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Mondialisation induit nationalisme

Depuis l’ouverture du communisme chinois au capitalisme (1978) et l’effondrement du Mur de Berlin (1989), le monde est un. Les échanges se développent sans frontières, ils sont économiques, migratoires, culturels – mais aussi transfert des ressources, exportation des pollutions, crises financières systémiques et changement climatique. D’où l’ambigüité de la mondialisation : comme la langue d’Ésope, elle apparaît comme la meilleure ou la pire des choses. Ce pourquoi renaissent les nationalismes et les communautarismes, cet autre nom du nationalisme quand il est sans territoire.

Nous assistons en Europe à une multiplication des revendications nationalistes régionales, dues aux égoïsmes économiques mais aussi à la question de « l’identité ». La Ligue du nord en Italie ne veut pas payer pour le sud, les Flamands pour les Wallons, les Catalans riches pour les autres régions plus pauvres, les Basques pour l’Espagne, l’Écosse pour l’Angleterre depuis la découverte de pétrole en mer du Nord. Jusqu’à la Corse qui ne veut pas payer comme tous les Français des droits de succession sur l’immobilier. Il s’agit parfois d’autonomie qui permettrait une meilleure intégration européenne, préfiguration d’un « empire » aux cents nationalités plutôt qu’un joug des actuels États-nation (Monténégro, Kosovo). Le jeu des Girondins contre des Jacobins une fois de plus rejoué ? L’empire austro-hongrois contre la Prusse nationaliste et l’unité italienne de Garibaldi ?

Plus le global se fait présent, plus le local est revendiqué. Et dans le monde existent deux modèles : le chinois et l’indien. Les deux idéogrammes qui forment le mot Chine veulent dire à la fois le milieu, le pays, la nation et l’État, tout confondu. Nous avons là l’identité faite peuple, l’Un solide comme une famille. Ce n’est qu’aux marges (Tibet, Xinjiang) que l’unité est contestée, surtout parce que l’Un éradique toute particularité locale comme la religion, la langue ou la coutume. L’Inde connaît à l’inverse la culture du multiple, l’État étant une fédération d’États plus petits où les langues sont nombreuses, comme les religions. La structure clanique familiale tient lieu de lien social. En Europe, la France tendrait au modèle chinois et le Royaume-Uni au modèle indien. Quant à l’Allemagne, elle serait tentée par la synthèse japonaise : digérer tous les apports extérieurs – mais ne retenir que ce qui est japonisable.

hip hop colonnes de burenQu’est-ce donc que « l’identité » des peuples ? Une dynamique imaginaire, un mythe créé pour faire société. L’anthropologue Maurice Godelier, dans Au fondement des sociétés humaines, montre l’importance de l’imaginaire pour toute société. La pratique symbolique joue un rôle dans le consentement ou les résistances, l’imaginaire des rapports politiques et religieux fabrique le lien social. Le modèle individualiste issu des Lumières est un leurre pour qui n’est pas déjà inscrit dans une culture. L’homme doué de raison du libéralisme politique n’est pas forcément cet agent rationnel qu’y voit le libéralisme économique. Au contraire, la valeur n’est pas le prix et l’humanité ne se réduit pas au statut de consommateur : l’habit ne fait pas le moine, la Rolex ne fait pas la réussite. Ni le mariage l’amour…

Car se déploie aussi l’identité des êtres. Je suis indifférent au mariage gay, je crois qu’un enfant peut parfaitement s’épanouir s’il est aimé, même par deux femmes ou deux hommes, que l’attention portée à un enfant désiré est meilleure que le délaissement ou le dédain de maints couples hétéros dits « normaux », qu’en termes catholiques chacun a déjà deux papa puisqu’aussi « fils de Dieu » et que l’exemple même de Joseph et Marie, parents d’un enfant dû à la procréation assistée (par Gabriel messager), ne pose aucun problème. Je suis cependant dubitatif sur les « raisons » qui font que les marginaux fiers de l’être en 1968 veuillent aujourd’hui (à 50 ans et plus) se vautrer dans le confort bourgeois qu’ils haïssaient jadis. Il n’y a là aucune « raison ». La société populaire n’aimera pas plus « les pédés » ou « les gouines » parce qu’ils/elles seront passé(e)s devant le maire; et les gosses à deux papas et deux mamans se feront moquer plus qu’avant par leurs copains, toujours plus normalisateurs que la loi. Le mariage gay n’est pour moi que cette autre expression du nationalisme, du communautarisme, du repli sur les origines, le couple, le petit entre-soi. Je ne suis pas « contre », je n’en voit pas l’intérêt. Il y aura autant de divorces, de déchirements et de procès en succession que pour les hétéros : belle avancée ! François Hollande montre qu’il n’est pas indispensable de « se marier » pour avoir des enfants, les aimer et les élever. Bel exemple, au fond.

L’identité se forme à la fois dans le temps et dans l’espace. Elle se déploie verticalement par la filiation et la transmission, et horizontalement par l’appartenance à une famille, un clan, une société, une nation, une culture. L’inquiétude identitaire naît du bouleversement des espaces : le tout horizontal déracine et désoriente ; le tout vertical produit l’intégrisme et le refus du présent au profit d’un âge d’or. Quand les liens familiaux et les liens sociaux se relâchent trop, les individus perdent leur personnalité pour se laisser balloter entre communautarismes ou modes. La violence naît moins du refus d’appartenir que de l’impuissance à y parvenir. On affecte de mépriser ce qu’on ne peut avoir (la fille du voisin) et l’on valorise ce qui est loin et accessible à tous (le gangsta rap, le mode de vie américain). L’identité fait problème chez une partie des jeunes issus de l’immigration, mais plus chez certaines communautés que d’autres. La culture maghrébine ou noire verse trop souvent dans la victimisation d’ancien « esclave » ou « colonisé », encouragée perfidement par les « belles âmes » qui agitent le ressentiment pour motifs politiques. La culture familiale asiatique, restée forte, permet d’intégrer facilement la langue, les mœurs et les pratiques sociales françaises. Ce qui montre que chacun ne peut exprimer son humanité universelle qu’au travers de son humanité particulière – si elle est positive. On ne nait pas homme, on le devient.

Il n’y a pas d’identité figée, par essence. Il n’y a que des identités historiques et pratiques. Si l’on vient bien de quelqu’un, on habite aussi quelque part. La synthèse de ces deux espaces (vertical et horizontal) s’opère par la langue, les mœurs et les modes.

  • La langue est une capacité d’échanges ; bien parler permet de ne pas s’exprimer qu’avec ses poings. Encore faut-il aller régulièrement à l’école et ne pas fréquenter exclusivement sa bande ou son ghetto. La langue fait aussi sens commun, donnant aux mots les mêmes connotations.
  • Les mœurs sont les pratiques culturelles et symboliques de l’espace public. Faire comme tout le monde, même avec ses originalités, c’est avant tout respecter les règles du jeu social. Ce n’est pas être bien conforme, mais rester dans des normes acceptables. Basculer dans la violence, les délits, le terrorisme, c’est se rejeter volontairement de la société. Les bobos toujours prêts à excuser les « victimes » devraient regarder la réalité en face, pour mieux la prendre en compte.
  • La conformité, c’est la mode. L’éphémère marchand comme substitut d’identité. Suivre la mode, c’est remplacer les mots par les choses, les gens par des objets. Le trio Smartphone, Facebook, Twitter remplace les relations humaines par des médiations techniques et virtuelles. Il faut de la culture pour les utiliser et ne pas être utilisé par eux ; il faut une personnalité pour les prendre comme des outils, et pas comme le lien social même. Seule la personnalité empêche le fétichisme. Rappelons que le fétiche est un objet qu’on croit doué de pouvoir, alors que c’est le pouvoir sur l’objet qui fait son bon l’usage.

La mondialisation offre la technique à la mode à tous les êtres humains. Mais la technique ne remplace pas la culture, d’où la désorientation personnelle, le décrochage scolaire, la déprise sociale. Communautarismes et nationalismes naissent de ce manque. Ils ne sont pas à condamner en soi : un peu assure l’identité, trop enferme dans un ghetto.

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John Irving, Dernière nuit à Twisted River

Enfant bâtard, dyslexique et lutteur, John a été élevé par sa mère seule. Il porte en lui trois noms, celui de sa mère Winslow, celui de son père adoptif Irving, et celui de son vrai père dont il a retrouvé la trace plus tard, Blunt. Quoi d’étonnant à ce qu’il soit devenu écrivain ? La littérature sort d’une blessure, l’imagination compense la triste réalité. Quoique : il aurait été « abusé » sexuellement à l’âge de 11 ans par une femme plus âgée. Contre son gré ou pour son plaisir ? La biographie n’en dit rien, le puritanisme quaker des Yankees restant très coincés sur le sexe avant la fin des teens. Pourtant, l’auteur avoue p.174 : « La façon dont il s’endormit n’allait-elle pas contribuer à sa vocation d’écrivain ? La nuit même où il avait tué la plongeuse indienne de cent vingt kilos qui se trouvait être la maîtresse de son père, voilà qu’il couchait dans les bras tièdes de la veuve Del Popolo, voluptueuse créature qui remplacerait bientôt Jane l’Indienne aux côté de celui-ci, histoire triste, mais encore en devenir ». Il, c’est le héros du livre, un double de l’auteur ; il a 12 ans.

Pour John Irving, les putes, les ours et les parents manquants sont les thèmes préférés. On les retrouve dans ce dernier roman, et le psy peut sans aucun doute fantasmer sur les liens entre ces trois « animaux » totems. ‘Dernière nuit à Twisted River’ est le premier roman d’Irving que je lis. Peut-être est-ce pour cela que je n’ai pas connu « l’ennui » manifesté par les lecteurs réguliers qui s’épanchent sur les réseaux sociaux ? Certes, ce gros livre ne doit pas être lu d’une traite, mais à petites doses. Seuls les rustres avalent une bouteille entière de whisky en une seule soirée.

En professionnel de l’écriture, Irving sait l’importance de la première phrase, celle qui accroche le lecteur. Ici, nous sommes servis : « Le jeune Canadien – quinze ans, tout au plus – avait eu un instant d’hésitation fatal ». De fait, il disparaît dans les flots de la rivière Twisted dès la première page. Mais avouons aussitôt qu’il n’est pas Canadien, qu’il n’aurait jamais dû monter sur le bois flotté sans danser, et que les témoins qui l’ont vu mourir sont les protagonistes du livre. Nous avons Danny, 12 ans, fils du Cuisinier qui l’élève seul, Ketchum, vieux coureur des bois et une série de femmes et de filles qui protègent le couple filial.

Dès lors, l’histoire se bâtit comme une légende, la mémoire est livrée par bribes, contredite à mesure que le personnage mûrit. Est-ce vraiment un ours que son père a assommé d’un coup de poêle à frire un soir dans sa cuisine ? Laquelle poêle allait servir au gamin pour « faire partir » la grosse fille qui chevauchait son frêle père dans un tintamarre rythmé de ressorts de lit qui l’a réveillé et précipité en caleçon dans la chambre à côté ? Comme dans la bonne littérature, le vrai se mêle à l’imagination. Proust dans les saloons du New Hampshire, ou la naissance d’un écrivain vue par celui qu’il est devenu. Il trouve en effet la première phrase du livre tout à la fin du livre, boucle littéraire qui part de la légende pour aboutir aux faits recréés, prélude à une méditation sur la mort. Car on meurt beaucoup dans ce livre, et dès la première phrase ; il en est presque policier.

Au long de ces centaines de pages, le lecteur déguste ce mélange américain de pionniers des bois et d’entrepreneurs citadins, de riches déjantés et de pauvre besogneux, de fin lettrés et de rudes illettrés. Le fil de l’histoire est l’existence traquée d’un fils sans mère, d’un meurtrier sans le vouloir, d’un écrivain qui naît. Mort et naissance sont est pimentés par la réflexion – bien américaine – sur l’arriération de la vengeance, le shérif abruti nommé Cowboy qui poursuit le père et l’enfant ne valant guère mieux que le président George W. Bush en Irak. Le roman se déroule de 1954 à 2005, le temps de grandir, le temps aussi de la décadence d’un pays trop optimiste qui s’étiole  dans la bêtise, qui perd peu à peu ses valeurs rudes de pionnier pour l’égoïsme vaniteux et batailleur des fils à papa menacés.

Les personnages sont nombreux à graviter autour du couple originel. Couple qui n’est ni Adam ni Ève, mais deux mâles : père et fils. Histoire de transmission, de survie, de création. Le protecteur Ketchum est flanqué d’une maîtresse femme surnommée Pack-de-six parce qu’elle engloutit la bière comme les Narcisses se font des abdos, plusieurs heures par jour (les abdos se disent six-pack en américain). Les femmes gravitent autour du soleil formé par le couple fusionnel, de vrais ‘stars’ (étoiles lointaines). Il y a Rosie, Jane, Katie, Tombe-du-ciel, Pam, Carmela, Lupita, Infatigable, May, Minnie…

Mais pour John Irving, l’héritage s’effectue de père en fils, pas de mère à enfant. Le seul biologique ne suffit pas à faire un homme, ni une femme. Il faut l’éducation, et seul un père – loin du charnel et du sexuel – peut élever pour faire grandir. C’est ce qui a manqué à Angel, enfant sans père décédé sous le bois flotté de la Twisted River. C’est ce qui a probablement manqué au petit John, lui aussi enfant sans père. Peut-être est-ce même ce qui manque aux États-Unis, pays né du meurtre du père colonial ?

Le féminisme agressif et le politiquement correct ont plus récemment châtré les vrais hommes, ces pionniers qui ont bâti l’union des états. Devenus solitaires et égocentrés, ils jouent désormais à la guerre dans leur pays ou en-dehors, comme de grands gamins jamais grandis. Cowboy comme Bush junior sont aussi bornés, aussi abrutis par l’alcool, aussi brutaux. Angel, au moins, était gentil. Ce pourquoi il n’a pas résisté.

La mort est toujours violente, mais pire est la décadence, qui mine à petit feu. L’écrivain, 67 ans à la parution du roman, voit son pays dans le rétroviseur. D’où le ton doux amer de ses pages, malgré l’amour pour les êtres et pour les recettes de cuisine italienne. Mais le lecteur a dans les mains de la vraie littérature : des personnages, une histoire, une sagesse. Ce n’est pas si courant parmi nos contemporains.

John Irving, Dernière nuit à Twisted River (Last night in Twisted River), 2009, Points mai 2012, 686 pages, €8.26

Existe aussi en livre audio, Thélème édition, 2011, €23.75

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Thorgal 19 La forteresse invisible

Née en 1977, la bande dessinée Thorgal devait se renouveler. Seize ans plus tard, voici que l’enfant venu des étoiles, Thorgal, hésite entre suivre une vie d’aventures ou revenir vers les siens. Les grands espaces sont dans ses gènes, lui qui est né ailleurs ; mais l’amour l’attache, conquis de haute lutte.

Il aime sa femme Aaricia, son fils Jolan qui a dans les 7 ans, et Louve, sa dernière née encore bébé qu’il ne connait pas vraiment. Thorgal est comme Ulysse, parti en guerre qui veut revenir sur son île, mais que certains dieux veulent empêcher.

L’album s’ouvre sur un cauchemar, sa femme et ses enfants lui tendent les bras mais un gouffre les engloutit à deux pas de lui. Il se réveille aux côtés de son âme damnée, Kriss de Valnor, la Circé implacable amoureuse de lui.

Elle le provoque : pourquoi reste-t-il avec elle, la belle Kriss, s’il pense sans cesse à « cette petite dinde » d’Aaricia (dont elle est jalouse) ? Il préfère le souvenir enfui à la jeunesse offerte. La malédiction de Thorgal, elle n’y croit pas, toujours dans le présent, mue par ses seuls désirs. Elle ramène tout à ce qu’elle sent et juge son bel étalon brun aux instincts : la liberté plutôt que la soupe et la marmaille !

