Articles tagués : amis

Stéphane Béguinot, Bonnie Highland Laddie

Stephane Beguinot Les aventures des MacClyde 2
Voici la suite de la saga écossaise d’heroic fantasy dont le premier volume en 572 pages, paru en 2010, s’intitulait Le clan du Grey Watch. Celui-ci est à peine moins gros, à la mesure de l’appétit de grand air et d’action des lecteurs. Car, après un début un peu poussif où toute la jeunesse s’échauffe aux jeux entre clans, ce qui intéresse moyennement, puis par un enchaînement curieux où toute la même jeunesse se met derechef à pouliner – enfin l’action débute avec éclat. L’ennemi Grey Watch se révèle en plein essor, toutes flèches dehors. Dès lors, le souffle épique porte l’histoire et tient en haleine jusqu’au bout.

L’auteur a su se départir du ton un peu gentillet du premier tome. Il y a encore des BA (beaucoup moins), du sexe (un peu), de la cruauté (amplement), et de l’aventure (en veux-tu, en voilà). Pour les tortures et raffinements de cruauté, que la jeune génération adore, je vous laisse découvrir, elles sont plutôt raffinées. Mais pour le sexe, en voici un court échantillon : « Imaginez-là, revenant d’un abordage victorieux, parfumée de poudre et de sang, les vêtements en lambeaux, dévoilant son anatomie. Insatiable et excitée, elle en redemande et exige un corps à corps amoureux avec vous… Je vous laisse imaginer la suite » p.234. Avouons que nous aussi !

Un peu déshabitué de tous ces noms barbares, Eimhir, Angus, Uilleam, Caitriona, Eithne, Cowan (qui s’écrit autrement), le lecteur va être désorienté quelque temps, ne sachant plus trop qui est qui. Manque indéniablement un récapitulatif des personnages comme dans les romans anglais.

Il y a aussi des scories, des fautes d’orthographe laissées de côté : je paris (pour je parie) vers la p.25, tir (tire) au flanc p.36, d’une mort (sans e) p.172, sans fard (avec un d) p.367, taches vertes (et pas tâches !) p.368, un curieux « contre sur » p.245. Et cet usage à contresens du mot ‘infime’ (sans doute pris pour infini ?) dans l’expression « infime honneur » p.374 : infime – qui signifie tout petit – n’a rien du grand honneur que le sens semble exiger… Restent quelques erreurs d’accords au subjonctif, mais l’Éducation nationale n’a rien foutu depuis deux générations pour respecter la langue – et qui le sait encore ? Il y a surtout un usage immodéré du jargon branché : problématique, échanger (tout seul, en l’air, sans dire quoi), écoute, bruiter, challenge, stress, angoisser, culpabiliser, gérer, investiguer, attentiste, impactant…

Mais vous retrouverez, outre les héros (dont la très irritante Eimhir qui fonce toujours sans réfléchir et met en danger tout le monde), les bons vieux fantômes (qui se régénèrent dans le whisky), les kiltômes, kiltishs, twinômes et même des fantômelles. Outre les crossigeons et une dragonne (qui se porte en lac et pas au poignet) née des amours d’une eau chargée en minéraux et d’un ricochet multiple en virtuose. Si Steafan (le père de toute cette marmaille écossaise et de ces personnages) se fait disparaître, empalé lors d’un raid, c’est peut-être pour garder l’imagination plus libre et laisser la place à ses enfants.

On dit aussi que l’auteur, ayant atteint désormais l’âge respectable de 50 ans, a instillé quelques amis dans les personnages secondaires. Il en brosse un portrait parfois énigmatique. Ses célèbres jeux de mot ne sont pas le meilleur de son style (« Devrait-on pour autant jeter la pierre à ceux restés de marbre ? » p.364), mais maintiennent un ton alerte, au final réjouissant. S’amuser à écrire est le premier pas pour bien conter. Et tout le tome est dédié à Bonnie Highland Laddie, le « beau jeune homme des hautes terres » (nous dit-on p.379) ; il se révèle… fils de fantôme ! Un beau pied de nez à notre quotidien trop rationnel.

Vous en reprendrez bien une dose ?

Stéphane Béguinot, Bonnie Highland Laddie – Les aventures des MacClyde 2, 2013, éditions Carmichael, 395 pages, €23.00
Le site
Le premier volume, chroniqué sur ce blog

Catégories : Ecosse, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Auguste, mort en 14, au Grand Palais

auguste tete bronzer paris expo grand palais

Il y a 2000 ans mourait l’empereur romain Auguste. Car il n’y a pas que la guerre à « célébrer » en cette année 14. Outre 1914 et 1944 (tiens, on a « oublié » 1954 en France ?), la première année 14 de notre ère était l’apogée de l’empire romain.

Jésus n’était qu’un petit garçon quand Auguste régnait sur le monde connu – la lex Titia lui ayant conféré depuis -43 l’impérium triumviral pour 5 ans renouvelables. Prénommé Octave, adopté par César sans être de son sang, il a pris le nom d’Auguste qui signifie le vénérable.

Rome, dont nous nous faisons gloire de descendre culturellement, avait des habitudes juridiques bien loin de l’assistanat surveillé de notre État-providence : familles recomposées, adoptions rapides et changements de noms – sans évoquer les mignons et les amis de sexe, socialement bien mieux acceptés.

oreste et pylade copie romaine paris expo grand palais

Moi, Auguste, empereur de Rome (jusqu’au 13 juillet) est une exposition bien faite, aérée et cohérente, qui va contre les idées reçues : la liberté, à Rome sous l’empire, apparaît bien plus grande qu’en France sous la démocratie… Il est vrai qu’il n’y avait pas la télé, et que les histrions étaient cantonnés aux intermèdes des jeux du cirque, ce lieu vraiment « collectif » où « le peuple » communiait dans la grandeur nationale. Pas comme maintenant, où nous avons les mots sans les choses, où le collectif est une incantation et le peuple un fantasme. L’héritage de César était un État fort, des provinces réorganisées et romanisées (« civilisées »), les ordines voués au service public. Auguste a ajouté à cette potestas (ce pouvoir institutionnel) l’auctoritas (l’autorité charismatique).

auguste imperator paris expo grand palais

Comment ne pas faire le parallèle avec notre époque, où le pouvoir ne confère manifestement pas l’autorité (François Hollande en est le triste exemple), où l’État se délite dans l’indécision et la synthèse du tout le monde il est beau et gentil, où le millefeuille des collectivités perd les actions publiques de la commune à l’UE (en passant par les groupements de communes, les cantons, les métropoles, les départements, les régions, la nation), où la « civilisation » recule dans les banlieues décomposées où prolifèrent les religions sectaires, où les tenants du « service public » prennent l’outil de travail national pour leur propriété, les accords des partenaires sociaux pour quantité négligeable et le vote du Parlement pour rien… Où est aujourd’hui la puissance morale d’un De Gaulle, d’un Mitterrand, d’un Giscard, voire même d’un Sarkozy ? Octave Auguste l’avait, François Hollande non. Être un chef ne s’apprend pas à l’ENA, ni surtout au parti Socialiste.

auguste jeune homme paris expo grand palais

Mais la com’ existait déjà, avec ces statues et portraits de l’empereur et de sa famille, ornant les places publiques, les autels aux dieux et les lieux officiels. Imagine-t-on François Hollande statufié sur 2m50 de haut devant l’Arc de triomphe et son autel à l’intérieur de Notre-Dame ? Auguste a longuement préparé sa succession, mais il n’avait pas de fils. Son neveu Marcellus, pressenti, mourut avant d’être adopté. La fille d’Auguste, Julie, mariée avec Agrippa, eut deux fils, Caius et Julius César, dont les frais visages enfantins sont présentés comme des têtes coupées par quelques révolutionnaires, mais ils sont morts avant d’avoir été majeurs. C’est donc son beau-fils Tibère qui fut adopté par Auguste, avec l’obligation d’adopter lui-même Germanicus, son petit-neveu.

torse apollon paris expo grand palais

Dans l’exposition, vous ne verrez pas que des statues. Des reliefs sculptés comme ce délicat torse d’Apollon ornaient les autels publics tels l’Ara pacis, l’autel de la Paix, et les urnes funéraires. Car, autre différence avec nous, les Romains se faisaient surtout incinérer. Des fresques et peintures, aux coloris gais, illuminaient les murs des maisons austères, une villa des pentes du Vésuve est reconstituée, donnant une idée du quotidien romain rendant plus vivants la lecture d’Alix ou d’Astérix. Une colombe en verre bleu contenait de la poudre à fard ; comme les ampoules de médicament aujourd’hui, on devait casser sa queue effilée pour faire sortir l’ingrédient. Des gobelets en argent montraient en bas-relief des scènes de la mythologie grecque.

bain athlete gobelet argent romain

Il y avait peu de monde, le matin où je suis allé voir cette exposition. La faute peut-être à cette grève des cheminots qui s’éternise, sans raisons autres que de vagues craintes futures sur un statut privilégié, accaparant le bien public comme s’il était aux syndiqués et non à tous les citoyens. Les sorties scolaires se répandaient plus volontiers au musée de l’Armée, les canons, fusils et uniformes parlant plus, probablement, aux profs accompagnateurs que l’époque romaine connotée « bourgeoise ». C’est dommage car l’époque d’Auguste a beaucoup à nous apprendre sur aujourd’hui : un empire aussi composite que l’Union européenne, des religions aussi variées et aussi sectaires, des factions politiques aussi virulentes, une lutte des classes pour les biens… Sauf que l’État était fort, que la vertu régnait dans l’administration et que l’autorité de celui qui fut porté puis maintenu au pouvoir était incontestable.

Du 19 Mars 2014 au 13 Juillet 2014, tous les jours de 10h à 20h, nocturne jusqu’à 22h le mercredi, fermeture hebdomadaire le mardi.
Le site officiel
La Rome d’Auguste en trois minutes (pour les zappeurs nuls) 

Catégories : Archéologie, Italie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie

jerome arnaud wagner la femme de ma deuxieme vie
L’amour est plus fort que la mort ! Ce puissant mythe est revivifié en français contemporain par un cadre des médias admirateur de Love Story. C’est beau, entraînant, captivant – le lecteur ou la lectrice ont envie d’y croire. En près de 400 pages, ils le peuvent, s’isolant du monde comme dans une bulle irisée où ni le temps ni l’espace ne comptent plus. Un bel exercice romanesque qui poursuit un récit tristement véridique : la disparition de son épouse, écrite par l’auteur dans un précédent livre : N’oublie pas que je t’aime (2010).

Sans cesse, Jérôme-Arnaud ressasse la disparition de l’amante fusionnelle, Emmanuelle, disparue à 35 ans dans un hôpital pour cause de mauvaise administration. Elle lui a laissé deux enfants, garçons jumeaux de quatre ans qu’il va s’efforcer d’élever seul. Reviens mon ange (2012) s’égarait déjà vers le roman pour chanter le même amour, avec une tentation policière. Cette fois, l’auteur réunit les deux avec un brio sans conteste. Imaginez un couple idéal, beau, parisien, aimant, deux enfants ; un soir de Noël, l’épouse est séparée de son époux parce que la porte du métro bondé se referme avant qu’elle ait pu monter. Nul ne la reverra plus – ou plutôt jamais en chair et en os, mais peut-être en rêve, ou bien… A-t-elle disparue volontairement, puisque son corps n’a pas été retrouvé ? Sinon, qui peut être son assassin ?

Wagner écrit dans le troisième volume de sa (peut-être) tétralogie, sa conviction que rien n’est jamais perdu, que rien n’est perdu à jamais, que le mot « jamais » ne saurait exister. Un jour, quelque part, sur cette terre ou au-delà, les amants se rejoignent car l’amour transcende la mort… Mais ici-bas, en attendant, il faut bien vivre. Et c’est ce contraste qui donne du ressort à l’histoire. Raphaël a perdu Laura ; il ne l’oubliera jamais mais rencontre Aurélie ; il l’aime, ils se marient, elle est une mère pour les jumeaux orphelins, confortés jusqu’ici par leur parrain Marc (beau portrait de parrain, si utile à la construction des enfants). Aurélie n’est pas la femme de sa vie, mais la femme de sa deuxième vie : où vous apprendrez le distinguo subtil entre « âme jumelle » et « âme primordiale » – la première fusionne avec vous, la seconde vous complète. Mais c’est toujours l’Amour, peu importe quel vecteur il prend.

Ce romancier-philosophe de l’amour parsème son livre de citations des acteurs et chanteurs aussi profondes que la mode… Sa leçon du vivre est un kit pratique de survie pour ménagères de moins de 50 ans : il faut avant tout penser au présent, sans se perdre dans le passé ni fantasmer trop sur l’avenir. Mais cette philosophie de magazine fonctionne : on a envie d’y croire. Le présent, ce sont les enfants qui ont besoin d’un père, la seconde épousée qui a besoin d’être aimée, France-Télévision qui a besoin d’un professionnel, la police qui a besoin de poursuivre l’enquête.

La vision de l’auteur, écrivain dès l’âge de 11 ans mais baignant dans la com, reste désastreusement américaine. Ce français qui écrit est acculturé, brossant sans nuance un portrait « d’inspecteur » de police issu des romans noirs newyorkais des années 50 avec imper, chapeau et whisky, une image surréaliste de policiers sortant « leurs colts », un autre portrait de psychiatre suisse allemand de caricature qui établit un diagnostic au mépris de toute procédure réaliste, un idéal typiquement américain monomaniaque de « transparence » dans le couple, une vision hollywoodienne de la mort comme couloir des âmes vers le paradis où « Dieu » les accueille, un sentimentalisme d’amour fusionnel rose bonbon à la Love Story

Le lecteur littéraire et français voit qu’on se moque un peu de lui, au moins dans l’absence de cette obsession – pourtant elle aussi bien américaine – du détail vrai : il y a bien longtemps en France que l’on ne dit plus « inspecteur » mais lieutenant ou capitaine, et les policiers parisiens n’ont jamais été armés de « colts » mais d’un bon vieux Sig-Sauer. Il aurait suffit de solliciter les deux ados de l’auteur, probablement adeptes de Wikipedia, pour l’apprendre en deux minutes… Légèreté française ? Relecture non travaillée ? Inculture de masse ? C’est un peu dommage, d’autant que p.219 Aurélie évoque devant les enfants de 10 ans l’accusation de meurtre portée contre leur père sans que ceux-ci n’y fassent attention ni s’en émeuvent le moins du monde ! Est-ce bien réaliste ?

jerome arnaud wagner et jumeaux

Mais au total le positif l’emporte. Il y a du romanesque, de l’idéal et de l’action. Le roman est dynamique et généreux, il laisse confiant en l’avenir et dans l’amour entre les êtres – malgré tout. « L’amour, c’est Dieu lui-même (…) Et il a tous les visages » p.233. Le mot « Dieu » peut désigner l’énergie qui meut l’univers, comme le croyaient les stoïciens, ou Brahman, l’esprit de l’univers, comme le croient les yogis – chacun met ce qu’il croit dans ce concept-valise accessible sans avoir fait d’études.

