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Effet 11 janvier

Après les attentats commis il y a tout juste neuf mois par deux minables contre l’esprit soixantuitard moqueur de Charlie Hebdo, des Français ont manifesté en masse dans la rue. Ils étaient certes invités à le faire par un gouvernement un brin démagogique, tout prêt à récupérer « l’indignation » pour redorer son image, mais l’ampleur des manifestations à Paris comme en province a largement submergé cet effet. D’autant que « l’islamophobie » chère à certains intello-gauchistes en mal de victimes à découvrir pour alimenter leur sens de l’Histoire a été absente, les partis extrêmes à droite ayant refusé de s’associer.

Certains, comme Pierre Nora (Le Débat n°185, mai-août 2015), ont pu parler de « communion urbaine » analogue aux funérailles de Victor Hugo – ou à celles de Jean-Paul Sartre, mais communion pour quel message ? Hugo, c’était la grande voix anti-impériale, la république universelle, la compassion d’écrivain célèbre pour les petits et les condamnés ; Sartre, c’était l’intellectuel analysant la politique et le réel, certes fourvoyé dans les années 50 dans le communisme totalitaire, certes cacochyme et délirant dans les années ultimes sous l’influence de Benny Lévy (ex-Pierre Victor), mais un intellectuel engagé dans le réel. Le 11 janvier, quoi ?

Probablement la découverte de « l’ennemi ».

Non pas la finance, comme l’hypocrite candidat Hollande l’avait un peu trop légèrement proclamé – sans surtout ne rien faire contre. Mais l’islam radical en tant que religion intolérante, en tant que cléricalisme prescripteur d’une morale archaïque qu’on croyait terrassée par 1905 et 1968. Non pas l’islam mais le salafisme, non pas la croyance en Allah dernier avatar des religions du Livre, mais le rigorisme puritain des premiers temps bédouins, complètement inadapté aux sociétés occidentales modernes.

Il existe un socle républicain qui est comme un inconscient politique, révélé brusquement le 11 janvier.

C’est moins le « droit » au blasphème que la liberté de s’exprimer, inhérente à tout débat public – donc à l’exercice même de la démocratie. L’étranger ne s’y est pas trompé, qui a fait de cet événement très français un moment planétaire jusqu’en Afrique, en Inde et au Japon. Même les États-Unis ont attribué le prix du Pen Club aux journalistes de Charlie Hebdo. Les Américains sont pourtant habitués à une liberté d’expression sans aucune entrave, contrairement à la nôtre – bardée de lois Pleven, Gayssot, Taubira et autres Halde politiquement correct sur le genre, la sexualité, le handicap et le harcèlement. S’il n’y a pas choc « des civilisations », il y a bel et bien choc de la liberté contre la religion.

Lorsque celle-ci veut s’imposer partout dans l’existence, de la chambre à coucher au gouvernement du pays et aux relations internationales, il ne s’agit pas de croyance mais de force, pas d’opinion mais de totalitarisme. Les faux-culs du « pas d’amalgame » et du déni ont tenté de se raccrocher aux branches d’une manifestation populaire d’ampleur rare, mais ils n’ont rien compris s’ils ne tiennent pas compte de cet attachement viscéral à la liberté égalitaire de croire et de dire, de s’exprimer sans opprimer.

Oui, ils y a des musulmans intolérants, lorsqu’ils sont intégristes ; oui, il y a des Arabes racistes, lorsqu’ils manifestent leur haine des Juifs, des « Gaulois » et tous les kéfirs ; oui, il y a des victimes sociales qui deviennent bourreaux, comme les Merah, les Kouachi et les Coulibaly… Ce n’est ni raciste, ni islamophobe de le dire – c’est énoncer des faits.

Coran dit

Et oui, il y a des gens de gauche qui flirtent dangereusement avec l’amalgame et la haine, lorsqu’ils assimilent les Palestiniens aux nouveaux prolétaires de l’Histoire, donc les Israéliens aux impérialistes américains, capitalistes à abattre. Le crétinisme d’un Todd, qui fait du 11 janvier une grande manifestation « d’islamophobie », appartient à ce genre de raisonnement tordu où, puisque l’on récuse les massacreurs, on rejette forcément leur race et leur religion – donc tout leur groupe.

Les revendications des religions sont légitimes comme les autres, dans le débat démocratique. Mais elles ne peuvent dépasser un niveau « raisonnable » – qui est celui où leur liberté rencontre celle des autres. L’objectif de l’islam intégriste est de convertir ou de dominer, par le djihad plus militaire (interprétation sunnite) que spirituel (interprétation chiite). Si chaque religion a ce même objectif d’imposer sa foi, la vie en commun est impossible, la seule voie est la guerre de religion des communautés dressées les unes contre les autres comme hier en France sous Louis XIV et sous l’Occupation, aujourd’hui au Liban en Syrie, en Irak…

Or « les sociétés islamiques sont des sociétés d’Ancien régime », démontre Henry Laurens, professeur d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France (Le Débat, n° cité), « elles s’effondrent d’elles-mêmes avec cette entrée de la modernité ». Plus la société se modernise et plus l’islam sert d’identité, un islam individuel bien loin de la théocratie des origines – donc un islam idéalisé, rendu à la mythique pureté des « premiers temps », hors de l’histoire – littéral. Mais c’est un islam des ignorants, qui tient pour rien les siècles de commentaires des philosophes musulmans : avec l’école primaire désormais répandue, « des tas de gens vont pouvoir lire les textes religieux, voire les connaître par cœur, en tout cas le Coran, et vouloir les appliquer de façon littérale sans les vingt-cinq ans d’études religieuses indispensables pour rédiger un bon commentaire ».

enfant soldat syrie los angeles times

Devant cette « pathologie de la transition moderne » (Marcel Gauchet, Le Débat n° cité), il faut donc « imposer » chez nous sans état d’âme la loi républicaine aux intégristes – de quelque croyance qu’ils viennent, islamistes rétrogrades, intégristes chrétiens, fondamentalistes juifs, communistes révolutionnaires, néo-nazis totalitaires, écologistes de contrainte, féministes du genre. Nous avons le droit de décider par la majorité comment vivre sur notre sol, malgré la démagogie électoraliste et la lâcheté politique dont font preuve trop souvent les « zélus ».

Pas d’excès de liberté aux ennemis de la liberté !

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Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine

anna politkovskaia la russie selon poutine
Voulez-vous comprendre la Russie contemporaine ? Plongez-vous dans le livre d’Anna Politkovskaïa, paru mi-2004 et réédité en Folio-documents. Cette journaliste moscovite a été assassinée – ce qui montre qu’elle dérangeait pas mal de gens puissants, donc qu’elle dévoilait un certain nombre de vérités. C’est ainsi que les méthodes de nervis se retournent contre leurs instigateurs.

En 375 pages, la Politkovskaïa brosse un portrait au vitriol de la « nouvelle société » normalisée de Vladimir Poutine : une société formatée KGB, aux idées aussi courtes et brutales que celles d’un lieutenant-colonel à la mentalité soviétique « qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel » p.340. L’armée, gardienne du régime, opère en toute impunité ; la justice demeure aux ordres ; l’économie mafieuse pille sans vergogne les biens publics avec la complicité active des services de l’État ; la société déstructurée prend des mœurs de sauvage tandis que l’élite a pour elle un profond mépris, n’hésitant pas à massacrer plus de civils que de terroristes lors des prises d’otages.

Qu’il est donc beau, le post-communisme, brutalité léniniste et grossièreté stalinienne réinventées. Qu’ils sont naïfs, ces électeurs français tentés par le poutinisme, extrême-gauche comme extrême-droite, alors qu’ils ont là-bas le modèle « réalisé » de leurs vœux, en expérience ‘live’ depuis des décennies ! Et qu’on ne m’objecte pas que la Russie est « arriérée », qu’elle a « toujours connue le knout », que ce serait impossible en France. Ben voyons !

Qui dit communisme ou nationalisme dit pensée totalitaire parce qu’à prétention « scientifique » ou ethno-matérialiste : « est-ce qu’on discute le soleil qui se lève ? » disait Staline avec son gros bon sens.

Qui dit certitude de posséder « la vérité » (les lois de l’Histoire ou les intérêts nationaux) ne peut que les imposer par la force, pour le bien de tous, pour faire accoucher ce monde inévitable. Ceux qui résistent sont des « malades » à rééduquer ou à éradiquer si irrécupérables : on ne va pas marchander l’avenir ! Tout communisme, tout national socialisme est donc un yaka, et ce yaka tend à régner par la dictature.

Mais lorsque la réalité du monde reste obstinément rétive à cet avenir annoncé, que les mouvements sociaux ne s’agrègent pas « naturellement » en lutte de classes porteuses d’élites nouvelles, que les ethnocentrés ne parviennent pas à faire entendre leur voix nationaliste – la tentation est grande de « composer ». C’est ce que fit la Chine de Deng Xiaoping, c’est ce que tente de réaliser la Russie de Vladimir Poutine. A cette aune, la Russie apparaît plus « asiatique » que la Chine : tout aussi autoritaire mais moins réfléchie, moins contrôlée. La Chine est un centre qui impulse et qui garde ; la Russie est un éclatement où chaque proconsul de province fait à peu près ce qu’il veut. La Chine n’est pas tendre avec ses citoyens, mais elle écoute les doléances et agit quand même pour améliorer le sort du plus grand nombre ; la Russie considère ses soldats comme du « matériel humain » où les hommes de troupe sont esclaves des officiers, où l’on abandonne sans remords les blessés sur le champ de bataille, où l’on repousse avec dédain bureaucratique les tentatives d’une mère pour avoir des nouvelles de son fils militaire envoyé (de façon « non-officielle ») hors de Russie.

vladimir poutine chevauchant un ours

Pour Anna Politkovskaïa, ce retour conservateur aux coutumes soviétiques vient probablement de la guerre en Tchétchénie. Celle-ci fixe un « ennemi », mobilise les « vrais Russes », justifie tous les passe-droits officiels et conforte l’armée, soutien de Poutine.

Mais la guerre et ses exactions, le terrorisme en retour, la sauvagerie du contre-terrorisme, brutalisent les comportements. Tout comme la guerre de 14 l’a fait dans les démocraties européennes. « Un à un les tabous sont brisés et l’ignominie se banalise. Des meurtres ? Bof, nous en voyons tous les jours. Des attaques à main armée ? C’est notre lot quotidien. Des pillages ? Ils font partie de la guerre. Ce ne sont pas seulement les tribunaux qui ne condamnent pas les coupables, c’est la société tout entière. » p.308 La haine du Tchétchène rend raciste et le politiquement correct moscovite s’empresse de licencier les employés d’origines « douteuses », sans autre cause que celles de la xénophobie ambiante. Le même processus a été mis en œuvre à propos de l’Ukraine, dont le gouvernement a été qualifié de « fasciste » parce qu’il avait réticence à s’aligner sur les intérêts de Moscou.

Pendant ce temps – est-ce un hasard ? – les oligarques (presque tous issus de l’ex-KGB) font main basse sur les usines, les monopoles, les commerces. « La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. » p.138 Elle déclasse la classe moyenne pour en faire des pauvres et promeut l’ancienne nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea l’URSS et se tiennent comme une mafia. Les Russes d’aujourd’hui désirent plus que tout la loi et l’ordre, aussi « la nomenklatura doit donc consacrer l’essentiel de son temps à empêcher que la loi et l’ordre ne viennent faire obstacle à son propre enrichissement. » p.139 Aux dirigeants, désormais tout est permis; ils sont au-dessus des lois.poutine baise un gamin

La corruption a pris un essor qu’on ne voit pas en Chine : « Pour garder mes magasins, je dois mettre la main au porte-monnaie. Qui n’ai-je pas arrosé ? Les fonctionnaires de la préfecture, les pompiers, les inspecteurs de l’hygiène, le gouvernement municipal. Sans compter les gangs qui contrôlent le territoire où se trouvent mes boutiques. » p.153 Tous les ambitieux veulent réussir ; ils doivent pour cela faire allégeance au nouveau tsar et à sa cour. Les investisseurs étrangers qui croient à la Russie feraient bien de méditer le récit véridique livré entre les pages 215 et 218 sur la façon cosaque dont sont traités « les actionnaires » dans la Russie de Poutine.

Alors, la Russie ? Si la Chine s’envole dans un développement accéléré avec l’adhésion d’une majorité de la population qui voit son sort s’améliorer malgré l’absence de libertés, la Russie de Poutine s’enlise dans un non-développement global qui réserve à une élite mafieuse des richesses qui vont se réfugier en Suisse ou s’investir sur la Côte d’Azur ou à Paris. Les Russes sombrent dans la dépression sociale, la brutalité des mœurs, la passivité politique. Ils s’alcoolisent, ne font plus d’enfants, cherchent à émigrer. Rares sont encore les patriotes – Anna Politkosvkaïa en a rencontrés, commandants de sous-marins nucléaires en Extrême-Orient. Ceux-ci sont mal payés, assignés à résider à quelques minutes de leur vaisseau, sans aucun moyen pour entretenir le matériel dangereux et sophistiqué dont ils ont la charge. No future ?

Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, 2005, Folio 2006, 384 pages, €9.00

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Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle

frederic devaux un pas puis d autres vers compostelle
Faut-il être croyant pour être pèlerin ? faut-il être fou pour quitter le confort de la civilisation ? faut-il avoir envie de compétition pour marcher durant deux mois de Vézelay à Santiago ? Rien de tout cela, nous apprend Frédéric Devaux, la quarantaine, père de trois enfants – « et Steven » – responsable de maintenance ferroviaire dans le civil.

Partir, c’est « faire le premier pas pour créer l’aventure, créer les conditions pour être heureux » p.180.

Ce ne fut pas simple pour lui, qui se sentait vieillir, introspectif un brin hypocondriaque, volontiers « stressé » d’un peu tout et angoissé de quitter sa famille pour se retrouver seul, face à lui-même. Non croyant, ayant quitté le catholicisme d’église, puis le christianisme de la vie éternelle même, il a voulu accomplir le Chemin par « envie de relever le défi », pour « connaître la privation », mais aussi par « orgueil ».

Il en reviendra avec de meilleures raisons : connaître « la véritable liberté de changer son programme » p.49 ; faire de multiples rencontres, « parties intégrantes du pèlerinage » p.60, d’autant plus riches qu’éphémères tels Hakim, Jean, Loïc, Fabio, Gwen, Marty, Jean-Paul, Steffie, Jelle ; « une chance de pouvoir évoquer des choses que l’on garde en soi et qui doivent s’exprimer » p.89 ; acquérir une « sensation d’équilibre, d’harmonie » p.43 ; jouir de la nature en elle-même, « se lever en forêt est mon plus grand plaisir » p.48, la vision au loin des Pyrénées comme « plus belle émotion » p.85 ou ces rapaces qui planent, souverains, comme des dieux p.94 et 111 ; la fête un samedi soir à Pampelune p.114.

« Le pèlerin part sur la route comme on décide de ranger son grenier pour connaître ce qui s’y trouve » p.66. Ce pourquoi il s’allège progressivement : de son matériel doudou largement inutile, de ses soucis illusoires et fausses responsabilités, de ses angoisses pour un futur qui n’est pas là ou pour des chimères nées de son imagination. Il faut dire que Frédéric est parti chargé comme un baudet, flanqué d’un chariot où mettre toutes ses affaires « indispensables » (peut-être parce qu’il a eu le dos bousillé par le judo ?) : une tente, deux tapis de sol, un oreiller gonflable, un bâton, une bombe anti-agression (contre les chiens), une tablette GPS en plus du téléphone portable et de son chargeur solaire, un harmonica et un baladeur chargé de musiques, deux gourdes en plus de la flasque à tétine… Il rencontre sur le chemin d’autres qui n’ont qu’un sac à dos avec un seul change – bien plus sages dans le choix de ce qui est vraiment nécessaire.

La résistance est dans le moral, pas dans le physique : le corps avance pas à pas, à son rythme, selon ce qui vient ; le mental seul travaille, rumine, s’emballe. Le spirituel peut recadrer le but, mais quand on n’est pas croyant, il se résume à l’essentiel : les amours terrestres, l’épouse et les enfants, l’ouverture aux autres. C’est plus humble que la foi, mais mieux ancré dans l’humanité réelle : combien de croyants mystiques préfèrent trop souvent leur méprisante solitude éthérée aux gens qu’ils ont véritablement devant eux ?

Mais l’angoissé a du mal à quitter sa famille, même pour quelques semaines ; ou est-ce la famille qui a du mal à le laisser trouver sa liberté durant ces vacances choisies ? Ce qui est dur est de quitter, pas de marcher. Le départ de Vézelay le 5 avril à midi juste s’effectue avec femme et marmaille, ainsi deux jours durant. Puis il les retrouve une dizaine de jours plus tard pour deux semaines encore ensemble ! Le pèlerinage n’est-il pas à l’inverse un chemin vers soi ? Le sentiment paternel en lui le fera marcher avec chacun de ses enfants tour à tour, pour l’intensité des liens personnels réciproques. « Mon rêve serait que mon expérience leur donne envie de forcer le destin, de prendre leur vie en main pour en tirer le meilleur » p.60. Mais, en contrepartie, « à notre retour, il sera impératif que le changement qui s’opère en nous apparaisse positivement aux yeux de ceux que l’on aime » p.135.

D’ailleurs, « les enfants sont à l’opposé des chiens : pas un qui ne me souhaite une bonne journée, ne me questionne sur ma route ou l’utilité de mon bâton » p.64. Le récit des détails de la voie, des ennuis de matériel, de la fatigue et de la faim, prennent place dans cet ensemble qu’est le Chemin, mais à leur juste place, racontés avec humour parfois, sensualité d’autres fois, pieds nus dans l’herbe, poitrine offerte au soleil couchant, attablé dans un restaurant gastronomique ou partageant le soir une bouteille de vin. Le souvenir de films ou de chansons contemporaines surgissent à propos – mais aucune référence littéraire.

Car l’auteur écrit fluide, mais trop souvent avec ces clichés de la mode que sont « mon ressenti » p.7, « mon sac est finalisé » p.11, « je m’éclate sur ce sentier » p.39, « nous échangeons sur » p.44, « ils matérialisent mes conditions » p60, « cette problématique s’affirme » p.62, sans parler des superlatifs dont on a perdu le sens : « magique », « fabuleux »… Tout un jargon très peu français dans le flou des mots-valises entendus à la télé. L’auteur entreprend pourtant une réflexion poussée sur « le sens des mots » p.98 – il aurait pu se relire.

Mais ces défauts bénins (qui ne surgissent qu’à l’œil exercé du critique) ne compromettent pas le sens du livre. Il est de livrer une expérience et reste en cela authentique.

Le récit de ces deux mois est bien raconté, plaisant à lire, sans se perdre dans les cartes, plans et autres balisages. Les relations humaines sont premières, l’approfondissement de soi aussi, au point de fondre en larmes devant Santiago cathédrale – et de poursuivre ensuite jusqu’à la mer, à Fisterra (fin de terre).

« Le pèlerin revient de son périple avec une force en lui, une capacité à affronter certaines épreuves, à prendre des décisions qui peuvent demander un peu d’audace ou de courage » p.180. Lorsqu’on est allé jusqu’au bout – « ultreia » ! – tout devient possible sans que la précaution par principe ne vienne entraver l’audace. Le livre est un témoignage qui dure, plus que les souvenirs. Il a été écrit pour le public, mais aussi pour les trois enfants – « et Steven » (mais qui est donc bébé Steven ?).

Quiconque voudra se lancer dans cette grande aventure, ou aura seulement la curiosité d’apprendre pourquoi des milliers de pèlerins venus du monde entier font le Chemin de Saint-Jacques, lira ce livre avec bonheur. Je vous le conseille !

Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle, 2015, éditions Vérone, 183 pages, €18.00
Aussi sur ce blog : Chemin de Saint-Jacques

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80 ans pour le Dalaï-lama

Dalai lama mon autobiographie spirituelleTenzin Gyatso, 14ème Dalaï-lama, fête son 80ème anniversaire aujourd’hui. Réfugié à Dharamsala au nord de l’Inde depuis l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, ce chef spirituel du Tibet lutte pacifiquement pour la reconnaissance de la culture tibétaine et le respect des coutumes par les Han éradicateurs au nom du Maoïsme, cette dictature avide de créer un homme « nouveau ». Prix Nobel de la Paix en 1989 ; le Dalaï-lama est qualifié par les politiciens idéologues chinois de « loup en robe de moine ». Ce pourquoi, après avoir réduits les monastères au canon, envoyés les jeunes en camps, colonisés le pays tout entier – pour exploiter les métaux rares, l’uranium et l’eau – ils « rééduquent » moines, nonnes et déviants par « l’éducation populaire », cette forme mentale socialiste du gavage des oies visant à penser autrement qu’on pense par soi-même.

Dalaï est un terme mongol conféré en 1578 par l’Altan Khan à l’abbé gelugpa de Drepung ; il signifie « océan ». Le premier dalaï-lama est numéroté troisième car, par modestie, il a attribué rétrospectivement le titre à ses deux prédécesseurs. Les Tibétains croient que, lorsque survient la mort physique, la conscience d’un être contient l’empreinte (ou karma) de toutes ses expériences et impressions passées, dans cette vie et dans les vies antérieures. Conscience et karma renaissent dans un nouveau corps, animal, humain ou divin. S’efforcer d’élever sa conscience dans chaque vie permet de se réincarner dans un être plus conscient encore, jusqu’à la Libération du cycle des vies. Le dalaï-lama est la manifestation d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de compassion, porteur du lotus blanc.

Dalai Lama L'art du bonheur

Mais les Chinois n’en ont cure : pour eux, marxistes matérialiste nationalistes, il n’existe « qu’une seule Chine » et la reconnaissance juridique d’un tel état de fait, légitimé par la force en 1959 alors que les traditions historiques sont plus floues, doit être le préalable obligatoire à toute négociation. La terre d’abord, l’esprit ensuite. Pour cela, le Dalaï-lama est incité s’occuper de la Voie et à laisser les choses terrestres à des représentants sous allégeance de Pékin. L’autonomie culturelle serait alors possible, le national communisme han reconnaissant aux minorités le droit d’exister tant qu’elles ne font aucun ombre à l’avenir radieux. L’Occident répugne à accepter ce coup de force mais ne prend aucune mesure qui pourrait fâcher le géant : le commercial affairiste prime les droits de l’homme, dont les pays occidentaux ne se drapent que lorsqu’ils y ont intérêt..

Pourquoi aller visiter le Tibet ? Parce que les paysages du toit du monde, les temples refaits pour le tourisme après les saccages rouges, les cérémonies hautes en couleurs où les costumes comptent autant que les gestes, les moines rieurs ou sérieux mais toujours préoccupés de la voie droite, tout est spectacle mais tout aussi est vie intérieure. Sous la vitalité des corps élevés dans l’air raréfié perce la force de l’esprit, ouvert sur les énergies. En regard, quelle est notre force, à nous, Occidentaux ?

Je suis allé deux fois durant plusieurs semaines au Tibet, marchant à pied dans les montagnes ou en vélo tout terrain sur les pistes de cols en villages. Les habitants du cru, bien que simples, rudes et peu lavés, sont directs, malins et pittoresques. Leurs superstitions mettent un peu d’étrange dans notre matérialisme. Le Tibet nous rappelle peut-être qu’on ne vit pas que de confort et de gadgets, mais aussi de rêve et de fraternité.

Le bouddhisme, très ancien au Tibet, ne cherche pas à convertir à l’adoration d’un dieu jaloux et souverain, mais à éveiller la conscience de chacun, à son rythme et à son niveau, par une série d’étapes graduelles. Du plus superstitieux au plus spirituel. Le renoncement à l’anarchie des désirs permet de maîtriser instincts, passions et pensées afin d’atteindre calme intérieur et vue pénétrante. La compassion, étape ultérieure, permet de dépasser le jeu des apparences, la notion d’ego ou d’entités objectives pour s’éveiller à la nature ultime des choses qui est jeu infini de relations transitoires.

Ce qui permet de comprendre que la souffrance est due à l’ignorance parce que l’homme croit que tout est fixé éternellement alors que tout change sans cesse. La vision pure propre au Vajrayana, adoptée au Tibet, effectue la synthèse des étapes précédentes qui sont celles du Petit puis du Grand véhicule, pour reconnaître en tout être la nature de bouddha et en tout phénomène la pureté originelle.

Dalai-lama signature

La transmission du savoir, de maîtres à disciples, a ce côté humain et efficient que les Grecs avaient déjà adopté comme le meilleur. La formation dispensée par un gourou n’est pas un savoir de secte ou un programme de simples connaissances : c’est un éveil. Elle consiste à faire prendre conscience au disciple de sa propre réalité intérieure, ce qui détermine son développement et le cours de sa vie. Un gourou ne peut donner que ce qu’il a lui-même réalisé, il est un exemple vivant et un guide. Il ne borne pas la transmission de son savoir au seul domaine intellectuel ou scolaire mais va aux sources profondes du pouvoir spirituel grâce à ses lectures des textes anciens et à la pratique de méditation.

Cette introspection très ancienne sur les forces profondes de l’esprit en l’homme n’aboutit pas au désespoir mais, à l’inverse, au goût de vivre le plus vif. L’existence est une discipline pour se connaître et connaître l’unité du monde. Et la boucle est bouclée dans ce cycle sans fin que chaque existence recommence. Rien n’est acquis jamais car l’être humain est éducable et que sa formation ne s’achève pas avec sa vie, mais dure dans ses vies futures tant qu’il n’a pas atteint l’Éveil – qui est l’union avec le Tout.

bouddhisme Tintin au Tibet 1960

Le Christianisme considère l’homme créé par Dieu avec pouvoir sur le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne qui traitait l’humain de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. Ce pourquoi l’actuel Dalaï-lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances.

Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Dans le Bouddhisme, elles seraient plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré qui me fait considérer que le Bouddhisme mène à une conscience humaine plus haute, en l’absence d’un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte le destin tel qu’il vient, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut. L’homme ne s’illusionne pas sur le monde (déni) ou sur l’avenir (l’espérance), il agit au présent afin d’acquérir une conscience plus forte et une liberté plus grande. Il ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), ni de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (qu’est-ce donc que le « soi » ?) – mais il « compatit » parce qu’il est touché par les maux d’autrui.

Il les ressent et comprend la souffrance humaine dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres hommes. Cette compassion n’est alors pas la charité pour se faire mousser mais ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme compatissant devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père » et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime.

dalai lama sur le tibet

Le Tibet nous apprend ainsi qu’il est une vertu bien plus haute que le « devoir moral » cher aux nantis coupables : la sagesse personnelle, acquise par discipline durant toute sa vie et avant, qui permet seule de vraiment comprendre le monde et les hommes.

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Patrice Montagu Williams, La guerre de l’once et du serpent

patrice montagu williams la guerre de l once et du serpent

Nous sommes en septembre 1939 dans le Nordeste brésilien. La guerre, en Europe, n’a pas encore éclaté mais les nazis déjà se sont divisés. Les SS dévoués à leur führer téléguidé par la grande industrie ont balayé les SA épris de grandeur raciale. Un ex-séminariste devenu SA a vu tuer son jeune compagnon de 18 ans à ses côtés avant d’être exilé, sauvé par sa Croix de fer acquise durant la Grande guerre 14-18.

Il s’établit au Brésil, dans le sertão, cette étendue pauvre peuplée d’Indiens mais qui « appartient » (par la force légitimée par le droit) aux grands propriétaires fonciers. L’ordre d’un État, expose judicieusement l’auteur, n’est-ce pas « faire comme l’Église et (…) protéger les intérêts de ceux qui possèdent tout contre l’avidité de ceux qui n’ont rien » ? p.70. Et les représentants de l’ordre, tel le colonel de la police militaire, roule en Chrysler Airflow tandis que les Indiens vont en âne.

Dans ce roman bien écrit – son troisième livre – l’engrenage est celui du destin : deux légitimités s’affrontent, égales, ce qui compose une tragédie. Le mécanisme d’horlogerie est bien mené, les caractères cependant manquent un peu de souffle. Le Padre est l’ex-nazi, le Capitaine la police militaire. Chacun des deux personnages incarne une vision : celle du rêve ou celle de l’État. Peut-être eût-il été judicieux de les rendre plus denses, plus passionnés ?

Chrysler Imperial Airflow

Le capitaine a vaincu récemment les cangaceiros qui écumaient la région, pillant et violant à l’envi. Le Padre devient cacique d’un village d’Indiens, qu’il veut transformer en ville nouvelle pour les meilleurs d’entre les Allemands, une fois finie la guerre mondiale qu’il entrevoit – l’Allemagne vaincue. Des colonies allemandes ont déjà été créées dans les pays d’Amérique du sud, mais elles ont mal résisté, se mêlant trop à la population : le mélange des races et des cultures dégénère toujours, selon la croyance nazie. À l’inverse, le capitaine, moins brut qu’il ne paraît et même lecteur de livres, croit que son pays, le Brésil, a l’avenir devant lui justement par le mélange.

L’auteur ne prend pas position dans ce choc des idéologies. Mais il fait s’interroger : peut-on peupler un pays vide avec ses rêves ? Les États-Unis l’ont fait, l’Australie aussi – mais indigènes et aborigènes n’ont rien de commun avec les grands propriétaires, les gouverneurs et les généraux de l’Estado Novo brésilien instauré par Getúlio Vargas dès 1937. Les mercenaires payés par les propriétaires se feront décimer mais l’armée commandée par le capitaine aura le dernier mot.

bresil sertao

Resteront quatre êtres : le Padre et le capitaine qui s’affronteront en duel, l’Indien traître qui survit comme tout collabo, et l’innocence représentée par une petite fille à qui est offerte la croix d’or porte-bonheur du cangaceiros. La grande vague de l’histoire balaie tout et seul l’État subsiste…

Le roman fourmille de détails sur le Brésil, sur l’existence loin des villes et la variété des animaux (tel l’once, ce jaguar sud-américain), sur les rapports de force et les superstitions. Le grand rêve du Padre rappelle parfois celui mis en scène par Jean Raspail, sans en prendre le style flamboyant.

Mais les chapitres coulent, fluides, qui vous immergeront dans l’exotisme, surtout si vous envisagez de visiter un jour ce pays immense où presque tout est possible.

Patrice Montagu Williams, La guerre de l’once et du serpent, 2015, éditions l’Harmattan collection romans historiques, 219 pages, €20.00

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Claude Simon, La route des Flandres

claude simon la route des flandres
« Le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux, comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps » (ponctuation de l’auteur respectée). Cette phrase qui termine La route des Flandres en donne probablement la clé : la guerre rend absurde tout ordre rationnel des sociétés comme des esprits ; tout roman ne peut donc être que décousu, au fil de la pensée, sautant du coq à l’âne, mêlant les époques et les gens. Le « nouveau roman » se veut ainsi révolutionnaire, écrit compact sans presque de ponctuation, décrivant minutieusement sur une demi-page une chose insignifiante, comme vue au travers d’une loupe, puis évoquant des souvenirs, revenant au présent, ponctuant de dialogues par petits bouts…

Il s’agit d’une littérature « difficile » à lire car il faut en avaler de grosses lampées sous peine de perdre le fil, trois parties sans presque revenir à la ligne. Mais il s’en dégage une sorte d’envoûtement, le rythme du conteur finissant par charmer au bout de quelques pages.

L’histoire se passe en juin 1940, lors de l’invasion allemande du nord de la France. Une troupe de cavaliers menée par un capitaine aristocrate, flanqué de son ordonnance, jockey dans la vie civile, mène le trot dans l’anarchie de la défaite, jusqu’à ce qu’une embuscade le mette bas. D’autres seront tués, il semble qu’il ne reste que trois cavaliers, dont Georges le narrateur, qui se retrouvent en camp de prisonniers.

La guerre n’est qu’en arrière-plan, comme un décor, ou plutôt comme le décor convenu qui fond sous la pluie persistante. Même un cheval mort s’amalgame peu à peu avec la boue, retournant à la « poussière », le chaos originel, comme il est dit dans la Bible. Ce délitement de la matière est celui de la France tout entière, avec son armée effritée sans ordres, mal commandée par des badernes formées sous Pétain. Mais le propos n’est jamais politique, cet état de fait ne se manifeste que par ce cri du cœur d’Iglésia, l’ex-jockey populaire : « S’ils font la guerre sur des banquettes, dit-il des Allemands en engins mécanisés, qu’est-ce qu’on fout là, nous, sur nos cagneux. Mince alors ! On avait bonne mine… » (dernières lignes de la partie II).

La mémoire est fragmentaire, fonctionne par analogies, et l’auteur restitue sa propre expérience dans ce miroir brisé. Il fait des boucles autour du cheval, centre d’attention des cavaliers, comme sur un champ de courses. Le cheval, le capitaine, la femme, tous se chevauchent dans la mémoire comme dans la vie. Le capitaine a été fait cocu par son jockey qui a monté sa femme comme sa pouliche ; la France n’aurait-elle pas aussi faite cocue par les badernes qui la gouvernent, tandis que les Allemands ont su accueillir la modernité technique ? (Rien n’a changé, hélas…)

Le désordre apparent du roman se compose par la chevauchée autour de la route, métaphore du temps qui passe, sa continuité étant marquée par l’absence fréquente des repères de ponctuation. De la mort des repères renaît la vie originelle, comme une force que rien ne peut éradiquer, les fleurs, les désirs, les sensations. Naufrage de la raison, comme ce grand pays effondré en 40 ; énergie vivace des désirs, toujours présente dans la chevauchée, l’ivresse et le coït. Noyade du sens ; enivrement des sens.

« Y’a plus de front, pauvre con ! » est le cri au narrateur sorti des entrailles d’un soldat qui a tout compris de son époque et du monde. De ce traumatisme, l’auteur ne se remettra pas, revenant des décennies plus tard sur cette blessure de la débâcle.

Claude Simon, La route des Flandres, 1960, éditions de Minuit 1982, 315 pages, €8.60
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
Les romans de Claude Simon chroniqués sur ce blog

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Roger Taylor, Mingming au rythme de la houle

roger taylor mingming au rythme de la houle

Wow, I love this book ! Je m’y reconnais dans la façon de voir le monde, je me sens bien avec le tempérament de son auteur. En deux voyages de 67 et 65 jours en solitaire vers le grand nord des mers libres, Roger Taylor, 64 ans, par ailleurs homme d’affaires parlant plusieurs langues, expérimente avec délices the tonic of wilderness, la salubrité des étendues sauvages – vierges. Il me rappelle Bernard Moitessier, le hippie contemplatif de La Longue route, mais en moins immature et de solide qualité anglaise.

Solitaire mais pas introverti, seul sur la mer mais attentif à toute vie, il médite sur les origines et sur les fins, se disant par exemple que les éléments sont complètement indifférents au vivant, que la nature poursuit obstinément son processus sans dessein et, qu’au fond, les terres sont une anomalie et l’océan la norme – à l’échelle géologique.

Le premier périple, intitulé Tempêtes, sillonne presque la route des Vikings, ralliant Plymouth à la Terre de Baffin, qu’il ne parviendra pas à joindre. En effet, à 165 milles du Cap Desolation au sud-ouest du Groenland, au bout de 34 jours de mer sur son bateau de 6m50 sans moteur, gréé de voiles à panneaux comme les jonques afin de pouvoir le manœuvrer seul et simplement sans beaucoup sortir, l’auteur se casse une côte dans un coup de mer et décide de virer de bord pour rentrer à bon port.

roger taylor carte voyage mingming 2006 2011

Ce n’est pas sans avoir vécu intensément les mouvements et le chatoiement des vagues, écouté la plainte du vent et, plus rarement, le chant des baleines, observé les milliers d’oiseaux qui cherchent leur pitance et se jouent des masses d’air, joui des lumières sans cesse changeantes du ciel et de la mer. C’est ce récit d’observations méditatives qui fait le sel de ce livre – un grand livre de marin. Tout ce qui occupe en général les récits de voyage, ces détails minutieux de la préparation, des réparations et des opérations, est ici réduit à sa plus simple expression. En revanche, l’auteur est ouvert à tout ce qui survient, pétrel cul blanc ou albatros à sourcils noirs (rarissime à ces latitudes), requins, dauphins, rorquals, ondes concentriques des gouttes de pluie sur une mer d’huile ou crêtes échevelées d’embruns aussi aigus que des dents. « Plus on regarde, plus on voit » (p.42), dit ce marin à l’opposé des hommes pressés que la civilisation produit.

Il est sensible à cette force qui va, sans autre but qu’elle-même, de la vague et du vent, des masses d’eau emportées de courants, des masses d’airs perturbées de pressions. « Cette bourrasque (…) est arrivée sans retenue, toute neuve et gonflée d’une splendide joie de vivre » p.98 – les derniers mots en français dans le texte. Il va jusqu’à noter sur une portée musicale, dans son carnet de bord p.134, la tonalité de son murmure incessant. « La mer était formée de vagues qui se développaient sur des vagues qui s’étaient elles-mêmes développées sur des vagues », dit-il encore p.101. Et à attraper l’œil du peintre : « Les innombrables jeux de lumière, créés par la diffraction et par l’agitation liquide, se diffusaient dans une infinité de bulles minuscules, de mousse et d’air momentanément emprisonné, et ils rendaient la mer d’un vert presque blanc, d’un vert émeraude et parfois, c’était le plus beau, d’un vert glacé translucide » p.123.

4100 milles plus tard, il boucle la boucle, de retour à Plymouth. De quoi passer l’hiver à réparer, améliorer et songer à un nouveau voyage.

roger taylor bateau mingming

C’est le propos de Montagnes de nous emporter vers le Spitzberg depuis le nord de l’Écosse, via l’île Jan Mayen. Le lecteur peut se croire chez Jules Verne, grand marin lui aussi, amoureux de la liberté du grand large en son siècle conquis par la machine. Roger Taylor vise les 80° de latitude Nord, aux confins d’un doigt étiré que le Gulf Stream parvient à enfoncer dans les glaces polaires envahissantes. « La fin de l’eau libre au bout de la terre », traduit-il p.153. Il retrouve avec bonheur « la délicieuse solitude du navigateur solitaire, une solitude ouverte, accueillante, qui devient en elle-même la meilleure des compagnes » p.185. D’autant qu’il n’est pas seul : toute une bande de dauphins pilotes fonceurs, un troupeau placide de baleines à bosse, un puissant rorqual boréal, puis le ballet des sternes arctiques, labbes pomarin charnus, mouettes tridactyles, guillemots de Brünnich – et même une bergeronnette égarée qui va mourir – peuplent de vie l’univers pélagique.

La liberté est une libération. « Ce changement commence par l’effacement progressif du personnage terrien : non pas la perte de soi, mais de la partie de soi qui est construite par besoin social et par besoin d’image (…) largement artificielle » p.219. Roger Taylor retrouve la poésie en chacun, ce sentiment océanique d’être une partie du Tout, en phase avec le mouvement du monde. « Le poète est le berger de l’Être », disait opportunément le Philosophe, que les happy few reconnaîtront.

roger taylor photo montagnes au sud de l ile jan mayen

Les 80° N sont atteints après 31 jours et 19 heures. C’est le retour qui prendra plus de temps, jusqu’à la frayeur ultime, au moment de rentrer au port. Un bateau sans moteur est sous la dépendance des vents, et viser l’étroite passe quand le vent est contraire et souffle en tempête, c’est risquer sa vie autant que dans une voiture de course lancée sur un circuit sous la pluie. Intuition ? Décision ? Chance ? L’auteur arrive à bon port deux heures avant que ne se déclenche le vrai gros mauvais temps !

