (III.10). Le terme « enfant » doit être pris au sens d’innocent ou de puceau, comme au moyen-âge la « croisade des enfants ». Emma avait caressé sa poitrine nue vers ses 14 ans alors qu’il avait eu un étourdissement et qu’elle lui délaçait sa chemise ; il humait ses vêtures de femme au repassage ; il regardait de tous ses yeux Emma se coiffer ou converser… A force d’être dans la lune de ses songes prétentieux, Emma ne voit pas l’être réel qui l’aime tout près d’elle.

Gustave Flaubert a pris cinq années de sa vie pour accoucher de son premier roman publié, à 35 ans : plus de 1800 pages de manuscrit pour ne donner au final que 308 pages en format Pléiade. Un scénario revu maintes fois ; des passages biffés et réécrits, d’autres supprimés ; le style testé sur ses amis et dans le « gueuloir » où le passage à l’oral permettait de gommer les dissonances et de donner une harmonie musicale à la phrase… Car Gustave est un exubérant qui se laisserait volontiers aller au romantisme – comme Emma. Sauf qu’il a mûri, grâce aux voyages et aux lectures, et qu’il est devenu comme son père médecin, méticuleux et précis. Il lui faut écrire dans la fièvre de l’imagination pour plonger ensuite le texte dans l’eau glacée de l’analyse. C’est par cette alternance qu’il parvient au réalisme magique, plus vrai que la réalité.

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Or, voir le réel dérange les sociétés qui se croient, les gens qui prétendent et se font des illusions sur eux-mêmes. D’où le procès : le réalisme de l’auteur est immoral parce qu’il choque « la bienséance », ce qu’on doit croire. Notre époque d’intellos contents de leur moralisme, étiqueté « de gauche » pour faire bien, sont dans le même cas que l’avocat impérial de la « bonne » société face à Flaubert : ils répugnent à voir la réalité en face ; ils lui préfèrent – comme Emma Bovary – le monde Bisounours de l’idéal. Ils se croient « démocratiques » et avancés, ces bourgeois bohêmes, alors que le réalisme de Flaubert a justement été jugé comme issu de l’égalitarisme de la Révolution qui ramenait tout au réel, à la volonté pratique de faire de son mieux, sans s’abandonner au rêve démobilisant de l’irréalisable idéal… « Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas de ces vapeurs-là », dit fort justement la mère de Bovary de sa bru évaporée (II.7).

Peut-on vivre en situation ? Est-on obligé de passer par les béquilles de l’idéalisme pour supporter le monde mêlé de bon et de mauvais dans lequel chacun est forcé de vivre ? « Le style est en lui-même comme une manière absolue de voir les choses », écrivait Flaubert à une admiratrice, le 16 janvier 1852. Qui bovaryse ne vit pas dans ce monde mais en-dehors – avec toutes les conséquences que Flaubert démontre et qui restent vraies de nos jours.

Flaubert règle d’ailleurs leur compte aux bobos dès son époque : « la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices (…) Ils étaient (…) prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas » (I.9). Il fustigera par la suite « la bêtise » des bourgeois, bêtise « au front de taureau » (qui nous ramène aux bovins ruminants Bovary, Tuvache et Leboeuf). Dans ce roman, Homais le cuistre, qui adore écrire des articles et faire valoir son érudition pédante, « vient de recevoir la croix d’honneur ». C’est la dernière phrase du livre, tant la société bête récompense ce (ceux) qui lui ressemble…

Gustave Flaubert, Madame Bovary suivi des actes du procès, 1856, GF Flammarion 2014, 606 pages, €3.80

e-book format Kindle, €3.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog

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Christian de Moliner, Panégyrique de l’empire

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Ce court roman se passe à huis clos durant quatre jours à Prague. Un professeur vieillissant doit intervenir à un colloque d’intellectuels et loue pour le guider, traduire et l’accompagner… une call-girl. Ce pourrait être grivois et friser les contes immoraux d’Apollinaire. Il n’en est rien parce que le personnage, gris d’apparence (comme Kafka) a de la profondeur.

Bon père, bon époux, citoyen modèle, prof moyen : « Je n’étais rien, juste un peu de vent, juste une fonction d’onde classique et sans aspérités, noyée dans le bruit de fond quantique du monde » p.10. Il n’a rien qui puisse accrocher – sauf la perspective de mourir. Mais pas comme tout un chacun ! Non, il s’agit d’une mort programmée par ses gènes, un cancer du poumon sans jamais avoir fumé. Rarissime mais authentique. Ce pourquoi il jette ses derniers feux – croit-il – dans cette virée à Prague.

Passionné d’histoire malgré son enseignement de mathématiques, il désire s’enculturer de Bohême médiévale (plutôt que de se cultiver) ; marié depuis des décennies à la même femme qu’il aime avec cette habitude que donne le temps, il désire tester une jeunette et d’autres façons ; polémiste de droite au succès inattendu, il désire clouer au pilori de leurs contradictions les intellos gauchistes qui ânonnent du Marx à la chaine sans jamais le penser ; destiné à mourir dans quelques mois, il désire au fond vivre plus intensément.

Mais il est pétri de contradictions. Se dire « anarchiste de droite » est déjà l’une d’elles puisque l’anarchie signifie littéralement le rejet d’un Etat contraignant et qu’elle n’est donc ni de droite ni de gauche (sauf propagande stalinienne qui accole le terme – infamant – « de droite » à tout ce qui lui déplait, y compris en son propre sein). Montrer des « intellectuels marxistes » à Prague en 2016 est une caricature grossière : aucun ex-pays de l’est ne veut plus entendre parler du marxisme, cette prophétie qui a accouché d’un « socialisme réel » qui a lamentablement échoué ; c’est au contraire le national-autoritarisme qui règne en maître aujourd’hui. Payer une pute et en vouloir de l’amour est une autre contradiction, et non des moindres – d’où culpabilité, mauvaise humeur et goujaterie. Vouloir vaincre ses adversaires idéologiques et trouver cela sans intérêt en même temps trouble l’esprit un peu plus.

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Il n’est pas facile pour un auteur qui tâte un peu de tout, errant entre la science-fiction, le thriller, le policier, la politique fiction, l’humour, le policier et le roman classique, de se concentrer sur la façon de bâtir une intrigue, de creuser la psychologie de ses personnages ou d’améliorer son style. A ce titre, à lire p.25 « cette transgression est atrocement chatoyante », je sursaute ! De même, quand le personnage principal passe de 58 ans à 60 ans (p.69) en quelques pages, cela décrédibilise. Si Flaubert était très lent parce qu’un tantinet maniaque, l’auteur semble écrire vite parce qu’un tantinet pressé.

Son œuvre parallèle de polémiste sur un site porté au complotisme et qu’aucun journaliste ne peut considérer comme fiable ne facilite pas ce lent travail de maturation qu’est l’écriture. Avoir commis une nouvelle intitulée ‘Au volant de ma voiture, j’attends un enfant pour l’écraser’ non plus. En littérature, il faut choisir son style pour exister.

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Mélanger désirs et contradictions en 160 pages de roman avec unité d’action, de lieu et de temps, est une gageure – mais convenons que l’auteur la réussit à peu près. L’empire, dont il fait l’éloge, c’est lui-même, englobant, consensuel – mais les nations résistent, qui sont les autres individus. D’où le titre, un peu abscons. Son roman se lit aisément, fluide, constamment dans la tête de son personnage, avec ses doutes qui nourrissent le récit. « Je voudrais être courageux, mais je ne suis qu’un couard qui se liquéfie au fur et à mesure que l’échéance se rapproche » p.133. Nous sommes dans la vraie vie, pas toujours belle, mais qui s’accroche.

Comme l’auteur, qui avoue être atteint du même mal.

Christian de Moliner, Panégyrique de l’empire, 2016, les éditions du Val, 164 pages, €12.66

e-Book format Kindle, €4.52

Site de l’auteur éditeur

Site personnel

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Honoré de Balzac, La Grenadière

balzac la grenadiere

Balzac est l’un de mes auteurs favoris. Grand observateur il décrit, selon tous les genres, tous les secteurs de la vie sociale. Artiste, il a su sentir et comprendre ; il l’a rendu par sa plume. En ce terne XIXe siècle, il reste un phare que je ne cesse d’explorer.

L’éducation est l’un des thèmes qui me tient le plus à cœur. La genèse et le façonnement des êtres m’ont toujours passionné. La métamorphose de l’enfant en adolescent, puis en adulte est peut-être l’histoire la plus riche, en tout cas la plus émouvante du monde à mes yeux. Balzac évoquant l’éducation devait donc fatalement susciter mon intérêt et solliciter ma réflexion. Sa nouvelle de 1832, ‘La Grenadière’, résume assez bien son opinion sur le sujet.

L’éducation modèle, selon Balzac, se compose de deux cadres complémentaires. L’un est statique mais soigneusement choisi : le cadre de vie ; l’autre est dynamique et susceptible d’orientation : l’enseignement au quotidien.

Le cadre de vie n’est pas une donnée du hasard. Il fait l’objet d’un choix délibéré : l’arrivée de la mère et de ses deux enfants à la Grenadière. La maison apparaît comme un microcosme, un lieu géographique et philosophique : « Elle est, au cœur de la Touraine, une petite Touraine où toutes les fleurs, tous les fruits, toutes les beautés de ce pays sont complètement représentées. » Cette région de Touraine peut être considérée comme la province microcosme de la France tout entière, ni trop au nord ni trop au sud, ni trop près de la mer ni trop loin, de climat doux et tempéré, carrefour géographique et historique du pays. Et puis, du val de Loire, la Renaissance française n’est-elle pas partie ?

La maison où s’installe la famille contient tous les éléments matériels, affectifs et spirituels nécessaires à l’idéal de vie des Lumières. On y trouve la nature, mais ordonnée et au service de l’humain. Les jardins, vergers et vignobles sont bien exposés, les plantes et les fleurs y poussent à profusion. La maison est austère mais spacieuse et confortable, orientée au midi. La vue y est majestueuse sur le cours de la Loire et son val, la ville cachée mais proche. En bref, « personne n’y reste sans y sentir l’atmosphère du bonheur, sans y comprendre toute une vie tranquille, dénuée d’ambition, de soins. » Une existence idyllique à la Jérôme Paturot sur ses vieux jours, à la mesure de l’idéal social du petit propriétaire indépendant du début XIXe siècle. La liberté de la propriété, facteur d’abondance matérielle (nourriture et logement), cause de liberté physique (bonheur du corps comblé), sociale (ne pas dépendre) et morale (incitant à la tempérance, au rêve et à l’étude). Tous les appétits se trouvent comblés, ceux du corps, ceux des passions et ceux de l’esprit. Le microcosme est fertile et enchanteur, il élève l’âme à la méditation. Rien de trop, le luxe n’y sert à rien.

Ce principe d’indépendance et de frugalité sociale est transposé dans la famille : chaque enfant a sa chambre, qui lui est un univers personnel, microcosme dans le microcosme. La domesticité, nécessaire à se libérer des contingences trop matérielles avant les robots ménagers et pour tenir sa position, est réduite : une seule femme de charge. « La maison fut meublée très simplement, mais avec goût ; il n’y eut rien d’inutile, ni rien qui sentit le luxe (…) La propreté, l’accord régnant entre l’intérieur et l’extérieur du logis en firent tout le charme. » Propreté dehors reflétant la propreté dedans. Simplicité, goût et confort, tels sont les trois termes qui commandent le choix du cadre de vie pour élever sainement des enfants.

Le mot-clé est ‘harmonie’. La maison est en accord avec la nature ; son ameublement en accord avec la vertu ; ses habitants en accord avec leur lieu de vie tempéré. La vertu est considérée comme indépendante du statut social. Bien que « sa simplicité donnait matière aux suppositions les plus contradictoires, (…) ses manières pouvaient confirmer celles qui lui étaient favorables. » La pratique de la simplicité et du goût rendent socialement inclassable : « elle conserva la même mise avec une constance qui annonçait l’intention formelle de ne plus s’occuper de sa toilette et d’oublier le monde. »

Quant à l’enseignement au quotidien, il est une application du cadre extérieur et des vertus morales : « c’était la vie d’ordre, régulière et simple, qui convient à l’éducation des enfants. » Le programme est le suivant : lever « une heure après la venue du jour », une courte prière, « habitude de leur enfance », puis toilette : « ces soins minutieux de la personne, si nécessaires à la santé du corps, à la pureté de l’âme, et qui donnent en quelque sorte la conscience du bien-être. » Où l’on retrouve l’harmonie des actes et des vertus, de l’intérieur et de l’extérieur, du corps et de l’âme. Discipline et pratique donnent une bonne conscience qui est conscience saine, et la base du bonheur. Ensuite, jeu au jardin, puis étude jusqu’au lever de leur mère où l’affection et la joie peuvent se donner libre cours. Premier déjeuner des enfants, répétitions entre 10 h et 15 h, interrompues par un deuxième déjeuner en commun. Une heure de jeu puis dîner, jeux plus calmes, promenade en famille, leçons. Enfin coucher. L’horaire est strict, régulier, fondé sur l’alternance du jeu et de l’étude, du corps à dépenser et de l’esprit à former, avec des moments particuliers consacrés à l’affection familiale.

gamin courant

Les matières enseignées sont au matin les maths et le dessin. Les enfants ont eu très jeunes une bonne anglaise et sont tous deux bilingues. Hormis les mérites sociaux de l’anglais, très bien vu dans les hautes classes revenues d’émigration, la connaissance d’une langue étrangère permet un contact avec un univers mental et culturel différent. Quant aux autres matières, elles sont classiques. Le latin est langue d’église mais aussi de Rome, donc du droit et des vertus. Plus qu’une discipline grammaticale et une érudition historique, le latin apparaît ici comme un apprentissage moral. Les maths, structurant l’esprit par la logique, ouvrent sur l’infini et développent les facultés de raisonnement et de rigueur. Quant au dessin, il relie directement l’âme et l’esprit à la nature par l’observation de l’œil et l’acte de la main. Il est éducation manuelle qui développe l’habileté, mais aussi éducation à regarder, à sentir et à sublimer. Il développe la maîtrise et le goût. Raison, morale, sensibilité : où l’on retrouve les trois étages de l’homme, distingués par les philosophes.

Cette éducation diffère quelque peu de celle de Platon dans la ‘République’. Latin et dessin remplacent chez Balzac la musique, considérée par le Grec comme développant la perception du rythme et le sens de l’harmonie, guidant l’amour vers le Beau, depuis le physique jusqu’au moral. Mais Balzac est de son siècle et, avec lui, il dissocie le corps de l’esprit, l’esthétique de la vertu. Ce n’est que pour le reste que Balzac se conforme aux préceptes de Platon. Il valorise les maths, préparation à la méthode dialectique, seule capable de faire saisir à l’intellect le sens des choses. Il valorise de même la gymnastique, qui est apprentissage de la guerre et maîtrise de son corps, adaptée par Balzac selon les principes rousseauistes de vie saine dans la nature, courses, jeux, escalades, sans aucune des tentations des villes à la puberté. A la mort de sa mère, l’aîné des garçons, qui a souvent discuté avec deux militaires, s’engagera comme mousse. La rude vie marine complètera aussi bien son éducation de fils du XIXe siècle que la bataille complétait celle des enfants grecs.

En revanche, Balzac est très proche de Rousseau en ce qui concerne les livres. Ils doivent être « intéressants mais exacts » afin de ne pas enfiévrer l’imagination ni susciter de fausses utopies. « C’était la vie des marins célèbres, les biographies des grands hommes, des capitaines illustres, trouvant dans les moindres détails de cette sorte de livres mille occasions de lui expliquer prématurément le monde et la vie ; insistant sur les moyens dont s’étaient servis les gens obscurs, mais réellement grands, partis, sans protecteurs, des derniers rangs de la société pour parvenir à de nobles destinées. » Se retrouve ici l’écho de l’Émile qui, à partir de douze ans, suit un enseignement fondé sur l’observation et l’utilité, méfiant envers tous les « babillards ». Se retrouve aussi l’ambition bourgeoise post-aristocratique, celle de se faire par soi-même. Jules Verne poussera à l’incandescence cette vertu de la lecture constructive autant qu’aventureuse.

Rousseauiste également est la manière dont cet enseignement est appliqué, au sein de la famille et dans la nature. « A la campagne, les enfants n’ont pas besoin de jouets, tout leur est occupation. » La discipline de l’hygiène et de la morale, la vie naturelle au rythme du jour et des saisons, suffisent pour que l’éducation réussisse. « Qui n’eût pas admiré l’exquise propreté de leurs vêtements, leur joli son de voix, la grâce de leurs mouvements, leur physionomie heureuse et l’instinctive noblesse qui révélait en eux une éducation soignée dès le berceau ? » De Rousseau aussi vient l’enseignement moral : « Elle avait donné de la discrétion à ses deux fils en ne leur refusant jamais rien, du courage en les louant à propos, de la résignation en leur faisant apercevoir la nécessité sous toutes ses formes. » Encore de Rousseau l’éducation intellectuelle : « Elle dirigeait admirablement bien leurs jeunes âmes, ne laissant entrer dans leur entendement aucune idée fausse, dans leur cœur aucun principe mauvais. Elle les gouvernait par la douceur, ne leur cachant rien, leur expliquant tout. »

Rousseau est omniprésent, jusque dans le bonheur familial, la relation idéale mère-enfant – sans le père : « Ces enfant semblaient n’avoir jamais crié ni pleuré. Leur mère avait comme une prévoyance électrique de leurs désirs, de leurs douleurs, les prévenant, les calmant sans cesse. Elle paraissait craindre une de leurs plaintes plus que sa condamnation éternelle. » A cette attitude du cœur correspond une attitude du corps : « elle voulait être pour eux gracieuse à voir, être pour eux attrayante comme un doux parfum auquel on revient sans cesse. » A ces soins répond la conduite des enfants : « ils ne manquaient à rien, tant ils avaient peur l’un et l’autre d’un reproche, quelque tendrement qu’il leur fût adressé par leur mère. »

Le fondement de l’éducation paraît être cet amour maternel. C’est « un sens merveilleux, qui n’est encore ni l’égoïsme ni la raison, qui est peut-être le sentiment dans sa première candeur, apprend aux enfants s’ils sont ou non l’objet de soins excessifs, et si l’on s’occupe d’eux avec bonheur. Les aimez-vous bien : ces chères créatures, tout franchise et tout justice, sont alors admirablement reconnaissantes. Elles aiment avec passion, avec jalousie, ont les délicatesses les plus gracieuses, trouvent à dire les mots les plus tendres ; elles sont confiantes, elles croient tout en vous. » Ces phrases lyriques montrent, de façon étonnamment moderne, que la confiance est le socle de toute éducation réussie : l’amour de sa mère, senti par l’enfant dès le tout premier âge, lui donne cet abandon primordial sans lequel il ne peut s’ouvrir aux expériences du monde, la confiance du refuge pour aller voir ailleurs. Balzac poursuit, de manière pré-behavioriste : « Aussi peut-être n’y a-t-il pas de mauvais enfants sans mauvaises mères ; car l’affection qu’ils ressentent est toujours en raison de celle qu’ils ont éprouvée, des premiers soins qu’ils ont reçus, des premiers mots qu’ils ont entendus, des premiers regards où ils ont cherché l’amour et la vie. Tout devient alors attrait ou tout est répulsion. »

Balzac suit Rousseau aussi en ce qui concerne la vertu : elle ne se trouve qu’en-dehors de la société régnante, du ‘monde’ social qui gâte l’homme sous le regard évaluateur des autres dès l’enfance en l’obligeant à la pose et à l’hypocrisie. Ce n’est pas un hasard si son héroïne est venue se réfugier à la campagne, après une vie dont on nous laisse entendre qu’elle fut orageuse. Ayant cruellement vécu l’ambition, la duplicité et la vénalité de la société parisienne, cette mère s’est retirée à la campagne pour élever sainement ses fils.