Amour en couple, reconstruction après décès du partenaire, fidélité dans le mariage, attention portée aux enfants – ces valeurs de tradition sont ici revivifiées et actualisée d’un souffle salvateur. Ni le superficiel de la baise, ni le virtuel des « amis » ne remplacent les véritables relations humaines. Ce n’est rien de le dire, c’est mieux avec talent. La raison n’est rien sans les passions, qui elles-mêmes ne sauraient vivre sans les pulsions. L’amour est cette synthèse qu’opère « l’intelligence du cœur ». Et ce beau roman d’amour, malgré tout, emporte sur ses ailes.

Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie, 2014, éditions Les nouveaux auteurs, 388 pages, €18.00

 

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Yalta plateau Petri

Nous reprenons le bus pour grimper sur le plateau qui domine Yalta, le plateau Petri. La route tourne et retourne dans une belle forêt de feuillus sans taillis. Les feuilles filtrent une lumière apaisante sur les fûts droits comme les colonnes d’un temple. N’est-ce pas Chateaubriand qui comparait les cathédrales et leurs piliers à des forêts de pierre ? A un virage, une fontaine d’eau pure et glacée sourd du rocher en contrebas de la route. C’est un arrêt obligatoire tant cette source est sensée contenir de vertus – la principale étant contre la soif. Nous y remplissons nos gourdes en prévision de la montée à pied qui va suivre.

yalta plateau petri stand de bouffe

Le plateau offre un « point de vue » sur Yalta et sur la côte, il est donc flanqué d’un parking immense et de baraques pour attractions, bouffe et souvenirs. Le parc ressemble un peu à l’idée que je me fais de la foire aux chameaux de Pushkar au Rajasthan. Ici, les minibus remplacent les bêtes. Nous découvrons cependant trois chameaux d’Asie qui servent à promener les touristes pour quelques sous, leurs bosses successives servant d’entre-deux confortables aux midinettes, aux petits garçons et aux grosses matrones. Déguisées en mousmé, ces dernières grimpent à l’aide d’un escalier sur une estrade de bois qui leur servira à se jucher sur la bête. Puis elles se font tirer par un grand Tatar déguisé, lui, en Bédouin dont on ne voit que les yeux.

yalta plateau petri chameaux d asie

Parmi les attractions, il y a aussi le paon sur son banc, les oursons, les deux panthères et le bébé tigre, toutes bêtes sauvages avec qui se faire prendre en photo comme si l’on était au fin fond de la taïga. Les Russes et les peuples de pays proches, aux ancêtres pionniers, adorent ça. Ils sont bon public, émerveillés des prédateurs qu’on leur apporte sur les genoux, heureux d’être mis en situation pour le « souvenir ». Nos grands-pères, dans les années 30, étaient ainsi. Aujourd’hui, notre génération n’y croit pas plus qu’au Père Noël ou à Dieu. Nous manque-t-il cette faculté d’étonnement dont les philosophes font le premier pas vers la philosophie ? Manquons-nous de naïveté devant les bêtes, donc quelque peu de poésie ?

yalta gamin russe debardeur a trous

Nous serons tout en haut des falaises, à 1233 m, lorsque nous aurons accompli le reste du chemin à pied. La grimpée s’effectue sur le calcaire, puis dans un bois où résistent encore quelques arbres centenaires. Nous suivons un lot de midinettes en robes de tulle et en claquettes, c’est tout juste si aucune ne porte de hauts talons. Les adultes mâles de plus de trente ans suent et soufflent de trop fumer et de trop boire. Seuls les gamins sont hardis, vêtus au minimum, baskets et short, torse nu. Ils grimpent souplement et sans effort pour arriver en haut. La jeunesse désoviétisée a pris le maintien svelte et les muscles sportifs de la nouvelle norme capitaliste. Le parti communiste d’Ukraine vient cependant chaque année replanter un drapeau rouge sur le piton qui fait face à celui où trône une croix de bois. Cette croix est le signe que nombre de jeunes et de petits gars arborent désormais en modèle réduit à leur cou, symbole de leur adhésion à la modernité. Avec ce drapeau rouge en face, il s’agit de montrer que des communistes existent encore, qu’ils révèrent la patrie, la morale et l’effort.

yalta plateau petri

Le conservatisme a changé de camp. S’il subsiste ici ou là quelques étoiles soviétiques, les symboles courant de cette période (qui a duré quand même trois générations) apparaissent résolument ringards, autoritaires et dépassés. Voilà au moins un progrès réel. Du sommet de la falaise, nous avons vue pleine et entière sur le littoral, du moutonnement des arbres sur la pente au rivage presque entièrement bâti.

yalta plateau petri gamin

Au retour de la descente, nous prenons un jus de raisin face au panorama, à l’écart des boutiques. Nous restons ensuite à déambuler parmi la foule bon enfant qui va de boutiques en attractions, s’amusant tant qu’elle peut. Les petites filles se parent de coiffes tatares, très orientales, une calotte brillante garnie de pendentifs aux rondelles métalliques d’un délicieux exotisme. Les garçons, plus terre à terre ou plus sensuels, préfèrent lécher des glaces ou caresser les fauves.

yalta fillette russe coiffure tatar

Les préados sont fascinés par le décor à la Mad Max qu’offre « l’attraction nazie ». Deux antiques autos noires, une Adler et une BMW à quatre phares, toutes deux prises de guerre de l’URSS, servent de décor à une mise en scène du plus bel effet. Une mère conduit son garçon d’une douzaine d’années à la voiture, après avoir payé le forain. Elle aide le gamin à revêtir la veste de cuir grise et la casquette de soldat allemand ; elle lui met dans les mains la Schmeister à répétition. Debout au volant de l’engin, elle décore ensuite son petit mâle des cartouches de mitrailleuse qui feront bon effet. La lourde bande fait ployer un instant les frêles épaules. Et clac ! Voici une première photo souvenir. Et clic ! Une autre au volant, la casquette envolée, les cheveux ébouriffés comme par le vent de la course. Le panneau précise : « 10 mn de photo autorisée par ticket payé ».

yalta gamin russe deguise en nazi

Deux autres tout jeune adolescents très amis, probablement cousins, attendent leur tour. Torse nu, ils se tiennent les épaules, se frôlent en se bousculant, échangent des secrets à voix basse. Ils montent dans ce véhicule de tortionnaires, se coiffent d’un casque à cornes nazi, empoignent la mitraillette de rigueur, ceignent leurs épaules pâles d’une cartouchière pleine comme d’une armure d’écailles et les voici, nouveaux Siegfried, prêts à assassiner le monde entier. Ils sont touchants. Leur fragilité prend des mines farouches devant l’objectif, ils se hissent debout, tenant d’une main le pare-brise et de l’autre l’arme brandie, jouant des effets de muscles pour paraître barbares. Puis, vidés par l’effort, épuisés par ce théâtre, ils se dépouillent de tout cet attirail pour redevenir de gentils garçons à leur maman, dont le papa russe est fier…

yalta gamins russes amis torse nu dans la voiture nazie

Les photos de ce moment de défoulement serviront à faire rire les copains et à crâner devant le reste de la famille. Un tel spectacle serait probablement interdit chez nous par toutes les ligues de vertu et les gardiens du mémorialement correct. Et pourtant : n’avons-nous pas combattus le même ennemi et gagné la même guerre ? La différence entre l’ex-empire soviétique et nous est que certains lobbies ne font pas, ici, seuls la loi en tablant sur la culpabilité des autres.

yalta radomes centre d ecoutes de crimee

Nous reprenons le bus pour traverser le plateau et plonger du côté du grand canyon de Crimée, vers le village de Sokolinoe. Le chauffeur, curieusement, débraye dans les virages et laisse aller le véhicule au point mort dans les descentes. Ce genre de conduite est dangereux mais c’est une attitude « à la russe » courante, qui allie le mépris du danger aux anciennes habitudes de pénurie qui rationnaient le carburant. Sur le haut du plateau, les radômes du centre d’écoute de Crimée rappelle que l’armée veille toujours.

sokolinoe crimee conserves artisanales

Nous gîtons ce soir dans une petite maison de campagne, enfouie dans un jardin. L’entrée sur la route propose, sur une table à tréteaux, divers produits locaux comme le miel, les conserves de fruits, les champignons, les concombres au sel, les oignons du jardin et les tomates fraîches. Sous la tonnelle à treille où, à la mode tatare, nous dînons assis en tailleur après avoir ôté nos chaussures, de nouvelles bouteilles de vin rouge de Crimée nous égaient. En apéritif, nous avons goûté le « vin de cassis » de la dame, où les fruits sont bien présents, mais agrémentés d’une bonne dose de vodka distillée clandestinement. On nous a assurés qu’elle était saine, sans alcool trafiqué. A la salade normale de tomates et concombre succède une salade de chou vert blanchi, aux poivrons et légèrement épicée, puis un riz pilaf à la viande. Les chambres sont petites et calmes, formatées pour de nombreux enfants et cousins. Nous y dormons parfaitement.

Catégories : Ukraine, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Edith Wharton, Les chemins parcourus

edith wharton les chemins parcourus

J’ai déjà évoqué cette Américaine amoureuse de la France et qui a vécu l’inter-siècle 1862-1937. Elle a écrit ce précieux manuel sur Les mœurs françaises incisif, bien vu et toujours utile pour comprendre en ses profondeurs le parisianisme. J’y reviens aujourd’hui avec l’histoire de sa vie. Une histoire qu’elle recompose selon l’image qu’elle veut laisser d’elle-même et de ses amis, avec des blancs et des silences, mais l’histoire aussi de l’Amérique avant l’impérialisme et de l’Europe avant 14. La civilisation s’épanouissait des deux côtés de l’Atlantique comme jamais et l’on pouvait croire – ironie de la raison – qu’un siècle de paix et de bien-être allait s’ouvrir… Comme on le croit aujourd’hui.

Il n’en a rien été mais Edith Jones, épouse Wharton, traverse les épreuves le cœur haut. Elle est une « éblouie », ainsi que le lui dit à un dîner Henri Bergson, à propos de son incapacité à mémoriser de la poésie. La mémoire d’Edith Wharton est émotionnelle, comme celle de Marcel Proust dont elle aime beaucoup la Recherche du temps perdu (surtout le premier tome). Elle a besoin de recréer pour raconter, dans le calme d’une campagne où alternent lectures, jardinage et visites d’amis intellectuellement proches. Mais elle a besoin aussi de mouvement, elle adore les voyages comme son mari et ils laboureront la Méditerranée et les îles grecques ou turques, arpenteront la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre et même l’Allemagne, rapportant à chaque fois une moisson d’impressions et quelques écrits. Très émotionnelle, donc sujette aux dépressions, ce qu’elle cache soigneusement en ces pages, écrites d’un ton enjoué et volontaire. Mais l’auteur révèle cette appréhension affective dès ses premières impressions : « le monde objectif ne pouvait jamais perdre son charme tant qu’il contenait des petits chiens et des petits garçons ». Être embrassée à 4 ans par son cousin à peine plus âgé est son premier souvenir.

Il y en aura bien d’autres. Oisive, oie blanche ignorante du sexe dans une famille riche de New York remontant aux origines de la colonie, elle ne fait aucune étude mais lit toute la bibliothèque classique de son père en plusieurs langues. Elle parlera français, italien, allemand depuis l’enfance, regrettant de ne pas avoir été au collège pour apprendre le grec et le latin. Elle fait ses débuts timides en littérature par la poésie, avant de se faire conseiller par des amis lettrés et de publier des romans à succès. Dans son milieu, il est indécent pour une femme d’écrire et l’on n’en parle pas. L’inverse de Londres où elle est l’invitée des salons, et surtout de Paris, où elle vécut treize ans, avant la guerre de 14 rue de Varennes, pendant la guerre en créant des foyers d’accueil et des sanatoriums pour réfugiés et, après la guerre, près d’Ecouen. Elle est d’ailleurs enterrée à Versailles.

Edith Wharton est grande amie de Henry James, Paul Bourget, Vernon Lee, la comtesse de Noailles, Jacques-Émile Blanche, Victor Bérard, Charles Du Bos, et même du président Theodore Roosevelt – sans parler des Anglais, Italiens et Américains dont les noms ne disent plus rien. Elle rencontre Bergson, Gide et Cocteau, dont elle livre un portrait jeune incisif : « j’y ai rencontré un jeune homme de dix-neuf ou vingt ans qui, à cette époque, vibrait de toute la jeunesse du monde. C’était Jean Cocteau, alors plein de passion et d’imagination, pour qui chaque beau vers était une aurore, et chaque crépuscule jetait les fondations de la Cité céleste. (…) Une des tristesses des années qui suivirent furent de voir cette lumière s’estomper. La vie en général, et la vie parisienne en particulier, est la cause de beaucoup d’effacements ou de défigurations de ce genre ; mais dans le cas de Cocteau, c’est d’autant plus dommage que ses dons étaient particulièrement nombreux, et ses ferveurs parfaitement sincères » p.264.

Edith Wharton a vu basculer le monde encore rural du XIXe siècle dans le monde industriel du XXe, avec son cortège de laideurs, de brutalités, de mécanisation des esprits et des bureaucraties. « A Paris et dans ses environs tout semblait pousser le même cri : les riants faubourgs qui n’avaient pas été défigurés par les hideuses réclames, les champs de blé de Millet et de Monet encore intacts, déployant leur opulence dorée autour de la capitale, les Champs-Élysées dans leurs derniers soupirs d’élégance, et les grands édifices, les statues et les fontaines qui, au crépuscule, se retiraient dans le secret et dans le silence, au lieu d’être arrachés à leur mystère par des flots vulgaires de lumière électrique » p.295.

Mais elle a su garder l’âme haute, ce qu’elle déclare en « Premier mot » : « Malgré la maladie, malgré même ce pire ennemi, le chagrin, on peut rester vivant bien après la date usuelle de la décrépitude si on n’a pas peur du changement, si on conserve une curiosité intellectuelle insatiable, si on s’intéresse aux grandes choses, et si on sait tirer du bonheur des petites » p.11. Tout l’inverse de la France d’aujourd’hui – qui vieillit, qui refuse tout changement, qui s’ankylose dans le passé et qui réduit son regard aux petites hantises de détail du présent.

Puisque l’on honore tant, dès cette année, la période 14-18, pourquoi ne pas regarder du côté du vivant optimiste plutôt que de se confire dans la mort et les cadavres ?

Edith Wharton, Les chemins parcourus – autobiographie (A Backward Glance), 1933, édition 10-18 2001, 383 pages, occasion € 16,97  

Catégories : Etats-Unis, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hiata en vacances

Abandonnant sa famille, ses fleurs, son jardin suspendu, ses chats, son coq, ses poules, Hiata s’est envolée pour Paris. Partie le jeudi à minuit moins deux, elle arriva après une escale américaine à Los Angeles, le samedi matin à Paris Charles de Gaulle. Partie en tenue printanière avec 34°C, elle trouva des congères (enfin pas tout à fait) de froid, une bise glaciale et un thermomètre affichant 8° tous petits degrés centigrades. Brrh ! Les vacances commençaient bien !

tour eiffel paris

Une bonne âme était venue me chercher avec ma petite valise. Merci à elle. Il faut vite se réhabituer au trafic automobile, aux incivilités, aux jeunes Roms qui se précipitent sur le pare-brise pour tenter de le laver et le coup de pied dans la portière quand leur espoir est déçu ! Ici aussi il y a des incivilités mais les Popa’a auraient tendance à penser, « bah ! ce ne sont que des « Indigènes »…

Les Parisiens semblaient tristes et blasés, les mendiants plus nombreux, les prix au marché et dans les magasins très élevés, les commerçants peu avenants, les cyclistes et certaines motos sur les trottoirs : mais que se passe-t-il dans ce beau pays ? Moroses, privés d’emploi et donc de revenus, n’apercevant plus la ligne d’horizon, les Français verraient-ils tout en noir ?