Suit une scène érotique où Kriss nue se trouve attaquée par deux ruffians d’une banlieue viking qui voient en elle une femme, donc une proie facile. Bonne à violer avant de l’égorger. Mais c’est qu’elle ne se laisse pas faire. Thorgal la tire de là au moment où elle va se noyer, maintenue par les bras puissants de l’un des hommes. Évidemment elle le nie, mais il l’a sauvée.

Il la sauve encore une fois d’elle-même en refusant qu’elle tue les deux fuyards d’une flèche, comme elle sait si bien le faire. Thorgal a tort de les laisser s’enfuir, mais il ne le sait pas encore. Ou plutôt, il a eu raison à long terme, car les dieux n’auraient pas apprécié, mais tort à court terme, car il sera capturé par le village, après avoir quitté Kriss, écœuré.

Condamné à mort et suspendu par les pieds sur chevalet jusqu’au lendemain matin, il aura tout le loisir de méditer ses erreurs. La première vient de ne pas écouter une vieille femme (encore une tentatrice !) qui lui prédit son avenir. Il la traite de sorcière alors qu’elle voit plus loin.

Après quelques péripéties où elle vient le délivrer, puis lui fait retrouver in extremis Kriss qui le sauve à son tour des ruffians qui voulaient lui faire la peau, elle s’entend enfin invoquer pour sauver le couple désassorti des flammes d’un vallon sans sortie. Chez les Vikings, le destin est écrit et l’être humain ne peut pas faire grand-chose, sinon tenir bravement son rôle. Thorgal a eu beau refuser l’errance, il y est condamné. A lui de combattre au mieux les monstres et les ennemis sur sa route, s’il veut retrouver sa famille.

Il va donc entrer au pays des sortilèges, où les êtres prennent des apparences aimées afin de l’empêcher d’agir. C’est ainsi qu’il retrouve Leif, son père adoptif, puis Tjall, le joyeux blond écervelé, toujours torse nu dans les tempêtes. Les blonds fluets en rajoutent toujours dans le comportement viril pour compenser leur apparence ; c’est vrai encore aujourd’hui, n’avez-vous pas remarqué ?

Après avoir combattu un dragon qui n’était qu’un petit garçon (qu’il a bel et bien égorgé d’un coup d’épée bien ajusté), il doit lutter contre trois belles femmes prêtes à le poignarder. Heureusement que ses sens sont retenus par Aaricia !

La sorcière se révèle une déesse, elle le guide dans la forteresse invisible jusque sur la pierre où les noms de tous les hommes ont été gravés par les dieux pour conserver la mémoire. Là, il peut appliquer sa propre main pour effacer son nom, ce qui le fera oublier des dieux. Il pourra alors rentrer chez lui, être libre des liens envers l’autre monde.

Mais en contrepartie, il perdra tous ses souvenirs, car les dieux ne donnent rien pour rien. Lorsqu’il se réveille – comme au début aux côtés de Kriss de Valnor – il se voit appeler Shaïgan-sans-merci et rappeler qu’il est l’amant de Kriss, compagne fidèle de tous ses combats…

Son avenir sera-t-il d’être roi du monde ? Grand guerrier sans pitié comme Kriss de Valnor ? Loup aventurier plutôt que mouton familial ?

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 19 La forteresse invisible, 1993, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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Imelghas vallée des Ait Bouguemez

Après un épisode difficile, un camion enlisé bouchant à lui tout seul la piste que nous devons prendre, nous finissons par arriver au village d’Imelghas, dans la vallée des Ait Bouguemez. Traditionnelles habitations de torchis aux murs couleur de terre. A l’écart du village, un Français a construit en dur une maison d’accueil pour les voyageurs. Elle est en pierres et comprend des aménagements supplémentaires : un hammam au sous-sol, un étage avec des chambres. Nous y logeons.

Après le thé à la menthe, le hammam nous attend, chauffé pour nous tout l’après-midi, car il doit monter en température un moment avant d’être à point. A Imelghas, on n’y met pas le gaz mais on brûle du bois. Nous nous y débarrassons deux par deux de toute la poussière de la piste. C’est une salle nue cimentée, très chaude car la chaleur du foyer, installé à l’extérieur, passe sous le sol et dans les murs, à la romaine. On jette quelques seaux d’eau froide et la vapeur fuse. On y reste un moment nus à suer, puis l’on se lave à l’eau chaude du chaudron et à l’eau froide que nous puisons dans un grand baquet. Chacun fait son mélange. Le plancher est brûlant, monté sur piles de briques comme les thermes romains. Lorsque l’on sort, nettoyés, on a l’impression qu’il fait froid au-dehors. Le refuge est la seule maison du village à posséder un tel hammam, habitude plutôt arabe que berbère. Or, nous sommes ici en plein territoire berbère. Et déjà en altitude, à 1800 m.

Nous partons nous promener dans le village avec des yeux neufs. Des gamins terreux nous suivent. Bernard leur fait regarder dans ses jumelles, ce qui les ravit. Ils appellent leurs copains. Nous rencontrons un couple de Français et leurs deux garçons. Même à l’étranger, dans un pays chaleureux, les enfants de France restent très réservés. Même s’ils ne veulent pas jouer avec les petits paysans, ils devraient être contents de voir des compatriotes. Quelle est cette culture d’Europe qui rend les être aussi coincés ?

Nous dînons, tard pour nous. Le tajine de poulet aux légumes est un délice. La vapeur a confit les saveurs de la viande et des tubercules avec les épices. Tout cela se fond harmonieusement et donne de la chaleur au palais. La discussion à table porte sur le ski, Marie-Pierre étant de Briançon.

Ce matin, la vallée baigne dans la transparence. Une lumière douce fait chanter les couleurs. Nous partons à pieds avec un petit sac à dos, nos grands sacs étant portés par six mules. Elles portent aussi la nourriture et les tentes pour les jours à venir, guidés par quatre muletiers berbères. Nous traversons des champs riches où la terre, largement arrosée et fumée, laisse pousser à profusion légumes et céréales. A 1800 m d’altitude, on retrouve des plantes de chez nous : des boutons d’or, des renoncules, des aubépines, des saules mêlés aux figuiers.

Nous traversons plusieurs hameaux faits de quelques maisons seulement. Leurs habitants sont aux champs. Les gosses, en vacances, travaillent avec les adultes ou jouent en petites bandes. Sourires, bonjours, regards de curiosité. Quelques-uns demandent – en français s’il vous plait ! – « un stylo » ou « un bonbon ». La vallée est entièrement agricole. On n’y entend s’exprimer que les brebis et les chèvres, les oiseaux, et le vent dans les feuilles des noyers. Ce sont les Alpes marocaines.

Sous le noyer du pique-nique, au lieu-dit Agouti, l’ombre est si forte qu’il y fait froid. De là vient sans doute le dicton paysan affirmant que celui qui s’endort sous un noyer attrape la mort. Un autre groupe de mules vient s’installer. Ce sont des berbères du même village que les nôtres, qui conduisent un couple de Français et leurs deux garçons, ceux que nous avons rencontrés hier soir au village. Ils sont de Briançon comme Marie-Pierre et ont connu l’Atlas en lisant un article dans une revue de montagne. Il y était dit que de jeunes Marocains venaient se former au métier de guide pour exploiter les pistes vierges de l’Atlas central. Ils sont donc venus seuls, en voiture, par l’Espagne, puis en bus de Marrakech à Azizal, et en taxi pour la fin de la route, enfin en camion, pour le bout de piste conduisant à Imelghas. Ils sont arrivés samedi dernier ici, et il pleuvait ! Leurs deux garçons de 7 et 9 ans manquent l’école ? Eh bien, oui ! Ils sont « en voyage d’étude ». Selon leur père, ils aiment courir, jeter des pierres dans l’eau, grimper aux arbres. S’ils marchent trop longtemps, s’ils s’ennuient, ils montent alors sur une mule, ajoute la mère. Ils sont un peu surpris par la nourriture marocaine, par le froid, la nuit, et par les nuées de gamins qui les entourent dans les villages. Ils ne peuvent leur parler, alors ils sont timides. De plus, les jeux sont restreints : en-dessous de 7 ans, les petits garçons berbères restent avec leur mère, au-dessus, ils travaillent la plupart du temps. Cette famille est au début de son séjour, elle va faire comme itinéraire le même que nous, mais à l’envers. Je trouve sympathique de partir ainsi à l’aventure avec ses enfants, au lieu de rester moutonnièrement sur des plages bondées. L’esprit des petits s’éveille mieux, la vie familiale est plus intense en pays étranger et dans les conditions plus difficiles de la randonnée. L’expérience sera plus forte. Mais il vaut sans doute mieux partir avec une autre famille que l’on connaît bien, les tâches de surveillance et d’amusement des enfants sont mieux réparties, et les petits peuvent jouer entre eux.

Le reste du jour se passe à changer de vallée et à longer les pentes de la nouvelle. Nous quittons la vallée des Ait Bouguemez pour la vallée des Ait Boulli. Les cultures restent morcelées, les habitants exploitent la moindre terrasse de terre alluvionnaire. Les hameaux de quelques maisons constituent un habitat dispersé propice à l’exploitation de ces bouts de champs. La construction reste en pisé sur une armature de poutres de bois. Les toits sont plats. La couleur ocre, qui est celle de la terre, est belle dans le paysage verdoyant. L’hiver, il y fait froid ; en cas de grosse pluie l’eau pénètre à l’intérieur ; en tout temps il y fait sombre, même en plein jour – mais ces bâtisses sont faciles à construire et à réparer. Certaines sont en forme de tours. Les meurtrières sont ouvertes en décalant les plaques de terre mêlée de paille qui servent à la construction. Autrefois faites pour se défendre, elles servent aujourd’hui de greniers.

Plus haut, la végétation change. On trouve des pins, des genévriers, des chênes kermès aux feuilles comme le houx, et des palmiers nains. Il fait chaud dans la journée, très chaud. Sur le chemin, on croise une mule : le père est sur la selle, la petite fille suite derrière. Ainsi sont les femmes ici.

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Patricia MacDonald, Le poids des mensonges

Un bon roman policier… pour l’été.

Patricia Bourgeau écrit MacDo comme d’autre font des sandwiches : elle a le savoir-faire poli par toute une liste de polars écrits depuis 25 ans, une palette d’émotions toutes faites à sa disposition, une propension à saisir ses lectrices par le côté banal de ses personnages parlant à la première personne. Ici, une femme très moyenne (la trentaine, premier mariage, cadre moyen dans une profession de services, habitat de banlieue un peu chic, un enfant de six ans qui n’est pas le sien) se voit confrontée à une suite de catastrophes : frère meurtrier, mari trompé, enfant enlevé, pédophilie… La totale !

Le « je » de rigueur pour attraper le lecteur par les sentiments, le choix délibéré de cibler les lectrices classe moyenne, celles qui lisent encore aux États-Unis, le suspense savamment découpé en chapitres qui se terminent par une interrogation, description clinique des émotions qui montent et s’épanouissent, toujours extrêmes, toujours côté féminin, dialogues enlevés avec un style qui s’efforce de coller aux personnages – il n’y a pas à dire, c’est bien ficelé !

Sauf que cela fait fabriqué, surtout lu par un homme et non-Américain.

Qu’est-ce que c’est que cette hystérie à propos de l’Enfant ? Perle la plus précieuse, surtout ne pas le traumatiser, lui passer toutes ses fantaisies, l’aimer malgré tout même s’il n’est pas à nous… L’Enfant idéalisé serait un Christ à révérer et non un être humain à éduquer ? La pédophilie, autre hystérie américaine contemporaine, est évidemment à l’honneur dans ce pot-pourri de bonnes intentions qui font vendre. Comme si violer les enfants était la Tentation de tout le monde ! Ou du moins de ces sales machos de mâles dominants, puisque seuls les petits garçons se font toucher et pénétrer dans l’univers MacDo…

Qu’est-ce que cette hystérie à propos du Mariage ? La seule vie bonne ne se ferait qu’en couple passé devant le pasteur ? La vraie « famille modèle » standard US ? Même les homos obligés du livre (exigence d’époque) sentent le faux. Ils n’existent qu’en creux du politiquement correct, par « respect » obligé des nouvelles conventions sur « le droit » des minorités, malgré les « préjugés » (qui reviennent aussitôt à cause de l’hystérie de l’Enfant). Les couples recomposés (cas de l’héroïne Caitlin et de son Noah de mari) devraient « refaire le monde » comme aux temps des pionniers ou aux origines chassés du Paradis ?

Qu’est-ce que cette hystérie féministe ? Seules les femmes en ce roman ont quelque consistance psychologique. Les hommes sont réduits aux rôles convenus : mari, père, avocat, policier, pompier, chef scout (!), playboy… Les femmes vues par MacDo : peu douées, un peu lâches, mais tenaces, hantées de faire couple, obsédées de l’Enfant, percluse d’émotions toujours à la limite de l’extrême.

Qu’est-ce que cette hystérie biblique ? La petite copine du frère ado mort d’overdose est born again, elle a trouvé en Dieu la Révélation et ne veut reprendre ses études que dans « une faculté chrétienne »… La science est-elle fausse si elle n’est pas délivrée par les curés autorisés ? Travis et Geordie, les deux mômes cousins, sont présentés comme Caïn et Abel. Le prénom du mari, Noah (Noé) est lui-même représentatif de l’arche que se veut le Couple, cette autre hystérie des bonnes femmes à la MacDo.

Qu’est-ce que cette hystérie de la Transparence ? Outre la démocratie, où tout doit être dévoilé (voyez WikiLeaks), le couple doit être totalement transparent, tout mensonge banni. Même par omission, « c’est pas bien ». Pas bien de ne pas dire ce qui s’est passé quand on a 16 ans et qu’on a utilisé une voiture alors qu’on n’avait pas le droit, pas bien de ne pas se dénoncer à la police, pas bien de ne pas dire à la famille qui a tué, pas bien de garder un secret honteux, pas bien de faire semblant d’aimer les gosses alors qu’on s’en fout, pas bien de les violer et de faire comme si de rien n’était, pas bien de les enlever pour les sauver mais sans l’avouer, pas bien… (etc.)

On le voit, je n’ai guère aimé ce bouquin. Les femmes le liront sans arrière pensée, mais avec légèreté en été. C’est du prêt à consommer aussitôt bon à jeter. Les hommes s’abstiendront, tant les personnages masculins sont inconsistants dès qu’ils ont 12 ans.

Quant à ceux qui aiment à observer l’écart croissant entre la paranoïa des États-Unis avec l’Europe, ils y trouveront la matière ! Comment peut-on être Américain ? Vivre avec toutes ces hystéries ? Se croire missionnés par Dieu et les plus avancés du monde ? Tout en vendant du vendable vulgaire, de la soupe de poids à la recette thriller ?

De MacDonald au MacDo, il n’y a qu’un pas : il est désormais franchi.

Patricia MacDonald, Le poids des mensonges (Missing Child), 2011, Albin Michel, mars 2012, 323 pages, €19.19 

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Junichiro Tanizaki, La confession impudique (ou La clé)

Ce court roman de Tanizaki (décédé en 1965), est à la fois sociologique, pornographique et policier. Il a été traduit en Folio par Gaston Renondeau sous le titre ‘La confession impudique’ pour faire vendre, puis par Anne Bayard-Sakai en Pléiade sous son titre japonais : ’La clé’. Obscénité ou littérature ? La polémique fait rage dans le Japon du milieu des années 1950… Mais c’est un tour de force ! L’auteur décrit les relations entre une femme de la bonne société de Kyoto, élevée à la traditionnelle et fidèle à son mari, de ce dernier, professeur d’université mais excité de ne plus être à la hauteur à 56 ans, et de l’amant, un étudiant vigoureux d’une vingtaine d’année, officiellement fiancé à la fille du couple. Sexe, mensonge et photo, tel pourrait être le sous-titre.

Surenchère du désir chez un couple passé la cinquantaine. La femme Ikuko est insatiable, elle en veut encore et épuise son mari ; elle aurait été « une bonne pute sur le marché », selon lui. Mais il l’aime, adore son corps d’albâtre et voudrait le voir entièrement nu. Elle ne veut pas, pudique par éducation. Donc il l’enivre, chaque soir, de cognac Courvoisier et elle aime ça. Il en profite pour la déshabiller, la caresser, la lécher, fétichiste du pied, la photographier sous toutes les coutures, puis accomplir son « devoir conjugal » avec la vigueur de sa jeunesse. Elle est reste toute surprise, dans la brume de l’ivresse.