Mais Balzac ne va pas, comme Rousseau, jusqu’à faire l’apologie du bon sauvage des champs, opposé au civilisé corrompu des villes. Ses paysans, dans ses œuvres, sont rusés, bornés, avares, aussi bien que courageux, tenace ou fidèles. Il place la césure non dans la condition de chacun, mais dans sa psychologie. L’éducation, dès lors, vise moins à construire qu’à révéler, moins à programmer qu’à structurer. Les enfants de Balzac ne sont pas des pages blanches sur lesquelles l’éducateur peut écrire ce qu’il veut. Balzac reste – par préjugé ? – un aristocrate de tempérament, au moins d’aspiration. Par là il reconnaît la place de l’hérédité, mais il montre que la générosité, comme la bassesse, peuvent se rencontrer dans tous les milieux.

Le rôle principal dans la société revient à l’éducation. Elle est une discipline morale, un dressage physique qui dompte les instincts, canalise et sublime les passions par l’exercice des matières et de la raison. L’éducateur élève en même temps qu’il enseigne. L’hérédité ne détermine que les limites de l’être ; à l’éducation de modeler cette plastique pour épanouir l’enfant parmi ses semblables, poussant ses possibilités. Aux parents de guider l’éducation, favorisée par un milieu naturel et social riche, aussi bien que par un milieu affectif et intellectuel rempli et stimulant.

Les vertueux, qui sont les « nobles » de Balzac, se rencontrent rarement au pouvoir, sauf sous le règne de Napoléon qui savait les reconnaître et les encourager. Mais ils se trouvent à tous les stades de la société et en forment l’élite des corps, du cœur, de l’esprit. Médecins, juges, curés, nobles campagnards ou parisiens, paysans, chefs de bande, officiers, même gardes-chasse et servantes se montrent chez Balzac aptes au dévouement, à l’abnégation, à la noblesse du sacrifice.

Dans ‘La Grenadière’, il s’agit d’une mère rongée par la maladie, qui ne survit que par volonté afin d’élever ses petits. Il s’agit de son fils aîné, quatorze ans, que l’exemple de sa mère saisit à la fois par l’intuition du cœur et par l’effort de sa raison ; il mûrit plus vite et devient responsable avant son âge. Si ces enfants apparaissent aussi sages et disciplinés, alors que leur jeunesse aurait dû les pousser à l’insouciance et à la turbulence, cela semble moins dû à l’éducation idéale qu’ils ont reçue que par l’ascendant que l’amour de leur mère exerce sur eux. Ils la savent malade et sentent les ravages que la maladie opère en elle, ce qui les force à la ménager et à lui obéir plus facilement.

Touchante et édifiante histoire qu’a su conter Balzac. Mais, plus qu’une simple application des principes de Platon et Rousseau, adaptés au temps, Balzac a su ajouter ici ou là un trait de psychologie moderne. Ce dont il a le secret et qui donne à ses personnages exemplaires, surtout ici à la mère et au fils aîné, cet accent de vérité qui caractérise le vécu.

Honoré de Balzac, La Grenadière, 1833, CreateSpace Independent Publishing Platform 2016, 58 pages, €11.68

e-book format Kindle, €9.90

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Le capitalisme de Joseph Schumpeter

De nombreux intellectuels médiatiques versés en économie évoquent le processus de « destruction créatrice ». Le concept a été inventé par Joseph Aloïs Schumpeter.  Économiste autrichien né en 1883 et décédé en 1950, il est de cette génération pour qui l’économie ne va pas sans l’histoire ni sans la sociologie. Comme John Maynard Keynes, son contemporain, il sera littéraire, cosmopolite et praticien. Cela afin d’embrasser au mieux la pâte humaine dont sont faits les échanges, la production et la confiance.

Mais si Keynes est le représentant du capitalisme anglo-saxon, axé sur la monnaie et la régulation, Schumpeter représente le capitalisme rhénan, fondé sur l’entrepreneur et l’ingénieur, l’aventure et le travail bien fait. Né dans l’actuelle Tchéquie, Schumpeter étudie puis enseigne à Vienne, séjourne à Londres, devient professeur à Columbia (New York) avant Harvard à partir de 1932. Il sera aussi brièvement Ministre des finances et Président de banque. Il n’est donc pas théoricien de l’abstrait, contrairement à beaucoup (Marx entre autres), mais élabore sa théorie du capitalisme comme Keynes dans le concret des choses et des hommes.

joseph schumpeter

Son œuvre comporte des livres et des disciples.

Mais la postérité de Schumpeter sera surtout composée de disciples : James Tobin, Paul Samuelson, Vassili Leontief, John Kenneth Galbraith seront, parmi d’autres, ses élèves.

Schumpeter montre que le capitalisme est une technique de production motivée par une aventure. Ce mariage (bien loin des technocrates de son temps) fait de l’économie non pas une comptabilité chargée d’administrer les biens rares et de répartir la pénurie, mais bel et bien une dynamique à replacer dans l’histoire et dans les sociétés. La monnaie n’est que le voile qui masque la nature des échanges : cette nature est réelle. La valeur des produits ne se résume pas à leur coût de production plus la rente du profit. Cette vision statique du système marxiste fait l’objet d’une revendication ‘morale’ pour le partage du profit. Ce serait légitime si… l’économie était un système fermé, enclos dans un État aux frontières étanches. Tel est bien le vieux rêve caché des revendications d’aujourd’hui – mais telle n’est pas la réalité. L’économie est une aventure dans un système ouvert et dynamique, pas l’administration fermée d’un lieu clos.

C’est l’innovation qui fait évoluer l’économie. Une innovation n’est pas forcément une découverte scientifique : l’inventeur découvre, l’innovateur met en œuvre – et l’on peut innover avec l’ancien (les Japonais s’en sont fait les spécialistes dans les années 60). Des biens nouveaux peuvent être créés, mais aussi des méthodes de production neuves mises en œuvre, des débouchés inédits découverts, la source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, une organisation différente – voilà qui stimule la concurrence. Innover crée de nouveaux besoins, secoue les routines des producteurs, permet un monopole temporaire (donc un profit provisoire), rend plus mobiles travail et capital, les orientant vers le progrès, des activités anciennes vers les nouvelles.

L’innovation ne va donc pas sans « destruction créatrice » et il est vain de tenter de résister. Il n’y a plus d’allumeurs de réverbères ni de chaisières, on ne construit plus de locomotive à vapeur ni de moulin à vent, il y a aujourd’hui beaucoup moins de traders qu’en 2007. Autant accompagner les nouvelles technologies, les nouvelles façons de travailler plus efficacement et la création de nouvelles entreprises.

À l’origine de l’innovation est l’entrepreneur. Un chef d’entreprise qui n’innove pas n’est qu’un administrateur qui exploite le connu, un fonctionnaire de son conseil d’administration. Ce pourquoi les affaires familiales sont les plus dynamiques dans la durée. Néanmoins, il n’est pas besoin d’être propriétaire du capital pour être « entrepreneur », il suffit de convaincre ses ingénieurs, ses techniciens, ses commerciaux. Les actionnaires suivront s’il existe un projet dynamique, correctement financé. L’important est de prendre le risque de briser la routine et d’avoir le charisme d’entraîner son équipe à sa suite. Le capitaliste schumpétérien a ce côté allemand du chef de bande, bien loin du manageur démocrate à la Keynes.

À la suite de Max Weber, Schumpeter rend compte de la mentalité capitaliste. Elle cherche à rationaliser les conduites, à rendre la production plus efficace grâce aux techniques et à l’organisation, dans un monde de biens rares (matières premières, énergie, capital, compétences humaines). Cette technique d’efficacité est la seule qui permette le développement « durable » – puisqu’elle produit le plus avec le moins. Le capitalisme, dit Schumpeter, met le savoir scientifique au service de la société, ce qui n’était pas le cas auparavant (ni au moyen-âge, ni dans la Grèce antique par exemple).

Le profit ne sert que d’instrument de mesure de l’efficacité ; il a pour but de servir et non de se servir, de réinvestir et non d’accumuler. L’attitude mentale est celle du conquérant, pas du jouisseur. La joie est celle du succès technique, pas l’avarice de la rentabilité maximum. Car le profit est transitoire : sans innovation, le monopole fragile de l’avance acquise est vite rattrapé par la concurrence. C’est pourquoi Schumpeter ne considère pas les entrepreneurs comme formant une « classe sociale » : leur situation de fortune et de pouvoir n’est ni durable, ni héréditaire – mais sans cesse remise en jeu par la concurrence et par l’innovation.

L’innovation a pour contrepartie les cycles économiques, donc la gêne des profits puis des pertes, avant de rebondir. Ce qui ne plaît ni aux syndicats conservateurs, ni à la mentalité fonctionnaire. Mais qui est pourtant le propre de toute production : l’agriculture ne connait-elle pas de saisons ? Il existe quatre cycles économiques, dont seul le dernier est boursier, lié à la psychologie.

  1. Les inventions techniques majeures, qui surviennent par grappes, fondent de grands cycles de 40 à 60 ans que Kondratiev théorisera.
  2. Les cycles de l’investissement et de la dette, de 8 à 10 ans, seront mis au jour par Juglar.
  3. Le cycle des stocks des entreprises est plus court, correspondant à la saturation de la demande avant la réorientation de la production vers une nouvelle demande, Kitchin l’a théorisé.
  4. Le cycle le plus rapide, à l’année, est le cycle psychologique saisonnier lié à la parution des résultats annuels des entreprises (à fin décembre et à fin juin en majorité) et aux tendances des opérateurs (euphorie en janvier, précaution, dès octobre). Mais il ne faut pas confondre les mouvements boursiers avec les mouvements, plus longs et emboîtés, de l’économie.

Celle-ci avance par croissance, crise, récession et reprise. La croissance économique se répand quand le pouvoir d’achat passe des innovateurs aux producteurs et à leurs travailleurs, qui sont aussi consommateurs ; l’État prélève des taxes qui alimentent le pouvoir d’achat des fonctionnaires et les travaux et services publics. L’innovation se sert de la dette comme levier. La récession intervient quand il y a surproduction provisoire ; la baisse des prix qui en résulte rend le coût de l’investissement plus bas, permettant de nouvelles opportunités d’investissement dans d’autres innovations. Pour réduire l’intensité des crises, Schumpeter préconise une politique d’État de prévision, de recherche, d’aide à la formation, et des filets sociaux pour préserver le tissu de la croissance.

Mais Schumpeter croit à tort (c’était de son temps) que la très grande entreprise est le moteur de l’innovation. La dernière révolution des technologies de l’information et de la communication nous a prouvé que non : Apple et Microsoft ont supplanté IBM et les banques privées suisses réussissent mieux que la mondiale UBS. Schumpeter croyait aussi que le capitalisme pouvait s’autodétruire par bureaucratisation des tâches et spécialisation des métiers qui fait perdre la mentalité d’entrepreneur. Le garage de Steve Jobs comme le club de jeunes de Bill Gates montrent que ce n’est pas le cas. Reste qu’il faut lutter sans cesse contre le confort et le conformisme. Le confort est de rester dans la routine et de partager les acquis de monopole ; le conformisme de se contenter de gérer une exploitation plutôt que d’entreprendre, d’innover et d’exporter.

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Utopie ou projection pour Nuit debout ?

La mentalité utopiste est un fait psychologique proche de la schizophrénie. L’utopie est fixiste alors que tout ne cesse de changer et que chacun le sait. Elle est antihistorique alors que l’histoire ne cesse de se faire malgré tout et malgré la réticence de tous. Ce pourquoi qui rêve d’un « autre monde » parfait, ici-bas ou au-delà, se situe en-dehors de la réalité. D’où la schizophrénie, perceptible lors des Nuits debout, « un désir de fusion aussitôt remplacé par une envie de séparation définitive » selon le site Doctissimo.

Certains ne le voient pas, qui se contentent de rêver en poètes, certains autres en sont conscients, qui organisent leur utopie rationnellement comme on prévoit le tableau de financement d’une entreprise. Ceux-là savent que le réel va modifier les données et que leur épure ne sera jamais réalisée telle qu’elle a été pensée – mais elle est un guide pour l’action.

Laissons les rêveurs à leurs rêves, leur cas est désespéré. Perpétuellement insatisfaits de ce qu’ils sont et où ils sont, ils n’ont que ressentiment pour ce monde qui ne les a pas récompensés comme ils le voudraient, pour cette société dure qui les ignore comme perdants. Ils ne se posent pas la question de savoir quelle est leur part de liberté qu’ils n’ont pas utilisée, leur part de responsabilité qu’ils n’ont pas prise, leur part d’infantilisme qu’ils n’ont pas surmontée. Ressentiment, paranoïa et complot est leur lot. Soit ils sont niais, soit ils ont « l’intelligence d’un cendrier vide », selon la formule belge à qui l’on doit les Molenbeek et autres lâchetés du laisser-faire et du renoncement.

vierge a l enfant dans le metro alexey kondakov

Gardons le cas de ceux qui anticipent, leur utopie étant la projection dans le futur des choses telles qu’ils voudraient qu’elles soient. Cette tendance-là de l’utopie est un phénomène socio-historique plus qu’une tendance psychologique de fond. Les choses vont mal, et de mal en pis : donc que pouvons-nous penser pour qu’elles aillent mieux, ou dans un meilleur sens ?

Nul ne devient révolutionnaire par savoir, mais par indignation. Le savoir ne vient qu’ensuite remplir et préciser la protestation initiale. Bien sûr, il y a les professionnels du choqué qui se content de gueuler et sont pour cela très contents d’eux. Ils ne veulent surtout pas sortir de cette posture, car il s’agirait de s’engager, de proposer du positif, du concret ; il s’agirait de faire – de s’investir. Ceux-là restent sur « l’Indignez-vous ! » du papy de la résistance, ils discutent à perdre haleine durant les nuits debout (sagement assis devant ceux qui « s’expriment »). Ceux-là « posent des questions », « cherchent à comprendre ». Ils ne feront jamais rien, jamais sûr d’eux ni des autres, surtout pas prêts à aliéner leur individualisme à un projet collectif avec lequel ils seraient – forcément – « pas tout à fait d’accord », puisque telle est l’essence de la démocratie que le débat suivi du compromis. Vous avez là ce qui explique l’échec permanent de la fausse révolution permanente du parti écolo hé hé el Vé (écho à hé ho la gauche) !

La dernière grande utopie laïque fut celle du communisme, dégénérée en socialisme, lui-même crevé par perte de sens. Les intellectuels qui ont adhéré au communisme, tout comme les dirigeants d’origine ouvrière, ont été influencés à la fois par les Lumières et par le catholicisme – les grandes utopies qui ont précédé. L’instituteur et le curé ont inspiré les gamins qui, devenus adultes, ont adhéré aux idées généreuses du paradis futur. Thorez, Duclos, Vassart (secrétaire à l’organisation et représentant du parti communiste français au Komintern) ont eu une très forte éducation religieuse, Benoît Frachon avait un frère curé, Vaillant-Couturier avait été avant 1914 l’auteur de poèmes mystiques. Dostoïevski lui-même, dans son Journal d’un écrivain (Pour 1873, Pléiade) écrivait : « Il est de fait, à la vérité, que le socialisme naissant était alors comparé, même par certains de ses meneurs, au christianisme : il était pris en somme pour une correction et une amélioration du christianisme en fonction du siècle et de la civilisation ». Raymond Aron dira, dans L’opium des intellectuels (1955) que « le communisme me semble la première religion d’intellectuel qui ait réussi ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre Nuit debout, du moins la fraction qui discute et veut changer le monde – pas celle qui vient pour jouir, se faire voir et casser du bourge. Fraction qui « cherche à comprendre » et qui est nuit après nuit récupérée par les seuls un tant soit peu organisés, Lordon et son Fakir, par exemple.

Le débat démocratique sur l’agora, mouvement spontané sympathique, dégénère en réunion informelle de toutes les sectes utopistes pour qui le yaka compte plus que la proposition politique pour la cité. S’y manifeste volontiers une pensée alimentée de surenchère révolutionnaire, d’idées courtes et de slogans simplistes « pour les nuls ». Car toutes ces réflexions tournent autour d’une même obsession : la pureté – de la représentation, des votes, des élus, du droit, du travail, des salaires. Rien de plus dangereux que ce fantasme de pureté ! Que ce soit la race, la classe ou l’idée, le pur exclut tous ceux qui lui paraissent contaminés ou carrément impurs. C’est que ce font les islamistes (qu’on ne saurait confondre avec les musulmans), c’est ce que font les gauchistes, les écologistes, hier les communistes, les catholiques – en bref tous ceux qui croient détenir LA vérité unique et éternelle…

me myself and i mediavores

Rien de positif dans cette utopie de « pureté », rien que du négatif au contraire : « ne pas » ci ou ça, empêcher la casse, résister. L’exemple du concept de socialisme nous éclaire à ce sujet. Inventé vers 1840 pour désigner le contraire de ce qui faisait mal, « le capitalisme ». Personne ne savait trop ce qu’était en réalité le capitalisme (système d’efficacité plutôt qu’idéologie) mais cette poupée-vaudou était un repoussoir commode pour tout ce qui n’allait pas. Quant au « socialisme », cette chimère (à qui Marx ne donnera que plus tard une caution « scientifique »), il était un peu en 1840 comme la licorne : une bête fabuleuse qui n’a jamais existé, composée d’éléments disparates pris dans les bêtes réelles. L’utopie de Nuit debout ressemble fort au socialisme infantile d’il y a quasi deux siècles…

Il est vrai que le peuple a besoin d’illusion car la vérité lui parait trop effrayante. Les manipulateurs ont toujours joué sur ce besoin « religieux » de donner du sens là où il n’y a que l’histoire en train de se faire, sans dessein ni volonté. Les Bolcheviks ont ainsi offert la paix, la terre, le pain et le pouvoir aux soviets locaux – leur réalité au pouvoir fut la guerre civile, la collectivisation, la confiscation du grain et la famine, la dissolution de l’Assemblée constituante et le pourvoir absolu du Parti unique et de la Tcheka, son bras armé. Alors que la société occidentale s’appauvrit, économiquement et intellectuellement, que le travail est perçu comme exploitation (sauf aux États-Unis où l’on « crée » des entreprises), que le jouir est élevé au rang de philosophie (après les attentats du 13 novembre), que le terrorisme incite au repli et à l’intolérance, que le matérialisme le plus ras de terre occupe les cœurs et les esprits – l’utopie de la nuit debout semble apporter la lumière.

  • Oui si cette utopie est projection dans l’avenir, consciente des négociations exigées avec les autres citoyens et des adaptations nécessaires avec le réel.
  • Non si elle se contente d’être ce rêve béat du niais qui croit au grand « yaka », aussi intelligent qu’un cendrier vide prêt à s’emplir de n’importe quel mégot capté sur Internet ou auprès des sectes manipulatrices.