Loin des bleus du lagon, la morosité me gagne, froid et pluie aggravent cette situation. Que suis-je venue faire dans cette galère ? J’avais rêvé de cerises gourmandes et juteuses, il y en a peu ; les fraises espagnoles vantent les pesticides ; les maatjes (petits harengs crus) ont fait leur apparition sur le marché, et cela me renvoie aux Pays-Bas plusieurs années en arrière… Je retrouve mes amis de toujours, les Thaïlandais qui eux aussi ont atteint l’âge de la retraite et qui vont retrouver leur Bangkok natal après plus de trente années passées sous le ciel de Paris. La SNCF me piège évidemment avec une grève inopinée.

Retourne au fenua, Hiata, tu y seras mieux et certainement moins râleuse qu’ici !

torse nu ado

Ce qui fut dit fut fait. J’ai retrouvé ma basse-cour, les bleus du lagon, mes amis et mes habitudes. J’ai beaucoup de faits à raconter car durant mon absence, même si celle-ci fut courte, il s’est passé pas mal d’évènements. A bientôt donc.

Hiata de Tahiti

Catégories : Polynésie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

France et Christian Guillain, Le bonheur sur la mer

France et Christian Guillain Le bonheur sur la mer

Elle et lui font partie de ces couples formés par hasard autour de 1968 et qui refusaient « le système » : l’autoritarisme politique, moral, patriarcal ; le travail en miette et dans la pollution ; les relations sociales hypocrites des villes et administrations ; la société de consommation réduite au métro-boulot-dodo. Ils rêvaient de grand large, de nature, de vie au rythme ancestral. Ils l’ont fait.

Elle, créole de Tahiti élevée en pensionnat à Dole, dans le Jura ; lui neveu du correspondant du Monde au Japon Robert Guillain et descendant d’Abel, qui signa l’acte de donation de Tahiti à la France avec la reine Pomaré. Ils ont été élevés à la dure mais ne veulent plus être pris dans les rets familiaux et sociaux. Avec rien, ils accumulent de quoi acheter un petit bateau en faisant de petits boulots dans les Postes ou comme photographes polaroïd.

Fin 1967, ils partent, dans un petit sloop de 10 mètres coque acier : l’Alpha. France est tout juste mère de sa première fille, Laurence, qui a sept mois. Ils descendent la France par les canaux depuis la Hollande où a été construit le voilier. Ils traversent la Méditerranée, passent Gibraltar, entreprennent l’Atlantique depuis les Canaries, errent et se refont un moment aux Antilles avant de joindre les Galapagos via le canal de Panama. Ils abordent enfin aux Marquises, qui est un peu Tahiti, avant de revenir au bercail, à Papeete, pour se reposer un peu. Mais ils n’ont qu’une envie : repartir. Ils auront trois filles et trois bateaux. Le bonheur sur la mer raconte ce premier bateau, ce premier bébé et ce premier voyage.

C’est un récit au ras des vagues, écrit comme on parle, disant les difficultés à surmonter pour être adultes et autonomes, et les bonheurs inouïs des bains dans l’eau tiède, des couchers de soleil magiques, des requins familiers et du mérou apprivoisé, enfin des amis rencontrés ça et là, notamment Bernard Moitessier. Les Trente glorieuses ont secrété dans leur coquille trop rigide cette nacre de rebelles soixantuitards, dont certains sont devenus des perles et d’autres de vilains cailloux. Ni l’un ni l’autre pour notre couple un peu caractériel. Une expérience qui les mène un temps à la vie qu’ils aiment, rude mais nature, presque toujours à poil et macrobiotique. C’était une mode, comme tant d’autres. Le rêve d’ailleurs sur cette planète, gentille illusion des grand-père et grand-mère des écolos combinards urbains d’aujourd’hui – en plus jeunes d’esprit et nettement plus sympathiques.

Car ils se prennent en main, même si c’est avec quelque naïveté (les pouvoirs curateurs de l’eau de mer…). « La mer nous met en face de nous-mêmes. Pas de voisins, pas de gens auxquels se référer, personne à imiter, personne pour nous critiquer. Tout ce qu’on fait correspond soit à une nécessité vitale, soit à une tendance profonde. Mon comportement n’est plus conditionné par la société. Je prends conscience de ma personnalité, je découvre ce qu’est la sincérité – cette franchise envers soi-même. Cela parce que la vie est ramenée aux choses essentielles et qu’il est impossible, sinon dangereux, de s’embarrasser de fausses raisons, de fausses motivations » p.115.

Ils découvrent que la vie de couple n’est pas rose, surtout dans la promiscuité obligée du bateau, avec l’obsession de la navigation et la sécurité du bébé. La petite Laurence tète jusqu’à 13 mois. Ayant toujours ses parents auprès d’elle, elle ne s’inquiète de rien, pas même de la gite ou des tempêtes – et même un complet retournement du bateau en Méditerranée ! Elle devient autonome très vite, goûte de tout et s’entend avec tous les nouveaux. Plus tard, elle apprendra le programme scolaire par correspondance, l’école en bateau étant une école de la vie avec ses parents pour maîtres. Pensez : voir voler les poissons, nager les requins, luire les étoiles ; débarquer sur une île déserte emplie de cochons sauvages et de chèvres, traverser les océans, mais s’échouer sur un banc de sable à l’embouchure de l’Èbre sous une pluie glaciale… Tout cela forme une jeunesse !

J’ai des amis chers à qui ce voyage initiatique Marseille-Tahiti, ou la seule étape Marseille-Antilles, a profité. Ils sont aujourd’hui installés avec femme et enfants dans la société, avec ce regard critique et bienveillant à qui on ne la fait pas. Mais ils étaient bien dans leur tête au départ, l’épreuve n’a fait que les mûrir. Les autres, plus ou moins mal dans leur peau et qui rejetaient violemment la névrose du caporalisme social français d’après-guerre, ont fini plus mal. On ne rapporte des voyages que ce qu’on a emporté, en plus aigu…

France et Christian Guillain Le bonheur sur la mer photo nb

Le site Hisse et oh ! dit ce que les Guillain sont devenus. France s’en est bien sortie, moins Christian. Il est resté psychédélique et priapique, végétarien vivant nu, adepte de Wilhelm Reich et du yoga, expliquant comme suit sa philosophie : « Éros et Bacchus étaient rois… » Le couple a navigué un moment ensemble après le livre qui a eu un gros succès, invités par Philippe Bouvard, José Arthur, Jacques Chancel. Puis ils se sont séparés après dix ans pour cause de drogue, dont Christian, toujours à court d’argent pour construire l’éternel bateau de ses rêves, a fait un temps le trafic. Il a navigué 30 ans sur 6 bateaux. Il a rencontré Élise, une polynésienne avec laquelle il a eu 7 enfants de plus. Dans un geste que personne n’a compris, il a coulé volontairement son voilier au large de Papeete, un alu qui portait le nom d’Anaconda et qui était comme sa maitresse. Il voulait surtout conduire ses enfants à leur majorité en évitant la tentation du large. Il s’en occupe, préoccupé de savoir s’ils vont bien. Il est atteint d’un cancer qu’il soigne avec les plantes et les bains froids (et une ivresse à l’occasion). « Mon résumé de l’alimentation idéale : le moins possible, le plus périssable, plus sauvage, plus frais possible, le plus cru possible, le plus dissocié possible… »

France, grand-mère d’environ 70 ans, a semble-t-il navigué avec ses filles. Elle a fait paraître plusieurs livres sur les thèmes naturisme et bio ; elle vit en région parisienne.

France et Christian Guillain, Le bonheur sur la mer, 1974, J’ai Lu 1976, 381 pages, en occasion broché Robert Laffont collection Vécu 1974, €18.00

La suite :

Catégories : Livres, Mer et marins, Polynésie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Anatole France, Le livre de mon ami

anatole france le livre de mon ami

Les mémoires sont un genre éternel qui intéressera toujours le lecteur, par sympathie. Les souvenirs d’enfance sont les plus beaux, embellis par les années, lyrisés par la maturité. Quoiqu’on écrive, c’est toujours pour soi-même, rien n’est plus subjectif que le souvenir. Proust le montrera quelques décennies plus tard, mais c’est déjà en germe dans les débats littéraires du temps d’Anatole France.

Les souvenirs d’enfance de l’auteur sont multiples. Les aventures de grand-mère Nozière pendant la Terreur font partie de l’Histoire, mais aussi de la famille et de l’imagination d’enfant qui les reçoit. Les contes de fées sont pour tous, nés de chaque civilisation même, mais ils sont aussi destinés à l’enfant particulier qui les écoute. Tout comme les gravures grotesques de Jacques Callot qui font faire des cauchemars, premier souvenir conscient de l’auteur.

Pierre, c’est Anatole, mais pas entièrement. Il ne dit pas « je » mais « mon ami », ce qui permet la distance, donc le choix des souvenirs. Mentir-vrai est littérature, ce livre-ci n’est pas un froid récit de mémoire mais une reconstruction imagée d’une enfance pas toujours drôle, mais protégée. Il est composé d’un agglomérat d’articles parus ici ou là, soigneusement rédigés. Nous trouvons le livre de Pierre et le livre de Suzanne (sa fille), chacun découpé en deux ou trois, premières conquêtes, nouvelles amours, Suzanne, les amis de Suzanne et la bibliothèque de Suzanne. L’auteur opère des sondages en lui-même, qu’il raboute pour tisser une vie, des plus jeunes années jusque vers l’adolescence. Le moi ne devient lui-même qu’au travers l’art qui le révèle et lui donne une sorte d’exemplarité éternelle.

Importance de la famille, du milieu et des lieux. « Il ne me paraît pas possible qu’on puisse avoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quais de Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palais Mazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre les tours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, des antiquaires et des marchands d’estampes étalent à profusion les plus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant, une séduction pour les yeux et pour l’esprit ». C’est toujours le cas aujourd’hui, même si Internet a bouleversé la donne. Anatole France a habité au 15 quai Malaquais avant le 9 quai Voltaire, mais c’est bien le même quartier aéré, au cœur de l’histoire.

Amoureux à quatre ans d’une « femme en blanc », il la retrouve adulte en « femme en noir » dans une réception : le temps a passé et la jeunesse a pris le deuil. Sa marraine, probablement inventée, est une fille fantasque, amie passionnée de sa mère ; elle a les yeux d’or et son premier geste est de regarder la couleur de ceux de l’enfant. Lorsque maman, avant qu’il sut lire, lui contait la Vie des saints, le fils imaginait le devenir. Il jetait ses sous et ses billes par la fenêtre, voulait être anachorète sur la fontaine de la cuisine (de laquelle la bonne l’a promptement délogé), puis a décidé de se retirer « au désert » dans un recoin du Jardin des plantes, vêtu de palmes et se nourrissant de racines. C’est dire si l’imagination s’enfièvre d’un rien quand on est confiné aux livres.

L’âge mûr venu, quand on est soi-même père, ce sont les souvenirs qui jouent le rôle des livres. D’où cette belle page, si parisienne : « Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l’automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s’en va au collège en sautillant comme un moineau ». Cette « ombre du moi » est « un innocent que j’ai perdu ».

Le père, pour le socialiser avec ses pairs, l’inscrit en demi-pension à 8 ans. Il y découvre la poésie, puis quelques années plus tard la tragédie. Révélation que cet univers classique ! Il rêve d’Homère ou de Tite-Live grâce au professeur Chotard, enflammé de lyrisme, qui n’hésite pas à raconter l’histoire, du même ton qu’il punit ses élèves. Ce qui est fort cocasse, et bien émouvant. N’est-ce pas dans la vie même que l’on découvre l’actualité de l’antique ?

Protégé dans un appartement parisien, préservé du féminin par les classes entre garçons, nourri par l’imaginaire littéraire plus que par la réalité des choses, « vers dix-sept ans, je devins stupide ». Jusqu’à répondre « oui, Monsieur », à une belle femme qui l’a envoûté au piano… Son père, attentif, l’envoya au grand air, en Normandie près de la mer. « Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt ; je me roulais à demi nu sur la grève, plein du désir de quelque chose d’inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part ». N’est-ce pas cet irréalisme de l’éducation bourgeoise en France, qui a donné ces littérateurs plein de vent et de fureur comme ces doctrinaires perdus dans l’abstraction ? L’écart avec l’éducation anglaise ou allemande à la même époque, plus tournées vers le sport, la vie en commun et la pratique, pourrait expliquer quelques égarements de la pensée française.

Reste un beau livre de souvenirs au parfum d’enfance. Le petit Anatole a toujours été sensible aux parfums. Pour qui connait Paris, ou veut pénétrer son mystère, lire Anatole France plonge au cœur de l’histoire qui nous fait toujours, des habitudes aux jugements sociaux.

Anatole France, Le livre de mon ami, 1885, Rivages poche 2013, 295 pages, €8.22

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nuit de la montagne à Paris le lundi 25 mars

La Nuit de la Montagne aura lieu au au Grand Rex à Paris le lundi 25 Mars 2013 dès 19h30. Importée des Rencontre du cinéma de montagne de Grenoble, ce sera la première édition à la capitale.

nuit de la montagne

Films et présentation des athlètes et des réalisateurs :

  • I Believe I Can Fly de Sebastien Montaz-Rosset est le film culte de Seb Montaz qui nous emmène, de Chamonix aux Fjords Norvégiens, sur les traces des skyliners, ces funambules qui marchent sur des sangles à plus de 600m de haut.
  • Rockin’ Cuba de Vladimir Cellier et Julien Nadiras sera une immersion en musique dans la magie de Cuba, ses falaises et ses salsas.
  • Nat&Co de Nicolas Hairon et Olivier Alexandre sur Nathanaël Schaeffer met en scène Nathanaël qui a perdu l’usage de ses jambes mais pas son sens de la glisse. Ses amis le tractent pour skier un 4000 m.
  • Venezuela Jungle Jam de Sean Villanueva avec Nicolas Favresse, Stéphane Hanssens, Jean-Louis Wertz et Sean Villanueva, des belges hilarants affrontent l’une des parois les plus raides du monde armés de leurs fidèles instruments de musique.
  • Siguniang de Dimitri Messina avec Maël Baguet et Dimitri Messina dessine l’ouverture d’une ligne élégante et technique dans les 1 400 m de la face Nord du Siguniang en Chine par deux jeunes alpinistes français.

Avec des partenaires aussi connus que le Vieux campeur, Allibert trekking, le Club alpin français, Patagonia et la revue Montagne, entre autres, l’événement est conçu pour plaire aux amateurs de montagne.

