Religions

Georges Guille-Escuret, Les mangeurs d’autres

Montaigne, largement cité par l’auteur, avait tout dit du cannibalisme, condamné par religion et morale au nom de notre supériorité de « peuple élu » du « seul vrai Dieu » et de notre « progrès » de « civilisation ». Je l’avais évoqué en 2008. Les cannibales seraient des sauvages et nous des civilisés. Ce qui nous différencie est ce qui distingue la nature de la culture. Mais est-ce bien la vérité ? N’est-ce pas plutôt une idéologie ?

Selon Guille-Escuret, « Par elle-même, une idéologie n’invente rien : elle arrange les images, gomme des contrastes, ajoute des compléments issus de ses références préférées, mais elle ne crée pas. Sa fonction consiste à protéger un ordre établi de la pensée en transformant l’inconnu en connu et en digérant l’inédit à coup de réminiscences » p.182. L’indignation couvre l’indigence de la description et l’incapacité mentale à penser le nouveau comme à réfléchir sur soi-même. « A cet égard, les explorateurs français se montrent assurément les plus pénibles, qui répètent les clins d’œil jusqu’aux tics, soulignent leurs ironies en caractères gras et présupposent avec leurs lecteurs des complicités voltairiennes aux dépends de tous les primitifs qui croupissent à mille lieues de la fine fleur cartésienne de Saint-Germain » p.185.

Heureusement, il y a Montaigne : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux ». Manger son ennemi est le respecter, vouloir par mystique assimiler son esprit et sa force vitale ; le torturer comme sous l’Inquisition, sous Staline et Hitler ou dans les geôles du Lao gai, c’est l’asservir, le mépriser, en faire un animal domestique, voire un objet d’esclavage. Le sauvage serait alors moins « barbare » qu’on ne croit, et le « civilisé » bien plus qu’on ne dit. Surveiller et punir vaudrait-il mieux que chasser et manger ?

C’est probablement la thèse que défend Georges Guille-Escuret, même si son ouvrage de synthèse (complément d’une sociologie du cannibalisme en deux volumes) est moins destiné aux profanes qu’aux « cher collègues » en anthropologie. Le « redoublement du même » de Françoise Héritier, cité sans autre précision, fait ainsi appel à un jargon pro et à une spécialisation que peu de lecteurs peuvent avoir… En sept chapitres, Guille-Escuret « déconstruit » l’idée commune sur le cannibalisme et cherche à restituer le contexte significatif du fait chaque fois observé. Ce qui ne va pas sans traits d’humour. Par exemple : « en Océanie comme en Afrique : la chair du Blanc serait plus salée qu’aucune autre. C’est un motif de dévalorisation en Océanie et, au contraire, de valorisation en Afrique » p.165. Mais trop souvent la phobie occidentale envers le cannibalisme refuse de voir pour en faire tout de suite une essence. Les sociétés cannibales seraient sans histoire, croit-on, uniquement préoccupées de protéines : « de la viande ! de la viande ! » s’exclament les Nègres en découvrant Stanley, l’explorateur anglais bien connu…

Alors comment rendre compte du cannibalisme en évacuant les présupposés et les toiles d’araignée idéologiques ? « Bon gré mal gré, Harner s’impose comme l’auteur de la première théorie scientifique correctement énoncée – ce qui ne veut nullement dire ‘vraie’ ou ‘vérifiée’ – sur l’organisation sociale d’un cannibalisme » p.206. Matérialiste, il suppute la valeur nutritionnelle de la chair humaine, la relie à une logique sociale fondée sur le cycle des saisons et à la carence du milieu en protéines animales comme à la pression démographique, réservant ce surplus aux classes dirigeantes (Michael Harner, The ecological basis for Aztec sacrifice, American Ethologist, février 1977).

Mais comment qualifier le fait de manger les autres, ses semblables ? « Anthropophage » existe, venu du grec, qui signifie mangeur d’homme – mais à ce titre un crocodile peut l’être. « Cannibale » vient des peuplades caraïbes rencontrées par Christophe Colomb et signifie toute absorption du pareil – horreur « inouïe » pour l’époque chrétienne. Le terme sociologique est « allélophagie », se manger les uns et les autres, terme neutre sorti des phobies de la « civilisation » des auteurs antiques, comme des phobies de la « raison » des auteurs modernes. « Homophagie », qui signifie manger son propre sang, appartient au vocabulaire rituel et est moins usité. L’usage populaire et médiatique du vocable « cannibale » est donc idéologique : il s’agit d’une répulsion de moderne pour les pratiques jugées archaïques, d’un dégoût méprisant de peuple civilisé pour les enfants sauvages, d’un déni moral des profondeurs intimes de la psyché. Après tout, pense l’idéologie, la « civilisation » n’est-elle pas qu’un dressage de pulsions de nature qui demeurent dans nos abysses mentales, voire génétiques ?

« Nous, ethnologues, avons tous souhaité ‘excuser’ le cannibalisme : en l’oubliant, en le niant, en le désinfectant, en lui trouvant des déterminations naturelles ou des justifications culturelles. Mais, surtout, en le maintenant chez les autres, sans prendre la peine de refuser en soi cet ‘autre’ qui se glorifie de ne pas être cannibale en dissimulant ce qui l’a amené à ce rejet » p.89. Car le cannibalisme surgit dans les sociétés en crise. Tout ne vaut pas tout, comme se complaisent à dire les relativistes culturels, ces paresseux du concept, bobos repus et content d’eux, contre lesquels l’auteur se déchaîne avec délectation : « une ambiance complice, caractérisée par le regain spectaculaire d’un relativisme échevelé, conduit par un postmodernisme qui se donne à admirer comme une avant-garde prête à prendre les devants tous azimuts » p.120. Ou encore : « Le relativisme contribue à forger ce qu’il combat en participant à la fabrication de l’illusion hiérarchique qu’il prétend ensuite démentir. Pour le plus grand bonheur des scientismes grossiers, qui s’appuient sur cette participation avant de démentir le démenti » p.180.

Une bien belle étude, qui nous ramène aux tabous de NOTRE culture, et notamment à ce qui nous constitue : notre « identité ».

Georges Guille-Escuret, Les mangeurs d’autres – civilisation et cannibalisme, mars 2012, éditions EHESS, Cahiers de l’homme n°41, 292 pages, €20.90 

Émission ‘A plus d’un titre’ d’Alain Louyot sur France Culture en réécoute (passer les 30 premières minutes) 

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Matilde Asensi, Iacobus

Aimez-vous le mystère, le moyen-âge, les Templiers ? Lisez ce livre, vous allez être servis ! Matilde Asensi est journaliste espagnole, elle a baignée toute petite dans ce monde catholique et vénérable des pèlerinages et des églises. Pour son second roman (mais le premier traduit en français), inspiré du Nom de la rose et du Da Vinci code, elle frappe fort. Un moine-soldat de trente ans, Galcerán, appartenant à l’ordre des Hospitaliers pour une faute sociale de jeunesse que nous découvrirons, est mandaté par le pape Jean XXII pour enquêter sur les morts mystérieuses de son prédécesseur, le pape Clément V, du roi de France Philippe le Bel et de son grand chancelier Guillaume de Nogaret. Maurice Druon a écrit une vaste fresque historique passionnante sur Les rois maudits.

C’est que ces trois hauts personnages avaient pour point commun la malédiction in extremis du Grand maître des Templiers Jacques de Molay, brûlé par ordre royal après un procès d’inquisition stalinien. Tout visiteur dans la capitale peut d’ailleurs voir la plaque apposée à l’endroit du bûcher, dans ce square du Vert-Galant qui fait face au Louvre, dominé par le pont Neuf. L’ordre du Temple était devenu très puissant, suscitant des jalousies dans l’église et le siècle, possédant même une forteresse aux marges du Paris médiéval, aujourd’hui le quartier du Temple. L’ordre était réputé être aussi fort riche, ce qui suscitait les convoitises royales, l’État étant toujours à sec pour dépenser sans compter par bon plaisir politique (tradition française qui dure jusqu’à aujourd’hui).

Rivalité de puissance et volonté de taxer ont donc fait chuter le Temple. Sauf que l’on a trop volontiers oublié sa troisième force : celle de la connaissance. S’étant frottés aux pays d’Orient, dépositaires de la culture grecque via les érudits persans, les chevaliers du Temple avaient acquis des savoirs en médecine, en poisons, en alchimie, qui les rendaient redoutables. On dit même qu’ils avaient découvert sous le temple de Salomon à Jérusalem l’Arche d’alliance, véritable pile de Leyde composée de bois d’acacia et d’or pur, qui permet la puissance à qui sait s’en servir.

C’est pour cela que le pape est inquiet : ne va-t-il pas être le prochain sur la liste ? Ces trois morts dans l’année, selon la malédiction de Molay, sont-elles naturelles ? Galcerán va enquêter… et découvrir qu’à chaque fois deux mystérieux personnages étaient dans les parages, disparaissant aussitôt le décès constaté. Jean XXII va donc – grâce à Galcerán – signer l’accord de créer un ordre nouveau de chevalerie catholique, au Portugal. Même s’il sait que le roi du Portugal protège les Templiers sur sa terre et que les derniers qui ont échappé vont s’y rallier.

Mais pour être moine obéissant au pape, soldat chargé d’une mission pour l’Église, on n’en est pas moins homme. Galcerán de Born fut jadis chevalier, d’une bonne famille de noblesse catalane. S’il est entré dans les ordres, ce n’est que sur injonction familiale après avoir connu l’amour à 16 ans. Le premier chapitre le voit rechercher un enfant de 13 ans, trouvé bébé à la porte du monastère Ponç de Riba. Missionné par le pape, il a tous les pouvoirs nécessaires et en use pour engager le novice comme écuyer. Il le nomme Jonas parce qu’il veut le ramener à la lumière après son purgatoire monastique. Ce piment adolescent va injecter de l’humour dans cette quête trop grave. De l’amour aussi, parce que ce garçon est son fils mais qu’il ne lui dit pas de suite. Peu à peu, ces deux êtres solitaires et soumis à obéissance vont se lier, se trouver, s’éduquer l’un l’autre. Jusqu’à remettre en cause ce que la société leur a jusqu’ici imposé.

Car le pape ne s’en tient pas là. Avide d’or et de puissance comme Philippe le Bel, il va lancer Galcerán sur les traces du trésor des Templiers, jamais retrouvé. Le surnom du moine est en effet ‘le Perquisitore’, qu’on peut traduire par enquêteur. Il n’a pas son pareil pour observer, faire parler les gens, mettre bout à bout les indices. Parlant l’espagnol, l’italien, le français et l’arabe pour le présent, le grec et l’hébreu pour le passé, le moine-soldat est aussi versé dans les sciences médicales, apprises dans les traités grecs, arabes et juifs. Il a donc les connaissances suffisantes pour déchiffrer les codes. Car le trésor est disséminé sur le chemin de Compostelle, dissimulé sous des constructions religieuses ornées de symboles à décrypter. Lequel chemin n’est pas celui de Jacques, récupération papale pour garder le pouvoir, mais celui de Priscillien, évêque de Galice du IVe siècle condamné pour hérésie par Rome (p.352) ! Galcerán et Jonas vont rivaliser d’observation et d’acuité intellectuelle pour découvrir quelques dépôts. Aussitôt pillés par les sbires du pape…

Menacé par cette milice papale, écœuré par l’avarice de l’Église et sa volonté de tout régenter, jusqu’aux idées de chacun, le moine-soldat hospitalier va décider de jouer les Jonas pour lui aussi. Il va quitter son ordre sans ordre, pour disparaître avec les siens. Avec son fils qu’il doit parfaire pour qu’il devienne un homme, et que sa mère n’a jamais voulu reconnaître par rigidité sociale. Avec cette femme juive rencontrée à Paris, Sara au teint de lait et aux taches de rousseur, appelée sorcière parce qu’elle maîtrise les poisons et parce que son intelligence lui permet de deviner le destin de ceux qui viennent la consulter. Galcerán de Born va quitter son ordre, sa famille d’origine et jusqu’à son nom pour commencer une autre vie, avoir un autre enfant. Sauf qu’il reste médecin et enquêteur dans l’âme, ce pourquoi il va travailler à consolider ce contrepouvoir au pape et à l’Église que sont les Templiers dont la renaissance a lieu sous un autre nom.

Aventure, mystère, amour, tous les ingrédients sont réussis pour un bon roman policier. Le lecteur apprendra des choses nouvelles : sur le Temple, le pape et le chemin de Saint-Jacques. Il sera ému par les relations père-fils, par les relations femme juive-moine catholique, par l’éveil des consciences. Car tous les personnages évoluent, jamais figés dans leur rôle, ce qui donne au texte une résonance vivante qui parle à chacun de nous. Un bien beau livre qui vous tiendra en haleine, par action, par passion et par raison. Il vous donnera les clés de la liberté !

Matilde Asensi, Iacobus – une enquête du moine-soldat Galcerán de Born, 2000, Folio policier 2007, 387 pages, €7.69 

Les autre romans de Matilde Asensi chroniqués sur ce blog

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Nick Wilgus, Meurtre et méditation

Thaïlande, de nos jours : la ville trépidante est polluée de touktouks et autres véhicules à deux, trois ou quatre roues. La foule se presse, commerçants, affairistes, fonctionnaires royaux. Des adolescents virevoltent en mobylettes ou motos ; ils ont trouvé le filon pour s’acheter fringues, chaînes d’or et téléphones mobiles : soit vendre leur corps dans les parcs ou les boites, soit vendre leur agilité pour livrer de la drogue. C’est Bangkok. Mais il reste des oasis de calme et de méditation : les temples bouddhistes. Des adultes s’y retirent du monde pour se faire moine. Soit pour quelques années, soit pour leur reste de vie.

Tel est le cas de frère Ananda, la cinquantaine, ancien policier entré en religion parce que sa femme et son fils de 13 ans ont été tués par balles après une grosse saisie de drogue. Vengeance, faut-il se venger à son tour ? La voie bouddhiste n’est pas pour répéter à l’infini le cercle de la souffrance. Il faut au contraire le rompre en le transcendant, par la bienveillance. Le lecteur apprendra la différence entre amour et compassion, combien le premier est vague et souvent égoïste, tandis que la seconde souffre avec tous les êtres et s’efforce de les aider à se libérer. Ananda a aimé très fort son fils ; lui mort, il ne peut plus aimer, mais seulement aider. A moins que…

C’est le mérite de cet étrange roman de nous dépayser, de nous faire passer de nos coutumes catholiques aux coutumes bouddhiques, bien différentes, bien mieux intégrées dans la société même des hommes. En bouddhisme, il n’y a pas de dieu, seulement Bouddha, humain exemplaire qui aide chacun à trouver la voie pour se libérer du cycle des souffrances. Les moines ne répètent pas à l’infini un Vrai révélé, mais se mettent en sympathie avec les êtres souffrants pour les aider de leur sagesse acquise. Ils n’aiment pas leur prochain sur injonction mais compatissent aux erreurs et aux désirs. Car la souffrance d’être vient des désirs non maîtrisés et des erreurs de l’enfance. En Thaïlande, beaucoup d’enfants sont mal aimés, rejetés, battus et exploités. Beaucoup de parents avides les délaissent s’ils sont trop nombreux, ou les rendent orphelins en mourant du sida. Certains les vendent s’ils sont accros à la drogue. D’où ces enfants des rues, vivant de petits trafics et de prostitution.

Frère Ananda, moine bouddhiste parmi les anciens du temple Mahanat, participe à la vie de la communauté en aidant les adolescents à méditer. De longues minutes à faire le silence en eux, à isoler leur ‘besoin’ de drogue ou de sexe, à contenir leur agitation, leur colère ou leur angoisse. Ils sont seuls comme dans la vie réelle, mais doivent apprendre à devenir adulte, sortis des pulsions infantiles, maîtres de leur conscience et de leur corps,. C’est ainsi qu’un maître bouddhiste guide sans contraindre, qu’il tente de redonner à ces ados déboussolés la maîtrise sur eux-mêmes. Il veut leur faire prendre conscience de leurs désirs, des causes de leurs souffrances, et leur offrir le choix de la volonté. Il faut pour cela des années d’entraînement, et être référent comme un père. Mais lui refuse d’oublier son vrai fils…

Un matin, le Supérieur effaré lui demande de venir voir la salle d’eau éloignée, peu utilisée par les moines. Un cadavre d’adolescent nu est à demi plongé dans la jarre aux ablutions, des brûlures de cigarette sur le torse, une grosse bougie enfoncée dans la gorge et les yeux arrachés. C’est Noï, l’un des jeunes recueillis par le temple. Orphelin, drogué, prostitué, il n’a jamais été aimé et cherche à oublier dans les fumées artificielles ou en offrant son corps à qui le veut du moment qu’on le prend dans ses bras. Qui a fait le coup ?

Aidé de Jak son garçon de chambre de 12 ans, frère Ananda (improprement appelé « père » par l’éditeur sur le modèle catholique), va s’efforcer de débrouiller les pistes ; il mettra au jour les relations incestueuses du monastère et du siècle. La corruption, très présente en Thaïlande, prend ici des tours inattendus. L’auteur, américain et ancien moine franciscain devenu journaliste au Bangkok Post depuis les années 1990, connaît bien le terrain. Il parsème ses têtes de chapitre de citations du Dhammapada, recueil des paroles du Bouddha. Nous sommes dans une autre société, un autre monde, une autre spiritualité. Wilgus est un bon passeur de culture, antichoc des civilisations. Le lecteur ne pourra qu’aimer frère Ananda, son humanité toute simple et son obstination au mépris du danger ; aimer Jak, l’éclopé orphelin plein de bonne volonté et éperdu d’amour ; aimer le monastère, ce fragment d’éternité et cette porte pour la libération en plein cœur d’une métropole engoncée dans la modernité.

Nick Wilgus, Meurtre et méditation (Mindfulness and Murder) – une enquête du père Ananda, 2003, Picquier poche 2007, 342 pages, €8.17

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Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc

Hitonari Tsuji est une rock star romantique des années 1980 qui vit depuis une décennie à Paris. Le Bouddha blanc est son premier roman, qui a obtenu le prix Femina étranger en 1999. L’auteur a aussi réalisé des films. Adolescent rebelle, il est douceur et violence – et il écrit la nuit, dans le silence. Époux d’une actrice japonaise très connue, ils ont un petit garçon né à Paris, Juto, qui a presque dix ans.

Ce livre très réussi romance l’histoire d’une vie : celle de son grand-père au long du XXe siècle. Les Japonais sont enracinés dans leur pays et dans la nature ; il y a un lien charnel entre l’endroit où vous vivez et la vie que vous transmettez. Exilé en Europe dans la ville lumière, peut-être est-ce pour cela qu’Hitonari tient à se rattacher à cet ancêtre.

Dans la petite île d’Ôno, le grand-père est né vers 1898 dans un univers rural où son père, descendant de samouraï, forge des sabres et des couteaux. L’essor des guerres et la technique va le faire armurier, puis inventeur de motoculteur. C’est toute l’habileté du Japon de tradition qui est contée dans ce microcosme. Les Toyota, Honda ou Sony ne sont pas nés autrement.

Sur son lit de mort, entouré de ses enfants et petits-enfants, Minoru se souvient. Des herbes hautes du marais entre lesquelles courir pieds nus, faisant gicler la boue, à peine vêtu d’un kimono de coton débraillé arrivant à mi-cuisses. Cela après avoir fait exploser en plein vol un crapaud d’un pétard dans l’anus.

Sept ans et déjà en émoi devant les 14 ans plantureux d’une jeune fille, Otowa, premier amour violent qui durera toujours. Il arrachera le vêtement d’Otawa quand il aura douze ans et la possédera, consentante dans les roseaux, mais pour la dernière fois. La jeune fille va se marier, quitter l’île et mourir, d’un « accident » issu de pratiques sadomasochistes de son pervers d’époux. Minoru va épouser « la femme Nue » – qui n’est pas ce que vous fantasmez. Nue est à prononcer Noué. Elle est une noiraude du village rival, sur laquelle son ami Hayato a pissé, enfant, faute d’un garçon sur qui taper. C’est dire la sensualité brute qui possède le petit Japonais.

Minoru est cependant relié comme on le dit d’une religion. A la nature, dont l’eau en crue a pris son frère aîné, glissé de la barque où il se mesurait au sabre de bois avec lui ; sa mère ne s’en est jamais remise. Aux vies antérieures, dont Minoru a parfois d’étranges réminiscences, des impressions de « déjà vu » surtout avant l’âge mûr. Il semble que cette prégnance de l’affectivité s’efface avec les ans et l’emprise de la raison. Mais quand même : un Bouddha blanc lui apparaît en pleine lumière lorsqu’il est au désespoir ou lors d’émotions violentes. Ainsi lorsqu’il a tué un jeune Russe lors de la guerre de Sibérie – et qu’il a aimé cette violence du lui ou moi. Ce crime légal et patriotique le hante jusqu’à le rendre malade et se voir rapatrié.

Ce pourquoi, en sa vieillesse, Minoru le grand-père va s’efforcer de faire le bien pour célébrer la vie plutôt que de forger des armes ou de tuer. Il a la vision d’un grand Bouddha blanc, formé des os concassés des morts qui s’accumulent depuis des siècles sur cette île étroite, disputant la terre cultivable aux vivants. Une belle idée que ce monument qui agrège tous les ancêtres plus ou moins cousins dans un élan vers l’éternel.

Religieux, Minoru ? Certainement. Croyant en un au-delà ? Pas vraiment. « L’enseignement bouddhiste sur le paradis de la Terre Pure est nécessaire aux êtres humains. Mais il n’a d’utilité que sur cette terre, pas dans l’au-delà. Je suis persuadé que dans l’autre monde nous ne pouvons plus penser comme nous le faisons ici-bas. Il me semble que chacun de nous, quel qu’il soit, retourne au néant. Quand le corps se calcine, riches et pauvres, tous égaux, se muent en fumée qui monte vers le ciel » p.278.

Le prêtre du temple, à qui il se confie, lui calligraphie l’une des maximes du bouddhisme : « ku-e-i-ssho. Il signifie l’égalité originelle de tous les êtres, riches ou pauvres. Une fois dépassées les règles fastidieuses et le sens des valeurs propres à chaque société, les êtres humains sont tous égaux » p.249. Tous deviennent un même Bouddha, unis à jamais dans le grand Tout de la nature. Ce lien métaphysique prolonge le lien affectif des êtres de la lignée et l’attachement charnel de l’individu à sa terre et aux sensations.

Si ce livre est un grand livre, c’est parce qu’il ouvre à l’universel. Parti d’une existence infime dans une île minuscule, l’auteur élève au rang cosmique la vie exemplaire de son grand-père. Depuis les émois instinctifs enfantins jusqu’à la sérénité de la grande sagesse, en passant par les passions de l’existence. Tout fait une vie ; tout fait roman ; tout fait ce bonheur de lecture.