Le phénomène religieux, au sens étymologique d’être relié, est un élément permanent du rapport au monde – même si religion ne signifie pas forcément croyance en un quelconque dieu. Mais ce phénomène n’est utile à l’être humain que comme élément dialectique pour le faire avancer, entre transcendance et finitude, entre collectif citoyen et personne individuelle. Pas sûr que la Nuit connaisse jamais son Aube…

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Techniques de manipulation

la recherche avril 2016

« Nous sommes tous manipulables », ainsi s’ouvre le dossier central de la revue scientifique La Recherche en son dernier numéro d’avril 2016. Quatre articles font le point sur : ‘nos actes sous influence’, ‘prisonnier de ses souvenirs’, ‘il faut apprendre le doute méthodique dès l’école’ et ‘comment désamorcer l’embrigadement des jeunes’.

La manipulation exploite les travers de notre cerveau. Daniel Kahneman l’avait montré, notre disque dur est partagé en deux systèmes : Système 1 est réflexe, fonctionnant sur préjugés, intuition et belles histoires ; Système 2 est réfléchi, analysant, comparant et ordonnant selon la logique. Le premier est utile pour échapper aux prédateurs surgis dans la savane (95% de l’existence humaine depuis ses origines), le second est utile pour dépasser l’animalité, concentrer ses facultés à résoudre un cas, faire un choix, décider d’une action.

La dissonance cognitive de Leon Festiger, élaborée en 1957, montre qu’un individu confronté à deux croyances qui ne vont pas ensembles génère une tension psychologique qui ne demande qu’à être réduite – d’où les justifications acrobatiques ou les minimisations d’actes ou opinions contradictoires. Les Français sont spécialisés dans cette propension au déni, qui consiste à volontairement ne pas voir tout ce qui irait contre leurs fantasmes.

Contrairement au préjugé qui voudraient que nous soyons « cartésiens », adeptes de la pure logique (fantasme des Lumières), l’appel à la raison modifie très peu nos comportements ; de même la menace de punition ou de récompense. C’est au contraire la liberté de faire qui permet de croire qu’on est libre. En réalité, on imite les autres, nos pairs en premier, ceux que l’on admire en second. Les commerciaux le savent bien : si vous laissez les gens évaluer eux-mêmes le prix d’un bien ou d’un service, ils auront tendance à le payer plus cher parce qu’ils l’auront choisi. Si vous demandez une pièce de monnaie dans la rue, vous n’aurez que 10% de chances d’en obtenir une ; si vous ajoutez « mais vous êtes libres d’accepter », le score monte à 50% (aux États-Unis).

Les techniques de manipulation les plus efficaces sont « de créer un état de dissonance tel que le sujet se précipitera sur le premier moyen qu’on lui offrira de le réduire » (Anne Debroise, opus cité p.41). La « technique de la porte au nez » montre que demander un grand service contre la morale ou l’opinion en premier permet d’en faire passer un plus petit ensuite ; la situation d’inconfort due au refus rend plus malléable pour accepter l’acceptable. A l’envers, l’individu acceptera plus facilement de rendre un grand service si vous lui en avez d’abord demandé un anodin. Cette « technique du pied dans la porte » est bien connue des démarcheurs.

Ne vous y trompez pas, vous y avez cédé ! Les pompiers qui passent vendre leur calendrier sont au fait du « pied dans la porte », les dons d’organe aussi. La pub récente contre les accidents de la route utilisait « la porte au nez », une grosse baffe d’un accident spectaculaire à la suite d’un acte banal, pour demander qu’on fasse attention.

technique de l etiquetage

Mais la manipulation ne sert pas seulement au comportement civique, elle peut être détournée (sans toujours le vouloir) par les flics ou les psys, et utilisée (sciemment) par les terroristes et les sectes. Les « faux souvenirs » sont ceux qui sont implantés peu à peu, à votre insu, sur le flou de la mémoire. Chacun croit que dont il se souvient est juste alors que, même dans l’instant qui suit, notre mémoire est sélective. Elle ne voit pas tout, elle déforme ce qu’elle a vu, elle reconstruit une cohérence à partir de bribes (Système 1). Les suspects cuisinés des heures, même sans tortures physiques, finissent par douter de leurs propres souvenirs et accepter les « suggestions » des flics ; quelques heures plus tard, ils croient en être les auteurs !

Pareil pour les psys, tellement obsédés de sexe génital depuis les années 60, qu’ils ne voient qu’abus, attouchements et viols dans toute enfance. Certain(e)s sont persuadés avoir été violé(e)s petit(e)s, leurs souvenirs « refoulés » – alors que ce n’était qu’une construction a posteriori de l’imagination, orientée par les a priori théoriques du psy… La chercheuse en psychologie sociale à l’université South Bank de Londres Julia Shaw a expérimenté elle-même le procédé avec ses étudiants : « Au terme d’une série de trois entretiens, mes participants sont sortis convaincus d’avoir fait l’expérience d’un événement particulièrement marquant – qu’ils n’avaient en réalité jamais vécu ».

L’antidote : « n’essayez jamais de vous représenter ce qui aurait pu arriver » (Julia Shaw, opus cité p.45). Laissez vos souvenirs dans le flou s’ils sont flous, ne tentez pas de les recréer par l’imagination, vous obtiendriez de « faux souvenirs » qui pourraient vous faire avouer ce qui n’est pas si vous êtes suspect, ou vous culpabiliser de ce qui n’est jamais arrivé – voire être atteint de stress post-traumatique – si vous êtes en psychanalyse.

dissonance cognitive

Gérald Bronner, sociologue, déclare pp.48-51 qu’« il faut apprendre le doute méthodique à l’école ». Il explique le processus de la fanatisation, décrit dans son livre La pensée extrême. « Le premier processus (…) est celui de la frustration relative : lorsqu’un individu croit avoir droit à quelque chose que la vie ne lui a pas donné, alors cet écart engendre une frustration qui peut conduire à l’extrémisme. L’extrémisme est un monde alternatif qui lui propose de redistribuer les cartes, un monde où les derniers seront les premiers ».

La démocrature, caricature égalitariste de la démocratie, est responsable de ces « droits » multipliés à l’infini pour tous les particularismes : droit au logement, droit d’asile, droit au travail, droit au mariage, droit à l’enfant, droit à la procréation… Le désir sans contraintes, issu de la mentalité hédoniste des soixantuitards, est un excès en lui-même qui engendre son inverse : la frustration. Égalitarisme et « moi je » se conjuguent pour exacerber les âmes faibles, d’autant plus que la « repentance » rappelle jour après jour combien les mâles, blancs, occidentaux sont des « salauds » au sens de Sartre : riches, beaux, dominants, contents d’eux, ex-esclavagistes, ex-colonisateurs, ex-fascistes ou pétainistes, égoïstes, capitalistes et ainsi de suite.

Le second processus est celui de l’escalier : la grenouille dans l’eau froide, si on la fait progressivement chauffer, va périr ébouillantée sans s’en apercevoir. Même chose pour les candidats djihadistes, attirés d’abord par un monde utopique de solidarité, par une fraternité collective, par le mythe du sauveur, par l’aventure d’une communauté de garçons au combat, par la revanche sociale de la kalachnikov qui leur donne un sentiment de toute-puissance. Ils vont peu à peu perdre leurs repères, se construire un univers mental fermé sur leur groupe de croyants. Ils perdent leurs liens sociaux et familiaux pour être embrigadés, leur sens critique et leurs doutes pour être endoctrinés, leur vague foi universaliste pour être fanatisés. Tuer des mécréants – donc coupables – est pour eux un devoir, même s’ils ne sont pas si différents de nous : « Je fais le pari que ces terroristes doivent avoir une capacité d’indignation égale à la mienne. Ils n’ont pas perdu cette valeur mais ils adhèrent si inconditionnellement à une valeur concurrente qu’il n’y a plus de comparaison possible », dit Gérald Bronner (p.50).

Instiller un doute suffisant est la première étape pour évacuer la radicalité. « Sortir ces fanatiques de l’abstraction en leur montrant les conséquences concrètes, en termes de morts, du crime qu’ils s’apprêtent à commettre ». Instaurer une concurrence cognitive permet de leur faire prendre conscience que, même s’ils ont un libre-arbitre, leur cerveau peut être trompé. Les replacer dans leurs souvenirs familiaux aussi, dit Dounia Bouzar, auteur de Désamorcer l’islam radical pour recréer l’individualité, diluée par le discours djihadiste dans le discours paranoïaque (p.52). Pourquoi ont-ils voulu adhérer ? « Les amener à se rendre compte du décalage entre le mythe présenté par le discours radical (sauver les enfants gazés par Bachar Al-Assad), leur motif personnel (servir à quelque chose) et la déclinaison réelle de l’idéologie (devenir complice de l’extermination de tous ceux qui ne sont pas comme eux) » p.53.

C’est là que, selon Gérald Bronner, « L’Éducation nationale a un rôle capital à jouer » : apprendre à douter de façon méthodique, par exemple apprendre la différence entre corrélation et causalité, entre ce qui est statistiquement significatif et ce qui ne l’est pas en raison de la taille de l’échantillon.

Pas sûr que la démagogie ambiante puisse assurer le suivi d’un tel rôle… Ce n’est pas toujours de la faute des autres, du « système » du « capitalisme ». Il n’y a pas que l’histoire occidentale, ni « la société » qui soient coupables de laisser à l’abandon la jeunesse : l’école, donc les syndicats enseignants et les technocrates du ministère le sont aussi.

Revue La Recherche, n°510, avril 2016, pages 36 à 54, €6.40 en kiosque

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L’Accueil familial 1 : Les anges gardés

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Les « 5 A » sont une union d’associations au service de l’enfance dont l’Accueil familial fait partie. Ce premier pilier « défend l’idée qu’une famille – ou un climat de parentalité – est primordial pour qu’un enfant puisse rester un enfant et s’épanouir » p.13. Les quatre autre A après l’Accueil familial sont l’Attachement, l’Accompagnement psychoéducatif, l’Accès aux soins et l’Apprentissage. Chacun des 5 A fera l’objet d’un ouvrage de présentation : l’Accueil familial est le premier.

Il s’adresse aux professionnels de la protection de l’enfance, éducateurs et assistants familiaux diplômés, au grand public qui apprendra combien la famille éduque même sans le savoir, aux enfants eux-mêmes, assez grands pour comprendre ou devenus grands grâce à l’aide des familles d’accueil et des équipes d’accompagnement.

Le livre se présente sous la forme double d’une histoire romancée et d’un manuel pratique. Les chapitres alternent entre vécu et technique, ce qui est assez original et psychologiquement fort, car toute émotion qui monte se voit rationalisée par des encadrés et des décorticages. L’objet livre a l’apparence de cette pâtisserie qu’on appelle opéra, composée de plusieurs ganaches alternées chocolat et café entre deux biscuits. L’image me vient en hommage à Achille, premier personnage de 16 ans qui rêve de devenir pâtissier.

Car l’auteur de la partie romancée, Carole-Anne Eschenazi, a créé une bande des Trois mousquetaires (qui comme chacun sait sont quatre) à partir du patchwork des vies réelles des 217 gosses remerciés en-tête du volume. Achille, camerounais adolescent qui entre en seconde, a été sorti de sa famille biologique pour cause de frénésie sexuelle de son père et de sa belle-mère – cela l’a perturbé dès la puberté. Marie-Pierre et Fabien sont de faux-jumeaux blonds de 14 ans issus d’une famille de bobos riches parisiens, mais placés par lourde indifférence parentale. Samir, 10 ans, est un marocain battu par son père.

Sexe, violence, indifférence sont les trois chocs de ces gamins. Plus de garçons touchés que de filles, peut-être parce qu’ils sont plus fragiles dans la petite enfance comme au début de l’adolescence. Plus de minorités visibles, parce que le choc culturel de la vie occidentale laisse toute liberté aux parents sans aucun garde-fou traditionnel. Mais les riches bourgeois cultureux sont touchés aussi et Fabien a « la rage ».

Si les trois autres semblent réussir à poursuivre leur construction manquée dans les familles d’accueil (toutes « idéales » pour cette histoire, il faut le remarquer), seul Fabien y parvient mal. C’est lui le plus difficile, sorti trop tard peut-être de son père héroïnomane pris par ses affaires et de sa mère éternelle dépressive et démissionnaire. Carencé affectif grave, Fabien peut-il trouver en lui-même la force d’une résilience ? Peut-il s’attacher à un modèle adulte qui le tire vers le haut ? Peut-être… L’inverse absolu de sa virilité violente qui s’affirme est une fragile grand-mère qui lui dit tout net et calmement ce qu’elle pense : au garçon d’en faire son miel – s’il le veut. « Jusqu’où m’aime-t-on ? » s’interroge p.171 la partie technique après l’anecdote. Laisser provoquer mais rester toujours présent est la réponse théorique.

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Se construire une autonomie, vivre sa pleine enfance (un enfant a besoin d’insouciance et de jeu), restaurer l’image de soi, renvoyer chacun à sa propre humanité sont les quatre grands thèmes illustrés et expliqués d’une éducation réussie. Avec l’exemple des abîmés de la vie qui ont encore plus besoin que les autres de ces quatre piliers. Comment faire et comment faire avec.

Mais la peur hystérique de la perversion « invite l’adulte à établir une certaine distance entre lui et l’enfant par crainte de se voir accuser d’abus. Cette distanciation contrainte suppose notamment l’absence de manifestations de tendresse à l’égard de l’enfant (…) alors qu’il s’agit pourtant de la manifestation éducative la plus appropriée » dans certaines circonstances (encadré p.108). La société, au fond, ne sait pas ce qu’elle veut.

Pour qui s’intéresse aux enfants et à leur grandir, pour qui voudrait aider ceux en difficultés plutôt que d’adopter (qui est devenu très difficile aujourd’hui), pour qui voudrait connaître le schéma administratif quelque peu complexe de la Protection de l’enfance, ce livre emplis de renseignements et d’émotions apporte sa richesse.

Carole-Anne Eschenazi, Amandine Lagarde, Thierry Rombout, L’Accueil familial 1 : Les anges gardés, 2015, éditions Cent Mille Milliards – Union pour l’enfance, 218 pages, €10.00
e-book, €6.00 www.centmillemilliards.com

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Takeo Doï, Le jeu de l’indulgence

takeo doi le jeu de l indulgence
Cette étude, parue en 1981 au Japon, a été rapidement traduite en France, l’engouement pour les japonais étant avéré dans notre pays vers cette époque.

Elle explique la dépendance affective du Japonais (amae) par l’emprise de la mère, hégémonique sur l’enfant et surtout le garçon. Comme le père est très souvent absent, gros travailleur obligé aux heures supplémentaires, aux vacances réduites et au bar avec ses collègues après bureau, c’est la mère (qui souvent ne travaille pas) qui s’occupe des enfants. Le garçon est surprotégé au Japon, comme dans toute l’Asie d’ailleurs, où il est censé assurer les vieux jours de ses géniteurs en l’absence d’un régime décent de retraite (même si les choses ont changé, les mœurs demeurent). D’où son anxiété de la séparation, son infantilisme chronique et son « machisme » qui est surtout une attente que la femme le serve comme l’a servi sa mère.

Toujours en « attente d’indulgence », le Japonais donne du respect en contrepartie d’un statut sécurisant. Les sentiments humains naturels (ninjo) se complètent par les devoirs appris par l’éducation (giri), tandis que « les autres » (les humains sans obligations réciproques) sont indifférents et font l’objet d’un comportement non réglementé (enryo).

aime moi japon

« Le sens de la honte, qui porte avec soi une impression d’imperfection, d’inaptitude, d’insuffisance de sa propre personne, est plus fondamental. Celui qui éprouve de la honte doit nécessairement souffrir de l’impression de se trouver frustré dans son désir d’amae, exposé aux regards d’autrui. » (p.46) Être reconnu, surtout par son groupe de pairs, est vital pour un Japonais. Être rejeté est la honte suprême, la dévalorisation de soi qui conduit soit au suicide, soit à l’exil, soit au repli otaku. Voir le beau roman de Haruki Murakami, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, chroniqué sur ce blog.

Les pathologies d’amae sont, selon Takeo Doï, l’obsession, l’hystérie, la crainte des autres (extérieurs au groupe), le perfectionnisme, les sentiments homo-affectifs (voir la nouvelle intitulée Kokoro de Natsume Soseki), l’apitoiement sur les héros défaits, le sentiment d’être une perpétuelle victime, l’absence du moi sans le groupe. Le perfectionnisme et l’obsession sont des comportements qui frappent tout visiteur étranger dès ses premiers jours au Japon : pour le meilleur (le sens du service et la qualité des objets manufacturés) et pour le pire (se déchausser, se rechausser parfois six à huit fois sur quelques mètres).

Bien que, depuis l’écriture de Takeo Doï, la société ait quelque peu changé… La responsabilité légale n’a-t-elle pas été abaissée à 14 ans en 2000, signe que l’individualité progresse dans la jeunesse même ? En revanche, s’il faut avoir 18 ans pour devenir militaire, il faut encore attendre 20 ans pour voter !

groupe de jeunes japonais

La perméabilité du sujet est manifeste dans la langue, où le « je » est remplacé par un présentatif qui varie suivant l’interlocuteur et la situation. Cette absence d’affirmation du soi serait le fondement du besoin d’harmonie et de consensus. L’individu japonais se veut compulsivement dans l’ambiance, ne pas dissoner de la note commune. D’où son conformisme, mais aussi son confort social. Être « mignon » ou « sportif » est, pour le garçon, ressembler à l’image valorisée par les filles et par les autres garçons. L’apparence a au Japon un autre ressort que le narcissisme, pathologie de l’individualisme des Peter Pan infantiles fabriqués chez nous en série par les parents névrosés et démissionnaires de la génération 68.

D’où aussi, au Japon, cet empire des signes et des rites, valeurs sûres car elles rendent les comportements prévisibles. Les Japonais vivent volontiers sous l’emprise des masques, reflets, ombres, surface, rôles, « face » – bien loin de la lourde (et parfois pesante) franchise américaine.

Les temples shinto contiennent, à l’intérieur, un miroir… où chacun contemple ce qu’il veut : soi-même, son moi idéal, le dieu. Dans un flou artistique et métaphysique soigneusement préservé.

Complémentaire de l’étude américaine Le chrysanthème et le sabre, deRuth Benedict, le livre de Takeo Doï offre une compréhension en profondeur du Japonais moyen.

Takeo Doi, Le jeu de l’indulgence – étude de psychologie sur le concept d’amae, L’Asiathèque 1991, 134 pages, €18.50

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Sans la confiance rien n’est possible

Imaginez la méfiance généralisée : aucun échange n’est réalisable, ni désiré. Ni échanges affectifs, ni échanges d’idées, ni échanges de marchandises. Cette analyse est valable dans de nombreux domaines :

  • en psychologie, pour les enfants comme pour les adultes : pourquoi aller vers les autres si « personne ne m’aime » ? Pourquoi rester en couple ? Élever des enfants ? Pourquoi écouter ce que disent mes collègues si personne ne m’écoute, moi aussi ? Pourquoi donner aux autres si on ne me donne jamais rien ?
  • en économie : pourquoi investir si la demande n’est pas là ? Pourquoi dépenser si le chômage menace et la retraite remise en cause ? Pourquoi sortir et voyager si l’on craint des attentats ou l’insécurité ?
  • en culture : pourquoi « se prendre la tête » avec des idées puisque personne n’écoute personne et que chacun est persuadé qu’il a tout seul raison ? Pourquoi lire, pourquoi payer la musique et les films, pourquoi réfléchir puisque le « moi-je » règne en maître ? Pourquoi ne pas tout simplement préférer le divertissement « commercial » (on n’est pas obligé d’acheter) au classique « culturel » ?
  • en science : les « nouveautés » (manipulations génétiques, robots, OGM, additifs alimentaires, nanotechnologies) inquiètent, on en revient à la tradition : conservatisme, moralité, souci du bilan de la recherche, principe « de précaution » ;
  • en diplomatie : pourquoi faire confiance à des inspections si l’on croit son adversaire rusé et menteur ? Pourquoi être aimable avec ses alliés si les opinions publiques et les « petites phrases » des dirigeants sont autant de critiques ? Pourquoi chercher « la paix » quand les activistes ne veulent qu’en découdre ?
  • à l’international : peut-on faire confiance au « Machin » – description de l’ONU par le général de Gaulle – quand il fait la preuve régulière de son inefficacité ? Peut-on se fier au « contrôle » de l’atome civil par une agence internationale quand on constate la prolifération des Bombes un peu partout ? Peut-on « faire la guerre en dentelles » contre des réseaux fanatiques largement financés et pouvant disposer d’armes de destruction massive ? Peut-on travailler efficacement avec ses « alliés » lorsque ceux-ci sont pris la main dans le sac des écoutes de tous les dirigeants ?