Mais cela ne suffit pas. Chacun écrit son journal, version antique du Fesses-book. Chacun le cache mais sait que l’autre le lit en cachette, ce qui ajoute du piment. Lui colle les photos Polaroïd de sa femme entièrement nue ; elle fait semblant d’être émoustillée par ce qu’il lui fait, mais pense au jeune homme qui aide parfois son mari à la porter dans sa chambre. Surtout lorsqu’elle tombe dans les pommes, déshabillée, dans la salle de bain !

C’est que le mari utilise son étudiant pour bluffer sa femme ; il se rend jaloux lui-même pour être à la hauteur. Cela avec la complicité de sa fille, officiellement fiancée ! Vous le voyez, rien n’est simple en ce roman gigogne, et tout se complique par les mensonges croisés, avoués à la fin.

Car il y a meurtre. Fin de vie pour l’un des partenaires, au-delà de ses limites sexuelles. Petits arrangements entre amants pour la suite.

Cette intrigue des années 50 pourrait apparaitre bien surannée aujourd’hui où chacun baise comme il sent, corps offert à qui le voit, complaisamment étalé sur les réseaux sociaux… C’était une révolution à l’époque ! Le désir reconnu, l’amour malgré le corps, les excitants visuels et alcooliques, l’intensité du désir accentuée par le respect des convenances. Mais cela reste fort aujourd’hui, charnel, spirituel, profondément humain. Les liaisons dangereuses du jeu du désir et de l’amour, la guerre des sexes en famille. Les vieux s’amusent mais les jeunes n’en sont pas moins manipulateurs sous leurs dehors naïfs, ils profitent de la moindre faille pour s’accoupler librement tandis que le huis clos du couple est un combat de chaque jour.

Ce roman aigu met en scène un libertinage qui reconnait sa pleine place au désir, lequel sourd du carcan des conventions. Ou comment réinventer le piquant de l’érotisme pour aviver l’amour qui s’assoupit. Tout lecteur d’aujourd’hui en sent encore la puissance.

Junichiro Tanizaki, La confession impudique (Kagi), 1956, traduit du japonais par G. Renondeau, Gallimard Folio, 2003, 195 pages, €5.65

Junichiro Tanizaki, La Clef (Kagi), 1956, traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade 1998, 104 pages sur 1625 pages, €72.20

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Béatrice Thony, ARCA La prophétie du trône de gloire

Voici le premier tome d’un feuilleton historique interactif, disponible en livre broché classique ou sur Kindle à lire sur écran. L’intérêt de la version numérique est la documentation historique offerte en direct sur le blog du héros, http://francoiscazaud.wordpress.com

L’auteur, ex-magistrate mère de famille nombreuse a coécrit ce thriller ésotérique avec sa fille aînée. Nous sommes fin 2008. L‘Autorité des antiquités israéliennes a convaincu un jeune archéologue français, François Cazaud, agnostique de culture protestante, à venir fouiller sous l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. L’intérêt majeur ? retrouver l’Arche d’alliance mentionnée dans la Bible. Pas moins. Et voilà le chercheur passionné d’énigme qui accepte, accompagné de sa compagne Kalys, rousse « emportée, irrationnelle et authentique. » Il l’a rencontrée lors de fouilles au Mexique sur les sites de Barajas. Dans la vie normale, un archéologue est spécialisé par période et ne fouille pas le Babylonien après le Maya, mais le jeu veut qu’il soit archéo-détective, métier qui vient d’être inventé.

Les maladresses de ce premier roman ne manquent pas. Les personnages sont trop typés pour qu’on y croie. Nous sommes dans la caricature. Le journaliste : « ce petit reporter à la truffe de fouine à qui il avait imprudemment accepté d‘adresser quelques formules banales » p.8. L’Israélien psychorigide : « De ses années passées comme colonel de Tsahal, la légendaire armée Israélienne, Sharon avait conservé un regard inexpressif et glacial, une implacable intransigeance et une incapacité à exprimer une ébauche de sentiment, dont il n’était d’ailleurs pas exclu qu’il en fût totalement dépourvu » p.9. L’homme d’affaires : « ce genre de personnage grossier et sûr de soi » p.43. L’archéologue : « vêtu habituellement d’un short kaki et les cheveux en catogan ». L’Italien hédoniste et ventru, le rat de bibliothèque vaticane, le cynique politique, bien invraisemblable Sunnite prêt à vendre un secret aux Chiites !

La langue est trop souvent démagogique, vite démodée : « Au bout de deux pages, je me suis dit : belette, ça prouve une seule chose : nos ancêtres les Hébreux connaissaient l‘usage du shit ! » p.11 Ou mal tournée : dans cet exemple deux fois deux points dans la même phrase… Quand est écrit le nom d’un peuple, le français met une majuscule : les Juifs – pas quand il s’agit d’un adjectif : le peuple juif – ce qui n’est jamais respecté. On trouve aussi challenge au lieu de défi (p.63), s’ébaudir au lieu de s’ébaubir – version correcte avec un B – (p.69), arca (arche en latin) noté archa on ne sait pourquoi. Ou un Palestinien notoire qui circule en Israël comme un quidam p.117 : est-ce bien sérieux ? De même que le héros qui débouche une bouteille de bière avec ses dents p.159. Le travail d’éditeur, certes long, fastidieux et coûteux, n’est pas une vaine coquetterie…

Reste que le lecteur se passionne pour l’énigme de l’Arche d’alliance et pour la quête trépidante, intelligemment menée. L‘esplanade des mosquées que les Juifs nommaient l‘esplanade du temple n’est pas n’importe quel endroit. La religion, dans cette mosaïque proche-orientale, est avant tout politique, ce qui pimente l’histoire tant les enjeux sont vifs. Les Juifs revendiquent ce territoire comme l’emplacement du temple de Salomon, les Musulmans vénèrent l’endroit comme le troisième lieu saint de l’Islam. Quant à l’Arche, elle permettrait la transformation de la matière en esprit… « Chacun lit la Bible à sa façon » p.55. L’auteur, peut-être protestante, est experte en interprétation, c’est très bien fait.

Arche d’alliance sur un pilier de la cathédrale de Chartres, Photo Bernard Gast, tirée du blog du haros d’Arca cité ci-dessus.

Les chapitres courts sont savamment découpés, avec une surprise finale qui incite à aborder le suivant. Gilbert Sinoué (chroniqué récemment), qui a préfacé le livre, encourage les auteurs à poursuivre. Pourrions-nous suggérer d’introduire dans le duo féministe un garçon ? Manque en effet l’action : nous ne sommes pas dans une lutte d’espions ou de prêtres avec meurtres et frissons comme le Da Vinci Code’ ou dans ‘Iacobus’ (chroniqué récemment). Nous restons dans une énigme purement intellectuelle. Le piment du sexe à l’intérieur du couple est bien gentil mais loin de captiver. Et il faut attendre la page 264 pour que l’archéologue bête et naïf s’aperçoive que tout le monde a peut-être des intérêts autres que la science pure !

L’auteur nous entraîne au Mexique, à Jérusalem, dans la Bible, à Chartres, sous Rome, à examiner les révélations de la Vierge aux enfants de Fatima, à envisager l’Iran d’Ahmadinejad… L’imagination est fort sollicitée et le roman se lit bien. Téléchargez-le pour les vacances. Il laisse l’envie d’un second tome…

Béatrice Thony, Arca – La prophétie du trône de gloire, éditions Chemins de tr@verse 2011, €22.00 

Béatrice Thony, Arca – La prophétie du trône de gloire [Format Kindle], Amazon €8.95 

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Naoya Shiga, A Kinosaki

Né en 1883 et mort en 1971, Naoya Shiga appartient à la dernière génération lettrée du Japon, celle avant Internet et l’explosion des techniques de communication. C’est dire s’il prend son temps pour observer, aiguise sa plume pour délivrer, bâtit clairement ses courts récits pour édifier. Rien de cette précipitation névrotique de qui n’est pas branché en permanence sur l’autisme de sa bande et de ses potes : Shiga est dans la société japonaise comme un poisson dans l’eau et il la dit.

Noble et aspirant à la beauté humaine, le jeune Shiga a été influencé par Tolstoï. Il recueille des miettes de vies pour en écrire la phosphorescence. Récits de soi, étude du détail, édification d’une sagesse personnelle, tels sont les facettes qui composent une attitude.

Tout commence par la jalousie d’une déesse de la montagne pour une jeune fille courtisée par le beau berger qui lui offre les meilleures fleurs (Fil d’aragne). L’amour aveugle, l’amour terrestre n’a rien d’absolu et les dieux font ce qu’ils veulent des sentiments impurs des hommes. Cela se continue par l’obsession d’un coiffeur obsessionnel pour la gorge de ses clients (Le rasoir). Un jongleur lanceur de couteaux tue sa femme sur scène : volonté ou accident ? (Le crime de Han) – difficile de départager l’intention de l’erreur…

Un vieil homme trouve une seconde jeunesse avec une épouse plus jeune, de qui il accepte les enfants que lui fait son amant (Le vieil homme). Pour ne pas être seul. Un jeune homme qui veut écrire s’isole dans une île, mais l’absence de présences lui fait échafauder des plans de rapt (Le voleur d’enfant). Jusqu’au passage à l’acte aussi bête qu’inéluctable. L’incompréhension de couple va jusqu’au suicide de l’un, sans que l’autre ne l’ai voulu (Mari et femme / Kuniko). Alors que la bêtise campagnarde peut parfois conduire à l’adultère sans le vouloir (Les rainettes). Ou à se venger dans l’autre monde (Métempsychoses). Mais il existe des couples très attachés (Rage d’amour), qui obligent. Car on ne vit pas seul, ni exclusivement pour soi.

La nouvelle qui a pour titre ‘A Kinosaki’ est autobiographique. L’auteur se remet d’un accident de la circulation à la campagne. S’en étant sorti de justesse, il médite sur la mort, d’autant que nous sommes en 1917 et que la guerre mondiale fait rage en Europe. Il voit un rat luttant désespérément pour se hisser sur la rive, une abeille solitaire morte de froid, une salamandre malencontreusement tuée en lançant un caillou… Toute une méditation sur l’existence en quelques paragraphes.

Une autre résonne comme un destin. Un petit commis rêve de déguster des sushis. A 14 ans, il n’en a pas les moyens. Un client content décide, sans jamais le lui dire, de lui offrir ce plaisir (Le petit commis et son dieu). Il est comme un ange tutélaire, une divinité favorable, et l’enfant accepte ce don du ciel sans comprendre, mais reconnaissant d’exister. Entre adultes, le destin prend parfois l’apparence d’une mystification (Une farce). Qui fait bien rire, mais finit par peser, sans que jamais la victime ne comprenne la leçon.

D’autres, des adultes, ont peur des fantômes, chiens aboyant dans le lointain ou ombres amplifiées par le brouillard (La flambée au bord du lac). Mais la prescience des proches est parfois bénéfique. Le mystère n’est pas seulement démoniaque…

Ainsi s’égrènent ces quatorze nouvelles s’échelonnant de 1908 à 1954. Plus ou moins courtes, plus ou moins denses, en tout cas directes et laconiques, explorant toutes les faces de la compacité humaine. Un bien beau moment, dans l’âme même du Japon.

Naoya Shiga, A Kinosaki, choix de nouvelles 1908-1954, collection Unesco d’œuvres représentatives, traduit du japonais par Marc Mécréant, Picquier poche 1995, 287 pages, occasion

Biographie wikipède

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Shôhei Ôoka, La dame de Musashino

Ce japonais début de siècle peu connu et au nom difficile écrit ce roman juste après guerre. Il est fasciné par Stendhal et ‘La dame de Musashino’ fera sa réputation. Né en 1909 et marqué par la seconde guerre mondiale (il avait 36 ans à la capitulation), il aspire à l’observation de la nature et aux relations de couple, tout ce qui lui a manqué durant les années nationalistes centrées sur le mâle guerrier.

Le décor se situe donc à la campagne, à des kilomètres de Tokyo, dans un vallon ombré d’arbres où coule une rivière. Le train permet quand même de joindre la capitale quand on veut. Les personnages sont le classique trio le mari-la femme-l’amant, auquel s’ajoute la cousine et son mari… De quoi composer une alchimie des relations amoureuses très différente de ce qui se publie au Japon à l’époque.

Michiko est mariée par amour à Akiyama, vieux professeur de français universitaire dans un Japon qui s’en moque, mais qui porte Stendhal à la mode. Tomiko est sa cousine, mariée à Ono, vulgaire affairiste qui a créé une usine de savon qui périclite. Survient Tsutomu (prononcer tsoutomou), jeune homme de 24 ans démobilisé, cousin avec qui Michiko a beaucoup joué durant leur enfance. La guerre a bouleversé les mentalités et les désirs osent franchir le cap de la bienséance. Les deux femmes sont amoureuses du jeune homme, tandis que l’universitaire se lance dans l’apologie de l’adultère, piment à la française de l’amour. Dès lors, l’engrenage se met en place, dans la somptuosité des feuillages et des prairies.

Ôoka adopte le style objectif de Stendhal, il analyse chaque sentiment sans passion, décortique les comportements stupides mais si humains. Tout va exploser à la fin, comme on peut s’y attendre, et dans le sordide de l’argent. Mais le lecteur aura passé une belle soirée. Michiko est digne et son amour est pur ; Tsutomu va comme une force de jeunesse contre laquelle il ne peut rien ; Tomiko fantasme d’être riche et convoitée alors qu’elle vieillit ; Ono souffre de ne pouvoir couvrir sa femme de bijoux et de luxe ; Akiyama n’ose pas vivre, esprit mesquin en serré dans les livres.

Qui aime Stendhal aimera Ôoka. Sa dame de Musashino – Michiko – est un grand personnage.

Shôhei Ôoka, La dame de Musashino, 1950, traduit du japonais par Thierry Maré, Philippe Picquier 1991, 198 pages, occasion Amazon €9.29

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François Cheng, Le dit de Tianyi

François Cheng, Chinois émigré en France, écrit ici sa Recherche du temps perdu. Intitulé « roman », ce livre prend prétexte d’un ami retrouvé dans une maison de retraite en Chine, pour dérouler la vie d’un peintre dans les bouleversements du pays au XXe siècle. Mais si ce roman évoque la Chine, il la replace dans son histoire, celle d’un empire du milieu jamais indifférent à ce qui se passe ailleurs. La période Mao a été la farce dramatique d’un histrion auquel le pouvoir a monté à la tête. Peut-être fallait-il cela pour que la Chine divisée, envahie, anarchique, se ressaisisse ? C’est toute l’histoire du lien entre l’exilé et sa patrie, entre la Chine et le monde, entre Orient et Occident, que retrace ici François Cheng d’une plume inspirée et légère.

Les jeunes branchés qui commentent le livre sur Amazon se lassent volontiers des descriptions qui dépasse une demi-phrase ; ils se moquent comme de leur première manette des émotions picturales sur la lumière et la couleur ; dans les rares livres qu’ils lisent encore, casque sur l’oreille et surveillant d’un œil leur iPhone, ils se précipitent sur l’action. Tout roman qui ne les ramène pas au jeu vidéo avec ses péripéties formatées pub et sa morale binaire entre bons et méchants leur prend la tête. Qu’ils laissent donc ce livre ! Il est réservé aux lettrés, à ceux qui goûtent le temps qui passe, la beauté du monde, l’amour des êtres et le goût des choses. Il faut prendre le temps de vivre pour bien vivre ; il faut prendre le temps des pages pour pénétrer le livre d’un auteur littéraire.