Hitonari Tsuji, Le Bouddha blanc, 1997, traduction française Corinne Atlan, Folio2001, 287 pages, €5.89

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Mohammed, notre Breivic national

« Anders n’est pas fou, seulement paranoïaque. Sa logique glacée vient du sentiment d’être cerné, personnellement sans amour, socialement noyé, culturellement métissé. C’est un activiste du choc des civilisations à la Huntington, proche en pensée de la droite israélienne et des Nachis de Poutine. Behring n’est pas fasciste, il ne croit pas aux mouvements de masse ni aux partis autoritaires bottés sous le charme d’un gourou charismatique. Il est hyperindividualiste, ne croyant qu’en lui-même et aux actes personnels, proche en cela des ultraconservateurs américains, libertariens adeptes des milices armées civiles. Ce pourquoi les bobos intellos du Nouveau Snob se trompent, trop bardés de tabous politiquement corrects pour comprendre la différence entre extrême droite et anarchisme. »

Ainsi écrivis-je en juillet 2011 sur « le monstre » de Norvège. Il me suffit de répéter ce texte pour l’appliquer tel quel à Mohammed Merah. Islamisme et anarchisme hyperindividualiste se confondent lorsqu’il s’agit de passer à l’acte pour éradiquer « tous les aliens ». Et les bonobos de gauche (bourgeois NouvelObs bohêmes) qui accusaient déjà l’extrême-droite s’en mordent les doigts. C’est que le politiquement correct pavlovien n’explique rien, il dissimule. On ne veut pas voir…

Oui, l’islam, comme toutes les religions (y compris la communiste), suscite son propre intégrisme.

Mais il ne faut pas confondre l’islam avec l’islamisme, ni la politique d’Israël à Gaza avec le judaïsme, ni le christianisme avec l’Inquisition, ni la philosophie de Marx avec la Tcheka créée par Trotski, les camps par Lénine et les massacres de masse par Staline, Mao et Pol Pot. Mohammed a assassiné une fillette de sept ans en l’attrapant par les cheveux avant de lui loger une balle dans la tête. Le prophète Mohammed ? Non pas, mais d’un croyant qui porte ce beau nom pour en salir la mémoire. On peut très bien analyser, juger et condamner les massacreurs sans manquer de « respect » à une religion, quelle qu’elle soit. Et la gauche à la mode ne se trouve pas grandie des commentaires vains qu’elle a sur ces événements.

  • Sarkozy a été dans son rôle de président, il a réendossé la fonction, ce qui lui manquait souvent durant son quinquennat. La droite peut se féliciter de l’efficacité de la police, que la polémique inepte sur les lacunes du « renseignement » ne saurait diminuer. Faudrait-il emprisonner, fliquer, déchoir de leur nationalité, expulser… tous les jeunes tentés par un séjour dans un camp islamiste ou autre ? Allons donc ! Nous devons rester un État de droit.
  • Hollande a été digne et discret, faisant ce qu’il fallait faire, sans récupération ni accusations.
  • Bayrou a été nul : retombant dans ses travers de moraliste catho-pétainiste, il ne peut pas s’en empêcher.
  • Le Pen fille a été mauvaise, dans tous les sens du mot, appelant à la retenue lorsque la piste de l’extrême-droite a été évoquée, tirant à boulets rouges quand l’information a révélé l’islamisme de petit délinquant de banlieue (tout ce qu’elle « aime »).
  • Mélenchon a eu raison de dire que la vie continue malgré tout, mais déconsidéré de refuser de participer à ce qu’il voit comme un cirque alors qu’il s’agit d’un rare moment de réunion nationale ; son affirmation très légère selon laquelle « l’immigration n’est pas un problème » en sort ridiculisée : ce n’est certes pas le flux en soi des gens qui est problème, mais leur intégration s’ils veulent rester et leur volonté d’être comme les autres Français s’ils sont fils ou petit-fils d’immigrés…
  • Quant aux écolos, la Duflot a montré son inanité une fois de plus en accusant Sarkozy d’effrayer les enfants ! Caroline Eliacheff a très bien remise à sa place sur France-Culture l’égérie verte à tête de linotte en déclarant que les enfants savent bien que les adultes sont bouleversés, que ce n’est donc pas les « protéger » que de nier cette réalité là, que dire que cela aurait pu arriver à n’importe qui, dans n’importe quelle école, donc à eux aussi, c’est renforcer le sentiment d’appartenance, de solidarité, c’est ne pas distinguer une école confessionnelle (juive) des autres écoles de France…

Car de quoi cette affaire est-elle le nom ?

Du tabou : de la croyance de gauche en ces opprimés palestiniens ou afghans (bien réels) comme néo-prolétaires de la mondialisation (ce qui reste à démontrer), donc vecteurs du progrès de l’Histoire (n’ayons jamais peur des grands mots). Donc tout ce qui est connoté islamisme, anti-israélien, anti-impérialiste est « bon » ; tout ce qui vient de là ne peut qu’être « dans le sens » de l’histoire. Les mauvais sont les fascistes, les extrêmes de la droite – jamais de la gauche. Ce sont ces lunettes roses qui valent de ne pas comprendre.

Car de qui s’agit-il ?

D’un Français, né à Toulouse, dans une banlieue modeste mais pas misérable. D’un petit délinquant mal scolarisé, sans père, enfermé dans un ghetto de « potes ». D’un être de ressentiment, qui en veut à la France de ne pas avoir réussi à l’intégrer, ni à l’école, ni dans l’armée, ni dans la société.

Il s’agit donc (à ce stade des informations) d’un de nos « fils », de nos « frères », qui a dérapé dans la croyance – ni plus, ni moins que les activistes trotskistes ou maoïstes d’Action directe, ou les « nationalistes » basques de sa propre région. Il ne s’agit ni d’un fou (terme commode par lequel on évacue toute analyse), ni d’un révolutionnaire (d’un quelconque projet politique), ni d’un « étranger », allogène, d’origine, mouton noir dans un troupeau blanc. Il s’agit d’un Français né en France, élevé en France, qui a été mal intégré par sa propre société. Il a donc cherché ailleurs, dans une secte violente, un idéal pour exister. Son rattachement islamiste est reconstruit, il ne lui est ni congénital, ni familial, ni algérien.

La question est donc celle d’un échec de notre « modèle social français ».

Modèle qui fait eau de toutes parts, de la faute des élites comme des politiciens (pour éviter le terme « hommes » politiques qui déplaît tellement aux femmes féministes politiquement correctes). A croire l’Arabe néo-prolétaire à « sauver » dans l’histoire, à taper sur « l’identité nationale » en l’accusant de tous les rejets et de tous les colonialismes, en promouvant la repentance pour le n’importe quoi (la loi contre la « négation » des crimes contre les Arméniens étant la dernière invention), en ne proposant RIEN de positif autre que cette soupe tiède du « multiculturel » où personne ne se reconnaît (sauf les futiles bobos assez riches pour aller dissiper leur vie à s’amuser entre New-York, Marrakech ou les Bahamas) – la France 2012 a permis un Mohammed Merah.

Parce que l’identité n’est pas le rejet, que le melting-pot des cohabitations à l’américaine n’est pas un modèle enviable, ni qui correspond à notre histoire de France. Parce que les Lumières libèrent, elles n’assignent pas les gens à leur essence. La liberté des diverses religions et croyances n’est permise que par la laïcité. L’égalité devant la loi donne à chacun le droit de faire, de croire et de dire tout ce qui ne pas contre la vie de la cité. Ce vivre ensemble, en bonne entente, est la fraternité. Avec Mohammed, la France d’aujourd’hui connaît donc un triple échec, fait de nos démissions :

  1. Démission sur la laïcité qui seule permet la liberté, en feignant de croire qu’il serait des religions ou des « communautés » plus respectables que d’autres ; que la viande halal peut être imposée à tous en catimini, sans traçabilité ; qu’on pourrait se voiler le visage sans conséquences sur les relations sociales ; qu’il faut voiler Voltaire sur les façades du Louvre…

2. Démission sur l’égalité en exigeant d’interdire par la loi toutes les déviances d’analyse et de discours sur l’esclavage arabe, l’histoire juive, le génocide arménien, la place des femmes, des gais, des handicapés… En laissant les « appartenances » fleurir dans le joyeux festif du multiculturel où le tag est équivalent à la Joconde ou l’éructation ado sur trois accords égal aux Beatles. En refusant d’accomplir la culture des Lumières, qui vise à « libérer » les individus de ces appartenances automatiques que sont la biologie, la famille, le clan, la bande, la mode, l’idéologie, la croyance.

3. Démission sur la fraternité en faisant de Mohammed Merah un faux français, tout de suite qualifié « d’origine », algérienne, musulmane, alors que ni l’école, ni les associations, ni la société, ne lui ont offert un destin.

Les tueries de Toulouse sont donc un symptôme de notre société française.

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Peter Tremayne, Une danse avec les démons

Alors que le sud-est de la France croyait avoir trouvé son Breivic, et qu’elle s’aperçoit qu’il s’agit d’un autre intégrisme aussi réactionnaire, ce roman situé il y a 13 siècles montre combien « la religion », quelle qu’elle soit, lorsqu’elle est réduite par le mouvement de la société, pousse à l’intolérance, à la xénophobie, au meurtre…

Le haut roi des cinq royaumes d’Eireann est assassiné dans sa chambre ! Le criminel est évident, il s’est suicidé sur le corps même du roi lorsque le cri a alerté les proches. Le cri ? Bizarre pour quelqu’un qui a été égorgé… Comme toutes les provinces sont en émoi, la neutralité de l’enquête exige un brehon (juriste) qui ne soit pas lié par les clans en cause. Qui de mieux que la célèbre sœur Fidelma de Cashel, sœur d’un roi et « dalaigh élevée au rang d’anruth » selon la formule consacrée ? Ce qui veut dire en gros avocate reconnue érudite.

Nous sommes en 669 de notre ère en Irlande et le christianisme est implanté depuis deux siècles. Sauf que l’église de Rome montre le bout de son impérialisme en exigeant que tout le monde obéisse à ses obsessions méditerranéennes : tonsure carrée, célibat des prêtres, messe d’une certaine façon, interprétation tendancieuse des Évangiles, esclavage… L’Irlande, pays des marges, ne peut accepter une centralisation contraire à ses coutumes ; ni une mainmise césaro-papiste qui tue la politique. Ce pourquoi certains rejettent la nouvelle religion, pourtant plus spirituelle et mieux transmissible (par l’écrit et les bibliothèques) que celle des druides (purement orale et personnelle). Mais si la tolérance est une chose, le crime en est une autre. Que les druides continuent à diffuser leurs savoirs très anciens est un bien, mais qu’on égorge aux équinoxes des victimes humaines à des dieux féroces, certainement pas !

Qui sont donc ces brigands qui sévissent peu à peu, répandant la terreur en égorgeant les moines et en brûlant les abbayes ? Y a-t-il un lien avec le meurtre du haut roi Sechnassach (qui a vraiment existé) ? Fidelma, flanquée de son mari moine saxon Eadulf, va devoir délaisse une fois de plus leur fils Alchù encore petit, pour régler la politique. Ce qu’elle va découvrir ne va pas arranger les affaires de certains…

Le schéma des enquêtes est toujours le même, mais l’intrigue est à chaque fois différente. Si l’on ne connaît le dénouement qu’à la fin, dans la grande tradition du whodunit anglais, cette fois-ci l’affaire se complique. Elle est à étage et l’auteur fait partir sa fusée à petite vitesse, avant d’allumer chacun des boosters successivement. Cela nous donne de l’action, du rebondissement, du mystère. Il assaisonne le tout d’une observation érudite des coutumes du temps, jamais pesante pour notre curiosité. Il ajoute à ces ingrédients quelques personnages secondaires de guerriers, de servantes, d’artisans et aubergistes, de filles aristocrates, de hauts personnages qui se croient, de guerriers courageux mais pas toujours futés, d’enfant asservi à l’étranger… Tout cela compose une belle histoire où la distance est prise tant envers la politique, toujours encline à favoriser le clan, qu’envers la religion, dont le pouvoir spirituel ne demande qu’à dériver vers la puissance personnelle.

Peter Tremayne, Une danse avec les démons (Dancing with Demons), 2007, 10-18 2011, 346 pages, €7.69

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Matilde Asensi, Le dernier Caton

Article repris par Medium4You.

Le lecteur surpris et ravi découvrira ici un ‘Da Vinci Code’ à l’espagnole. Une belle intrigue aux rebondissements inattendus, une héroïne qui n’a pas froid aux yeux ni aux jupes, un capitaine suisse de la garde pontificale et un Alexandrin d’Égypte beau et érudit.

Tout commence par l’héroïne, une bonne sœur de 38 ans qui travaille sur les manuscrits anciens de la bibliothèque secrète dans les caves du Vatican. Son chef cardinal lui ordonne d’entrer en réunion : elle doit, sous le sceau du secret le plus absolu, exécuter une mission pour l’Église. Le Pape lui-même bénit l’opération et veut qu’on aille très vite. Un homme a été trouvé mort dans un accident d’avion, des reliques catholiques répandues près de son cadavre. Sa peau est scarifiée d’étrange façon : des croix surmontées de couronne et des lettres grecques… Lui est Éthiopien, serait-il copte ? Mais pourquoi enquêter ?

Sœur Ottavia vit entre sa pension de sœurs, son laboratoire aux manuscrits et sa famille sicilienne… Si l’auteur du thriller est née à Alicante, elle connaît bien l’univers catho et les ressorts mentaux de l’entrée en religion. Il se trouve que le capitaine de la garde suisse est l’Exécuteur des basses œuvres du Vatican et que l’Alexandrin érudit est chassé d’Égypte par le fanatisme musulman qui monte. Est-ce pour cela que les morceaux de la Vraie Croix, découverte par la byzantine Hélène, disparaissent soudainement des reliquaires ? D’ailleurs, ce n’est pas mieux à Byzance, Constantinople, Istanbul : « Il reste très peu de fidèles orthodoxes à Istanbul. Le processus d’islamisation a pris une telle ampleur, et le nationalisme est devenu si violent, que la majorité de la population actuelle est turque et de religion musulmane » p.392. Toutes les civilisations ne sont pas « égales » aux yeux musulmans.

Nous sommes en plein secret, même s’il n’y a pas complot. Sachez que le Paradis terrestre existe quelque part, qu’une secte cachée depuis un millénaire garde ses portes et sélectionne ses élus, et que tout fait sens. A commencer parLa divine comédie’ de Dante, sur laquelle tous les collégiens italiens suent sang et eau. Pourtant, ce livre est initiatique…

Nous voici embringués dans une histoire qui se tient, aux péripéties innombrables. Peut-être l’auteur aurait-elle pu diviser son livre en plus de chapitres ? Il est en effet difficile de quitter les pages qui coulent comme un torrent.

Outre l’intrigue, haletante, vous apprendrez une foule de choses utiles, telles que multiplier par neuf à l’aide des deux mains, courir un marathon sans l’avoir jamais fait, et même marcher sur le feu sans vous brûler ! Avec un petit rappel de civilisation, pas inutile par les temps qui courent : « Si les Perses avaient gagné la bataille de Marathon, s’ils avaient imposé leur culture, leur religion et leur politique aux Grecs, le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existerait probablement pas » p.370. Malgré le relativisme bobos des repus à bons salaires d’État, habitant en quartiers sécurisés, et bien qu’aucune culture ne soit en soi « supérieure » à une autre – juste différente – il est plus sain de dire que nous ne serions pas ce que nous sommes si nous nous laissons faire. Hier comme aujourd’hui…

« Si vous n’êtes pas capable de percevoir ce qui vous entoure, ni de sentir ce que vous éprouvez, si vous ne savez même pas profiter de la beauté parce que vous ne pouvez même pas la voir où elle se trouve, (…) ne prétendez pas être en possession de la vérité… » p.540. C’est un élu du Paradis qui vous le dit.

Un grand livre, gros et passionnant !

Matilde Asensi, Le dernier Caton – une enquête de soeur Ottavia Salina (El ultimo Caton), 2001, Gallimard Folio 2009, 576 pages, €7.41

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Voyage aux Gambier 2 : les missionnaires

L’église catholique débarque aux Gambier le 7 août 1834. Quelques prêtres et frères convers s’étaient embarqués au Havre à bord de La Delphine. Les prêtres étaient en soutane blanche, les frères en redingote noire. Ils appartiennent à la Congrégation des Sacrés-Cœurs dite de Picpus, fondée par l’abbé Coucrin en 1805. Le symbole des religieux évangélisateurs des Gambier sont les Sacrés-cœurs de Jésus et Marie, emblème de l’ordre missionnaire.

Un voyage difficile et assez inconfortable de 5 mois. Une escale à Valparaiso après 4 mois de navigation où, dans la chapelle du couvent des Cordeliers, ils sentiront le sol bouger, une secousse de 4 à 5 minutes. Le tremblement de terre se situait à Conception… [Était-ce une autre visite de l’archange Gabriel ? – Arg.] Monsieur Charles Darwin, savant anglais, arriva à Talcahuano trois jours après le séisme.

Nos missionnaires embarquent le 4 avril 1835 sur La Peruviana. Le 9 mai 1835, 8 heures du matin, l’archipel des Gambier leur apparaît. Ils débarquent sur l’île d’Aukena. Qui sont ces indigènes qui viennent frotter leur nez contre le nez des arrivants ? Les accueillant avec des Enakoe, Enakoe ! (bonjour). Les autochtones décrits par les Pères ont la peau cuivrée, des cheveux noirs, le front haut et le nez épaté, les dents très blanches. Les hommes portent une longue barbe. Hommes, femmes et enfants vont nus. Les pères essaieront de les vêtir, cela ne se fera pas sans difficultés ! Ils voudront aussi leur apprendre le travail. Les pères éprouveront des difficultés à comprendre l’autochtone et ses habitudes.

Les missionnaires catholiques ont été bien accueillis par la population car la prophétesse Toapere avait, en 1830, vu deux bateaux avec voiles blanches. Le premier arrivé, anglais, n’a pas été autorisé à débarquer, il a du rester au large car il ne correspondait pas à la description de Toapere. Le second, celui des catholiques était le bon, ils débarquèrent. Les Gambier sont depuis le cœur du catholicisme polynésien.

Les constructions édifiées par ce clergé du bout du monde, avec des moyens limités, demeurent belles malgré les outrages du temps. Ils ont beaucoup construit. Certains édifices ont été ensevelis par la végétation, d’autres ont résisté mais nécessitent de sérieux travaux. La cathédrale de Rikitea a pu bénéficier d’une restauration dans les règles de l’art grâce à des moyens financiers conséquents. D’autres églises et couvents s’éteignent lentement.

Les pères s’attaquent aux idoles et avec l’autorisation du roi, de la reine et du peuple vont les détruire en les brûlant. Quelques-uns échappent à l’autodafé, tel Tu à quatre jambes, dieu supérieur invoqué pour une bonne récolte de maiore (uru). Échappe aussi Nitita-en-corde, qui entortille l’âme de ceux qui lui ont manqué de respect. Puis Rao, le Dieu de la débauche évidemment : on baise toujours dans les îles, malgré les curés célibataires. Ronao l’arc-en-ciel qui attire la pluie, un tambour que le roi a donné aux missionnaires, un coquillage sacré, un bâton dont le dieu Mapitoïti se servait pour assommer les hommes et onze autres idoles prendront le chemin de Rome et de Paris. Les lecteurs qui ont vu l’exposition des Gambier ont pu faire connaissances avec quelques-unes de ces idoles.

L’action missionnaire est une réussite à Magareva (1500 habitants), à Aukena (80 habitants), à Akamaru (300 habitants), à Taravai (150 habitants). Depuis le baptême du roi le 25 août 1896, il n’y a pratiquement plus « d’infidèles ». Si les pères parlent de succès aux Gambier, c’est un échec à Tahiti. C’est que Monsieur Evans Pritchard, sujet de sa très gracieuse Majesté, missionnaire protestant de son état, menace le clergé catholique, impose sa volonté à Tahitison et abuse de son influence auprès de la reine.

Le soir de notre arrivée, turamara au cimetière. Il faut honorer les morts. Tombes peintes en blanc, sable (corail) blanc, fleurs à foison, bougies… Toutes les fleurs poussent ici en particulier en cette saison orchidées et lys.

Une petite idée des constructions entreprises par les pères et frères :

  • 1839 à 1858 cathédrale de Rikitea
  • 1836 église de Taku
  • 1847 Sainte Anne à Rikitea
  • 1847 Saint Pierre à Rikitea
  • 1842 presbytère à Rikitea
  • 1847 tissanderies à Rikitea
  • 1842 maison du roi
  • 1848 les tourelles du roi
  • 1860 goélette
  • 1842 « couvent » de Rouru
  • 1861 porte monumentale de Rouru
  • 1837 St Raphaël de Puireau à Aukena
  • 1853 collège de Aukena
  • 1847 croix en pierre du cimetière à Aukena
  • 1837 Notre-Dame de la Paix à Akamaru
  • 1841 Saint Gabriel à Taravai
  • 1856 première cathédrale de Papeete par les Mangaréviens.

C’était juste une petite idée de ce qu’ont entrepris les pères et frères bâtisseurs des Gambier. Nous allons visiter ce chapelet d’îles pieuses.

Commençons par Aukena dont la tour de guet veille sur la mer.

L’église Saint-Raphaël date de 1840 mais est pratiquement inaccessible.

Le Père Laval avait fait construire un collège pour les jeunes Mangaréviens. Restent les murs qui, si rien n’est fait, seront recouverts par la végétation.

Il demeure un four à chaux, une meule et une tour de guet. Les magnifiques perroquets qui nagent en contrebas de la tour sont énormes, mais ne rejoindront pas les assiettes : ils sont non consommables.

Hiata de Tahiti

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Monastère de Haghpat

Après Sanahin, le bus nous redescend sur la ville d’Alaverdi où un arrêt alcool pour les invétérés nous permet de côtoyer de près les grands ensembles tristes des années soviétiques.

De petites boutiques individuelles sont installées dans des cabanes de planches à leur pied. On y vend des légumes, des fruits, du bazar. Légumes et fruits sont d’abondance en été, on y trouve choux, oignons, pommes de terre, poivrons, tomates, courgettes, melons, pastèques, ainsi que des herbes fraîches telles que l’aneth et la coriandre.

Une grand-mère tient à me faire photographier son petit-fils. Le gamin est joli et souriant, je me confonds en spaciba (merci en russe).

Les filles en profitent pour se faire le gamin en photo aussi. C’est l’inconvénient des groupes, on ne peut lier connaissance sans qu’aussitôt un essaim de touristes ne vienne piétiner de leurs gros sabots les fragiles attaches qui se tissent.

Nous déjeunons dans un restaurant à vacanciers où une tablée d’Italiens quitte juste les lieux. Nous faisons connaissance devant les toilettes. Parmi les entrées, nous avons cette fois une soupe de riz à la carotte râpée et aneth, avec de gros malassols, ces cornichons à la russe confits au sel. Suit un cigare de viande hachée cuit sur une broche avec ses légumes grillés au four, épluchés. En dessert, des mûres de saison et du chemin, au fromage blanc. L’eau gazeuse est de marque Jermuk. Nous n’avons cessé de voir des gens cueillir des mûres au bord de la route, petit seau de plastique à la main. En revanche, pas de mûre blanche du mûrier dans l’assiette, en vente dans de petits pots au monastère Haghpat.

Nous remontons à Haghpat pour la visite. C’est un gros monastère opulent construit dès 976, aux trois églises. Pourquoi trois ? Parce que les chrétiens arméniens ne célèbrent qu’une seule cérémonie à la fois dans leurs églises, pas une par chapelle comme cela peut se faire en pays catholique. Entre baptêmes, mariages et enterrements, il fallait bien trois lieux de culte pour contenter la paroisse. Haghpat comprend donc trois églises, l’une à la Sainte-Mère-de-Dieu, l’autre à Saint-Grigor (Grégoire, l’évangélisateur de l’Arménie), la troisième à Saint-Signe (le Signe fait aux rois mages).