La défiance n’incite pas à bâtir pour l’avenir mais à se replier sur soi. Pourquoi ? Parce que l’homme est un être mimétique, comme l’a montré René Girard. L’enfant, comme l’adulte imite les autres. C’est un principe bien connu du bouddhisme, comme des séminaires de vente ou de sécurité, que votre propre attitude influence celle de votre interlocuteur. Selon les leçons de l’économie expérimentale, sanctionnées par (ce qu’il est convenu d’appeler) le Prix Nobel, les boursiers eux-mêmes ne déterminent pas leurs choix d’investissement à partir d’une estimation « fondamentale » (calculable, rationnelle) mais en fonction… de ce que font les autres. A tout moment, le prix ne fait qu’exprimer la manière dont les agents se représentent l’opinion du marché et ses évolutions futures. Ce qui explique à la fois les bulles spéculatives et les atonies durables : convention et mimétisme engendrent une rationalité « autoréférentielle ».

trois gamins

Tout système humain a pour base la confiance, le système libéral plus qu’un autre puisqu’il laisse les individus relativement autonomes par rapport à la religion, à l’État, aux mœurs, aux produits de consommation. Ce pourquoi monte l’individualisme avec la démocratie, et la nudité avec l’individualisme : rien à cacher, transparence totale. L’originalité du capitalisme est de monétiser tout échange et de rendre ainsi très fluide la circulation des biens et services. La monnaie est une mesure abstraite extrêmement liquide qui permet d’acquérir ou de céder sur un marché nombre de choses, y compris des parts d’entreprises. Monnaie et actions ne sont pas des biens réels mais des substituts symboliques : il faut y croire pour avoir confiance dans ce qu’ils représentent. C’est pourquoi inflation et dévaluation font fuir la monnaie, scandales et krachs font fuir les actions.

La méfiance engendre la radicalisation idéologique, on l’a amplement vu dans les années 1930, à la suite des rancœurs de la guerre de 14 et de la crise économique et financière de 29. Dans chaque pays, la tentation est grande d’en revenir à la tradition et à la bonne conscience identitaire :

  • En 2001, les Américains ne se sont plus sentis « leaders du monde libre » mais se sont enfermés dans la revanche contre les fous de Dieu ; en 2011, ils sont sortis d’Irak – mais au prix du chaos civil et du chancre Daesh.
  • Les pays d’Europe en cours d’unification ne veulent plus s’impliquer dans des relations mondiales autres que juridiques. Le pacifisme, l’écologie, les formels droits de l’homme passant par l’ONU sont la traduction de cet isolationnisme qui a changé de camp. L’aimable universalisme affiché aujourd’hui par les Européens apparaît comme un provincialisme de privilégiés, de retraités de l’histoire, où les « bons sentiments » médiatiques tiennent lieu de politique. La pression des migrants en Méditerranée le montre à l’envi.
  • Les pays arabes forcés d’évoluer par la rue craignent la transition et deviennent plus conservateurs que jamais : Syrie, Égypte, Arabie Saoudite, Algérie, Iran.
  • La Chine joue son rôle de future grande puissance selon sa philosophie : plutôt que de débattre avec son adversaire pour tenter de le réfuter, sa tactique est de tourner cet adversaire contre un autre. En s’opposant, les deux laissent voir par l’un ce qui manque à l’autre et viennent d’eux-mêmes à la position « juste » – ce qui est utile aux intérêts chinois à long terme. Comment comprendre autrement « l’encouragement » chinois à la Corée du nord au moment où les États-Unis sont allés en Irak ? Ou l’échange subreptice en novembre 2002 d’uranium pakistanais contre des missiles coréens ? Ou encore le virus Saphyr parti… justement de Hongkong la veille de la remise du rapport des inspecteurs à l’ONU à la même époque ?

C’est le rôle éminent de la politique de rendre la confiance à un peuple. Rendre confiance signifie « vouloir », proposer des solutions aux questions qui se posent, organiser l’action pour l’avenir.

Rendre confiance conforte l’économie – et ce n’est PAS l’économie qui « fait » la politique, comme une vulgate marxiste mal digérée l’a laissée croire. Seule la confiance en l’avenir permet l’investissement, l’innovation et l’embauche (ce que Lionel Jospin avait réussi entre 1997 et 2000 avant de se laisser aller à la démagogie social-dépensière, ce mal socialiste).

Rendre confiance conforte le soi français dans un monde qui se globalise : quels sont nos atouts, notre rayonnement, nos apports concrets à la marche du monde. La politique, après tout, n’est-elle pas l’art d’entraîner les hommes ?

Rendre confiance conforte chacun, dans l’image de soi qu’il se forme – lui permettant l’action plutôt que le paraître, l’invention, l’innovation, la création plutôt que le miroir narcissique et le culte du moi.

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Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie

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Le cinéma vous présente des images toutes faites qui évitent l’effort d’imaginer. Au pire, « on » vous pense : gavés d’affects, vous ne créez plus, vous consommez. Cet aspect sombre du cinéma existe, mais Patrice Gilly préfère explorer sa face lumineuse, celle qui montre l’exemple : « le cinéma m’émeut et me meut », déclare-t-il dès la page 9.

Ce petit livre se présente comme une expérience personnelle, transformée en thérapie de groupe ouverte à tous. Il s’agit de « sortir du retrait pour aller vers l’inédit » p.8. Beau programme, bien mené, qui donne envie. Plusieurs dizaines de films récents sont racontés et leur situation objective mise en cause par l’expérience subjective de l’auteur. Il sait attacher son lecteur par son évocation, au travers des films, de la déchirure que fut le divorce de ses parents à 12 ans, de son manque de figure paternelle qui explique son attachement à la famille et sa constante envie d’être reconnu. Quelques propositions d’exercices ponctuent les chapitres pour inciter le lecteur à se saisir de la méthode. Et peut-être découvrir lui aussi ses failles propres.

Car « le cinéma implique le spectateur dans un processus de participation affective et psychologique » p.39. Il donne du sens à l’existence et permet de construire sa propre histoire. Du moins pour ceux qui ne se contentent pas de rester béats devant les images sans (surtout !) rien en penser… Comme toute thérapie, la ciné-thérapie exige un investissement personnel, le cinéma n’étant qu’un support commode à faire accoucher l’expression des nœuds de l’inconscient. Le film touche l’intime, tout en étant presque réel ; il permet de voir les autres vivre des situations tout en restant à distance : même les timides peuvent participer.

Jouent alors les mouvements psychiques classiques : l’empathie, l’idéalisation, les fantasmes, les désirs, le transfert, l’identification – voire la catharsis.

La ciné-thérapie emprunte à la Gestalt-thérapie comme aux thérapies narratives. Cette psychologie pratique, à l’américaine, a pour ambition de soigner par la relation. Elle est appliquée par le cinéma depuis 2004, élaborée au contact des réalités aborigènes d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Elle doit permettre la prise de conscience de la forme que prend l’ajustement de chaque individu à ce (et ceux) qui l’environne(nt). Pour cela, la parole est privilégiée avec l’expression des émotions, le rêve, l’imaginaire, la créativité – mais aussi le mouvement et le corps, dont les images filmées donnent une forme mimétique. Développer la conscience de l’instant rejoint en effet le cinéma, qui n’est qu’instant : « Le temps chronologique s’efface au bénéfice de la profondeur de l’instant vécu » p.34.

patrice gilly photo

La fluidité des images et des histoires accompagne cette thérapie du processus, dans laquelle les causes sont moins importantes que l’adaptation ici et maintenant. « Le film image l’inconscient », est-il résumé joliment p.29. Il est une sorte de songe éveillé en salle obscure, lové dans un fauteuil fœtal. Opium du peuple pour faire oublier, le temps d’une séance, le reste terne de l’existence – il est aussi opium qui lève les blocages et ouvre une porte sur les profondeurs de soi. La narration, les personnages et les émotions formatent une manière d’être et de percevoir le monde, en résonance ou en conflit avec la nôtre.

Mais « le cinéma perd ses vertus thérapeutiques si la vision du film n’est pas suivie d’une parole exprimant le trouble vécu dans l’intimité » p.32. C’est l’essence de la psychanalyse que de faire mettre des mots sur les maux afin de les apprivoiser par la conscience. Il faut donc en parler, pour soi seul dans son journal intime désormais sur blog ou réseaux sociaux, avec ses copains ou copines autour d’un pot après séance, en famille avec son conjoint et ses ados, avec son psy – ou lors de stages collectifs de thérapies douces ouvertes sur le lien social ont l’auteur présente quelques exemples.

Voici donc une démarche originale, peu usitée par tous les fans qui se gavent de films. Pour ma part, j’ai toujours préféré la lecture, qui offre depuis l’enfance un champ plus ouvert à mon imagination – mais c’est une question de génération et d’habitus. Certains – comme Eddy Mitchell – sont restés marqués à jamais par « La dernière séance ».

Je me pose cependant la question de savoir si la génération Y, née avec l’iPod sur les deux oreilles, les fils en Y à demeure sur la gorge et le regard rivé aux très petits écrans des jeux vidéo et des Smartphones depuis l’enfance, peut faire autrement que de « consommer » le cinéma. Pressés d’être comme les autres, les jeunes ne connaissent le plus souvent des films cultes que de courtes séquences aimées de tous, visionnées sur YouTube. Nomades, ils ont du mal à se poser seuls devant un grand écran ou dans une salle obscure, mais préfèrent regarder des nuits durant en groupe des séries haletantes dont la richesse psychologique n’égale pas celle des films d’auteurs.

Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie, 2015, éditions Chronique sociale – Lyon, 144 pages, €14.00
Cinémoithèque, le blog cinéma de l’auteur

L’organisme formateur

Avec cette note, j’inaugure une catégorie « cinéma » sur ce blog

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Peter Robinson, Face à la nuit

peter robinson face a la nuit

Une enquête de l’inspecteur principal Banks est toujours un événement. Si la ville d’Eastvale n’existe pas ailleurs que dans l’imagination fertile de l’auteur, elle ressemble à Ripon dans le Yorkshire. Mais si l’histoire débute par le meurtre d’un flic à Eastvale, elle se poursuit à Tallin, Estonie. C’est dire si ce nouvel opus de la série renouvelle le genre.

Banks est toujours célibataire mais moins accro au whisky Laphroaig ; il lui préfère désormais le vin rouge. De même, ses dadas musicaux évoluent vers du plus récent – et même du classique. Son fils Brian, cité plusieurs fois, est devenu un musicien de brit pop célèbre jusqu’aux États-Unis. Annie, la collaboratrice d’enquête, s’est remise des balles qu’elle a prise dans le corps lors d’un volume précédent. Le métier de flic n’est décidément pas de tout repos.

Car le crime évolue, il s’internationalise, se sophistique. Nous croisons cette fois des travailleurs immigrés clandestins, des marchands de chair humaine transfrontières et des usuriers anglais sans scrupules. Mais aussi la mafia russe ou estonienne (les deux étant liées par la même origine soviétique). Les flics sont aussi ripoux en Estonie qu’en Angleterre, peut-être un peu moins dans ce dernier pays (pour la morale), mais à peine. Ce qui fait agir Banks, comme Annie, est moins l’argent ou le goût du pouvoir que la curiosité à démêler une intrigue, plus la décence commune qui répugne aux meurtres d’enfants ou de jeunes filles.

Cette fois, la piste du crime à l’arbalète du flic d’Eastvale croise la disparition d’une jeune anglaise de 19 ans en virée à Tallin, des années plus tôt. Banks a l’intuition que les deux sont liés, contrairement à l’inspecteur Joanna Passero, superbe blonde glaciale qui appartient à l’inspection générale des services de police. Elle ne veut qu’impliquer le flic mort ; Banks préfère la vérité jusqu’au bout et connaître le sort de Rachel. Chacun ses priorités.

Le roman se découpe avec art en alternant Eastvale et Tallin, Banks et Annie chacun dans leurs recherches, avec Joanna Passero en aiguillon qui oblige à la performance. L’enquête progresse de façon continue, aucun chapitre ne s’achève sans que l’on ait avancé. Si le dénouement n’est pas un coup de théâtre, c’est parce que Peter Robinson préfère la psychologie des personnages et la sociologie des milieux à la construction intellectuelle. Le crime est humain, trop humain. Toujours à base d’avidité, qu’elle soit de pouvoir, de fric ou de sexe – dans l’ordre d’importance.

Quand une petite bourgeoise anglaise comme Rachel rêve de grosse bagnole et de compte en banque bien garni pour vêtir son prince charmant, nous ne sommes plus chez Andersen ni chez Disney, mais dans la naïve stupidité classe moyenne bien d’aujourd’hui. Il se trouve qu’un Estonien jeune et nanti de tous ces attributs ne peut qu’être mafieux, donc dangereux. Ce qu’une oie blanche avide ne peut concevoir, toute emplie d’humanisme anglican et de charte des droits britanniques – éléments qui n’existent que chez elle, et de moins en moins…

Dommage que la traduction de Marina Boraso soit si embrouillée, elle qui confond le docteur Glendenning et le docteur Burns pages 178 et 179 (entre autres bourdes). Dommage aussi que « le marketing » du premier éditeur français Albin Michel soit aussi peu cultivé, traduisant Watching the Dark (titre anglais) par un pâle et fadasse Face à la nuit – alors même qu’il est indiqué page 404 que Scruter les ténèbres est nettement mieux adapté, et page 249 qu’il est une référence à l’album 1993 du guitariste acoustique Richard Thompson, et plus encore la traduction exacte de la rubrique d’un journaliste estonien lui aussi assassiné dans le roman… Comme le dit Annie à deux flics débutants, le minimum professionnel est au moins aujourd’hui de savoir interroger un moteur de recherches !

Mais on ne peut pas demander aux soutiers du marketing et de la traduction d’avoir des lettres dans la France des années 2010, tant l’Éducation « nationale » est fière de ses 77% annuels de réussite au bac.

Ce roman policier anglais d’un auteur qui vit au Canada et qui a enseigné en Estonie allie la tension à la description, et l’action à la psychologie. De quoi vous hypnotiser un bon moment pour le meilleur.

Peter Robinson, Face à la nuit (Watching the Dark), 2012, Livre de poche 2015, 549 pages, €7.90
Existe en format liseuse Kindle – mais plus cher : €9.49
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Alexander Kent, Au nom de la liberté

alexander kent au nom de la liberte
La suite des aventures du désormais amiral de plein exercice Bolitho et de son neveu capitaine de frégate Bolitho, se poursuivent. Le début est un peu poussif, car tout de psychologie sur Richard et Catherine, Adam et Zenoria, Allday et son Unis. Mais dès que l’action débute, au premier tiers, tout redevient comme avant. Il faut en effet l’aventure pour que les personnages prennent vie ; la psychologie seule ne sied pas vraiment à un auteur anglais.

La mer est omniprésente, mais aussi la marine à voile qui oblige à la discipline et au savoir, au courage et à l’attention aux autres. Car un navire de guerre est une arme d’équipe : le plus important, dit le capitaine Tyacke à un aspirant ambitieux, ce ne sont ni les membrures du vaisseau, ni la portée de ses canons, mais le moral de l’équipage !

Ce capitaine valeureux, dont la moitié du visage a été brûlée par une explosion au service de Sa Majesté, est laid dehors et beau dedans. Ses officiers, ses marins comme ses mousses s’en rendent compte très vite. Il est exigeant mais attentif, militaire mais humain. Cet équilibre (rare, avouons-le, dans la chose militaire) est peut-être le meilleur accomplissement du métier. L’attention à chacun, jusqu’au plus jeune, crée une ambiance d’équipe, quelle que soit la hiérarchie. Le rang s’en trouve valorisé car chacun se trouve obligé, sous le regard des autres, d’accomplir son devoir – noblesse oblige.

Cet héritage, qui fera vaincre les grosses frégates américaines surarmées par les bâtiments anglais fatigués, est celui de l’amiral Bolitho. Il n’y a que lui pour insuffler du moral aux hommes. « Lorsque l’amiral vous regardait, vous, en tant qu’individu, vous sentiez quelque chose couler dans vos veines. Et vous saviez aussitôt que vous le suivriez n’importe où » p.217.

Cette expérience humaine ne peut que s’acquérir dans des circonstances exceptionnelles. C’est parce que l’auteur s’est engagé dans la marine de guerre britannique à 16 ans, durant le second conflit mondial, qu’il peut décrire avec autant de force et de justesse ce qui distingue au combat le bon marin des autres : le moral de la troupe dû au charisme du chef et à l’amitié des camarades. Car l’être humain ne se bat pas vraiment pour des abstractions telles que la liberté ou la patrie ; sur le terrain, pris dans l’action, il se bat pour ses copains qu’il aime, pour son chef direct qu’il admire et pour son bateau qui est son équipage.

Nommé amiral aux Antilles pour surveiller les convois anglais contre les visées de la marine américaine en plein essor, l’amiral Bolitho va avoir fort à faire pour contrer ces frégates grossies, issues de la technique et de la force (traits bien yankees déjà…). Elles ont la rapidité des frégates et la puissance de feu des navires de rang supérieur : comment faire lorsque l’Amirauté, confite en traditions, répugne à s’adapter ?

Bolitho junior se battra vaillamment avant d’être fait prisonnier, surtout par désespoir d’avoir perdu Zenoria, la femme de Valentine Keen qu’il avait baisée lorsqu’il a avait cru son mari mort. Zenoria s’est jetée d’une falaise après avoir perdu son petit garçon, étouffé dans ses draps. Adam, blessé et soigné par un chirurgien français aux États-Unis, sera délivré par le fils Allday qui a émigré aux States sans y trouver vraiment sa place, lequel mourra au combat lors de l’abordage d’une frégate américaine.

Nous sommes dans une première mondialisation, au fond, dans laquelle le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande jouait le rôle de maître du monde et de régulateur de la liberté du commerce contre Napoléon le dictateur, et contre les affairistes yankees dont les alliances variaient (déjà…) au gré de leurs intérêts.