Trois parties scandent le roman d’une vie : 1/ l’épopée du départ, qui sonne comme une aube qui se lève ; 2/ le récit d’un détour qui décale l’existence par expérience d’un pays autre ; enfin 3/ le mythe du retour, qui confronte l’exilé à la triste réalité Mao d’une société recadrée, embrigadée, ou près d’un tiers de la population se retrouve non conforme, jusqu’aux camps. Ces trois moments du siècle sont aussi savoureux, à leur manière.

La première est celle de l’enfance, les pieds nus dans l’argile rouge, entouré d’une famille traditionnelle aux personnages contrastés. C’est l’éternel peuple chinois, « ce pacte de confiance ou de connivence qu’il a passé avec l’univers vivant, puisqu’il croit aux vertus des souffles rythmiques qui circulent et qui relient le Tout » p.30. L’adolescence verra les premiers émois et gardera le souvenir de l’Amante et de l’Ami. Yumei est camarade de jeux qui devient femme amie très proche, mais jamais épouse, comme un interdit du destin. Haolang est condisciple d’études, féru de poésie et de générosité révolutionnaire, ami qui trahit l’ami par attirance pour Yumei, mais se repend, échouant à créer un couple, à s’intégrer dans une révolution.

La seconde est la bourse d’études qui permet deux ans à Tianyi d’aller étudier la peinture à Paris, lui permettant de visiter Amsterdam et Rome, tout cet art du portrait individuel que la Chine n’a jamais su produire. Il était déjà lecteur de Romain Rolland et d’André Gide avec son ami Haolang, avant que la Chine maoïste se ferme pour éviter la contamination des idées démocratiques incompatibles avec le pouvoir omniscient du Parti et du Dirigeant. « Plus la parole est porteuse de vérité humaine, plus rapidement elle est comprise à l’autre bout du monde » (p.88). L’auteur noue relations charnelles et amicales avec Véronique, mais l’abandonnera sur des nouvelles inquiétantes de ses amis chinois Yumei et Haolang. Jamais il ne pourra fonder quoi que ce soit, éternel nomade tiraillé entre ses affections et l’histoire. D’ailleurs les bourgeois intellos français n’ont jamais rien à apprendre. « Plusieurs convives savaient mieux que moi ce qu’est un Chinois ou ce que doit être un Chinois (…) D’autres fins esprits, se targuant d’être connaisseurs, décrétèrent devant moi ce qu’est la pensée chinoise, la poésie chinoise, l’art chinois » p.214.

La troisième analyse justement ce mythe de revenir aux racines. Tianyi n’a fondé ni couple, ni œuvre, ni rien de durable. Sauf peut-être cette amitié pour Haolang qu’il cultivera jusqu’au bout, jusqu’au camp de travail inhumain dans le grand nord chinois, jusqu’à la mort de l’ami lapidé par des adolescents rouges fanatisés par le Grand Timonier avide de conserver son pouvoir en suscitant les divisions. Tianyi laissera tomber : l’élan révolutionnaire, l’élan créateur, l’élan à transmettre. La société a trahi les hommes en les manipulant au gré du tyran – tant pis pour elle.

Ce renoncement final, qui conserve de l’existence les seuls moments de sensualité pour la nature, de joie pour les êtres chers et de passion de connaître ici et ailleurs, est dans la veine du bouddhisme. L’éternité est la vie bien vécue, pas ces vagues politiques ou ces écoles artistiques qui ne sont qu’éphémères… Telle est peut-être la grave leçon du livre, rationalisation occidentale du naturel chinois. Il faut vivre à propos, disait Montaigne, et Rabelais renchérissait sur la dive bouteille qui fait voir le monde gai. Cette page unique où Tianyi observe un acteur à l’auberge donne une clé : « A le voir se concentrer pour mastiquer de toutes ses dents les choses qu’il avait piquées dans l’assiette, longuement et sans hâte, cligner des yeux pour mieux savourer chaque fragment, comme s’il avait l’éternité devant lui, on ne pouvait plus le quitter du regard » p.145.

Le roman a été prix Fémina 1998.

François Cheng, Le dit de Tianyi, 1998, Livre de poche 2005, 443 pages, €6.17 

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Haruki Murakami, La ballade de l’impossible

Le titre français est trompeur : rien d’impossible dans ce roman, sinon de rester en enfance. Le titre japonais est nettement plus explicite : Norwegian Wood est une chanson des Beatles datant de 1965.

L’auteur avait 16 ans. Vingt ans plus tard il se souvient de son passage de l’adolescence à l’âge adulte sur l’air de cette chanson. Lennon l’a écrite alors qu’il était marié à une fille et couchait avec une autre. “I once had a girl, or should I say, she once had me…” une fois j’ai eu une fille, ou devrais-je dire, c’est elle qui m’a eu. C’est toute la trame de ce roman. Il est dommage que l’éditeur français, voulant à tout prix faire original, ait modifié le titre.

Seconde référence, Scott Fitzgerald pour son roman Gatsby le Magnifique, dont Murakami reprend la trame. L’ami Nagasawa, beau, séducteur et cynique, ressemble fort à Buchanan. Comme lui il lève les filles et les jette, bien qu’en couple avec une petite amie officielle. Mais il est incapable d’aimer. Murakami, comme Fitzgerald, « écrit jazz », légèrement, en modulant le récit selon des variations autour du thème.

La troisième référence est Salinger et son ‘Attrape cœur’. Comme lui, Watanabe est étudiant et plein d’empathie pour les petites mômes perdues, qu’il rattrape au vol. Naoko est cette amie d’enfance traumatisée par le suicide à 17 ans de son petit copain et meilleur ami de Watanabe.

La ballade de l’impossible est le 5ème roman de Murakami, écrit à l’âge mûr, 38 ans, au bord d’une nouvelle période, celle qui suit la jeunesse. La réminiscence de ses années étudiantes, entre 1968 et 1970, est à la fois autobiographique et universelle. Nous sommes en effet passés d’un monde encore traditionnel à un monde postmoderne durant ces années de révolte. A l’âge même où l’auteur – et son héros – passent des teens à la troisième décennie, de l’adolescence lycéenne à la jeunesse adulte. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’écartèlement du jeune homme, plein d’appétit et bien monté, entre Naoko la névrosée qui ne parvient pas à mouiller et Midori l’extravertie qui adore les films porno sado-maso. Naoko est le passé, la fin d’enfance, l’ami mort ; Midori est l’avenir, la vie adulte, les enfants peut-être. Le destin va se charger de trancher, mais Watanabe avait déjà choisi.

La mémoire, l’amour, la mort, les thèmes du roman brassent les grandes questions de l’humanité, ce pourquoi il a beaucoup séduit. L’apparence aussi, cette exigence du monde postmoderne. Nagasawa « beau, gentil, prévenant » (p.56) n’aime personne autre que lui-même. Kizuki, à l’inverse, « était un garçon sincère », donc inadapté à ce monde de compétition et de marketing permanent où le narcissisme et la testostérone commandent. Vendez-vous ou végétez ; si vous ne supportez pas, crevez ! Telle est la leçon des « révolutionnaires » 1968 à leur génération. Murakami les ridiculise en les montrant tels qu’ils sont : remplis de vent, de Marx et de grands mots, mais avides de se poser en société pour se faire une place au soleil. De fait, les leaders du mouvement, au Japon comme en France, sont devenus pontes sur les France Culture ou Normale Sup, PDG de journaux ou de magasins culturels.

Watanabe s’en moque : il vit sa vie et est indifférent au reste – sauf aux êtres qu’il aime. Enfant unique (comme l’auteur), il aurait aimé avoir une petite sœur comme Naoko. Réminiscence du Holden de Salinger qui adore sa petite sœur immature, non préoccupée encore des choses du sexe. Naoko ne fait pas l’amour, sauf une fois avec lui parce que prise d’un délire, alors qu’elle reste sèche avec tous les autres, y compris son grand amour d’enfance Kizuki. Mystère d’angoisse et de névrose du Japon contemporain. Refus de grandir, de quitter le monde fusionnel de l’enfance. Reproche japonais à la disneylandisation du monde venue des hippies en 68, Peace and Love, refus de la réalité humaine et des contraintes sociales.

Grandir implique confrontation du moi narcissique avec les autres, de son corps avec le monde, de son cœur avec les affects, de son intelligence avec tous les esprits humains. C’est cela même la socialisation. « Quand j’entends cette chanson, je me sens parfois terriblement triste », dit Naoko de Norwegian WoodsJe ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’errer au milieu d’une forêt profonde. Je suis seule, j’ai froid, il fait noir et personne ne vient à mon aide » p.172. De fait, elle s’isolera dans un centre psychiatrique hospitalier au fond d’une forêt de cyprès, avant d’y rester définitivement, pendue à un arbre.

Ce qui fait la beauté du roman est la liberté sexuelle des jeunes Japonais, dès cette époque : pas de transgression dans le fait de flirter et de faire l’amour ; rien de cette culpabilité judéo-chrétienne qui voit le retour en force de la morale victorienne pour la génération américaine, « libérée » en 68, qui prend sa retraite aujourd’hui. « Nous nous sommes embrassés à l’âge de douze ans et, à treize, nous flirtions. J’allais chez lui ou il venait chez moi, et je le soulageais avec mes mains… (…) Cela ne me gênait pas du tout qu’il me caresse la poitrine ou le sexe s’il en avait envie et, naturellement, cela ne m’ennuyait pas non plus de l’aider à avoir du plaisir s’il le voulait » p.200.

C’est cela aussi l’écriture jazz : le mouvement même de la vie qui trépide, les pulsations du corps qui mettent le cœur en transe et suscitent la poésie de l’âme. Un beau roman à conseiller aux adolescents pour les défrustrer de ne pas être comme tout le monde. Mais à conseiller aussi aux adultes tentés d’en revenir à la rigidité moraliste d’antan faute d’accepter celle, toute charnelle, de leur tige. Ce sont les complexes issus de la rigidité qui donnent la mort… Leur retour serait-il une sorte de désir suicidaire d’une société ?

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (Noruwei no mori), 1987, traduction française Rose-Marie Makino Fayolle, Points Seuil, 2003, 442 pages, €7.98 

Il existe aussi un film intitulé comme le roman en anglais (Norwegian Wood) et en français (La ballade de l’impossible), par Tran An Hung en 2010, version française M6 vidéo janvier 2012, €19.98

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Joyeuse fin d’année en Polynésie…

Hiata de Tahiti souhaite une bonne année 2012 à tous les lecteurs d’argoul.com !

Pour les fêtes de fin d’année, la télévision tahitienne nous a offert une pièce de théâtre : Papa Penu, Mama Roro. L’histoire d’un couple dont le mari boit un peu trop de vin, où la femme cancane un peu trop avec ses voisines et, quand monsieur rentre, rien n’est prêt. Heureusement un toate (médecin) trouvera un excellent médicament. Quatre acteurs sur scène, un délice !

Las ! le réveillon de Noël pour les familles de Katiu (Tuamotu) a tourné court. Commandées à leur fetii (famille) de Tahiti, les denrées festives n’ont pas été livrées par Air Tahiti… Il y aurait eu surcharge aérienne – alors ils ont débarqué le fret, bien que payé, avant le décollage. Adieu fruits de mer, lychee, champagne, et autres… Espérons qu’ils les ont remis en chambre froide et que toutes ces victuailles ont pu attendre le réveillon du Nouvel an car ici il fait 30° en décembre !

Non, vous avez vu ? Il paraît que c’est en augmentation. Quoi ? Les vols bien sûr ! Pas ceux d’Air Tahiti, non, mais en boutiques. Avant, disent les commerçants, c’était l’apanage des petits délinquants – mais ce serait maintenant monsieur et madame tout le monde qui chapardent. L’ouverture de certains commerces 24h sur 24 ou tard dans la nuit attirent les voleurs. Il paraîtrait même que… certaines personnes ayant un emploi, précisément certains fonctionnaires, s’adonneraient avec délectation à ces petits larcins. Tous les rayons n’attirent pas autant, certains font envie plus que d’autres. Le rayon alcool a la cote, le rayon des accessoires de beauté également. Dans le rayon alimentation, les voleurs sont attirés par la viande, les steaks, le fromage. Mais aucun produit PPN (produit de première nécessité) n’est subtilisé ! Bizarre !

Prenez votre souffle, voilà c’est dit Taputapuatea (« tapou tapou atéa »). C’est la première éco-commune. L’association des Eco-Maires de France a décerné à cette commune de Polynésie le Prix du Jury des Trophées Outre-mer durables 2011. Depuis 2007, la municipalité a fait d’un projet issu du tri sélectif une prise de position en faveur de la culture biologique. Les enfants de Taputapuatea (révisez la prononciation ci-dessus selon la méthode rhétorique !) mangent des légumes issus des plantations bios que la commune et les agriculteurs ont réalisées. Fruits et légumes sont produits sans engrais chimiques. La commune a réalisé un excellent compost à partir des déchets verts. Bien entendu cela ne s’est pas fait dans la facilité, mais le tavana (maire) et son équipe ont réussi. Maintenant ils s’attaquent à la transformation des produits agricoles. La purée d’ufi est déjà dans les assiettes des enfants de la cantine. [L’ufi n’est pas une sorte d’ufo (unidentified flying object) mais un cousin local de l’igname].

Au verger, plus d’une centaine de kilos de mangues consommées  sous toutes les formes, bananes, abiu (Pouteria caïmito, fruit tropical) par cageots entiers, figues, cocos, fruits de la passion, ananas, et même les kavas (en français pometier, en anglais lychee des îles). Le Pometia Pinnata est un grand arbre indigène qui donne à profusion des fruits volumineux, moins fins que les litchis. Normalement ils mûrissent en février mais dame Nature a donné un coup d’accélérateur d’où cette profusion de fruits en avance sur la saison. Ne le dites pas aux écolos mais mon congélateur est rempli de purée de mangues et de jus de mangues… pour l’hiver qui viendra ici en juillet-août.

J’avais omis de vous parler de ma septième merveille : mon jardin suspendu, comme à Babylone. Oui, c’est nettement plus rustique, mais quand même. J’y cultive radis, tomates, gombos, plantain pour Jeannot lapin, choux chinois, basilic, courgettes, salades, coriandre. Le persil a du mal à pointer le bout de son nez. Vous constaterez vous-même sur les photos. Les dimensions de cette merveille ? 5 m de long sur 1 m de large !

Portez-vous bien.

Hiata de Tahiti

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Monastère de Tsaghats Kar et forteresse de Sembataberd

Réveil à 7h30 sans effort, cela doit correspondre à un cycle de sommeil. Nous prenons le petit-déjeuner puis le bus jusqu’à un gros village. Mais la route s’est effondrée dans la rivière et nous sommes obligés de marcher un moment entre les maisons, de traverser une passerelle de lattes, avant qu’un minibus loué nous prenne de l’autre côté pour nous mener au début de la randonnée.

Le chemin est caillouteux et plein soleil, au pied des monts Vardenis ; mais il n’est pas dix heures et nous parvenons au monastère à midi, avant la grosse chaleur. Seule difficulté, la rude dernière montée, en altitude. Mais il y a de l’eau partout, au moins trois sources sur le chemin pour ceux qui veulent remplir leur gourde.

Le monastère aurait été érigé pour servir de mausolée aux martyrs chrétiens des guerres de religion contre les Perses, dont lors de la fameuse bataille d’Avaraïr en 451 de notre ère. Le monastère a été rebâti durant le règne d’Abas I Bagratouni (929-953) par l’évêque Stepanos.

Devant l’église saint Nechan, deux énormes khatchkars se dressent sur sa façade ouest. L’église saint Jean est mononef à pilastres, sur son mur est gravée la date de 989.

La seconde église est dédiée à la Sainte Mère de Dieu. Elle est tétraconque  en rectangle et date probablement de 1222. L’église saint Jean-Baptiste (Yovhannès Karapet) est un bel édifice, sa chapelle est digne et austère, toute de basalte noir. Elle date de 1041, construite par le père Vadtik. Ses images gravées dans la pierre commémorent les martyrs avec des raisins, un aigle emportant un agneau dans ses serres, un lion combattant un taureau. Il y a encore la chapelle Saint-Signe, mononef sur caveau.