Haghpat était le siège de l’évêché de Lori au XIe siècle. Il est devenu un rival du monastère de Sanahin en face et, en 1233, le cousin de l’évêque prit d’assaut la forteresse de Kaïan pour ses amis mongols. Ensuite, ces mêmes Mongols ont pillé les deux monastères… Haghpat fut pillé encore par Tamerlan au XIVe siècle, puis par les Ottomans au XVe siècle, enfin par les laïcs communistes soviétiques à la révolution. Sayat Nova, troubadour célèbre des années 1712-1795, fit sa résidence en ce monastère parce que tombé amoureux de sa sœur, la princesse Anna Batonachvili – enfin, c’est ce qu’on dit. Il y mourut, assassiné par l’armée d’Agha Mohammed Khan qui dévasta la ville de Tiflis et ses alentours, en 1795.

La première église qui se présente est saint Grigor, bâtie en 1023. Suit l’église saint Signe (saint Nechan), la plus vieille, élevée entre 976 et 991 par les frères Smbat et Gurgen. Elle est cruciforme, incluse en bâtiment rectangulaire, et surmontée d’un dôme dont les arcs forment une courbe gracieuse. Il reste des fresques, mais peu par rapport à l’original qui en était couvert. Il faut imaginer l’intérieur, aujourd’hui sombre et austère, tout illuminé de chandelles qui font danser les personnages colorés des murs. On distingue encore dans l’abside le Christ sur un trône avec les apôtres en-dessous.

La galerie renferme de nombreux khatchkars dont le chef d’œuvre nommé Aménaprkitch (Sauveur de tous) date de 1273. Il a été sculpté par Vahram et représente la Crucifixion. Le Christ, la Vierge, Marie-Madeleine, les douze apôtres et les anges précédaient (encore un record !) d’un siècle la Renaissance italienne. La face était enduite de couleur rouge obtenue grâce à la cochenille. D’autres khatchkars du IXe siècle montrent une croix en forme d’arbre de vie. Ce symbole païen a été récupéré par les chrétiens comme le cercle solaire pour baptiser les anciens symboles et les faire servir la Cause des Évangiles.

Les salles du monastère ont été souvent réutilisées depuis sa désaffection. La bibliothèque, qui visait à concentrer tous les manuscrits arméniens entre le 11ème et le 13ème siècle, a été brûlée sous Tamerlan puis encore sous les Arabes, les pierres en gardent des traces. Barbarie envieuse de l’ignare. Lors des invasions, les manuscrits étaient cachés dans les cavernes. L’Évangile de Haghpat a été composé par le moine du monastère Hakop à la demande de Sahak Anetsi en 1211. Il est connu pour ses enluminures séculières et religieuses. Il est aujourd’hui au Maténadaran, le musée des manuscrits que nous verrons à Erevan. Aux Mongols puis aux Arabes qui torturaient les moines pour savoir l’emplacement des cachettes, la légende veut qu’ils aient répondu par une phrase de l’Évangile : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, ne jetez pas vos perles aux porcs. » Les musulmans ont du apprécier… La salle a servi de silo à grains et à vin avec des jarres en terre enfoncées dans le pavement à l’ère matérialiste : vous n’avez pas besoin de livres mais de pain. L’église Saint-Signe a servi à moudre le grain comme en témoigne la base de la meule, creusée dans la pierre à même le sol.

La salle de bain des moines du XIVe, conservée, donne une idée des maisons paysannes traditionnelles en Arménie. C’est une construction basse aux murs de basalte ajustés sec, avec pour seule ouverture la porte. Le toit de poutres en encorbellement est couvert de lattes, puis de terre où poussent les herbes. Cette couche isole bien, hiver comme été. Un trou dans le toit offre la lumière et évacue la fumée par courant d’air avec la porte.

Au bas du monastère, à quelques centaines de mètres, s’élève un petit hôtel familial encore en cours d’aménagement. Dès l’entrée s’aligne une collection impressionnante d’alcools divers. J’ai pour ma part une vraie chambre single avec salle de bain attenante, une télé… mais pas d’eau chaude. Problème de gaz me dit-on. Qu’importe, même froide, la douche est loin d’être glacée et fait du bien.

Le dîner est superbement présenté, comme toujours les entrées mises en totalité avec les assiettes, ce qui donne une impression d’abondance qui met en appétit. Les tomates cuites épluchées côtoient les tomates crues au concombre et les haricots verts froids émincés à l’aneth. Il y a des jattes de crème aigre, de la macédoine, des rouleaux d’aubergine grillée garnies de carotte râpée à la crème, de la feta, des malassols. Le chaud est constitué de porc grillé barbecue, accompagné de pommes de terre cuites au four et de légumes à la grille tels qu’aubergines et poivrons. Les fruits servis en dessert, pêches, prunes et poires, sont trop verts.

Notre guide arménien a déniché en apéritif un alcool artisanal de prune qui doit titrer au moins 60°. J’en ai goûté, c’est un coup de fusil mais il y a un vieux parfum d’arrière bouche. Une installation vidéo sert de juke-box sous l’auvent cuisine où est installé le four et l’évier collectif. Les adultes paraissent bien en peine de relier les bons fils aux baffles et les gamins s’en mêlent. Il y en a quatre ou cinq, de 17 à 5 ans. Le 12 ans paraît le plus doué pour les fils. Chanter, danser, rester dans le bruit, ce n’est pas mon tempérament. Il faut de plus être bourré pour rire de n’importe quoi. Je me dégage donc des baffles dont l’une se dresse juste derrière mon oreille droite avant de m’éclipser discrètement.

Retrouvez toutes les notes du voyage en Arménie sur ce blog 

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Exposition Arménie à l’église Saint-Germain des Prés

L’Arménie s’est exposée à l’église catholique. La manifestation est désormais terminée. Saint-Germain des Prés est un vénérable édifice dont l’origine remonte à une abbaye du VIe siècle, sis en plein cœur intello parisien. Elle est face au café des Deux Magots, célèbre aussi parce que quartier général de Verlaine et Rimbaud, avant Breton et ses Surréalistes, puis Sartre et Beauvoir. Dedans : l’Arménie, « foi des montagnes ».

Ce n’est pas par hasard que cette exposition s’est « invitée » en janvier 2012. Le débat sur l’Arménocide a eu lieu, il fallait faire de la propagande.

Il a été tranché par la loi : il est désormais interdit de nier que le massacre turc n’ait pas été un « génocide », autrement dit fini la méthode scientifique au profit du dogme : le politiquement correct. Avec l’Inquisition en embuscade, sur alerte de tout vigilant adepte de l’aide psychologique et les victimaires, professionnels du choqué. Comme l’historien Pétré-Grenouilleau avec les Noirs du CRAN…

L’église arménienne a fait sa pub auprès des « frères » catholiques, accueillie en leur église du quartier le plus bobo de la capitale intello.

Information que ces panneaux ? Non, un marketing savamment agencé.

Éducation que ces données ? Non, propagande unilatérale pour « compenser » ce que l’opinion entend des Turcs à la télé… Pas inintéressant, mais à condition d’être informé des distorsions possibles de l’histoire réécrite par les victimes.

Allez plutôt dans le pays même, les vraies gens valent mieux que tous les histrions qui militent pour des causes, sans aucun souci de l’histoire réelle.

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Cimetière de Noratous, lac Sevan et monastère

Ce matin Tigran et son frère ont amenés les fils avec le petit-déjeuner. Il y a de la brioche dorée faite maison. Les kids sont intimidés, 7 et 11 ans, curieux des étrangers. Dommage que nous ne puissions communiquer, il faudrait au moins parler russe. Nous pourrions répondre à leur avidité de connaître.

Le bus nous mène, une fois pliées les tentes, au cimetière du Noratous. C’est un immense cimetière au-dessus du village du même nom, à 1934 m d’altitude, dont les tombes datent du début du christianisme. Noratous, propriété des princes Zakarian, était le centre administratif de la province Tsemak jusqu’au 19ème siècle.

Notre guide arménienne nous apprend à distinguer les siècles en fonction du décor des khatchkars, il y en plus de 800. L’usage est issu de traditions païennes et les premiers étaient probablement en bois. Le IXe siècle voit une simple croix sur pierre brute, puis la pierre est taillée en rectangle avec un bourrelet avançant orienté vers l’ouest et la croix mieux décorée. La croix est doublée au XIe par l’arbre de vie. Le soleil au XIIIe siècle s’introduit sous la croix et sous l’arbre de vie en un cercle où s’entrelacent des lignes. Au XIVe siècle, certaines pierres sont en olivine, vaguement cristallisés et vert pâle. La couleur verte est donnée par le sulfate de magnésie et de fer. Pourquoi le bourrelet de tête de la pierre est-il orienté à l’ouest ? Parce que si le monde naît avec le soleil à l’est, le Christ sauveur, à la fin des temps, est réputé venir des ténèbres, donc de l’ouest. Le bourrelet est comme une inclinaison de la pierre vers le Sauveur, en signe de respect.

La pierre tombale Guéghama est en forme de berceau. Elle est très sculptée de croix et d’arbre de vie. Sur sa face nord un cavalier et un servant qui tient la bride du cheval, un ange survole le couple. A leur gauche sont taillés une rosette (symbole d’éternité), un pot à vin et un four circulaire à cuire le pain arménien. Un musicien assis joue d’un instrument à cordes à côté d’un cercle solaire. La pierre tombale a été érigée en l’honneur de Khatchatour qui avait approvisionné le village en eau au XVIIe siècle. Une autre pierre montre un paysan labourant avec une charrue.

Les tombes modernes, laïques ou communistes, préfèrent le portrait photo du mort gravé sur le marbre, ou encore un buste en bas-relief, à la soviétique.

Au café qui vend des souvenirs et où nous prenons une mouture « à la turque » (qu’on préfère appeler en Arménie « café oriental »), un grisonnant de Lyon nous entreprend en français. Il vit là-bas mais est né en Arménie. Ses grands-parents ont émigré en France mais ses parents sont revenus pour construire le communisme… « Les cons ! », nous dit-il, sincère. Ils ont pu heureusement revenir en France parce qu’ils étaient français.

Notre guide arménienne nous lit dans le bus quelques contes arméniens en français. Il s’agit du bon sens populaire dans les situations inédites.

Voici que nous longeons les rives du lac Sevan. C’est un gigantesque lac salé, 1400 km², presqu’une mer. Lyriques, les nationaux l’appellent « la perle d’Arménie », morceau tombé du ciel.

Nous visitons sa presqu’île aux deux églises, endroit très touristique où se massent les cars d’étrangers et les voitures des Arméniens. Il faut dire que les rives sont balnéaires, une petite côte d’Azur où l’on lézarde au soleil avant d’aller dans l’eau, puis de prendre un verre sous les parasols. Les gens y sont bronzés, se départant de la frilosité paysanne. Gamins et jeunes n’hésitent pas à se promener sans chemise, avec la hardiesse de l’habitude. L’un d’eux, douze ans, s’étire comme un chat sur la pierre chaude du parapet bordant l’église côté lac, frottant sa peau caramel sur la rugosité du basalte. Il est heureux au soleil, le corps libre, bien dans sa peau.

Le monastère Sévanavank (vank voulant dire monastère), s’élève à peut-être 200 m au-dessus du niveau du lac. Il offre une vaste perspective jusque sur l’autre rive et les montagnes au loin. Tout se fond progressivement dans un pastel qui se mêle avec le ciel.

Le lieu est un endroit inspiré, ce qui ne fait pas peu pour sa réputation. Il a été l’un des premiers sites à adopter le christianisme à la suite de la conversion du roi Tiridate le Grand. On dit que saint Grigor éleva les deux premières églises du Sévanavank. L’église des saints Apôtres (Arakélots), date du IXe siècle élevée par la princesse Mariam, fille du roi Achote I Bagratouni. La seconde église est dédiée à saint Jean-Baptiste (Karapèt). La troisième à la Sainte-Mère de Dieu (Astvatsatsine) n’existe plus.

Un groupe de handicapés est amené par ses moniteurs pour aller mettre un cierge de cire jaune dans l’église. Des jeunes, garçons et filles, se prennent en photo sur le parapet, des gamins en groupes de vacances, des familles avec grand-mère et petits enfants. La tradition est transmise ici, même si cela se fait dans une sorte de kermesse. Nous ne sommes pas chez Disney car tout est authentique et il ne s’agit pas de jouer mais de révérer. Mais nous ne sommes pas non plus à Lourdes car la révérence est plus de tradition que de croyance aveugle.

Monter les degrés jusqu’à l’esplanade du monastère, faire le tour des bâtiments, pénétrer dans l’église pour y acheter plusieurs cierges, les allumer en l’honneur de proches au loin ou malades, s’asseoir sur le muret chauffé de soleil pour contempler le lac, redescendre pour déjeuner au restaurant du parking, ou acheter un souvenir avant d’aller pique-niquer sur la plage, voilà qui est un rite social plutôt qu’un acte de foi.

Mais je préfère ce christianisme-là, intégré dans l’existence, au fanatisme des illettrés brutaux qui détruisaient tout ce qui choquait leurs croyances dans les premiers temps chrétiens. Mais oui, nous avons eu nos talibans et ils n’avaient rien à envier aux afghano-pakistanais actuels, l’étude de Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle nous le rappelle (1996, Tempus Perrin 2011) !

Dans l’église, un Christ orant a l’air mongol sur une stèle du XIVe siècle. Peut-être est-ce pour que les invasions mongoles ne la détruisent pas, reconnaissant sur l’image l’un des siens ? De fait, la stèle a subsisté. Beaux visages rêveurs de la jeunesse qui allume des cierges. La lumière douce et chaude allège leurs traits.

Nous déjeunons à une longue table réservée sous les velums du parking. Un groupe d’Italiens encore plus grand que le nôtre déjeune une table plus loin. Il y a des Allemands, des Arméniens en famille, et même nos Tchèques. Nous avons revu le couple et son Stefan de 9 ans, bob blanc et la tête et tee-shirt orange sur le dos. Outre les salades de légumes cuits ou crus, les olives et le fromage, nous est servi un lavaret du lac, poisson coupé en tronçons grillés sur la braise. Le four et le barbecue semblent les façons de cuisiner majeures ici. Les frites, cuisinées pour faire international, sont trop grasses ; il ne doit pas y avoir deux bains de friture et une température trop basse.

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Évidemment les démagos ont voté la « loi sur le génocide » arménien, comme si les histrions étaient capables de juger souverainement d’un fait historique. Ils ne sont qu’à la pêche aux voix, dans la plus pure illusion. Étant pour la liberté, je ne voterai pas pour les partisans du politiquement correct – qu’ils le sachent. Un bon commentaire sur le blog de Nicolas.

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Monastère de Guéghard en Arménie

A un quart d’heure de bus du temple de Garni s’élève le monastère de Guéghard où nous arrivons assez tard. La plupart des touristes sont partis. A l’entrée, à gauche du porche, des niches proposent aux chanceux de recueillir de petites pierres s’ils parviennent à les lancer pour les faire tenir sur l’étroite corniche. Qui réussit voit son vœu se réaliser. Notre guide arménienne nous dit que, parmi tous les groupes qu’elle a accompagnés, seul un Marseillais a réussi à loger une pierre dans une niche : il était bouliste !

Un gamin torse nu d’une huitaine d’année s’y emploie avec passion, ainsi que sa sœur. Le petit garçon a la peau pâle comme s’il s’exposait peu au soleil. Est-ce pour se distinguer des basanés du sud, turcs, ouzbek ou iraniens, tous musulmans ? Est-ce un signe de distinction sociale comme le degré de blancheur dans les îles Caraïbes ? Est-ce pudeur chrétienne ? Nous observons peu de torses nus dans la jeunesse arménienne. C’est encore en ville que nous pouvons en voir le plus, influence des mœurs américaines. Pas d’épaules nues dans les églises pour les femmes, et les hommes doivent retirer leur chapeau. Même les enfants enfilent souvent une chemisette par-dessus leur débardeur pour éviter toute nudité dans les lieux sacrés.

L’église du IVe siècle, reconstruite en 1215, est de basalte et de calcaire, le chœur à l’est, en direction du soleil levant. J’avais ce préjugé que les chœurs des églises indiquaient la direction de Jérusalem, mais rien de plus faux. Toutes les églises chrétiennes sont orientées vers l’est. Ce sont les musulmans qui tournent leurs mosquées vers La Mecque ! L’église devant nous a été construite par saint Grégoire l’Illuminateur et s’appelait Aïrivank ou monastère rupestre. La coupole est cannelée d’arcatures aveugles sur lesquelles sont sculptés un oiseau, une rosace et un masque. La façade sud porte un tympan finement sculpté, arbre, grenades et ceps de vigne, symboles du sacrifice et de longue vie. Un lion terrasse un taureau, suprématie d’Ivané Zakarian.

L’église dite « cathédrale » s’adosse aux églises rupestres. Celle d’Avazan recèle une source aux vertus. Celle de Katoghizé comprend une coupole intérieure à stalactites comparable aux pans d’une tente. Le sol est parsemé de tombeaux sur lesquels marcher est rendre hommage à l’humilité chrétienne des princes enterrés.

Sur l’autel n’est pas exposé le Christ en croix comme chez les catholique, mais la Vierge à l’enfant, appelée ici « Sainte Mère de Dieu ». Il y a parfois une croix, mais sans cadavre dessus, et placée dans un coin. Le christianisme arménien semble moins torturé que celui né dans les catacombes romaines.

Des moines vivaient une existence ascétique dans de petites grottes sur les falaises alentour. Des khatchkars sont sculptés sur les parois des falaises. On appelle ainsi ces croix particulières, création originales de l’Arménie chrétienne. Il faut prononcer ratchkar avec un r dur, craché comme dans le mot espagnol jota. Tout ici a été détruit sous les musulmans en 920, notamment les manuscrits. Les édifices d’aujourd’hui datent de la reconstruction, au XIIIe siècle, lors de la libération des seldjoukides par le roi Orbélian et ses généraux les frères Zakarian.

La chapelle attenante est monolithe, creusée directement depuis le haut du plateau, en cloche dans la masse. Le mausolée est troglodyte. Des croix sculptées recouvrent presque entièrement les pierres, les fameux khatchkars. Sur ces croix arméniennes, Jésus-Christ est rarement représenté (seulement deux fois en Arménie). La croix est un symbole graphique élevé sur une pyramide stylisée représentant le Golgotha, lieu mythique où l’on dit qu’Adam fut enterré. La plupart des khatchkars ont été financées par des familles riches à la mémoire de leurs morts. Elles sont colorées de rouge par la cochenille. Le grand khatchkar de Katoghizé date de 1213, sculpté par Timoté et Mekhitar.

Il fait toujours aussi chaud, sauf dans les intérieurs d’église, lieux apaisants comme un avant goût de paradis. Nous sommes littéralement « envoûtés » par les voûtes sombres et fraîches des églises de pierre où la lumière parcimonieuse tombe d’un puits dans le toit ou d’étroites meurtrières.

Guéghard était un site de pèlerinage patronné par les familles princières. Il détenait un reliquaire de la Sainte-Lance et un fragment de bois provenant de l’arche de Noé. Guéghard signifie d’ailleurs « lance ». Détruit par les Mongols de Timor Lang (Tamerlan), puis par les tremblements de terre de 1127, 1679 et 1840, il n’a cessé d’être rénové. Il sert de résidence d’été au Catholicos, chef de l’Église apostolique arménienne.

Le long retour en bus vers Erevan fatigue, soleil de face et manque de sommeil la nuit précédente. Nous croisons un attroupement de badauds sur la route de campagne. Une voiture est partie dans le décor, le museau entre deux arbres sur cette route droite. Difficile d’imaginer comment le conducteur a pu réussir un tel exploit, sauf vodka aidant…

Nous allons dîner à la Taverne Yerevan, en centre ville. Le lieu est assez chic et nous avons une salle particulière. J’ai bu et rebu de l’eau et une bière entière de 50 cl, un thé pour finir. Sur les hauteurs de la ville, une gigantesque statue de matrone se découpe sur le ciel nuit. C’est la Mère patrie, statue gigantesque du pompiérisme soviétique présent dans toutes les républiques de l’ex-URSS. Elle est élevée au-dessus du musée de la Seconde guerre mondiale pour célébrer Staline.

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Sophie Chauveau, Le rêve Botticelli

Sophie Chauveau adore Florence. Elle a entrepris une trilogie romanesque qui commence avec ‘La passion Lippi’, se poursuit par ‘Le rêve Botticelli’ avant de culminer avec ‘L’obsession Vinci’. Ces trois peintres au tournant du 16e siècle recèlent en eux une vie inimitable, une vitalité jamais vue, un style inouï. Botticelli est arrivé à 13 ans dans l’atelier Lippi. Petit dernier d’une famille nombreuse dont quatre sœurs mortes en bas âge, il n’est pas aimé, délaissé par sa mère et par ses frères. Surdoué de la ligne, il n’est ni gros mangeur ni artisan comme eux. Sa vraie famille sera celle des Lippi, famille improbable composée d’un moine et d’une nonne. Le petit Jésus des peintures de Filippo Lippi, son fils Filippino – dit Pipo – s’attache à ce grand frère solitaire, dont son père reconnaît le talent. Dès la puberté, le gamin en fait son amant. Le livre commence par une scène d’amour à l’âge légal d’aujourd’hui.

Pipo Lippi =

Botticelli est incapable d’aimer une femme tant sa mère a été distante avec lui. D’ailleurs, regardez ses tableaux : les garçons y sont réalistes tandis que des femmes ont toujours des formes idéalisées. Sandro Botticelli adore son petit compagnon comme sa sœur, sa filleule Sandra, fille de son maître Filippo Lippi. Amoureuse de son parrain depuis toujours, elle deviendra – mais largement adulte – sa maîtresse. Jusqu’à lui donner un fils.

Botticelli est effondré : un fils ? Comment l’accepter, l’élever, transmettre ? Il en est incapable et ne le verra pas avant qu’il ait 13 ans.

=Botticelli autoportrait

Giaccomo, le fils =

L’enfant est élevé par un autre, sa mère mariée pour les convenances. Botticelli vivra au rythme de sa ville, créant un style, la morbidezza, cette tristesse vague qui préfigure la passion de Florence. Tour à tour débauchée et rigoriste, la ville passera du clan des Médicis à celui des Dominicains menés par Savonarole, un ayatollah formant des bandes de talibans, enfants à peine lettrés qui rançonnent les habitants et contrôlent leurs mœurs. « Ordre est donné de supprimer les beaux vêtements et les parures, les bijoux et les fêtes, l’alcool et les jeux, tous, même ceux des enfants… Le carnaval est remplacé par des processions dont le rythme s’accélère. Annuelles, mensuelles, hebdomadaires, quotidiennes… Le théâtre, la musique, la danse sont proscrits comme tout ce qui semble licencieux au moine. Si le plus grave crime pour l’Eglise était hier la simonie, la sodomie l’a remplacée. Cheval de bataille de Savonarole » p.354.