Lors d’une nuit arctique illuminée du soleil de minuit, alors qu’à l’horizon arrière s’effacent les derniers pics du Spitzberg, l’auteur a éprouvé comme une extase : « Oui, pendant ces quelques heures d’immobilité, j’ai vu la planète, ce qui occupe sa surface et le grand espace de l’espace, nettoyés à blanc : la mer, l’air, la roche et l’animal, immaculés et élémentaires, éclatants et terribles » p.257. Lisez l’expérience de « l’homme qui a vu la planète », cela vaut tous les traités plus ou moins filandreux d’écologie !

Roger Taylor, Mingming au rythme de la houle (Mingming and the tonic of wildness), 2012, éditions La Découvrance 2015, 308 pages, €21.00

roger taylor avec guilaine depis paris

Roger Taylor est aussi l’auteur précédent de Voyage d’un simple marin (La Découvrance 2013) et de Mingming et la navigation minimaliste (La Découvrance 2013)

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Yiming Min sculpteur chinois en France

yiming min catalogue france 2014
Présenté en décembre à l’espace Pierre Cardin avenue Gabriel à Paris en 24 œuvres dans le cadre du Salon de la Société nationale des beaux-arts, Yiming est désormais exposé au Havre. Né en 1957 et présent à l’art depuis 1997, le sculpteur du Fujian collectionne les prix en République populaire, dans la meilleure tradition collectiviste de la société chinoise. Il vise désormais la reconnaissance internationale et a choisi notre pays pour se faire connaître.

Membre de l’Association des sculpteurs de Chine, membre du Conseil permanent de l’Association chinoise des beaux-arts de l’environnement, membre du Conseil permanent de l’Association des beaux-arts environnementaux de la province du Fujian, président de l’Association chinoise des beaux-arts environnementaux de la ville de Amoy (Xiamen), directeur de la Société académique de sculpture de la ville de Amoy, Yiming Min joue collectif. Il est inséré, reconnu, représentatif.

Son talent est indéniable, luttant avec la matière, utilisant sa force brute pour la circonvenir en message. Les propos français du catalogue laissent dubitatif… Qu’est-il besoin de jargonner en « gestique suprêmement maîtresse d’elle-même » (que diable cela peut-il bien vouloir dire, concrètement ?), ou chercher « le chemin de l’intention », « une récurrence de formes d’âme » ? Qu’est-il besoin de « références et de comparaisons » ? Certes, Yiming Min est de Chine populaire, il a donc « le geste de l’obéissance et de l’écoute » ; reconnu par les autorités – donc par le Parti – il a aussi « le geste de la force et de la volonté » (collective, dans la ligne). Mais qu’est-ce que cela nous dit sur sa sculpture, sur ce qu’il présente à voir ?

yiming min traces de la nature 2014

Démiurge, certes, il éclate la terre elle-même pour en livrer le cœur d’or et de métal.

yiming min y aller ou pas 2006

Social, il montre la collectivité comme un bloc d’où émergent des individualités de jambes, bras et têtes.

yiming min au dessus du soleil 2010

Regardant l’avenir – radieux – il sculpte un bébé nu d’or fin au-dessus de l’œuf terrestre et né du ventre éclaté d’une poule aux ailes étendues.

yiming min conscience 2004

Sa Conscience est faite de ventre et de muscles plus que de tête, conscience viscérale plus qu’intellectuelle, pieds sur terre bien ancrés, bras noueux protégeant le visage qui se lamente.

L’on sent une force venue de l’intérieur dans les œuvres de Yiming Min, un grondement qui sourd de la matière pour animer le matériau. Il y a lutte, humanité qui se débat pour émerger, mais aussi servitude, celle de la matière visqueuse, lourde à manier, matière sociale longue à modifier. C’est bien cette énergie vitale qui parle par les formes, qui saisit par sa compacité. Un message universel malgré les origines.

Site du sculpteur www.minyiming.com
Courriel minyiming@163.com
Attachée de presse en France : Guilaine Depis

Les illustrations de cette note sont issues du catalogue de l’exposition à Paris, décembre 2014. Je ne sais si j’ai l’autorisation implicite de les reproduire dans ce blog bénévole et non lucratif – à titre d’incitation à aller voir. Si l’auteur ou son curateur français en font la demande, je les retirerai.

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Yasushi Inoué, Le loup bleu

yasushi inoue le loup bleu
Le jeune Temüjin et futur Gengis-khan est-il mongol ou Merkit ? Les Merkit sont un peuple turc égaré en Mongolie. Sa mère Höelün l’était, mariée à Yesugëi ; le fils aîné devrait donc être pour moitié mongol, descendant du loup bleu et de la biche fauve. Or Höelün a été enlevée durant quelques mois par un Merkit et n’a été reprise par Yesugëi, le chef des Mongols, qu’enceinte. De qui est donc l’enfant ? A jamais, le doute subsistera et l’auteur de ce roman historique en fait le ressort secret de l’ambition démesurée du garçon. Il a voulu être plus mongol que les Mongols, plus loup sauvage que tous les loups alentour. L’auteur japonais de cette biographie romancée a réussi à nous captiver et à nous convaincre – et son personnage légendaire a réussi sa vie en marquant l’histoire.

Yesugëi mort, la famille est laissée pour compte, les fils trop jeunes pour prétendre gouverner les tribus nomades jalouses de leur indépendance. Temüjin ne s’appelle pas encore Gengis-khan, qui signifie tout-puissant seigneur. Il n’a que 14 ans et doit subir l’ostracisme avec ses frères et demi-frères et sœurs ; il vit avec sa famille dans une tente à l’écart des tribus. Sa mère est une maitresse femme qui n’a pas le droit de décider (ainsi en a voulu le fils) mais garde l’unité du clan. Les garçons chassent et pâturent les bêtes, s’entraînent à l’arc et à la lance ; ils sont vigoureux et musclés.

A 18 ans, Temüjin se marie avec la fille d’un chef de tribu que son père a négocié pour lui lorsqu’il n’avait que 10 ans. Mais la belle est vite enlevée – par des Merkit encore – et Temüjin doit ronger son frein avant de pouvoir faire alliance avec deux autres tribus pour la reprendre. Elle est enceinte et l’enfant n’est sans doute pas de lui… L’histoire se répète, mais Temüjin agit comme son père l’a fait : il feint de croire que son fils aîné est bien le sien et l’élève en loup bleu mongol. Bâtard lui aussi, le garçon devra se surpasser, comme Temüjin l’a fait ; c’est ainsi que leurs mères les a chacun élevés.

Les mœurs du temps pastoral, en ces temps reculés (Temüjin naît en 1162), ne sont guère civilisées. Les femmes ne sont bonnes qu’à enfanter et toute prise de guerre engendre des viols répétés. Temüjin lui-même, par expérience personnelle, ne croit pas en l’immuabilité des femmes : « Elles étaient des réceptacles étonnamment prodigues et accueillants pour la semence de toutes les tribus » p.81. Tout autres sont les hommes, fidèles jusqu’à la mort lorsqu’on sait les prendre.

Les tribus vaincues voient tous leurs mâles décapités, parfois dès l’âge de porter les armes (vers 12 ans), parfois jusqu’à la racine, afin que nul ne se lève à nouveau pour contester la vassalité. D’autres fois, les enfants servent d’esclaves aux vainqueurs, comme les femmes. Lorsque ses fils sont devenus adultes, Höelün a réclamé qu’on lui confie un petit de chaque tribu éradiquée, afin de les élever en Mongols. C’est ainsi que quatre autres garçons sont entrés dans la famille.

La force de Gengis-khan est ces liens d’homme à homme qu’il a su lier avec ses pairs, une fraternité plus grande que celle du sang. Son succès est dû aussi à sa détermination et à une intelligence aigüe des rapports de force entre tribus. Il prend conscience du désir des Mongols de vivre mieux, dans des contrées plus riantes et aux pâturages plus riches – il suffira de leur donner pour qu’ils le suivent. C’est ainsi qu’il va passer la Grande muraille pour envahir les Kin en 1211, juste avant ses 50 ans…

La suite dure quinze ans, jusqu’à sa mort, à a veille d’envahir le nord de l’Inde, poussé à aller plus loin, toujours plus loin. Ses fils et généraux ont pillé Boukhara et Samarkand, défait les Bulgares et les Russes près de l’Ienisseï, étendu l’empire mongol de la mer de Chine à la mer Caspienne. Mais tout ça pour quoi ? Comme le dit un conseiller chinois de Gengis-khan, la gloire militaire est éphémère car fondée sur la seule force qui doit sans cesse s’imposer, seule compte dans les siècles la culture qui civilise et féconde.

C’est la jeunesse et la formation de la personnalité de Temüjin qui a intéressé le romancier, répondant pour son temps d’après Seconde guerre mondiale à la quête d’identité des Japonais. Comment devient-on soi-même ? Comment se relève-t-on des revers subis ? Comment assurer sa civilisation dans la durée ?

S’appuyant sur un poème épique du XIIIe siècle et sur les éléments fragmentaires que l’on connaît sur la vie de Gengis-khan, Inoué laboure le personnage pour lui donner vie. Il livre un roman empli d’action et d’humanité, malgré la cruauté du temps. Gengis-khan est un mythe pour les Japonais, leur héros Miyamoto du Dit des Heike, serait passé en Sibérie pour se réincarner en grand Khan des Mongols.

Yasushi Inoué, Le loup bleu- le roman de Gengis-khan, 1960, Picquier poche 1998, 270 pages, €7.60

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Clément Rosset, Loin de moi

clement rosset loin de moi
« Moins on se connait, mieux on se porte », n’hésite pas à écrire l’auteur p.86. Il va en cela à l’encontre de toute la littérature de coiffeurs et dentistes, professions où l’on attend autant que l’on est servi, ce qui permet de feuilleter ces magazines innombrables où les tests pour « se connaître » forment l’habituel marronnier. Existe-t-il une identité personnelle au-delà de l’identité sociale, un noyau intime qui serait le « vrai » de l’individu ? « C’est toujours une déficience de l’identité sociale qui en vient à perturber l’identité personnelle, et non le contraire comme on aurait généralement tendance à le penser », énonce Rosset p.18.

Si le moi est illusion, comme le croit Nietzsche à la suite des philosophies orientales, à quoi donc correspond cette identité que tout le monde croit connaître ? Hume, Pascal, Montaigne, Platon, Spinoza, Descartes sont convoqués au même titre que Tintin, Hitchcock, Maupassant, Mallarmé, Balzac ou René Girard, à l’appui de la thèse selon laquelle l’identité « personnelle » n’existe pas, qu’elle n’est rien d’autre que « l’identité sociale », soit la somme des caractères reproductibles d’un individu qui permettent de prévoir son comportement. « Suis-je bien moi ? suis-je bien sûr de n’avoir ni dit ni fait ce dont je ne me souviens en aucune façon, mais que tous à présent assurent m’avoir entendu dire ou vu faire ? » Ce thème « apparaît dans presque tous les films de Hitchcock » p.24. Obsession qui tiendrait à ses terreurs d’enfance, ce « sentiment d’avoir été pris en faute alors qu’on ne l’était pas mais que toutes les apparences étaient contre soi, ou d’avoir été culpabilisé par un entourage puritain pour avoir été surpris alors qu’on s’adonnait à quelque activité disons naturelle » p.25.

L’identité adulte, qu’est-elle, sinon l’imitation réussie dans l’enfance de modèles parentaux, amicaux ou héroïques ? Les psys le disent, construire sa personnalité n’est possible que par imitation, identité d’emprunt. Les grands hommes, de même, gardent à l’esprit un modèle, tel Napoléon qui se voulait César, lequel rêvait d’égaler Alexandre, qui se voyait en Achille… Outre l’ambition, l’autre tuteur de l’identité est l’amour, « le sentiment d’être aimé (par celle ou celui qu’on aime soi-même) entraînant automatiquement un sentiment d’être tout court, de se trouver soudain doté d’une identité personnelle » p.53. Amis ou amant, « il est vrai que les deux sentiments d’un être pareil à soi et d’un être complément de soi, sont souvent si inextricablement emmêlés que l’on a bien de la difficulté à essayer de les démêler. (…) C’est d’ailleurs aussi pourquoi toute forme d’hétérosexualité est toujours plus ou moins aux portes de l’homosexualité (…) et pourquoi aussi, soit dit en passant, la vieille guerre, non pas entre les deux sexes, mais entre les deux principales dispositions sexuelles, est une guerre sans objet, ou plutôt sans différend réel » p.60. Le semblable a besoin du différent pour se sentir semblable. La perte de l’objet aimé est une perte de soi, montrant combien l’identité n’est qu’un bien d’emprunt, tributaire de l’amour ou de la reconnaissance de l’autre.

En trois chapitres très courts, l’auteur philosophe en marchant, pensant au fil de son esprit et de sa vaste mémoire des bons auteurs. Mais cette légèreté n’est qu’apparence : le fil conducteur se révèle à la fin, qui confond les bobos et autres benêts de la doxa dominante.

L’introspection, si prisée des magazines people, « est le plus souvent l’offrande complaisante de sa personne au regard de l’autre » p.80. L’individu ne cherche pas à se connaître lui-même « pas plus qu’une lunette d’approche ne peut se prendre elle-même comme objet d’observation ». Il affiche plutôt son désir d’être vu, d’appartenir au groupe reconnu. Forme de narcissisme tellement contemporaine ; forme de snobisme théâtral qui cherche à se persuader dès les dessins animés d’enfance (dis-moi, miroir, si je suis la plus belle) ; une forme de faiblesse intime, au fond. « Je n’ai pas besoin d’en appeler à un sentiment d’identité personnelle pour penser et agir de manière particulière et personnelle, toutes choses qui, si je puis dire, s’accomplissent d’elles-mêmes » p.85.

jeunes nus

Mais il faut pour cela posséder une force en soi-même et ne pas chercher ailleurs des béquilles, dans le regard des autres, des commandements moraux ou des normes reconnues par la société. Car les toutes dernières pages donnent le sens de la démonstration : « Si la croyance en une identité personnelle est inutile à la vie, elle est en revanche indispensable à toute conception MORALE de la vie, et notamment à la conception morale de la justice, fondée non sur la sanction des faits mais sur l’appréciation des intentions » p.90. Pour Sartre, vous êtes un « salaud » non pour ce que vous faites mais par les intentions qui vous animent. Rosset se moque de « l’indignation » des censeurs moraux – qui feraient mieux de regarder la poutre dans leur œil que la paille dans celle du voisin. Ces bobos de gauche récusent « l’identité » (qui serait de droite) mais jugent au nom des intentions, donc de la responsabilité (qui exige une identité personnelle, et non plus seulement un conformisme moral).

Clément Rosset, Loin de moi – étude sur l’identité, 1999, éditions de Minuit 2014, 96 pages, €11.50
Les livres de Clément Rosset chroniqués sur ce blog

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Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse

daniel easterman la nuit de l apocalypse
Nous sommes en Irlande, avant les accords de paix. Catholiques et protestants en chrétienté sont aussi haineux que sunnites et chiites en islam. L’auteur, Irlandais malgré son pseudo à consonance juive, professe l’histoire musulmane à l’université de Newcastle ; il connait bien les diverses sectes du Livre. Il part du banal quotidien – un attentat en Ulster, une conférence de religieux musulmans – pour bâtir un scénario poussé à l’extrême.

La caractéristique du livre est un meurtre toutes les deux pages, plus d’une centaine au total, par balle, bombe, grenade, au couteau, au fil à étrangler, dans un incendie… L’auteur croit que l’attrait du thriller est la tuerie implacable, la volonté en marche qui ne tolère aucun obstacle autre que la force en face de soi. C’est un peu outré, mais efficace. Aucune guerre ne doit faire de sentiment. Or le terrorisme, qu’il soit chrétien ou islamiste, est une guerre. Ce pourquoi on ne peut user des moyens de la paix pour cantonner ses effets : la police reste et restera impuissante, elle n’est pas faite pour autre chose que le maintien de l’ordre. La guerre totale, à motifs religieux, lui échappe.

C’est donc le rôle des services secrets, plus ou moins parallèles, emberlificotés dans les alliances OTAN, UE ou Commonwealth. Dans le roman, tous s’en mêlent et se marchent sur les pieds, la Garda irlandaise, le MI5 anglais, la CIA américaine. Sans parler des manipulateurs qui complotent pour embraser les sociétés afin d’accomplir la « fin du monde » que laissent croire imminente les textes interprétés de façon littérale. Déjà, la CIA était pointée du doigt, force secrète avide de mener le monde en mettant la force américaine au service de la mission religieuse des pionniers.

Dublin, petit nouveau européen qui veut agir comme un grand et damer le pion aux Anglais exécrés, organise une conférence de chefs religieux musulmans du Moyen-Orient. En 1995, c’était encore possible ; ce serait impossible aujourd’hui où chacun s’est radicalisé et regarde comment les autres admirent son intransigeance. Plus proche de moi qu’Allah, tu meurs ! L’auteur porte un regard indulgent et respectueux sur les représentants lettrés de l’islam, comme sur les radicaux qui ne voient que les armes à opposer à la force au Liban, en Irak, en Syrie. Un chef religieux se proposera même en sacrifice à la place d’une femme athée – ce qui apparaît aujourd’hui comme utopique, d’une générosité quasi divine. Mais ce n’est pas de l’islam, même extrémiste, que viennent dans ce livre les malheurs.

Declan Carberry, chef de la lutte antiterroriste de la République d’Irlande, est chargé de sécuriser la réunion. Las ! Ses hommes, même entrainés, se font tirer comme des pigeons. La sentinelle a toujours un handicap par rapport à l’agresseur : elle reste visible, donc vulnérable ; elle ne peut user de la meilleure défense qui est l’attaque, étant obligée de tenir un point. Les dignitaires sont enlevés, les politiciens incapables qui minimisaient les risques osent le déni : tout va bien, ils travaillent, il ne s’est rien passé.

Or il se passe régulièrement quelque chose. Les ravisseurs sont des chrétiens fondamentalistes, que révéleront les années 2000 aux États-Unis, jusqu’au Tea party. La raison pour laquelle George W. Bush a attaqué l’Irak était peut-être plus rationnelle, mais ces forces obscures qui travaillent l’Amérique ont poussé au choc des civilisations, l’islam étant considéré comme la dernière œuvre de Satan avant l’Apocalypse annoncée par Jean. Juifs orthodoxes et chrétiens intégristes se rejoignent sur ce constat – et l’auteur, dès 1995, l’avait pointé sous l’habillage du thriller. Ce pourquoi il ne faut jamais négliger les thrillers, ils révèlent beaucoup des tendances à l’œuvre dans notre monde, sous leur aspect divertissant.

Un prêcheur est à la tête du commando ravisseur, échappé d’un assaut donné à la secte qu’il dirigeait au Texas (vous aurez une surprise en apprenant son nom). Des bureaucrates du renseignement malintentionnés l’ont chargé de faire le sale boulot à leur place : répondre au terrorisme arabe par un terrorisme blanc, couper les mains et les têtes comme là-bas, au prétexte de revendiquer le droit de faire circuler la Bible en Arabie saoudite et de prêcher les Évangiles en terre d’islam.

Je ne vous raconte pas comment tout cela se termine, mais l’action est efficacement menée, les chapitres haletants, même si le nombre de tués augmente sans cesse, jusqu’à deux gosses qui s’amusaient dans une voiture. Dans les guerres de religion, nul n’est innocent. Ce pourquoi ce genre de roman d’action est salutaire pour contrer la naïveté rose bonbon des bobos béats. Pas de conclusions hâtives sur des faits qui se répètent ? Certes, mais il faut bien, un moment conclure : la lucidité exige autre chose que le déni pour que survive la société.

Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse (Night of the Apocalypse), 1995, Pocket 1998, 415 pages, €3.87

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Double bonapartisme à droite

Le problème de la droite est qu’elle est désormais bicéphale : bonapartiste libérale à l’UMP (bien que personne ne revendique ce mot tabou dont l’aversion a été imposée par l’idéologie de gauche) et bonapartiste nationale-sociale au Front (synthèse traditionnelle du gaullisme version ethnique).