Nous prenons là notre pique-nique, face aux églises, sur la pente, à l’ombre d’un arbre. Un gros 4×4 noir frimeur éjecte un jeune couple aux lunettes noires très américain d’apparence. A vous dégoûter de marcher dans la nature pour rencontrer au bout de tels spécimens urbains.

Nous ne tardons donc pas à redescendre pour grimper sur la montagne opposée afin de rejoindre la forteresse Sembataberd. Elle commande les deux vallées d’Eghéguis et d’Artabouni. Les remparts restaurés sur l’à pic en trois côtés sont la seule chose à voir avec le paysage. Les murs sont formés de blocs de basalte sur 2 à 3 m d’épaisseur, ce qui date la forteresse du Xe siècle. Ils sont aujourd’hui très restaurés ! L’eau était amenée par des conduites de terre cuite souterraines depuis des sources à 2 km. Ce serait la forteresse Symbace mentionnée par Strabon.

En contrebas, dans le village laissé ce matin, deux camions remplis de gens criant et chantant montent la côte. Nous sommes dimanche, peut-être est-ce pour quelque fête ou un mariage ? Nous descendons l’autre versant parmi les fleurs et les herbes à fourrage. De grands chardons aux têtes mauves bien pommées se dressent sur le sentier. Notre guide arménienne en a cueilli sur le site mégalithique. « C’est pour faire joli dans un vase ? – Non, pour manger. – Manger quoi ? – Mais le cœur, il suffit d’enlever les piquants mauves. – C’est vrai, le chardon est de la famille de l’artichaut. – J’en mangeais souvent petite. »

Au village, trois vieux et un gamin sont assis sous un auvent pour discuter le bout de gras. Regards distants de vague curiosité. Le minivan nous attend avec les filles pour nous reconduire au bus. Nous repassons la passerelle de lattes jusqu’à l’école vide en été où nous attend le bus. Il n’a pas bougé depuis que nous l’avons laissé ce matin.

La maison attenante à l’école, d’où un petit de trois ans nous regardait passer il y a quelques heures, paraît celle d’un ponte. Une vieille Volga des dignitaires du Parti est au garage tandis que le fils de la maison, petit-fils de l’ex-dignitaire peut-être, arrive en pétaradant sur un quad, torse nu du haut de ses dix ans. Il est presque obèse, bronzé et sans gêne, le parfait gosse de riche à qui tout est permis. Il enlève son polo pour faire moderne, à l’inverse de la gêne paysanne des autres garçons. Il n’est pas beau avec ses bourrelets graisseux sur les hanches et les seins mais il a les yeux clairs. Arrivé au portail, il descend et ne dit rien. Sa sœur de neuf ans s’empresse d’aller chercher une pierre pour bloquer l’engin. Le petit mâle connaît ses droits de futur patriarche.

Nous cherchons de l’eau dans une boutique. Ce n’est pas l’usage ici où l’eau coule de source et où les gens sont immunisés aux bactéries. Il n’y a que de la bière ou du Coca. Je prends une bière, elle ne fait que 6.4°. Malgré ses 50 cl, elle ne porte pas à la tête, au contraire, je me sens revigoré, prêt à une autre marche !

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Diderot, Jacques le fataliste et son maître

Autant je suis peu sensible au ‘Neveu de Rameau’, autant j’aime ‘Jacques le fataliste’. Le mal cousu du premier devient fantaisie, l’échevelé devient exubérance, les digressions deviennent des aventures en poupées russes reliées par l’idée juste que la vie est sans cesse mouvement et que l’homme sage la prend comme elle vient, en profite et en tire leçon. Ce conte philosophique n’échappe pas aux aléas Diderot : comme les autres, il est écrit rapidement en 1771, comme les autres il est repris, raturé, recopié, et publié en volume seulement… en 1796, après la mort de l’auteur. Ce ne sont que quelques privilégiés aristo qui ont pu lire ‘Jacques le fataliste’ sous Louis XV.

Il faut dire que le roman est impertinent : il parle de sexe avec bonheur, de relations hors mariage et d’adultères, de pucelage ôté par des matrones aux jeunes garçons, de moines pervers qui enclosent des mineures pour leurs plaisirs. Le sexe ne devrait-il pas être cette chose sérieuse qu’on n’aborde qu’avec tact, à mi-voix et les sourcils froncés, tant il est « grave » de mettre les gens en situation ? Foin des soutanes et des vertugadins ! Diderot en rajoute dans le libertin.

C’est que le libertinage est le premier pas vers la liberté. Le manant, le domestique, le bourgeois même ne peuvent se désaliéner des contraintes religieuses, politiques et sociales qu’en baisant. L’acte sexuel est la seule transgression à portée de toutes les bourses… D’où les amours de Jacques racontées à son maître, lequel maître est si captivé qu’il laisse renverser l’ordre social l’établissant supérieur. Il y a désormais contrat entre Jacques et le maître, contrat social qui acte que tous deux sont liés l’un à l’autre et ne sauraient se séparer sans dommage pour chacun ; il est donc d’intérêt mutuel de se respecter mutuellement, d’écouter alternativement le bavardage de l’un et de l’autre.

Ce pourquoi le maître aussi conte ses aventures libertines, beau moment d’égalité entre hommes, si ce n’est entre les hommes. Car les femmes (qui sont des hommes comme les autres lorsqu’il s’agit des droits) sont aussi entreprenantes, politiques et perverses que les meilleurs (ou les pires) des hommes. Maints exemples nous en sont donnés. Mais l’on voit bien que raconter c’est unir et que la démocratie qui va naître dans le sang et les convulsions en 1789 est préparée par cet état d’esprit.

Diderot sait admirablement jouer du récit en feuilleton, entrelacer les histoires et la pérégrination des voyageurs, entretenir les coups de théâtre et les à propos, pour tenir son lecteur en haleine. Une vraie bande dessinée ! Nous sommes dans le réel où l’on se bat, l’on bouffe et l’on baise ; nous sommes dans le conte où l’on raconte l’histoire arrivée à tel ou tel, édifiante pour le présent. Le récit va comme un verre de champagne, vin qui est servi abondamment par une aubergiste bavarde qui ajoute – en tout bien tout honneur – son grain de sel au roman. Elle tient la taverne du ‘Grand cerf’, tout un programme dans le fantasme sexuel !

Les couples ne manquent pas, à commencer par Jacques et son maître, auparavant Jacques et son capitaine, encore avant Jacques et son ami adolescent, dépucelés tous deux par la même fille de forgeron. Il y a le maître et son faux chevalier escroc, le bourreau et son cheval habitué à s’arrêter aux gibets, l’aubergiste et sa Nicole – une petite chienne qui a reçu un coup de pied. C’est qu’il n’y a pas de vie sans les autres, ni instincts, ni affections du cœur, ni dialogues pour l’esprit sans mise en branle en société.

Jamais Diderot n’a dit avec autant de verve son amour pour la compagnie, le voyage ensemble, la bonne chère de concert, la conversation sur les amours. Le débat est incessant car il n’est pas de vie sans débattre ni se débattre. Donc la démocratie… On conçoit ce qu’a pu avoir de subversif ce ‘Jacques’ là, prénom usité comme synonyme de quidam ou de rebelle (jacqueries).

Raconter c’est penser, et rien ne prédispose mieux à penser que pérégriner. C’est ce que Nietzsche dira en parcourant à pied les sentiers d’Engadine : la marche aide les idées à se mettre en place, à leur rythme, avec bon sens, les pieds fermement attachés à la terre et la tête au vent qui passe. Entre les deux ? La philosophie. Celle de la vie bonne, ici et maintenant, pas celle des grands systèmes pervers créés ex nihilo pour jouer à Dieu et tyranniser les hommes. C’est cela aussi, la démocratie… Plutôt Athènes que Sparte, 1789 que 1793, le libéralisme que le collectivisme.

« Le maître : – A propos, Jacques, crois-tu à la vie à venir ? Jacques : – Je n’y crois ni décrois, je n’y pense pas. Je jouis de mon mieux de celle qui nous a été accordée en avancement d’hoirie » p.815. Vivre ici et maintenant est sagesse, sans entretenir l’illusion du passé ni la crainte de l’avenir. Montaigne le dit, comme les sages antiques et les philosophies orientales. Il n’y a que les églises chrétiennes qui jouent des peurs humaines pour instaurer leur pouvoir. Vivre, c’est être à propos.

« Jacques : – C’est que faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu’on veut ni ce qu’on fait, et qu’on suit sa fantaisie qu’on appelle raison, ou sa raison qui n’est souvent qu’une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal. Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l’expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l’avenir » p.676. Il faut espérer ou craindre à propos, pas hors de propos ; et le propos juste est d’expérience comme de raison. Il n’est écrit nulle part, ni imposé par quelque homme providentiel.

Une anecdote ne prouve rien mais elle édifie, elle fait penser. C’est ce qui naissait à la fin du XVIIIe siècle et qu’on jubile de découvrir. C’est ce qui meurt avec la pensée unique et la globalisation des convenances sur la Toile – qu’on déplore aujourd’hui d’observer…

Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1771, Folio, 2006, 373 pages, €4.84

Denis Diderot, Contes et romans, Gallimard Pléiade 2004, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

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Henry Bauchau, L’enfant bleu

Un psy qui poétise est une personnalité rare, d’ailleurs antique (Henry Bauchau est né en 1913). La psychanalyse, notamment freudo-lacanienne, se perd d’habitude avec délices dans le jargon pour initiés pour se poser en clercs d’une secte de pouvoir sur les gens. Ce n’est pas le cas ici, ce qui est digne d’être noté ! L’intérêt d’un poète est qu’il va droit aux personnes, sans passer par les clercs. L’enfant bleu est un roman d’une analyse.

Orion, garçon de 13 ans psychotique profond, est pris en charge par une psy-prof dans un hôpital de jour parisien où l’on tente d’éduquer les enfants perturbés. Elle passera treize ans à tenter de mettre de l’ordre dans ce chaos venu de l’enfance.

Inspiration délirante et conscience ordonnée : faut-il être « fou » pour être créateur ? C’est toute l’idée de Bauchau, venu du droit belge au journalisme, puis à la psychanalyse freudienne avant de poétiser et de romancer. Orion ne sait pas les mots, il communique mal, il a peur qu’on se moque de lui ou qu’on le méprise (ah ! sa mère qui sans arrêt pointe « que de fautes ! »). Opéré du cœur à quatre ans, il se sent meurtri, abandonné, persécuté. Il est dans la psychose paranoïaque où la réalité est menaçante (le démon de Paris rayonnisant), avec régression sur son petit moi encerclé qui explose parfois dans la violence, pris de délire. Sa psy-prof a le rôle de le mettre en confiance par la parole, jus d’orange et chocolat, puis de le confronter à la réalité via le dessin et la sculpture.

Vaste programme qui durera toute l’adolescence, non sans fatigue, pleurs et projets contrariés pour la psy qui est aussi une femme, épouse qui veut révéler le talent de son mari, aider une amie fragile et chanter la perte de son propre bébé mort-né. Bauchau charge la barque. Il crée un Paris indifférent où les métros anonymes sont autant de labyrinthes menant aux banlieues confinées, vaguement menaçantes. Des parents lassés qui se débarrassent volontiers du gamin psychotique dans « les institutions ». Certains psy sûrs d’eux-mêmes et dominateurs qui savent tout avant même d’écouter, et qui se trouvent parfois pris à la gorge (au sens littéral) par un patient impatient d’attendre leur impériale personne pour la séance prévue. Un Paris bizarre aussi, où existent des manifs « contre les dictateurs en Amérique latine »… en 2004 – alors que tous les pays sont devenus des démocraties dans les années 1990 ! Lesquelles manifs partent du Panthéon pour aboutir aux Tuileries en passant par les petites rues du bord de Seine – ce qui ne s’est jamais vu et ne serait jamais autorisé, faute de sécurité. Où l’on perçoit une sorte de délire démago…

L’enfant bleu, atteint de cardiopathie congénitale qui lui cyanose les lèvres, est ce 7 ans qui a aidé le petit Orion de 4 ans lorsqu’il était hospitalisé. Plutôt que de passer par les mots, que le gamin comprenait mal, il mimait et donnait l’exemple, redonnant confiance au petit. Le titre du livre est sur ce modèle de résilience qui va aider Orion à maîtrise son chaos pour le canaliser dans des œuvres picturales puissantes. L’enfant bleu est la part apollinienne de soi qui résiste à l’éruption dionysienne. Enfant mâle qui incite le psychotique à érotiser son semblable, embrassant son cousin à 14 ans durant les vacances, aimant toucher les épaules de Jean, autre psychotique qui résiste en lui disant « me colle pas ! ». Mais Orion qui se délivre de ses angoisses dans ses œuvres, mime aussi le protecteur enfant bleu avec le jeune Roland, 13 ans, puis avec Myla, sculptrice anorexique surprotégée par son père. Il devient ainsi lui-même, celui qui dit « je », capable d’offrir comme il reçoit, et de créer un monde où le public peut se reconnaître jusqu’à en faire un métier dans la société.

On peut lire ce roman à plusieurs degrés : une belle histoire de résilience et d’attachement personnel entre une femme et un adolescent ; la vie compliquée des psys avec prises de têtes, analyse perpétuelle du quoi et du pourquoi et constant épuisement de ne pas être dieu ; un délire romanesque sur l’apollinien et le dionysiaque, la raison et le chaos, médiatisée en chaque être par les émotions, dont l’inévitable obsession freudienne du sexe. Mais en tout cas, on peut le lire. Le style baroque avec inventions de mots aide l’histoire sympathique de ce couple improbable d’une adulte et d’un garçon, embarqués par profession dans l’existence.

Henry Bauchau, L’enfant bleu, 2004, J’ai Lu 2007, 317 pages, €6.36

Henry Bauchau sur Wikipedia

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Les filles dans Alix

Alix le Gaulois romanisé est un héros mâle initialement pour les garçons. Créé en 1948 dans une société restée autoritaire, hiérarchique et militaire, il devait inciter la jeunesse à être bon collaborateur, scout débrouillard et vertueux écolier. Mais l’irruption d’un jeune compagnon Enak à protéger, l’explosion sociale de mai 1968 qui a libéré les publications destinées à la jeunesse du carcan juridique et moral du patriarcat catholique, enfin l’extension du lectorat aux filles, ont rendu Alix plus sensible à l’élément féminin dans les albums.

Il faut distinguer trois parties chronologiques dans l’oeuvre :

  1. avant 1968 où la loi restrictive pour la presse de jeunesse inhibait le dessin de filles,
  2. de 1969 à 1996 où Jacques Martin écrivait et dessinait seul ses albums,
  3. après 1996 où le dessin lui échappe en raison d’une macula aux yeux puis, progressivement, le scénario qui est repris, revu et réinterprété par divers scénaristes.

Jacques Martin avec sa femme et ses deux enfants en 1966.

Avant 1968, les filles sont vues soit comme mère autoritaire castratrice (Athéna dans le cauchemar d’Alix, Adrea reine du Dernier Spartiate), soit comme une alliance politique et bourgeoise (Lidia nièce de César dans Le tombeau étrusque).

De 1969 à 1996, on assiste à une explosion des filles dans les aventures d’Alix et d’Enak. On ne compte plus les amoureuses déçues d’Alix : Héra dans Le dieu sauvage, Ariela dans Iorix le grand, Saïs dans Le prince du Nil tandis qu’Enak joue la pute torse nu sur la fourrure devant pharaon…

Il y a encore Sabina dans Le fils de Spartacus, Samthô dans Le spectre de Carthage, Malua dans Les proies du volcan, Archeola (qui se révèle le garçon Archeoloüs) dans L’enfant grec, Marah dans La tour de Babel, Yang dans L’empereur de Chine, Cléopâtre dans Ô Alexandrie.

Enak est alors trop jeune pour qu’on tombe amoureux de lui ; il est en revanche le prétexte tout trouvé pour que le héros ne s’encombre pas d’une fiancée, encore moins d’une épouse. Un preux chevalier reste chaste dans l’imaginaire scout dont Jacques Martin est issu. Il ne connait de l’amour que l’élévation de l’âme, le plus haut degré selon Platon, pour qui la beauté d’un corps devait conduire à aimer la beauté en soi, puis vouloir le Bien absolu universel.