Mais, contrairement aux pays d’islam, le jeu ne durera que deux ans. Les Florentins sont prêts à faire pénitence pour la fin de siècle 1499, mais pas à aliéner durablement leurs libertés de mœurs et leur goût pour la beauté. Savonarole sera brûlé en place publique, sous les acclamations de la foule qui, un an auparavant, le portait aux nues.

= Simonetta

Sophie Chauveau a le talent de traduire ce bouillonnement de vie, ces mœurs extravagantes, ces amours jamais loin de l’art. Pipo, adolescent au corps déchaîné à 15 ans, se rangera à la quarantaine pour engendrer trois enfants. Qui l’aurait dit d’un pareil sodomite ? « Tout le monde l’aimait, il était universel. Gentil, joli, tendre, serviable, doué et drôle, moins intimidant que Léonard, plus rieur, plus simple que Botticelli, il était la plus pure image d’artiste de Florence » p.456. Sandra sa sœur, qui ne vivait que pour son parrain Botticelli, le violera à 27 ans pour lui faire un fils, Giaccomo, que le père biologique finira par accepter. Entre temps, Léonard de Vinci, intelligent et très beau gosse, aura piqué Pipo à Botticelli ; Lorenzo de Médicis, sauvé à 10 ans par le peintre lors du massacre des Pazzi et résolument amateur de femmes, souhaitera goûter des amours interdites avec le beau peintre…

Lorenzo de Medicis =

Ce dernier aimera à la folie les femmes… en peinture. Il inventera la naissance de Vénus, le Printemps dans son bourgeonnement naturel, l’innocence de la Calomnie, les Madones qu’il n’a jamais eues pour mère. Sans parler des chats.  

Botticelli adore les chats. Ils remplacent sa famille, il les nourrissait dans les terrains vagues lorsqu’il était enfant. Ces bêtes en bande ont un comportement moins infantiles que tout seuls. Ils sont très attachants, défendent leur maître, n’acceptent que ceux qu’ils sentent être ses amis. Ce roman est aussi un hymne aux félins. Les chats, ce sont un peu ces gamins de Florence, souples et rusés comme eux, plein d’intuition et de réserve, jolis, gracieux et affectueux comme des adolescents.

Luca, le beau neveu =

C’était toute une époque que cette fin de quinzième siècle florentin. Botticelli est un surnom, formé sur ‘botticello’ – le petit tonneau – qui qualifiait les membres de sa famille gros mangeuse. Pas lui Sandro, grand, sec, éthéré – refusant le lait maternel parce que sa mère l’a tout de suite rejeté. Faut-il être tordu par la vie pour faire un grand artiste ?

= Sandra, sa filleule mère de son fils

Le lecteur peut le penser, et pourtant : Botticelli a su s’entourer d’une famille d’adoption, d’animaux fidèles, d’amis fervents, de grands frères reconnaissants une fois adultes. Botticelli immortalisera Pipo en saint Sébastien, Sandra en Vénus naissante ou en victime de la Calomnie, Lorenzo de Médicis en Mars alangui, sa femme Simonetta – la plus belle de Florence – en Vénus mère, Luca son neveu en ange et Giaccomo, son fils, en ado calomnié… Jamais le terme de Renaissance ne s’est appliqué si bien à la peinture. Certains historiens d’art disent que Vénus est Simonetta Vespucci et que Mars serait Giuliano de Medicis plutôt que Lorenzo. Je n’en sais rien, j’en reste à ce que déclare l’auteur qui a dû vérifier aux sources qu’elle jugeait fiables. Ce qui compte est moins ces détails – qui n’intéressent que les spécialistes myopes – que l’ensemble. Il montre que le peintre peignait la vie autour de lui, sous prétexte de mythologie. Il puisait son art dans la réalité vivante qu’il adulait.

Voici un beau roman qui fait aimer Florence, la peinture et la vie. Nul ne s’ennuie à suivre les amours et les regards, le trait dessiné et l’exaltation de la nature. Car Botticelli, contrairement à son grand ami Léonard, est un adepte de la ligne claire. Pas de sfumato pour sa peinture mais la nette délimitation des traits. D’où l’audacieuse nudité de ses personnages, masculins comme féminins. Seul Michel-Ange, plus tard, osera faire mieux. Une saine et revigorante lecture !

Sophie Chauveau, Le rêve Botticelli, 2005, Folio 2007, 482 pages, 7.41€

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Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion

On ne trouve plus ce livre que chez les bouquinistes, tant les Français préfèrent l’illusion du roman ou le prêt-à-penser histrion aux faits observés. Ce livre ne date pourtant que de 2007, l’année où Sarkozy devint Président. Il était d’actualité à l’époque, tant le gauchisme mystique répandait ses libelles contre le Hongrois comme hier la Ligue catholique contre le Béarnais. Cette époque pourrait bien ressurgir, d’où l’intérêt d’aller regarder l’histoire d’il y a quatre siècles.

Car, au fond, les Parisiens n’ont pas changé. Toujours badauds, naïfs, prêts à croire n’importe quel prêcheur armé de la logique cléricale, amoureux des processions et autres manifs fusionnelles où l’on se sent fort dans sa bêtise, ce qui compense de sa médiocrité, volontiers poussés à piller du moment qu’il s’agit de faire rendre gorge à ceux qui ont réussi mieux qu’eux, voire à violer si c’est en bande et en toute impunité.

Pierre de l’Estoile était audiencier au Parlement de Paris, de petite noblesse de robe, mais de robe longue qui décide, pas un mercenaire de robe courte qui exécute. Ces distinctions avaient alors autant d’importance qu’aujourd’hui la thèse ou le diplôme de grande école. Il a durant des années de désordre, collecté les libelles et graffitis qui couvraient les murs de Paris contre le roi Henri III et ses mignons, puis contre le roi potentiel Henri IV, hérétique. Il en a fait un recueil où il intervient peu, disant les faits tels qu’ils lui sont rapportés ou qu’il a observés. Même les plus absurdes, par exemple : « Le samedi 5 de ce mois [décembre 1592] fut brûlé, place de Grève à Paris, un jeune garçon âgé de dix-sept ans qui avait engrossé une vache, de laquelle était sorti un monstre moitié homme moitié veau. Le contenu de cette accusation fut modifiée, pour l’énormité du fait » p.94.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage et la déferlante stalinienne de gauche n’a pas montré plus d’intelligence civilisée que les gueux de la Ligue, quatre siècles avant eux. Autre exemple : les mignons. Tout le monde croit qu’il s’agit de pédés que le roi fêtard et insoucieux de religion mettait chaque soir dans son lit. En réalité, les mignons étaient les favoris, ses meilleurs amis en qui le roi avait confiance. Aujourd’hui on appelle son « péché mignon » la chose qu’on préfère. Le mot n’avait donc pas le sens perverti qu’il a pris durant ces années d’intégrisme catholique. Les serviteurs zélés du roi ne pouvaient être pris parmi la grande noblesse, qui soutenait la Ligue pour mieux être roi. C’est donc dans la noblesse seconde que le roi régnant choisissait cette élite. Leur raffinement était réel, mais pour se distinguer de la brute épaisse qu’était trop souvent le noble de province, sale, ignorant et crotté, et qui s’en faisait gloire comme voué au culte des armes par fonction héréditaire. Les mignons sont donc les hauts fonctionnaires de l’époque, dont la modernité s’inspirait de la Renaissance italienne plutôt que de la glèbe terreuse.

C’est que les intellos d’époque à Paris n’étaient ni des plus savants ni des plus ouverts, on dirait aujourd’hui « scientifiques ». « En ce même temps, la Sorbonne et la faculté de théologie, comme porte-enseignes et trompettes de la sédition, déclarèrent et publièrent, à Paris, que tout le peuple et tous les sujets de ce royaume étaient absous du serment de fidélité et d’obéissance qu’ils avaient juré à Henri de Valois, naguère leur roi. (…) Ils firent entendre à ce furieux peuple qu’en saine conscience il pouvait s’unir, s’armer et contribuer en deniers, afin de lui faire la guerre ainsi qu’à un tyran exécrable qui avait violé la foi publique, au notoire préjudice et au mépris de leur sainte foi catholique et romaine et de l’assemblée des états de ce royaume » p.244. Ce procès en hérésie ressemble fort aux appels à la « résistance » de toute une frange de gauche – souvent universitaire – qui ne jure que par la doxa marxiste, accusant le Président élu d’être hérétique de violer la Charte de 1945 ou de saper l’État-providence.

A chaque mouvement social, le peuple adore défiler en troupe, en ligue, en procession, de 1589 à aujourd’hui. « Entre autres, il s’en fit une d’environ six cents écoliers, pris de tous les collèges et endroits de l’Université, la plupart n’ayant atteint l’âge de dix ou douze ans au plus. Ils marchèrent nus, en chemise et les pieds nus, portant dans leurs mains des cierges ardents de cire blanche et chantant bien dévotement et mélodieusement (mais quelquefois de manière bien discordante), tant par les rues que par les églises… » p.246.

C’est que la conception du monde est quelque chose de sérieux. Le rire est diabolique et les grands personnages se doivent d’arborer cette tronche sévère, sourcils froncés, qui disent tout le sérieux qu’ils prennent en la foi. Hier catholique, aujourd’hui socialiste, rien de change. François Hollande a vu sa cote de popularité remonter début 2010 parce qu’il avait cessé de sourire, calquant Martine Aubry et autres Moscovici qui font toujours la gueule. « A Paris, il était alors dangereux de rire, à quelque occasion que ce fut, car ceux qui portaient seulement le visage un peu gai étaient tenus pour Politiques ou Royaux. Comme tels ils couraient la fortune parce que les curés et les prédicateurs avertissaient d’y prendre garde et criaient qu’il fallait se saisir de tous ceux qu’on verrait rire et se réjouir » p.272. Le rire, c’est la liberté ; l’inquisition de toute religion, catholique, islamique ou marxiste, voit dans la liberté le Mal parce qu’elle délivre de la foi obligatoire, de la vérité révélée et donc du pouvoir de ses clercs. Albert Camus fustigeait déjà « la France haineuse » des normalesupiens et autres sartreux staliniens.

Les métaphores elles-mêmes n’ont pas changé en quatre siècles ! La gauche nous fait souvent le coup du renard libre dans le poulailler libre, image qui ne veut rien dire car si les poules sont libres elles ne vivent certes pas en poulailler ! Pierre de l’Estoile cite les ligueux contre le roi hérétique : « Badauds que vous êtes, qui ne savez pas que ce vieux loup fait le renard uniquement pour entrer et manger les poules ! » p.416. La mauvaise foi fait feu de tout bois sans honte de violer la logique et plus c’est gros, plus ça passe (disait Goebbels, repris avec avidité par Staline).

Comme quoi la badauderie parisienne retombe toujours dans ses vieilles ornières qui s’appellent crédulité, respect envers les gueulards, dévotion envers les clercs de quelque religion qu’ils représentent, préférence pour la foule qui permet tout et dont l’aspect fusionnel est confondu volontiers par les Français avec « la démocratie ». Gageons que la campagne qui commence verra autant d’outrances et de stupidités avant qu’Henri IV ne mette tout le monde d’accord en collant carrément la poule de la métaphore dans les pots de tous.

Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion, 1611, présenté, annoté et mis en français moderne par Philippe Papin, Arléa, 2007, 559 pages, €5.00

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Tahar Ben Jelloun, Moha le fou Moha le sage

J’ai retrouvé dans un recoin ce livre daté, témoin des années 1970. Le relire aujourd’hui est édifiant : l’auteur, marocain, quitte son pays pour cause d’arabisation de l’enseignement (déjà !) ; il critique la misère sociale créée par l’affairisme autour du Palais (déjà !) ; il se plonge dans l’univers traditionnel où la femme est esclave et l’enfant garçon livré à lui-même (déjà !). Je suis stupéfait de constater que tout ce qui était DÉJÀ visible dans les années 1970 n’ait ni été vu ni même soupçonné : les intellos-médiatiques font semblant de le découvrir aujourd’hui, 40 ans plus tard. Il y avait vraiment des œillères dans les « années de gauche » qui ont suivi mai 68.

‘Moha le fou, Moha le sage’ a été prix des Bibliothécaires de France 1978 et prix Radio-Monte-Carlo 1979 – c’est dire s’il était populaire, reconnu par les média et encensé du grand public. Mais ni les intellos ni le grand public n’ont rien vu : ils ont joui d’être à la mode, ensemble, dans la fusion communautaire, enfermés dans leur ego occidental à bonne conscience de gauche. En 1978, j’y ai travaillé, au Maroc, j’ai pu ressentir ce que l’auteur disait de sa langue de poète, bien loin du voile d’illusion des idéalistes qui préfèrent toujours leur image narcissique à toute réalité de leur temps.

Si vous lisez aujourd’hui ce livre, il ne vous sera pas d’une grande révélation. Il joue sur le personnage du bouffon du roi, du « fou », toujours celui qui dit ce que tout le monde pense tout bas mais n’ose pas dire, dans les sociétés traditionnelles. L’enfant du conte d’Andersen était le seul à dire que le roi était nu, tous les bons bourgeois de cour faisaient semblant de ne pas le voir et s’auto-persuadaient que le roi était paré. Pareil dans les années 1970 :

  • l’islam ? – un archaïsme qui allait disparaître avec la modernité
  • la condition de la femme ? – rien qu’une bonne série de lois imminentes ne puisse contrer
  • l’affairisme ? – il suffit de le dénoncer, il s’écroulera de honte lui-même

Qu’il y avait donc de « bêtise » dans ces a priori idéalistes ! La franchouille moderniste, sûre d’être de gauche et progressiste, ne voulait pas VOIR ce qui était sous ses yeux. Cachez ce sexe féminin que je ne saurais voir, violé à répétition par le maître de maison macho et paternaliste. Cachez ce sexe de garçon pubère que je ne saurais voir, montré à tous les autres dans les terrains vagues, ou prostitué aux adultes pour se défrustrer. Cachez cette modernité que je ne saurais voir (puisque plus avancé), agressive et affairiste, mal partagée, mal expliquée, allant trop vite, dans un pays traditionnel resté féodal.

Tahar Ben Jelloun a obtenu un doctorat de 3° cycle en psychiatrie sociale dans l’université française, il sait de quoi il parle. ‘La Nuit sacrée’ est devenu le roman prix Goncourt 1987. Nicolas Sarkozy, président de la République française, lui remet en 2008 la Croix de Grand Officier de la Légion d’honneur. Dernier avatar du maître, il reçoit le Prix de la paix Erich-Maria Remarque pour son essai ‘L’étincelle dans les pays arabes’ le 21 juin 2011. C’est dire si Tahar Ben Jelloun, français d’origine marocaine est reconnu, « intégré », écrivain à part entière. Et pourtant, ceux qui l’ont lu n’ont rien vu, rien assimilé, rien compris…

C’est qu’il manie le conte, absorbe les rites maghrébins et traditionnels dans une symbiose avec le quotidien. Il replace dans ‘Moha’ la société marocaine entre la mémoire et la modernité en devenir. Il évoque les sujets tabous et les exclus de la parole. Les gamins, les putes, les fous, les déviants, les errants, sont dans ‘Moha le fou Moha le sage’. Engagé, Tahar Ben Jelloun ? L’époque adorait l’engagement, à la suite du Sartre sur son tonneau devant les ouvriers goguenards de Billancourt. Un divorce entre populo et intello, déjà…

Justement, le romancier ne reproduit pas les schémas idéologiques aisément étiquetés par les médias et les intello-progressistes. Il est poète, écrivant comme Brassens pour faire surgir en chacun cette petite étincelle d’universel humain. Ses personnages sont imaginaires, issus de la mémoire et reconstitués à la Proust. Aïcha qui fait le ménage dès 12 ans, Dada l’esclave soudanaise des plaisirs sexuels du patriarche, l’enfant « né adulte comme d’autres naissent infirmes » livré à lui-même et hanté de sexe et d’amour, Moché le vieux juif marocain lui aussi sage à sa manière, l’imam « jeune génération qui a fait des études dans les pays d’islam (…) fonctionnaire du ministère. D’après lui, l’islam a tout prévu », Milliard le banquier qui lui explique sa vie, le psychiatre au discours rigide – lacanien – aliéné par sa théorie, l’arbre refuge qui ne dit rien mais transmet la nature. Voix plurielle, mémoire au présent, poète « fou » qui dit la vérité, Moha périra sous la torture des sbires du Palais, semble-t-il. Il était d’époque de dénoncer la torture des puissants et de leur police.

Moha peut être l’abréviation de Mohammed, nom du Prophète et prénom répandu au Maroc pour dire le personnage lambda ; Moha en français, puisque l’auteur est le francophone le plus traduit au monde, sonne aussi comme ‘moi’, cet ego franco-marocain écartelé entre tradition et modernité, ancrage dans le patriarcat musulman et le contrat social.

Un message qui n’a pas été lu…

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Novembre

Voici novembre, le neuvième mois. Le paysage se liquéfie sous le ciel bas ; le vent abat des rafales de pluie sur les vitres. L’eau tombe, insistante, inexorable, monotone. Les arbres dénudés frissonnent, tordant leurs branches comme des doigts désespérés vers le plafond des nuages. La forêt est brune et rousse, les feuilles rougies des châtaigniers lancent des lueurs tristes.

L’automne est là brusquement, humide, molle, alanguie. La végétation fond pour devenir couleur de terre et se confondre peu à peu avec elle, humus pourrissant, liquide sale. Voici le temps des morts.

Les fusils claquent dans les bois et sur les champs vides. Le gibier fuit ou s’envole, roux comme les feuilles tombées, dérisoire tentative de camouflage. Sur le fond grisâtre de l’horizon passent des vols de corbeaux noirs.

Le marcheur a froid, la pluie coule dans son cou et son dos, l’humidité s’insinue jusqu’à son cœur et ses os. Dans la pénombre des arbres, sur l’étendue des champs, tout est nettoyé, uniforme, décoloré. Les grillons se sont tu, les oiseaux se cachent, le vent gémit. Le voyageur serre son manteau et relève son col. Il pense à la maison douillette où brûle la lumière, aux sourires de ses proches, à l’alcool âpre qui fait chanter l’esprit près de la cheminée, au livre amical qui parle d’autres pays, aux disques qui révèlent un autre monde.

Face aux éléments hostiles, l’homme est pareil à l’ours. Il aspire à sa tanière et à s’y enfermer pour hiberner. Au centre de son monde calme et clos, où se perpétue un peu de la chaleur d’été, il prend le temps de penser à lui-même, à ses petits et à tous ceux qui ne sont plus.

Novembre, mois des morts et des chasses sauvages.

L’automne, comme le printemps, est une saison instable, une saison qui devient. Elle n’a pas cette plénitude de l’été ou de l’hiver, elle ne dure pas, elle hésite entre regret d’été et prémisses d’hiver. L’automne n’a ni un climat, ni des couleurs, ni des odeurs constants pour en faire une saison. C’est un passage, transition d’une fin d’été à un début d’hiver. L’automne n’est ni la nature morte ou endormie, ni la nature vive et éveillée : en nos pays elle s’endort peu à peu.

Novembre, mois des proches qui sont morts et qui s’effacent lentement du souvenir pour que la vie se perpétue sans le poids du passé.

Il est des hommes rudes que le froid revigore et exalte. L’humidité envahissante de l’automne les stimule et les incite à réagir contre la mollesse du paysage, la liquéfaction du végétal et le pourrissement des fruits. Leur vitalité refuse l’idée de mourir. Non pas l’idée de la mort, qui est inéluctable du seul fait de naître, mais ce passage graduel de la vivacité à la fatigue, la mort lente par la paresse, la vieillesse et la décrépitude. Les guerriers préfèrent quitter la vie les armes à la main, avec brusquerie et courage. C’est pourquoi l’automne, saison langoureuse et lasse, mélancolique et propice aux débordements de sentimentalité, leur déplaît. Ils n’aiment point les transitions, préfèrent ce qui tranche.

Novembre était pour les Celtes Samhain, la fête de la grande bataille des dieux, dont les Chrétiens ont fait la fête de tous les saints.

C’est une vérité d’expérience que le monde extérieur agit sur le tempérament des hommes. Fait-il beau, nous sommes joyeux ; fait-il sombre, le gris du ciel fait lever en nous la tristesse par sympathie. Notre rythme hormonal, notre climat émotionnel, nos états d’âme, semblent suivre ceux de la nature en ses saisons : enthousiaste au printemps, mélancolique en automne, joyeux en été comme en hiver grâce au soleil ou à la neige. Est-ce pour cela que nous revient la pensée profonde de Renan ? « L’histoire du monde n’est que l’histoire du soleil. »

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Christianisme et paganisme

L’émérite professeur de Yale University Ramsay McMullen analyse avec forces notes et références (210 pages, presque la moitié du livre !) ce passage obscur entre paganisme au IVe siècle de notre ère et christianisme, définitivement majoritaire au VIIIe siècle. Occident et orient connaissent des évolutions contrastées en raison de la séparation de l’empire entre Rome et Byzance. Pour faire bref, disons que l’orient plus urbanisé et plus cultivé assimilera le christianisme plus vite et plus fort que l’occident resté largement barbare, surtout aux marges. La thèse de l’auteur est que les païens étaient trop loin de l’abstraction chrétienne pour adopter le monothéisme d’un coup ; c’est au contraire le paganisme des dieux proches et guérisseurs qui a progressivement phagocyté le christianisme pour en faire cette légende merveilleuse du moyen-âge.

 En 5 chapitres mais 3 parties, l’auteur examine la persécution des païens, la superstition endémique du temps, enfin l’assimilation du paganisme par le christianisme qui s’en trouve transformé.

Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (destruction du Sérapis en 390, iconoclasme après 408, martelage du temple d’Isis à Philae en 530), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui.

Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. La tolérance est un bel exemple d’incantation inefficace quand elle n’est pas appuyée par la force. Prenons-en de la graine aujourd’hui ! « Avant le IIe siècle et après, des appels à la tolérance se font entendre des deux côtés. (…) Naturellement ils sont lancés aux forts par les faibles avec la plus grande honnêteté ; on les entend donc d’abord dans la bouche des porte-paroles chrétiens, puis chez les chrétiens comme les non-chrétiens (…), enfin chez les non-chrétiens avec le maximum de publicité. On connaît bien l’appel que Symmaque lança vainement à saint Ambroise. Alors, en 384, il était trop tard pour parler de tolérance » p.27. Quand un Tarik Ramadan en appelle à la tolérance entre islam et laïcité, c’est simplement qu’il est faible ; une fois la moitié de la population ralliée à sa cause (certaines projections démographiques parlent de 2050…), sa fameuse tolérance disparaîtra tout aussi vite que celle des chrétiens au IVe siècle. L’église unissait en effet près de la moitié de la population vers l’an 400.

La nouvelle religion n’avait pas réponse à tout, contrairement à l’ancienne. A la base, les gens étaient préoccupés, tout comme aujourd’hui, de santé et de prévoir l’avenir, d’où la force des dieux guérisseurs, des sources contre les maladies, des oracles et des rêves faits dans l’enceinte des temples. Tout ramener à Satan ne résout rien, il faudra le culte des martyrs puis des saints réalisant des « miracles » (Antoine Théodore, Basile, Gervais, Etienne, Félix, Martin, Foy…), les exorcismes et même une intervention d’archange contre le dragon (saint Michel) pour que les pratiques chrétiennes se rapprochent des pratiques païennes et soient donc acceptées… L’église tolèrera aussi les danses parfois, la musique souvent (dont les chœurs des vierges ou de jeunes garçons) et les banquets funéraires – tous usages très païens des temples antiques – pour que le peuple reconnaisse son autorité sur la communauté. Pour les païens, « la conduite juste, c’était la joie. La joie était culte » p.170. Le christianisme a dû ainsi se paganiser par la joie pour être accepté.