Nicolas Sarkozy veut récupérer la nation mais ne sait trop que faire du social, tout en ne réussissant pas à comprendre le libéralisme – ce qui fait désordre dans l’opinion. Marine Le Pen joue sur le velours de n’avoir jamais gouverné, ce qui lui permet tous les yakas possibles (et contradictoires) : fermer les frontières mais toujours exporter ; retrouver le franc mais avec la dette en euro ; faire tourner la planche à billet via une Banque de France renationalisée (donc l’inflation) mais assurer qu’elle protège les « petits » (épargnants, commerçants, patrons…).

Son succès électoral 2014 est net, mais surtout par ressentiment contre le système socialiste qui apparaît sans idée autre que la minable « boite à outils », sans vision présidentielle, sans personnel local à la hauteur, perclus de copinages. Les jeunes ne se retrouvent plus au PS, dans cette technocratie de caciques aux idées sociétales datant de 1968 ; les milieux populaires ne se retrouvent plus dans le discours du président, eux qui valorisent l’effort, le travail et leur juste récompense. Quant à l’UMP, elle s’est déconsidérée avec la guéguerre des chefaillons entre le faux-vertueux Fillon et le filou Copé, entre la posture de sage rigide Juppé et celle de l’agité revanchard Sarkozy. Les affaires « Big millions » et des vraies fausses confidences Jouyet à propos d’une demande qu’aurait faite Fillon contre Sarkozy ajoute au désordre ambiant. Sans parler de sa démagogie de communicant avide de faire avant tout parler de lui, jouant du franc-parler comme d’une langue de bois qui se veut populaire, énonçant n’importe quoi « si ça vous fait plaisir ». Le succès du Rassemblement bleu Marine apparaît dû plus aux circonstances qu’à un vrai mouvement de fond. On ne bâtit pas un programme de redressement sur le rejet pur et simple de tout ce qui gouverne.

2014 candidats de droite

Mais il est vrai aussi que les partis politiques ne sont plus ce qu’ils étaient. Effet médiatique, effet réseaux sociaux, effet transparence – tous les politiciens sont aujourd’hui surveillés, obsessionnellement traqués par des médias en mal de scoop dans la concurrence pour la manne publicitaire et par de jeunes journalistes sans plus aucun scrupule sur la vie privée ni sur l’intérêt de l’État. Si l’international échappe un peu à la tyrannie des « commentaires » et autres « éditoriaux », c’est que les petits sachants qui font le buzz y connaissent peu de choses. Le présidentialisme de fait français et la pression médiatique toute récente poussent les partis à devenir des machines électorales à l’américaine – sans plus aucune dimension d’initiatives ni de projet. Les autres pays européens connaissent des débats parlementaires – pas la France, aux assemblées pléthoriques pour sa population, toujours pressée par le calendrier des votes, contrainte constitutionnellement par le rythme gouvernemental.

La synthèse conservatrice et libérale de la droite, qui a joué tout au long des années gaullistes et s’est modernisée sous les centristes giscardiens et barristes, est à réinventer. Chirac avait démissionné sur le fond au nom d’un vague « travaillisme à la française », Sarkozy a imposé sa brutale énergie médiatique, hélas peu suivie d’effets long terme, président omniprésent, omnichiant faute d’être omniscient. L’UMP n’a toujours pas tiré le bilan de sa courte défaite 2012, ni marqué une quelconque volonté de changer. Comme toujours, elle attend un « chef ». Le précédent veut revenir et la tuer pour créer un parti à sa botte ; les challengers sont pâlichons ou réservés, ce qui nuit à l’image de la droite apte à gouverner et laisse caracoler Le Pen dans les médias. Ces médias bien faux-culs – se disant « évidemment de gauche » – mais ravis de « suivre » l’opinion qui monte. C’est ainsi que Pétain devint chef de l’État en 40, avec l’assentiment de (presque) tous, et avec soulagement dans les syndicats et les partis « de gauche ».

duel ados torse nu pierre joubert Angus

Alain Duhamel croit que la montée Marine et l’effondrement Hollande vont forcer l’UMP à accélérer le mouvement en termes d’organisation et l’obliger à élaborer un programme d’inspiration nettement libérale (qui serait du Hollande assumé et qui réussit). Peut-être… Mais l’hypothèque Sarkozy n’est pas levée malgré les « affaires ». L’ancien président est un homme d’action pour qui tous les moyens sont bons pour un seul objectif : gagner. S’il l’emporte, à l’arraché, ses rivaux traîneront les pieds, se feront boulets, laissant la Force imposer (tout seul) ses idées (courtes).

Or le système présidentiel français n’est pas fait pour l’activisme solitaire : le président a été conçu par De Gaulle et Debré comme décisionnaire, mais arbitre. Au Premier ministre de gouverner, au président de donner les grandes orientations (mais seulement les grandes) et de décider en dernier ressort : par les moyens solennels du changement de Premier ministre, de la Déclaration aux Assemblées, du référendum, de la dissolution (arme ultime). Jospin qui se voulait chef de gouvernement malgré la cohabitation a poussé aux législatives juste après les présidentielles ; Chirac le démissionnaire de la Ve a laissé faire le quinquennat; Sarkozy l’hyperactif a achevé de déformer les institutions, emportant certes les médias avec lui dans le tourbillon qu’il crée (ils n’ont que ce qu’ils méritent), mais désorientant l’opinion. Il est donc amené à caricaturer sa volonté, à zapper sans cesse d’un thème à l’autre, suscitant chocs et résistances dans un pays au fond conservateur et ancré sur des principes généraux que les Français répugnent à jeter aux chiens (république, laïcité, identité culturelle historique, puissance francophone).

Nicolas Sarkozy peut-il gouverner au centre, dans la modération arbitrale requise d’un président de la Ve République ? Après 5 ans d’expérience 2007-2012 et au vu de sa jalousie infantile à créer l’événement en disant tout et son contraire, c’est probablement trop demander. Si lui ne se met pas « au-dessus des partis », comme le requiert la fonction, les électeurs tendront à pencher vers une autre candidate, elle « contre les partis » – car la caste politique est tellement déconsidérée par les Français qu’ils désirent une présidence garante de l’intérêt général, au-delà des petites querelles de bac à sable, arbitre sage des évolutions nécessaires.

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Gaston Leroux, Aventures incroyables

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Né en 1868 et mort en 1927, Gaston Leroux a été successivement avocat, journaliste, feuilletoniste, romancier, auteur de théâtre. C’est ce dernier métier qu’il valorisait le plus (très estimé à l’époque) – c’est celui pour lequel il est le moins reconnu aujourd’hui. Son activité de romancier, en revanche, reste dans les mémoires grâce à la télévision et au cinéma. Ses héros, Rouletabille et Chéri-Bibi, sont à l’égal de Fantomas, d’Arsène Lupin ou de Vautrin.

C’est un recueil d’œuvres moins connues qui est publié par Francis Lacassin dans Bouquins, œuvres pour la plupart parues en feuilleton dans les journaux, version imprimée de la « série » télé aujourd’hui. Les amateurs se précipitaient sur la presse pour savoir la suite et le feuilletoniste devait accrocher par un style direct, de l’action sanglante, l’humilité d’un héros qui aurait pu être vous et moi, et des rebondissements inattendus répétés. Seule la fin de ces romans à épisodes laisse sur sa faim, comme bâclés, l’auteur ayant du mal à conclure. Ces procédés, repris depuis à l’envie par l’image télévisée et les thrillers américains, permettent de lire avec plaisir, de nos jours encore, la prose d’un bon bourgeois de Paris il y a un siècle. Tous les « littératreux » ne peuvent en dire autant : qui lit encore Paul Bourget ? ou Anatole France ?

Huit romans feuilletons et une poignée d’Histoires épouvantables vous permettront de passer quelques heures sans vous ennuyer dans les trains ou les avions.

Le Capitaine Hyx et La bataille invisible se passent durant la guerre de 14-18 (reprenant le thème du capitaine Nemo) ; La poupée sanglante et La machine à assassiner dans le Paris des années 20 (doublant l’allégorie de Frankenstein) ; L’homme qui a vu le diable dans une vallée reculée du Jura (mythe romantique néomédiéval du diable) ; Le cœur cambriolé dans la banlieue chic de Paris (scientisme sombre julevernien) ; et Mister Flow entre Paris, Deauville et l’Écosse (imitation d’Arsène Lupin, en plus dramatique).

Ces histoires disent l’ambivalence de la science, progrès et menace ; l’éternité de l’amour, qui rend les femmes belles et les hommes idiots ; l’essence du mal, manipulateur, voleur, jaloux ; la pression des préjugés et de la morale des vieilles filles. Aucune politique en ces pages, mais des passions personnelles exacerbées. Sauf pour la guerre 14-18, sujet du capitaine Hyx, qui se venge des exactions commises par les soudards allemands en Belgique et dans le nord de la France dès 1914, violant les femmes et coupant les mains des enfants selon des rapports officiels cités. Hyx est un pseudo comme Nemo et, comme lui, riche désirant se venger d’une offense personnelle : sa femme a été prise et molestée par la barbarie boche. Il fait construire un gros sous-marin pour enlever des officiers allemands ici ou là et appliquer le biblique « œil pour œil » : les officiers sont amputés à proportion des malheurs survenus aux civils. Ils doivent écrire des lettres et envoyer des photos de leur malheur pour que le haut commandement impérial prenne les dispositions qu’il faut pour respecter la Convention de Genève.

Publié en 1917, en pleine bataille, cette vengeance de ressentiment permet de mieux comprendre les Israéliens ou les Palestiniens aujourd’hui, tout comme les pro DAESH et les anti-DAESH. Les protagonistes discutent et contestent cette façon de faire, mais reconnaissent sa relative efficacité, tout en posant des limites (ni les femmes, ni les enfants – distinction que les ordures islamiques de DAESH ne font pas). Où le feuilleton écrit des journaux faisait bien mieux pour le débat démocratique que les borborygmes sans profondeur aujourd’hui dans les séries de la TV commerciale…

Mais il n’y aurait pas de suspense si tout était simple. Le lecteur du XXIe siècle peut mesurer combien les croyances allemandes en la supériorité de leur race, le travail de leur peuple, l’organisation de leur machine économique et militaire, préparait déjà le nazisme. Un vieux professeur d’université allemand animé par Gaston Leroux (1917) : « Madame, Messieurs, je bois et buvons à la patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourne les yeux vers on maître impérial dont il n’est point une parole jusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire la force, le courage, la piété et la justice ! dont il n’est point un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sous le sceptre de la pensée et de la force allemande ! Hoch ! hoch ! hurrah !… » p.50.

Pourquoi affecter de nos jours d’avoir été autant surpris par les propos d’un Hitler, alors que la presse nationaliste allemande disait officiellement la même chose en 1914 ? Volonté d’excuser la légèreté française des intellos qui n’ont rien vu, rien compris (Sartre, par exemple) ? Aveuglement popu du « plus jamais ça », croyant qu’il suffit de dire « non » pour la guerre n’éclate plus jamais ?

Ce déni – tellement français, jusque dans les affaires économiques de ces derniers mois – se voit implacablement dénoncé par le feuilleton de Gaston Leroux : oui, les Français savaient, dès 1914, de quoi l’Allemagne était capable ! Oui, la guerre 14-18 préfigurait la guerre 40-45 ! Oui, Hitler était déjà, sinon encore dans les têtes, du moins dans les tripes allemandes de la première moitié du XXe siècle ! Il fallait vraiment être immature ou apatride pour ne pas s’en être rendu compte.

Mais les intellos – tout comme la majorité des journalistes, toujours suiveurs de la mode intello – nous ont montré avec Staline, puis Castro, Mao, Pol Pot, qu’ils préféraient « croire » plutôt qu’observer, s’enfler de bons sentiments valorisants plutôt que d’humbles analyses utiles.

Gaston Leroux, Aventures incroyables, 1908-1927, Bouquins Laffont 1992, 1220 pages, €29.40

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William Faulkner, L’intrus dans la poussière

william faulkner l intrus
Après six ans affairé à autre chose l’auteur, à la veille de recevoir son prix Nobel de littérature, approfondit sa chronique du comté imaginaire de Yoknapatawpha près de Jefferson, dans l’État du Mississippi. Un Noir est accusé du meurtre d’un Blanc, par derrière et d’une balle dans la tête. Il est retrouvé près du cadavre, son pistolet sur lui, auquel manque une balle tirée récemment. Emprisonné d’abord dans la salle à manger du constable, le temps que le shérif se remue, puis dans la prison de briques du comté, il va probablement être lynché par la foule avant le dimanche soir.

Ce Noir est Lucas, que le lecteur a déjà rencontré, métis du même grand-père que le Blanc Edmonds, fermier indépendant comme le sont les Gowrie dont le fils vient d’être tué. Ces derniers sont les petits Blancs venus comme une invasion de sauterelles exploiter le Sud après la guerre de Sécession et la libération de l’esclavage ; ils sont en rivalité avec les Noirs mais plus entreprenants et plus indépendants, se défiant de l’État fédéral autant que des bourgeois des villes et des aristocrates déchus des grandes plantations. Ils se moquent donc du droit et ne respectent que la force – plus la Bible dans sa version redoutable d’Ancien testament. « Tu ne tueras point » est le sixième Commandement, mais n’est-il pas pire encore de tuer son propre frère ?

Lucas le Noir qui a la soixantaine n’a pas tué – mais comment le dire à une foule blanche, anonyme et en colère ? Nulle raison ne peut convaincre une bande menée par la passion : « non pas même une masse, ni même une mosaïque de visages, mais un Visage : pas même vorace, ni insatiable, simplement en mouvement, stupide, vide de pensée ou même de passion : une Expression sans aucun sens ni passé » p.154. Même l’avocat qui le connait bien, Gavin, héritier de grand domaine et oncle du narrateur, ne croit pas Lucas ; il l’empêche de parler en l’assommant de conseils tout fait pour lui éviter la pendaison. La vérité, qui s’en soucie ? Ni Lucas qui préfère la fierté, ni le shérif qui préfère l’ordre public, ni Gavin préoccupé de vraisemblance et de preuves, ni le meurtrier qui cherche à brouiller les pistes, ni la foule qui exige un bouc émissaire.

La vérité ne peut sortir que de la bouche des mineurs : Chick, diminutif de Charles pour le différencier de son Charley de père, et Miss Habersham, une veuve de 70 ans. Nous ne sommes pas chez Miss Marple, mais pas loin : ‘L’intrus’ est un roman policier autant qu’un roman d’apprentissage. « Si vous avez jamais besoin de faire faire quelque chose qui sorte de la règle commune et qui ne peut attendre, ne perdez pas votre temps avec les hommes ; ils agissent d’après ce que votre oncle appelle les lois et les règlements. Allez chercher les femmes et les enfants : eux, ils agissent d’après les circonstances » p.96. Tout comme ce sont les femmes et les enfants qui ont résisté à l’invasion yankee alors que les hommes jouaient aux soldats confédérés. Naturellement, obstinément, aveuglément. « Laisser sa marque sur son époque, en tant qu’homme, mais cela seulement, pas plus que cela, une empreinte sur sa parcelle de terre, mais humblement, n’attendant, ne voulant, même avec humilité, n’espérant, même pas en réalité, rien (c’est-à-dire, bien entendu, tout), que sa chance unique et anonyme d’accomplir quelque chose d’émouvant, de beau, de noble, pas seulement pour marquer, mais pour s’intégrer à la durable chronique de l’humanité, digne d’y prendre place… » p.164.

Ce type de phrase interminable, alambiquée, rend compte du fil de la pensée dans la tête du jeune homme ; elle est un procédé littéraire bien connu de Faulkner, pas toujours facile à suivre pour les lecteurs impatient d’aujourd’hui, vite zappeurs, mais qui rend par son envoûtement même tous les tâtonnements de réflexion, toutes les pistes émotives et raisonnables d’une jeune tête de 16 ans. Le présent immédiat, y compris à l’intérieur de soi, tel est le fil de cette littérature, tout événement passé n’étant lisible qu’à la lumière du présent, comme la chute dans le ruisseau glacé et la nudité sous la couverture qui sent le nègre, devant le feu de Lucas, répond au présent en caleçon devant l’oncle, le matin d’après avoir déterré le cercueil. Il y a, à chaque fois, épreuve et renaissance : la première de l’enfance à l’adolescence, quand le gamin de 12 ans remet en cause les principes naturels de sa société blanche envers les nègres ; la seconde de l’adolescence à l’âge d’homme, quand l’adolescent de 16 ans découvre « qu’il y a des choses qu’il faut qu’[il] soit toujours incapable de supporter (…) L’injustice, le scandale, le déshonneur et la honte » p.175.

Le jeune Chick écoute donc malgré lui le vieux Noir et va déterrer la victime pour montrer qu’elle n’a pas été tuée par derrière, ni par l’antique pistolet calibre 41 bien reconnaissable de l’accusé. Il est aidé en cela par son comparse noir Aleck, de quelques mois plus âgé avec qui il a été élevé, et de la veuve Habersham, femme pratique et décidée qui ne badine pas avec la morale. Chick a une dette envers Lucas depuis qu’à 12 ans il l’a aidé à se tirer du ruisseau gelé dans lequel il avait chu en allant chasser le lapin avec Aleck. Pour sa honte, le jeune garçon avait voulu payer le Noir de l’avoir séché et nourri dans sa maison, et celui-ci avait tout simplement refusé : il voulait être traité à l’égal d’un Blanc, lui qui l’était au quart, et sans les conventions du Sud qui sont « le nègre agissant comme un nègre et les Blancs comme les Blancs, et sans rancune ni d’un côté ni de l’autre » p.41. Cette faute originelle de Chick est rachetée par le chemin de croix qui consiste, durant une nuit et un jour entier, à ouvrir une tombe, regarder ce qu’il y a dedans, reboucher, prévenir l’oncle et le shérif, assurer la sécurité de Lucas, rouvrir la tombe devant les Gowrie, rechercher la piste du cadavre qui aurait dû y être et qui n’y était plus, attendre que la foule se disperse et que tout rentre dans l’ordre. A l’issue, le garçon est devenu un homme.

Mais c’est aussi un roman sur l’Amérique et sur le Sud. L’oncle, humaniste et juriste, auquel le garçon « voue un aveugle et total attachement (…) sur lequel il n’avait jamais essayé de raisonner » p.18, distingue les Gowrie, petits fermiers farouchement indépendants des collines (on dit aujourd’hui libertariens), les Littlejohn, fermiers et industriels prospères des plaines (aujourd’hui Républicains), enfin les Sambo, Noirs émancipés ignorants mais très petit-bourgeois (à majorité Démocrates). Mais tous ont la mentalité anglo-saxonne, contraire à celle de la vieille Europe continentale où les gens « ont une peur intense de la liberté individuelle, et la regardent avec méfiance ». L’Européen « avec un ensemble concordant et immédiat, met de force sa liberté entre les mains du premier démagogue qui lui tombe sous les yeux ; faute de quoi il la détruit et la fait disparaître lui-même de sa vue, de son esprit et même de sa mémoire, avec l’unanimité forcenée des voisins qui piétinent un feu de prairie » p.127. Après le nazisme, le stalinisme et la tentation prosoviétique des intellos français (Sartre en tête), Faulkner n’est pas tendre avec les Européens qui se croient plus civilisés. Quant au Sud, il est particulier en Amérique même : « nous défendons (…) notre homogénéité, contre un gouvernement fédéral auquel dans un simple geste de désespoir le reste de ce pays a dû livrer volontairement de plus en plus de sa liberté personnelle et privée afin de continuer à faire partie des États-Unis » p.131.

C’est un roman très riche où la mentalité américaine, le particularisme du Sud, l’essor de la société de consommation, l’attention à la jeunesse et le passage à l’âge d’homme se tissent dans une intrigue policière racontée comme une œuvre littéraire.