Après le retrait de Jacques Martin du dessin, puis progressivement du scénario (il en avait préparé quelques dizaines, mais certains plus précisément que d’autres, restés à l’état d’idées), l’élément féminin se diversifie pour coller de plus près à la réalité de notre siècle – pour le meilleur et pour le pire !

Apparaissent les intrigantes (Julia dans La chute d’Icare, Cléopâtre qui veut marier Enak), les divertissantes (les danseuses des Barbares puis du Démon du Pharos, les filles de bain du Fleuve de Jade et de C’était à Khorsabad), la druidesse Folamour de La cité engloutie.

Innovation : comme Enak a atteint désormais non seulement la puberté mais aussi l’âge légal actuel d’être sexuellement actif (15 ans), l’histoire fait tomber amoureuses les filles : Markha n’est pas preneuse dans Le fleuve de jade, ce qui est réciproque, mais Sirva veut l’entraîner dans C’était à Khorsabad. Il résiste.

Tandis que le garçon, pas encore mûr, préfère observer en voyeur un couple dans L’Ibère, les ombres lui fouaillent le torse, façon allusive de dessiner son excitation !

Ou encore les convives des banquets seins nus de Cléopâtre (réminiscence du Banquet de Platon…) et les danseuses dévoilées du Démon du Pharos.

Femme ou fille, c’était l’interdit dans la société patriarcale traditionnelle catholique romaine. Athéna ou Adrea étaient des maîtresses femmes, déesse ou reine, qui disaient ce qu’il faut faire. Cet interdit a sauté en 1968, mais renaît avec la mode banlieue depuis une dizaine d’années, ce qui s’observe en 2007 dans L’Ibère où l’Espagnol (forcément un peu arabe dans l’imaginaire) fait un sort à sa sœur pour l’honneur. La compagne de Vercingétorix, dans l’album du même nom, est réduite elle aussi dès 1985 à l’état de mère qui suit son mâle, mais Jacques Martin n’a jamais aimé les Gaulois, leur vanité, leurs fanfaronnades et leurs archaïsmes.

Les filles sont introduites comme compagnes acceptables dès 1969 avec Kora enfant amoureuse du héros dans Le dieu sauvage (qui saute dans le sable torse nu avec les garçons), pendant d’Héra jalouse veut dompter Alix. Mais Alix a déjà deux compagnons, dont le petit Héraklion est à éclipse en raison de son jeune âge, il ne peut s’adjoindre une fille en plus.

Ce serait rejeter Enak qui n’est pas son petit frère mais un filleul adopté, son compagnon de toujours, auquel s’identifient le plus ses lecteurs (filles comme garçons). Qu’on ne croie pas que les filles lisant Alix aimeraient qu’Enak soit une fille ! Elles préfèrent être garçonnes et que les combats, épreuves et tortures physiques des garçons aient lieu, plutôt que de tordre la réalité historique.

Les filles acceptables pour les lecteurs et lectrices sont les amoureuses éphémères (Ariela, Saïs, Samthô, Malua, Yang), les ambitieuses ou putains (Maïa et sa mère, Archeoloüs, Cléopâtre, Archeola), les filles soignantes qui aident Alix pour Enak (Yang en Vierge Marie dans la crèche où Enak git) ou les petites à protéger comme on protège les enfants (Kora, Marah).

L’impossibilité du couple est posée dès Le dernier Spartiate par Alix à la reine Adrea : « Sache que je ne suis venu ici que pour délivrer mes compagnons de voyage, et surtout le plus jeune, mon ami Enak ». Elle est renforcée par Iorix qui déclare à Ariela, amoureuse : « son seul compagnon est ce garçon qu’il dorlote dans son chariot ». Elle est rationalisée par un Enak grandi et jaloux dans Les proies du volcan, lorsqu’il dissuade Alix de prendre Malua (les seins nus provocants) sur le radeau qui les fait s’évader de l’île.

Elle est clairement dessinée dans ce contraste des couples entre Ollovia et Vercingétorix tenant l’enfant mouillé, et Alix et Enak presque nus qui leur tournent le dos.

Elle est relativisée en « passes » admises entre Alix et qui le veut, s’il accepte, comme avec Cléopâtre qui le viole (après l’avoir vu crucifié avec son petit ami) dans Ô Alexandrie, puis le baise une fois encore dans Le fleuve de Jade.

Une allusion sexuelle est faite par la servante de Cléopâtre dans Ô Alexandrie : « ils reviennent sans rien d’autre que de petits sacs !… Peu de choses !… » Rien dans la culotte, quoi.

Les garçons ont la main devant le sexe mais ils ne tiennent pas leurs bijoux de famille : seulement les gemmes précieuses ramassées par l’économe Enak dans le désert. Ce qui va les faire pardonner par l’avide Cléo – qui va remercier Alix en nature en le mettant dans le bain.

Mais Alix refuse Julia qui veut baiser dans le bateau devant Enak endormi, dans La chute d’Icare. En revanche il « s’égare » avec Lidia, nièce de César, qu’il veut forcer dans le bassin de la villa, la nuit dans Roma Roma – un très mauvais album tant pour le dessin que pour la morale.

Quant à la druidesse qui sonne la fin du monde (le sien) dans La cité engloutie, elle est Méduse, la sorcière diabolique, mère nationaliste castratrice. Mais ce n’était plus Jacques Martin aux commandes et la cohérence comme la vertu s’en ressentent !

Les 20 albums scénarisés et dessinés par Jacques Martin seul chez Castermann :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or
3 L’île maudite
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate
8 Le tombeau étrusque
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil
12 Le fils de Spartacus
13 Le spectre de Carthage
14 Les proies du volcan
15 L’enfant grec
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25
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Hiromi Kawakami, Cette lumière qui vient de la mer

La jeunesse japonaise des années lycées vue par une romancière de Tokyo a un charme délicat. Midori, 17 ans, a dans sa classe un ami musclé Hanada et une copine volontaire Mizue. Lui hésite à s’affirmer, bredouille les réponses, s’étonne de ce qui pose question. A tout, ou presque, il répond « ben, normal ». Il prend les choses telles qu’elles viennent, sans penser. Quand son ami, sa copine, sa mère ou ses profs lui demandent de réfléchir à un quelconque sujet, sa première réaction est « quoi ? hein ? euh… » Ado typique qui ne sait pas encore exister par lui-même, pas adulte sent-il, pas aidé par les parents non plus. Il reste dans cet entre-deux incertain de l’être inachevé qui est sa séduction pour les autres mais un drame pour lui. L’inverse de l’amant de sa mère : « Il n’était ni trop quelque chose ni pas assez, un adulte quoi » p.48.

Laquelle mère ne s’est jamais mariée et vit avec sa propre mère, ce qui est peu courant dans une famille japonaise. L’école, pour faire comme si, invente de ne pas faire écrire une « lettre à son papa » aux élèves du primaire lors de la fête annuelle des pères, pour ne pas gêner l’enfant qui n’en a pas. Midori appelle sa mère Akio et sa grand-mère maman, ce qui n’a rien pour l’aider à y voir clair. D’autant qu’il sait qui est son géniteur, Otori, qui vient souvent à la maison. Pourquoi n’a-t-il pas épousé sa mère pour faire un couple « normal » ? Difficile question, à laquelle l’adulte ne répond que par esquives ; en fait il ne se sentait pas à la hauteur. De quoi mesurer au Japon l’aisance des considérations sexuelles et génitales en même temps que la gêne venue des statuts sociaux. Le gamin parle de sexe avec son père, bande devant son copain, baise sa copine sans complexe. « Quand à moi, j’étais en train de bander. (Pourquoi donc les adolescents ont-ils tendance à bander pour un oui ou pour un non ? » (p.33). Mais le regard des autres sur sa différence d’enfant sans père le gêne, tout comme lorsque Hanada veut s’habiller en fille.

Ce grand garçon robuste de son âge, dont les muscles moulent le tee-shirt, que lui passe-t-il par la tête ? Eh bien une blouse de femme très ample qu’on appelle marinière, qu’il porte « à même la peau » avec une jupe plissée pour aller au lycée. C’est là que l’on mesure à la fois la contrainte sociale (les regards amusés ou méprisants) mais aussi l’extrême tolérance japonaise aux déviances minimes (les profs font pour la plupart comme si tout était normal, les gens dans le métro ne disent rien, au bout d’une matinée « ils étaient habitués »). Tout au plus le professeur principal Kitagâ, qui enseigne la littérature, oriente-t-il son cours sur les haïkus qui évoquent la différence.

Un seul nuage au ciel

Ciel d’hiver nuage d’hiver

Vite estompé moitié de nuage (Nagata Kôi)

Pas de morale, pas de « tu dois », pas de sanctions administratives à la française. Il faut bien que jeunesse se passe. Ce qui importe sont les causes du travestissement, pas l’effet. « Au lieu de s’occuper des enfants, elle ferait mieux de traiter les adultes comme des êtres responsables » (p.29), dit le narrateur. Trop souvent en effet, faire la morale aux autres évite de juger ce qu’on fait soi. Les profs japonais n’ont pas cette attitude de supériorité et de neutralité administrative propre à la France, ils cherchent à comprendre leurs élèves sur un ton raisonnable et les orientent par l’exemple sans vouloir imposer un modèle.

Hanada ressent la japonité, « cet état d’intimité avec les choses » comme une attitude qu’il doit secouer pour devenir lui-même. Ce pourquoi il tente la provocation : « Tu veux dire que ça te déplaît de te fondre dans le monde, et que c’est ce qui t’amène à vouloir porter exprès des habits féminins qui ne te vont pas du tout ? – J’avais saisi entre mes baguettes le dernier ravioli. – Disons que, oui, c’est à peu près ça, a répondu Hanada » p.83. D’ailleurs le travestissement ne lui plaît pas longtemps ; il s’est mis dans la tête de travailler un peu après les cours et reprend son jean et son tee-shirt. Il a seulement la sensation d’avoir « trop chaud aux jambes et aux reins » sans la jupe.

C’est à ce moment que Mizue, qui se cherche elle aussi, demande et redemande à Midori s’il l’aime. Lui ne sait pas quoi dire. Bien sûr il l’aime, enfin pas le grand amour des romans mais en copain, il est bien avec elle, pour la baise aussi, mais il ne va pas en faire un plat. Bref, « normal », quoi. « Pourquoi faut-il se mettre tout d’un coup à aborder des sujets pareils ? Sans crier gare. A sens unique » p.190. Oui, pourquoi ? Cela le panique car il ne sait pas quoi dire de profond, de définitif, d’adulte. Mizue le considère comme « froid » et tente de séduire Hanada. Mais celui-ci – il l’avouera à Midori dans l’intimité – ne bande plus depuis un certain temps, plus vraiment, même pas pour un rien. Est-ce Mizue qui l’a mis dans une situation impossible où il la baiserait bien mais en trahissant son meilleur ami ? Ce n’est qu’après l’aveu (alors qu’il dort aux côtés de Midori blessé) qu’il bande à nouveau comme un âne. Rien ne se passe et personne n’est satisfait, ce qui est la situation perpétuellement instable des adolescents.

Hiromi Kawakami saisit très bien cette période de métamorphose toute en hésitations et tentatives, cette « normalité » qui accepte les choses telles qu’elles viennent mais sont incapables de choisir une voie volontaire, ce décalage permanent entre le monde et soi. Ses 313 pages se lisent avec bonheur tant nous sommes avec légèreté dans le profond. Petites touches, grands effets, on comprend mieux ses propres adolescents après lecture, même s’ils ne sont pas japonais. C’est qu’Hiromi Kawakami parle universel et mérite d’être découverte !

Hiromi Kawakami, Cette lumière qui vient de la mer, 2003, traduction française Élisabeth Suetsugu, éditions Philippe Picquier 2005, 313 pages, €18.53

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Harlan Coben Une chance de trop

Votre couple bat de l’aile, vous avez perdu de vue bêtement l’amour de votre vie, vous vous êtes créé une vie de changements et de voyages qui vous empêche de penser à tout ça. Mais, par hasard, votre femme a mis au monde votre fille. Vous vous êtes attaché à ce petit bout braillard aux cheveux si fins et au sourire… ma foi si craquant.

Et puis un matin, vous croquez à peine une barre de céréales. Boum ! Deux balles dans la peau. Le trou noir. Douze jours de coma. Lorsque vous émergez, les questions sont directes mais les silences gênés. Que vous est-il donc arrivé ? Eh bien le pire, ou presque : plus de femme – tuée – plus de petite fille – enlevée ou… ? Evidement, les flics ont leur théorie préconçue, évidemment – nous sommes en 2003, après le 11-Septembre. Le FBI est une vaste bureaucratie où la routine compte plus que la dimension humaine des victimes. Alors qu’allez-vous faire ? Renoncer ? Vous faire une autre vie ?

C’est bien la tentation américaine, de faire constamment table rase de tout pour tout recommencer ailleurs. Les gens ne restent plus, ils se contentent d’échanger entre eux avant de passer à autre chose. « Aujourd’hui, les Etats-Unis tendent à se transformer en un vaste centre commercial à ciel ouvert. Partout ce sont les mêmes enseignes. C’est facile de critiquer – et je ne m’en prive pas, du reste – de proclamer qu’on aime le changement, mais en fin de compte, surtout en ces temps troublés, on ne recherche peut-être que ce qui est familier. » p.444

Mais l’auteur – pardon, le personnage de Marc, docteur en chirurgie réparatrice – est trop adulte pour ne pas vouloir se prendre en main. Il va donc se débrouiller tout seul, avec l’aide de quelques amis sûrs seulement. Les demandes de rançon sont étranges : n’avait-il pas été laissé pour mort ? Est-ce le kidnapping, l’objectif des agresseurs ? N’y aurait-il ; pas autre chose, de plus affreux ? C’est tout l’art du thriller de nous amener à nous poser des questions successives, sans y répondre autrement que par l’action, avant que l’écheveau ne se démêle dans les derniers chapitres.

Harlan Coben écrit court, direct, avec cette ironie populaire qui plaît bien. Sans grandes phrases, il brosse touche après touche un portrait des Américains et de l’Amérique, bien meilleur que celui des préjugés qui encombrent les média français. La place de l’Enfant, l’aspiration à la Justice, la horde des Intérêts, l’infantilisme habituel, les comportements Administratifs – tout cela vient heurter la vérité des gens, enfoncer leur petit cocon confortable. C’est alors – mais seulement alors, qu’ils se révèlent : ils valent bien mieux que cela mais il faut que les circonstances les secouent.

Harlan Coben, Une chance de trop (No second chance), 2003, Pocket 470 pages, €7.03

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Herman Melville, Taïpi

Taïpi est le premier roman d’Herman Melville, écrit à 25 ans. Il relate une expérience personnelle de désertion avec un compagnon, Toby, suivie d’un séjour chez les sauvages cannibales des îles Marquises. Melville enjolive son histoire, il l’étire dans le temps, évoque quatre mois plutôt que quatre semaines, ajoute des détails culturels puisés dans la documentation ethnologique qui commence à paraître en son temps. Il a vécu chez les sauvages, c’est un fait confirmé par Toby lui-même – en réalité Richard Tobias Greene – de retour de bateau deux ans après la publication du roman.

Mais il travestit la réalité en la romançant, comme il était d’usage chez les gens-de-lettres du 19ème siècle. Il dissimule notamment toute sexualité sous un discours de convenance qui s’évade dans le lyrisme à chaque moment cru. Il invente certains personnages comme la belle Faïaoahé pour faire plus « vrai », se donner le beau rôle ou dissimuler sous la convention des désirs interdits. Mais un tel nom n’existe pas en polynésien, pas plus que « le lac » lamartinien de l’île où l’auteur dit avoir promené sa belle en pirogue, brisant le tabou qui exclut les vahinés des bateaux.