Au sommet, les élites sceptiques, cultivées et aptes à la critique rationnelle devaient être remplacées. Staline n’a pas procédé autrement au Parti communiste dans les années 1930 : il a fait monter des illettrés fidèles pour les mettre aux postes de commande, marginalisant brutalement l’ancienne élite. Dioclétien a donné l’exemple : « on assista sous Dioclétien à une augmentation très rapide des effectifs du gouvernement. Elle se poursuivit pendant une centaine d’années. (…) Le nombre des fonctionnaires, environ 300 sous le règle de Caracalla (211-217) était passé à 30 000 ou 35 000 à un certain moment du Bas-empire » p.132. Conséquence inévitable : « Le spectre des croyances fut amputé de son extrémité sceptique et empirique. Il ne restait plus que le milieu et l’extrémité la plus crédule » p.133.

On assiste donc à une formidable régression de la pensée humaine qui durera… mille ans, jusqu’à la Renaissance ! Non, le progrès de l’humanité n’est pas linéaire : la pensée rationnelle du monde a laissé place à la croyance aveugle durant plus de 33 générations… Tertullien : « Nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile » (cité p.138). Saint Augustin : « Pour lui, toute enquête que nous dirions scientifique s’expose au ridicule. Les Grecs, sots qu’ils étaient, perdaient leur temps et leur énergie à identifier les éléments de la nature, etc. (…) Inutile de savoir comment la nature fonctionne, car cette prétendue connaissance n’a rien à voir avec la béatitude » (p.139). Une certaine mentalité écologiste ne fonctionne aujourd’hui pas autrement.

Anglo-saxon, Ramsay McMullen n’a rien de cette clarté à la française où les chapitres sont divisés en paragraphes dont chacun ne contient qu’une seule idée à la fois illustrée d’exemples. Lui est plutôt touffu, très proche des sources qu’il cite avec abondance et redondance. Ce pour quoi il s’est senti obligé de rédiger une conclusion longue, qui fait le chapitre 5 et dernier, pour récapituler les idées qu’il avance et étaie. Mais que cela n’empêche pas de lire cet ouvrage court, écrit d’une plume fluide jamais ennuyeuse, et qui apprend beaucoup sur cette époque laissée volontairement dans l’ombre par l’hagiographie chrétienne qui a fait la loi en histoire durant deux millénaires. Ce n’est guère que dans les années 1980 en effet, selon l’auteur, que l’étude plus précise des sources a permis d’y voir plus clair. Nous sommes donc dans l’histoire en train de se faire, dans la révision du mythe au profit de la science – ce n’est pas rien !

D’autant que nous avons des leçons politiques très actuelles à en tirer.

Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, 1996, collection de poche Tempus Perrin 2011, 453 pages, €10.45

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Je veux devenir moine zen !

Il avait huit ans, le petit garçon, lorsqu’il a déclaré cela à son père. Qui est tombé des nues ce dimanche matin là, au début du printemps. Être moine zen, c’est renoncer à la vie normale, préférer la méditation, dépasser la dualité, s’anéantir en nirvana à terme dans le grand tout, en aidant les autres avant. En bref, la voie de l’ascétisme : pas de femme, pas de désirs, une existence frugale.

Le gamin avait pris l’habitude d’accompagner son père aux séances de zazen, cette méditation en tailleur sur un thème défini par l’abbesse du temple, avant le déjeuner communautaire. Il était turbulent et sa mère accusait le père de ne pas s’en occuper assez. L’enfant jouait, imitait les adultes, ne pouvait pas tenir longtemps la position. Qu’importe : il aimait ça et, avec les années, s’est accoutumé. A douze ans, il méditait une heure ou deux en tailleur comme un grand.

Et il n’avait aucunement changé d’avis : « Je veux devenir moine zen ! ». Il a douté à la puberté, en même temps qu’il ouvrait son col d’uniforme, sortait des magazines pornos de son cartable et cassait le talon de ses chaussures de sport pour les porter comme des mules. Classique rébellion adolescente. Il est même devenu chef de bande pour tabasser les élèves du collège voisin. Ses parents envisagent de le changer de collège et en parlent à l’abbesse. Celle-ci a de l’intuition et même les animaux viennent en confiance auprès d’elle.

Le jeune garçon n’est pas sûr de sa vocation parce qu’il sent que ses parents ne le croient pas capable de s’y faire. Mais l’abbesse croit en lui et c’est ce qui le décide. Rien de tel qu’une personne extérieure aux parents pour orienter la jeune pousse et lui servir le temps qu’il faut de tuteur. Ryôta décide lui-même de confirmer sa décision d’enfant et devenir moine. A quatorze ans, la tonsure. Elle le distingue des autres garçons au collège, mais ne font pas de lui un paria. La voie noble n’est pas donnée à tout le monde mais n’est aucunement moquée au Japon.

De dernier de la classe dans le collège précédent, le garçon reconquiert des places. Il sait ce qu’il veut et, conscience apaisée par le but, s’intéresse au travail. L’abbesse lui sert de parent, allant même jusqu’à l’adopter en lui donnant son nom, comme c’est la coutume. Elle ne s’intéresse absolument pas à ses notes mais reste ferme sur l’objectif long terme : rien de tel pour que l’adolescent ne se sente pas contraint et qu’il  travaille de lui-même pour devenir ce qu’on attend de lui. Avis aux parents trop obsédés de notes régulières à court terme !

Le garçon deviendra moine parce qu’il l’a voulu, et peut-être parce que tel était son destin dans le grand mouvement du monde. Mais cela implique une série de ruptures douloureuses pour tout le monde. Ryôta doit changer de prénom pour devenir Ryôkai-san ; il doit changer de nom de famille pour être adopté par l’abbesse du temple qui en fera son successeur ; ses parents doivent renoncer à tout droit sur lui, y compris celui de lui parler durant trois ans. Quand on a seize ans, c’est dur. Peut-être moins pour le novice lui-même, qui croit en sa vocation, que pour son entourage : sa mère qui l’a mis au monde pour qui il est comme mort, son père qui a enclenché l’engrenage et se demande s’il a pris la bonne suite de décisions, sa sœur qui l’imitait en tout bien que le chamaillant, les voisins et parents qui ne comprennent pas le renoncement au monde.

L’attrait de ce petit roman contemporain est celui des contes. Écrit simple, il délivre des leçons comme des koans zen, ces textes à méditer pour comprendre le sens de l’existence. Regarder ce qui est à ses pieds est l’essence du zen, est-il calligraphié dans le temple. Le gamin est turbulent et vole des gâteaux chez les voisins ? « C’est parce qu’on leur interdit de faire ceci ou cela que les enfants se mettent à faire les quatre cents coups, dit l’abbesse. Je suppose qu’on lui fait manger des choses bonnes pour les lapins, du genre diététique, esthétique, écologique, et je ne sais quoi encore. C’est quand un enfant en pleine croissance ne peut pas manger chez lui ce qu’il aime qu’il va ailleurs et prend ce qui lui fait envie ». Se prendre par le bout du nez et regarder en bas, à ses pieds, au fond c’est ça le zen. Tout le reste est illusion : les liens, les craintes, les espoirs, les peut-être, les « et si »…

Un petit livre grave sous ses airs facétieux.

Kiyohiro Miura, Je veux devenir moine zen !, 1988, Picquier poche 2005, 143 pages, €5.70

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Que faisiez-vous le 11-Septembre 2001 ?

Je rentrais de vacances, justement de trois semaines au Pakistan. Les attentats ont été préparés par Ben Laden et ses complices, cachés quelque part dans la zone floue entre Afghanistan et Pakistan. Cette zone tribale d’ethnie Patan déborde des deux côtés de la frontière, mêlant clanisme familial et seigneurs locaux de la guerre. Le Pakistan n’a jamais voulu s’aliéner ces ethnies montagnardes, soucieux de conserver une profondeur stratégique à son pays, s’il était menacé par l’Inde. Les États-Unis ont soutenu cette idée en finançant à tour de bras les islamistes contre les soviétiques.

Ce qui m’a surpris, le 11-Septembre, est que cette haine affichée de l’Occident n’existait absolument pas quelques jours avant dans les bazars de Peshawar, grande ville la plus proche de l’Afghanistan et de la fameuse passe de Khyber. Notre guide à moustaches, Karim, nous a emmenés à l’intérieur de la mosquée Jakeola. Les dalles de marbre étaient chaudes aux pieds nus en cette heure méridienne. Des gamins se poursuivaient sous l’œil protecteur des adultes qui les réprimandent rarement tant l’exemple joue pour ces gosses qui sont constamment mêlés aux hommes. Nombre d’adultes en turbans faisaient la sieste allongés sur les dalles, à l’ombre de la galerie ; quelques-uns priaient à l’intérieur de la mosquée. Le bruit dominant était celui des jeunes garçons ânonnant le Coran pour l’apprendre par cœur, en balançant le haut du corps en rythme. Un lettré barbu par groupe, baguette à la main, lançait les versets et reprenait la récitation fautive des élèves dans une indifférence agacée. Nul doute que notre présence ne perturbait les séances bien que nous tentions de nous faire discrets. Mais des petits quittaient l’école pour s’agglutiner autour de nous. Ils étaient mis en récréation, de toute façon ils ne pouvaient plus être à leur devoir. Ils nous disaient « hello ! » et «what’s your name ? » Ils n’attendaient pas vraiment de réponse car les plus jeunes ne savaient même pas ce que ces expressions anglaises voulaient dire. Ils copiaient les grands. Mais ils étaient en tout cas amicaux envers les Occidentaux et soucieux de faire la conversation.

Du gamin au vieillard, les hommes portaient tous le pantalon large et la chemise longue ouverte sur la poitrine. Dans une société où les femmes et les mères sont confinées dans les intérieurs, les garçons vivent dehors dès qu’ils savent marcher. Comme tous les gosses, l’habillement est le dernier de leur souci, Les rues ne sont peuplées que de mecs dépoitraillés (il fait 40°) et les femmes mettent les voiles. Les très rares qui passaient rasaient les murs, en silence, voilées de la tête aux pieds avec un grillage serré devant les yeux. Élevés et éduqués sans jamais voir le sexe opposé, dans une théologie sexiste datant du 7ème siècle bédouin, les étudiants en religion (talibans) parviennent à l’âge adulte sans connaître la femme autrement que comme tentation, vulve à crocs, Satan incarné. Cet enfermement expliquerait leur peur de la simple vue d’une femme et les mesures délirantes qu’ils prennent pour conjurer leur immense émotion de puceaux tourmentés.

Si le Paradis promis aux croyants comporte « de jeunes serviteurs, pareils à des perles renfermées dans leur nacre » (Coran LII, 24) – jolie métaphore pour désigner le teint adolescent – il comprend aussi de jeunes vierges aux yeux noirs qui « ressemblent à l’hyacinthe et au corail » (LV, 58). Les musulmans ne sont pas insensibles à la beauté des femmes, mais ils la réservent à leur mari, leurs enfants, frères et neveux, pour lesquels tout inceste est prohibé. On considère, en islam, que la femme « encadrée » par le mariage et par les rites sociaux qui restreignent sa liberté, ne sera pas tentée de succomber à Satan et à ses pompes. « Les femmes sont votre champ ; cultivez-le de la manière que vous l’entendez » (sourate II, 223). Car « les maris sont supérieurs à leurs femmes. Dieu est puissant et sage » (II, 228) et en cas de partage des biens, « donnez au fils mâle la portion de deux filles » (IV, 12). En effet, « les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (IV, 38). C’est une tautologie, mais ce que Dieu veut… « Il ne convient pas aux croyants des deux sexes de suivre leur propre choix, si Dieu et son apôtre en ont décidé autrement » (XXXIII, 34). Le désir homosexuel existe inévitablement dans une société qui valorise tant le mâle et dévalorise tant la femelle. Si ce n’est pas le dessein de Dieu, c’est un péché véniel : « Dieu ne pardonnera point le crime d’idolâtrie ; il pardonnera les autres péchés à qui il voudra » (IV, 51).

Le fils de l’un de nos chauffeur de car, un Ali d’une beauté froide à 14 ans, restait debout alors qu’un siège lui tendait les bras. Ma compagne et moi avons bien mis une heure à comprendre, nous lui disions en anglais qu’il pouvait s’asseoir et il déclinait toujours. C’était la religion ! Nous avons échangé nos places, elle et moi. Ali s’est assis à mon côté presqu’aussitôt après : il ne pouvait supporter être assis près d’une femme, comme si elle était Satan en personne qui allait le violer.

Plus tard dans la montagne, un instituteur qui marchait avec moi pour revenir au village, m’a exposé son existence. Il ne faisait classe que le matin ici, l’après-midi ailleurs, faute de moyens. Il gagnait très peu, se faisant payer en nature par les paysans pour subsister. Impossible pour lui de songer à se marier car il n’était pas du clan, venait de la ville et restait trop pauvre. Comment résolvait-il ses problèmes de libido ? Il ne m’en a rien dit, mais on peut deviner avec tous ces jeunes garçons de la campagne curieux du plaisir…

J’ai lu une fois ‘The News’, le quotidien en anglais du Pakistan. Le numéro du lundi 6 août 2001 m’a permis de voir ce qui intéresse la fraction éclairée du pays. En première page, la fierté nationale : le Cachemire, la Palestine (où un chauffeur de car « a blessé dix Israéliens » en fonçant dessus), les Talibans (qui ont arrêtés dix membres d’ONG « prêchant le Christ »), un lama tibétain (« qui voudrait venir en visite »). On le voit, les « problèmes mondiaux » se réduisaient à l’islam. Le supplément hebdomadaire du journal laissait parler ses lecteurs : on y lisait les peines de cœur et les angoisses d’identité des filles et des garçons. Le conservatisme social et la morale – le « religieusement correct » – rendent les adolescents moins autonomes, Une fille qui utilisait internet s’étonnait que les tchats la conduise à « recevoir des propositions de rencontres directes » ! Réaction ingénue : les êtres humains sont-ils de purs esprits ?

La première force politique du Pakistan reste l’armée, la seconde le clergé musulman, viennent ensuite les propriétaires fonciers puis les industriels, enfin les petits commerçants. 44% de la population vit de l’agriculture (mais ne produit que 25% du PIB), 39% vit des services et 17% seulement de l’industrie. Poids de l’armée… L’industrie produit surtout du textile, de l’alimentaire et des boissons, des matériaux de construction, à destination du marché intérieur et, à l’exportation. Fait amusant : le Pakistan exportait en 2001 surtout vers les USA (22%), Hongkong, le Royaume-Uni et l’Allemagne (7%). Le Pakistan importait un peu plus qu’il n’exporte, principalement machines et pétrole, surtout des États-Unis et du Japon. Pays pauvre, surpeuplé, sous-éduqué, souffrant de disputes tribales et politiques internes, manquant d’investissement international et en coûteuse confrontation avec son voisin l’Inde, le Pakistan s’est constitué en entre-soi xénophobe. Il se voulait le Pays des Purs où seul l’Islam est permis.

Muhammad Saïd al-Ashmawy, ancien Président de la Haute Cour de justice du Caire, dit des fondamentalistes islamistes : « leur doctrine, système de vie total, sinon totalitaire, s’inspire de la même obsession d’une cité terrestre parfaite, conforme à la cité céleste dont ils déterminent l’organisation et la séparation des pouvoirs à travers les lunettes de leur lecture fantasmatique du Coran. » L’État n’est pas séparé de l’Église, ni la Morale du Livre : Dieu a tout créé, il veut tout. Pervez Hoodbhoy, professeur de physique pakistanais, déclarait à l’Express le 20 septembre 2001 : « cela me peine de le dire, mais l’Islam propose toujours des solutions faciles à des questions complexes. Voilà 700 ans que le monde musulman n’a pas produit un seul penseur marquant, dont les écrits auraient une valeur universelle. (…) Parce qu’elle a cristallisé une série de règles et d’interdits, l’orthodoxie islamiste nous rend introvertis, voire xénophobes. »

Cela dit, constatons que le fanatisme islamique a été encouragé par les États-Unis, notamment par Kissinger et Brezinski, ces brillants stratèges. Les États confessionnels non marxistes pouvaient résister efficacement aux sirènes soviétiques, cet ennemi de l’Amérique durant la longue guerre froide. La promotion de la vulgate coranique qui bloquait avec bonheur toute modernisation des pays musulmans ne pouvait que profiter au capitalisme américain, heureux de cette dépendance technique. La démographie galopante créait un marché pour les produits made in USA (armes, blé, machines) en échange de l’énergie vitale pour l’Amérique : le pétrole. C’est ainsi qu’ont été déstabilisés l’Égypte de Nasser, l’Iran du Shah et l’Irak de Saddam Hussein, brisant net leur développement. Mieux vaut reprendre la vieille diplomatie britannique impériale du « diviser pour régner ». D’autant que le fondamentalisme islamique ne saurait gêner les fondamentalistes protestants puritains…

Les attentats du 11-Septembre ont été un drame humain et un acte de terreur inacceptable qui a conduit à la guerre en Afghanistan puis en Irak, faisant des centaines de milliers de morts… surtout musulmans. Bravo Ben Laden, défenseur de l’islam, vous avez bien mérité d’Allah en tuant surtout ses fidèles. Convenons cependant que les États-Unis naïfs de Clinton ou cyniques va-t-en-guerre de Bush l’ont provoqué. La naïveté à courte vue est malheureusement le lot des experts de la CIA et des élites du pays. La priorité donnée aux liens commerciaux et financiers sur tout autre motif est la clé de la situation. Instrumentaliser les islamistes radicaux a peut-être protégé le pétrole un temps en contenant les appétits de l’URSS et en sous-traitant les problèmes en Méditerranée et en Asie centrale, mais l’apprenti sorcier se révèle avec le temps. La haine religieuse surprend les Américains, persuadés de leur mission sur cette terre ; il ne surprend hélas pas les Européens, habitués aux guerres de religion ou d’idéologie. Et les révolutions arabes, un mixte de 1848 et de 1968, sont une heureuse surprise… imprévue, comme le reste.

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Il y a dix ans le 11 septembre

Article repris par Mediuym4You et cité dans FabrizioCalvi.com

Imaginé dès 1994 par Tom Clancy dans Dette d’honneur, un acte terroriste de masse a visé par ses avions Boeing remplis de pétrole la modernité au travers des tours jumelles de New York, ville cosmopolite et cœur financier. Il a été inventé, mis en œuvre et revendiqué par un nouveau Savonarole rigoriste qui a utilisé la base islamique d’Afghanistan dans le schéma de Lénine : de l’Islam dans un seul pays à la révolution mondiale, via l’internationale fondamentaliste. Il s’agissait de venger les Arabes musulmans d’un Occident impie, matérialiste et impérial.

Dix ans plus tard, Ben Laden a été tué par les services américains bardés de technologie, après avoir fait de pâles émules à Londres, Madrid, Kaboul, Bagdad, Djakarta. Dieu l’a voulu ! Au moment où les peuples arabes se sont révoltés eux-mêmes contre leurs oligarchies politiques et militaires et sans l’aide de la religion. Car si les États-Unis ont encouragé un temps la libanisation arabe pour préserver l’accès à l’énergie, les tyrannies qui s’accrochent au pouvoir comme celles de Saddam Hussein, de Muamar Kadhafi, des ayatollahs d’Iran ou de Bachar el Hassad sont des obstacles au flux régulier du pétrole. Il n’y avait donc pas Complot mais intérêt bien compris, qui a changé avec le temps.

La chute des Twin towers est désormais expliquée sans magie par le rapport du NIST, l’Institut américain des normes et de la technologie. Deux cents experts mobilisés pendant trois ans ont reconstitué par ordinateur la séquence des événements depuis chaque impact jusqu’à l’effondrement successif. Il n’y a aucun mystère dans les deux millions de données computées par deux semaines de temps de calcul. L’orientation de chaque avion, l’effet du kérosène dont ils étaient pleins sur la température, la structure des édifices en colonnes d’acier supportant une armature de toit et d’antennes, suffisent à expliquer la catastrophe.

Il n’y a pas de « dessein intelligent » dans la suite des événements, pas de Complot hors de l’esprit tordu des mauvais médiatiques qui ont profité du choc pour se faire mousser (et se faire de l’argent). Sauf qu’il reste des complotistes qui croient dur comme fer que le 11-Septembre est une invention de la CIA, tout comme l’homme sur la lune est un canular d’Hollywood. On croit bien que le vin se transforme en sang à la messe et que Jésus est ressuscité d’entre les morts, me direz-vous ! Certes, mais c’était il y a deux millénaires et les preuves sont affaire de foi. Tandis que nous sommes aujourd’hui et que l’information existe.

L’information est à l’inverse une suite de faits établis, issus de sources fiables, vérifiés par recoupements et analysés dans leur contexte. Elle est un travail de professionnel – un métier – pratiqué par les bons journalistes, mais aussi par les chercheurs, les professeurs d’université, les diplomates, les services de renseignement et les gouvernements, les économistes spécialisés en intelligence économique, les stratèges boursiers, les décideurs des grandes entreprises. Or Internet a pour particularité de mettre sur le même plan toutes les informations, sans tri ni indice de fiabilité. Les complotistes se focalisent sur des détails; ils les montent en épingle en démontrant qu’ils ne sont pas expliqués. Et alors ? Si l’explication globale se tient, pourquoi cette obsession névrotique d’aller cherche la petite bête ? Le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt, disent les vieux Chinois.

Croire sans réflexion « ce qui se dit », l’opinion commune, juste pour paraître comme tout le monde, dans le vent est une naïveté proche de « la bêtise », si bien analysée par Flaubert dans son ‘Dictionnaire des idées reçues’, comme par Nathalie Sarraute dans ‘Disent les imbéciles’. Mais s’il ne s’agissait de jeux entre geeks assez ignorants du monde réel, focalisés sur les bits d’info sans la capacité de trier les vrais des faux, on pourrait refermer les portes de l’asile et les laisser jouer entre eux. Sauf que cette mise en équivalence de tout aboutit au n’importe quoi millénariste où la croyance l’emporte sur toute vérité. Le doute reste une info, même s’il a été levé par une autre info : les deux sont juxtaposées sur le net, absolument pas mises en perspectives. D’où la désinformation qui manipule les peurs et les espérances, tout comme la foi levait les foules « enfants », en l’an mille.