William Faulkner, L’intrus (The Intruder in the Dust), 1948, Folio 1973, 320 pages, €7.90
William Faulkner, Œuvres romanesques IV, Gallimard Pléiade, 2007, 1429 pages, €78.50
Les romans de William Faulkner chroniqués sur ce blog

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Peter Tremayne, La septième trompette

peter tremayne la septieme trompette
L’attrait de Peter Tremayne est qu’il vous emmène en Irlande, sur les marges chrétiennes de l’empire romain finissant. Nous sommes en 670, au sud-ouest de l’île, dans une région où chaque vallée a un roi ou presque. Les clans se fédèrent auprès d’un « haut roi ». Malgré cette organisation féodale pour garantir prospérité agricole et protection contre bandits et pillards, les érudits et les flemmards, comme les ambitieux qui ne sont pas « nés », se placent dans le giron de l’Église pour mieux vivre, en savoir plus et donner libre cours à leurs ambitions.

Mais l’Église de Rome est à cette époque de bascule entre les usages libéraux des anciens temps celtiques et les nouveaux usages hiérarchiques et machistes du monde méditerranéen. Fidelma de Cashel, sœur du roi du Muman et ex-sœur en monastère, a obtenu un grade juridique élevé (celui d’anruth qui précède celui d’ollamh), il ne lui en manque plus qu’un pour être juge suprême. Mariée bien que religieuse, soucieuse de préserver les acquis du droit celte bien que chrétienne, avocate bien que sœur de roi, elle n’aime rien tant que s’imposer en tant que femme dans les complots masculins, et agiter ses petites cellules grises au détriment des hormones mâles qui croient que la force prime le droit.

C’en est parfois un peu agaçant, tant les répétitions de préséance pour s’imposer sont rituelles, mais le lecteur habitué n’y fait même plus attention. Même chose pour les noms imprononçables et à rallonge des clans celtiques et les imbrications de parenté qui rendent les derniers chapitres assez peu digeste.

L’action est rondement menée, débutant par un crime et finissant par un massacre, malgré une intrigue inutilement compliquée qu’on ne connaît heureusement qu’à la fin. Un paysan, près du château invaincu de Cashel, découvre un jeune noble mort de trois coups de poignard dans le dos sur le gué qui passe ses terres. Fidelma enquête, ce qui va la mener, flanquée de son fidèle mari et compagnon d’aventures Eadulf de Seaxmund’s Ham, à rencontrer un prêtre ivre qui va la traiter de putain, un jeune homme blond élancé qui se dit barde, d’horribles bandits sans scrupules qui vont l’enlever, un jeune garçon qui sera égorgé, un supérieur de monastère fanatique – mais pas pour son église -, une jeune écervelée avide de fêtes alors que la guerre est aux portes, quelques guerriers fidèles et musclés et un serpent élevé au sein de la famille.

Tout cela se lit fort bien sauf le final, heureusement égayé (si l’on peut dire) par un jeu de poignard en pleine cours de justice. La parution des œuvres n’est pas dans l’ordre, l’auteur regrettant manifestement avoir fait prendre sa retraite à Fidelma et Eadulf dans Le concile des maudits. Pour le bonheur des fans.

Peter Tremayne, La septième trompette (The Seventh Trumpet), 2013, 10-18 mai 2014, 334 pages, €7.80 (€11.99 en format Kindle…)
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Bruno Le Maire, Des hommes d’État

bruno le maire des hommes d etat
Journal de la vie politique au plus haut niveau, du 1er janvier 2005 au 6 mai 2007, jour de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Bruno Le Maire, fidèle de Dominique de Villepin, l’a suivi comme conseiller, puis comme directeur de cabinet lorsqu’il a été nommé Premier ministre. Deux années de pouvoir où un Chirac vieillissant jetait ses derniers feux, de moins en moins intéressé par la politique intérieure.

L’attrait de ce livre passionnant est de montrer les animaux politiques dans leurs ors et marigots, mais surtout de mesurer combien cette passion prend la vie même, au point d’en oublier les vrais gens et même sa propre famille. Bruno Le Maire évoque souvent ses enfants, deux petits garçons qu’il n’a jamais assez le temps de voir grandir, mais aussi la musique, seul délassement possible après une journée trop remplie de papiers à rédiger, de réunions à suivre et de documents à négocier.

Sarkozy aime la politique par instinct, comme un animal ; Chirac fait vieux lion usé et déjà cacochyme, « méchant » par réflexe, indifférent surtout ; Villepin ne se voit qu’en général, en vue de l’intérêt mais surtout pour charger à la tête des troupes, il n’a pas la passion politique, jamais élu, sans goût pour les réseaux.

Bruno Le Maire quittera ces mentors qu’il respecte, de vrais « hommes d’État » selon lui, ayant beaucoup appris et sans fidélité aucune. Mais il ne fera pas comme eux : ni dans l’isolement superbe, ni dans la roue des puissants. Il se fera élire député d’une circonscription avant de devenir ministre. On ne fait pas de politique avec de bons sentiments et la fidélité ne doit jamais rester que tactique. On aime ou pas la politique (je n’aime pas) – mais si l’on aime, il faut aller de l’avant comme une force qui va, ralliant les indécis et ne se présentant aux électeurs qu’avec un élan. Ils le comprennent fort bien…

Sur l’Europe déjà, il y a 9 ans le diagnostic de l’observateur était sans faille : « une concentration excessive des pouvoirs, des règlements confus, une absence de choix politiques ou, pire, des choix politiques déguisés sous des impératifs économiques, une impuissance patente sur la scène internationale, un élargissement mal expliqué et réalisé sans aucune réforme significative du fonctionnement des institutions » p.38.

Le portrait de François Hollande est incisif : « allure débonnaire, la cravate mal nouée, les joues un peu rouges, le costume de travers. Il est l’homme qu’on ne remarque pas. (…) Il parle, il se transforme. Ses convictions semblent le transporter, il trouve les mots qui frappent, les formules cinglantes, il sait jouer autant de la gravité que de l’humour » p.44.

Celui de Nicolas Sarkozy ne l’est pas moins : « Des hésitations ? Des doutes ? Il en a, il les exprime et, ce faisant, les retourne comme des arguments supplémentaires en sa faveur, avouant une incertitude qui apporte au pouvoir sa part d’humanité. Personnage politique inouï, autoritaire, persuasif et inquiet, dont la quête du pouvoir ne pourra prendre fin avec l’élection de 2007, qu’il la gagne ou qu’il la perde, obsédé par la volonté de transformer les choses, par la force autant que par la séduction, de bouger, de changer, d’imposer le mouvement, comme dans une conjonction singulière de son propre caractère et de son intuition sur la France » p243.

Sur la mentalité française, il dit vrai et voit loin : « Notre pays de castes et de statuts n’aime pas la diversité des esprits, il voudrait les soumettre aux mêmes règles, aux mêmes obsessions, aux mêmes privilèges et aux même buts. La naissance a été remplacée par la sélection, qui permet à un certain nombre d’élèves doués, une fois franchi l’obstacle formel des concours auquel toute leur enfance les a préparés, de se trouver immédiatement sur l’orbite de la réussite, où ils se maintiennent à force d’habileté, de sens critique, d’ordre et de volonté. (…) de la compétence plutôt que de l’excellence, du mérite en lieu et place des titres, du dialogue, de l’échange, de la confrontation d’idées, en poursuivant dans cette voie notre pays se donnerait de meilleures armes pour demain » p.60. Ce pourquoi les meilleurs et les plus intelligents votent avec leurs pieds, en s’expatriant massivement, laissant les plus scolaires et les moins ouverts jouer aux hauts-fonctionnaires (rares sont les « bonnes exceptions », comme l’auteur issu de Normale sup avant l’ENA).

La photo choisie pour la couverture résume assez bien la période : Chirac penché sur lui-même et sur le passé, Sarkozy regardant l’avenir, sourcils froncés et, entre deux un Villepin flou, l’œil ailleurs.

Ces animaux politiques sont bien intéressants et Bruno Le Maire les observe en leur milieu comme personne, parlant Chirac ou mimant Sarkozy avec verve. Il est détaché, car n’envisage pas de suivre leur vocation exclusive, tenant trop à la vie et aux bonheurs simples qui naissent si l’on prend le temps de les cueillir. Il les admire, car il faut bien que quelqu’un soit au pouvoir et l’exerce pour que la démocratie vive. Il agrémente récits et portraits de petits détails véridiques qui font le sel du pouvoir.

Une lecture très vivante superbement écrite que j’ai dévorée avec appétit.

Bruno Le Maire, Des hommes d’État, 2007, Livre de poche Pluriel 2012, 451 pages, €9.69

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Frédéric Cuillerier-Desroches, Agylus ou la métamorphose de l’Être

frederic cuillerier desroches agylus
Agylus était un guerrier franc né en 535. Sa vaillance au combat lui fit donner par le roi un domaine en bord de Loire, à quelques lieues en aval d’Orléans. De chef de guerre il se fit maître de domaine jusqu’au mitan de sa vie où, terrassé par une force alors qu’il poursuivait un esclave en fuite, il se convertit au christianisme.

  • Certes, l’époque était préparée à quitter le monde batailleur pour le monde spirituel ;
  • certes, la lassitude de combattre et de tuer était forte pour qui voyait s’éloigner la jeunesse ;
  • certes, bâtir la paix était devenait aussi exaltante que piller du butin, dans un pays fécond, au bord d’un fleuve apaisant, sous un climat tempéré.

Mais l’auteur, bien qu’entouré de livres d’histoire cités en bibliographie, garde la candeur du premier degré lorsqu’il s’agit des sources de la légende chrétienne.

saint ay carte de situation

Ce ne sont que révélations, forces miraculeuses et guérisons par l’Esprit. C’est joliment conté mais pas très historique. Il tire aussi la chronologie pour servir son propos, puisque Francion, ancêtre mythique des Francs en descendant d’Énée, n’est mentionné que vers 660 dans l’Historia francorum de Frédégaire… soit un bon siècle plus tard. La légende orale pouvait couver, mais il y a quand même un écart de quatre générations pour qu’Agylus – gamin vers 545 – l’entende déjà comme surgie toute armée des bibliothèques monastiques que ces païens de Francs ne devaient pas vraiment fréquenter…OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Frédéric Cuillerier-Desroches est depuis 30 ans maire de Saint-Ay après une carrière de juriste. Sa langue coule bien, malgré une faute d’inattention p.133 : un homme du VIe siècle ne peut être « en hayon », ce qui est réservé aux automobiles du XXe siècle ; tout au plus peut-il être en haillons s’il est pauvre. Le récit, conté par son fidèle ami Marsius resté païen jusqu’à la fin (mais il doute), est enlevé, il intéressera bien au-delà de la paroisse. Il évoque ce monde mal connu de la fin de l’empire romain d’Occident, juste avant le haut moyen-âge. Les peuplades migrantes venues du nord et de l’est commencent à s’établir ; elles changent de mœurs et de façons de vivre. La religion est une façon de s’assimiler au seul ordre qui règne encore après la faillite de Rome – l’Église – et de dominer les simples par l’esprit autant que par l’épée.

« J’ai renoncé aux habits de lumière, déclare Agylus à son ami, aux fêtes de gloire, aux richesses terrestres parce que j’ai préféré l’être au paraître, parce que mon paraître était le fruit de la violence, de la terreur que je semais sur mon chemin, de la souffrance et non de la joie des autres. Maintenant, j’essaie de donner à ceux qui m’entourent et qui viennent à moi un peu de mieux vivre, de mieux être, une part de ce bonheur sur terre, auquel ils ont droit » p.151 Pas sûr que « le droit » soit dans les mœurs du temps, au-delà de la force de l’épée ou de la mitre, mais l’intention y est.

C’est un beau livre d’histoire locale et un roman édifiant sur la paix et la concorde.

Frédéric Cuillerier-Desroches, Agylus ou la métamorphose de l’Être, 2013, éditions Baudelaire, 210 pages, €15.68

Site de la ville

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Serguei Bolmat, Les enfants de Saint-Pétersbourg

serguei bolmat les enfants de saint petersbourg

Peintre et décorateur de films né en 1960 à Saint-Pétersbourg, Sergueï Bolmat s’est mis à écrire, des scénarios d’abord et puis deux romans. Les enfants de Saint-Pétersbourg est son deuxième, paru en l’an 2000. Il parle de la Russie d’aujourd’hui, de sa jeunesse à lui dans ce nouveau siècle – il avait dix ans à la chute de l’URSS.

Et nous voici découvrant les Russes qui découvrent l’underground, le style Ginsberg années 60 revu Charlie Hebdo années 70. La jeunesse aurait-elle été conservée sous naphtaline par les caciques embaumés de feue l’URSS ? Aurait-elle une génération de retard ? Sans aucun doute dans le style de ce roman déjanté. Le décor, lui est authentiquement contemporain, montrant Saint-Pétersbourg 2000, la ville la plus européenne de l’ex-empire livrée, comme le reste de l’Union, au démantèlement de tous les monopoles, à la chute de tout droit, à l’aversion envers tout ordre et toute autorité. C’est le Far West sans la naïveté, Mai 68 plus la féodalité, l’imitation du pire de cet Occident rêvé : fric et force.

L’auteur vous plante deux vieux ex-apparatchiks de la cinquantaine, reconvertis dans « les affaires ». Ils se retrouvent en butte à l’inévitable racket dès que l’entreprise marche un tant soit peu : la mafia a remplacé le fisc, aussi gourmande mais moins facile à gruger. Selon la loi du plus fort en vogue dans le Saint-Pé 2000, aucun scrupule : il faut tuer les tueurs avant que ceux-ci ne vous tuent. Pour cela, rien de plus facile, certains numéros de mobiles circulent, sous le manteau, qui se porte long et longtemps durant les hivers russes. Las ! Le tueur pressenti est tué par ses commanditaires tueurs, après une tuerie pour eux réussie. Vous suivez ? Ce n’est rien encore : son téléphone mobile, parce qu’il est « japonais dernier cri », résiste au looping du cadavre et est « récupéré » parce qu’il peut servir (vieux réflexe soviétique).

L’appel qui suit, pour une nouvelle mission, aboutit donc aux oreilles d’une bande de jeunes à eux tout seuls. Ils n’existent que pour eux-mêmes, le reste du monde n’étant créé que pour leur satisfaction (vieil héritage 68 décliné en moi-je-personnellement des ex-jeunes, bobos arrivés, dans nos médias). Marina, enceinte de son Tioma, ne sait si elle l’aime mais elle ne peut ni le lui dire ni se passer de lui. Le Tioma en question ne sait pas trop ce que veut dire d’être bientôt père et noie ses échecs divers dans les drogues et les autres filles qui se présentent à lui. Deux comparses complètent la bande, Coréenne Kho qui tient la chandelle et Anton, hacker friqué qui obtient tout sur les claviers.

Le décor est planté, aussi improbable que la vie à New-York avant la reprise en main. La tuerie va-t-elle se boucler ? Le scénario est aussi psychédélique que les descriptions de couchers de soleil : « Encore éclatant, scintillant de son feu inconstant et insistant qui transparaissait à travers son propre contour oscillant, séparé du reste de l’espace pourtant proche par la barrière noire d’un nuage, Hélios s’accroupit sur l’horizon, entouré de toute une végétation céleste incandescente dont les clairières laissaient entrevoir des amas de menues pierres précieuses, dessinées avec une précision scientifique, qui tombaient en pluie vers le néant. Une large arabesque… (etc., etc.) » p. 222. Vous voyez le style.

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Mais ne vous arrêtez pas à lui, le roman est ironique, déjanté, rempli des tics obligatoires du « moderne » vu par un Russe moyen : muscles, joints, fringues, sexe, alcool, portable et pistolet. Sans ces accessoires, l’homme comme la femme est tout nu dans la jungle soviéto-urbaine revue Poutine. Les jeunes femmes ne songent qu’à coucher et les jeunes hommes qu’à tuer, pour arriver. Les seules « affaires » qui marchent sont celles que l’on pique à d’autres, l’imbécile restant bien sûr celui qui travaille pour de vrai. Le labeur a été tellement glorifié par l’ex-URSS que les jeunes Russes le rejettent en bloc, idéologie et principal.

L’attachant est la jeunesse : paumée mais pragmatique, immorale mais bien vivante. Voici la Russie 2000, sans droit hors celui du plus fort. Mais rassurez-vous, l’auteur n’est pas yankee et le vieux sentimentalisme russe ressurgit de lui-même sous sa plume, pour le happy end de rigueur dans les pays élevés au lait du socialisme… Même imitant les imitations, la Russie reste la Russie.

Sergueï Bolmat, Les enfants de Saint-Pétersbourg, Robert Laffont Pavillons 2003, 302 pages, €20.43

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Yukio Mishima, Le soleil et l’acier

yukio mishima le soleil et l acier folio

L’écrivain japonais écrit ici ses Mots (1964), sur l’exemple de Sartre dont la mère n’avait pas de droits sur lui et dont le grand-père était autoritaire. Comme Sartre, Mishima a vécu enfant la mémoire des mots avant celle de la chair. Élevé en couveuse par une grand-mère despotique et irascible, il lui était formellement défendu d’aller jouer au soleil et de se colleter demi-nu avec les autres garçons – comme  le font tous les enfants normaux. Il s’est mis à nier la réalité par l’imagination, remplaçant les sensations par les mots, construisant une réalité imaginaire par les livres.

La rééducation de Mishima, une fois sa grand-mère décédée et sa majorité obtenue, a été celle du corps : il lui a fallu réapprendre à « parler » en remplaçant les mots par le jeu des muscles et les concepts abstraits par les actes concrets. « C’est en 1952 [à 27 ans], sur le pont du navire où j’accomplis mon premier voyage à l’étranger, que j’échangeais avec le soleil la poignée de main la réconciliation » p.28. Il valorise Icare, rêve de liberté, d’élévation, de gloire dans la mort – comme les phalènes se brûlent à la flamme. Le soleil est le père absolu, symbole de l’empereur au Japon, grand Tout de l’énergie bouddhiste dans lequel toutes les créatures s’immolent. Le soleil caresse et bronze, l’acier muscle et tranche (celui des haltères et celui du sabre) ; les deux lui ont appris la réalité de la vie, dont l’ultime est la mort.

Ce que l’exercice physique révèle, c’est l’énergie, colletée pour de vrai avec le réel, et la fraternité de l’équipe, qui souffre de concert pour un même but. Après le sport, le corps épanoui donne un sentiment de puissance, le physique irradie l’intellect – tout comme Nietzsche philosophait en marchant. L’adversaire au kendo est une réalité, non une idée : « les idées ne regardent pas qui les regardent ; les choses, oui » p.50. La « conscience parfaite » (le satori des arts martiaux) est « le point de contact où la valeur absolue de l’état conscient et la valeur absolue du corps s’adaptaient exactement l’une à l’autre » p.51. Mais cette victoire d’un bref instant ne fait prendre conscience que d’une chose : la mort. L’être ayant atteint ce point n’y peut rester, l’humain n’est pas dieu ; il ne peut que retomber, avec cette déchéance qui vient avec l’âge. Il compense un temps avec « le sentiment radieux d’être semblable aux autres » p.118, corps d’énergie souffrant identique à ceux de l’équipe. Les mots sont personnels tant chacun y met sa définition précise ; les muscles sont universels car ils agissent mécaniquement pareils, effaçant les individualités.

mishima muscle

Les muscles « sont, à l’évidence, dépourvus de signification d’un point de vue pratique, et un beau corps musclé est, pour la plupart des esprits utilitaires, aussi superflu qu’une éducation classique » p.34. C’est vrai dans les années 1960 et 70, où Mishima écrit – aujourd’hui, le narcissisme adolescent et la quête à l’âge mûr de l’éternelle jeunesse, désirée sexuée polymorphe, fait adorer le corps musclé des hommes ou bien roulé des femmes, dans ces selfies projetés sur le fesses-book et autres miroirs des « réseaux sociaux ». Or, pour Mishima, l’œuvre d’art est conforme à l’idéal d’Apollon, dont une statue ornait son jardin : « la forme enveloppant la force, associée à l’idée que l’œuvre doit être organique, de toutes parts rayonnant la lumière » p.38. Mais l’œuvre la plus belle rappelle la mort – cette synthèse : « En prétendant capter la vie, le sculpteur [grec du conducteur de Delphes] ne l’a atteinte qu’en son instant suprême » p.57. Instant que répétera l’ultime, où se rejoignent voir et exister : « Le sang s’écoule, l’existence est détruite et les sens anéantis accréditent pour la première fois l’existence conçue comme un tout, comblant l’espace logique entre voir et exister… C’est cela, la mort » p.91. Mishima confesse sa dette à l’égard de la conception occidentale grecque plus qu’à l’égard de la philosophie bouddhiste. « C’est le sens mystérieux d’une mort à la fleur de l’âge que les Grecs enviaient comme le signe que l’on était aimé des dieux » p.96.