Catégories : Cinéma, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

Catégories : Economie, Jean-Jacques Rousseau, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean-Jacques Rousseau aurait détesté Facebook

Oh, certes ! Facebook n’était pas inventé au siècle de Rousseau (1712-1778), mais la France existait bel et bien, et la « société » parisienne aussi ! Rien n’a changé… Pourtant, me direz-vous, c’était sous l’Ancien régime, on a coupé la tête au roi (et à la reine, puis on a laissé crever le dauphin). La Grande Révolution a changé les mœurs en abolissant les privilèges ! Oui-da… Lisez et comparez.

Ce que dit Jean-Jacques Rousseau, l’un des inspirateurs de 1789, est édifiant. L’Ancien régime politique a peut-être disparu, mais pas les mœurs. Il suffit de regarder Facebook et l’engouement français pour ce réseau social en particulier. « En février 2011, les dernières statistiques parlent de 20,54 millions d’utilisateurs (+1,6 million en 6 mois), soit 31,8 % de la population et 46 % des internautes Français » selon les wikipédophiles.

Que dit Rousseau de la conversation parisienne ? « Le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n’est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes ; on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante sans jeux de mots ; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit point les questions, de peur d’ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité, la précision mène à l’élégance ; chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien ; on discute pour s’éclairer, on s’arrête avant la dispute ; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.

« Mais au fond, que penses-tu qu’on apprenne dans ces conversations si charmantes ? A juger sainement des choses du monde ? à bien user de la société, à connaître au moins les gens avec qui l’on vit ? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. (…) Donnez-lui tour à tour une longue perruque, un habit d’ordonnance et une croix pectorale ; vous l’entendrez successivement prêcher avec le même zèle les lois, le despotisme, et l’inquisition. Il y a une raison commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour l’épée. Chacune prouve très bien que les deux autres sont mauvaises (…) Ainsi nul ne dit jamais ce qu’il pense, mais ce qu’il lui convient de faire penser à autrui, et le zèle apparent de la vérité n’est jamais en eux que le masque de l’intérêt. » 2-14 pp.233-234

Est-ce si différent sur le Facebook français ? Quelques maximes de morale à deux sous, quelques jolies photos, des montages amusants, quelques citations d’articles édifiants, de la polémique-à-la-française sur des détails, de la grosse bienséance du ce-qui-se-fait et ce qu’on-doit-penser des hystéries d’époque. Bon, c’est agréable, j’y sacrifie, mais de là à être accro ou « à juger sainement des choses du monde »…

Quant aux « amis », ce ne sont que de simples liens, à de rares exceptions près. Quelle « amitié » est-ce là, en effet, selon les termes mêmes de Rousseau, fort exigeant à cet égard ? « J’ai grand peur que celui qui dès la première vue me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitât au bout de vingt ans comme un inconnu si j’avais quelque important service à lui demander ; et quand je vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerais volontiers qu’ils n’en prennent à personne » p.232, 2-14.

Relire Jean-Jacques Rousseau ne devrait pas faire de mal.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Pléiade Gallimard 1964, 794 pages sur 2051, €61.75 ou Livre de poche 2002, 895 pages, €7.69 

Catégories : Jean-Jacques Rousseau, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Île de Batz, jardin Georges Delaselle

Au sud-est d’Enez vaz, l’île basse de Batz, se dresse le jardin colonial, appelé aujourd’hui ‘Georges Delaselle’ du nom de son fondateur – et pour faire politiquement correct. C’est un beau jardin grâce au Conservatoire du littoral, qui l’a acquis en 1997. C’est aussi une belle histoire…

Imaginez ! Un assureur parisien, perdu dans les chiffres et les calculs d’actuariat sur les malheurs du monde, découvre l’île de Batz grâce à un ami en 1897. Coup de foudre ! Moins pour l’ami que pour le pays, où les marins ont déjà acclimaté quelques plantes ramenées de leurs voyages au long cours. Il décide d’acheter une parcelle dans l’endroit le plus chaud et le moins cultivé, isolé face à Roscoff.

Il met vingt ans pour faire creuser le sol et ériger un cordon dunaire littoral qu’il plante de cyprès de Lambert, ceux qui protègent bien du vent. A l’intérieur, il acclimate des centaines de plantes exotiques qu’il fait venir des quatre coins de la planète (qui est ronde et point carrée, mais on dit comme ça quand même…). En mai 1918, avant l’armistice du 11 novembre, il se découvre atteint de tuberculose et plaque la finance et la capitale pour se réfugier en son paradis. Il vend l’endroit en 1937, très affaibli, et meurt en 1944 à 83 ans. L’oasis exotique reste à l’abandon jusqu’à ce qu’une association entreprenne de la sauver.

Il existe aujourd’hui plus de 2500 espèces dont les deux-tiers proviennent de l’hémisphère sud. La Manche a les eaux douces grâce au Gulf Stream, mais l’air âpre à cause des tempêtes atlantiques. Nous faisons partie en 2012 des 30 000 visiteurs annuels dont la majorité, femmes et enfants compris, est ravie de ce petit coin exubérant de paradis dans la rudesse du paysage. Un jardin adolescent, telle est l’impression première. Ça pousse, ça vit avec vigueur, ça pointe fièrement ses feuilles au soleil. L’atmosphère de vitalité végétale saisit quiconque, des petits de 6 ans aux ados de 16, et jusqu’aux vieillards qui retrouvent ici une jouvence.

Un dépliant vous invite à visiter dans le sens des aiguilles d’une montre. De l’accueil, vous passez par la nécropole, un petit dolmen de l’âge du bronze daté de 1800-2000 avant notre ère. Découvert lors des travaux de terrassement du jardin, il a été fouillé par un archéologue début XXème siècle. Il renfermait des cendres funéraires et des poteries cassées. La pierre laisse le souvenir de l’éternité, tandis que la pelouse, d’un vert cru après les pluies de juillet, exhibe la vie en plein renouveau.

Nous entrons ensuite dans la palmeraie. Les palmiers à chanvre venus de Chine sud offrent leur beauté lattée.

Des bananiers montrent que le climat ne connaît jamais le gel.

Un bassin recueille l’eau glougloutante d’une fontaine au-dessus, plantée de végétation gorgée d’eau dans un décor quasi japonais. La pelouse centrale s’ouvre brusquement, vert reposant et bancs qui tendent les bras tandis que les kids s’amusent d’une feuille. Vers le nord s’ouvre une lande fleurie, ouverte sur le large.

Poursuivons par le jardin maori. Le lin ‘de Nouvelle-Zélande’, découvert par le capitaine Cook, est un phormium utilisé par les Maoris de Tahiti qui utilisent sa filasse pour fabriquer tissus, cordages et filets de pêche.

Les petits garçons aiment à se saisir d’une lanière sèche, tombée et brunie, coupante comme une lame. Ils en font une épée, assurant que, côté tige, « ça ne coupe pas ». La vie exubérante appelle la mort, celle qu’on donne par enthousiasme, celle qu’on accepte par excès d’énergie. La mort, la vie, les enfants ressentent d’instinct ces appels du jardin.

La cacteraie offre ses plantes grasses qui, fin juillet, sont fleuries.

Les agaves aux feuilles épaisses et griffues sont comme des plantes dinosaures, lourdes, puissantes, bien établies. Originaires du Mexique et ramenées par Christophe Colomb, ces plantes dodues recèlent bien des secrets : de leurs feuilles, les indigènes tirent la fibre de sisal qui sert à tisser et à faire des chapeaux ; de leur cœur tendre, l’alcool distillé de tequila. De la vie naît la mort et de la mort la vie. Squelette de plantes qui sert à vêtir, sang végétal qui sert à oublier, eau de vie, eau de feu, excès de vivre jusqu’à la mort. Ce ne sont pas les pubertaires, occupés à se caresser la peau nue et à se bécoter dans les bosquets palmiers qui me contrediront.

Avant la terrasse ouest se dresse le calvaire, croix de granit brut érigé au point culminant du site. Il a été récupéré d’un dolmen christianisé des temps anciens, que la chapelle Sainte-Anne avait adopté avant d’être laissée jusqu’aux ruines. La mort, la vie, la tombe et la résurrection, la fin ici-bas et l’espérance au-delà.

Est-ce pour chanter cela qu’est installée à côté ‘Écran’, l’œuvre de Jean-Marie Dalet ? Il s’agit d’une lentille miroir montée sur cadre, qui focalise le rayon solaire sur le sol – quintessence de l’énergie, de la chaleur laser, de la vie…

Un peu plus bas, sous les palmes qui se balancent à l’orée de la pelouse verdie par les pluies bienfaisantes, une plaque : Georges Delaselle, 1861-1944. Tout simplement. Nous lui rendons hommage.

Redescendez par les terres australes et les plantes vigoureuses qui poussent là. Fleur lumineuse, rouge et velue comme un dard simiesque.

Fougères arborescentes, exubérantes et graciles comme des adolescents. La cordyline néozélandaise permet de tisser nattes et pagnes, tandis que sa palme couvre les toits des ‘fare’ dans les îles Pacifique.

Des agapanthes de Bonne espérance sont des fleurs d’amour qui font oublier la mort omniprésente dans la nature indifférente. Tout naît, tout meurt, sans cesse ; le petit devient grand, le vivant devient cendre. L’échium des Canaries a des fruits en tête de vipère ; sa fleurette bleue couvre par millier la tige jusqu’à 6 m de haut tandis que la mort vient. On ne fleurit qu’une fois quand on est échium : la mort est au bout du fruit. Mais il se ressème tout seul, continuant le grand cycle de la vie…

Et puis c’est le poste d’accueil, derrière un rideau d’arbres, la sortie déjà. Nous serions bien restés, isolés parmi les plantes, mais nous avons bouclé la boucle. Près de deux heures sont passées sans bruit ni ennui. Les adultes sortent apaisés, les ados éblouis et les gamins heureux. En souvenir, vous pouvez acheter pour 3€ des boutures à planter dans vos jardins. Une vie qui renaît, une fois de plus.

Retour en vélo vers le débarcadère par le sentier très fréquenté qui longe les ruines de la chapelle Sainte-Anne – pas plus d’un quart d’heure. Comptez bien une demi-heure à pied.

Toutes les photos sont Argoul, sous copyright sans autorisation

En savoir plus :

Catégories : Bretagne, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mariage dans le bled marocain fin XIXème

Auguste Mouliéras, professeur de la chaire publique d’arabe d’Oran vers 1890 parle l’arabe littéraire et l’arabe vulgaire, ainsi que le berbère. Ses cours d’arabe pour les Français sont encore édités. Il compose une encyclopédie anthropologique sur le Maroc. Il utilise notamment les 23 années d’enquête du derviche Mohammed ben Tayyeb, un voyageur kabyle né en Tunisie, taleb passionné, parti étudier sur les routes dès l’âge de dix ans. Il a vérifié avec des centaines de Marocains les indications de son guide à la mémoire prodigieuse.

Mouliéras est animé d’un optimisme des Lumières sauce saint-simonienne bien loin de la mission civilisatrice des coloniaux à la même époque, sans parler des évangélistes catholiques. Il évoque « la grande Association universelle et fraternelle qui transformera un jour notre planète en un vaste atelier de charité, de paix et de travail » p.786. Bien que non exempt de préjugés de son époque, notamment sur les Juifs qui vivaient au Maroc, l’auteur est attentif aux témoignages bruts et au compte-rendu d’observations sans jugements des habitants eux-mêmes.

Le second tome de son œuvre sur ‘Le Maroc inconnu’ décrit les mœurs des Djebala, ces montagnards du Rif marocains, Berbères islamisés. Par exemple le mariage au village :

« A son arrivée à la déchra d’El-K’alaâ, le derviche eut la satisfaction de tomber sur une noce arabe, la propre noce du caïd de la tribu. On attendait justement la fiancée, qu’un détachement de 200 hommes armés était allé chercher au village voisin. Dans le lointain, de sourdes détonations annonçaient le retour du cortège nuptial. Tout El-K’alaâ était dans.la banlieue, en habits de fête, attendant impatiemment la nouvelle mariée.

Au bout d’une heure, on vit s’avancer, voilée de pied en cap et montée sur une mule, une petite poupée blanche qui pouvait avoir une douzaine d’années. Autour d’elle, les feux de salve crépitaient, effrayant sa monture, dont les brusques écarts entraînaient, pendus à la bride, les deux hommes qui la maintenaient. On vit soudain des femmes, les parentes du caïd, courir vers la poupée, l’emporter pantelante dans la maison conjugale, pendant que les guerriers restés dehors continuaient l’infernale fusillade. Les cris déchirants des hautbois arabes, les coups profonds et répétés des grosses caisses éclataient à leur tour, pendant les intermèdes.

Dans la riante contrée des Djebala, les mariages se font généralement en automne, époque de l’année où tout est en abondance, même dans les plus humbles chaumières. Avec l’inflexible loi coranique, il ne faut pas s’attendre à trouver chez les disciples du Prophète la douce poésie des fiançailles de nos-pays d’Occident. Très souvent, l’homme épouse une femme ou une jeune fille qu’il n’a jamais vue. Sa mère, ses sœurs l’ont renseigné à peu près sur le physique de celle qui doit venir s’asseoir à son foyer, et cela lui suffit. La question importante, c’est le douaire. Achetant sa femme, il entend ne pas la payer cher. C’est une affaire commerciale à débattre, comme s’il s’agissait de la vente d’une bête de labour, d’un animal de boucherie. La demande se fait selon des règles fixes, dans le cérémonial. Accompagné de plusieurs notables de son hameau, le prétendant arrive au domicile de celle dont il sollicite la main. D’abord, le futur beau-père offre un repas aux étrangers. Il feint d’ignorer le but de la démarche de ses hôtes et il s’entretient avec eux de choses banales. Quand le thé est servi, le plus distingué de la députation prend solennellement la parole et s’exprime en ces termes : – Donne ta fille à A conformément à la loi de Dieu et du Prophète.

Tous, en entendant le nom sacré de l’Apôtre, se passent la main sur le visage et la barbe, en prononçant gravement la formule obligatoire – Çalla Llahou àléïhi oua sellama : que Dieu Lui accorde sa bénédiction et sa paix. Ensuite le père répond – Voici mes conditions. Et il énumère la dot, le trousseau, les cadeaux qu’il exige. S’il est pauvre, il se contente d’une cinquantaine de francs. Mais il en demande 100, 200, 300, 500, et parfois davantage, s’il a quelque fortune. Puis, toutes les questions réglées, il dit, non sans solennité – Elle est à vous.

Cependant le jour du mariage n’est pas encore fixé. Le futur est obligé de retourner chez lui avec ses compagnons pour se mettre en mesure de remplir ses engagements, Il court les boutiques, les marchés, achetant le trousseau, les bijoux, le linge, les vêtements promis. Alors seulement il annonce la grande date et il fait les préparatifs de la fête. Chez lui, la maison est bouleversée. Sa mère, ses sœurs, ses tantes allument les fourneaux, font cuire dans vingt marmites des quartiers de bœuf et de chèvre, préparent le beurre, l’huile, le miel, tous les aliments qui seront dévorés dans l’énorme liesse. Et, à l’époque fixée par l’époux, musiciens, hautbois, grosses caisses et tambourins, font éclater, dès l’aurore, devant la porte du marié, une aubade endiablée.