La désinformation consiste à présenter pour « vrais » des faits hypothétiques ou déformés, issus de sources obscures, non vérifiés et sortis absolument de leur contexte. La désinformation s’apparente à la rumeur qui est un mode de pensée magique. Elle reflète un climat social sombre et projette sur un bouc émissaire une angoisse collective selon Jean-Noël Kapferer dans ‘Rumeurs’. Une pensée magique est une pensée sortie absolument de l’histoire, un fixisme des « essences » à la manière de Platon dans le mythe de la caverne. Les faits ne se produisent pas ici et maintenant mais sont l’archétype de faits éternels qui se reproduisent mécaniquement, quel que soit le contexte. Ainsi le Traître, le Cheval de Troie, le Complot…

Nul besoin alors d’analyser avec précision ce qui s’est produit le 11 septembre 2001 à 9h03, ni d’enquêter pour vérifier et recouper – il suffit de partir à l’envers. Évoquer le Mythe lui-même, comme certains invoquent le Diable, fait apparaître une structure logique, immédiatement compréhensible, à laquelle tout vient s’agréger, « prouvée » par ces petits détails restés mal expliqués. Hélas ! Il ne suffit pas d’être « logique » pour être « vrai »… Une logique peut être délirante lorsqu’elle part de prémisses fausses ou déformées. Elle est alors proprement « paranoïaque ». S’il suffit de raisonner juste… sur la base d’informations fausses pour paraître dire quelque chose de crédible, n’importe quel affabulateur peut dire n’importe quoi.

C’est cette bêtise de foule, amplifiée par Internet et par le superficiel du zapping, qui est morte avec Ben Laden le 1er mai 2011, un peu moins de dix ans après l’attentat du 11-Septembre. Il y en a toujours qui sont plus enclins à « croire » qu’à « vérifier » ou à « penser par eux-mêmes ». Tant pis pour eux. Ils ne seront toujours que des moutons à suivre n’importe quel berger. La liberté leur fait peur, l’autonomie les effraie, ils préfèrent qu’on leur dise ce qu’il faut faire sous la houlette d’un État fort, et quoi penser via un parti omniscient manipulé par des gourous en vogue. Ceux-là sont les ‘esclaves’ qu’évoquait Nietzsche, mûrs pour la tyrannie. Le contraire du mouvement d’émancipation venu des Grecs sur l’agora à la démocratie libérale du XXe siècle, en passant par la Renaissance, les Lumières et les révolutions.

Paradoxe : c’est lorsque l’Occident a peur et se réfugie dans le préjugé, le mythe du Complot et le bouc émissaire… que les peuples arabes musulmans asservis relèvent la tête et renversent leurs dirigeants. Belle leçon à méditer pour nos naïfs prêts à croire n’importe quoi écrit sur Internet !

Une enquête fouillée d’un « vrai » journaliste d’investigation, Fabrizio Calvi, vient de paraître. Elle pointe la stupidité à courte vue de la CIA et le fonctionnarisme du FBI. Là encore, pas de complot mais l’arrogante bêtise américaine trop sûre d’elle-même…

Voir une bonne feuille du livre sur Rue89

Fabrizio Calvi, 11 septembre la contre enquête, Fayard, 31 août 2011, 536 pages, €20.90

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Nietzsche et la religion selon Camus

Dans L’Homme révolté, Camus analyse Nietzsche sous l’angle du nihilisme. Bien avant d’être prophète, le philosophe au marteau est clinicien. Comme pour Marx et pour Freud, la méthode critique reste la grandeur de l’œuvre. Toute prophétie se fige vite en dogme et dégénère en religion, alors que la méthode garde tout son pouvoir de lucidité sur le présent. A propos de Nietzsche, dit Camus, « le caractère provisoire, méthodique, stratégique en un mot, de sa pensée ne peut être mis en doute ».

Nietzsche a détruit toutes les idoles, il en a fait sa méthode. La lucidité d’Apollon brûle d’un trait de feu tout ce qui camoufle la mort de « Dieu », ce terme pris comme Absolu signifiant. Ce monde-ci n’a ni sens ni fin. Il poursuit sa marche aveugle, poussé par cet élan de se perpétuer et de se reproduire qui, des étoiles aux êtres vivants, est une « volonté » de puissance. Le terme français de volonté est probablement trop directif pour traduire le Wille zur  allemand : il n’y a pas d’intention dans ce vouloir, mais un élan impersonnel, la marque même du vital. D’où vient la vie ? Pourquoi cet élan ? Là est peut-être le divin, mais celui d’Héraclite, le « jeu » du monde, indifférent à la destinée de chaque être. Dieu est inutile, puisqu’il ne « veut » rien, puisqu’il n’a pas de fin dernière.

Sans unité ni finalité, le monde tel qu’il est ne peut être jugé. Sa valeur réside en lui-même, en la vie qui pousse. Tout jugement sur ce monde est donc jugement contre la vie. On compare ce qui est ici et maintenant à ce qui devrait être ou pourrait être, ailleurs ou dans l’avenir. Cela peut être le Paradis, la cité de Dieu, les idées éternelles, l’impératif moral ou la marche inexorable de l’Histoire, l’Etat réalisant l’Être… Tout ce fatras métaphysique, irréel, qui situe le vrai ailleurs que dans ce monde-ci, Nietzsche l’appelle « Dieu ». Il se révolte radicalement contre. La morale même, comme commandement socratique ou chrétien, institue un homme-reflet qui asservit l’homme réel. C’est vrai de toute religion, superstition ou utopie politique.

Voir ce qui se fait, vivre ce qui s’offre, est au contraire la sagesse. C’est le mouvement même de la science, la curiosité de l’exploration et l’élan de la démocratie. S’évader dans l’idéalisme, s’asservir à une Morale, une Doctrine, aux Puissants, est le contraire de la liberté : un esclavage aveugle ou – pire – consenti. Il est ainsi des hommes qui ont peur de la liberté et préfèrent se débarrasser de toute responsabilité par l’obéissance sans conscience. « C’est pas moi, c’est la volonté de Dieu, les conventions morales, la ligne du parti, les ordres des chefs ! »

Nietzsche n’a pas « tué » Dieu, ni même son idée, il l’a trouvé mort dans son époque. Dès lors, comment édifier une philosophie du « bien » vivre sans référence au-delà de la vie ? En éradiquant d’abord tous les oripeaux de l’idée, car comment bâtir sur des fondations branlantes ? « S’il attaque le christianisme, en particulier, c’est en tant que morale, écrit Camus. Il laisse toujours intacts la personne de Jésus d’une part et, d’autre part, les aspects cyniques de l’Eglise. On sait qu’il admirait en connaisseur les Jésuites. ‘Au fond, écrit-il, seul le Dieu moral est réfuté.’ »

Jésus n’est pas un révolté mais un acceptant. Il prend le monde tel qu’il est, refusant d’ajouter à son malheur. Pour cela, il consent à souffrir du mal qu’il contient. « Le royaume des cieux est immédiatement à notre portée. Il n’est qu’une disposition intérieure qui nous permet de mettre nos actes en rapport avec ces principes et qui peut nous donner la béatitude immédiate. Non pas la foi, mais les œuvres, voilà selon Nietzsche le message du Christ. A partir de là, l’histoire du christianisme n’est qu’une longue trahison de ce message. Le Nouveau Testament est déjà corrompu et, de Paul aux Conciles, le service de la foi fait oublier les œuvres. » L’idée du jugement est étrangère au Christ, qui est donc contre la morale fouettarde des châtiments et récompenses qu’a créé son Église. « De la bonne Nouvelle au Jugement dernier, l’humanité n’a pas d’autre tâche que de se conformer aux fins expressément morales d’un récit écrit à l’avance. » Imposant un sens imaginaire à la vie, le christianisme d’Eglise empêche de découvrir son vrai sens (qui est de ne pas en avoir). D’où les résistances successives envers Copernic, Galilée, Darwin, la république, le divorce, la pilule, le célibat des prêtres…

« Le même raisonnement dresse Nietzsche devant le socialisme et toutes les formes de l’humanitarisme. (Ils maintiennent) une croyance à la finalité de l’histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles, et contribue à énerver les volontés et les imaginations. » Camus appelle ‘socialisme’ celui de Marx et des autoritaires, pas celui de la Commune qui crée en marchant, ni celui des syndicalistes proudhoniens qui n’a rien de messianique. L’esprit libre détruira ces fausses valeurs en dénonçant les illusions sur lesquelles elles reposent. Le bouddhisme parle du voile de Maya qui masque le réel.

Mais l’intelligence lucide, une fois décapé le socle du réel, ne peut justifier à elle seule la vie et son élan. L’absence de loi n’est pas la liberté car le chaos est une servitude : « si rien n’est vrai, rien n’est permis », traduit Camus. A l’homme donc, adulte, lucide et responsable, d’instaurer ses propres limites, de créer ses propres valeurs. Le monde est tragique, son mouvement est innocent, il faut aimer le devenir. « La liberté coïncide avec l’héroïsme », l’élan de la vie qui déborde crée une œuvre et les enfants. Il n’y a ni bien ni mal, mais l’innocence du devenir que chacun doit chevaucher à son rythme.

« Le monde est divin parce que le monde est gratuit. C’est pourquoi l’art seul, par son égale gratuité, est capable de l’appréhender. » La religion de Nietzsche est en l’homme même : en l’élan qui le pousse à vivre, en ses passions qui le canalisent, en son intelligence lucide et organisatrice. La noblesse que l’on conquiert vaut bien mieux que celle qui nous est concédée par héritage ou grâce divine. Le créateur est artiste. Ici et maintenant.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Folio, 240 pages, 7.41€

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Ben Laden tué, les problèmes continuent

Article repris par Medium4You.

Réjouissons-nous, celui qui s’était mis volontairement hors de l’humanité par ses actes et ses revendications a été tué. Le monde ne pourra en être que moins pire, même s’il reste quelques ordures à nettoyer encore ici ou là. A chaque peuple de balayer devant sa porte. Ben Laden a idéologiquement échoué. Mais son installation aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan montre que les problèmes qu’il avait voulu soulever demeurent. Il n’avait pas le bon levier mais l’équilibre reste fragile.

Son fanatisme religieux qui faisait du retour à la lettre de la Parole, dictée par Djibril à Mohammed qui ne savait pas lire, n’a pas convaincu les masses islamiques. La meilleure preuve est que les révolutions arabes, qui déstabilisent enfin les colosses aux pieds d’argile autour de la Méditerranée, n’ont pas été des révolutions au nom de la religion. Ben Laden était un symbole et l’échec est bien symbolique : jamais la terreur n’a fait changer le monde. Ce sont les mouvements sociaux qui le font changer, pas les massacres aveugles d’illuminés fascinés par la violence. Lénine a su organiser la brutalité des anarchistes russes et des blanquistes français pour en faire un parti structuré, il a réussi. La nébuleuse Ben Laden ne fait qu’apposer un label « Au-delà compatible » à des actes qui n’ont aucun lien entre eux. Le vrai sac de pommes de terre.

Mais ni l’Afghanistan ni le Pakistan ne sont des états stables. Ils n’ont pas de nation mais sont composés de tribus irrédentistes que ni la religion ni les ennemis parfois communs n’arrivent à souder. Le Pakistan est en façade allié des forces internationales contre le terrorisme mais il protège aussi ses Talibans pakistanais pour contrôler l’Afghanistan voisin. Il ne combat de fait que les militants étrangers d’Al-Qaïda installés dans ses zones frontières. Stratégie d’équilibriste, en constante bascule : la stabilité du Pakistan est menacée par les Talibans du TTP.

Le Tehrik-i-Taliban-Pakistan ou TTP est le plus puissant des réseaux terroristes de la région. Il a été créé en décembre 2007 au Waziristân par la tribu Mehsud.  Ses attaques portent sur les convois de l’OTAN mais aussi sur les officiels pakistanais. Le TTP honnit le ralliement du président Musharraf à l’Amérique de Georges W. Bush et l’engagement de l’armée pakistanaise dans les zones tribales contre les subventions américaines. Tout ce qui n’est pas dans sa ligne puritaine – islamiste sunnite – est bon à faire sauter. Ce TTP rassemble des Talibans locaux et des militants étrangers d’Al-Qaïda, « la base » du djihad international. C’est Oussama ben Laden qui l’a implanté en 1984 à Jaji, en Afghanistan, à quelques kilomètres de la frontière pakistanaise contestée, tracée jadis par les Anglais. Pas par hasard : il voulait faire levier sur la zone fragile des nationalités et entraîner les « bons » Musulmans derrière sa guerre sanctifiée, comme jadis contre l’URSS « athée ».

Al-Qaïda met la communauté des croyants au-dessus des États issus de la colonisation. Les frontières « établies » ne sont que des chiffons de papier que la théologie wahhabite salafiste balaie au profit d’une nation conforme aux dires du Prophète. L’idéal est celui du Califat, duquel seraient expulsés tous les hérétiques, les non musulmans comme les mauvais musulmans : exemple les Chiites. Attiser les nationalismes locaux permet l’exaltation de guerre sainte pour la diriger contre les États. Ben Laden s’y est essayé en Afghanistan contre les Soviétiques, avec la bénédiction des Américains dans les années 1980. Puis contre le Cachemire, en majorité musulman, mais resté dans le giron de l’Inde à la partition. Enfin contre l’OTAN, allié du Pakistan et pour le président afghan Karzaï.

Le Pakistan est ainsi pris à son piège. Fondé sur la religion comme le « pays des purs », en scission d’avec l’Inde majoritairement hindoue, il se trouve débordé par plus musulman que lui. Tandis que les nationalistes Pachtounes et Baloutches contestent l’emprise de l’islam amalgamée à celle de l’État pakistanais. A cheval de part et d’autres des frontières, ils restent irréductibles tant à l’Afghanistan qu’au Pakistan. Les nationalismes continuent d’alimenter les guerres tribales, prenant prétexte de religion pour attirer les étrangers bien armés (militants arabes d’Al Qaïda pour les tribus, Américains et OTAN pour les États afghan et pakistanais). Mais ce n’est pas la religion qui est première : c’est la terre, le territoire.

C’est pourquoi Ben Laden a échoué, mais les problèmes qui l’ont longtemps protégé demeurent… Les idées simples n’ont pas droit de cité dans l’orient réel.

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Les écologistes contre le néolithique

Comme il parle bien Jean Guilaine, ce professeur au Collège de France spécialiste du néolithique ! Il a l’accent rocailleux du sud-ouest et les mots savoureux pour décrire sa passion : cette époque reculée où la révolution advint. Celle qui a fait passer les sociétés humaines du stade de chasseur-cueilleur au stade d’éleveur-cultivateur. Il a fallu quitter le nomadisme pour se sédentariser. Cesser les comportements simplistes de prédation pour acquérir d’autres comportements d’attention et de soins. C’était déjà le ‘care’, cette couverture thermolactyl chère à Dame Martine. 

Mais à écouter Jean Guilaine, on se demande bien pourquoi la Première secrétaire socialiste s’acoquine avec les zécologistes. En effet, le fondement de l’écologie est que l’homme est un traître qui s’est retourné contre sa terre-mère, au néolithique justement. Auparavant, il vivait comme les bêtes, ni mieux ni pire. La nature était son ventre amical et il prenait ce qu’elle voulait bien lui donner. C’était au temps où les bêtes parlaient et où les chasseurs (qui passaient leur vie à ça) écoutaient les bruits ténus, repéraient les traces infimes et s’orientaient aux odeurs évanescentes pour comprendre le gibier. L’homme était un animal armé et baignait nu dans le naturel.

Las ! Son orgueil (dit la Bible), sa soif de connaître (dit le mythe grec de Prométhée), lui ont fait quitter le vert paradis des amours enfantines et la prédation naturelle qui régulait son espèce en fonction de celle des autres. Il a « joué à Dieu », quelle horreur ! (c’est le titre récent de l’hebdo catho ‘La Vie’ sur Fukushima). Comme lui, il a bâti un monde à sa mesure, fait naître des animaux à sa disposition et des plantes à sa convenance pour son alimentation, a maîtrisé le feu. Il n’était plus seul et nu, mais rassemblé en villages voire en villes bâtis de ses mains, avec enclos à bétail, réserves de foin et de bois pour l’hiver, et des vêtements tissés des tiges des céréales qu’il conservait en jarre pour sa nourriture quotidienne et les semences du printemps suivant.

Là c’en est trop pour les zécologistes. Je parle de la sous-espèce récente qui a sauté sur le prétexte scientifique pour en faire une nouvelle mystique. Pour eux, la civilisation c’est mal, la technique c’est le diable, sortir de la « vie naturelle » nomade et nue c’est la perdition. Il y a de ça chez certaines sectes chrétiennes du retour à la terre, chez les païens ex-hippies qui adorent Gaïa en fumant de l’herbe (bio), et même chez les islamistes qui ne rêvent que de retourner aux lois ancestrales des nomades bédouins, eux qui n’ont jamais pu cultiver la terre dans le désert faute d’eau. Tous ont le rêve d’oasis du Paradis biblique.

A écouter Jean Guilaine, à lire son livre passionnant (et pas uniquement pour les archéologues), je me dis que l’écolo-mystique est un pessimiste ignorant qui a peur de son ombre. Le scientifique – Jean Guilaine en est un – est forcément optimiste, même sur le lointain passé. Le néolithique a été une « révolution » qui a duré jusque dans les années 1950, lorsque la population a basculé de la terre à la ville, grâce aux progrès de la technique. Cette fameuse technique honnie des mystiques qui y voient un crime de lèse-nature, un comportement de jeune mâle de banlieue en rut qui va jusqu’à gifler sa mère (parce qu’elle n’est qu’une femme) avec la volonté maléfique de s’égaler au Créateur. Tout, dans la « religion » écolo venue tout droit de celles du Livre, s’oppose à ce que l’homme est devenu : un fils désobéissant, un ingrat orgueilleux, quelqu’un qui méprise maman et veut supplanter papa.

Mais, si l’on y regarde bien, ce dont rêvent les zécolos sans le savoir est l’anti-civilisation. La guerre de tous contre tous selon les lois naturelles. La grande régulation qui mettrait au rebut la technique (après une catastrophe nucléaire et une gigantesque panne informatique due au climat réchauffé). Ce qui ramènerait l’espèce humaine au Paradis, vous savez, cette époque bénie où l’homme était un loup pour l’homme, ne cultivait rien, n’élevait rien, mais se contentait de prendre ce que « la nature » ou Papa-dieu voulait bien lui laisser…

C’est drôle et inquiétant l’écologie politique, quand on creuse…

Jean Guilaine, Caïn – Abel – Ötzi : l’héritage néolithique, Gallimard février 2011, 284 pages, €24.70 

Émission le Salon noir du mercredi 6 avril 2011, Vincent Charpentier sur France Culture, écoutable ou podcastable

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Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle

Le Dalaï-lama est le chef spirituel du Tibet. Il n’est plus chef politique depuis que les Chinois ont envahi l’état indépendant et l’ont annexé, que Tenzin Gyatso a créé un parlement en exil et qu’il vient de renoncer à sa fonction politique au profit d’un Premier ministre élu. Le XIVème de la lignée des Dalaï-lamas se consacre désormais à sa vocation de bodhisattva : celui de la Compassion.

Sofia Sril-Rever opère un découpage dans les œuvres et discours publiés, qu’elle a soumis à autorisation des services du Dalaï-lama. Cela donne un bon résumé de l’homme-symbole du Tibet.

Ce livre court se lit en trois parties :

  1. l’homme avec notre humanité commune et sa vie,
  2. le moine bouddhiste, se transformer avant de transformer le monde et prendre soin de la terre,
  3. le Dalaï-lama, histoire récente du Tibet et appel à tous les peuples du monde.

Un bodhisattva est plus qu’un saint. Ce n’est pas seulement son exemple qui est proposé à l’édification des foules, mais un Bouddha en marche. Le bouddhisme a ceci de séduisant qu’il n’adore aucune divinité hors du monde mais prêche l’exemple d’un prince réel qui a vécu et qui a trouvé la Voie. Le bodhisattva est non seulement celui qui a atteint l’Éveil, mais aussi celui qui se tient au bord du nirvana afin d’aider les autres hommes, moins avancés que lui dans la spiritualité, à suivre son exemple. Plus qu’un saint qui obéit à une morale venue de l’au-delà, le bouddha vivant est un être en voie de divinité, proche du grand tout qui marque la fin des renaissances par fusion avec les énergies du monde. Il a trouvé l’Illumination et est saisi de compassion pour les êtres. Aidé de la connaissance et de la sagesse, il aide les autres à s’éveiller.

Contrairement à l’Occident depuis la technique, la connaissance ne va pas sans la sagesse dans le bouddhisme tibétain. Ce que Rabelais disait déjà par « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais c’était aux temps humanistes, et l’humanisme a fait naufrage avec la transformation du libéralisme en doctrine à faire de l’argent et du marxisme en exploitation forcenée de l’homme et de la nature par une clique restreinte au pouvoir. Jacqueline de Romilly s’élevait contre le matérialisme de l’enseignement au profit de l’éducation à la culture antique et elle avait raison. Le Dalaï-lama ne dit pas autre chose.

Ce pourquoi il est contre la guerre, même au nom des bonnes intentions. Surtout au nom de ces soi-disant « bonnes » intentions, peut-être. La guerre est l’usage de la technique pour contraindre. Mais la force des instruments dispense de penser, on ne réfléchit pas, on y va les ptits gars. Sans songer aux causes ni anticiper les conséquences. Les Américains se sont fourvoyés au Vietnam, en Irak, en Afghanistan. Ils n’ont toujours pas compris pourquoi. C’est parce qu’ils font une confiance aveugle à la technique et croient – naïvement – que la force règle le droit d’un claquement de missile. « Pour commencer, dit le Dalaï-lama, il faut s’efforcer de contrôler ces états d’esprit négatifs en développant la conscience de la nature interdépendante de tous les phénomènes, en cultivant le souhait de ne pas nuire aux autres et en comprenant leur besoin de compassion » p.157.

Pourquoi la violence est le plus souvent contreproductive ? Parce que la loi des causes et des conséquences fait qu’un problème résolu par la violence en crée de nouveaux. « Si un raisonnement solide est mis au service d’une cause, la violence est inutile. Lorsqu’on est motivé seulement par un désir égoïste et qu’on ne peut parvenir à ses fins par la logique, on s’en remet à la violence (…) faute de motifs raisonnables, on sera vite gagné par la colère qui n’est jamais signe de force, mais de faiblesse » p.192.

Ce pourquoi ce qui importe n’est pas de changer le monde mais de se changer soi. Il importe de voir le monde tel qu’il est, sans cesse en mouvement et toujours en interdépendance. Donc ne pas vouloir « conserver » à tout prix ni les mœurs, ni les espèces, ni la nature. L’apparence des phénomènes n’est qu’une vérité relative, la vérité ultime réside dans leur réalité au-delà des seules apparences. Les phénomènes sont vides, seule existe l’interdépendance de tout ce qui est. « L’analyse bouddhiste de la réalité ultime rejoint les conclusions de la physique quantique selon laquelle les particules de la matière sont réelles tout en étant dénuées de solidité ultime », affirme malicieusement le Dalaï-lama p.95.

Il ne faut plus alors se contenter de vivre au jour le jour, « en réaction » à tout ce qui survient, car cette ignorance engendre de la peur, donc des rejets violents par remise en cause de ce qu’on croit être son « identité ».  « Le bouddhisme représente un chemin de transformation de l’esprit, visant à se délivrer de la souffrance et de ses causes » p.95. Notamment des trois poisons que sont l’ignorance, le désir et la haine. Ces trois concepts sévissent largement en Occident… Mais pas seulement : la Chine orgueilleuse et arrogante ne vaut pas mieux. Le Dalaï-lama a rencontré Mao plusieurs fois en 1954 et 1955 et voici ce qu’il en dit : « Il n’avait pas l’aura d’un homme particulièrement intelligent. Cependant, en lui serrant la main, j’eus le sentiment d’être en présence d’une grande force magnétique » p.175.