Où il retrouve son fantasme favori, saint Sébastien, éphèbe centurion criblé de flèches pour fidélité à sa tradition, sur lequel il a pour la première fois éjaculé quand il avait 12 ans (voir Confession d’un masque). Cette tension durant la vie est le but de l’écrivain : « Pour me garder contre l’imagination et sa servante, la sensibilité, j’employais l’arme du style. La tension de la vigile nocturne (…) voilà ce que je recherchais dans l’écriture » p.65. A l’image des Grecs antiques, « ressusciter le vieil idéal japonais, où se combinaient les lettres et les arts guerriers, l’art et l’action » p.66.

saint sebastien guido reni

Mais avec cette maniaquerie dont l’excès est typiquement japonais : « je menai une vie que d’autres récuseraient, certes, comme obsession délirante. Du gymnase à la salle d’escrime, de la salle au gymnase… » p.104. Névrose obsessionnelle, aurait diagnostiqué l’inventeur de la psychanalyse. Névrose collective, dirait le sociologue, car ce n’est que par « la souffrance partagée (…) en partageant la souffrance de l’équipe – que le corps pourrait s’élever à cette hauteur d’existence auquel l’individu seul ne pouvait jamais atteindre » p.119. Des 47 rônins aux kamikaze de 1945, Mishima n’a de cesse d’en appeler au tragique de l’existence, à la mort collective en beauté, ivre de jeunesse et d’énergie vitale. Ce néant qu’il propose in fine, ce nihilisme durant la vie, est probablement le reflet de sa névrose intime. Jamais il ne parle de cette grand-mère castratrice qui l’a tordu petit, l’empêchant d’être « normal », corps et esprit, sensation et sensualité, être en développement harmonieux qui fait l’expérience du monde dans la nature, avec les autres.

Le Soleil et l’acier est un peu filandreux, Mishima n’est pas intellectuel ; il est probablement doublé d’obscurité du fait de la traduction du japonais en anglais, puis d’anglais en français. Les seules pages lumineuses sont celles de l’expérience de vol en avion de chasse F104, ce « glaive du firmament » (p.132), ce « phallus d’argent effilé » (p.135), précédant un poème sur Icare. Jung a montré ce que les rêves de vol avaient de compensatoires mais, en ce qui concerne la réalité, Mishima n’hésite pas à écrire : « Bientôt, j’allais savoir ce que ressentait le spermatozoïde à l’instant de l’éjaculation » (p.135). Il a su : la gloire suivie instantanément du néant – très peu s’incarneront.

Pagination indiquée = celle de l’édition Gallimard collection Du monde entier, 1987, en 140 pages.

Yukio Mishima, Le soleil et l’acier, 1967, traduit de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu, Gallimard Folio 1993, 120 pages, €5.89

Les œuvres de Yukio Mishima sur ce blog

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Chersonèse, la Sébastopol grecque

La place rappelle combien la Russie, via l’Ukraine, se rattache à l’Europe. Comme Marseille, Sébastopol fut grecque, comptoir fondé par les marins commerçants. Le site antique, où se promènent les familles des marins russes, donne l’image de ce que la Russie pourrait choisir : le passé grec plutôt que le passé mongol, la démocratie plutôt que le despotisme asiatique. J’aime la Russie, la culture russe, le peuple russe – je n’aime pas Poutine, trop autoritaire, antilibéral, volontiers mussolinien avec effets de menton et la brutalité qui va avec. Une sorte de mélange entre Mélenchon et Le Pen fille, un monde « d’avant », réactionnaire, fusionnel, collectiviste. Avant tout anti-américain (et anti-juif). Ni juif, ni prosterné devant l’Amérique, je ne cautionne cependant pas les manières de l’Europe d’hier, le fascisme de la pensée et le culte de la force prédatrice.

Chersonese ruines grecques

La Chersonèse grecque est sise dans les faubourgs de la ville, le long de la mer. Pour y accéder, nous traversons de grands ensembles de béton lépreux sur les hauteurs du port de Sébastopol, des réalisations « socialistes » où le peuple vit entassé, entouré de pelouses étiques.

Chersonese grecque pres sebastopol

La Chersonèse taurique, ou Tauride, est le nom donné par les Grecs à la presqu’île de Crimée. Elle fut colonisée au 6ème siècle avant J.-C. par des Grecs d’Ionie, lors de la Seconde vague de Colonisation grecque de -675 à -540. L’un de ses principaux comptoirs était Chersonèsos, l’actuelle Sébastopol, fondée vers -550 par Milet. Athènes était trop peuplée pour subvenir elle-même à ses besoins en blé et les riches terres de l’est de la Tauride en produisaient pour y être exporté par voie de mer. Ce blé fut très précieux lors de la famine de -357 à Athènes, lors de la Guerre sociale.

Chersonese plat vernisse

En -67, pendant la grande invasion de Pompée, le fils du roi Mithridate déserta son père pour se ranger du côté romain. Quatre ans plus tard, bien que chassé de tous ses territoires et toutes ses villes prises, Mithridate reconquit le royaume de son fils, qui s’est alors suicidé. A la mort de Mithridate, le royaume revint à Rome, qui mit en place des souverains fantoches. En 335, le royaume fut conquis par une vague d’envahisseurs ostrogoths, et le dernier roi bosporan, Rescupore IV (318-335) fut tué en défendant son royaume.

Chersonese eglise orthodoxe

Le chantier de fouille de Chersonèse conserve des restes grecs, un théâtre fort abîmé et des colonnes remontées. Une église orthodoxe bardée d’interdits de moeurs, a christianisé le coin ; elle a deux étages et paraît toute neuve. Le retour de la Morale vise l’américanisation des moeurs. Elle pointe surtout les Russes, moins les Ukrainiens, peu touchés par le snobisme du maillot de bain.

Chersonese touristes russes

L’attrait du site, pour les touristes en famille, est la plage rocheuse au bout du site. De quoi sacrifier au culte du muscle qui semble le style Poutine – en imitation mimétique des Rambo et autres Schwarzenegger américains – dans les périodes de doute sur l’identité du pays.

Chersonese baigneurs russes

Pas besoin de s’enfermer au petit musée très didactique mais austère, où nous fûmes. Les roches de la plage, où viennent se briser les courtes vagues, attirent les gamins dans des senteurs d’algues. Les baigneurs sont collectifs, ils vont à l’eau à plusieurs, sèchent en rang, saucissonnent de concert. Ils vont ensuite se faire photographier près des colonnes d’un temple, ou sous la cloche plus récente qui sert d’amer aux navires par temps de brume.

Chersonese cloche

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Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes

yukio mishima pelerinage aux trois montagnes

Ce sont sept nouvelles qui ont été choisies et rassemblées par les traducteurs. Des nouvelles de garçons, depuis le jeune homme qui en a par-dessus la tête de l’amour aveugle de sa compagne (Jet d’eau sous la pluie) à l’amour idéal qu’un vieux professeur se crée comme légende pour compenser sa laideur et sa vie sèche (Pèlerinage aux Trois Montagnes). Mishima et ses personnages sont en quête de la beauté, pas de l’amour. La sentimentalité est pour lui comme pour eux une faiblesse, apanage féminin ; la virilité se doit de respecter l’énergie, la perfection des corps, donc l’honneur de la conduite.

Ce pourquoi Jack, surnom d’un jeune Japonais de Pain au raisin se contente de grignoter durant les ébats nus de son ami très musclé Gôji avec une fille rencontrée lors d’une fête de jeunes. Le mâle lui « laisse le service après-vente » après l’accouplement et Jack, un peu écœuré de cet « amour » animal songe aux étreintes de Maldoror avec la femelle du requin chez Lautréamont…

Ken, abréviation de kendo, joue avec le prénom américain du Barbie mâle – mais il est nippon. Superbe jeune homme de vingt ans entraîné au sabre et d’une beauté magnétique, Jirô dirige un stage martial jusqu’à ce que le groupe, poussé par son ami en tout point opposé à lui, le trahisse en allant se baigner alors qu’il l’avait interdit. Péché véniel mais tache sur l’honneur. Jirô se donne la mort car même son disciple préféré, Mibu, renie trois fois son maître en déclarant qu’il a été nager avec tout le monde. Ce n’est pas la vérité mais les mots sont redoutables, ils disent ce qu’on voudrait être, pas ce qui est. Mibu aurait voulu faire corps avec le groupe, fusionné avec les autres, pas être lui-même, adulte, libéré par la discipline. Jirô a donc échoué à transmettre l’âme du bushido, la voie du guerrier, cette essence du Japon que Mishima révère.

Le lecteur peu au fait du zen dans le combat lira avec profit les descriptions minutieuses de l’auteur sur l’acuité visuelle, le flottement attentif de l’attention, la rapidité des réflexes, le suivi des efforts de l’adversaire jusqu’à trouver une infime faille… Pour avoir pratiqué les arts martiaux durant des années, je retrouve là cette élévation de l’âme, ce corps en fête, cette intensité de vie dans l’instant, qui fait tout le sel de l’expérience.

L’instant présent est le thème de La mer et le couchant. Un vieil occidental s’est fait moine au 13ème siècle, après avoir été de la mythique « croisade des enfants ». Vendu comme esclave avec les autres depuis Marseille, il n’a jamais vu la Terre sainte mais connu toutes les vicissitudes du fait des hommes. Acheté et vendu, il a pu joindre la Perse, puis la Chine et le Japon. A ce bout du monde il s’est fixé, reconnaissant au bouddhisme zen de lui montrer l’ici-bas plutôt que l’au-delà, la responsabilité personnelle efficace du présent plutôt que la ferveur collective vers l’espérance future et l’idéal. Dieu n’a pas ouvert la mer devant ses enfants, mais les a livrés aux marchands d’esclaves ; il n’est donc pas digne qu’on croie en lui. Accompagné d’un jeune garçon sourd et muet qu’il protège et qui le sert, l’ex-enfant croisé médite en haut de la montagne, face au soleil couchant (face à la nature réelle et non à la Croix imaginée), l’esprit enfin en paix.

La cigarette et Martyre sont deux nouvelles sur les adolescents. Le désir d’être reconnu par l’être de beauté qu’on admire, irradiant sans le vouloir sa force et son énergie comme un soleil. L’obstacle du groupe qui fait masse, exige la conformité, exclut toute admiration personnelle au profit de la vulgarité grégaire. Mishima s’y montre aristocrate, sans rien à voir avec l’abêtissement des mouvements de masse que furent le fascisme, le nazisme, le communisme et le militarisme japonais. Ces nouvelles un brin sadiques montrent les tourments du désir et de l’honneur, l’amour voltant en haine, tout aussi changeant que l’éphémère adolescence. L’être pas fini n’a aucun ancrage, il suit le vent, il n’est qu’instant…

Retour à la nouvelle qui donne son titre au recueil, Pèlerinage aux Trois Montagnes. L’auteur livre l’un de ses secrets : [Eifuku] « Monin possédait une sensibilité à fleur de peau. Aussi a-t-elle dû, pour la dissimuler, accumuler des efforts proportionnels à son excès de sensibilité, à sa trop grande vulnérabilité. Mais n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle, dans des poèmes qui ont l’air parfaitement indifférents, son cœur se laisse étrangement deviner ? » p.291. Poétesse morte nonne bouddhiste en 1333 après avoir été impératrice douairière, Eifuku Monin est l’un des modèles de Mishima ; comme lui, elle a dû se discipliner pour donner forme à ses sentiments, se corseter physiquement pour éviter les débordements.

Les nouvelles publiées ici sur vingt années, sont ciselées avec précision ; elles montrent tout ce que la maîtrise peut apporter au message – bien loin du grand n’importe quoi spontanéiste à la mode dans la génération des enfants gâtés du bébé boum.

Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes, nouvelles 1946-1965, traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux, Folio 2005, 311 pages, €7.32

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Partis extrémistes ou partis de gouvernement ?

Le choix est plus grave qu’il n’en a l’air : ce sont moins les programmes qui comptent (un catalogue de yakas) qu’un choix entre décision représentée et décision imposée. Nos institutions sont représentatives. Elles sont républicaines car demandent leur suffrage au peuple res publica = la chose publique). Mais sont-elles « démocratiques » (demos = le peuple) ? Oui si l’on accepte que le peuple soit représenté, non si la représentation ne donne pas le peuple en sa diversité. C’est ce que contestent les partis extrémistes, mal représentés dans les institutions.

Ils n’ont pas forcément tort – mais leur donner entièrement raison serait dangereux.

Car qu’est-ce que « le peuple » ? Deux conceptions s’affrontent : la somme des individus et la masse indifférenciée des citoyens. La Révolution de 1789 était clairement en faveur des individus, réputés rationnels donc autonomes, et porteurs de droits universels par eux-mêmes avant la race, la religion, la nation ou la famille. La république terrible de 1793 était clairement pour la masse, la « souveraineté nationale » étant un bloc au-delà de tout individu, traduit uniquement par ses représentants, eux-mêmes dirigés par une secte étroite autour d’un leader charismatique (Robespierre). Montesquieu contre Rousseau, la France n’en a jamais fini avec cet écart.

Montesquieu était pour les contrepouvoirs, afin que chaque individu puisse s’épanouir librement, dans le cadre de lois pesées, soupesée et contrôlées par des institutions séparées : les droits de l’Homme l’emportaient sur les droits du peuple citoyen.

  • Nos institutions actuelles sortent en grande partie de Montesquieu, elles se méfient des parts et des partis, elles privilégient le débat mais laissent la main à l’Exécutif.

Rousseau était pour l’enthousiasme fusionnel où les personnalités s’abolissent en un élan citoyen qui emporte toutes les différences : la mobilisation générale était constamment requise.

  • La VIe République de Mélenchon voudrait une Assemblée unique mobilisée en permanence, avec un Exécutif soumis et référendum révocatoire des élus.
  • Napoléon 1er puis III, Pétain puis Marine Le Pen, préfèrent un Exécutif tout-puissant, justifié par des assemblées à leur botte, elles-mêmes sous le contrôle d’un parti unique.

melenchon le pen

La modernité promeut l’individu ; elle cherche à le « libérer » de ses appartenances de naissance pour lui offrir le choix de sa raison. L’idée est que chaque être humain est doué d’une faculté de penser et que tout ce qui empêche son libre exercice est à mettre en lumière et contrôler. Ce que contestent les collectivistes de toutes obédience : les intégristes religieux pour qui la seule raison est celle des commandements de Dieu, les communistes pour qui les lois scientifiques de l’Histoire s’appliquent malgré l’illusion du déterminisme personnel, les jacobins robespierristes pour qui la volonté générale prévaut sur toute volonté individuelle (la générale étant exprimée soit par les braillements de la rue manipulée, soit par l’orchestration d’un parti efficace, soit par une mobilisation militante de tous les instants et à tous les niveaux).

L’idéal de l’individu moderne est celui de Karl Marx : l’épanouissement des potentialités humaines contre toutes les contraintes religieuses, politiques, sociales, alimentaires, voire biologiques. De fait, la libération des Lumières aboutit au libéralisme politique, puis au laisser-faire économique, enfin à l’individualisme libertaire des mœurs – voire à l’égoïsme libertarien du refus de l’État. Karl Marx, lorsqu’il appelait à libérer l’Homme était un libérateur libéral, libertaire et libertarien – puisqu’il pronostiquait la disparition de l’État. Une partie de la gauche conserve cet idéal, une autre veut l’imposer de force – toujours dans l’avenir – en assurant le viol de l’Histoire par quelques-uns. Or si l’Histoire est « scientifique », elle va à son pas et personne ne peut la forcer ; si le volontarisme politique force le changement, il est amené à vouloir immédiatement un Homme nouveau contre le Vieil homme qui résiste. Donc à changer la société par décret : ce que fit Pol Pot sans état d’âme, avec les conséquences qu’on sait.

Mais la gauche n’est marxiste en politique que comme elle est keynésienne en économie : ne prenant que ce qui justifie sa prise de pouvoir. Être « de gauche » est un tempérament qui est légitime ; c’est être pour la justice, la solidarité et le souci de l’avenir. Mais adhérer aux partis de gauche est une autre histoire ! La gauche française a été prête à tout pour obtenir le pouvoir : la terre aux paysans en 1789, les manifs en 1848, la grève générale et les attentats antisystème sous Napoléon III, l’inféodation à Moscou dès 1920, l’État-providence et sa nostalgie après 1945, enfin aujourd’hui l’aspiration écologique d’apaisement – vision du monde typique de pays vieillissant qui s’épuise à courir après la jeunesse.

L’extrême de la gauche a toujours été dans la surenchère et refusé tout compromis. La gauche normale est fraternitaire, d’inspiration chrétienne ; la gauche extrême est mystique, dans l’illusion lyrique de faire l’histoire et de changer l’homme. La gauche institutionnelle respecte le régime et admet que les élections renvoient ses représentants jusqu’à une prochaine fois ; la gauche extrême croit la souveraineté populaire équivalente à la souveraineté divine et veut imposer par la force la volonté générale (qui n’est la volonté que de quelques-uns).

Or la démocratie directe est une belle utopie, qui fonctionne en cité restreinte (Athènes, le thing viking en Islande, la Commune de Paris, la Suisse des référendums aujourd’hui). Les pays étendus et complexes ne peuvent fonctionner ainsi par consensus immédiat. Certes, avec l’Internet et le niveau éducatif, le parlementarisme traditionnel doit composer avec l’initiative populaire : sondages, études, blogs, média, comités de citoyens, associations, élections, référendums. Il est possible et souhaitable d’introduire plus de participation des citoyens aux institutions comme le préconise Pierre Rosanvallon.

Mais les professionnels de la politique installés résistent, voulant garder pour eux ce pouvoir qui les valorise. L’électeur français le constate : il est très difficile de limiter le cumul des mandats, de contrôler les fonds alloués aux députés, d’obtenir la transparence sur leurs patrimoines. L’élu, en France, se croit oint de Dieu, la fonction valant sacralité. Ce qui n’est guère démocratique… Si jamais les élus en question placent la volonté générale avant la légitimité du fonctionnement des institutions, si le volontarisme politique doit l’emporter sur les procédures qui garantissent tempérance et contrôle – vous comprenez vite quel danger existe pour la représentation du peuple.

La tyrannie démocratique de Robespierre n’est pas loin, pas plus que celle de Hitler, de Staline, de Mao, de Pol Pot ou de Khomeiny. Au nom du peuple, au nom du Bien (qui est soit la race, soit la classe qui doit accoucher de l’Histoire à venir, soit l’orgueil national, soit la pureté d’existence, soit les commandements de Dieu), la démocratie se transforme en chose du peuple inféodée à une croyance et à ses clercs. L’Iran est une république – mais islamique ; l’URSS aussi était une république, fédérative et populaire, tout comme la République populaire de Mao. Le peuple n’est en ce cas plus composé d’individus mais embrigadé dans la religion collective. C’est autrement dit un retour à cet Ancien régime qui imposait à un pays donné un roi, une foi, une loi et déclarait la guerre de religion à tous ceux qui ne se conformaient pas aux mœurs et coutumes du royaume.

melenchon et bachar el assad

Ce pourquoi Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont à mettre dans le même sac. Malgré leurs différences de croyances, le résultat institutionnel est le même : j’veux voir qu’une tête ! L’instance derrière les institutions a, pour ces politiciens, tous les droits sur la société et sur l’individu. Une fois les leaders manipulateurs élus, les citoyens n’ont plus qu’à se taire, les élections seront trustées par les militants ; toute opposition sera éradiquée sans pitié comme anti-collective, contre le projet politique volontariste de la croyance, imposé par la force.