C’est le grand jour. Le fiancé, peinturé de henné aux chevilles, aux poignets, fait son apparition dans une chambre remplie d’amis. Son burnous blanc le distingue suffisamment de ses camarades qui sont vêtus de djellaba plus ou moins sombres. Il est leur sultan, et eux sont ses ministres, ses ouzara, de véritables vizirs, attachés à sa personne, ayant à remplir auprès de lui un rôle important que nous indiquerons dans un instant. Remarquons, en passant, que les Djebaliens ne portent le burnous que le jour de leur mariage. Chaque hameau a son burnous des noces. Il sert à tous ceux qui se marient et il se trouve en dépôt chez un notable de l’endroit.

Voyons maintenant ce qui se passé chez la fiancée. Aussitôt après le consentement du père, la jeune fille s’abandonne à ses parentes et à ses amies. La première des opérations de la toilette y est celle de l’application du henné aux chevilles et aux poignets. La chevelure est lavée au r’asoul, débroussaillée au peigne fin, emplâtrée de henné. Par-dessus la chemise, on enveloppe la petite poupée de cotonnades, de tissus légers, de h’aïk d’une blancheur éclatante. Chaussée de babouches rouges, voilée des pieds à la tête, elle va en visite chez toutes ses parentes, à tour de rôle. Elle s’y rend avec le cortège de ses amies, et elle est reçue à la porte par les graves matrones qui la saluent d’un joyeux – El-IFamdou llah Mbarek ez-zouaj, in cha Allah : Dieu soit loué Votre union sera bénie, s’il plaît à Dieu.

Introduite dans le gynécée, elle se débarrasse de ses voiles, grignote des friandises, boit du thé, jacasse avec ses compagnes. Celles-ci ne doivent jamais la quitter d’un pas, et nous verrons tout à l’heure pourquoi. Durant sept jours, la mariée fait ses tournées dans le village, fêtée partout, gracieusement et copieusement hébergée. Le septième jour, elle attend l’arrivée de la députation qui doit l’amener sous le toit conjugal.

Ce jour-là, l’animation est grande chez les amis et compatriotes du futur. Ils font leurs préparatifs de départ. Sanglés, habillés comme s’ils allaient au combat, le fusil au poing, ils font marcher devant eux l’assourdissant orchestre des hautbois et des tambours, dont le vacarme ne cesse que devant la demeure du beau-père. Quelques parentes du prétendant suivent la députation et pénètrent seules chez la fiancée, qu’elles sont chargées d’accompagner à sa nouvelle résidence. Pendant ce temps, les hommes du cortège sont reçus chez les proches parents du beau-père où on leur offre un grand repas.

Enfin, somptueusement vêtue, le visage couvert d’un grand voile, l’épousée quitte sa maison au milieu de ses sœurs, de ses tantes, de ses cousines, les parentes de son mari la font monter sur une mule sellée d’un vaste bât, et l’on se met en marche.

Dès les premiers pas, la fusillade commence elle dure, sans interruption, jusqu’à l’arrivée du cortège devant l’habitation de l’époux, avec accompagnement des you-you stridents des femmes et du tapage infernal de l’orchestre. Tandis que les femmes emportent la jeune fille dans sa chambre, le fiancé reste dans la sienne avec ses amis. Il s’est bien gardé d’aller chercher sa fiancée. La peur du thik’af le tient cloué chez lui. Patience! Vous connaîtrez bientôt le thik’af, le grotesque, le ridicule maléfice dont tout le monde a peur au Maroc [sortilège pour rendre impuissant].

Les invités affluent à la tombée de la nuit, et les douzaines de plats de viande, cuite à l’huile, selon la mode djebalienne, les corbeilles de pain, le beurre, le miel, les msemmen, le thrid, les beignets, les fruits, font leur apparition dans les pièces respectives des hommes et des femmes, pendant que des babour de thé se préparent devant l’assistance. Des lampes à huile en terre cuite éclairent la mastication des affamés. Quand tout le monde est rassasié, des gitons et des gitonnes, dans la salle des hommes, exécutent leurs danses, évoluent à travers les épais nuages des pipes de kif. Les musiciens soufflent et tapent sans désemparer, accompagnant successivement les chorégraphes et les épithalames des bardes populaires.

Au dehors, la fusillade pétarde sourdement, en un roulement lointain de tonnerre. Ce sont les jeunes, les impatients, ceux qui n’ont pu supporter l’immobilité, après les formidables agapes, qui vont ainsi se dégourdir les jambes, rire, causer et décharger en plein air leurs fusils bourrés jusqu’à la gueule. Et, jusqu’à l’aurore, les mêmes réjouissances se poursuivent de cette manière, sans la moindre variation, telles qu’elles devaient être dans le cours lointain des âges.

Revenons au marié. Le premier soir, au crépuscule, il sort de sa chambre, fausse compagnie à ses vizirs, et il entre, armé d’un fusil, dans la pièce où ces dames tiennent société à celle qu’il considère comme sa proie, sa chose à, lui. A la vue du mâle, la nichée féminine s’envole, le laissant en tête-à-tête avec sa fiancée. Entre ces deux êtres qui se voient pour la première fois, la conversation n’est pas longue. Saisissant la frêle poupée par le bras, le guerrier l’entraîne vers le lit, ou sur la natte, s’il n’y a pas de lit. Se donne-t-il seulement la peine de regarder sa douce moitié à la lueur du lumignon fumeux qui éclaire cette scène d’un réalisme si peu poétique ? Le rustaud n’a qu’une pensée en finir au plus tôt, prouver au bourg tout entier l’incomparable vigueur de ses muscles. Puis, comme un fou, il se précipite dans la cour, il fait feu de son fusil et il va rejoindre ses camarades avec lesquels il passe la nuit à manger et à boire du thé.

Le lendemain, les femmes visitent le linge de la mariée. S’il est maculé de sang, ce sont des you-you frénétiques, interminables, des rires étouffés, des plaisanteries grasses, chuchotées à l’oreille : – Ah notre gars est un rude étalon ! Si, au contraire, aucune tache rouge n’est relevée, quel concert de malédictions contre la prétendue vierge ! Séance tenante, elle est répudiée, renvoyée ignominieusement chez ses parents, et le douaire est rendu au mari trompé.

Le deuxième soir, toujours à la tombée de la nuit, le marié retourne trouver sa femme. Cette fois, son absence est plus longue ; elle se prolonge près d’une heure, puis il revient dans la chambre de ses ministres pour achever la nuit avec eux, buvant, mangeant, causant, se reposant tour à tour. C’est ainsi que s’écoulent les sept premiers jours de son mariage. Emprisonné avec ses gardes du corps, il se borne à aller chaque soir chez sa femme pour retourner ensuite auprès de ses amis qui ne le quittent jamais.

De son côté, la mariée ne bouge pas de la chambre où les femmes lui tiennent compagnie durant sept jours consécutifs, sauf, bien entendu, à l’heure du tête-à-tête avec son mari. Quant aux invités, ils sont dans une pièce spéciale. Ne se souciant nullement des jeunes époux, qu’il n’aperçoivent jamais du reste, ils concentrent leur attention sur les danses des nymphes et des ganymèdes et ils paraissent s’intéresser aussi très vivement aux allées et venues des porteurs de victuailles. On les voit accroupis des journées entières sur plusieurs lignes parallèles, ayant, derrière eux, la cohue des femmes et des bambins, une tourbe de beautés problématiques, qui regardent d’un œil, elles aussi, les évolutions lascives des ballerines et de leurs répugnants cavaliers. Jamais, au grand jamais, un invité ne se retourne pour lorgner du côté des dames, et, encore moins, pour se rapprocher d’elles. Une telle dérogation aux règles de l’étiquette marocaine entrainerait indubitablement la mort immédiate de l’imbécile qui en serait l’auteur.

Je dois ajouter que les danses, la fusillade et la musique ne durent que les trois premiers jours du mariage. Les quatre derniers jours, les retardataires se rattrapent sur les aliments, toujours copieux et assez variés. Les réjouissances nuptiales constituent, cela va sans dire, un régal artistique et culinaire pour les écoliers étrangers auxquels on ne manque pas une seule fois d’envoyer leur part de nourriture quand ils ne viennent pas eux-mêmes se mêler à la foule des convives. »

Auguste Mouliéras, Le Maroc inconnu tome 2 – exploration des Djelaba, 1899 – disponible gratuitement sur Gallica

Catégories : Livres, Maroc, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Robert Goolrick, Féroces

Familles, je vous hais ! Ce cri de Gide pourrait être celui de l’auteur car « cela m’arriva une nuit de septembre, alors que mes parents étaient saouls, et je ne pus jamais l’oublier » p.206. Je ne dirai pas quoi, au lecteur de le découvrir. Car le roman a son tempo, il commence misérable, il revient sur le passé d’illusions, puis va crescendo du blanc au gris, puis du gris au noir. Sa construction même participe de la mise en scène. Il s’agit d’une autobiographie, mais en tension.

Robbie est un garçon du sud, le petit dernier d’une fratrie de trois. Ses parents son profs de fac et chroniqueurs littéraires à l’occasion. Nous sommes dans les années 50 où l’apparence compte plus que tout, les cocktails mondains plus que l’argent. Chez les intellos, tout est en avance, le mépris de la comptabilité comme la légèreté des mœurs. Certes, les gamins ne voient jamais leurs parents nus, mais ils les voient saouls, méprisables et déchus. Ils se disputent, tirent le diable par la queue. Leur cruauté morale est sans nom, forts de leur égoïsme content de soi, dans cette mentalité hiérarchique dans laquelle un enfant n’est qu’un être inférieur. De vrais profs, comme cette maitresse d’école primaire qui fait honte aux enfants de faire pipi sous eux alors qu’elle leur refuse – par caprice d’adulte arrogant – de les laisser aller aux toilettes.

La Virginie est d’une beauté poignante mais les Virginiens de l’époque sont d’un sadisme répugnant. Il suffit d’un écart pour que ce soit la fin du monde (titre américain du livre), celui d’un enfant pour qui tout bascule. Les parents sont sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, en vrais profs, en vrais sudistes imbus d’eux-mêmes, en adultes ratés amers de leurs désillusions. Ils font souffrir un enfant qui ne voulait qu’aimer. Leur inconscience ne voit rien qu’eux-mêmes. Ils sont égocentrés, talents avortés, apparences décrépites. « Je raconte cette histoire (…) parce que je me suis hissé tout seul à bout de bras depuis l’âge de quatre ans et que cet effort me laisse malade, épuisé, et dans une colère que vous ne sauriez imaginer. Je la raconte parce que j’ai dans le cœur une douleur poignante en imaginant la beauté d’une vie que je n’ai pas eue, de laquelle j’ai été exclu, et cette douleur ne s’estompe pas une seconde » p.246. Parents, profs, grands, se conjuguent pour infantiliser et torturer les plus faibles. Pour exister, pour compenser leur existence minable, pour nier leur déchéance. Et ce n’est pas beau…

« Comment ont-ils fait ? » s’interroge l’auteur. « Elle savait. Elle avait vu. Il savait. Il l’avait fait. Ma grand-mère savait. Cela avait mis un point final à la mélodie d’un jour heureux. Et moi je savais. J’étais assez grand et je pouvais raconter. Aussi avaient-ils peur de moi, et ils prirent leur revanche… » p.207. La famille américaine unie, aux trois beaux enfants et à l’existence sociale riche et remplie, n’est que carton-pâte. Les parents sont bornés, ivrognes, despotiques. Ils pratiquent le déni quand les choses ne vont pas comme ils veulent, ainsi que font toutes les personnalités autoritaires (qu’on connaît trop bien en France). Les enfants grandissent comme ils peuvent, avec la résilience de grands parents ou d’amis. Car les émotions positives existent, qui laissent entrevoir ce qu’aurait pu être une enfance heureuse. Cette panoplie de Romain aux pectoraux et abdos bien dessinés qui séduit le garçonnet et son frère, les batailles de boue, le quartier de la Crique « violemment érotique » puisqu’on peut ôter ses vêtements au risque d’être vu. Ou cette fille blonde complaisante d’un an plus âgée qui le prend en elle à 13 ans, par deux fois le même jour : une fois seuls, une autre fois devant son frère et son copain qui ne le croyaient pas.

Il aurait suffit d’un peu d’amour parental, pas grand-chose. Mais Robbie ne sera jamais ce jeune adulte « normal » dont il admire le modèle chez un autre : « il avait cette beauté que seuls ont les jeunes hommes de cet âge, totalement soumis à ses passions, maîtrisant totalement son corps et la grâce de ses mouvements » p.225. Jamais : a-t-on conscience de ce que cet arrêt du destin a d’inéluctable ?

L’auteur égrène ses souvenirs en apparence comme ils viennent, en réalité après une construction soigneuse. Il a travaillé longtemps dans la publicité. Son style doux et l’air de rien passe bien à la traduction. Le lecteur curieux peut en voir une page en anglais sur le site de l’auteur. Le grand secret n’est révélé que sur la fin, après de nombreux chapitres sur la déchéance et la mort des parents, les scènes d’enfance, l’automutilation adulte (qui est une jouissance d’être aimé selon Goolrick). Le chapitre 5, ‘L’été de nos suicides’, est particulièrement dur et découragera maints lecteurs. N’hésitez pas à le sauter et passez outre ! Vous serez récompensés par le vif du sujet, ce qui fait de cette autobiographie en apparence assez banale, un récit original qui vous restera en mémoire. Humour, tendresse, poésie répondent à rigidité, cruauté, tragédie. Un cocktail étonnant, bien pire que ceux tirés du bourbon dont les Virginiens sont friands !

Robert Goolrick, Féroces (The end of the world as we know it : Scenes from a life), 2007, traduit de l’américain par Marie de Prémonville, Pocket, mars 2012, €5.80 

Site de l’auteur 

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Janette Le Hir-Gaultier, Les roses et les épines de Mathilde

Mathilde, c’est elle, Janette, qui n’est que son deuxième prénom. A 74 ans, gourmande de la vie, elle se décide à apprendre l’informatique pour écrire son livre sur ordinateur. Elle a entamé quelques années auparavant son troisième mariage avec Pierre, 78 ans, et a enterré avec tristesse un fils, un neveu et quelques autres. Cela ne l’empêche pas d’arpenter ses quelques 12 km de randonnée par jour et de voyager un peu partout en caravane.

Ce livre est une autobiographie. L’existence de la génération d’avant celle du baby-boom, née en 1936 au temps du Front populaire. Elle a vécu la guerre, mais enfant ; ses années de jeunesse ont surtout connu les Trente glorieuses. Du travail, Mathilde-Janette en trouve à 17 ans, émancipée par le juge après la mort de ses parents. Acharnée et curieuse, elle qui n’a jamais eu le bac, elle a passé de nombreux concours : la comptabilité, l’administration. Bien loin de la génération actuelle qui attend que tout lui tombe tout cuit parce que c’est de la faute de l’école et de la société. Ce pourquoi elle se retrouve à travailler au Trésor public à Blois à la charnière des années 1950 et 60 – comme mes propres parents ! Son fils Patrick naît dans la même clinique en Vienne que mon frère, mais un an plus tard. Nous avions déménagé.