« La révolution spirituelle que je préconise n’est pas une révolution religieuse. Elle correspond à une réorientation éthique de notre attitude, puisqu’il s’agit de tenir compte des aspirations d’autrui autant que des nôtres » p.107. Chacun peut d’ailleurs continuer à pratiquer sa propre religion, ou son humanisme laïc, dit le Dalaï-lama. Ce qui importe est la volonté de se changer soi pour devenir meilleur, ce qui signifie en interdépendance plus grande avec les êtres et avec la nature. Ce pourquoi le Dalaï-lama est démocrate, il considère que chacun a son mot à dire sur la politique de la cité. Ce pourquoi le Dalaï-lama est écologiste, il considère que le milieu environnant l’homme n’est pas séparé de lui mais une extension de lui-même (ou inversement), qu’il s’agit de vivre en harmonie, selon la loi d’impermanence (tout change sans cesse) et d’interdépendance (nous sommes tous liés).

Faut-il pour cela froncer les sourcils et se tourmenter de fouet pour briser le vieil homme hanté de désirs qui est en soi ? Pas du tout, dit le Dalaï-lama. « Je suis un rieur professionnel » p.36. « Certes, les problèmes sont là. Mais considérer seulement les aspects négatifs n’aide pas à trouver les solutions et détruit la paix de l’esprit. Or tout est relatif. Même dans la pire des tragédies, on peut déceler du positif, si l’on adopte une vision globale. En revanche, si l’on prend le négatif pour absolu et définitif, on augmente ses soucis et son angoisse » p.36.

Une leçon à méditer pour le peuple français, le plus pessimiste du monde, et pour ses politiciens, qui font tellement la gueule !

Cet ouvrage vient en complément d’autres qui diffusent la spiritualité bouddhiste tibétaine :

Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle (recueillie par Sofia Sril-Rever), 2009, Pocket 2010 , 284 pages, €6.65

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Voltaire ou la philosophie d’un vrai laïc

François Marie Arouet était quelqu’un de positif. Il croyait au bon sens et raillait la bêtise. La France n’en a jamais manqué et le grand plaisir du maître était de pourfendre les ignares. Il s’agissait pour lui de ne pas être dupe, ni des charlatans, ni des mots, ni de soi-même. Nul, sinon Dieu, ne peut connaître la Loi du monde et bien présomptueux qui croit La détenir révélée à lui seul. L’être humain n’est doté que d’une intelligence toute relative qu’il met en œuvre par hypothèses et tâtonnements pour approcher la vérité. La connaissance de nos limites est la meilleure garantie contre la fatuité d’être « né » et l’orgueil d’être possesseur de la Vérité. « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? », demande-t-il dans un article philosophique ?

Fils de notaire élevé chez les Jésuites, pamphlétaire et embastillé en 1717 pour avoir moqué le Régent, puis une nouvelle fois en 1726 pour avoir moqué Rohan, chevalier, il s’exile en Angleterre de 1726 à 1730. Celui que l’absolutisme vol taire (‘veut faire taire’ en antique françoys), mourra « en détestant la superstition ». Il lui préfère l’utile. Ce qui conforte l’homme, son corps, ses sens et son esprit est meilleur, dans l’histoire, aux querelles des Grands, aux massacres des guerres d’honneur et aux petites phrases de Cour qui tiennent lieu de gouvernement. Les hommes feraient mieux de produire des biens et d’offrir aux autres des services, au lieu de s’exaspérer d’absolus mystiques et d’arbitraires vaniteux. C’est le mérite de l’Angleterre, où la religion est privée, le Roi limité et le commerce encouragé.

Toute la contestation d’Ancien Régime est là, dans cette révolte voltairienne contre les fats, les privilèges et les dévots. L’intérêt général n’est pas dans la querelle hérétique sur le sexe des anges mais dans la physique de Newton, la morale pratique des Quakers et les bienfaits des échanges. S’il parle ainsi de l’Angleterre, ce n’est pas pour que les Français adoptent sans procès la civilisation anglaise mais pour exercer leur jugement. Voyager, c’est se décentrer et voir les choses autrement tout en apprenant des coutumes différentes. Il revient à l’être de raison de faire preuve de discernement, ce que Voltaire appelle « le goût ».

Pour garder les pieds sur terre, rien de tel que les Lettres Anglaises. Elles prirent le nom de « Lettres philosophiques » après qu’une réédition y ait fait ajout « Sur les Pensées de Monsieur Pascal » qui clôt le mince volume (et ne présente guère d’intérêt). Je lui préfère quant à moi le titre initial dont le but était clair. Si clair que le livre fut aussitôt interdit par cette France de caste, congénitalement bornée, qui voit menace dans toute proposition hors du ghetto intellectuel dans lequel elle aime à se mirer toujours. Les interdictions n’ont guère changé de motif ; en 1734, ce fut pour « libertinage », « dangereux pour la religion et pour l’ordre de la société civile ». Nos contemporains n’ont rien inventé.

Voltaire est le héraut de cette éternelle révolte contre la caste, le dogmatisme et la bêtise. Il met en oeuvre l’anticléricalisme pratique. Réaliste, pragmatique et expérimentateur, il voue le clair esprit français à élaborer une pensée équilibrée et nuancée. Il s’agit d’éviter que les opinions dogmatiques et les croyances fanatiques ne dirigent la société civile. Toute idée qui se fige en doctrine, toute organisation qui se coagule en système, tout corps social qui se ferme en caste, introduisent le poison de la guerre civile où la raison se perd, source du malheur des humbles. Les intérêts partisans ne sont que particuliers lorsqu’ils ne parviennent pas à convaincre. Leur tentation est de s’imposer par la force, ce qui est contraire à la liberté. Et il faut voir la France dans le miroir de l’Angleterre lorsque Voltaire écrit dans la 5ème Lettre, avec un certain humour : « Le clergé anglican a retenu beaucoup des cérémonies catholiques, et surtout celle de recevoir les dîmes avec une attention très scrupuleuse. Ils ont aussi la pieuse ambition d’être les maîtres. De plus, ils fomentent autant qu’ils peuvent dans leurs ouailles un saint zèle contre les non-conformistes. »

La 6ème Lettre montre l’indigence française envers ce bien général et pratique que crée le commerce : « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des Cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le Juif, le Mahométan et le Chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute. » Il ajoute, en 10ème Lettre, « le commerce qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’Etat. » Car Voltaire est un Libéral, de ce beau nom donné aux ardents défenseurs de la liberté contre les contraintes de la naissance et des conventions de classe. Il a contesté les dogmes religieux au nom de la libre pensée (bien qu’il crût à un Grand Horloger) ; il a contesté la suffisance des nobles et la sottise des courtisans prosternés devant le monarque absolu au nom de la raison humaine ; il a raillé ceux qui se croient au nom de ceux qui créent pour le bien commun. La France, c’est « la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue » (20ème Lettre). Les Français de cour, c’est « la nécessité de parler, l’embarras de n’avoir rien à dire et l’envie d’avoir de l’esprit, trois choses capables de rendre ridicules même le plus grand homme » (24ème Lettre).

Les choses ont-elles changé, 277 ans plus tard ? « Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à l’Etat, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roy se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou d’un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue ainsi au bonheur du monde » (10ème Lettre).

Plutôt que de bavasser sans fin sur la religion des autres les petits marquis qui hantent la cour élyséenne pourraient commencer par dévoiler Voltaire, dans la cour du Louvre, ce scandale ! La soi-disant « laïcité » commence par l’exemple républicain. Où est-il donc dans la lâcheté ambiante ?

Quant à la Sainte-Opposition, toute occupée à fiscaliser en chambre pour ponctionner un peu plus les maigres salaires nets, elle ferait probablement mieux de mettre son inventivité à créer de la richesse. Elle profite à tout le monde et pas à quelques-uns.

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Mario Vargas Llosa, Éloge de la marâtre

Article repris par Medium4You.

Le prix Nobel 2010 nous livre un bien étrange roman. Décalé en notre époque. Publié en 1988, vingt ans après 1968, il reste la traduction classique des aspirations libertaires, la reconnaissance du désir, l’importance du corps, l’attrait des nourritures terrestres. La langue française est bien pauvre et bien abstraite, elle qui n’a qu’un mot valise pour désigner ces choses : l’amour.

C’est confondre allègrement ces trois manifestations que les Grecs désignaient sous les noms d’éros, philia et agapé. L’innocence du désir vient du corps, des sens ; il s’exalte de la vue d’un torse gracieux, de l’écoute d’une voix mélodieuse, du toucher d’une peau satinée, du baiser brûlant de lèvres entrouvertes. L’attrait affectif n’a pas besoin du sexe pour aspirer à être aux côtés d’une personne chère. La générosité vague déborde de la force d’un corps comblé, d’un cœur entouré et d’un esprit ouvert. Mais discourir sur l’amour de l’humanité au sortir du lit de sa maîtresse, voilà qui est du dernier culcul. L’Hâmour, traduisait Flaubert pour dire cet enfumage de l’esprit des bourgeois cuistres de son temps.

Vargas Llosa ne va pas si loin. Dans la société catholique, bien-pensante et militaire du Pérou des années 1980, sa subversion est de mettre en contradiction la mythologie, y compris religieuse, avec sa traduction moraliste bien-pensante. Il compose un vaudeville avec le mari, la femme, l’amant. Sauf que la femme est d’un second mariage, donc la marâtre du fils. Ce qui permet une combinaison érotique nouvelle. Sauf que le fils vient de faire sa communion et s’éveille à peine à la puberté des sens : il n’a qu’un peu plus de douze ans.

Mais que peuvent les interdits contre la force aveugle du désir ? N’est-il pas légitime de désirer aussi, à 12 ans ? Est-on interdit de sens jusqu’à ce que la bienséance le décide ? Surtout lorsque son père apprécie l’érotisme au point de garder dans sa bibliothèque (sous clé) une collection complète de gravures sensuelles et des livres de nus. Alfonso est un ange d’Annonciation avec ses boucles blondes, ses yeux bleu clair et son air innocent. Il est Éros, l’enfant grec tout de désir et sans conséquence. Il est beau, sensuel, amoral. Il séduit par sa fragilité, sa fougue rieuse et son membre après tout bien monté. « C’était un petit bonhomme libre de préjugés, à l’instinct assuré, qui la chevauchait comme un habile cavalier » p.151.

Comme Éros, il darde sa flèche sur qui lui plaît et dit toujours la vérité. D’où ce désir qui monte, l’acmé de l’amour pour les trois protagonistes, puis la chute dans la décence bourgeoise. Car la femme adulte résiste, au nom de la morale. Puis se laisse attendrir, puisque ces jeux sont innocents. Après tout, elle n’est pas sa mère mais une étrangère. Il n’est pas question de sentiments ou d’impudeur mais de sensualité.

Vargas Losa en fait un conte pour notre temps. Il convoque la mythologie grecque pour dire la puissance du regard qui engendre le désir. Il intercale ainsi des chapitres d’histoire symbolique entre les chapitres réalistes. Candaule, roi de Lydie, montre le cul de sa femme (qui l’a fort gros) à son ministre Gygès – mais pas touche ! Quel hypocrite… Diane au bain avec sa servante est observé tout dard dressé par un petit berger – mais on ne saurait se mêler aux dieux sans être consumé. Tout reste platonique… Une dame écoute la musique d’un jeune homme empli de désir – mais attention dit le mari, si je n’entends plus la musique, je viendrai vous surprendre. La musique sert de messager… Fra Angelico peint une Annonciation où l’ange rose et blond fait craquer toutes les filles. Pourquoi Marie ? Mystère insondable de l’innocence : elle portera un enfant dieu. Mais elle a bien été « remuée »…

Partout est le désir, comme premier à la vie. Même (et surtout ?) dans la religion, qu’elle soit antique ou chrétienne. La vie a besoin d’un corps pour se perpétuer, si l’on aime la vie et la glorifie, dès lors pourquoi ne pas glorifier le corps ? C’est le sens que donne l’espiègle gamin au tableau de Szyszlo, accroché sur le mur du salon par son père. «  – Eh bien ! ce tableau c’est toi, affirma-t-il » dans un éclat de rire. La reproduction en est donnée par l’auteur dans un cahier central en couleur : il s’agit d’un torse abstrait, du col au pubis, où tous les organes sont mécaniquement agencés, posé sur un autel de sacrifice. Un corps en éruption qui vient de jouir.

« Sommes-nous impudiques ? Nous sommes entiers et libres, plutôt, et terrestres à n’en plus pouvoir » p.169. Car tel est l’amour, une fente palpitante qui aspire au jaillissement du membre frotté, une carapace retirée, des décors et habits jusqu’à la peau. « Abolis ont été aussi les sentiments altruistes, la métaphysique et l’histoire, le raisonnement neutre, les impulsions et œuvres de bien… », précise encore l’auteur (p.170). Il s’agit de fusion charnelle : « je te me donne, tu me te masturbes ».

Éros au XXe siècle est aussi incongru que l’ange annonciateur de la foi : qu’avons-nous fait de la vie, interroge ce conte ? Dans l’époque de repli frileux que nous connaissons, où toutes les religions (même la laïque) se réduisent aux principes d’un code desséché, ce genre de livre est blasphématoire. Lisez-le vite avant qu’il soit interdit !

Mario Vargas Llosa, Éloge de la marâtre, 1988, Folio 2008, 213 pages, €6.93

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Cataclysme japonais et changement de civilisation

Article repris par Medium4You.

Alors, quoi, nous étions tranquilles, « maîtres et possesseurs de la nature » depuis trois siècles, selon Descartes… et patatras ? Suffirait-il de plaques continentales qui se réajustent (ce qui était prévu) pour changer de civilisation ? Presque. Il y a eu enchaînement : tremblement de terre, tsunami, accidents en cascade dans la centrale nucléaire de Fukushima à cause des routes défoncées et des installations endommagées qui ne permettent pas d’être pleinement opérationnel pour refroidir les réacteurs. Tout avait été prévu… mais dans le détail. Pas dans l’ensemble. Sortis des « modèles », rien ne va plus. Notre civilisation technique fait tellement confiance au calcul raisonnable que tout ce qui sort de l’épure est réputé ne pas exister. Dans le même temps, notre population infantilisée depuis l’école et traitée en mineure par les politiques de tous bords qui, eux, « savent pour tout le monde » (ainsi le croient-ils), panique dans l’émotion médiatique (à 9800 km de toute radiation fukushimesque) et coure se réfugier dans le doudou d’État. Ce n’est qu’un cri unanime : « Que fait le gouvernement ? »

Les vautours sont partout, ceux qui récupèrent l’émotion pour manipuler les opinions. Les zécolos se « réjouissent », jevoulavéb1di, avec une joie indécente (et préélectorale) – les Japonais seraient-ils à leurs yeux un genre de « fourmis » vaguement fasciste que la terre ne regrettera pas ? Le BHL a fait XXL lui aussi avec les révoltes “arabes”, façon DHL, aussi vite parlé que raisonné. Quant à Sarko, le célafôta est un bon moyen de se défausser de ses incompétences – surtout à gôch…

Fukushima, Tunisie, Libye, le problème fondamental est la démocratie. Donc le débat, la transparence. Sur le nucléaire comme sur les révoltes arabes et l’émigration. Depuis combien de temps dis-je sur ce blog et dans le précédent (Fugues & fougue) que l’infantilisme Mitterrand-Chirac a laissé les citoyens français à la tétée ? L’histrion actuel ne fait « participer » les citoyens que par le spectacle qu’il met en scène sur le petit écran, tout comme sa Royal challenger il y a peu. Ce n’est pas ça la politique !

Mais qui donne des leçons ? Les zécolos qui se chamaillent tant et plus entre la juge rigide, ce bon Monsieur Hulot, le sarcastique très politicien Cohn-Bendit, sans parler de l’ânonnante adolescente attardée Duflot ? Le Parti socialiste dont on se souvient (s’en souvient-on ?) combien il a été dans la ligne pure d’une démocratie idéale et pleinement transparente lors de son Congrès pour savoir qui allait être première secrétaire ? Sans parler de la primaire (je fais, je fais pas ?) et du “candidat unique” démocratiquement « choisi » tout à fait librement par le “peuple de gauche”…

Le problème de la démocratie était évoqué par Marcel Gauchet dans les Matins de France-Culture (eh oui, il y a des gens qui réfléchissent au-delà de la caméra braquée sur eux). Il est la tension entre l’individu qui, narcissique, égoïste, infantile, veut “tout tout d’suite, na !” – et la cité qui a besoin de temps long, d’examens, de débats, de négociations, d’arguments réalistes.

Par quoi remplacer AUJOURD’HUI le nucléaire ? Par ces éoliennes qui ne fonctionnent qu’un tiers du temps et dont personne ne veut près de chez lui ? Par le solaire qui ne brille que dans le nord en ce moment (pour une fois) ? Tout ce basculement d’énergie vers le renouvelable demande du temps et de l’argent (qui en a ?). Et demande surtout de CASSER le monopole d’EDF et de ses technocrates ingénieurs imbus d’eux-mêmes : il faudrait décentraliser, miniaturiser, adapter la production d’énergie à la consommation particulière de chacun. Les panneaux solaires ont un sens sur les toits, tout comme les petites éoliennes ou les ballons d’eau chauffée au plastique noir. Mais pas pour faire rouler les trains ni alimenter les entreprises. Mais dire tout cela est incompatible avec la médiAcratie, trop d’intérêts catégoriels et de lobbies seraient vexés.

Donc nous vivons la médiOcratie. La grande bêtise populiste des récupérateurs devant les caméras. Ceux qui en rajoutent d’autant plus qu’ils ne sont pas au pouvoir parce que, depuis des années, les électeurs ne les croient pas. « Yaka », clament-ils ! Yaka quoi ? Ben euh… yaka faire des TGV et des trains de banlieues et taxer la bagnole. Mais avec quoi vont rouler les TGV et les trains de banlieue ? Ben euh, avec l’éolien ou les barrages, peut-être la géothermie ou la biomasse, euh, voilà… Et pourquoi pas le charbon ? Ou le schiste enfoui profond ? Ou le gaz venu de pays non démocratiques ? Pour qui se souvient (mais s’en souvient-on ?) des élégies en faveur de l’éthanol (qui affame le peuple mexicain en faisant monter le maïs) ou des merveilles de la voiture électrique non-polluante (mais alimentée par le nucléaire et tellement plus chère à produire), on ne peut que se poser des questions. C’est « ça » la politique écolo ? Cette démagogie ?

Ne vous trompez pas sur mon propos : les écologues ont raison, mais pas les écologistes. Les premiers sont des scientifiques qui donnent des arguments ; les seconds sont des histrions qui paradent à la télé en rêvant de se faire élire. Dès lors, tout leur est bon, des peurs millénaristes aux engouements dont les conséquences n’ont pas été mesurées. Les écologues, en revanche, disent que la terre est une planète finie, sur laquelle les ressources ne sont pas illimitées et dont l’équilibre est précaire, influencé par l’humanité devenue très nombreuse. Ils ont raison. Mais le paquebot de la civilisation ne vire pas comme un vélo.

La question est donc non celle des politicards, mais celle de la civilisation. Les Japonais vivent dans une partie dangereuse de la planète. Ils n’y sont pour rien et ont beaucoup plus de dignité, à quelques dizaines ou centaines de kilomètres de la centrale touchée que les zécolos à des milliers de kilomètres, qui jouent à la bergère dans leur confortable maison de campagne en se donnant bonne conscience avec des mots.

La civilisation, c’est autre chose. C’est toute notre façon de penser et de concevoir le monde qui est mise en cause. L’arrogance technocrate, l’adoration de la raison pure, la mathématisation du monde. Les maths sont fort utiles comme outil d’appréhension du monde. Ils aveuglent s’ils sont pris pour le tout. Ce qui n’est pas calculable est ignoré ? – La nature se venge, par indifférence aux croyances. Ce qui est calculé en probabilités est « négligé » pour ses extrêmes (si peu « probables ») ? – Les faits submergent les modèles comme rien. Notre culture faustienne, alimentée par le désir et l’incessante exploration curieuse des choses disait Spengler, se meurt. Elle est désormais ‘civilisation’ : matérielle, matérialiste, comptable. Zéro défaut, précaution par principe, État papa, jouissance sans souci façon Club med ou paradis biblique. Tout ce qui sort de l’épure est à la lettre « impensable ». Donc pas pensé. Nous sommes dans la culture du déni.

C’est justement ce qu’il va falloir penser, le tragique du monde entre nos naïves croyances bizounours et la réalité des éléments naturels. Vivre est dangereux, qu’on se le dise ! Pourtant, nul n’a interdit les voitures sous prétexte qu’elles font PLUS de morts par an que tsunami + tremblement de terre au Japon ? La centrale de Fukushima n’est pas une « bombe » nucléaire mais un site qui émet des éléments radioactifs dans l’atmosphère. Le troisième accident grave en 60 ans de centrales. La technique est un outil, pas une foi. Il y a des risques partout, y compris chez les fonctionnaires de l’Agence de santé, qui a su si bien « prévoir » les effets du Mediator, après le sang contaminé et la vache folle…

Il est dangereux de voir ressurgir la guerre de religion entre les technocrates matérialistes et les zécolos mystiques. Est-ce le monde qui nous attend ? Ce retour au millénarisme, à l’ordre moral, au fascisme du premier qui prend le pouvoir et règne par la peur ? Écrasez l’infâme ! disait déjà Voltaire, le vrai, pas le réseau qui usurpe son nom.

Le blog d’un Français au Japon, volontaire comme interprète à Sendaï ces derniers temps.

La catastrophe et l’État (exemple du Japon)

L’Apocalypse millénariste est de retour !

Le CICR aide les familles japonaises à se retrouver

Les questions que vous vous posez sur le nucléaire, Rue89 tente des réponses de synthèse

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Lucas Cranach et son temps, musée du Luxembourg

A Paris jusqu’au 23 mai, après Francfort en 2007, Londres en 2008, Rome et Bruxelles en 2010 les bobos redécouvrent Lucas Cranach, peintre allemand luthérien de la Renaissance. Une soixantaine de tableaux font de cette courte exposition un délice d’érotisme, de religion et de culture. Affinité protestante ? On dit que le générique de ’Desperate Housewives’ emprunte à Cranach l’une de ses Eve.

Né allemand en 1472 en Franconie, Lucas prend le nom de sa ville natale Cranach. Il début par des scènes religieuses comme la Crucifixion et la Fuite en Égypte, présentes au musée du Luxembourg. Il est inspiré autant par la profusion rigide des gravures de Dürer et par les paysages d’Altdorfer que par les couleurs italiennes. En 1505, il devient peintre de cour de Frédéric de Saxe qui l’ennoblira en 1509. Cranach a du succès, il sait se plier aux demandes de son temps.

Il délaisse alors les scènes pieuses pour se lancer dans le portrait à la vêture riche et dans la décoration des demeures destinées aux fêtes. Il fait un séjour auprès de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, entourée d’artistes humanistes. Ce brillant social lui inspire une élégance d’exécution et un attrait jamais démenti pour les femmes fortes et vertueuses. Ses dames sont d’autant plus célèbres qu’il les peint nues. Après une centaine de Vierges, il exécute sans voile pas moins de 39 Vénus, 35 Eve et Lucrèce, 19 Judith, 12 nymphes et d’autres Aphrodite… L’exposition retient une Nymphe à la source de 1518, une Vénus de 1529, une Lucrèce de 1532 et une Justice de 1529 qui fait l’affiche.