Jacques Julliard le montre admirablement : « A la lumière de la Commune de Paris, on mesure mieux qu’il ne s’agit que de deux modalités, l’une libérale, l’autre dictatoriale, de la même entéléchie : celle du pouvoir – c’est-à-dire la distinction des gouvernants et des gouvernés, le principe d’autorité appliqué à l’administration des hommes, le grand mensonge soigneusement entretenu, qui fonde la domination des politiques, des administrateurs, des patrons, des généraux, des juges, des prêtres, des intellectuels, sur la société tout entière » Les gauches françaises, p.303. La Commune de Paris était résolument CONTRE la dictature du prolétariat, CONTRE la représentation sans contrôle citoyen, CONTRE les professionnels de la politique qui sont très vite imbus de privilèges. Le citoyen d’aujourd’hui :

  • peut concevoir la professionnalisation de la politique – mais lutter pour qu’elle n’aille pas trop loin ;
  • accepter la représentation – mais assurée de contrôles (l’Assemblée par le Sénat, les lois par le Conseil constitutionnel, l’exécution du Budget par la Cour des comptes, la conformité au droit européen par la Cour de cassation, les droits de l’homme par la Cour européenne de justice, et les partis par les élections régulières) ;
  • mais il ne peut accepter la dictature partisane, qu’elle soit de droite ou de gauche, jacobine ou xénophobe.

On voit bien comment les professionnels de la politique peuvent confisquer la représentation nationale à leur profit pour assurer une dictature molle de leurs intérêts : c’est ce qui se produit en France, pays centralisé, endogamique, où les réseaux sont étroits et tenus, où les médias sont peu capables de faire un travail professionnel de vigilance et d’investigation. C’est aux citoyens que nous sommes de demander des comptes – en refusant surtout la surenchère des beaux-parleurs qui font sonner les grands mots pour préparer leur petit pouvoir personnel ! Garder le régime, mais le surveiller – l’extrémisme serait bien pire.

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Michael Connelly, Volte-face

michael connelly volte face

La énième description de la compétition entre avocat et procureur devant un juge américain. C’est intéressant, bien construit, découpé en séquences haletantes comme en film, mais plutôt ressassé. Comment s’intéresser à un crime rejugé il y a 24 ans, même s’il est horrible ?

Ce manque d’action au profit de l’habileté dialectique des parties nuit un peu au livre. Sauf que l’avocat défenseur est passé du côté de l’accusation : Michael Haller est devenu provisoirement procureur spécial. Et c’est bien la défense, sous la caricature du démagogue avocat Clive l’Astucieux, qui est la cible de l’auteur.

Ne sachant plus trop comment inventer de nouvelles intrigues, l’auteur adjoint à son nouveau héros Mickey Haller (dont le bureau est d’ordinaire à l’arrière de sa Lincoln), son ancien héros flic Hiéronymus Bosch, dont il fait un enquêteur au service du procureur spécial. Toute l’histoire va consister à démonter le storytelling de la défense, qui voudrait faire passer Jason Jessup, assassin d’une petite fille de 12 ans, en victime d’une erreur judiciaire par complot de la famille. Car, s’il n’a pas violé la gamine avant de l’étrangler d’une seule main dans son camion, une trace de sperme a cependant été découverte sur la robe…

Vous aurez, distillés d’une main de maître, tous les détails sordides sur ce qui arriva. Malgré une psychologie plutôt sommaire du présumé assassin et de son nouvel avocat, les personnages se tiennent et jouent bien leurs rôles. Le portrait de la sœur de la victime, longtemps traumatisée avant sa résilience, est particulièrement réussi.

La fin de ce nouveau roman policier de Michael Connelly est décevante. Après ses prouesses de prétoire, précises, argumentées et d’un grand talent d’écriture, le lecteur s’attendait à mieux qu’à ce qui arrive. Je vous laisse le suspense entier, mais j’ai été déçu. Au fond, pour les Américains version XXIe siècle, la force prime le droit, l’action prime la réflexion, le Colt l’emporte sur la langue. C’est bien dommage – mais en dit long sur la dérive des États-Unis par rapport à nos mentalités européennes.

Il est vrai que le mensonge, au cœur de tout marketing, storytelling et plaidoirie – est bel et bien en contradiction avec la vertu américaine par excellente : l’exigence de vérité et de transparence. Cet écart est sans doute le vrai sujet du livre et son intérêt le plus fort. Comment croire un Américain lorsqu’il discourt, puisque tout discours est prévu pour vendre, donc masquer la Vérité pourtant requise des Tables de la Loi, données à Moïse par Dieu lui-même ?

Michael Connelly, Volte-face (The Reversal), 2010, Livre de poche policier 2013, 521 pages, €7.70

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Anatole France, L’île des pingouins

Drôle de pochade que cette histoire d’un peuple – le nôtre – qui prend prétexte de pingouins pour donner des leçons à la Rabelais ou Montesquieu. Comment peut-on être pingouin ? Ou plutôt Français ? Car les humains  de France ne sont que des pingouins convertis à la foi chrétienne par un moine sénile qui n’y voyait plus clair. Emporté par le diable dans son auge de pierre, il évangélisa ce qui se trouvait devant lui. Or c’était, sur les glaces antarctiques, une colonie de pingouins manchots.

Grave débat dans le Ciel entre Dieu et les sages : cette conversion est-elle valable ? Comment ne pas dédire le pouvoir du prêche tout en préservant l’homme comme seul « fils » de Dieu ? Le Seigneur se résigne à accorder la nationalité… euh, l’humanité, à ces bêtes que sont les pingouins. Dès lors ils prennent tous les travers des hommes : ils découvrent qu’ils sont nus et ne doivent plus copuler en public (exit le bon sauvage), ils découvrent la propriété et le pouvoir de la force (bonjour la féodalité), ils découvrent la jalousie des voisins et le plaisir de la bataille (guerre de 100 ans avec les Marsouins de l’île d’à-côté), ils découvrent la peur des forces obscures (et du « dragon » qui terrorise la contrée et enlève les jeunes garçons), ils découvrent les viols et le mélange des populations (tout en inventant l’idée de nation et la passion cocardière).

pingouins

Comme toujours, France mélange des contes déjà publiés dans les journaux avec des spéculations d’actualité pour ficeler un « roman » fait de bric et de broc. Comme toujours, nous n’avons pas été convaincu cent ans après. Trois parties : le passé mythique, le contemporain de l’auteur (1880-1907), puis le futur.

  1. La légende médiévale est bien troussée, à la manière des histoires qu’on raconte aux enfants.
  2. La matière contemporaine – qui prend un tiers du livre pour seulement vingt ans sur les millénaires – est une charge lourdement positiviste et pesamment socialiste contre le parti catholique, contre l’armée, pour Dreyfus. On croirait lire un discours d’Harlem Désir, l’ironie et la belle langue en plus.
  3. Le futur, vu depuis 1908, est une pochade anarcho-socialiste comme il en paraissait alors : exacerbation des inégalités où quelques milliardaires actifs exploitent la grande majorité de prolétaires abrutis et dégénérés, jusqu’au grand bouleversement anarchiste des attentats et explosions (dues aux vapeurs de radium), permettant à deux néo bon sauvages (un homme efféminé et une maitresse femme) de reconstituer l’espèce. Autrement dit Sodome détruite par deux anges pour que Dieu impose son règne.

Le lecteur pourra aimer l’une ou l’autre des périodes, certains le futur, d’autre le passé, plus rares le contemporain 1908. L’auteur, vexé que sa Vie de Jeanne d’Arc parue au même moment soit éreintée par les critiques, s’est défoulé dans la satire des historiens et dans la morale de l’instruction publique. L’éditrice Pléiade a beau aligner des pages et des pages pour dire combien cela est beau et original, ça ne passe pas. L’absurdité du monde est moins démontrée que l’outrecuidance d’auteur qui veut prendre le lecteur pour dupe. C’était peut-être habile il y a un siècle mais l’œuvre a mal vieilli. Sauf parmi certains utopistes qui y voient une inspiration sociale, ou certains socialistes qui peuvent y retrouver le bonheur de la langue de bois.

Vous me direz : pourquoi lire ces œuvres inintéressantes, pourquoi se faire du mal ? Parce que connaître un auteur, c’est aller jusqu’au bout. L’œuvre en Pléiade est composée de 4 tomes, que je lis un à un. Rien ne m’obligera en revanche à relire ce qui ne m’a pas plu. Quant à vous, lecteur, vous en saurez un peu plus pour faire ce que vous voudrez.

Anatole France, L’île des pingouins, 1908, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, L’île des pingouins, 1908, éditeur CreateSpace Independent Publishing Platform (10 juillet 2013), 128 pages, €6.57, format Kindle Amazon Whispernet €0.00 (gratuit)

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Yukio Mishima, Le tumulte des flots

yukio mishima le tumulte des flots

Le premier mot qui me vient aux lèvres à la lecture de Mishima est « sobriété ». Point de lyrisme qui ne soit fermement ancré dans la réalité, usage de la litote pour dépeindre les sentiments humains, transfert sur le paysage des états d’âme des personnages. Ce procédé les rend familiers, puissants, avec cette touche d’infini et d’éternité qui est le propre du génie.

Le récit en lui-même est simple : l’amour de deux jeunes gens sur une île de l’archipel du Japon. Le garçon, Shinji, est pauvre ; la fille, Hatsue, est riche. Tous deux sont purs et se plaisent. Ils sont comme deux mains qui se joignent, aussi clairs et fermes. Ils n’ont pas 18 ans.

Leur pouvoir, c’est leur force en eux. Avec elle, ils triompheront. Les obstacles ne manquent pas : la position sociale, l’argent, la jalousie. Ils souffriront mais, quelque part au fond d’eux, reste un domaine préservé où l’espoir a racine. « Ce qui est juste, un jour, triomphera », dit sereinement le patron pêcheur du garçon. Ce qui est juste est l’énergie qui veut. Elle surmontera tout ce qui se mettra en travers de son chemin. Le père de Hatsue dira à la fin du livre, avant d’accorder sa fille au jeune homme : « ce qui compte dans l’homme, c’est l’énergie ».

Mishima en nietzschéen décèle cette énergie vitale de l’adolescence, que l’on ignore souvent soi mais que l’on découvre sous le regard d’une fille parce qu’on l’aime. Elle est « une sensation puissante d’ivresse » qui donne « le sentiment d’un bonheur pur ». Volonté de puissance, élan vital, chant des hormones, appelons-là comme on veut. Cette énergie donne volonté « avec la simplicité d’un enfant ».

Yukio Mishima, Le tumulte des flots, 1954, Folio 1978, 243 pages, €5.70

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Stoïcisme

J’avais encore 15 ans lorsque je découvris le stoïcisme, en classe de seconde. Je me souviens que cette philosophie nous avait alors enthousiasmés, filles et garçons. Était-ce sa parenté avec la morale chrétienne dont tant d’entre nous étaient nourris ? Était-ce cette fierté tranquille devant l’adversité, et surtout face à tous ceux qui veulent asservir les hommes ? Était-ce l’ascétisme et les difficultés du chemin proposé par ces maîtres antiques qui venaient toucher en nous une passion adolescente de pureté et de dureté ? Toujours est-il que nous en avons discuté passionnément, avec tout le sérieux d’une pensée qui s’éveille, et l’avidité de qui fait l’inventaire d’un trésor. L’envie m’a pris de relire Marc-Aurèle, Épictète et autres textes stoïciens. J’ai retrouvé, par bouffées, le souffle de mes 15 ans. Pour moi, la philosophie stoïcienne restera toujours jeune.

Pour les stoïciens, la philosophie est analogue à un champ dont la logique est la clôture, la physique la terre et la morale le fruit. Ils la comparent également à un animal dont les os et les nerfs sont l’art de penser, la chair est la morale et l’âme la physique. La connaissance de la nature par la logique, ou art de raisonner, fonde la morale.

gamin marchand de masques Paris luxembourg

La logique

La primauté revient aux sens, qui saisissent les sensations. Le choc des représentations sur l’esprit humain modifie la tension de l’âme. Si le choc provient d’un objet réel, s’établit une tension entre le sujet et l’objet : telle est la compréhension, art de prendre par l’esprit comme si l’on prenait à la main. Cette représentation compréhensive n’est ni bonne ni mauvaise. Elle ne le devient que par l’assentiment de la raison, qui créera la science appelée aussi compréhension ferme et assurée. La science porte sur des événements et non sur des concepts. Ces derniers naissent dans l’abstrait, de l’imagination ; ils ne sont pas une représentation mais un mouvement vain de l’âme. La confrontation de la sensation à la raison, qui fonde la connaissance, a pour but de mettre en harmonie l’expérience intérieure et l’expérience qu’on a de l’extérieur. La connaissance est une reconnaissance où la raison découvre sa parenté avec la nature environnante.

D’où l’importance donnée à la dialectique, art de raisonner qui fait saisir le difficile à l’aide du simple, et qui enchaîne les propositions selon les lois du langage. Raisonner justement, c’est à la fois être vertueux (agir en harmonie avec le divin) et découvrir le vrai (mesurer l’harmonie du divin). En découvrant sa fonction intelligente, l’homme découvre le bien-fondé du raisonnement : la mise en ordre des événements et des mots est analogue à la mise en ordre du monde par le destin. L’âme découvre ainsi qu’elle est une part de l’énergie qui meut l’univers.

La logique n’est pas un outil, mais en elle-même une vertu. Elle est la méthode qui permet de ne pas donner son adhésion au faux et trouve donc sa fin en elle-même.

La physique ou science de la nature

Le monde est un vivant animé. Il est formé de deux principes : l’un passif – la matière formée des quatre éléments qui composent tout ce qui existe et en lesquels tout se résout ; l’autre actif – la raison qui agit dans la matière et qui l’ordonne. Cette raison peut être appelée Dieu, qui est un ordre de la matière, une cause première et un architecte qui harmonise tous les biens et tous les maux dans la grande unité. Qualité inséparable de la matière, Dieu est répandu à travers l’univers entier « comme le miel à travers les rayons » (Tertullien). Sa volonté est la Providence, sagesse supérieure qui fait mouvoir les choses. Les lois du mouvement, dans la matière comme dans le monde, sont le destin (nœud de causes que nul ne peut dénouer) et la force qui anime la sympathie universelle dans la durée. La substance totale de l’univers est une : « tout est dans tout » (Sénèque). Une goutte de vin versée dans la mer, disait Chrysippe, se mêlera à tout l’océan et s’étendra au monde entier. Cette sympathie des choses exprime la présence du divin à travers l’univers. L’homme, part de l’univers et part du souffle divin qui l’anime, est citoyen du monde.

La morale

La logique qui permet de découvrir le vrai, et la physique qui est connaissance de la nature et de l’intelligence divine, fondent la morale.

La raison humaine est à la fois partie maîtresse qui commande les sens de chaque individu, et part de l’esprit divin universel. Elle permet donc de connaître le principe directeur de la nature et de distinguer s’il y a accord entre la nature de l’homme et celle de l’univers. La raison permet de saisir le dessein de Dieu « pour gouverner toutes choses avec justice » (Stobée). L’homme peut ainsi comprendre que tout dans le monde est la cause coopérante de tout, ce qui se produit est toujours un enchaînement harmonieusement réglé. Rien ne sert de s’insurger contre l’ordre du destin. L’homme fait partie de la nature et doit conformer son action à la nature.

Seules les choses qui dépendent de nous sont libres. Le reste est la providence, qui arrive avec justice, suivant la loi divine infuse dans l’univers. Éclairé par la raison, le sage acquiesce aux événements du monde sur lesquels il n’a pas prise. Ainsi est-il roi, car « la royauté est un pouvoir qui n’a pas de comptes à rendre, ce qui n’appartient qu’aux seuls sages » (Diogène Laërce).

La seule morale est donc de vivre selon la raison, ce qui veut dire vivre selon la nature, en harmonie avec la volonté suprême qui organise le tout. Le bien est alors ce qui est utile, car l’utile concourt à organiser la nature suivant l’ordre divin. L’homme distingue le bien par la connaissance, puis choisit de s’y conformer parce qu’il sait que ce qui est bien est conforme à la nature. Les vertus, les réflexions, la justice, le courage, la sagesse, sont des biens. Les maux sont le contraire. Mais ce qui n’est ni utile ni inutile, et dont on peut se servir pour le bien et le mal, est indifférent : ainsi la vie ou la mort, la santé ou la maladie, le plaisir ou la douleur, la beauté ou la honte, la force ou la faiblesse, la richesse ou la pauvreté, la gloire ou l’obscurité, la noblesse ou la basse naissance.

Le bonheur se recherche, il n’est pas donné. Il est de vivre en harmonie avec soi, donc en sympathie avec l’univers et avec l’être qui l’anime. La pratique de la vertu s’accompagne de joie, car la vertu est une perfection en commun, un accord avec le tout. Au contraire, la pratique du vice est source de chagrin car l’harmonie est rompue, l’irrationnel et la démesure font naître passions et désirs qui tourmentent.

Certes, le mal est nécessaire à la beauté du monde, il fait ressortir par contraste l’harmonie du bien. Tout mouvement s’accompagne de rupture de l’équilibre, ce qui engendre souffrance durant la transition vers un nouvel équilibre. Le mal n’est pas un péché absolu mais une erreur due au déséquilibre, à la démesure, à la disharmonie, à l’imprudence. Le sage ne supprime pas les désirs, il les contrôle par la raison. Sa volonté n’est pas froide et calculatrice, mais fondée sur le désir et la passion ; encore faut-il que la mesure l’emporte sur l’excès, et que l’irrationnel soit dompté par la raison. Le but est la sagesse comme maîtrise de soi et conscience autant de ses propres possibilités que de ses limites. La science est le départ d’une adhésion consentie : non pas une connaissance pour dominer, mais un savoir pour être conscient.

Se connaître – tel est encore une fois le maître mot.

Aujourd’hui, nous savons à peine ce qu’est la sagesse. Nous savons encore moins ce qu’est la mesure. Quant à la « raison », elle est presque devenue hors mesure, une passion qui s’emballe, un orgueil scientiste, un déséquilibre ravageur des instincts. La raison positiviste n’est pas la raison stoïcienne. Il y a amputation, dessèchement, car le positivisme agit sur des concepts et non sur des événements. La raison y est entendement qui tourne à vide, connaître pour connaître, vendre pour vendre, travailler pour travailler, baiser pour baiser.  La raison n’est plus méthode de vertu ni recherche de l’harmonie entre les hommes et avec le monde.

Ce qui me plaît le plus dans la philosophie stoïcienne est justement ce lien profond entre la connaissance, l’action et la passion, entre la science, la spéculation et l’éthique. Le stoïcien veut savoir pour vivre moins follement, et non vivre pour savoir sans autre but. Il veut percer le secret des choses pour conformer ses actions à l’ordre universel. Même si cet ordre n’existe pas aussi rigoureusement que les sages l’ont dit, même si la « divinité » qui ordonne le monde n’est peut-être qu’illusion.

Les Stoïciens, Gallimard Pléiade 1962, direction Pierre-Maxime Schuhl, 1432 pages, €57.00

Les Stoïciens – anthologie, collection Tel Gallimard 1997, tome 1, 668 pages, €13.02 / tome 2, 826 pages, €14.73

Les Stoïciens – textes choisis par Jean Brun, PUF, 182 pages, €11.40

Jean-Baptiste Gourinat, Le stoïcisme, PUF collection Que sais-je ? 2011, 128 pages, €8.55

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Albert Cohen, Belle du seigneur

albert cohen belle du seigneur folio

Un gros livre sur l’amour, torrentueux, exubérant, plus de mille pages en petits caractères ; des phrases qui vont, se répètent, s’étirent, se reprennent ; des monologues ininterrompus de quinze pages pleines, sans une virgule ni un point, comme une pensée qui file et saute. Voici un maître ouvrage : monstrueux, truculent et riche.

Ce fleuve de mots raconte une histoire éternelle, celle d’un homme et d’une femme. Ils sont beaux, riches, intelligents, passionnés, ils s’aiment absolument, indiscutablement. Jusqu’à ce que les années, la société, l’usure, les mène à se haïr. La fin est inévitable et comme un soulagement, unique porte au fond de l’impasse.