Alexander Kent, Au nom de la liberté (For My Country’s Freedom), 1995, Phébus Libretto traduction Luc de Rancourt, 2015, 380 pages, €10.80
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Nul n’est rationnel

Le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier son ouvrage. Le calcul s’est développé jusqu’aux complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, vérifiées. Les erreurs finissent par être corrigées, les fraudes par être détectées, les mythes idéologiques battus en brèche. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Lyssenko pourrait affirmer que la génétique est fausse puisque issu de savants « réactionnaires » d’une classe bourgeoise aux abois…

La science avance sur une méthode. Elle est faite d’observations aussi rigoureuses que possible et de tests reproduisant des invariants qui deviennent des « lois », sans que jamais observations ni tests ne s’arrêtent. Les « lois » ne sont ainsi jamais définitives mais corrigées, complétées ou infirmées. Le calcul ne serait rien sans l’intuition des hypothèses, ni sans la faculté de synthèse des observations. C’est ainsi que l’esprit de finesse est aussi utile à la science que l’esprit de géométrie.

prof de chimie

L’économie se veut depuis toujours une « science ». Elle aspire aux observations neutres et aux tests dont les invariants produiraient des « lois ». Elle a même créé cet être abstrait ni n’a jamais existé : l’homo oeconomicus rationnel, sensé fonctionner comme un calculateur sur le modèle des abeilles cher à Mandeville. Las ! L’humain est difficilement calculable, même avec les machines les plus puissantes ; il est mû par autre chose que par la pure logique… Et les êtres justement les plus froids et les plus calculateurs se révèlnt des monstres d’égoïsme ou des tueurs en série.

Ces dernières années, le libéralisme en acte aux États-Unis ou en Angleterre délaisse les théories abstraites pour le bel et bon pragmatisme, le concret de ce qui fonctionne. Ces peuples collent au terrain, ce pourquoi ils inventent l’Internet et pas le Minitel, le Boeing 737 et pas le Concorde, le skate et pas la patinette, Amazon et pas la loi de protection du prix du livre, ou encore Google et pas le site centralisé gouv.fr. Ils ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut de pouvoir, social ou universitaire en dépendait. Leur monde bouge, pas le nôtre ; leurs jeunes sont en mouvement et inventent, pas les nôtres.

skate 13 ans

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont tous théoriquement logiques. Depuis 25 ans les neurosciences prouvent le contraire en pratique : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent sur les choix rationnels…

C’est que la raison n’est pas la logique. La différence entre ces deux termes tient au poids de l’humain :

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, elle est une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bons sens à la sagesse, en passant par l’acceptable. On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse).

L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « logiques », ils sont « raisonnables » : les expériences menées sur ce sujet montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur !

Pascal Picq France metaphysique

L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus tels qu’ils sont et non aux principes abstraits de morale. D’où l’importance de l’émotion, du sentiment, de la psychologie. Les uns s’habituent aux autres et anticipent leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains qui n’existent qu’en société depuis toujours.

Est-ce à dire que l’émotion l’emporte, comme dans le romantisme à la Rousseau ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables à l’équilibre : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif, dominé par les interactions sociales.

Mais au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. C’est Adam Smith lui-même qui expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce qu’en pensent les autres… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que le choix des actions en bourse ressortait plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes financiers.

C’est à ce moment que l’on mesure le handicap mental des Français : toute leur éducation formatée au pur rationnel, sélectionnée par les seuls maths, aspire à l’immobilité de la « loi » définitive en science, égale pour tous en économie, répandue partout dans un monde où chacun serait rationnel. Sauf que d’autres savent exploiter nos inventions, produire de meilleure qualité, imposer leurs règles de négociation.

Nous avons beaucoup plus de mal que les autres à équilibrer instincts, émotions et raison, parce que nous croyons – à tort – que la seule raison nous fait humains (élus ? missionnaires ?). Au lieu de se lamenter à longueurs de commémorations sur les valeurs si vivantes « avant », ou à longueur de programmes scolaires sur les horreurs si condamnables « avant », ne serait-il pas temps d’encourager une éducation moins logique et plus raisonnable ?

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Prédiction, prévision, prospective

Chacun sait qu’il est plus facile de « prévoir » le passé que l’avenir… Chacun croit savoir ce qu’il aurait fait s’il s’était trouvé dans telle situation. La raison en est que l’enchaînement des causes, survenues par hasard, peut être logiquement reconstitué lorsque l’on a une vue d’ensemble : il fallait « évidemment » choisir le camp de la résistance fin juin 1940… et pourtant De Gaulle et ceux qui ont refusé d’obéir aux ordres du gouvernement Pétain « légitimement » nommé étaient juridiquement des traîtres.

Si le passé est écrit définitivement, l’avenir reste ouvert et incertain. Cette incertitude fait peur, tant l’être raisonnable qu’est l’humain a besoin de logique pour agir en sécurité. Selon la gradation du plus fantaisiste au plus scientifique, il va chercher à prédire l’avenir, à prévoir les événements, ou à bâtir une prospective. La différence entre ces trois mots est importante.

boule ado a prevoir avenir

La prédiction pré-dit, c’est-à-dire qu’elle veut énoncer tout simplement l’avenir tel qu’il va advenir. Ce sont les mots des prophètes, des voyants, mais aussi des dogmatiques : le prédicatif affirme d’une façon absolue et définitive. Nous sommes dans la croyance, qu’elle soit religieuse, idéologique ou scientiste – nous ne sommes pas dans la raison. Le performatif règne en maître – où dire c’est faire ; l’annoncer, c’est comme si c’était fait. Les politiciens sont passés maîtres dans cet art de la com’ qui s’apparente au mensonge, sous couvert d’une apparente volonté.

Prédire est affirmer ce qu’on voudrait qu’il advienne, sans autre certitude que celle de sa conviction : la « vraie » vie dans l’au-delà, la fin du monde, la société sans classe de l’avenir radieux, le bonheur-santé-richesse des marabouts et autres diseuses de bonne aventure. Rappelons cependant que Madame Soleil, qui « voyait tout » selon ses dires, n’a jamais prévu le contrôle fiscal qui lui est tombé dessus pour ses gains en liquides non déclarés…

La prévision est moins affirmative, elle ne « dit » pas l’avenir, elle se contente d’en avoir une « vision » plausible. L’intelligence entre alors en scène et maîtrise les émotions sur le futur. Le raisonnement intervient, étayé par des chiffres, des théories, des modèles (tous révisables). La statistique permet de calculer des séries temporelles, que l’on peut projeter ensuite dans l’avenir. Le plus fiable est par exemple la démographie : tous les humains qui auront l’âge de la retraite dans 10 ans sont déjà nés, la seule incertitude réside dans la mortalité de cette cohorte d’ici-là – et dans l’âge de la retraite lui-même, qui peut changer. Le moins fiable est peut-être la bourse ou la météo, les deux dépendant de tant de variables qu’il est difficile de dessiner une tendance – sauf lorsque la situation reste à peu près stable ou dans un trend établi.

Prévoir, c’est prendre des précautions logiques en fonction de ce que l’on connait aujourd’hui. Ce n’est pas affirmer un avenir certain, mais seulement un avenir possible. C’est considérer comme plus ou moins probable la survenance de tel évènement (chaque probabilité est calculable) – et s’y préparer « au cas où ».

La prospective est plus large. Elle vient d’un terme d’optique qui permet d’élargir la vision. Il s’agit de différents scénarios plausibles, plus ou moins probables mais dont aucun n’est certain. Ils forment des cadres de réflexion pour effectuer des prévisions plus concrètes dans des domaines particuliers. Cette « façon de regarder de loin » trace non pas une ligne véritable mais une tendance vraisemblable. Rien n’est écrit, rien n’est certain, mais certaines logiques sont déjà l’œuvre maintenant, qui peuvent se confirmer.

Ainsi le prospect est-il un probable futur client, la prospection explore les lieux où découvrir de possibles gisements, la prospective réunit historiens et sociologues pour proposer une évolution possible de notre société et de notre monde.

Si prédire n’est guère utile aux décideurs (sauf à agiter une croyance comme banderole pour se faire élire), prévoir est indispensable pour ne pas aller dans le mur (ainsi François Hollande et son « inversion » de la courbe du chômage), et la prospective manque cruellement (dans ce monde de court-terme et de zapping médiatique permanent).

  • N’importe quel gourou autoproclamé peut prédire les cours de bourse en n’ayant raison que par hasard (Paul Jorion aime par exemple à se faire le prophète annoncé de la grande catastrophe financière imminente et nombreux sont ceux qui le trouvent génial parce qu’il leur dit seulement ce qu’ils ont envie d’entendre… bien qu’il se trompe régulièrement depuis 8 ans !)
  • N’importe quel gérant peut évaluer les probabilités plus réalistes qu’à un cycle en succède un autre, en se fondant sur les statistiques de cours passées mais aussi sur la psychologie de marché (la période novembre-avril est propice à la monté des cours de bourse, la période mai-octobre est au contraire plus agitée).
  • Mais il faut faire l’effort d’investir du temps, de la réflexion et des échanges pour bâtir une prospective qui se tienne. Sa logique est en partie contenue dans les tendances à l’œuvre dès aujourd’hui, mais les réactions, inventions, découvertes et mutations restent ouvertes dans le futur.

Quittez donc le monde de la « croyance » pour celui de la raison, vous vous en porterez mieux, en bourse comme en politique, et même pour votre confort mental.

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Allons-nous penser Internet ?

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) se développent rapidement ; en moins de 20 ans, elles ont bouleversé les mœurs apparentes : ordinateur portable, téléphone mobile, liaisons Internet, réseaux sociaux, smartphone, montre connectée, objets intelligents… Mais vivons-nous une « révolution » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’outils nouveaux utilisés par les populations traditionnelles, dont les façons de vivre et de penser ont une lente inertie ?

Certes, des changements dans les comportements ont lieu : les natifs digitaux lisent moins à cause des écrans multiples qui sollicitent en permanence l’attention et empêchent de se concentrer, écrivent plus mal en raison des textos et des twit qui exigent une extrême concision, réagissent plus aux images animées émotionnelles qu’aux mots trop rationnels, ont des réflexes mieux aiguisés grâce aux jeux vidéo, ont un réseau de relations plus étendu par Facebook, Twitter, Tumblr et autres Skype. On a parlé de « génération Y » (à cause des fils d’écouteurs toujours sur la gorge – photo ci-dessous) et de « pensée PowerPoint » – mais ne s’agit-il pas de mode plus que d’une nouvelle façon de voir le monde ?

ado generation y

Croire que les innovations techniques ne peuvent qu’améliorer l’existence de chacun et la vie collective parce qu’elles émiettent les comportements en segments captables et calculables n’est-il pas un mythe ? Additionner les données sur chacun dans de gigantesques bases dont on croit pouvoir tirer des conduites prévisibles (en termes de santé, de commerce ou de risques) est-ce rationnel ? Est-ce un progrès social ? Les situations sociales complexes se réduiraient-elles vraiment à de simples problèmes dont on peut calculer les solutions, ou à des processus dont on peut optimiser la formule ? Je l’aime, elle me quitte, je crois que je vais tout foutre en l’air – est-ce soluble par algorithme ?

Pour cette croyance – typiquement américaine – efficacité, communication et transparence sont les maîtres mots. Pensée d’ingénieur orientée vers la solution pratique, raisonnable, politiquement correcte, sans aucun souci des sentiments, des traditions ou de la politique. Dans cette mentalité scientiste, l’Internet serait une révolution sociale, un modèle missionnaire pour repenser l’ensemble de la vie collective selon la morale « évidente », naturelle (en fait socialement consensuelle). Vérité, décentralisation, ouverture, innovation constante, seraient des vertus applicables partout, à la science comme à la culture, aux comportements individuels comme à la morale sociale, à l’église comme à la politique.

engrenage technique

Est-ce que l’imprimerie ou le télégraphe ont engendré des révolutions ? Platon se lamentait déjà sur la perte de l’éloquence, plus efficace que l’écrit froid, croyait-il, pour faire passer la pensée. Or la pensée s’est multipliée pour chacun avec le document imprimé, puis avec le télégraphe et la radio. Ces révolutions techniques n’ont été au fond que des outils pour penser plus vite, avec plus d’espace, et pour communiquer mieux. Internet et le mobile ne font que prolonger la même tendance. Ce n’est pas la technologie qui façonne la société mais tout un ensemble de civilisation, dont la technique permet des outils parmi d’autres. Aucune technologie n’est fixe, anhistorique, elle ne cesse d’évoluer avec les gens et les mentalités. Chacun sait bien que c’est l’ouvrier qui fait l’efficacité du marteau et pas le marteau qui façonne la façon de penser de l’ouvrier.

Les vertus prêtées à la technique de l’Internet sont-elles propres à l’outil ou à la société dominante, américaine ?

La transparence est utile mais elle n’a (hélas ! comme toute vertu sur cette terre) pas que des bons côtés : elle favorise le cynisme, la caricature, le zapping, la mise sur le même plan de toutes les opinions, la dépolitisation. En démocratie, la transparence publique est nécessaire, mais la transparence privée prépare plutôt une société totalitaire.

Les collectifs horizontaux sont utiles, mais à leur place : ce ne sont pas eux qui peuvent trancher pour tous lorsqu’il s’agit de choisir, de prendre une décision pour la cité. L’intelligence collective ne s’applique pas en politique : oui pour préparer, non pour décider. Car l’ordre politique est différent de l’ordre scientifique, la collecte du calculable diffère de l’intuition pour accomplir. Savoir et agir ne mettent pas en question les mêmes vertus, la volonté ne peut être remplacée par le processus…

Les solutions technologiques ou technocratiques (soi-disant neutres) permettent surtout de noyer le poisson et d’éviter les débats proprement politiques. Remplacer la parole par un process à la manière des techniciens est un vieux mythe scientiste qui n’a jamais eu la moindre efficacité en science sociale. Les gens ont besoin d’exprimer leurs émotions, de se battre pour leurs passions, d’échanger des arguments rationnels – de changer d’avis. La raison seule ne suffit pas à la société, le mythe est nécessaire à toute politique : il s’agit de faire rêver. Les divergences d’opinions ne sont pas uniquement « des asymétries d’accès à l’information ».

Certains croient qu’accumuler les données sur tous permettra de mieux « gérer » chacun, de sa naissance à son décès, en passant par sa santé et son éducation, et ses éventuelles dérives nuisibles pour la société. Et pourquoi pas ses idées ? Si tout le monde sait tout sur tout le monde, le monde en est-il meilleur ? Savoir qui a couché avec qui, qui a trompé qui avec qui, est-ce une façon d’améliorer les relations humaines ? Les expériences des communautés hippies, entre autres, montrent qu’il n’en est rien… Lorsque la morale et le devoir civique sont remplacés par une contrainte technologique, où est le « progrès » humain pour l’individu, où est la volonté de vivre ensemble ? Lorsque tout est calculé à tout moment, que deviennent l’imagination et la créativité ?

C’est réduire la pensée à la seule logique, la raison au raisonnement et le possible au calculable. Est-ce bien raisonnable ? Ne retrouve-t-on pas dans la pensée Internet cet homo oeconomicus des économistes desséchés, que l’on voue par ailleurs (dans les mêmes milieux geeks libertaires), aux gémonies ?

cerveau generation Y

La pensée Internet est bien une pensée américaine, sans histoire ni pâte humaine, obsédée d’efficacité programmable et de consensus social « cool », tout entière au présent. Ni collectif, ni psychologie, ni histoire… La page blanche d’un continent neuf, où réaliser l’éternelle Cité de Dieu, comme le voulaient les pèlerins du Mayflower, puritains hantés par le fantasme de pureté ici-bas et tourmentés d’obéissance religieuse. La technique apparaît neutre car le calcul est le même pour tous ; obéir à la machine revient à obéir aux lois immuables, donc à Dieu, suivre la conformité du Dessein intelligent qui nous dépasse tous. Ce n’est pas par hasard que cette théorie archaïque du Dessein intelligent revient aussi fort aux États-Unis… Comme hier les marxistes croyaient aux lois de l’Histoire et en son progrès mécanique. Comme aujourd’hui l’Éducation nationale ne croit qu’aux notes chiffrées et sélectionne par les maths, moins socialement « connotées », croit-elle.

Ne pas confondre efficacité du système avec capacité de réflexion, ni mesurable avec « vérité ».

Le déterminisme technologique est un moyen d’évacuer tout débat citoyen et de sortir de l’histoire. Or l’histoire existe même si l’on ne veut pas d’elle, le 11-septembre le prouve à l’envi aux Américains qui se croyaient immunisés, le 7-Janvier le prouve à l’envi à la gauche française tout entière dans le déni que l’islam puisse aussi générer du mauvais… Les fantasmes technocratiques d’apporter « scientifiquement » la démocratie en Irak et en Afghanistan, les fantasmes philosophiques des « belles âmes » de forcer la Libye à la démocratie, ont échoué.

La pensée Internet apparaît comme un nouveau mythe, un réductionnisme de la pensée, pour mieux faire passer le contrôle social et commercial, voire militaire… américain. Un nouvel impérialisme intellectuel ?

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Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien

boris cyrulnik sous le signe du lien
Neurologue et psychiatre, Boris Cyrulnik sait écrire simplement. Même lorsqu’il use du jargon de sa profession, il s’empresse de traduire pour faire comprendre. C’est un vrai pédagogue comme on en trouve chez ceux qui s’intéressent aux êtres – et comme on n’en trouve plus chez ceux qui en font profession – si l’on en croit la cuistrerie étalée dans « les programmes ».

S’intéresser aux êtres est s’intéresser aux liens entre les êtres car, pour l’humain plus que pour les animaux, la sociabilité est primordiale : comment un petit d’homme né nu et vulnérable, qui ne sait ni se nourrir, ni se vêtir, ni se protéger, n’est enfin à peu près adulte que vers 15 ou 16 ans (mais pas encore fini), pourrait-il être dans le monde en restant tout seul ? Boris Cyrulnik, enfant abandonné et immigré exilé, s’est reconstruit peu à peu. Ce pourquoi il est probablement plus sensible que les nantis affectifs sur l’importance du lien.

Il prend les petits d’homme quand ils ne sont pas encore sortis du ventre de leur mère. Il montre par expériences (reconductibles par tout scientifique) que le fœtus entend très bien les sons, qu’il réagit aux changements, qu’il épouse étroitement les humeurs de sa mère. Ce n’est que vers 6 mois après être né que l’empreinte du père peut se construire, lorsque le bébé reconnaît les visages. Non que le père soit absent auparavant mais la mère prime, soit qu’elle se sente bien avec l’homme auprès d’elle (père biologique ou non !), soit que le mâle qui s’occupe du bébé en l’absence de femme fasse fonction de « mère » pour le nourrisson.

maman et bébé

Les mêmes expériences montrent que la différence des sexes non seulement intervient très tôt, mais qu’elle est indispensable pour que l’être humain se construise une identité sociale. Ce n’est donc pas en « élevant une fille comme un garçon » qu’on la transforme en garçon… Ce serait plutôt la mutiler, puisque les observations fines effectuées par caméra et analysées par ordinateur montrent que (maman ou papa) les adultes traitent différemment les bébés-filles des bébés-garçon. « Les garçons s’engagent dans le monde d’une manière plus visuelle, plus spatiale, plus anxieuse, plus collective et plus compétitive. Les filles s’engagent dans la vie d’une manière plus sonore, plus verbale, plus paisible, plus intime et plus affiliative » p.164. Les filles sont plus touchées, caressées ; les garçons sont traités plus rudement, on leur montre plus qu’on leur parle. La vocalise contre le postural, disent les spécialistes.

Ce n’est que lorsqu’ils ont été sécurisés par les bras maternants, stimulés par les jeux paternels, que les enfants (des deux sexes) peuvent se fondre harmonieusement dans leur groupe de pairs. Ils y apprennent la relation sociale, fondée sur l’identité et la reconnaissance de l’autre. Mais il ne peut y avoir d’ouverture aux autres sans être assuré un minimum de soi. Les comportements des petits abandonnés très tôt sont révélateurs : ils se replient sur eux-mêmes, s’auto-caressent, ne parlent pas. Il leur faut des « objets d’attachement » stables (des adultes mieux que des peluches) pour que la « résilience » s’opère. Les manifestations de joie sont plus intenses que celles des enfants aimés lorsqu’un petit abandonné retrouve la personne qui s’occupe de lui après une courte séparation.