Pudibonderie catho – du temps et du quartier, le 6ème arrondissement – la fille est intégralement nue sur la grande affiche, mais le sexe voilé par le bandeau de texte sur la porte du Sénat ! Plus intégriste que Luther tu meurs… Nous avons vraiment la droite la plus tartufe d’Europe (majoritaire au Sénat). « Au temps où les faux culs sont la majorité, chantait Brassens, gloire à celui qui dit toute la vérité ! »

Si la Justice est nue, fors un voile si léger qu’il en accentue l’érotisme, c’est qu’elle est désirable. La Renaissance nous a donné le désir de retrouver la lumière grecque antique, la transparence des débats sur l’agora et le ciel des Idées. Luther combat le catholicisme car il obscurcit les textes tout en noyant les fidèles sous la pesante hiérarchie pontificale romaine, où l’autorité ne vient que d’en haut. Premier « renverseur » des choses (avant Marx), Martin Luther veut que tous puissent lire le texte littéral de la Bible et que chacun puisse devenir pasteur s’il est inspiré. Contrairement à l’islam hanbaliste ou déobandi, le protestantisme opère un retour au texte littéral pour une libération des hommes, pas pour figer la loi ! Ce sont tous les pays de l’arc germanique, de l’Autriche à l’Angleterre en passant par la Scandinavie, qui se dressent contre Rome et sa prétention à régenter le monde connu.

Nous vivons les suites de ce mouvement d’un demi-millénaire lorsque les Anglais refusent l’Europe napoléonienne centralisée de la France, lorsque les Allemands refusent le césarisme bonapartiste dont ils ont souffert sous le nazisme, lorsque les Suédois refusent la gabegie de fonctionnaires irresponsables selon les mœurs latines.

Cranach, devant la demande, va établir à Wittenberg un atelier avec ses fils Hans et Lucas le Jeune, qui comprendra jusqu’à 14 employés. Il est élu bourgmestre de la ville, notable établi, anobli. Son style est reconnaissable entre tous : une taille souple et un corps longiligne, des seins menus qui n’ont jamais allaités, un visage en cœur à la Botticelli, les yeux en amande, le teint rose laiteux, lumineux. Ces corps désirables sont une érotique prépubère, tirée tant des anges éthérés qui peuplent le paradis que des Idées platoniciennes pour qui le meilleur amour reste abstrait, sublimé. Épilé, nu, gracieux, le corps des femmes de Cranach est celui d’adolescentes qui n’ont pas été mères. Un corps de houri délectable au-dessus duquel il est écrit « pas touche ! ».

La nudité effrontée contraste en effet avec les thèmes bibliques (Judith) ou de la vertu antique (Lucrèce) et avec les maximes moralisatrices que le peintre écrit au-dessus des têtes (Nymphe à la source). Vade retro, satyres membrus ! Une gravure dans l’exposition montre en effet la nymphe alanguie sommeillant, surveillée avec avidité par deux satyres aux pieds fourchus dont l’un arbore un dard dressé comme un bourgeon au printemps. Un jeune homme bien fait, sexe au repos, se tient placide et nu, assis tel Apollon bienveillant et sans désir, sur un côté du tableau (désolé, pas de photo sur le net…).

Tel est l’érotisme de Cranach : la pédagogie du monde tel qu’il est pour mettre en garde les humains. Le désir est diabolique, la séduction ensorcelle, l’oisiveté mélancolique rend vain. Les femmes sont capables de faire de vous un pantin, tel Hercule chez Omphale ou cette dame qui met la main dans la Bouche de la vérité, jurant que seul son mari et le fou l’ont touchée. Elle a déguisé l’amant en fou, avec deux oreilles ridicules, pour braver la vérité ! La société catholique, hiérarchique, romaine avec faste, est l’enfer sur terre pour les Luthériens. Cranach démonte ses artifices pour montrer la vérité nue : le désir pour la femme existe, il doit être maîtrisé pour servir le Seigneur. Loin de l’interdiction des images de l’islam intégriste, le protestantisme veut mettre en lumière l’entière vérité sur le monde tel qu’il est. Afin que chacun soit conscient de ce qu’il fait.

Est-ce un air du temps ? L’Europe redécouvre Cranach comme une Renaissance de sa culture – la France en retard, toute confite en hypocrisie catho-bobo politiquement correcte. Ô Molière !

Musée du Luxembourg du 9 Février au 23 Mai 2011, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe.

  • Tél 01 40 13 62 00
  • Ouverture tous les jours de 10h00 à 20h00, le vendredi et samedi jusqu’à 22h00
  • Plein tarif : 11 €
  • Tarif réduit : 7,50 € étudiants, chômeurs, gratuit pour les minimas sociaux (sur justification)
  • Billet Famille (2 adultes et 2 jeunes de 13 à 25 ans) : 29,50 euros
  • Accès :
  • RER B, Luxembourg
  • Métro : ligne 4,  Saint Sulpice, ligne 10,  Mabillon
  • Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Luxembourg ; lignes 63, 70, 87, 86, 93, arrêt Saint Sulpice

Anne Malherbe, Lucas Cranach, peindre la grâce, À Propos, 11.40€

Naïma Ghermani, L’Europe au temps de Cranach, RMN, 8.55€

Guido Messling, Cranach et son temps, Flammarion, 271 pages

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Amours valentin

L’amour n’est pas simple, en français. Le mot, en effet, vient du provençal et de la conception passablement romantique – platonicienne ? – qu’avaient du sentiment les troubadours.

Il a fallu se différencier de la conception féodale, pour laquelle la femme était un bien comme un autre, et le mariage une alliance d’intérêts.

Il a fallu aussi abandonner la conception antique de l’amour car, bien sûr, le terme ‘amor’ est issu du latin amare = aimer. Mais ce latin avait une connotation différente, toute pratique, élaborée par les Grecs, experts en art psychologique. « Amour » – d’où vient « amitié » – se distinguait chez eux d’éros (la titillation érotique) et de philia (l’affect sentimental).

L’amour des troubadours se veut, lui, absolu. Il concerne en premier l’amour de Dieu, puis celui de « la » Femme. Pour en avoir une idée, on peut le rapprocher de la musulmane absolue humilité devant Allah. Ou de la ‘passion’ au sens christique des Parfaits cathares. L’amour provençal n’est pas cette amitié passionnée qui mêle l’érotisme au sentiment, comme l’est l’amour grec. Il est moins ouvert et plus rigide, axé sur « le Bien » à la manière de Platon, plutôt que sur l’éventail des sujets aimables offerts par la nature. L’amour provençal, qui devient l’amour français, est résolument hétérosexuel ; il s’exalte dans le discours plus que dans les gestes ; il est un théâtre, typique d’une société de cour où la hiérarchie est respectée et les limites à ne pas franchir bien fixées.

L’amitié est « sociale », pratique, elle peut concerner le sentiment entre homme et femme et est utilisée comme tel jusqu’au 18ème siècle. Mais l’Hamour (comme écrivait par dérision Flaubert) est déjà cette exaltation passionnelle qui dominera le romantisme. Il est abstrait et absolu, sans « objet » autre qu’idéal, hors de ce monde. Une sorte d’excès malsain qui sent la fièvre, une drogue qui, à la retombée, fait mal. La réalité n’est en effet jamais aussi parfaite que l’idée qu’on se fait…

L’ardeur éthérée de la ‘fin amor’ provençale sera confortée par les interdits d’Église et par le souci du lignage, reste sourcilleux de la conception féodale et de l’ordre établi. Ce n’est qu’au 18ème siècle que le badinage retrouvera la liberté des Grecs et que le plaisir reprendra ses liaisons dangereuses. Quand l’homme choisit, il est l’amant ; quand la femme choisit, l’homme est le galant. La Rochefoucauld retrouve la subtilité de la psychologie grecque pour distinguer les moments : « Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, dans les autres elles aiment l’amour. »

De ce siècle d’humanisme érotique, le suivant singera l’aspect sans en garder l’esprit. Stendhal se moquera des bourgeois de son temps, revenus aux mœurs féodales de la femme comme « bien à vendre » – donc vertu à préserver : « Qu’est-ce qu’un amant ? C’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. »

L’aujourd’hui a réinventé toutes les pratiques, de « la baise » à la Catherine Millet (partout, à tout moment, si possible sous le regard des autres) à l’amour platonique (qui reste si fort chez les adolescents) jusqu’aux diverses « amouracheries » de passage (Delteil), amourettes par amusement, « amorisme » de l’exaltation perpétuelle et sans objet (Guitton), « amoureries » du rut populaire (Céline), « amarcord » – formé sur amour et record – ou nostalgie des souvenirs érotiques (Fellini), « amiévrie » de foule sentimentale lisant des magazines (Tinan)… mille mots pour dire les mille inventions du physique, de l’affect et de l’esprit amoureux – queue, cœur, crâne : les trois étages de l’homme.

Et Valentin dans tout ça ? Le prénom vient du latin ‘valens’ qui signifie justement vigoureux, plein de force. Vous voyez où l’on veut en venir ?

Février est le cœur de l’hiver et le 14 juste le milieu. C’est à ce moment que la vie doit triompher de la mort, à ce moment qu’on doit penser très fort au printemps, à la renaissance de la nature. De toute la nature : les feuilles en bourgeon, les fleurs en bouton, les petits agneaux pour Pâques… et les poupons d’homme qui naîtront en novembre, leur mère ayant bien mangé tout l’été.

En Grèce à cette saison de l’année, Zeus se mariait avec Héra ; à Rome, des adolescents nus couraient dans la ville en fouettant les passants, surtout les filles – et plus si affinités. L’Église a récupéré l’idée, bien sûr, pour la châtrer aussi sec en la transformant en discours, ces discrets billets babillant des mièvreries aux aimées. La ‘fin amor’ provençale, toute platonique et exaltée, l’y a fort aidé !

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Islam et démocratie sont-ils compatibles ?

Tunisie, Égypte aujourd’hui. Demain Yémen, Jordanie, Libye, Algérie ? Les intellos se taisent, honteux d’avoir été coloniaux ou compromis en vacances avec les chefs de clans – ou bien colloquent devant les médias, faisant « la révolution » par procuration, bien au chaud dans leur fauteuil, avec la bonne conscience d’être nanti, blanc, occidental, sans problèmes de fins de mois ni de fin de vie. Nous voudrions réfléchir plus loin : islam et démocratie sont-ils compatibles ? Tenter de répondre à cette question exige que l’on précise deux choses : 1/ ce qu’on entend par démocratie et ce qu’on perçoit de l’islam, 2/ que l’on examine ensuite si les deux sont compatibles.

1/ Démocratie :

Trois questions : notre modèle est-il « universel » ? est-il « idéal » ? est-il « avancé » ?

Universel ? La « démocratie » peut être entendue de plusieurs manières : elle a été « inventée » dans un endroit précis du monde (la Grèce antique) sous la forme qui s’est historiquement perpétuée comme idéale de nos jours. Mais elle peut être considérée aussi comme un modèle de rapports politiques entre les hommes. Sortie alors du contexte pur occidental, elle a existé ailleurs. Les tribus bédouines à l’origine de l’islam étaient composées de guerriers où chacun avait voix au chapitre. Etait-ce si différent de la cité athénienne où seuls les hommes étaient citoyens et seuls en droit de porter les armes ? L’occidentalocentrisme doit être systématiquement remis en cause : non pas pour le condamner – il compose ce que nous sommes – mais pour savoir que d’autres mondes sont « possibles » à côté du nôtre, sans qu’ils soient forcément inférieurs ou archaïques. – L’argument de « notre modèle » comme universel n’est donc pas recevable.

Idéal ? Entendons cependant « la démocratie » comme cet ensemble d’institutions modernes dont le principe est « un homme, une voix » et dont les élections de représentants constituent la pratique. Faisons même le pari que ce type d’organisation égalitaire et organisé est désiré par tous les êtres humains. Remarquons alors « qu’un homme, une voix » a longtemps été restreint à un impôt payé, à un niveau d’instruction ou au fait d’être mâle. Le suffrage est dit aujourd’hui « universel »… pour préciser de suite qu’il ne l’est pas ! Il faut en effet être majeur (18 ans) et de pleine capacité (ni fou, ni interdit par jugement) pour faire partie de cet « universel ». La radicalité ne vaut pas vérité : chaque peuple adapte les institutions à ses mœurs culturelles et historiques. – L’argument de la démocratie « idéale » n’est donc pas opposable aux pays musulmans tels qu’ils sont, pas plus qu’il ne l’est chez nous.

Avancé ? Le processus démocratique a pris du temps pour aboutir en Occident à ce qu’il est aujourd’hui. A supposer que cet exemple occidental puisse être un idéal pour tous (ce que je crois possible), la démocratie sophistiquée d’une société moderne ne se décrète pas d’un coup de baguette magique. Les femmes de France ont dû attendre 1790 pour avoir le droit d’hériter comme les hommes, 1863 pour accéder aux cours secondaires, 1881 pour ouvrir un livret de Caisse d’épargne sans l’autorisation de leur époux, 1907 pour le droit de disposer de leur salaire (mais pas de gérer les autres biens), 1924 pour que l’enseignement secondaire soit le même que pour les garçons, 1938 pour obtenir une « capacité juridique » restreinte (« ester en justice », témoigner, etc.), 1945 pour avoir le droit de voter… et 1965 – sous De Gaulle – pour avoir le droit enfin de gérer leurs biens, ouvrir un compte en banque, et exercer une profession sans l’autorisation de leur mari ! Les restrictions faites aux femmes en Arabie Saoudite et en Iran aujourd’hui sont-elles si différentes (même si condamnables selon nos propres critères) que ce qui se passait dans un pays catholique développé comme la France il y a une génération seulement ? – L’argument du « modèle avancé » – le nôtre – vers lequel le monde entier devrait tendre n’est qu’une construction intellectuelle, à prétention impériale. C’est ce que disent les Chinois et ils n’ont probablement pas tort.

2/ Islam :

Évoquons maintenant l’islam. Pas plus que le christianisme il n’est unique. Déjà entre sunnites et chiites, l’importance donnée à l’interprétation des textes sacrés n’est pas la même. De plus l’islam n’est pas l’islamisme et le Coran s’interprète. Ce sont les salafistes du courant djihadiste qui considèrent la démocratie comme un « péché ». C’est Ben Laden à la suite de Sayed Qotb (un Frère musulman égyptien) qui fait du jihad un devoir paranoïaque, individuel, obligatoire et permanent – pas « l’islam ». Dans l’islam classique, un groupe peut choisir ses représentants.

En revanche, les croyants vont être attentifs à ce que le régime soit compatible ou promeuve les valeurs islamiques. Cela comme tous les croyants du monde, y compris les marxistes pour leur propre Vérité. Mais pas plus que ce que les catholiques réclamaient au siècle 19ème – ou réclament aujourd’hui sur l’avortement ou le mariage. ‘Démocratie’ et ‘laïcité’ sont deux mots différents et l’on peut parfaitement concevoir une société homogène de croyants adeptes d’une démocratie ‘mécanique’ selon nos critères occidentaux : que chacun ait une voix égale et le droit de vote ne remet nullement en cause la croyance qu’il n’est de Dieu que Dieu. C’est par exemple le cas en Angleterre où la Reine est chef de l’Etat et chef de l’Eglise – mais qui prétendra que l’Angleterre n’est pas une démocratie ? Pour les Musulmans modérés, ce n’est que durant la prière que le corps d’une femme ne doit pas pouvoir détourner les hommes de Dieu, pas durant l’exercice politique, qui est profane.

Qu’il y ait tentation de théocratie dans certains États musulmans (Arabie Saoudite, Iran, Afghanistan des Talibans) n’est pas aberrant en soi : c’est le cas de toutes les croyances qui se veulent totales. C’est probablement incompatible avec ce que nous entendons aujourd’hui par ‘démocratie’, mais cela ne stigmatise pas l’islam plus que les autres. C’était déjà l’idée de Cluny que de réaliser la Cité de Dieu sous la houlette de l’Eglise, et la constante idée des papes de domestiquer empereurs et rois, jusqu’à Canossa. Ce fut la réalisation de Constantin et des empereurs chrétiens de Byzance. Plus près de nous, c’est l’athéisme marxiste, mais considéré avec autant de foi que s’il était Vérité révélée, qui a fait de l’URSS, de la Chine ou de Cuba une partitocratie où les commissaires politiques sont seuls détenteurs de l’interprétation correcte de « la ligne ». Tous les « hérétiques » sont de facto considérés comme fous à rééduquer ou comme irrécupérables à éradiquer.

Notons qu’en notre France républicaine et laïque, cette attitude mentale subsiste, atténuée mais réelle : ceux qui contestent « la ligne » (à supposer qu’il en reste une…) sont mal vus au parti Socialiste ou à l’UMP. Les socialistes qui ont accepté une mission sous Nicolas Sarkozy sont mal vus au PS. Mais ce n’est pas « trahir » que de servir la République, même sous un Président de droite. Ce n’est guère différent, en moins intellectuel, à l’UMP où le parti est considéré comme « godillot » à l’Assemblée et où presque personne n’ose provoquer un débat…

Ce qui compte, c’est moins l’emprise d’une croyance (religion ou idéologie) que l’équilibre des pouvoirs. Seule l’organisation de l’Etat peut permettre l’expression des diversités d’opinions et la canalisation vers la décision.

En ce sens, le régime iranien, pour qui l’étudie au-delà des slogans télé, apparaît comme un réseau serré de poids et contrepoids bien loin de l’absolutisme byzantin ou louisquatorzien… Car la raison n’est pas méprisée dans l’islam. Pas comme elle a pu l’être à certaines périodes du christianisme (chez saint Martin notamment, ou chez saint Bernard contre Abélard). Philosophie, mathématiques, histoire, médecine, ont eu leurs savants musulmans. Que l’orthodoxie wahhabite ou salafiste soient rigides et méfiantes n’incrimine pas l’islam tout entier, pas plus que les Mormons chrétiens ou les partisans du créationnisme n’incriminent le christianisme tout entier.

Les causes du déclin de la pensée musulmane sont à chercher dans les contingences historiques, pas dans la foi elle-même : l’arrêt de l’expansion, la Reconquista espagnole, le reflux des croisades, les défaites de Lépante (1571) jusqu’aux murs de Vienne (1683), l’ouverture au monde et au savoir des chrétiens avec les grandes découvertes et la Renaissance, puis les comptoirs et l’expansion coloniale. Les sociétés musulmanes qui vivaient de commerce et partageaient le pouvoir entre les guerriers, les théologiens qui les justifiaient et les marchands qui les finançaient, ont vu la route de la soie dévalorisée par la découverte de l’Amérique et par le franchissement du cap de Bonne-Espérance.

Assimiler le fondamentalisme islamiste à un nouveau totalitarisme du 21ème siècle, comme le font les néo-conservateurs américains et la ligne dure israélienne n’est pas faux, mais ne touche qu’une frange étroite des Musulmans. Cette vue de combat sert souvent de sophisme intellectuel pour justifier une politique de guerre aux États. C’est se tromper de cible car on sait bien que c’est le déracinement qui a induit chez les intégristes la quête d’une communauté imaginaire. Hors États, considérés comme conservateurs et corrompus, cette communauté islamiste se trempe dans le combat antimécréant. La ligne néo-Cons, qui assimile tout leader fondamentaliste à Hitler et tout accommodement à Munich, n’est pas une réflexion mais une image motrice qui fonctionne en circuit fermé. Les néo-Conservateurs américains ont beaucoup appris de Lénine et de son activisme. C’est malheureusement l’erreur d’Israël que de croire que la démocratie en terre d’islam leur serait défavorable…

3/ Compatibilité :

Si démocratie il doit y avoir, elle ne se décrète pas d’un coup. C’est toute une culture qui va avec, des habitudes de pensée et d’agir. L’Occident a introduit peu à peu en politique une laïcité de fait, depuis les audaces savantes de la Renaissance. Mais la séparation de l’Eglise et de l’Etat fut longue… Les crimes d’impiété et d’hérésie n’ont été supprimés en France qu’en 1791. Sans avoir eu besoin de « révolution », les régimes monarchiques (Angleterre, Pays-Bas, Danemark, Espagne) séparent de même la religion de l’Etat, même si les mœurs restent chrétiennes (on le constate surtout en Suède et aux États-Unis).

Si la Révolution khomeyniste iranienne prône le retour au passé mythique des origines de l’Islam, des démocraties modernes et laïques ont émergé en terres d’islam, notamment avec Kemal Atatürk, fondateur de la République Turque. On peut citer aussi la Tunisie laïque qui révolutionne aujourd’hui, la théocratie modérée (« presque anglicane ») du Maroc et l’oligarchie militaire non théocratique du Pakistan, dont l’Etat s’est pourtant fondé sur l’islam. Gardons-nous d’une bonne conscience arrogante, comme nous avons trop souvent tendance à le faire – surtout à gauche. Montesquieu le libéral l’avait déjà raillé : « mais comment peut-on être persan ? »

Une minorité de musulmans français seulement approuvent les attentats islamistes : 16% au printemps 2006, selon le Pew Research Center (Le Monde du 29 août 2006 et Pew Research) ; 72% de musulmans français ne voient aucun « conflit naturel entre le fait de pratiquer l’islam et le fait de vivre dans une société moderne. » Le support au terrorisme a d’ailleurs de nombreuses causes non religieuses : la démographie, l’attitude envers les États-Unis, le laxisme moral des démocraties occidentales, etc. Nombre de musulmans éduqués se sont mis au business et considèrent la richesse comme signe de ‘baraka’, élection divine – tout comme les protestants. Ils rappellent que Mahomet était entrepreneur de La Mecque et riche de sa réussite en affaires. Cette existence n’est pas incompatible avec la foi si elle permet de réaliser des œuvres pies. Et… elle ressemble au conservatisme compassionnel de nombre de chrétiens américains.

L’enjeu « démocratique » est largement une histoire de développement économique et de répartition des richesses. Les dirigeants des pays musulmans portent une plus lourde responsabilité que la religion dans l’immobilisme des Etats qu’ils dirigent. C’est en effet la libéralisation de la société civile permise par l’essor économique qui induit l’éducation démocratique. Le libéralisme n’est pas un vain mot et la gauche-à-la-mode devrait faire attention à ses « haines » pavloviennes : les libertés d’opinion, d’expression et d’association sont le socle du libre-arbitre, donc du libre choix, tant politique qu’économique. Ce n’est pas la mécanique de la démocratie qui importe (les élections, la répartition égale des impôts) mais un régime de droit laïc avec contre-pouvoirs et droit des minorités, séparé de l’emprise religieuse et du clientélisme redistributif. Ce que les oligarchies foncières ou les pouvoirs militaires de nombreux états musulmans ont une réticence à établir. Ils ne sont pas les seuls : regardez les Birmans.gauchisme-et-jihad-paralleles-oroy.1200044674.jpg

L’islam n’a donc rien d’incompatible avec « la » démocratie, les Musulmans établis dans les pays occidentaux eux-mêmes le disent. Tout comme le catholicisme ou le monde orthodoxe. En revanche, Ben Laden a beaucoup de points communs avec « nos » gauchistes, trotskystes et autres Badiou (voir encadré). C’est probablement là qu’il faut chercher la faille…

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