L’histoire est cependant captivante. Ne supportant plus la campagne de pêche à la baleine interminable, ni l’arbitraire tyrannique du capitaine Pease, Melville déserte en baie de Nuku-Hiva le 9 juillet 1842. Avec Toby, il s’enfonce dans l’intérieur, passant les crêtes vertigineuses qui séparent les vallées, formant autant de « cités » pour les tribus du lieu. L’une d’elle, particulièrement, est réputée féroce et cannibale. C’est dans cette dernière que vont échouer Toby et Tom (surnom que s’est donné Melville d’après son grand père Thomas). Ils surprennent un très jeune couple effarouché occupé sans doute à s’aimer dans les buissons (évanescente et victorienne allusion).

Ils s’attendaient à être dépecés, rôtis et mangés mais c’est une sourcilleuse hospitalité qui leur est offerte. Le soupçon planera durant tout le séjour et va épicer l’histoire. Tom, blessé à la jambe, ne peut suivre Toby lorsque celui-ci réussit à quitter les Taïpis quelque temps plus tard en jurant de revenir le chercher. Il ne reviendra pas, berné par l’intermédiaire tribal cupide. Mais il transmettra l’information et, in fine, fera libérer le narrateur.

En attendant, Tom est soigné dans la case du chef Maaheiao par son fils Kori-Kori et sa sœur inventée, à « l’affection » probablement tout aussi inventée. D’autres jeunes garçons peuplent la case, que Melville évoque en passant. Baignades nues, massages à l’huile de coco conduisant à l’extase, jeux avec les enfants, repas pris en commun avec les chefs, tissage auprès des femmes, Tom ne s’ennuie pas. Les fêtes et cérémonies lui échappent mais il sent confusément que ces rites, tout comme les tatouages, ont quelque chose à voir avec la religion de la tribu, donc avec son adoption définitive. S’il refuse trop longtemps d’être tatoué, Tom ne risque-t-il pas de refuser de s’assimiler, donc ne sera-t-il pas sacrifié comme « ennemi » ?

Les Happas, de la tribu voisine, dont quelques escarmouches violentes rappellent que la guerre existe chez les « bons sauvages », font les frais du rôti lorsque des guerriers vaincus sont ramenés en triomphe chez les Taïpis. Leurs vainqueurs en conservent la tête, embaumée, emballée et suspendue par une corde dans leur case. Tom en aperçoit trois dont une de Blanc, lorsqu’il revient impromptu d’une promenade.

Il ne cherchera alors qu’à fuir, occasion de dramatiser un peu le récit qui s’est complu jusqu’ici dans la description des délices de la vie naturelle à la sexualité spontanée. Sa famille adoptive se fera complice de son évasion in extremis lorsqu’un baleinier, au courant de son sort, mouille dans la baie.

Il est tout à fait possible de lire Taïpi naïvement, et c’est alors un bon roman d’aventures à mettre entre toutes les mains dès 12 ans. L’auteur ne se perd pas dans l’érudition et peu encore dans l’essai moral. Il écrit de façon primesautière, d’un style enlevé, hardi, léger. Il se moque de lui-même tout en s’autorisant certaines émotions et transports. Il a le sens de la mise en scène, faisant insidieusement monter la tension, depuis un paradis terrestre où il folâtre insouciant en simple appareil jusqu’aux menaces diffuses qui l’inquiètent crescendo sur son intégrité physique, son avenir, sa vie peut-être.

Il est aussi possible de lire Taïpi avec le recul, et l’on y trouve alors une réflexion philosophique sur barbarie et civilisation, nature et culture, sexualité et relations humaines, vie naturelle et religion. Le pas est vite franchi – et pour cause – vers le pamphlet anti-missionnaires, anti-puritanisme et anti-colonialisme. Melville raisonne en citoyen d’un pays neuf, les États-Unis, libéré des féodalités des vieux pays d’Europe, et des révérences religieuses, diplomatiques ou de prestige social. Reste à se libérer du carcan victorien et à laisser s’épanouir la sensualité des corps et la sexualité libre. C’est à cela que sert la Polynésie pour Melville l’Américain. Et avec lui nombre de marins.

Melville avoue dans une lettre à Nathaniel Hawthorne du 1er juin 1851 : « Je n’ai connu jusqu’à 25 ans aucun développement. C’est de ma 25ème année que date ma vie. » L’expérience chez les Taïpis apparaît comme une initiation, comme un passage dans le jardin d’Eden terrestre – la Polynésie – d’où il « renaît » différent, accompli sexuellement, libéré des conventions, élevé en morale, apte à réaliser enfin sa personnalité dans l’écriture.

Taïpi contient beaucoup de choses et ses divers degrés de lecture incitent à y revenir, signe que le livre est plus profond que sa légèreté affichée et que c’est donc un « bon » livre : celui qui distrait tout en laissant penser.

Herman Melville, Taïpi, Folio 1984, 377 pages, €8.45

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Les îles du troisième sexe

A Papeete, les ‘rae rae’ (dire réré) ou encore les ‘mahu’ (dire mahou) sont des travestis. La taille, la voix, la corpulence et surtout la démarche permettent de les repérer. Selon une légende, on éduquait en fille le troisième enfant de la famille, qu’il soit physiquement fille ou garçon. Auparavant cela se passait bien, jusqu’au jour où l’homophobie est apparue (avec le puritanisme chrétien). Aujourd’hui, ils/elles se battent pour faire reconnaître leurs droits de personnes, comme partout dans les pays occidentaux. Dans la vie de tous les jours, le mot ‘mahu’ désigne les efféminés, les travestis, tandis que les ‘rae rae’ sont plutôt ceux/celles qui se prostituent. Le quartier ? Pont de l’Est et Commerce à Papeete.

Les ‘mahu’ sont souvent d’excellents animateurs, cuisiniers, graveurs, etc. Ils vivent en couple avec un tane (un homme, un vrai), ils ont souvent un enfant ‘faamu’ (adopté) et vivent sans complexes. Ils ne sont pas opérés mais restent physiquement masculins. Les Occidentaux, à leur arrivée dans les îles, découvrirent que l’adoption était très répandue. Il s’agissait d’un don, non d’un abandon. L’enfant se partageait entre sa famille d’origine et sa famille adoptive (comme les fils des vassaux confiés à un seigneur féodal). L’enfant ‘faamu’ (qui signifie « faire manger ») était considéré comme membre à part entière de la famille. Il avait les mêmes droits que ses frères et sœurs adoptifs, en particulier sur le patrimoine familial (là, grosse différence avec nos seigneurs féodaux !). Cette adoption plénière aujourd’hui se heurte à l’absence d’actes légaux conformes au droit civil applicable en Polynésie. Mais la pratique subsiste. Hier, sur les annonces affichées dans le petit centre commercial, j’ai lu : « maman popaa, deux enfants, cherche à adopter un enfant faamu, merci de téléphoner au numéro… »

Mahu, voici la définition trouvée dans le « Dictionnaire illustré de la Polynésie » : homme travesti qui, dans l’ancienne société tahitienne, vivait à la manière des femmes et en leur compagnie. Certains étaient homosexuels mais ce n’était pas une caractéristique essentielle, contrairement aux ‘rae rae’ modernes. D’après les observations faites par les premiers navigateurs, les ‘mahu’ existaient à l’époque des Grandes Découvertes. Il ressort donc que le phénomène ‘mahu’ ne s’inscrit pas dans le cadre d’une décadence générale mais est (était ?) au contraire une institution sociale ancienne et bien réglée. L’explication sociologique la plus plausible de cette coutume pourrait être formulée de la manière suivante : il s’agit d’une « image négative ». Ces images sont aussi courantes dans certaines sociétés que les « images positives » exaltées aujourd’hui par les médias telles que les héros de la guerre ou du sport, les vedettes de film ou les célébrités de la politique. En d’autres mots, les ‘mahu’ étaient autrefois des antihéros qui montraient à la jeunesse le chemin qu’il ne fallait pas emprunter (comme les hilotes ivres montrés aux très jeunes Spartiates). On ne doit pas cependant en conclure que les ‘mahu’ étaient des parias. Ils étaient toujours bien traités et très recherchés comme domestiques à cause de leurs connaissances parfaites des travaux féminins, la force mâle en plus… Il existait des ‘mahu’ dans les autres îles de la Polynésie, en plus de Tahiti ; le terme qui les désigne varie d’un lieu à l’autre.

Les ‘rae rae’ ont une vie beaucoup plus difficile. Ils sont plus « déguisés » qu’habillés en femmes et reconnaissables aisément : talons de 20 cm de haut et démarche provocante. Ils usent et abusent d’alcool et des drogues, se shootent aux hormones. Pour avoir l’argent nécessaire, ils se prostituent le plus souvent. Ils peuvent être opérés, ou pas selon leurs moyens et leur désir. Ils ont souvent des problèmes psychologiques, écartelés entre deux genres et mal vus par la société, vivant aux limites de la légalité.

Mes Polynésiens de m’affirmer : « bien sûr, ce n’est pas la faute de ces enfants mais c’est parce que leurs parents regardaient des films porno pendant la grossesse de la mère, qu’ils sont devenus ‘mahu’ ou ‘rae rae’ ! » No comment : l’éducation sexuelle est bien pauvre en Polynésie… Les familles sont ignorantes et l’école se garde bien de sortir de la neutralité scientiste qui réduit le baiser au vol des abeilles et l’acte sexuel à la pollinisation.

Hiata de Tahiti

Note d’Argoul :

Dans toute civilisation court le mythe de l’Androgyne. La division du monde en deux sexes apparait trop restreinte. Le pouvoir de créer un humain est une puissance que les hommes jalousent. En Polynésie, la confrérie des Arioï, réunissait des mâles qui visaient à capter et à contrôler les pouvoirs surnaturels féminins en étant éduqués comme des filles, en jouant le rôle de conteurs, de danseurs et de bouffons, et en ayant des relations sexuelles consenties avec des adolescents mâles dès la puberté. Les Arioï peuvent se frotter le ventre avec qui ils veulent mais ils n´ont pas le droit d´enfanter.

La théorie de l’« image négative » me paraît être liée aux catégories du Bien-et-du-Mal apportées par les missionnaires, donc pas très « traditionnelle ».

En revanche, le choix du « troisième enfant » pour être éduqué en fille pourrait fort bien avoir eu une fonction démographique. Les îles ne sont pas extensibles et la place comme la nourriture ne s’y multiplient pas au gré des naissances. L’encouragement à l’homosexualité – ou à l’a-sexualité – est une coutume culturelle attestée ailleurs, qui permet de réguler les naissances. Notre élite de l’ancienne France ne destinait-elle pas le troisième fils à entrer dans les Ordres ou à se faire curé ? Une autre hypothèse, toujours démographique, laisse entendre que les tribus protégeaient ainsi quelques hommes des guerres incessantes et des sacrifices humains qui décimaient les mâles.

Il va de soi que ces coutumes sociales équilibrées se sont trouvées bouleversées par l’irruption de l’idéologie chrétienne dans les îles, tout comme par les libertés acquises grâce à la modernité (contrôle des naissances, choix volontaire du plaisir sans conséquences, images médiatiques pro-hétéro ou focalisées sur l’argent). Le mal-être contemporain des « déviants » est dû à l’inutilité sociale d’une coutume devenue désuète. Ce mal-être engendre des comportements affectifs de compensation et d’oubli tels qu’alcool et drogue. Le coût de tels substituts conduit à la prostitution, donc au mépris social. On tourne en rond. Seule une nouvelle tolérance par la société de comportements sexuels différents de l’hétérosexualité ‘biblique’ obligatoire rompra le cercle vicieux. Gauguin a peint « Le sorcier d’Hiva Oa » en 1902, qui pourrait bien figurer un prêtre ‘mahu’.

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Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil

Écrit de la quarantaine, Murakami publie ce roman lorsqu’il atteint 43 ans. Le personnage qui dit « je » est prénommé Hajime, ce qui veut dire « le commencement ». L’auteur, né après guerre, en profite pour faire le bilan à mi-vie de sa génération, celle du renouveau japonais.

La fin des années 1980 voit le sommet de la richesse et de la prospérité du nouveau Japon, à l’école américaine depuis 1945. Le pays est devenu la seconde puissance mondiale. Mais la spéculation sur les terrains, la course à la consommation et aux salaires mirobolants sur le modèle de l’American way of life légué par les vainqueurs, va engendrer une crise dont le Japon n’est pas sorti encore, vingt ans plus tard. Avec son intuition fine de l’air du temps, Haruki Murakami saisit parfaitement ce moment.

Hajime est un homme ordinaire dans le Japon d’après guerre. Il a connu une enfance et une adolescence banales, accomplissant chaque étape sans précocité ni drame. Il a fait ce qui se doit, sans originalité ni regret. Études moyennes, université de second rang, travail de bureau, mariage convenable. Son beau-père, promoteur avisé, lui prête des fonds pour monter des bars à Tokyo (comme l’auteur l’a fait lui-même) et Hajime se découvre entrepreneur. Il sait imaginer les désirs de la clientèle, composer les cocktails, les menus et l’orchestration. Il sait s’entourer de gens compétents qu’il fidélise en les rémunérant bien. En bref : la réussite, le portrait du Japon de la fin des années 1980.

Pourquoi donc une remise en cause ? C’est tout bête : par l’amour.

Le jeune homme est fils unique, ce qui était rare dans les années 50. Il s’est donc lié en priorité en primaire avec une fille unique, Shimamoto, de surcroît boiteuse. La traductrice, Corinne Atlan, se croit obligée d’ajouter en français l’augmentatif –san au nom de la fille. Je ne vois pas pourquoi. Les vieux esthètes traduisaient cette déclinaison hiérarchique propre au Japon par « l’honorable ». Ici, Shimamoto-san voudrait plutôt dire « la » Shimamoto comme on dit chez les latins ou « Mademoiselle » Shimamoto mais sans le ton déférent du français de cour (Mon Sire, Ma Demoiselle). Restons-en au nom, puisqu’il est neutre. Les deux enfants s’entendent bien, ils se comprennent à mi-mots.

Surtout, Hajime découvre avec Shimamoto l’amour. A 12 ans dans les années 50, ce n’est pas le sexe mais l’émoi de sentir proche quelqu’un d’autre. « Nos doigts restèrent entrelacés à peine dix secondes, mais cela me sembla durer une demi-heure. (…) il y avait, rangés à l’intérieur de ces cinq doigts et de cette paume comme une mallette d’échantillons, tout ce que je voulais et tout ce que je devais savoir de la vie. C’est elle qui m’apprit, en me prenant la main, qu’il existait bel et bien un lieu de plénitude au cœur même de la réalité. Au cours de ces dix secondes, je m’étais senti comme un parfait petit oiseau. Je volais dans le ciel, sensible au vent dans mes plumes. Depuis le ciel, je contemplais des paysages lointains » p.19. Nous sommes là au cœur de l’art de Haruki Murakami : le bouleversement des sens, l’intuition du surréel, l’ouverture panthéiste à tout ce qui existe.

Nous sommes en plein Japon zen. Point de dieu transcendant mais une voie personnelle qu’il s’agit de découvrir par tout son corps. D’où l’importance de la matérialité. L’enfance commence par le toucher, l’adolescence exigera l’œil, le goût et l’odorat, la maturité l’ouïe. Les mains qui s’enlacent électrisent à 12 ans ; les corps nus qui se regardent, se lèchent et se respirent à 16 ans avec Izumi, une autre fille, prolongent l’expérience de la vitalité ; se sentir adulte signifie réaliser un projet de couple et de travail, être bien avec son épouse Yukido et lui faire deux enfants, concevoir et faire marcher un bar apprécié. Ce sont à chaque étape de la vie les cinq sens qui se déploient, enrichissent la palette de l’expérience et conduisent à une sagesse. D’où cette réflexion à mi-vie : qu’ai-je fait de mon existence ?