De même, les « enfants-poubelles », abandonnés par contrainte ou par volonté, se sentent sans histoire, donc sans liens ; ils ne vivent qu’au présent, sans morale ni sociabilité. A moins que l’histoire qu’on leur conte soit socialement valorisée : alors, même sans parents réels, ils se sentent réinscrits dans la société, améliorés, ce qui les pousse à réussir leur vie. En 1945, les communistes avaient accueilli des enfants sans famille à Arcueil. Malgré les éducateurs très jeunes et inexpérimentés, malgré les conditions de pauvreté et une hygiène douteuse, 42% des enfants ont réussi le concours d’une grande école ou suivi des études supérieures. Pourquoi ? Parce que les adultes ne cessaient de leur dire : « Tes parents sont morts pour la France, pour une idée… quelle noblesse ! Tu as souffert, tu as perdu ta famille, mais c’est grâce à eux aujourd’hui que nous sommes libres… quelle dignité ! » p.274. Si vous avez des enfants, dites-leurs de temps à autre qu’ils ont été désirés, que vous tenez à eux, que vous les aimez ; dites-leurs que vous avez apprécié ce qu’ils ont fait, que vous les félicitez pour la performance réussie. Rien que cela… est tout !

papa et bebe francesco scavullo 1968

L’éthologie – la science des comportements – s’applique à l’homme comme aux bêtes. Pour les humains, elle permet de comprendre les tabous comme l’évitement de l’inceste, ou les rituels sociaux comme la parade amoureuse. Certes, les hommes ne sont pas des animaux, ils ont un cerveau plus malléable et le langage en plus. Mais il est étonnant de constater combien les schémas bêtes imprègnent les conduites humaines malgré nous. Les gestes des adultes envers le bébé sont sexués dès la naissance, l’histoire d’amour est universelle mais se différencie bien vite entre émoi hormonal et attachement – qui reproduit celui du bébé à sa mère –, montrant combien l’empreinte tout petit organise le lien et détermine même les orientations sexuelles. L’excès d’attachement à sa mère, dû à l’enfance troublée de sa génitrice, empêche de jouer, de se socialiser, d’apprendre les rituels de son groupe et à connaître l’autre sexe. On ne naît pas homo ou hétéro, on le devient… sans le vouloir. Mais quand le lien se renforce, le désir s’éteint – et c’est bien ainsi, montre Cyrulnik.

Le beau aurait une fonction biologique, si l’on en croit la truite saumonée. La nature n’a pas en général besoin du mâle, mais c’est en apportant la différence génétique que les espèces peuvent survivre à des environnements qui changent. Ce pourquoi la différence sexuelle est « économiquement » efficace, ce pourquoi donc les parents, dès la naissance et poussés par la culture sociale (qui est une sorte de génétique augmentée), traitent différemment petits garçons et petites filles. Chacun, avant d’accéder à la conscience, a été façonné par les gènes, par les parents, la famille, le milieu, la société, la culture. On ne nait pas de rien ; le nier aveugle et empêche d’évoluer. Mais rien n’empêche, une fois adulte, autonome et responsable, de corriger ses propres comportements ; le fait de se donner un idéal ou une méthode emporte l’imitation.

amis gosses

Voici un bien grand livre qui nous ouvre l’esprit, sans asséner de vérités définitives. C’est tout l’objet de la conclusion de pointer ces « butées » à franchir, qui montrent que la recherche n’a jamais de fin et qu’il faut sans cesse décentrer son regard pour remettre en cause ses certitudes. Nous sommes bien loin des slogans idéologiques des uns et des autres ! Nous sommes dans l’intelligence et l’humilité, tout le contraire des dogmes et de l’arrogance dont le « débat » sur le genre fait trop souvent montre.

Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, 1989, Livre de poche Pluriel 2012, 319 pages, €8.10

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Max Monnehay, Corpus Christine

max monnehay corpus christineLe Salon du livre se termine aujourd’hui à Paris. De quoi réfléchir sur ce qui se publie, notamment en littérature. Et sa promotion par les « prix ». Par exemple…

Le Prix du premier roman 2005 ? Je n’ai vraiment pas aimé, je ne comprends absolument pas pourquoi donner un prix, même d’encouragement, à ce monologue dégorgé par chapitres d’un veule insignifiant et de sa grosse sadique. Minimaliste autocentré, ce livre n’est doté malheureusement d’aucun ingrédient indispensable pour faire un bon roman : un style, une histoire, de la psychologie…

Le style est parlé, familier ; s’il coule aisément, c’est pour ne rien dire, comme le compte-rendu plat d’un dictaphone. Avez-vous déjà essayé d’enregistrer une conversation ? Vous vous êtes bien amusé, vous avez trouvé vos interlocuteurs intéressants… mais écoutez l’enregistrement, vous verrez de suite la platitude. Car, hors contexte et hors relations physiques interactives (regards, mouvements, ton de voix, silences, caresses), les mots deviennent abstraits, sans la richesse de signification qu’ils ont lorsqu’ils sont vécus. C’est pourquoi nul écrivain digne de ce nom n’écrit comme il parle – ou alors il parle comme un livre. Dans ce roman, aucun style, même « l’humour » tant vanté par les commentateurs n’est qu’ironie de comptoir pour plateaux de télé qui ne s’élève pas du ras de terre.

L’histoire est réduite à sa plus simple expression. Un homme rampe pour trouver à bouffer ; sa femme, qu’il n’aime plus depuis longtemps, planque tout ce qui peut être à sa portée et verrouille portes et placards. On apprendra plus tard qu’il est tombé d’un toit et handicapé. Sa grognasse le hait – on ne sait pourquoi – et le laisse dépérir vaguement dans l’appartement sans radio, ni télé, ni téléphone et où tout est bouclé. Vaguement parce qu’elle le nourrit quand même – on ne sait pourquoi. L’invalide a épousé, lorsqu’il était fringant, une coureuse (de jogging) qui le « faisait bander » (notez le charme de cette affirmation d’auteur). Ladite épouse est devenue obèse – on ne sait pourquoi, vu que tous deux faisaient du cheval et bouffaient des sushis. Il n’y a pas de début, il n’y a pas de fin, les raconteries ennuient. J’ai lu en diagonale des pages entières, sauté des paragraphes insipides par poignées.

La psychologie est celle « pour les Nuls ». Le narrateur est lâche, passif, égocentré ; il ne fait rien pour s’en sortir et se complaît dans la crasse et la faim. Sa moitié fait plus du triple de lui-même, sadique, haineuse, dominatrice. Comment tout cela a-t-il évolué ? On ne sait pas.

En fait, on ne sait pas grand-chose dans ce roman. Je ne comprends pas l’éditeur, ni les jurés de prix : à éditer de tels navets, comment ne pas comprendre que les lecteurs préfèrent les séries télé ?

Et pourtant si, il y a une explication : Max s’appelle Amélie, « virée d’hypokhâgne en 1999 » comme elle l’avoue sur Amazon. Elle est de la bande à Nothomb, qui écrit comme elle parle – aussi mal – et pour dire aussi peu – mais bien démagogique, surfant sur la mode. Le dernier opus Monnehay est Comment j’ai mis un coup de boule à Joey Starr : tout un programme ! Il ne fait que 64 pages et délire sur le calendrier maya. La fin du monde était prévue le 20 décembre 2012, ne vous en souvenez pas ? Baste, comme à la télé, c’est du passé. On n’écrit que comme on est : si l’on est superficiel, dans le vent, inculte, on livre du prêt-à-blablater sur les podiums où toute pensée se résume à 15 secondes.

Que restera-t-il de tels romans dans la littérature ? Probablement pas grand-chose… Selon le Syndicat national de l’édition, la production en titres a augmenté de 10,6% en 2013 à plus de 95 000, mais le nombre d’exemplaires produits a baissé, ce qui a fait chuter le tirage moyen à 5 991. La littérature représente 26.1% du total (14.2% pour les romans contemporains) et a vendu 111 millions de livres. C’est dire si la concurrence est sévère, dans une tendance au moins de temps pour la lecture. Éditer et promouvoir de tels navets ne va pas dans le bon sens.

Max Monnehay, Corpus Christine, 2006, Albin Michel, 229 pages, €15.20

Les critiques :

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Donna Leon, Deux veuves pour un testament

donna leon deux veuves pour un testament
Mort à Venise, une de plus, une personne âgée bien sous tous rapports, retrouvée étendue dans sa chambre avec du sang à la tête par sa voisine d’immeuble venue chercher son courrier. Le médecin légiste est formel : il s’agit d’une crise cardiaque. Certes, mais n’aurait-elle pas été disons « provoquée » ? Secouez un peu une personne fragile qui consomme du Pro-quelque chose, médicament contre la fibrillation, et vous aurez le crime parfait.

Mais pourquoi ce crime ? Quel mobile aurait eu quiconque à assassiner une vieille dame dévouée aux enfants dans sa jeunesse et aux vieux des maisons de retraite depuis qu’elle ne travaille plus ? Donna Leon tente de faire mousser le mystère mais les 300 pages sont poussives, engluées de psychologie et avec trop peu d’action.

Venise reste toujours Venise mais le « naming » des lieux magique que sont les places, les églises et les petits bars populaires suffit-il à faire rêver ? Brunetti reste toujours Brunetti, mais un peu fade dans son obsession de voir des crimes où il n’y en a peut-être pas. Paola reste sa Paola mais un tantinet caricature cette fois-ci ; quant aux enfants, ils sont devenus inconsistants. L’ineffable vice-questeur Patta et supérieur de Brunetti est toujours aussi con, bien que parfois humain. La mort de « la mère du vétérinaire de son fils » lui semble une affaire d’État qui risque de remettre en cause la sécurité de la Ville et de faire fuir les touristes. Rien que ça. C’est à peu près le seul moment d’humour du livre.

L’auteur s’étale sur ces pauvres vieux, condamnés à la maison de retraite (intra muros quand même, à 2400€ le mois…). Elle en fait tout un foin après les femmes battues, majoritairement roumaines. C’est là qu’une escroquerie testamentaire ressurgit du passé on ne sait pourquoi, comme un cheveu sur la soupe. Le tout est entortillé pour offrir le bouquet final où aucun criminel n’aura commis de crime, tout juste quelques entorses limites à la légalité, où personne ne sera puni ni « la justice » vraiment rendue. Dérisoire…

Mais nous sommes dans l’Italie corrompue, dans la Venise pourrissante, avec un auteur qui peine à imaginer de nouvelles aventures qui tiennent la route après 20 enquêtes. C’est un peu dommage de délaisser l’action policière pour un ton de journaliste social…

Les habitués de Brunetti retrouveront avec un certain plaisir leur héros et ses comparses, les autres préférerons les premiers romans, bien mieux construits et plus captivants.

Donna Leon, Deux veuves pour un testament (Drawing Conclusions), 2011, Points policier 2015, 311 pages, €7.60
Les romans policiers de Donna Leon chroniqués sur ce blog

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Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen

bernard maris keynes
En hommage à Bernard Maris, assassiné par les cancres qui ont cru se grandir en tuant aussi le Grand Duduche.
Cette note est parue en décembre 2008 sur Le blog boursier (reprise avec autorisation).

Keynes revient à la mode après avoir été usé par les technocrates avides de régulation d’Etat. Sa ‘Théorie générale’ est d’un abord difficile, destinée aux spécialistes, et est dite « dépassée » par le triomphe des économistes monétaristes. Bernard Maris, professeur d’économie, prouve qu’il n’en est rien. En une rapide synthèse qui se veut ‘totale’, embrassant l’homme tout entier et pas seulement les œuvres mathématisées reconnues par les spécialistes, Maris brosse un portrait d’honnête homme qui est un monument de « civilisation ». Oui, Keynes était libéral ; il aimait si peu Marx et ses certitudes métaphysiques qu’il « comparait l’intérêt de ses écrits à celui du Coran » p.88 ; son vrai modèle était Montesquieu (p.80), phare libéral des Lumières.

Bernard Maris a un tempérament positif, truculent, joyeux ; il veut les hommes intelligents et heureux, orientés vers le bien collectif. Cette gaieté provocatrice est celle de Keynes et il sait nous la faire partager. En 5 chapitres, il déploie le personnage dans son œuvre de magistrale façon. On ne peut comprendre Keynes l’économiste sans se référer aux mathématiques probabilistes, mais aussi aux artistes de Bloomsbury et à la psychologie de Freud. Elève brillant, mathématicien hors pair, il est ‘immoraliste’ à la Gide, fraternel, libéré, non conformiste (homosexuel et féministe) ouvert aux idées neuves. Ami de Virginia Woolf, du peintre Duncan Grant, de l’écrivain Lytton Strachey, du philosophe George Edward Moore, il entre au Civil Service, fan de voyages, spéculateur en bourse pour son propre compte, et écrit un traité de probabilités, avant de se lancer dans le pamphlet sur ‘Les conséquences économiques de la paix’ (1919). Avec un brin de mauvaise foi mais conviction : tout comme Bernard Maris.

« Il voit les deux murs que la science économique ne saura jamais franchir : le temps (le futur, l’avenir, l’incertain) et la psychologie des hommes » p.16. Pour Keynes, « les motifs irrationnels et pulsionnels pour la détention d’argent appartiennent à une régression infantile : la monnaie est conservée pour elle-même, comme symbole. A cette régression des individus peut correspondre un état pathologique de la société, la dépression » p.29. Le désir d’argent pour l’argent « explique le caractère ‘inachevé’, insatiable, infantile, du capitalisme. Le capitalisme n’existe qu’en grandissant. Il est un système immature et transitoire » p.31 Keynes préférerait une société stationnaire, apaisée, à la population contrôlée, dont la préoccupation serait celle des arts et de la culture. Les adeptes de la ‘décroissance’ peuvent le récupérer pour passer d’une société ‘chaude’ à une société ‘froide’, selon la terminologie de Lévi-Strauss. « Pour Keynes, le taux d’intérêt (« la productivité de l’argent mesurée en termes d’argent ») est un indice de la peur du futur couplé avec le privilège rentier que donne la possession d’une liquidité rare. L’intérêt n’a aucune justification économique » p.35. Entreprendre, spéculer, ou accumuler le capital sont d’excellentes sublimations de la libido, dit-il « Ils aimeraient bien être des Apôtres… Ils ne peuvent pas. Il leur reste à être des hommes d’affaires » p.37 Tout le monde n’a pas les capacités à être artiste ou savant ; les autres entreprennent, ou se contentent, quand ils ne peuvent même pas, de spéculer ou, pire, de vivre assistés par des rentes – qu’elles soient monétaires ou de situation. Keynes, féru de cité antique, préférait avant tout les premiers aux derniers. Entrepreneurs et spéculateurs sont utiles, ils « jouent avec le futur, activité qui terrorise la majorité de la population, qui se situe plutôt du côté des rentiers, des prudents, de ceux qui n’ont pas (…) d’abondante libido » p.38. Mais les artistes et les savants poussent l’humain dans son incandescence.

L’incertitude sur le futur est à la racine de l’économie selon Keynes. Le risque est calculable par les probabilités (bien qu’à « long terme, nous soyons tous mort » avait-il coutume de persifler ceux qui actualisent « à l’infini ») ; l’incertitude, en revanche, n’est pas probabilisable : la roulette ou l’espérance de vie sont calculables, pas le prix du cuivre dans 20 ans ou l’essor d’internet. Les individus réagissent à cette incertitude radicale par diverses attitudes : la fuite, la confiance et la convention. La fuite est la thésaurisation par peur de manquer (« les Français des années 30 »). La confiance est matérialisée par la valeur de la monnaie. La convention est la croyance qu’aujourd’hui se poursuivra demain et que la foule aura toujours raison. « Il faut donc deviner ce que va faire la moyenne des boursiers et anticiper d’un cheveu avant que la moyenne n’agisse » p.53 Les comportements mimétiques sont rationnels en situation d’incertitude radicale : « que faire dans un groupe perdu dans la forêt amazonienne, sinon suivre le groupe ? » p.54 En cas de crise « qui peut rétablir la ‘confiance’ ou la ‘convention’ ? L’autorité. (…) Monétaire et bancaire notamment, qui doit soutenir l’activité ou la monnaie. (…) La politique économique keynésienne consiste à contenir le marché, ce marché-foule capable des pires excès ou, au contraire, des pires frilosités » p.56 Autrement dit rétablir la liquidité quand il n’y a plus aucun acheteur ni vendeur (comme en septembre 2008).

Ni Marx, ni Walras, « Keynes n’accepte ni l’hypothèse d’une fatalité historique ni celle d’un idéal marché de concurrence, car l’incertitude et les phénomènes collectifs enveloppent les décisions individuelles » p.62 Si la crainte d’accumuler par peur de l’avenir est enfin dépassée (et c’est là le rôle du politique, si faible en France depuis 1914, sauf durant la décennie gaulliste…) « alors on peut envisager une soumission de l’économie à la société, (…) au-delà (…) d’une croissance durable ou soutenable, une ‘croissance intelligente et civilisée’ où, les besoins vitaux étant largement satisfaits, l’humanité pourrait précisément se consacrer aux humanités… » p.62

Passons sur le chapitre L’économie de Keynes, qui n’est pas le meilleur de Bernard Maris, cédant trop facilement aux équations plus qu’aux explications, sans ajouter à la clarté. « Retenons », comme dit parfois l’auteur, sentant bien qu’il a erré : le multiplicateur permet à l’investissement de faire des petits et de se diffuser dans toute l’économie ; une politique keynésienne doit être globale et collective ; l’argent est fait pour circuler, faute de quoi il ne sert pas d’instrument d’activité ; donc l’épargne ne joue pas de rôle moteur ; une régulation mondiale de l’économie serait préférable à la concurrence déflationniste qui pousse la productivité vers le haut et les prix vers le bas, au bénéfice de personne. « Mais toute cette technique de la politique économique (la cuisine budgétaire, (…) monétaire) n’est que le petit bout de la lorgnette d’une grande vision » p.85. Le « maître en économie », dit Keynes, « doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe à certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots » p.87.

En effet, Keynes voyait l’économie comme une science, mais humaine. « Keynes n’a jamais admis d’utiliser le concept de loi de la manière dont peuvent l’utiliser les physiciens : l’avenir économique (…) n’existe que dans le jugement actuel des hommes » p.91. Voilà un John Maynard Keynes ravivé et décidément moderne ! C’est le grand mérite de ce petit livre… toujours disponible !

Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, 2007, Presses de Sciences Po, 102 pages, €10.50

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Alexander Kent, A l’honneur ce jour-là

alexander kent a l honneur ce jour la
Le Destin… Sir Richard Bolitho, vice-amiral de la Rouge, la flotte britannique de Sa Majesté, est en 1804 affecté aux Antilles. La guerre a repris contre Napoléon après l’éphémère paix d’Amiens; il rêve d’envahir l’Angleterre. Les vieux vaisseaux sont retapés pour faire bonne figure et l’Hyperion, démâté lors d’un précédent combat, est récupéré après avoir servi de ponton flottant. Mais ce qui compte est avant tout le caractère des hommes. Bolitho, engagé dès 12 ans, a appris à les connaître et à les aimer parce qu’il sait les reconnaître et s’en faire aimer. Surnommé Dick Égalité par ses marins, il n’a pas la morgue des aristocrates qui se croient d’une race supérieure, non plus que la dureté de ceux qui ont peur.