Albert Cohen écrit tout un roman d’amour pour démontrer que l’amour n’existe pas. Du moins l’amour idéalisé des romantiques, l’Hâmour de Flaubert et celui des midinettes, l’amour qui court encore les chansons et les téléfilms, l’amour ado qui confond le sexuel avec le fusionnel dans une éternité de pâmoison… Albert Cohen dénonce le faux amour, celui qu’on croit le seul.

Dans la société européenne d’entre-deux guerres, dans le milieu bourgeois riche de Genève, parmi les diplomates policés de la Société des Nations, un être ne peut aimer un autre être. Mariages et adultères ne sont pas conséquences de « l’amour » mais des conventions sociales. Une femme n’est amoureuse d’un homme que pour la force physique qu’il incarne, pour sa position dans la société, pour sa fortune. Un homme n’aime une femme que par le prestige qu’il en tire dans les salons, pour son admiration devant sa position, l’aide apportée à son ambition… Et Cohen décrit avec délectation la vie étriquée et mesquine du petit fonctionnaire diplomate, éperdu de prestige et de reconnaissance, n’existant que par sa position dans la hiérarchie et par son opiniâtreté à s’y élever peu à peu. Ce type de mâle existe encore un peu partout, et pas seulement dans les bureaux ou les salles de trading, il n’est que de voir les belles fringues, les belles bagnoles, les belles montres pour en trouver à la pelle aujourd’hui, de ce type d’arrivistes.

Madame Adrien Deume se moque de l’ambition sociale de son mari. Aristocrate non conformiste, elle n’est pas de ce milieu si petit. Solal, sous-secrétaire général à la SDN, n’est pas le fonctionnaire modèle, zélé et méticuleux. Le lecteur pourrait croire que ces deux exceptions peuvent former un couple élu pour vivre un amour débarrassé des contraintes bouffonnes du social ? Il n’en est rien.

amoureux macho

Solal, déguisé en vieux juif et déclamant poétiquement son amour, est repoussé avec horreur. Solal, fringant et vigoureux jeune homme, présenté comme sous-secrétaire général, bien qu’ironique et méprisant, est adoré. Ce qu’aime la femme, ce n’est pas l’homme, démontre Albert Cohen – mais c’est sa force brute, sa gorillerie. « Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que cherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes » p.303. La femme aime en l’homme le tueur. Et la culture, la noblesse, la distinction, les sentiments délicats, ne sont que signes d’appartenance à la classe des puissants, à la caste des tueurs les plus forts. Le féminisme a poussé les garçons depuis une quinzaine d’années à réagir en accentuant leur côté viril, brutal, musclé. L’Hâmour est méprisé, la baise encensée. Tant pis pour le romantisme et la galanterie : un excès engendre son contraire et ces Chiennes de garde qui aboient à toute différence n’ont que le grain qu’elles ont semé, Albert Cohen l’avait montré. Ce pourquoi certaines préfèrent rester entre filles, et les garçons entre eux.

Cet amour hypocrite pour la puissance, à travers les sentiments idéalistes, répugne à Solal. Mais il a besoin (comme beaucoup) de la tendresse des femmes, « cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour » p.316. Pour avoir cette tendresse, il doit jouer le jeu de gorillerie. Il se montre énergique, arrogant, dominateur – le mâle parfait désiré de ces dames.

Ce qui est intéressant dans cette charge est le matérialisme des sentiments. L’amour est animal, pas éthéré ; avant tout charnel, pas spirituel. La femme recherche la force chez l’homme comme la femelle se soumet au mâle dominant, par instinct de protection pour ses maternités ; l’homme cherche la tendresse d’une compagne, substitut à la mère, qui sera mère des enfants en commun. Moral ou non, politiquement correct ou pas, cela est. Les femmes qui se mettent en couple apprennent à apprécier d’autres qualités moins machistes des hommes, moins immédiatement visibles que la virilité brute des muscles, du système pileux et de la grossièreté cynique. La position d’Albert Cohen sur le sujet apparaît comme une position biblique de haine de la chair, en tant que signe d’appartenance à l’animalité. Elle est réductrice et n’englobe pas tout l’amour entre sexes opposés.

Plus fine est sa critique de l’hypocrisie bourgeoise, de l’ambition du paraître qui empoisonne les êtres jusqu’au narcissisme et à l’arrivisme, de ce prétexte qu’est l’idéalisme étroit à la Bovary. Pas de mariage qui ne soit calcul de fortune ou de représentation, dit-il ; pas de charité si nul n’est au courant ; pas de religion si l’on ne peut s’en faire gloire entre amies du même monde ; pas d’invitations gratuites… Tous les sentiments sont pesés, rabaissés au monnayable, réduits au profit attendu. Là est la véritable satire de l’amour par Cohen, à mon sens, la critique de l’amour bourgeois réduit au cheptel à engendrer et à l’héritage à faire fructifier et transmettre, et non pas sa position sur la force animale.

Ce qui est gênant est que les deux s’entremêlent. Ainsi de l’exemple du chien. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près, ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu’il est un bon chien et moi aussi. Alors, il remuera sa queue, et il m’aimera d’amour avec ses bons yeux, m’aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d’identité et sans cravate de commandeur, m’aimera même si je suis démuni des 32 petits bouts d’os de gueule, m’aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d’amour » p.322. L’homme Cohen revendique la sensibilité animale ; il ne veut pas être enfermé dans le machisme, cette image sociale préfabriquée du mâle. Il rejoint la revendication justifiée des féministes de pouvoir être soi, femme énergique ou mâle sensible au rebours des conventions. Ce qu’Albert Cohen voudrait connaître, ce sont les rapports personnels, affectifs, pareils à ceux d’un homme et d’un chien, et non pas les rapports habituels de statut social. Il veut être aimé pour lui, pas pour sa parure ni pour sa position. Mais à mélanger les deux, est-il crédible ?

Je ne souscris pas à son assimilation de la faiblesse à la bonté, ni à l’opposition tranchée qu’il fait de la bonté et de la force. Être « faible d’amour » n’est pas être faible tout court. Avoir besoin de tendresse n’implique nullement que l’on soit esclave – ni de celles qui dispensent la tendresse (mère, épouse, amante, amie, enfant) – ni de ce besoin même, qui n’occulte en rien les autres facultés humaines. La tendresse n’empêche pas la force, ni la puissance la bonté. Au contraire même, l’homme fort déborde de générosité, qui appelle la tendresse en retour. Il faut voir le gros mâle fondre devant son tout petit enfant. Et celui qui a beaucoup vécu, fort de son expérience, est plus disposé à l’indulgence et au relativisme du jugement.

couple torse nu

Non, Monsieur Cohen, notre origine animale ne nous rend pas « méchant », et ce n’est pas le regard de Dieu qui nous culpabilise d’être faible de chair, ni les tables de la Loi qui nous dressent moralement. Notre « bonté » ne provient pas plus de la morale que notre « méchanceté » ne vient de la nature. La force, comme la faiblesse, peut être bonne ou mauvaise. Cet amour de la force, que vous avez cru découvrir chez la femme, n’est pas l’amour satanique du destructeur, de la bête de proie, mais l’amour de la plénitude des possibilités humaines.

L’homme « fort » révéré par l’amour des femmes n’est pas la brute tueuse que présente Albert Cohen mais l’homme complet, développé au physique comme au moral, l’homme qui peut tuer, certes, mais qui a de bonnes raisons de le faire et pas une simple envie ou un besoin sadique. Adrien Deume, dans Belle du seigneur, est une machine à ambition. Il n’est au fond pas un « puissant » mais le fantasme de puissance d’un faible qui veut arriver et doit se faire plus macho qu’il ne l’est pour intéresser les femmes. Fort heureusement, ou elles ont bien changé, ou elles ne sont pas toutes comme ça !

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Gallimard Pléiade 1986, 1034 pages, €50.35

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Coffret Folio 1998, 1109 pages, €11.88

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Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953

Soixantième anniversaire du film culte des années 50. Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 mn), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 60 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin en Indien sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le gamin est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

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Albert Camus extrémiste de la mesure

albert camus l homme revolte folio

Ni yogi, ni commissaire, refusant à la fois l’indifférence individualiste et la contrainte d’État, Albert Camus définit la condition humaine comme une tension permanente. Nous ne vivons pas dans un monde de dieux, le parfait ne saurait exister, le Bien en soi est inaccessible. Nous sommes humains, trop humains et devons faire avec. C’est cela, l’extrémisme de la mesure – cet oxymore.

Dans L’Homme révolté, en sa cinquième et dernière partie intitulée, en hommage à Nietzsche, La pensée de midi, Camus récuse ceux qu’il appelle « les tortionnaires humanistes », ceux qui veulent faire le bien des autres malgré eux, qui vous imposent leurs normes, leur morale, leurs conduite – et qui vous dénoncent à l’inquisition d’église, d’État ou des médias si vous n’êtes pas comme eux. « La révolte n’est-elle pas devenue (…) l’alibi de nouveaux tyrans ? » s’interroge Camus. Le conformisme du rebelle ne s’impose-t-il pas comme nouvelle règle pour être bien vu ?

La révolte est un mouvement de liberté des êtres doués de vie. Mais si le rebelle se rend libre par sa révolte contre l’ordre établi injuste, il risque d’aller trop loin – au détriment de la justice qu’il exige. Ce pourquoi les révolutions dévorent leurs enfants, ne s’arrêtant que lorsqu’une nouvelle caste de maîtres impose sa force. « Le nihiliste confond dans la même rage créateur et créatures » ; au bout d’un temps, la réaction de la société va vers l’ordre, car nulle société ne peut vivre longtemps sans paix pour élever les enfants. Et voilà les révoltés bien avancés, sommés de rentrer dans le rang ou de feindre la révolution permanente pour rester dans la ligne. Leur liberté n’est plus, ils sont esclaves du nouveau tyran ; leur justice n’est pas, puisqu’ils n’ont fait que renverser l’ordre établi pour en établir un autre.

A l’inverse de cette attitude adolescente, montre Camus, « la complicité et la communication découvertes par la révolte ne peuvent se vivre que dans le libre dialogue, tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l’oppresseur, plaide donc pour la vie, s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur, et affirme, le temps d’un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes. » La révolte fait le procès de la liberté totale, celle de tuer : elle est incompatible avec les raisons mêmes de se révolter, qui sont l’exigence de justice pour tous les hommes. Est-ce leur faire droit que de les tuer, de les nier en tant qu’humains comme les autres ? Ce pourquoi Camus est resté résolument contre la peine de mort, même pour les grands criminels et tyrans. « Le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément la capacité de révolte de cet être. »

Ni la liberté, ni la justice, ne sont absolues : seul le sens des limites est absolu. « Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. » Il faut savoir se restreindre pour rester libre, canaliser ses instincts, maîtriser ses passions, juger en raison. « Sa seule vertu sera, plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur. » Est-ce facile ? Non. Est-ce pour cela qu’il faut évacuer la question ? Non.

« S’il y a révolte, c’est que le mensonge, l’injustice et la violence font, en partie, la condition du révolté. Il ne peut donc prétendre absolument à ne point tuer ni mentir sans renoncer à sa révolte, et accepter une fois pour toutes le meurtre et le mal. Mais il ne peut non plus accepter de tuer et de mentir, puisque le mouvement inverse qui légitimerait meurtre et violence détruirait aussi les raisons de son insurrection. » Si la liberté absolue revient au droit du plus fort, la justice absolue veut la suppression de toute contradiction – c’est entre ces deux pôles que se situe la mesure. Ni perpétuer l’injustice par la domination totale des puissants, ni détruire la liberté par le nivellement absolu. L’être humain est imparfait et sa philosophie doit être celle des limites. L’être humain adulte, pas l’adolescent qui ne connaît rien des limites et les teste, jusqu’à ce qu’il les trouve.

albert camus 1961

Ce sont les pensées nihilistes, selon Camus, qui sont hors limites. « Rien ne les arrêtent plus dans leurs conséquences et elles justifient alors la destruction totale ou la conquête infinie. » La société industrielle, issue des révolutions des Lumières, infantilise les hommes ; elle a tendance, par sa complexité et par son exigence de responsabilité personnelle, à rendre l’adolescence plus longue. Et ce sont les adolescents qui constituent l’essentiel des mouvements révolutionnaires, anarchistes, nihilistes. Aux humains adultes, hommes et femmes, de rappeler les limites d’une vie en société, cette fameuse « fraternité » de la trinité républicaine : liberté, égalité, fraternité. Ni le droit de tout faire, ni la négation de toutes différences – seule la fraternité unit la tension permanente entre exigence de liberté et d’égalité.

Mais les religions aussi sont nihilistes, y compris les religions laïques comme le communisme ou le droit-de-l’hommisme : elles nient tout ce qui n’est pas en elles, elles récusent tout ce qui est contraire à leur dogme, elles massacrent avec plaisir et bonne conscience tous les mécréants – ceux qui ne croient pas comme eux. Le christianisme sous l’Inquisition, le catholicisme à la saint Barthélémy, le marxisme sous Lénine, Staline et Trotski, le maoïsme sous le règne de l’Instituteur promu, le castrisme sous la férule de l’ex-séminariste, le polpotisme sous les Khmers rouges, l’islamisme sous les Chiites d’Iran ou de Syrie et les Sunnites d’Arabie Saoudite ou d’Afghanistan – et même le politiquement correct qui tue médiatiquement dans nos sociétés si policées…

Toute pensée et toute action qui dépasse un certain point se nie elle-même. Telle est la dialectique de la révolte : « En même temps qu’elle suggère une nature commune des hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette nature. » Tout ce qui est réel n’est pas rationnel et ce tout qui est rationnel n’est pas réel. C’est dans cette ombre d’incertitude et de probable que se situe la mesure. Et Camus en fait une norme de conduite, un extrémisme anti-extrême.

En politique, pour la vie de la cité, Albert Camus distingue ceux qui veulent faire le bien des gens malgré eux et ceux qui s’unissent pour faire le bien ensemble. « Le syndicalisme, comme la commune, est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait. » Ni la gauche jacobine, ni la gauche collectiviste, ne sont libératrices – comme le dit si bien Jacques Julliard. Seule la gauche libertaire et la droite libérale libèrent : parce que tous deux mettent la mesure au centre de la politique et la justice en balance avec la liberté.

Les oppositions pointées par Albert Camus éclairent son propos :

  • L’idéologie allemande vs l’esprit méditerranéen,
  • Le romantisme adolescent vs la maturité virile,
  • L’État vs la Commune,
  • La société absolutiste vs la société concrète,
  • La tyrannie rationnelle vs la liberté réfléchie,
  • La colonisation des masses vs l’individualisme altruiste,
  • Minuit vs midi.

Camus était libéral, de gauche mais épris de liberté, ce qu’on appelle un libertaire – bien que mai-68 ait galvaudé ce terme en le réduisant à l’hédonisme médiatique, content de soi et parfaitement bourgeois. Camus a encore des choses à nous apprendre sur notre temps.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

L’homme révolté de Camus sur ce blog

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Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie

Après État civil, récit d’enfance, voici le roman familial, entrepris juste après la mort de son père. Drieu y romance la déchéance bourgeoise et catholique de ses parents et grands-parents. C’est une psychanalyse salutaire à propos de son père, qu’il aurait bien voulu aimer mais qui l’a rejeté avec indifférence et auquel il ressemble, et une vengeance envers sa mère, coincée entre l’appétit du sexe et les préjugés de son milieu. Ne vous moquez pas, rien n’est pire pour l’estime de soi qu’avoir été mal aimé enfant. Vous, aimez-vous assez vos petits pour leur éviter plus tard la drogue ou l’extrémisme dû à la mésestime ?

Pierre Drieu La Rochelle Reveuse bourgeoisie

Le ton du roman est proche de Balzac au début, de Zola à la fin. Mais le roman est trop long, la cinquième partie inutile, redondante. Elle fait redescendre le lecteur porté au paroxysme par la rupture de l’auteur et son double avec sa famille maudite ; elle se traîne en longueur, les dernières pages particulièrement bavardes. L’impression reste d’un souffle mal maîtrisé, d’un manque de cohérence d’ensemble. Drieu n’avait pas l’esprit architecte de son grand-père.

Comme Zola, Drieu voit dans l’hérédité la cause de ses malheurs. Un père faible, une mère sensuelle – aucune éducation ne pouvait forcer ces deux là à s’élever. Le père n’a jamais pu arriver en affaires, plein d’imagination mais calant sur toute réalisation concrète (l’inverse de son beau-père, architecte). Il vivait de luxure tout en renvoyant à demain les éternels problèmes d’argent. « Que vaut l’intelligence sans le caractère » ? p.691. La mère n’a jamais pu se défaire du sexe, qu’elle n’avait connu qu’avec son mari, prise jeune et « ravie » jusqu’à la fin. Elle n’a pas divorcé, n’a pas protégé ses enfants, n’a pas refait sa vie ailleurs, « lâche devant son désir, comme lui » p.762 et « victime de son éducation » p.693. Mais le milieu débilitant des villes n’arrange rien : « La mauvaise hygiène, cette longue retraite confinée au fond des appartements qui au siècle dernier a privé à un point incroyable presque toutes les classes de la lumière et de l’air les avaient rapidement réduits ; mais la lésine morale avait fait plus encore » p.686.

Comme Balzac, Drieu voit le Préjugé catholique et petit-bourgeois engoncer les gens dans la routine du malheur en ces années 1890-1914 dite « la Belle époque ». On ne dira jamais assez combien l’Église – comme toutes les croyances rigides – a tordu les âmes en les corsetant de tabous. Le curé maquignon plaçait les filles comme les chevaux, en mentant sur leurs dents. Le mariage était affaire d’argent, de dot et d’espérances, pas d’amour – il viendrait avec le sexe, peut-être, sinon tant pis, la vertu et la piété en tiendront lieu. D’où cet humour balzacien de l’auteur : avant les fiançailles, les deux familles se testent « pourtant, vers le milieu du repas, tout s’éclaircit d’un coup. Camille désira Agnès. Cela arriva entre le gigot aux flageolets et le foie gras avec salade » p.585. Chaque famille tente de renforcer sa position en s’alliant un peu plus haut. Divorcer, cela « ne se fait pas », et tout est dit. Mieux vaut la faillite que la séparation, il faut tenir son « rang social ». Ce pourquoi Drieu vomira toute sa vie cette inversion bourgeoise des choses : faire passer son intérêt avant ses besoins. « Les petites gens s’effraient de voir sortir les leurs de la régularité médiocre, temple de l’honnêteté dont ils se sentent dépositaires dans la société » p.639.

petits blonds

Drieu se réinvente en Yves, petit garçon mince et pâle, éperdu de sensiblerie et d’admiration pour Napoléon, mais au final lâche et faible comme son père, tenu par la luxure comme sa mère. Il souffre de n’être pas aimé : « Entendant son père l’interpeller, Yves avait attaché les yeux sur lui encore plus vivement qu’auparavant, avec soudain une gratitude éperdue. Alors qu’il croyait qu’enfin son père allait s’occuper de lui, il fut déçu comme à son entrée » p.595. On a de la peine pour le gamin. Autoportrait à vingt ans : « Il était long, mince, flexible au point de paraître fragile » p.735. Mais il enjolive par l’amour qu’il avait pour une fille de la haute son échec à Science Po, et se glorifie au final d’être tué à la guerre. Il se crée aussi une sœur, Geneviève, de deux ans plus jeune que lui, qui l’aime et l’admire, dédoublement narcissique du moi, et peut-être penchants homosexuels allant jusqu’à séduire par elle son meilleur ami. Mais il ne peut s’empêcher de se vautrer avec délices dans le mépris de soi. Suicidaire perpétuel, Drieu… qui cherchera le salut dans le fascisme, cette grande fraternité raciale qui voue un culte à la force – tout ce dont il a manqué dans sa famille.

Des rêveurs petit-bourgeois, pas des hommes d’action – que lui rêve d’être.

Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1937, Gallimard l’Imaginaire 1995, 364 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Le numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

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