La vie, ce sont les roses et les épines, les unes ne vont jamais sans les autres, tout comme la paille et le grain chers à François Mitterrand. Notre autobiographe croque la vie à belles dents malgré les malheurs. Comme une chatte, elle retombe sur ses pattes, prenant la vie du bon côté : la cuisine, le jardin, la nature, les êtres. Elle en a, des amis ! Elle les aime, ceux de sa famille ! Elle adore la nature – et les confitures ! Ce qui ne va pas, dans le style d’écriture, sans cette manie des majuscules et des trois points d’exclamation !!! Comme si un seul ne suffisait pas ; comme si les mots eux-mêmes ne suffisaient pas.

Jouissance de l’ordinateur, apprise après 70 ans, ne voilà-t-il pas que la machine l’incite à écrire un peu plus ? Ce pourquoi l’enfance est réduite à 81 pages, le remariage à 66 et que le dernier amour s’épanche sur 160. Bien sûr, la vie à deux au troisième âge, avec retraite précoce et revenus confortables, incite à goûter l’existence. Ce ne sont qu’apéros, sorties, campings, cures et voyages. Heureux comme retraités en France ! Juste retour d’une vie active plutôt rude dans l’Administration des années de reconstruction, mais déjà du passé. La retraite du futur sera plus chiche, la génération qui l’aborde a mangé son pain blanc le premier avec études plus longues et vie professionnelle trop protégée.

Ce pourquoi il faut lire Janette-Mathilde. Sa vitalité remue et me fait penser à Hiata, mon amie de Tahiti qui écrit régulièrement ses chroniques sur ce blog. Sens de l’observation, regard direct et humour de vivre. Jusqu’à observer la navette spatiale dans un ciel noir parfaitement pur des environs de Tafraoute au sud du Maroc : rien n’échappe à l’émerveillement de Mathilde.

D’où sa leçon à ceux qui suivent : « Les efforts, les difficultés rencontrées, sont toujours récompensés par les découvertes intarissables (…) chaque jour nous découvrons, nous apprenons, et cela est très enrichissant » p.243. Il n’y a pas d’âge pour aimer. Je souhaite longue vie à Mathilde, à Janette Le Hir-Gaultier, née à Levroux en 36. L’âge vient et le goût de la vie demeure. Lire ce récit est une jouvence. Durant ces vacances, faites-en donc une cure !

Janette Le Hir-Gaultier, Les roses et les épines de Mathilde, juin 2012, Éditions Mélibée, 9, rue Sébastopol, BP 21531 – 31015 Toulouse Cedex 6, 328 pages, €19.95 

Site des éditions Mélibée : www.editions-melibee.com

Catégories : Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Paris en un jour

Nombreux sont les touristes ou les voyages scolaires qui viennent à Paris en coup de vent. Leur itinéraire logique suit la Seine, de Notre-Dame à la tour Eiffel. Paris est en effet une ville-centre grâce au fleuve. Il relie dans l’histoire les foires de champagne, les blés de Beauce et les vignobles bourguignons aux marchandises venues par mer depuis Le Havre et Rouen.

Il est aussi le fil symbolique de la tradition qui va de la spiritualité médiévale (Notre-Dame) à la modernité révolutionnaire (place de la Concorde), commerçante (Champs-Élysées) et industrielle (tour Eiffel), en passant par l’Etat et la culture (Louvre).

La tête de l’Etat a migré depuis les Romains de l’île de la cité vers le château du Louvre sur la rive droite, puis le palais de l’Élysée – toujours plus loin vers l’ouest. Le début de l’été est propice, les jours plus longs, le temps souvent beau sans être accablant, une brise rend cristalline l’atmosphère. Paris reste vivant tant que les vacances scolaires ne vident pas les Parisiens, les commerces sont ouverts.

Notre-Dame est la grande cathédrale, vaisseau de l’esprit sur l’île d’origine. Tous les élèves et les Japonais commencent ici. Le mieux est de commencer la visite par le pont de la Tournelle, qui permet de bien voir le chevet. Puis revenir par la rue Saint-Louis en l’île où trônent les boutiques, dont les fameuses glaces Berthillon.

Au centre du portail de Notre-Dame, au-dessus du Christ en majesté, Satan pèse les âmes, surveillé par saint Michel. Sur le parvis, au-dessus de l’ancien Paris qui se visite, des animations attirent plus les gamins que les vieilleries. Mais les rues tracées au sol montrent combien l’ancien Paris vivait à l’étroit, les boutiques n’ouvraient souvent que 4 m²… Dès que le soleil s’établit, le bronzage sur les quais est de rigueur. Cela sous la préfecture de Police bordée de cars de flics, quai des Orfèvres, rendu célèbre par le Maigret de Simenon.

Le Pont-Neuf marque la transition des îles avec le Louvre. Le ‘N’ qui figure sur ses piles n’est pas la marque de Nicolas Sarkozy, comme j’ai entendu un collégien l’affirmer à ses copains, peut-être après la propagande politique de son prof, mais celle de Napoléon 1er.

Il fit en effet aménager les grèves de sable en quais de pierre pour les bateaux de commerce, tel le quai des Grands-Augustins, juste à côté. Le pont date de 1607 et sa construction a duré 29 ans.

Henri IV l’a inauguré, sa statue trône au-dessus du square du Vert-Galant, ex-île aux Juifs. Le Vert-Galant, c’est lui, Henri IV, fort galant avec les dames et fort vert pour baiser plusieurs fois par jour, dit-on.

Une plaque rappelle que Jacques de Molay, grand Maître des Templiers y a été brûlé. Il a lancé sa malédiction à Philippe le Bel vers les fenêtres du Louvre en face, faisant débuter ainsi la dynastie des rois maudits.

Le Louvre est le palais des rois de France avant Versailles. Une passerelle le relie à l’Institut, siège de l’Académie Française (qui n’est pas un tombeau comme les Invalides malgré la coupole, comme j’ai entendu un autre gamin le répéter à ses copains).

La cour Carrée s’élève sur les fondations médiévales du château ; elles se visitent en sous-sol. Un passage voûté, où flûtistes et violonistes aiment à tester la belle sonorité du lieu, débouche sur le XXe siècle Mitterrand. La pyramide de verre attire toujours autant, telle une gemme futuriste parmi tant d’histoire. Les touristes adorent s’y faire prendre et leurs petits tremper leurs mains ou leurs pieds dans les bassins, et plus si grosses chaleurs.

Les statues des grands hommes veillent, Voltaire toujours caché d’un filet (pour cause d’islamiquement correct ou de « rénovation » qui dure depuis 7 ans ?). Racine vous regarde d’un air classique.

Louis XIV caracole un peu plus loin, donnant l’exemple aux gendarmes à cheval qui disent encore « l’Etat c’est moi ».

Il suffit de traverser la rue pour se retrouver parmi les buis du jardin à la française, au Carrousel. Les profondeurs de l’arc de triomphe recèlent un bas-relief de femme nue séduisante aux ados mâles (j’ai entendu un collégien détailler ses attraits à ses copains ébahis).

Dans les jardins batifolent les statues mafflues des femelles Maillol, tout comme les jeunes, en couples ou en amis, qui aiment à s’allonger plus ou moins déshabillés.

Les provinciaux gardent cette impression tenace que Paris est Babylone où les turpitudes sont possibles : la nudité, la drague éhontée, les filles faciles, les gays disponibles. Certains explorent les dessous des statues pour étudier le mode d’emploi d’une femelle métallique.

Les pubères restent sans voix devant Diane, si réaliste.

Comme devant les reliefs protubérants de Thésée ou du jeune Enée portant Anchise. Les ados s’y comparent volontiers, gonflant la poitrine et faisant des effets de muscles pour impressionner leurs copains d’abord, leurs copines potentielles ensuite. Parade de jeunes mâles qui s’essaient à grandir.

Certains veulent s’y comparer et ôtent leur tee-shirt avant de se faire rappeler à l’ordre par leur prof (« on est en sortie de classe, on n’est pas à la plage »), malgré les collégiennes qui trouvent ce puritanisme castrant.

A l’extrémité poussiéreuse des Tuileries se ferme un curieux monument contemporain en métal rouillé.

On y entre comme dans un con avant d’apercevoir le pénis égyptien qui marque le centre de la place de la Concorde (et pas la Bastille, comme un autre gamin le disait en toute naïveté). Ici a été guillotiné Louis XVI et, dans l’hôtel adjacent, a été négocié durant des mois le traité de Versailles où l’intransigeance franchouillarde a produit la guerre suivante.

En face, sur l’autre rive, l’Assemblée Nationale attire peu, on dirait une bourse du commerce assoupie dans une ville du centre. Les godillots intéressent moins les Français que les vrais chefs, si l’on en juge par l’écart d’abstention.

Reste à suivre les quais pour aborder le pont en l’honneur du tsar russe Alexandre III, où des putti des deux sexes se contorsionnent selon l’art pédophile de la fin XIXe (rires des collégiens, « hé, on dirait ton p’tit frère à poil ! – T’as vu, c’est ta sœur en nettement mieux ! »).

Dès le Grand Palais, s’ouvrent les Champs-Élysées. L’avenue n’est pas si grande que ça et les moins de 13 ans sont toujours déçus ; les autres sont plutôt alléchés par les affiches de film, les belles bagnoles, les disques Virgin et par le McDonald’s.

L’Arc de triomphe, au bout, n’est pas le tombeau de Napoléon 1er (comme le croyait Edgar Faure enfant) mais un monument à ses victoires. Sous son arche repose le soldat inconnu de la Grande Guerre, avec sa flamme perpétuelle. Il faut marcher vers la Seine pour terminer le périple par la tour Eiffel. S’il fait beau, monter au sommet vaut le détour : tout Paris s’étale à vos pieds, comme le Trocadéro.

Le visiteur d’un jour passera une heure à Notre-Dame et autour avant d’aller au Louvre. Il pourra y rester deux heures en choisissant de voir soit la Joconde et quelques peintures, soit le Louvre médiéval et le département des sculptures, soit l’aile égyptienne, soit une exposition temporaire. Ne pas tenter de « tout » voir, c’est impossible et lassant.

Ce sera l’heure de déjeuner. Un café-sandwichs existe dans le Louvre même, un restaurant plus chic sous les arcades, d’un bon rapport qualité/prix. Mais les fauchés peuvent aussi remonter l’avenue de l’Opéra pour trouver le Monoprix, trottoir de gauche, avec ses plats tout prêts, ou la boulangerie du pain Paul, juste à côté, aux sandwiches composés de pain délicieux. Une pause chez Verlet, rue Saint-Honoré, permettra de goûter plusieurs centaines de crus de cafés ! Le reste de l’après-midi sera consacré aux Tuileries, aux Champs-Élysées avec ses boutiques et ses cafés, avant de filer vers la tour Eiffel pour le coucher du soleil.

Vous n’aurez pas vu tout Paris, mais vous aurez vu le plus beau.

Catégories : Art, Paris, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Martin Kurt, Améliorez votre pouvoir d’achat et faites vous plaisir

Martin Kurt a 24 ans mais déjà une longue expérience des bons plans et petits trucs. Il est curieux, amical, débrouillard. Il sait se prendre en main et ce livre, écrit d’un ton familier comme s’il s’adressait à un voisin, vous apprendra à financer vos passions et préparer votre avenir. Pour cela, il faut certes tenter de comprendre l’économie et la finance pour en tirer profit et gérer correctement son patrimoine. Mais il faut surtout gagner plus et dépenser moins.

L’intérêt du livre est de tenir égaux ces deux plateaux de la balance, comme une entreprise. Vous devez gérer vos avoirs comme un entrepreneur avec les deux feuilles du bilan : l’actif et le passif. L’actif est ce que vous gagnez ou de dépensez pas, le passif ce que vous accumulez et gérez au mieux. Cela nécessite un certain temps et un peu d’efforts, mais pas tant que cela. C’est surtout d’écoute et de bon sens qu’il s’agit !

Martin présente nombre d’études de cas et d’exemples tirés de sa propre expérience dans des domaines divers, notamment les plus importants pour un budget : le transport et l’immobilier. J’ai bien connu Martin, l’ayant suivi depuis son école de commerce avec une spécialité en finance et en e-commerce, suivie d’un Master in business and Administration (MBA) dans une université américaine. J’ai vu se développer ses blogs et observer l’effet de ses conseils avisés.

Cette expérience variée lui a offert une palette d’enseignements dont le principal est d’allier la théorie à la pratique. Les connaissances acquises doivent servir à quelque chose ! La variété des établissements a permis à Martin de rencontrer nombre d’entrepreneurs et d’artistes, de gens qui ont réussi leur vie. Un point commun : leur volonté de réussir et leur habileté à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour atteindre leurs objectifs.

« J’ai donné des cours particuliers, réalisé des missions en marketing, et passionné par la création sur Internet, j’ai réussi à développer des sites et à gagner de l’argent avec. »

Faut-il vraiment travailler plus pour gagner plus ? Le bon sens populaire le voudrait, mais ce n’est pas si simple… Il faut surtout travailler mieux : utiliser ses compétences, négocier son salaire, profiter des avantages. Mieux utiliser le même salaire quant aux dépenses et l’investir avec soin, par exemple en négociant son crédit immobilier, en achetant à rénover pour réaliser soi-même les travaux, ou en achetant des actions quand personne n’en veut.

Sans pour cela vous priver ! La hausse des besoins est tirée par les nouveaux produits technologiques et la publicité, mais arrêter de fumer et boire moins d’alcool ne sont pas des dépenses « contraintes » ! Les revenus « passifs » sont énormes quand on y réfléchit… Quant aux revenus actifs, vous pouvez développer des gains annexes : covoiturage, publicité sur votre site Internet, petit boulot à côté de votre métier principal.

Mais ce n’est pas fini : avez-vous pensé aux biens et services gratuits ? Ils existent. « Pour diminuer son niveau de dépense, il faut penser à l’entraide. » Qui l’eût cru en finance ? Mais l’information est partout (sauf à la télé) : votre voisin de palier, votre collègue, un forum spécialisé sur Internet, les revues et les livres, vos amis. Qui se serait douté qu’améliorer son pouvoir d’achat passait par le développement de son réseau ?

« Au lieu de jalouser vos amis qui réussissent ou de vous plaindre – à vous, dès maintenant, de développer votre réseau, de lire davantage, d’être plus curieux. C’est un processus à long terme et difficile car cela implique d’être motivé ! »

Pensez aussi à la négociation, elle a lieu partout : décider dans quel restaurant manger avec vos amis (le prix n’est pas le même selon le style…), savoir où partir en vacances (pays riches ou pays pauvres…) La négociation va vous enrichir personnellement car elle vous forcera à faire attention aux autres.

« Que vous négociez pour de l’argent ou d’autres choses, comprenez les enjeux sous-jacents (les motivations profondes de votre interlocuteur), ce qui vous permettra de mieux négocier (…) N’attaquez jamais son ego, seulement le problème ».

En fait, gagner plus est un style de vie. Il ne s’agit pas de se transformer en « affreux » capitaliste (forcément affreux d’après l’opinion commune : avide et grippe sou), mais d’être ouvert pour découvrir des opportunités. Martin décline ainsi les dix commandements du gagnant :

1) Dites bonjour et souriez à vos amis, voisins, collègues de travail. Soyez positif.

2) N’ayez pas peur de discuter avec des inconnus.

3) Quand vos amis ont besoin de vous, aidez-les.

4) Quand vous ne savez pas, demandez. Les gens sont flattés qu’on s’intéresse à eux et vous développez votre expertise.