Son capitaine de pavillon, Haven, est de ceux-là : il fait fouetter les hommes pour un rien, juste pour assurer son pouvoir ; un autre, Sinclair, maniaque de la discipline, fera enchaîner un marin nu durant cinq jours sur le pont, pour avoir désobéi aux ordres de rationnement d’eau. Bolitho ne peut le supporter mais soupçonne quelques replis dans la psychologie de son capitaine. En effet, ce dernier croit que son second, jeune homme fin et musclé à l’air de gitan, a engrossé sa femme. Cela le ronge, il sortira de ses gonds pour tirer sur lui un jour de grande chaleur, alors qu’il apprend par une lettre de son épouse que le bébé est né. Sauf que Parris, le Second, – cela finit par se savoir – préfère les hommes… et s’est accoquiné avec le vicomte Somerwell, celui-là même que Kate, amoureuse jadis de Bolitho, a épousé par désespoir.

Mais Kate aime encore Richard, et sir Bolitho s’est lassé de sa lady Belinda trop londonienne, frivole fêtarde des salons de la haute. Il n’y a pas que les hommes dans l’univers des marins. Les femmes sont le rêve quand on est au loin, le réconfort lorsqu’on est au port, et parfois cet aiguillon qui pousse aux coups du sort. Bolitho, amiral, n’a pas sa place dans les coups de main ; c’est pourtant au cœur de l’un d’eux qu’il se met volontairement, afin de venger une frégate prise par l’ennemi. Est-il suicidaire ? Ou a-t-il plutôt le goût de l’aventure comme à vingt ans ? Il va se faufiler jusque sous la forteresse espagnole qui garde le port aux galions remplis d’or destinés à l’Espagne, alliée de Napoléon. Il va emporter un vaisseau – avec son chargement – au nez des canonniers et à la barbe des vieux barbons. De quoi le racheter aux yeux de l’Amirauté où ces Messieurs « qui font la guerre avec des mots et du papier », selon les dires de Nelson, voient d’un mauvais œil le « scandale » de l’adultère. Bolitho n’en a cure, préférant les bateaux aux bureaux et l’océan aux cancans.

Affecté l’année suivante en Méditerranée, où il revoit brièvement son neveu affectionné Adam dans sa vingtaine flamboyante, il va se heurter avec sa demi-douzaine de navires, à une escadre espagnole de douze vaisseaux. Le vieil Hyperion, un soixante-quatorze qui fait flotter sa marque, est détruit par les bordées d’un quatre-vingt-dix espagnol arrogant, mais l’amiral et ses hommes survivants ont capturé six espagnols avant de rallier Gibraltar. Ce haut-fait n’égale pas l’exploit de Nelson, aux prises avec la flotte franco-espagnole du vice-amiral de Villeneuve à Trafalgar au même moment – où il perdra la vie le 21 octobre – mais il a probablement permis à l’escadre hispanique en Méditerranée de ne pas venir en aide à celle de l’Atlantique. Bolitho applique la tactique même de Nelson : tronçonner la flotte ennemie en deux pour forcer aux abordages.

Adam est désormais capitaine de vaisseau et Bolitho retrouve sa vieille demeure familiale de Falmouth où Kate le rejoint, séparée de son bougre d’époux qui l’avait fait emprisonner et que Bolitho, bouillant de rage, a délivrée à Londres en jouant avec audace de son rang.

Comme toujours, l’aventure est captivante et le spleen comme la tendresse ne sont pas absents de cet univers viril. En cet hiver qui commence et dans ce pays morose, plusieurs heures d’évasion vous attendent, au soleil nu et au grand large.

Alexander Kent, A l’honneur ce jour-là (Honour This Day), 1987, Phébus Libretto 2013, 408 pages, €10.80
Les autres romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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Camilla Läckberg Le tailleur de pierre

camilla lackberg le tailleur de pierre
Une enfant est morte et la petite ville suédoise de Fjällbacka est en émois. Sara la rousse n’avait que sept ans. Certes, elle était bizarre, survoltée, jalouse de son petit frère à peine né, instable, ne tenant pas en place. Elle était étiquetée TDAH par l’éducation nationale, répertoriée Asperger par les psys. Mais devait-elle mourir ? Retrouvée dans la mer, on l’a crue noyée dans l’eau glacée pour s’être aventurée trop près du bord ; l’autopsie révèlera qu’elle avait dans les poumons de l’eau douce avec des traces de savon et de cendres… Et contrairement à l’image de couverture, elle n’avait pas les seins nus.

Qui a pu faire le coup dans une petite ville paisible de la côte ou presque tout le monde se connaît ? Au risque de passe-droits et de favoritisme lorsqu’on est flic et que l’on joue aux cartes avec un éventuel suspect. Les soupçons se portent sur un voisin irascible, mais la mégère qui l’affronte n’est pas plus claire. Curieusement un autre Asperger, surdoué logique incapable de ressentir les émotions et d’entretenir des relations sociales humaines, est isolé dans sa cabane, ne vivant que pour coder des jeux vidéo avec force massacres et sang versé. Il a vu la petite fille en dernier.

L’enquête piétine car d’autres cas de cendres enfournées de force dans la bouche d’enfants petits surviennent. Patrick, inspecteur aux manettes dans un commissariat toujours dirigé par le vaniteux paresseux Mellberg, content de lui, affronte ses propres contraintes personnelles. Il est en effet père depuis peu d’une petite fille, Maja, avec sa compagne Erica. Cette dernière, écrivain, est épuisée par la goulue qui la tète et fait face, avec la fin d’hiver suédois, à une dépression post-natale. Elle flanque le bébé dans les bras de son père dès qu’il rentre de sa longue journée de boulot. Pas simple de se concentrer sur sa tâche d’enquêteur dans ces circonstances.

fillette rousse

Mais c’est ce qui fait le charme des romans policiers de Camilla Läckberg : elle mêle les faits divers réels dont elle s’inspire avec une imagination féconde et avec ses propres expériences d’écrivain dans une petite ville, maman elle-même de très jeunes enfants. Ce qu’elle écrit est donc plus réel que le réel et en apprend beaucoup sur la société suédoise.

Notamment sur les névroses nées de l’autoritarisme et du puritanisme passé. Des chapitres alternés évoquent en effet les années 1930 où les grands-parents de certains protagonistes plantent la mauvaise graine de la haine et de la maniaquerie meurtrière. Sara ne sera pas la seule à payer de sa vie et les relations humaines se révèlent bien plus compliquées que les apparences. Le fils de bedeau intégriste a-t-il tué sa propre fille, lui qui n’a pas d’alibi pour l’heure du meurtre ? Sa belle-mère a-t-elle dit la vérité lorsqu’elle accuse le fils Asperger voisin de voyeurisme ? Un réseau pédophile signalé par un autre commissariat est-il la clé de l’affaire ?

Ce troisième opus Läckberg est l’un des mieux réussi. Il captive le lecteur par ses rebondissements autant que par la psychologie de chacun. Il séduit par l’émotion pour les enfants soumis à la brutalité des adultes comme par la construction habile de l’intrigue. Il renseigne sur le tréfonds sociologique suédois, bien plus austère et rigide que le nôtre, malgré sa morale laxiste bien plus sexuellement libérée des années 70. Les meurtres d’aujourd’hui trouvent leur origine loin dans le passé en ces pays du nord où le long hiver fait ruminer à l’envi ; pas de crime passionnel perpétré sur le moment dans un coup de sang, comme dans les pays du sud. Cette étrangeté fascine.

Commencez ce Läckberg, vous ne le lâcherez qu’à regret.

Camilla Läckberg, Le tailleur de pierre, 2005, Babel noir poche 2013, 593 pages, €9.99

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Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2

daniel kahneman systeme 1 systeme 2
Malgré un titre peu attrayant et une traduction plus qu’approximative, cet ouvrage mérite d’être lu et relu : il traite de tous les biais de notre façon de penser, de toutes les distorsions de la réalité effectuées malgré nous, dans notre cerveau. Daniel Kahneman est israélo-américain. Juif né en Palestine en 1934, il cite souvent ses expériences de psychologie effectuées lors de son service militaire dans Tsahal. Du judaïsme il a cette curiosité qui ne peut tenir en place, le goût de poser sans cesse des questions et l’entregent pour s’associer des collaborateurs ou des amis.

A 77 ans, le prend un besoin pressant de faire la synthèse de ses innombrables travaux et expériences de psychologie appliquée. Il est l’un des rares personnages à avoir obtenu le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, attribué à l’économie… sans être le moins du monde économiste. Mais, contrairement à son traducteur français dans ce livre, lui sait ce qu’est la matière économique et ne traduit pas « wealth » par santé mais bel et bien par « fortune » ! Pédagogue, il imagine deux systèmes de la pensée comme deux acteurs jouant chacun leur rôle : Système 1 et Système 2.

Il écrit tout un tableau page 131 pour dire ce qu’est le Système 1 : une façon de penser archaïque mais bien utile, approximative et globale mais rapide. Système 1 est né dans la savane, lorsque l’humain fragile et nu devait se garder de tous les dangers. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative. Il déduit et invente des causes, de belles histoires émotionnelles, pour produire une série d’évaluations primaires attachées à des normes et des prototypes. Il est intuitif par accumulation d’expériences, mais peureux : il est plus sensible aux changements qu’aux états et surestime les faibles probabilités, réagissant plus fort aux pertes qu’aux gains. Convenablement recadré et contrôlé par Système 2, il est efficace et permet de penser à autre chose en accomplissant des procédures automatiques (comme marcher, conduire, veiller, opérer). « Il produit des impressions, des sentiments et des inclinations qui, quand ils sont approuvés par le Système 2, deviennent des convictions, des attitudes et des conventions » p.131.

Le Système 2 est la raison appliquée à un problème : il est concentration des facultés pour résoudre un cas, faire un choix, décider d’une action. Mais Système 2 est paresseux et, s’il n’est pas obligé par une cause extérieure, laisse volontiers faire les approximations de Système 1, qui suffit à la survie en général. « Biais prévisibles et illusions cognitives comme l’ancrage, les prédictions non régressives, l’excès de confiance, et bien d’autres » p.501 limitent Système 1. Mais quand Système 1 est bien utilisé, il est très efficace car intuitif, il va directement au but sans passer par les calculs fastidieux. « L’acquisition de compétences nécessite un environnement régulier, la possibilité de s’entraîner, et un retour sans équivoque sur l’adéquation des pensées et des actions. Quand ces conditions sont remplies, la compétence finit par se développer et les jugements intuitifs et les choix qui viennent rapidement à l’esprit seront pour la plupart adaptés. Tout cela est l’œuvre du Système 1, et se produit donc automatiquement et vite » p.501. Les pilotes de chasse, les médecins, les soldats, les traders – et en général tous les bons professionnels – ont développé cette « intuition » qui n’est qu’une expérience bien assimilée, devenue réflexe après réflexion.

Le mérite de Daniel Kahneman est de faire passer ces descriptions par des histoires édifiantes, tirées de sa pratique personnelle et des jeux de rôle expérimentés dans ses enquêtes et celles de ses collègues. Ses 5 parties, 38 chapitres et 555 pages fourmillent d’anecdotes révélatrices de biais et d’illusions. Il donne aussi les antidotes, dont le principal est quand même de réfléchir avant d’agir, de calculer avant de se précipiter, de prendre le temps d’examiner avant de décider. Car « la machine à tirer des conclusions hâtives » est en nous, qui fait souvent que « les causes écrasent les statistiques » et que l’on régresse trop vers la moyenne, dans une « illusion de compréhension », une « illusion de validité », un excès de confiance en son expertise et tant d’autres choses.

Ce livre est gros, mais facile à lire. Évitez de le faire en une seule fois tant il est dense, mais vous sortirez moins idiot après l’avoir lu. Ces observations sont applicables dans tous les métiers et dans la vie courante. Surtout lorsqu’il y a des enjeux importants. En finance, par exemple, mais aussi dans l’expertise : être trop sûr de soi n’est jamais une bonne chose, tant de biais et d’illusions nous instrumentent sans que nous le sachions… En économie surtout ! Car l’homo oeconomicus, censé suivre son intérêt rationnel, n’existe décidément pas dans la réalité.

Daniel Kahneman, Système 1 / système 2 – les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow), 2011, Flammarion 2013, 555 pages, €25.00

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Irène Némirovski, Suite française

irene nemirovsky suite francaise

En 2004 s’est trouvé édité un manuscrit inachevé datant de 1942. Les deux filles rescapées d’Irène Némirovsky, née à Kiev dans une famille juive exilée par la révolution bolchevique, l’ont publié en hommage à leur mère, arrêtée par la police française comme apatride en juillet 1942 et livrée au camp d’Auschwitz, où elle meurt un mois plus tard. Suite française, rédigé entre 1939 et 1942, devait comprendre cinq parties ; les deux premières sont à peu près achevées, sous le signe technique de Tourgeniev (approfondir la psychologie de chaque personnage avant de commencer d’écrire), de Balzac (pour l’acuité de la description sociale) et pour Tolstoï (l’enchevêtrement des destins lors du bouleversement de la guerre). Irène Némirosky avait pour ambition d’écrire son Guerre et Paix. Il ne reste que les premiers tableaux, tout frais. Plus qu’un roman achevé, ils donnent aujourd’hui un éclat particulier au témoignage.

Une « suite » est ce qui accompagne pour faire honneur ; c’est aussi une série de pièces instrumentales dans le même ton ; enfin un enchaînement de faits qui se suivent. Ce titre, intello au premier regard, se comprend mieux une fois la lecture des 573 pages achevées. Il s’agit de vérités sociales françaises, observées et rendues avec une objectivité sans ressentiment, qui se développent dans un engrenage de destin. Tempête en juin est un docu-fiction, le récit de l’Exode sur les routes de France en cet été 39 torride, sous l’avance imprévue des Allemands. Toute la société se délite, trop vieille, trop frileuse, trop attachée à sa force tranquille fantasmée plutôt que préparée. Pour décrire cet état de fait, Némirovsky crée des personnages emblématiques.

Les Péricand sont bourgeois catholiques bien-pensants, issus de riches industriels lyonnais, serviteurs de l’État ou de l’Église, « ils ne tenaient pas à l’argent mais l’argent tenait à eux. » Un père conservateur de musée, le fils aîné prêtre « scout », seul le second fils Hubert, 18 ans, « joufflu et rose », garde une volonté de se battre grâce à sa jeunesse. Gabriel Corte est le Grand-Écrivain-Français, Intellectuel à majuscule se voulant guide de l’esprit depuis les Lumières ; il est beau, sensuel, fortuné, à maîtresse et relations. Ce qui le préoccupe n’est pas son pays mais son moi narcissique : « que sera l’esprit demain ? » Dans les parties non écrites, l’auteur en fait un laudateur du nouveau pouvoir, trouvant « des formules décentes pour parer les vérités désagréables ». La langue de la Ve République (voir LQR d’Eric Hazan) a utilisé depuis ce genre de talent avec profit, transformant par exemple les pauvres en « exclus » et les balayeurs en « techniciens de surface ». Les Michaud sont employés de banque, petit-bourgeois dignes, ils surnagent dans l’océan des lâchetés ; leur fils unique Jean-Marie, mobilisé puis blessé, prépare l’espoir de la Résistance future. Charles Langelet, parisien, est ce prototype du vieux garçon maniaque et décadent qui ne rêve que de « beauté » civilisée mais ne fera jamais rien pour la défendre ; « frileux, dédaigneux, il n’aimait au monde que son appartement et les objets… ».

Aline et Jules, prolétaires, usent de violence pour voler le dîner (fin) de l’écrivain Corte et de son arrogante pétasse car « ils nous verraient crever pire que des chiens ». Eux, les gens du peuple, ressentent non pas l’égoïsme du nanti qui perd ses biens, mais « colère, chagrin, honte » de la Défaite. Pour Irène Némirovsky, « tout ce qui se fait en France dans une certaine classe sociale depuis quelques années n’a qu’un mobile : la peur. Elle a causé la guerre, la défaite et la paix actuelle. » Mais « il y a un abîme entre cette caste qui est celle de nos dirigeants actuels et le reste de la Nation. » (p.523) Possédant moins, le peuple a moins peur et la lâcheté étouffe moins ses bons sentiments.

Ces personnages, introduits chapitre après chapitre, vont voir leur destin se nouer dans la seconde partie qui décrit l’Occupation dans un village inspiré d’Issy-L’évêque en Saône-et-Loire, où Irène Némirovsky et ses enfants s’étaient réfugiés. L’on y retrouve les classes, la vicomtesse de Montmort, catholique militante, « chargée par la nature d’éclairer ces bourgeois et ces paysans », les Angellier, belle-mère âpre au gain et belle-fille délaissée, les paysans vivant de la terre, Madeleine et Benoît Labarie. Le rustre Benoît, par fierté paysanne, tuera un Allemand et devra se cacher avant d’entrer, par engrenage du destin, dans la Résistance. Point de haine envers les vainqueurs – jeunes, robustes, parfois cultivés et souvent beaux torse nu – mais le désir de s’en servir : les femmes pour « arriver », les hommes pour accumuler provisions, terres et or. « Aux habitants des pays occupés, les Allemands inspiraient de la peur, du respect, de l’aversion et le désir taquin de les rouler, de profiter d’eux, de s’emparer de leur argent ».

Irène Némirovsky ne s’aime pas. De son enfance solitaire entre un père trop occupé par ses affaires et une mère qui lui en voulait de la faire vieillir, elle s’est réfugiée dans la lecture. Elle pourfend d’une plume acerbe la vanité qui lui a pris sa mère et l’accumulation sans fin qui lui a dévoré son père et tout le peuple juif auquel elle appartient par le sang et le destin. Elle se croyait intégrée à la France, elle découvre le chacun-pour-soi des périodes de crainte. « Mon Dieu ! Que me fait ce pays ? Puisqu’il me rejette, considérons-le froidement. » (Notes p.521)

Elle distingue la masse, mue par des courants profonds, des individus, mus par une morale : « Je fais ici serment de ne jamais plus reporter ma rancune, si justifiée soit-elle, sur une masse d’hommes quels que soient race, religion, convictions, préjugés, erreurs. Je plains ces pauvres enfants. Mais je ne puis pardonner aux individus, ceux qui me repoussent, ceux qui froidement nous laissent tomber, ceux qui sont prêts à vous donner un coup en vache. » (p.522)

Elle reproche aux Français leurs postures théâtrales plutôt que l’efficace préparation d’un objectif fixé par une volonté (ce qui est le cas des Allemands en 39 et le sera des Anglais dès 40). « Il y avait dans le patriotisme et la germanophobie, comme d’ailleurs dans l’antisémitisme et, plus tard, dans la dévotion au maréchal Pétain, quelque chose de théâtral qui la faisait vibrer » (p.380). Cette attitude subsiste dans l’intelligentsia française : elle est aujourd’hui tournée contre les Américains ou les Allemands mais c’est bien la même arrogante et vaine posture de cocotte vieillissante, qui préfère la facilité des poses à la difficile réalité des actes. « 1942. Les Français étaient las de la République comme d’une vieille épouse » (p.522). Ces temps pourraient bien revenir…

Irène Némirovsky, Suite française, 2004, Prix Renaudot, Folio 2006 567 pages, €8.93

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William Boyd, L‘attente de l’aube

william boyd l attente de l aube

Un roman d’espionnage littéraire est un phénomène assez rare, bien que plus courant au Royaume-Uni qu’en France. William Boyd s’y lance, moins dans la psychologie et plus dans l’action qu’habituellement. Son personnage d’anglo-autrichien Lysander, « pas encore trente ans, d’une beauté presque conventionnelle », est ambigu et attachant. Il est à Vienne en 1913, dans cette Autriche effervescente qui va bientôt faire exploser la « grande » guerre européenne – dont on « célèbre » les vertus en ce centenaire 2014.