Nous sommes en plein Japon moderne. Tout y est mouvement, changement incessant, course au présent perpétuel. Hajime n’a pas connu longtemps Shimamoto : ses parents ont du déménager pour cause du métier de courtier en bourse de son père. Les deux enfants se sont perdus de vue, sans jamais s’être « vus nus » (fantasme qu’avouera Shimamoto 15 ans plus tard). Le garçon a changé, l’adolescence a modifié son corps, il s’est musclé par la natation, lit beaucoup, écoute de la musique, change de moi. Il s’est senti grandir, désorienté et fasciné, étudiant sa nudité dans le miroir. Ce pourquoi il quittera Izumi à son tour pour aller à Tokyo, à l’université. « Le monde se préparait sous nos yeux à d’importantes métamorphoses, dont je voulais sentir la fièvre sur ma peau » p.43. Né en 1949, Murakami a eu 19 ans en 1968, période révolutionnaire au Japon aussi. Dans la capitale, il couchera avec la cousine d’Izumi, plus âgée, à qui il fait l’amour « avec frénésie », « jusqu’à s’en faire éclater les méninges », « quatre ou cinq fois de suite », à sec et douloureux (p.48). Une fois marié avec une autre, inséré dans la société, il se sent « récupéré peu à peu, à mon insu, par ce monde » p.77. Le mouvement l’a entraîné, il n’a guère maîtrisé.

D’où son interrogation existentielle. « Savoir ce qui se passait dans la ville de province de mon adolescence, ou ce qu’étaient devenus nos anciens camarades de classe ne m’intéressait pas le moins du monde. Trop de temps et trop d’espace me séparaient désormais de celui que j’avais été » p.87. Surtout qu’Izumi s’est fermée, son âme est morte, inexpressive, « elle fait peur aux enfants ». Hajime se sent coupable de l’avoir abandonnée, puis trahie au profit de sa cousine, même si Izumi n’a jamais voulu faire l’amour avec lui. Aussi, lorsqu’il retrouve par hasard sa Shimamoto d’enfance, c’est pour lui une révolution.

Révolution : ce qui accomplit un tour complet sur lui-même. Ainsi font les planètes. Les êtres humains aussi : « En regardant bien j’ai reconnu le Hajime de mon enfance. Tu sais quoi ? Tu as exactement les mêmes gestes qu’à douze ans », lui dit-elle (p.95). Va-t-il replonger dans cet amour d’enfance qui est resté en lui toujours ? Shimamoto est mystérieuse. Riche, elle ne dit pas ce qu’elle fait ni si elle est mariée. J’ai ma petite idée sur le sujet mais l’auteur laisse volontairement le flou. Toujours est-il qu’elle a eu un bébé fille qui est mort peu après sa naissance et dont elle veut disperser les cendres dans un fleuve. Elle ne trouve pas d’autre personne avec qui partager cette cérémonie panthéiste que son confident Hajime. Lui est accroché, la revoit sans cesse avec bonheur, ils finissent par « se voir nu » (pour la première fois) puis par baiser. Shimamoto va-t-elle entraîner Hajime dans l’éternité avec elle, dans le romantisme Tristan et Iseut ou comme ces goules des légendes japonaises qui vous boivent l’âme ?

Nat King Cole chante ‘South of the Border’ le dernier soir, comme quand ils étaient petits, ce qui donne le titre du roman. La seconde partie du titre vient d’une légende sibérienne où les paysans, sur cette terre plate à perte de vue, voient le soleil se lever chaque matin à l’est et se coucher chaque soir à l’ouest. Leur hystérie, lorsqu’elle se déclenche, est de suivre le soleil, obstinément vers l’ouest. Zen et modernité, frontière et soleil, accomplir sa vie et être dans le mouvement. Il y a cette dialectique chez Murakami, bien loin du noir ou blanc biblique où il s’agit de quitter ce monde de boue pour aspirer vers un Dieu au-delà.

Les Japonais restent sur terre. A mi-vie, il faut choisir d’être soi. « Il me semble que j’ai toujours essayé d’être quelqu’un d’autre. Il me semble que j’ai toujours voulu aller vers des gens et des lieux nouveaux et différents, pour m’inventer une vie nouvelle, devenir un être au caractère différent. (…) En un sens, devenir adulte, c’était ça, et en un autre sens, ce n’était qu’un changement de masque à chaque fois. (…) Mais pour finir, je ne suis arrivé nulle part. Je suis demeuré moi-même » p.218. Tel est le message de Murakami à la quarantaine : vous êtes tel qu’en vous-même la modernité vous change.

Qui ne connaît pas Haruki Murakami pourra avec bonheur commencer par ce roman sensible, sensuel, où le surréel et le décalé, qui sont la marque de fabrique de l’auteur, ne sont qu’en nuances accessibles aux esprits français trop volontiers binaires.

Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, 1992, 10-18 2003, 224 pages, €6.65

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Jonathan Coe, Le cercle fermé

Voici la suite de ‘Bienvenue au club’déjà chroniqué sur ce blog. Nous ne sommes plus dans les années 1970 mais au début des années 2000. Les adolescents au lycée, vivant leurs amours et leurs ambitions dans un humour ravageur ont fait place à des adultes mariés, parfois avec enfants. Sont-ils heureux ? Ont-ils réalisé les promesses de l’aube ? C’est tout le sujet de ce second tome.

Doug l’apprenti journaliste dans le bulletin du lycée et fils de syndicaliste, est devenu journaliste politique ; il est marié à Frankie, fille de la haute, dont il a deux fillettes. Et l’on rit lorsque les gamines essayent maladroitement de répéter les injures sorties de la bouche de leur père à l’énoncé d’une mauvaise nouvelle, devant leur mère outrée. Culpepper, sportif et bon élève en concurrence avec Steve le Jamaïcain noir, est devenu homme d’affaires proche du pouvoir ; il a pris une bedaine et un cynisme qu’on ne lui aurait pas deviné. Steve a laissé la physique, où il a échoué en terminale, pour la chimie où il dirige un labo de recherche jusqu’à ce que la quête du profit maximum immédiat le mette sur la paille dans les années Blair. Le pâle Philip a épousé Claire et ils ont un fils, Patrick, 15 ans au début du livre. Mais le couple a divorcé, ayant chacun fait le choix du mauvais conjoint. Philip est toujours resté amoureux de Lois, qui en a épousé un autre, tandis que Claire aurait bien épousé Benjamin.

Benjamin justement, reste le héros du livre, le personnage central autour duquel tout tourne. Nous l’avions quitté éperdument amoureux de Cicely la poison. L’a-t-il épousé comme rêvé ? Point du tout ! Sitôt l’amour fait, Cicely est partie rejoindre sa mère qui officiait sur les planches à New York, et a connu là « sa période gouine ». Benjamin n’a donc pas écrit son grand œuvre, il est devenu expert-comptable. Il a épousé la triste Emily, militante chrétienne. Ils n’ont pas d’enfant, n’étant pas parvenu à en faire. Le lecteur apprendra, au fil des pages, qu’il s’agissait bien d’un blocage psychologique car tant Benjamin qu’Emily en auront un par ailleurs… mais ne dévoilons pas trop l’histoire. L’auteur entremêle les destins de façon qu’une chatte n’y reconnaîtrait pas ses petits. Mais cela donne des coups de théâtre excellents, comme celui qui arrive à Paul sur la fin. L’infernal petit frère des années lycée est resté aussi chieur qu’ado en devenant député travailliste. Il a constitué un club, comme les Anglais aiment tant à s’y distinguer, le Cercle fermé. Ce rassemblement informel d’amis autour d’un projet politique commun est une façon de comploter à l’intérieur du grand parti, afin de se pousser du col. Ne critiquons pas trop les clubs anglais : les Français ont leurs franc-maçonneries, ce qui ne vaut guère mieux.

Outre sa construction originale qui fait retrouver les personnages selon des liens inattendus, outre l’usage réitéré de fragments littéraires divers tels le récit, le journal intime, le courriel, l’un des intérêts multiple de ce gros roman est sociologique. L’auteur porte un regard aigu sur les travers de son époque et de son pays. Plutôt porté à gauche, Jonathan Coe n’en raille cependant pas moins l’égoïsme indifférent des bobos locaux. Telle cette conne, « la conductrice d’un énorme 4×4 vert bouteille – qui semblait fait pour acheminer des vivres sur des routes défoncées entre Mazar-e-Charif et Kaboul plutôt que pour emmener au supermarché, comme cela semblait être le cas, un couple bourgeois avec enfant – klaxonna furieusement en faisant une embardée, portable à la main » p.81. On se demande combien de mains possède cette Shiva démoniaque qui fait tout en même temps en se foutant pas mal des autres.

Mais les hommes ne sont pas mieux traités. Ils emmènent le dimanche leurs enfants petits au square. « La plupart des nounous, apparemment, avaient leur dimanche libre, et les pères pouvaient ainsi profiter de leurs enfants au parc tandis que les mères restaient à la maison pour faire ce qu’elles ne pouvaient pas faire le reste de la semaine pendant que les nounous s’occupaient de leurs enfants. Ce qui signifiait en pratique que les enfants étaient livrés à eux-mêmes, délaissés et confus, tandis que les pères, chargés non seulement de journaux, mais de pintes de café Starbucks ou Coffee Republic, tentaient de faire sur un banc ce qu’ils auraient fait à la maison s’ils en avaient eu la possibilité » p.112.

Car le monde a pris la bougeotte. « Nos parents ont gardé le même boulot pendant quarante ans. Mais maintenant (…) Doug a changé de boulot. Moi, j’ai changé de boulot et de pays. Steve veut changer de boulot, apparemment » p.303. Sauf un : Benjamin le lunaire, jamais remis de l’amour de sa vie pour l’égoïste évanescente Cicely. Il va d’ailleurs la retrouver, juste au moment où il envisageait de se faire moine, mais je ne déflore rien de plus. Sauf que l’on apprend tout sur le miracle du slip, irrésistible dans le premier volume.

Le monde a pris de l’égoïsme aussi. Les manifs syndicales aux portes des usines précises, dans les années 1970, ont laissé place à des manifs pour des abstractions : contre la guerre en Irak ou pour conserver Rover en Grande-Bretagne. Personne ne fait plus attention aux autres, sauf par nostalgie adolescente, et encore. Le joyeux Harding, potache blagueur célèbre au lycée, est devenu un pronazi cynique célibataire et aigri, vivant tout seul dans la campagne en écolo de Hobbes, en guerre contre tous. Les néolibéraux ont pour hantise la promiscuité, ils s’isolent en cercles fermés, en ghetto de résidence, en plages réservées. « Ils emploient leur argent à installer un système de filtrage, à édifier autant de barrières que possible, afin de n’entrer en contact digne de ce nom qu’avec des gens du même type qu’eux, économiquement et culturellement » p.349. Les néotravaillistes se sont acoquinés avec eux, ce qui explique pourquoi Blair a fini par perdre le pouvoir.

Quant au modèle américain, il est celui de la pute. Racoler le client comme on racole sur le trottoir, susciter le désir de consommer sur le schéma de la baise. Munir, anglais d’origine pakistanaise, est outré de voir à la télé les séries de « stars » américaines : « Ces femmes sont dans un endroit public et elles discutent de la meilleure manière de pratiquer une fellation, exactement comme elles parleraient tricot ou cuisine. Et l’une d’elles – celle-là, là-bas ! – vient de reconnaître qu’elle avait couché avec cinq hommes différents en une semaine ! Quel respect, quel respect ces femmes peuvent-elles éprouver pour elles-mêmes, pour leur corps ? (…) Voilà ce que c’est, l’Amérique, aujourd’hui, un pays de dégénérés ! Pas étonnant que le reste du monde se soit mis à les mépriser ! Quelle… quelle probité attendre d’un pays qui se conduit ainsi ? (…) Qui prêche la religion et la morale, mais dont les femmes se comportent comme des putains » p.420. Ce pourquoi Blair, fourvoyé à tort dans la guerre d’Irak avec Bush junior, a fauté, au grand dam de l’auteur qui vote travailliste.

Un bien beau livre qui montre que tout est lié, que l’on n’oublie jamais, que sans cesse les causes produisent leurs effets inattendus. La vie, quoi. Avec d’attachants personnages.

Jonathan Coe, Le cercle fermé (The Closed Circle), 2004, Folio 2009, 551 pages, €7.98 

Le coffret Bienvenue au club + Le cercle fermé, Folio, €15.96 

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Takashi Hiraide, Le chat qui venait du ciel

Les Japonais ont une approche de la nature et des êtres différente de la nôtre. Cela signifie-t-il que nous ne pouvons les comprendre ? Certes pas ! Ce petit livre de Takashi Hiraide, traduit en français sous le titre « Le chat qui venait du ciel » , en témoigne. Publié en 2001 au Japon, traduit en Picquier Poche en 2006, il ne fait que 131 pages et ne coûte que 6 € – mais c’est un bijou de poésie.

Il s’agit, bien sûr, d’une histoire de chat. Comment cet animal mystérieux, « parfaitement au-delà du monde des humains, un être n’appartenant ni au ciel ni à la terre » (p.117), peut-il apprivoiser les hommes ? Par sa grâce, par son imprévu, par le cadeau qu’il vous fait de s’intéresser à vous.

Un couple d’artistes vit dans une maison traditionnelle à jardin de Tokyo, dans les années 1980, lieu qui s’est fait de plus en plus rare avec l’envolée des prix de l’immobilier. Comme tous les chats, Chibi, est un explorateur né. Il a besoin d’aventures et de recoins à lui où fourrer son museau. Il passe alors dans les maisons voisines et fait de leurs jardins ses jardins. Chat « trouvé », adopté aussitôt par le petit garçon des voisins, cinq ans, Chibi se fait adopter aussi par le narrateur et sa femme. Insensiblement, de fil en aiguille, une relation se développe d’elle-même.

Il n’y a pas ce côté tranché d’Occident : on n’« achète » pas un chat, c’est lui qui vous choisit ; on n’en est pas « le maître », c’est lui qui consent à vous apprivoiser ; un jour il disparaît, sans explication, pour quelque temps ou pour toujours, sans dire adieu. Tel est le chat, si bien adapté à la mentalité asiatique qu’il est l’animal chéri des mythologies là-bas.

Épousant ce point de vue de l’animal, l’auteur développe son récit de façon ondoyante, sans cesse changeante, selon les humeurs. Et la vie alentour, qui pousse ou décrépit, humains, animaux ou végétaux ne sont que l’accompagnement d’une existence focalisée sur le chat. Cette bête rend le monde indécis, comme vu au travers d’une lanterne magique, « des lambeaux de nuages » (p.6). C’est la sagesse du chat : « pas la moindre trace de contrainte à l’égard des êtres humains » (p. 13). Pour survivre sans dommage, il nous faut faire de même car tout change, tout se bouleverse et peut, si l’on y prend garde, nous bouleverser.

Chibi lui-même est l’incarnation de cette grâce nécessaire : « une merveille (…) Il était mince et élancé, et réellement tout petit. (…) On remarquait de suite ses oreilles mobiles et pointues à l’extrême » p.14 Il ne se laisse jamais attraper, ni prendre dans les bras. Aucune sécurité, aucun repos : mais la vie même est ainsi. Il ne cherche pas à fuir mais il esquive avec vivacité, avec « un éclat pâle et froid ». Comme dans le zen, « l’attention qu’il portait aux choses se déplaçait avec une rapidité étonnante (…), sensible aux métamorphoses invisibles du vent et de la lumière. » p.15 Incarnation peut-être du dieu de la chasse, Chibi le chat escalade un arbre de façon si fulgurante qu’il joue « la capture de l’éclair » p.72.

A son contact l’auteur, écrivain et poète, quitte le monde de l’édition pour « une vie de liberté » (p.31) Et puis… Tout passe, tout arrive et s’en va, sur la pointe des pattes. Un poète disparaît, un vieillard meurt, une maison est démolie. Le Japon ancien et traditionnel se transforme, les petits garçons grandissent, les saisons se renouvellent. Je ne vous dirai rien du développement du récit, vous laissant le découvrir. Car c’est un magnifique livre, un accord qui se fait avec le monde et avec la nature, que vous lirez là. Un trésor de sensibilité et de poésie comme il est peu, en notre début de 21ème siècle.

Il vient du Japon, qui a sans doute beaucoup à nous apprendre.

Hiraide Takashi, Le chat qui venait du ciel , Picquier poche, 2006, 130 pages

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