5) Soyez curieux. Regardez moins la télé, sortez et faites du tourisme, visitez des musées, allez au théâtre, lisez, écoutez vos amis. « Être curieux est sans doute un des meilleurs conseils pour vous aider à réussir votre vie. »

6) Développez vos compétences. Comprenez le monde dans lequel on vit pour pouvoir saisir les opportunités au lieu de subir votre destin.

7) Soyez optimiste dans vos projets de vie. Vous n’avez rien à perdre en négociant. Ne dites plus : « c’est trop cher » mais « comment je peux l’obtenir ».

8) Fixez-vous des objectifs. Si vous négociez au pire vous essuyez un refus, au mieux vous gagnez de l’argent pour vous faire plaisir. Bref, vous n’avez rien à perdre.

9) Acceptez la critique. Mieux : demandez à être critiqué de façon constructive.

10) Soyez entrepreneur de votre vie. Ayez des projets et le courage d’assumer vos décisions, ayez la persévérance d’aller jusqu’au bout.

N’est-ce pas cela le gagner durable ? Le développement personnel durable? L’efficacité même du capitalisme comme technique ? Pour être plus heureux avec un pouvoir d’achat limité par l’inflation et les perspectives d’avenir moroses de notre continent vieillissant, il faut être entrepreneur de son patrimoine, maître de soi comme le voulait Montaigne et volontaire comme le pressentait Nietzsche.

Un bon conseil pour une vie bonne : lisez ce livre !

Achetez le livre en direct sur Internet et contactez Martin Kurt, l’auteur, si vous avez la moindre question, il vous répondra dans les plus brefs délais. 

Son blog finance : www.candix.fr

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Camus et les êtres

Nul être humain n’est seul dans le monde. Même si le monde est absurde, sans fins dernières ni raison, la vie mérite d’être vécue. Pourquoi cela ? – Par les êtres, répond Camus.

« Ce qui éclaire le monde et le rend supportable, c’est le sentiment habituel que nous avons de nos liens avec lui – et plus particulièrement ce qui nous unit aux êtres. Les relations avec les êtres nous aident toujours à continuer parce qu’elles supposent toujours des développements, un avenir – et qu’aussi nous vivons comme si notre seule tâche était précisément d’avoir des relations avec les êtres. »

L’existence humaine ne subsiste pas si elle reste végétative, fixée par ses « racines » dans un sol immuable, avec pour toujours un même horizon. L’existence humaine exige un avenir. L’homme est fait d’imagination plus que de présent, au contraire des bêtes. Ce qui le soutien, c’est le futur possible. L’interaction avec les choses offre peu de support à l’imagination, l’interaction avec les plantes un peu plus, avec certains animaux plus encore. Mais le summum de l’imagination tient aux autres hommes, femmes et enfants. Voir demain ce que devient un petit qu’on a élevé, participer aux développements de l’amour ou de l’amitié, suivre une relation, élaborer un projet ensemble – tout cela excite l’imaginaire et fait tenir le présent.

« Mais les jours où l’on devient conscient que ce n’est pas notre seule tâche, ou surtout l’on comprend que c’est notre seule volonté qui tient ces êtres attachés à nous – cessez d’écrire et de parler, isolez-vous et vous les verrez fondre autour de vous – que la plupart ont en réalité le dos tourné (non par malice, mais par indifférence) et que le reste garde toujours la possibilité de s’intéresser à autre chose, lorsqu’on imagine ainsi tout ce qui entre de contingent, de jeu des circonstances dans ce qu’on appelle un amour ou une amitié, alors le monde retourne à sa nuit et nous à ce grand froid d’où la tendresse humaine un moment nous avait retirés. »

La vie ne tient pas si l’on ne tient pas à la vie. Or la vie humaine est tissée de relations humaines. Dès lors qu’on s’isole, on mesure combien les autres tiennent à nous (parfois très peu…) – donc surtout combien l’on tient à eux. Il suffit de faire l’expérience du chômage (assez courante, passé 45 ans). Dès lors, ceux que vous pensiez être vos « amis » se réduisent. Ils prennent le sens Facebook, de vagues liens qui ne tiennent que par un divertissement partagé. Dès que vous ennuyez, zap ! vous êtes éliminé. Les « chers collègues » font payer durement leur précieux temps. Les autres ont tendance à vous traiter en semi-pestiféré, soit qu’ils vous reprochent de ne pas faire assez d’effort pour trouver ce qui paraît évident (un travail), soit qu’ils aient honte que vous ne soyez plus sur un pied d’égalité avec eux (au restaurant, vis-à-vis des anciens collègues, quand vous êtes reçu…). Étrangement, passés quelques années sans signes de vie, ils vous recontactent aussitôt… qu’ils se retrouvent dans la même situation : au chômage !

Au fond, dit Albert Camus, l’amour et l’amitié ne sont pas dus, ils se méritent et s’entretiennent. Ils ne sont pas absolus, comme le dualisme chrétien repris par l’illusion romantique tendraient à le laisser croire, mais historiques, tissés de circonstances et de construction volontaire. A chacun d’entretenir l’amitié. Les êtres tiennent à vous si vous tenez à eux. Et il n’y a pas que les chats ou les enfants pour lequel c’est vrai.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Carnet IV, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.982, €61.75

Catégories : Albert Camus, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Edith Wharton, Les mœurs françaises

La romancière américaine Edith Wharton habite Paris depuis 1907. Après la guerre de 14-18, elle écrit une série d’articles sur les mœurs françaises pour familiariser ses compatriotes amenés à résider en Europe dans le cadre des négociations de paix. Elle y peint une délicieuse manière d’être faite de goût et d’équilibre, ce fameux bon sens à la française qu’elle oppose aux manières un peu frustes et à la culture kitsch des Américains. Certes, la France a bien changé en un siècle… Mais il reste quelques traces de cet écart.

Par exemple que la femme est influente dans la société, à travers son intimité avec les hommes. Bien loin du cantonnement des bourgeoises bostoniennes ou des vamps fatales. La jument féministe, sûre d’elle-même et égocentrique, reste le modèle de la femme aux États-Unis, fort heureusement bien loin du nôtre.

En revanche, ce qu’elle dit de l’honnêteté intellectuelle française mérite quelque doute. La faute au communisme stalinien et à la fascination des intellos pour la force brute, si prégnante dans les années 1950 avec Sartre et Althusser, avant que les doutes des années 1960 avec Foucault, Glucksman et quelques autres ne viennent tempérer cet aveuglement. Les politicards ont repris le flambeau aujourd’hui, toujours en retard d’une mentalité. Il est admis comme vérité scientifique chez les bobos que la droite ne saurait être qu’illégitime et que la gauche a toujours raison, dans l’histoire, dans la morale et dans les consciences… Aussi, quand je lis que « les Français se sont débarrassés des croquemitaines, ont ‘chassé de leur esprit les chimères’ et affronté la Méduse et le Sphinx d’un œil froid, et avec des questions pénétrantes » (p.22), je me dis que nombre d’écolos et de socialistes ne sont décidément pas « français » à cette aune ! Fukushima n’a-t-il pas « médusé » les antinucléaires ? Empêché de penser « d’un œil froid » ?

Ce n’était guère que la France bourgeoise que peignait Edith Wharton, peut-être pas la France dans ses profondeurs… Ainsi ce principe de liberté, « éclairant le monde » (p.30) qui ferait mouvoir les Français. N’est-ce pas plutôt la rage égalitaire qui l’emporte ? Rage qui contraint la liberté et réduit la fraternité à l’unanimisme fusionnel : qui n’est pas comme nous, à l’unisson, sans penser par lui-même, n’est pas notre « frère ». Sauf si nous allons le « sauver » comme en Libye, apparaissant ainsi tout naturellement comme protecteur et éclairé, donc supérieur. On veut bien être généreux quand on est supérieur. Mais pas de fraternité qui tienne pour les immigrés qui fuient leur dictature !

Reste vrai « le respect des usages » qu’elle note (p.41), la civilité se manifestant par ce qui se fait et par ne pas empêcher les autres de se faire entendre dans une conversation. Mais n’est-ce pas le cas de tous les peuples ? Les usages sont si lourds en Grande-Bretagne ou au Japon… comme dans les pays d’islam en ce qui concerne les femmes ! Dans « les salons », évidemment, « il y a là un rituel presque religieux, organisé dans le seul but de tirer les meilleurs discours des meilleurs causeurs » p.43. Comme la société française s’est démocratisée, cela s’étend désormais aux universités où les colloques sont l’occasion aux ‘chers collègues’ de se faire des ronds de jambe en public, tout en descendant leurs travaux dans le secret de leur cabinet au nom de la liberté de la recherche.

Car « la conception française de la société est hiérarchique et administrative, à l’image de son gouvernement (quelle que soit sa nature) » p.127. Rien de plus vrai, et qui n’a pas changé d’un iota ! L’honneur familial, social ou national compte plus que l’individu et doit s’y soumettre – le contraire de l’Amérique.

Vrai aussi le réflexe de déni. Il demeure plus que jamais ! « Il y a un réflexe de négation, de rejet, à la racine même du caractère français : un recul instinctif devant ce qui est nouveau, qui n’a pas été tâté, qui n’a pas été éprouvé » p.46. Mais, plutôt que de « caractère français », j’évoquerais les périodes de crise. L’après 1918 en était une, tout comme 1940 et aujourd’hui. Ce n’était aucunement le cas des années 1960 à 1990, période où la jeunesse croissait en proportion de la population et où la curiosité pour le monde et pour les idées était au sommet. Depuis une décennie, le repli sur soi tient certes à la crise, mais surtout au vieillissement démographique et aux idées qui vont avec, selon lesquelles les enfants et les excentriques n’ont pas leur mot à dire. Retour du collège fermé avec les Choristes, de l’encadrement religieux avec les scouts, du flicage dans les rues et du surveiller et punir sur l’Internet.

Il reste un « art de vivre » qu’Edith Wharton appelle « le goût » et qui tient plus aux habitudes transmises : bien manger, de vrais repas sans grignoter, en famille et entre amis, prendre du loisir, jouer avec ses enfants, aller au spectacle ou à la fête… Nous ne sommes pas dans le ‘divertissement’, organisé façon marketing et soigneusement commercialisé comme aux États-Unis – du moins pas encore – nous sommes encore dans le loisir où aller à la pêche tout seul ou sortir en bande de copains compte plus qu’acheter un ‘tour’ ou louer un ‘resort’. Pour l’instant.

Il est vrai que les États-Unis n’ont jamais été envahis, ce pourquoi les attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center ont tant traumatisé le peuple américain. Dans leur univers, tout doit être rose, couleur optimiste où tout est bien qui finit bien – comme dans les westerns. C’est que Dieu leur a confié une Mission… Pas aux Français qui ont connu de multiples invasions et le tragique de la défaite et des révolutions. « Le prix en a été lourd, mais le résultat en valait la peine, car c’est justement parce qu’elle est la plus adulte que la France domine intellectuellement le monde » p.74. Hum ! C’est un peu pompeux, mais le fond de vérité est que nous sommes souvent sans voix devant les naïvetés américaines en politique étrangère : contre Staline, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… La gestion du contre-terrorisme en Algérie n’a-t-elle pas servi de modèle aux militaires américains éclairés, contre les idéologues de George W. Bush qui croyaient que quelques missiles et forces spéciales suffisaient à instaurer ‘la démocratie’ ? « Théoriquement, l’Amérique tient l’art des idées en estime, mais sa population ne les recherche pas, ou ne les désire pas » p.78.

La conclusion de l’auteur, en 1929, est un intéressant parallèle entre les faux amis que sont les mots gloire, amour, volupté et plaisir. La glory anglo-saxonne est une vanité, pas la gloire française qui aurait plutôt quelque chose à voir avec l’élégance, le panache. « Amour contient bien plus de choses que love. Pour les Français, amour signifie une somme indivisible de sensations et d’émotions complexes qu’un homme et une femme s’inspirent l’un à l’autre ; tandis que love, depuis l’époque élisabéthaine, n’a jamais été plus, pour les Anglo-Saxons, que deux moitiés de mot – une moitié toute de pureté et de poésie, l’autre toute de prose et de lubricité » p.117. De même que l’anglais voluptuousness fait penser au sérail, le Français « volupté signifie le charme intangible que l’imagination extrait de choses tangibles, (…) toute une conception de la vie (…) [qui] exige d’abord la liberté pour l’esprit de jouer sur tous les faits de la vie, et ensuite, pour les sens, une finesse qui leur permet de distinguer l’aura qui entoure les beautés tangibles » p.123.

D’où le plaisir français, qui n’est pas le comfort anglo-saxon ni le divertissement superficiel. « Le plaisir consiste à se livrer à une délectation des sens libre, franche et autorisée (…) [sans] aucune insinuation de vice furtif » p.124.

Un joli petit livre, au fond, qui fait penser à cette mystérieuse « identité nationale » de la France, acquise non par les gènes mais par la culture, les institutions, la transmission – un certain art de vivre. Il est utile d’écouter ce que les étrangers ont à dire de nous, même à un siècle de distance.

Edith Wharton, Les mœurs françaises et comment les comprendre, 1919, Petite bibliothèque Payot 2003, 137 pages, €6.08

Catégories : Etats-Unis, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Sophie Chauveau, Le rêve Botticelli

Sophie Chauveau adore Florence. Elle a entrepris une trilogie romanesque qui commence avec ‘La passion Lippi’, se poursuit par ‘Le rêve Botticelli’ avant de culminer avec ‘L’obsession Vinci’. Ces trois peintres au tournant du 16e siècle recèlent en eux une vie inimitable, une vitalité jamais vue, un style inouï. Botticelli est arrivé à 13 ans dans l’atelier Lippi. Petit dernier d’une famille nombreuse dont quatre sœurs mortes en bas âge, il n’est pas aimé, délaissé par sa mère et par ses frères. Surdoué de la ligne, il n’est ni gros mangeur ni artisan comme eux. Sa vraie famille sera celle des Lippi, famille improbable composée d’un moine et d’une nonne. Le petit Jésus des peintures de Filippo Lippi, son fils Filippino – dit Pipo – s’attache à ce grand frère solitaire, dont son père reconnaît le talent. Dès la puberté, le gamin en fait son amant. Le livre commence par une scène d’amour à l’âge légal d’aujourd’hui.

Pipo Lippi =

Botticelli est incapable d’aimer une femme tant sa mère a été distante avec lui. D’ailleurs, regardez ses tableaux : les garçons y sont réalistes tandis que des femmes ont toujours des formes idéalisées. Sandro Botticelli adore son petit compagnon comme sa sœur, sa filleule Sandra, fille de son maître Filippo Lippi. Amoureuse de son parrain depuis toujours, elle deviendra – mais largement adulte – sa maîtresse. Jusqu’à lui donner un fils.

Botticelli est effondré : un fils ? Comment l’accepter, l’élever, transmettre ? Il en est incapable et ne le verra pas avant qu’il ait 13 ans.