Pourquoi un jeune Anglais s’est-il établi dans cette capitale Mitteleuropa ? Parce qu’il ne peut « conclure » avec les femmes. Est-il homo comme tout bon mâle anglais de son temps ? Non, car il n’a été ni à Cambridge, ni à Eton. Un disciple du nouvellement célèbre Dr Freud va faire émerger à sa conscience un souvenir des 14 ans. Une après-midi d’été au soleil, Lysander Rief s’est caressé seul dans la campagne et s’est endormi – la culotte baissée – avant d’être retrouvé ainsi demi-nu par sa mère. Gloups ! L’aiguillette serait nouée à moins. Mais le psychiatre Bensimon dénoue l’affaire. Dommage qu’il laisse trainer son dossier confidentiel sur son bureau, tandis qu’une autre patiente très libérée (comme les peintures de Klimt), est dévorée de curiosité. La sculptrice Hettie Bull va séduire Lysander et le baiser – à sa plus grande satisfaction. Fin de l’acte 1.

Mais les attachés militaires britanniques, le colonel Munro et l’attaché naval Fyfe-Miller, sont aux aguets. Lysander est accusé quatre mois après les faits de « viol » et Hettie se déclare enceinte. Les agents font aider Lysander à s’évader d’Autriche où il risque la prison. Il est en dette envers le gouvernement pour la caution et les divers frais. Fin de l’acte 2.

Le jeune homme reprend sa vie d’acteur lorsque survient la guerre, celle qui était attendue malgré ce qu’affirment les historiens. Les théâtres ferment et Lysander ne peut que s’engager. Sa connaissance de l’allemand est utile, mais plus encore sa connaissance des milieux germanophones. Munro et Fyfe-Miller le retrouvent comme par hasard pour lui confier une mission : découvrir qui se cache derrière les messages en code des fournitures de transports aux armées, transmis à l’Allemagne via la Suisse. Commence alors une traque digne de John Le Carré avec déguisements, faux semblants, pièges et investigation psychologique. Le final de cet acte 3 va très loin, au-delà d’Œdipe – mais je ne le déflore pas.

william boyd ecrivain prefere

L’auteur s’appuie sur une théorie psychanalytique du parallélisme : « Enfin, c’est un peu compliqué. Disons que le monde est par essence neutre : plat, vide, privé de signification et d’importance. C’est nous, notre imagination, qui le rendons vivant, qui le remplissons de couleur, de sentiment, de but et d’émotion. Une fois que nous avons compris cela, nous pouvons façonner notre monde comme nous l’entendons. En théorie » p.69. Le lecteur lettré songe à Shakespeare dans Macbeth : « L’histoire est un récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Chacun pourrait-il reconstruire son histoire par la seule volonté de croire un autre scénario – tout comme un acteur apprend un nouveau rôle ? Nous sommes au théâtre car Lysander est acteur, fils d’acteurs. La psychologie est un théâtre d’ombres, comme l’amour, l’espionnage aussi qui manipule les gens. Nous sommes dans le miroir mère-fils et père-fils, le fruit des amours avec Hettie, le petit Lothar, est peut-être imaginaire ; l’important est qu’il croie à son existence. Mais ce sont ces ressorts qui font mouvoir les marionnettes humaines.

Le roman est truffé de dialogues de film, les paragraphes littéraires paraissent un peu plaqués, souvent pour ralentir l’action et faire monter le suspense. Un chœur, comme à l’antique,  ouvre, ferme et scande l’action. Le monde est un théâtre… Un bon mariage entre espionnage et littérature.

William Boyd, L‘attente de l’aube, 2012, Points Seuil 2013, 441 pages, €7.51

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William Faulkner, Sartoris

william faulkner sartoris
Premier roman écrit, difficilement publié, ce ne fut pas à lui que l’auteur né en 1897 dut son succès. Le lecteur y trouve cependant tout ce qui fait l’atmosphère Faulkner, les terres confédérées, la campagne, la transition des époques et la fatalité. Les coupes opérées par un mentor sur le manuscrit de l’aspirant-écrivain rend le livre un peu heurté, passant sans transition d’un sujet à l’autre, de la saga familiale aux querelles de cuisine, d’une course en voiture aux vertus des mulets, des vieux nègres naïfs aux gamins blancs sortant de l’école débraillés, d’une engueulade au menu somptueux d’un dîner de Thanksgiving, d’une chasse au renard aux tombes ridicules du cimetière.

Mais le style emporte tout, à l’opposé de son contemporain Hemingway. Un rien baroque avec un brin d’humour. Comment ne pas rire, presque un siècle après, de cette exclamation sincère d’une jeune fille : « Je n’ai jamais vu de femme lire Shakespeare. Il parle trop. (…) Shakespeare n’a pas de secrets. Il dit tout. – Je comprends, il n’avait pas le sens des nuances ni le don des réticences. En d’autres termes, ce n’était pas un gentleman… » (III 1).

Faulkner est le Proust du vieux sud, léchant d’une langue gourmande et parfois empâtée de bourbon la luxuriance de la campagne, des plantations de coton et de cannes à sucre, la fragrance des fleurs qui explose au printemps, remuant jusqu’aux vieilles filles et faisant monter des histoires aux lèvres des tantes, fouillant d’un œil aigu les traumatismes intimes, décortiquant la psychologie des vaincus du sud. Il obtiendra le prix Nobel de Littérature en 1949.

Toute la société américaine 1920 est en transition, la vieille aristocratie sudiste vaincue par les Yankees encore vivante, les fils bâtisseurs de banques et de chemins de fer, les petits-fils héros de guerre en Europe. Tout va très vite et « l’vieux temps » – que regrette Simon le nègre – ne peut jamais revenir. Certains appellent ce temps-là décadence, d’autres suivent le mouvement. Les Sartoris, futiles et fanfarons, ont brillé en aristocrates ; ils ne sont plus adaptés à l’époque démocratique où la balle de mitrailleuse et la machine les fauchent tout autant que les autres.

faulkner photo

Bayard est le rejeton d’une famille de Sartoris qui se sont illustrés durant la guerre de Sécession ; lui et son jumeau John se sont illustrés dans la Grande guerre. John a été abattu, comme l’ancêtre au même prénom, pour un motif aussi futile que lui. Bayard son frère ne s’en est pas remis. Il hante le pays avec sa voiture de sport, incongrue dans cette campagne du Mississippi restée traditionnelle. Il provoque le sort par la vitesse, obscurément coupable d’être vivant tandis que son jumeau n’est plus. Il rend folle Narcissa, qui est amoureuse de lui et deviendra malgré lui sa femme ; il tue son grand-père cardiaque en loupant un pont ; il cherche à se châtier, à défier le destin, il aspire à la mort qui a emporté un frère meilleur que lui.

Comme tous les Sartoris et comme l’auteur, il soigne tout ce qui ne va pas au whisky, notamment sa névrose, buvant rituellement dès le matin ces toddies composés de citron, de sucre, de glace et de bourbon. Car personne n’est à l’aise dans l’existence Sartoris. A l’inverse des MacCallum, bien posés dans la vie, vivant en tribu soudée dans la campagne. Une multitude de personnages passent, pittoresquement décrits, avec ce sens aigu de l’observation que donne l’amour des êtres au milieu desquels on a vécu. Snopes est un comptable transi d’un impossible béguin ; le gamin de 12 ans débraillé et pieds nus à qui il fait écrire ses missives enflammées anonymes apparaît avisé et obstiné. Le docteur Peabody est un bon gros hâbleur mais le cœur sur la main ; son seul fils de 30 ans habite New York où il exerce comme chirurgien réputé ; les tantes vieilles filles veillent sur les maisonnées.

Les Sartoris ne se font pas au monde tel qu’il va ; ils ont tous un comportement suicidaire, au grand dam des femmes de la famille qui cherchent à régenter ces sales gosses et à conjurer leur sort. Il y a une séparation biblique très américaine dans cette incompréhension congénitale des hommes et des femmes, le mythe Brad Pitt et le mythe Marilyn Monroe, le gamin tout fou et la pétasse despotique. Le vieux John s’était fait descendre par les Yankees alors qu’il allait rechercher une boite d’anchois au camp où il venait d’enlever un général par un audacieux coup de main ; le vieux Bayard a une crise cardiaque dans l’auto conduite trop vite par son petit-fils Bayard jeune ; John, le jumeau de Bayard, se fait descendre par un Boche en frimant avec son avion techniquement pas au niveau des ennemis ; Bayard jeune le suivra dans un même défi, bien plus tard, inapaisé jusque là. Reste un bébé, que Bayard a fait à Narcissa, marié on ne sait comment (le lecteur l’apprend incidemment après coupures du manuscrit original).

Narcissa qui « lut pour son propre compte une histoire de gens fictifs, dans un monde fictif où les choses se passaient comme elles devaient se passer » III 8. Bienvenue en littérature ! Faulkner mérite encore d’être lu.

William Faulkner, Sartoris (Flags in the Dust), 1929 revu 1957, Folio 1977, 473 pages, €7.98

Faulkner, Œuvres romanesques tome 1, Gallimard Pléiade, édition Michel Gresset 1977, 1619 pages, €57.00

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Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières

christian chavagneux une breve histoire des crises financieres
Un bon livre de bon journaliste qui sait rendre claires les notions financières. Avec les limites du journalisme qui sont de rester sur le mode du constat, sans donner une analyse économique des crises. Sont-elles inhérentes au système de marché ? Peuvent-elles être vraiment régulées ?

Ma réponse personnelle aux deux questions est que les excès sont inclus dans l’initiative individuelle, la psychologie tant personnelle que collective incitant au risque et à l’imitation – pour le meilleur comme pour le pire dans les deux cas. Le risque permet d’inventer, d’explorer, d’innover – mais aussi de spéculer et d’entraîner la course au gain dans un délire addictif au jeu lui-même (plus qu’à la cupidité, comme le pense un peu trop l’auteur, en moraliste). L’imitation incite à reproduire les pratiques qui fonctionnent, à entrer en concurrence pour faire mieux ou à travailler de concert – mais aussi à faire comme tout le monde sans réfléchir, à entrer en surenchère dans le délire spéculatif, et à ne surtout pas quitter le jeu le premier.

Christian Chavagneux est diplômé de la London School of Economics et docteur en économie, mais il n’a pas choisi la carrière d’entrepreneur ni de banquier. Il a préféré le journalisme en tant que rédacteur en chef de la revue L’Économie politique et rédacteur en chef adjoint d’Alternatives économiques, les missions publiques et l’enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’université Paris-Dauphine. Il est donc observateur – fin analyste – mais non praticien. Pour avoir exercé successivement la pratique puis l’analyse, je sais combien il est difficile de comprendre le fondement des actes et la psychologie des acteurs sans en avoir été un.

Peut-on avoir les bienfaits du libre marché, de la formidable inventivité des techniques et de la productivité sans les inconvénients qui vont avec : les excès en tous genres ? L’auteur croit que oui, je pense pour ma part que non, car nous ne sommes pas des dieux dans un monde pur et parfait du Bien en soi. Mais je rejoins l’auteur sur la régulation – à condition qu’elle s’adapte aux changements du monde, qu’elle mette les moyens suffisants en compétences et en techniques de contrôle des risques, qu’elle place chacun en face de ses responsabilités propres. C’est bien trop rarement le cas – et l’auteur ne cherche par d’explication à cet état de fait. Il est trop facile de rejeter « la faute » des crises sur les spéculateurs « cupides », les banques « avides » et les politiciens « corrompus » par les lobbies financiers. Or tout le monde a sa part de faute : les individus qui ne réfléchissent pas par eux-mêmes, le superficiel des idéologies complaisamment véhiculées par les universitaires qui sévissent dans les médias, les banquiers qui sont rarement inquiétés en cas de faillite, les autorités publiques trop souvent incestueuses avec les milieux économiques pour les avoir côtoyées dans les grandes écoles de l’élite.

1789 2014 Dow Jones Industrial Average

L’auteur a voulu ce livre de combat sur la crise financière dite « des subprimes », initiée en 2007 et qui dure toujours dans les actifs pourris du bilan des banques, l’excès de liquidités offert par les Banques centrales, le surendettement des États et les politiques d’austérité induites. Il tente d’expliquer « le bateau ivre » de la finance par un choix de crises emblématiques du passé : le krach des tulipes en 1637, l’aventure Grand siècle de John Law à la cour de Louis XV, la « panique » de 1907 et bien entendu « la crise de 1929 » – que les Américains appellent cependant du terme plus juste de « Grande dépression ».

Son chapitre 5 intitulé « Qu’est-ce qu’une crise financière » est probablement le meilleur du livre, décortiquant le schéma des crises pour en tenter une synthèse ambitieuse. Au départ « une simple perte d’équilibre » donne aux « innovations incontrôlées », dans le cadre d’une « déréglementation subie ou voulue », le pouvoir de créer une « bulle de crédits » qui, en raison d’une « mauvaise gouvernance des risques », permet « la fraude » et « l’aveuglement au désastre ». Certes, les inégalités croissent en ces périodes, les riches s’enrichissant bien plus que les autres par la spéculation.

Mais « l’inégalité » est-elle la variable explicative ? Elle apparaît plus comme un mantra moraliste que comme une hypothèse scientifique en économie. Certes, combattre les inégalités est du devoir des régimes démocratiques : pour que la démocratie puisse fonctionner, il faut que quelques-uns n’aient pas un pouvoir excessif sur tous. Mais le pouvoir n’est pas uniquement celui de l’argent. Le plus fort est celui de l’entre-soi en milieu fermé, des écoles exclusives, des mariages arrangés et de la sélection socialement construite (en France par les maths, aux États-Unis par les universités élitistes, au Royaume-Uni par la naissance et les collèges privés, en Italie par le clientélisme, en Allemagne par l’industrie…). L’auteur ne fait qu’effleurer ces comportements mimétiques de caste et d’attitude moutonnière. Il ne parle d’Alan Greenspan par exemple que pour lui reprocher la liquidité offerte en abondance, sans citer sa fameuse phrase, pourtant de 1996, sur « l’exubérance irrationnelle » des marchés. Analyser pourquoi ce dirigeant lucide de la Federal Réserve du pays le plus puissant du monde s’est laissé faire par le système après avoir mis en garde, aurait été du plus grand intérêt.

L’auteur préfère détailler en son chapitre 6 « le temps de la régulation », exposant les propositions et déplorant que toutes ne soient pas reprises dans les faits par les autorités publiques. Mais il ne dit rien d’une prochaine crise possible.

Il reste que cet ouvrage expose avec une grande clarté le mécanisme des produits toxiques et l’engrenage des crises du passé. Il est donc d’une lecture vitale pour mieux comprendre la finance, ses complexités et son rôle d’aiguillon économique – comme toujours pour le meilleur et pour le pire.

Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières, 2011, La Découverte Poche 2013, 235 pages, €9.50

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Stefan Zweig, Nietzsche

Le Nietzsche de Stefan Zweig, essai paru en 1930, a plusieurs qualités : il est court, vivement mené, et insiste sur les points essentiels. Comme la plupart des géants, Nietzsche ne peut faire parler de lui qu’en plusieurs volumes très détaillés et précis, ou qu’en essais brillants écrits au galop. Zweig a choisi la seconde option et a réussi à dire beaucoup en expressions incisives et bien frappées. Solitude de l’âme, corps débile mais cœur passionné et volontaire, tel est Friedrich Nietzsche pour Zweig.

friedrich nietzsche

Premier trait : sa solitude. Nietzsche, vieux et rassis à 25 ans, adolescent destructeur à 35 ans, n’est pas au diapason de ses amis. Il les perd tous, peu à peu, déchiré mais décidé. Il reste seul ; personne à qui parler, ni avec qui polémiquer, le silence autour de son œuvre. Nietzsche alors élève la voix pour se faire entendre, se hausse jusqu’à l’imprécation afin de provoquer, puis prophétise comme tous ceux qui prêchent au désert. Il est trop conscient, trop génial, trop différent des Allemands bismarckiens, ses compatriotes. Il se résigne par une sublimation philosophique : l’amor fati. Son destin est d’être seul et malade ; il faut aimer cette nécessité. Pas de pose en cela, rien de théâtral (pour impressionner qui ?), mais le constat d’une solitude et son acceptation puisqu’il faut bien vivre. Victor Hugo est une enflure dramatique ; Friedrich Nietzsche est un humble tragique.

Second trait : le corps. Il est selon Zweig « le plus vital de tous les penseurs ». En quelques pages étonnantes, il nous donne un portrait de Nietzsche frileux, routinier, inquiet, préoccupé d’insomnies, de migraines et de maux d’estomac. Un corps sain mais des nerfs malades, « trop délicats pour la violence de ses sensations ». La météo a des effets sur son corps, donc sur son humeur, donc sur sa pensée. Nietzsche vit une relation intime de son physique avec le climat, le paysage lui est un tempérament et l’atmosphère un état d’âme. Il est le dernier des romantiques, au fond, partie de la nature et qui vibre avec elle. Les cimes de l’Engadine l’exaltent et lui font voir loin, l’air sec et la lumière de Nice et de l’Italie le mettent en joie, simplifient sa pensée. Le corps joint l’esprit via les passions. L’exigence de propreté devient rigueur éthique et exigence spirituelle de pureté. Clair, vif, aérien, tel est le tempérament philosophique inspiré de la Haute-Engadine qui saisit Nietzsche et emporte son œuvre. Cela pour les affinités. Mais le corps malade a aussi ses exigences. Il chasse Nietzsche de toute fonction où il aurait pu s’installer, gagné par la paresse qui alourdit peu à peu les habitudes et la pensée. Il a fait découvrir au malade la saveur de la vie, cet élan malgré toutes les douleurs, cet éblouissement des rares mieux suivant les nombreux maux.

Troisième trait : la passion. Nietzsche ne veut pas bâtir un système où trouver la sécurité domestique chère aux philosophes allemands comme Hegel ou Kant. Il est au contraire mu par une passion qui le dévore et le pousse sans cesse en avant. La vérité, la limpidité, la rigueur, sont pour lui des qualités vitales. Son esprit, son cœur comme son corps, en ont un besoin exigeant. Pas de doctrine, pas de finalité, seulement la passion de vérité qui jouit d’elle-même, l’ardeur à découvrir la généalogie des positions morales, l’arrière-plan instinctif des idées élevées, le texte sous le prétexte. Ce qu’on appelle un style – et qui est, plus que les idées elles-mêmes, le meilleur d’un penseur. Nietzsche ne s’attache pas à une opinion durablement, même émise par lui à un moment. Sa vie spirituelle se renouvelle par mues successives ; elles sont autant de tremblements de terre où l’édifice de ses convictions s’effondre. Toujours, il doit rebâtir, faire du neuf, aller de l’avant. A ce degré, un esprit confine à la folie. Ce qui arriva : « une carbonisation de l’esprit par sa propre flamme » selon Stefan Zweig.

Comme personnalités proches, Zweig cite Stendhal, Dostoïevski et Van Gogh ; comme antithèse, Goethe. Tout est là. Un essai enlevé et brillant, intuitif, reliant l’homme et l’œuvre via la psychologie, la quête de la liberté au moi.

Stefan Zweig, Nietzsche, 1930, Stock collection La cosmopolite 2004, 152 pages, €7.79

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