=Botticelli autoportrait

Giaccomo, le fils =

L’enfant est élevé par un autre, sa mère mariée pour les convenances. Botticelli vivra au rythme de sa ville, créant un style, la morbidezza, cette tristesse vague qui préfigure la passion de Florence. Tour à tour débauchée et rigoriste, la ville passera du clan des Médicis à celui des Dominicains menés par Savonarole, un ayatollah formant des bandes de talibans, enfants à peine lettrés qui rançonnent les habitants et contrôlent leurs mœurs. « Ordre est donné de supprimer les beaux vêtements et les parures, les bijoux et les fêtes, l’alcool et les jeux, tous, même ceux des enfants… Le carnaval est remplacé par des processions dont le rythme s’accélère. Annuelles, mensuelles, hebdomadaires, quotidiennes… Le théâtre, la musique, la danse sont proscrits comme tout ce qui semble licencieux au moine. Si le plus grave crime pour l’Eglise était hier la simonie, la sodomie l’a remplacée. Cheval de bataille de Savonarole » p.354.

Mais, contrairement aux pays d’islam, le jeu ne durera que deux ans. Les Florentins sont prêts à faire pénitence pour la fin de siècle 1499, mais pas à aliéner durablement leurs libertés de mœurs et leur goût pour la beauté. Savonarole sera brûlé en place publique, sous les acclamations de la foule qui, un an auparavant, le portait aux nues.

= Simonetta

Sophie Chauveau a le talent de traduire ce bouillonnement de vie, ces mœurs extravagantes, ces amours jamais loin de l’art. Pipo, adolescent au corps déchaîné à 15 ans, se rangera à la quarantaine pour engendrer trois enfants. Qui l’aurait dit d’un pareil sodomite ? « Tout le monde l’aimait, il était universel. Gentil, joli, tendre, serviable, doué et drôle, moins intimidant que Léonard, plus rieur, plus simple que Botticelli, il était la plus pure image d’artiste de Florence » p.456. Sandra sa sœur, qui ne vivait que pour son parrain Botticelli, le violera à 27 ans pour lui faire un fils, Giaccomo, que le père biologique finira par accepter. Entre temps, Léonard de Vinci, intelligent et très beau gosse, aura piqué Pipo à Botticelli ; Lorenzo de Médicis, sauvé à 10 ans par le peintre lors du massacre des Pazzi et résolument amateur de femmes, souhaitera goûter des amours interdites avec le beau peintre…

Lorenzo de Medicis =

Ce dernier aimera à la folie les femmes… en peinture. Il inventera la naissance de Vénus, le Printemps dans son bourgeonnement naturel, l’innocence de la Calomnie, les Madones qu’il n’a jamais eues pour mère. Sans parler des chats.  

Botticelli adore les chats. Ils remplacent sa famille, il les nourrissait dans les terrains vagues lorsqu’il était enfant. Ces bêtes en bande ont un comportement moins infantiles que tout seuls. Ils sont très attachants, défendent leur maître, n’acceptent que ceux qu’ils sentent être ses amis. Ce roman est aussi un hymne aux félins. Les chats, ce sont un peu ces gamins de Florence, souples et rusés comme eux, plein d’intuition et de réserve, jolis, gracieux et affectueux comme des adolescents.

Luca, le beau neveu =

C’était toute une époque que cette fin de quinzième siècle florentin. Botticelli est un surnom, formé sur ‘botticello’ – le petit tonneau – qui qualifiait les membres de sa famille gros mangeuse. Pas lui Sandro, grand, sec, éthéré – refusant le lait maternel parce que sa mère l’a tout de suite rejeté. Faut-il être tordu par la vie pour faire un grand artiste ?

= Sandra, sa filleule mère de son fils

Le lecteur peut le penser, et pourtant : Botticelli a su s’entourer d’une famille d’adoption, d’animaux fidèles, d’amis fervents, de grands frères reconnaissants une fois adultes. Botticelli immortalisera Pipo en saint Sébastien, Sandra en Vénus naissante ou en victime de la Calomnie, Lorenzo de Médicis en Mars alangui, sa femme Simonetta – la plus belle de Florence – en Vénus mère, Luca son neveu en ange et Giaccomo, son fils, en ado calomnié… Jamais le terme de Renaissance ne s’est appliqué si bien à la peinture. Certains historiens d’art disent que Vénus est Simonetta Vespucci et que Mars serait Giuliano de Medicis plutôt que Lorenzo. Je n’en sais rien, j’en reste à ce que déclare l’auteur qui a dû vérifier aux sources qu’elle jugeait fiables. Ce qui compte est moins ces détails – qui n’intéressent que les spécialistes myopes – que l’ensemble. Il montre que le peintre peignait la vie autour de lui, sous prétexte de mythologie. Il puisait son art dans la réalité vivante qu’il adulait.

Voici un beau roman qui fait aimer Florence, la peinture et la vie. Nul ne s’ennuie à suivre les amours et les regards, le trait dessiné et l’exaltation de la nature. Car Botticelli, contrairement à son grand ami Léonard, est un adepte de la ligne claire. Pas de sfumato pour sa peinture mais la nette délimitation des traits. D’où l’audacieuse nudité de ses personnages, masculins comme féminins. Seul Michel-Ange, plus tard, osera faire mieux. Une saine et revigorante lecture !

Sophie Chauveau, Le rêve Botticelli, 2005, Folio 2007, 482 pages, 7.41€

Catégories : Art, Chats, Italie, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

Voici un très gros roman rempli de charme, peut-être le meilleur à ce jour de Murakami. Il conte le Japon éternel dans la modernité d’aujourd’hui, la quête initiatique d’un garçon qui se barde de muscles et forge son caractère tel un samouraï pour affronter sa fêlure intime.

  • Kafka fait bien sûr référence à l’écrivain bureaucrate autrichien employé des assurances Generali, qui a si bien su décrire l’absurde de la condition humaine dans les machines administratives.
  • Kafka est le nom que s’est donné le garçon Tamura, qui vient d’avoir quinze ans et décide de fuguer de chez lui.
  • Kafka est aussi ce double raisonnable, le garçon nommé Corbeau, jumeau Surmoi qui lui dit ce qu’il faut faire comme faisait pour les samouraïs dans la tradition le corbeau, vertu du guerrier. Le corbeau est aussi le symbole japonais de l’amour familial, tant ces oiseaux défendent bec et serres leur progéniture – tout ce qui manque à l’adolescent, seul au monde entre une mère partie avec sa sœur aînée sans explication quand il avait quatre ans et un père sculpteur, artiste tourmenté et indifférent à son enfant.
  • Kafka est ce tableau d’un jeune garçon sur une plage, solitaire avec une île au loin sous un nuage en forme de sphinx, sentiment océanique. ‘Kafka au bord de la mer’ en est le nom, tableau du destin passé d’un autre, relié mystérieusement à lui. Le gamin du tableau pourrait-il être son vrai père, père métaphorique conçu par un autre, biologique ? Car « dans la vie, tout est métaphorique » p .272 et Mlle Saeki lui avoue p.339 : « Tu lui ressembles un peu, en effet ».
  • Kafka est enfin le titre d’une chanson, ‘Kafka sur le rivage’, composée par une fille de quinze ans pour son amoureux d’enfance, 35 ans auparavant, qui est le garçon du tableau.
  • Ajoutons que Kafka signifie corbeau en tchèque… (p.431)

Mais ce n’est pas tout. Si le garçon part de chez lui et délaisse le collège, c’est qu’il est tout seul et veut se trouver. Il a fait du judo depuis petit et pratique la musculation régulièrement en salle. Il est donc bien bâti, adulte dans son corps déjà, pénis bandé comme un bois dur. Mais il lui manque la maturité dont il se met en quête. Car il craint cette prophétie que lui fit son père, par vengeance peut-être pour la femme qui l’a abandonné : le garçon baisera sa sœur, couchera avec sa mère et tuera son père. Ce pourquoi Kafka s’enfuit, le jour de ses quinze ans. Il ne désire absolument pas accomplir tout cela comme l’Œdipe de la tragédie grecque. « Je ne veux plus être à la merci de toutes ces choses que je ne peux pas contrôler, ni être perturbé par elles » p.528.

Évidemment, le destin n’est pas d’accord. C’est donc non pas dans ce monde-ci mais dans l’entremonde qu’il va s’accomplir. Murakami manie avec talent le style qui fait passer du réalisme au fantastique ; il introduit en virtuose les mythes traditionnels japonais dans la ville moderne, trépidante et informatisée. Nous verrons donc des ‘hommes vides’ selon T.S. Elliott mais aussi des ‘esprits vivants’, ces humains endormis du ‘Dit du Genji’ qui quittent leur corps pour accomplir un acte passionnément désiré ; peut-être aussi des morts-vivants comme Nakata ou Mlle Saeki ; nous rencontrerons une pute qui cite Hegel ; un vieil homme qui sait parler aux chats, sages bêtes libérales dans un monde trop administré ; nous rencontrerons le personnage du whisky Johnny Walker (appelé Walken parce que les Japonais ont du mal à prononcer le ‘r’) et le colonel Sanders, personnifiant le Kentucky Fried Chicken ; nous assisterons à une pluie de maquereaux sur une rue tranquille de Tokyo, puis à une averse de sangsue sur une aire d’autoroute où un gang bat à mort un gars d’autre bande ; puis deux soldats sortis tout droit de la Seconde guerre mondiale avec fusil et casquette d’époque, dans la forêt mystérieuse ; nous découvrirons finalement que « Dieu est en short, il a un sifflet et l’œil rivé à sa montre » p.389.

Selon Hegel, cité par la complaisante pute, « toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir ». Pas mal dit pour donner la clé du roman, même en français traduit du japonais après retraduction nippone de l’allemand. Le passé qui ne passe pas reste présent jusqu’à ce qu’on le fasse passer. D’où la quête du garçon. D’où le cheminement de cet étrange vieillard, Nakata, parti du même arrondissement de Tokyo que l’adolescent, mais qui parle aux chats et cherche la pierre d’entrée. Celle qu’il va retourner pour ouvrir la porte de l’entremonde, « une anomalie dans la course du temps » p.380, ce qui permettra au garçon de solder le passé. Ni Nakata ni Kafka ne se rencontrent en cette vie mais, qui sait, le vieux n’est-il pas une part dans le destin du garçon ? Enfant durant la guerre, il s’est évanoui sur une colline de campagne avec toute sa classe, après avoir vu un avion B29 passer, unique et brillant, dans le ciel. Les autres se sont réveillés un peu plus tard, pas lui qui a mis trois mois. Il en est resté idiot, amnésique profond, incapable de réapprendre à lire. Mais il sait parler aux chats et percevoir l’entremonde. Pour récupérer une chatte écaille-de-tortue, il va devoir tuer le Johnny Walken qui l’a enlevée pour lui ôter son âme et en faire une flûte piège. Il lui sera ordonné ensuite, par un sentiment de destin, d’aller dans le sud jusqu’en l’île de Shikoku ouvrir la porte et puis la refermer. Pourquoi ? Il ne le sait, mais accomplir ce qu’il doit lui suffit.

C’est le garçon d’à peine quinze ans qui entrera dans l’enchantement pour y retrouver sa mère et lui pardonner. Il lui sera ordonné de vite en ressortir pour vivre la vraie vie, mais cette fois ci en pleine maturité. Sa fugue lui aura permis de connaître sa probable sœur Sakura, sa vraie mère en « hypothèse plausible » Saeki, de constater l’assassinat de son père par procuration, de faire pour la première fois l’amour et de se faire deux amis, Oshima et Sada. Pas mal pour un garçon solitaire qui veut « devenir le garçon de quinze ans le plus endurci du monde » p.9, avec cette emphase des adolescents mal dans leur âme. Il n’est pas mal réussi, Kafka Tamura, collégien dont la voix mue encore : « Tu as un corps magnifique, bien musclé. Et peu importe de qui tu as hérité tes traits, tu es plutôt beau. (…) Et puis tu es intelligent. Tu es bien équipé aussi – entre parenthèses, j’aimerais bien en avoir une comme la tienne » p.363. C’est ce que lui déclare Oshima, hermaphrodite homosexuel et bibliothécaire, devenu son ami. C’est que la sexualité est naturelle aux Japonais, l’exubérance physique, bornée seulement par la pudeur inhérente à toute vie en société, se manifeste comme la faim ou la soif. Mais le garçon ne va pas coucher avec tous ceux qui le désirent.

La construction en alternance de chapitres mettant en scène Nakata le désopilant qui vit à côté, et Kafka Tamura l’adolescent plein d’énergie et de sérieux, introduit l’ironie, sel de toute tragédie. Le lecteur en vient à aimer très vite les personnages, ce qui est essentiel. Il compatit à leurs destins, trouvent des résonances personnelles à ces trajectoires insolites mais, somme toute, universelles. Du grand Murakami.

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, 2003, traduit par Corinne Atlan, 10-18, 2007, 638 pages, €8.93

Catégories : Haruki Murakami, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Sophie Chauveau, La passion Lippi

« L’enfant aux pieds cornus » : cette étrange expression désigne le peintre florentin Filippo Lippi (vers 1406-1469). Elle donne la manière de l’auteur. Romancière, auteur de théâtre, essayiste sur l’art, Sophie Chauveau s’insère dans la peau de son personnage comme Marguerite Yourcenar le fit avec Hadrien. Elle tente ici le pari d’une vie romancée du peintre peu connu, un tantinet mystérieux, Filippo Lippi.

Ramassé dans la rue à 8 ans par Cosme de Médicis, richissime marchand de Florence, parce qu’il créait par le charbon et le sable un Jardin des Oliviers digne d’un artiste, l’enfant fut confié aux Carmes pour la matérielle et à Fra Angelico pour le don. Il avait tant de corne aux pieds qu’il montrait combien il aimait sa liberté. Son obstination séduisit le marchand. Lippi n’est pas un diable car ce n’est pas la tête qu’il a cornue ; plutôt un messager des dieux, tel Hermès aux chevilles ailées. Cosme de Médicis couvrira ses frasques et scandales avec ce mot fameux, que nos profs bureaucrates devraient méditer : « on ne traite pas les esprits divins comme des mulets de trait. »

Autoportrait au centre :

Filippo Lippi n’en est pas pour cela un ange, hormis ses boucles blondes et la grâce qu’il a pour le dessin. Il est un homme, épris de vagabondage et de fantaisie, petit prince libertin entre les bras des putes avant même la puberté, clerc délaissant messes et s’évadant des couvents, artiste se jouant des conventions des pairs comme des prétentions des grands. Il est « la liberté donnée, diffusée, diffractée » (p.438).

Il n’en a pas moins des amis : aînés tels Cosme, Fra Angelico ou Masaccio, cadets comme Pierre de Médicis, fils de Cosme qui le chérit ou Botticelli. Il plaît par sa vitalité, son impertinence d’adolescent, son génie rimbaldien au pinceau. Il est riche de tempérament, généreux à vivre, il goûte la provocation. On l’admire ou on le hait, mais il reste sûr de son génie, sans affectation, parce que la force est en lui. Il baise, il peint, il boit – depuis tout jeune. Fougue et charme, il lui faut jouir intensément de la vie terrestre pour croquer tout l’amour de Dieu.

Il cherche ses Madones éthérées dans les bordels de Florence, fort nombreux, où il a porte ouverte et où les femmes sont sans apprêts ; il trouve ses anges dans la rue où grouillent les petits ; il découvre ses méchants chez les grands et les envieux, qu’il suffit d’observer. Il ne peint jamais si bien les femmes qu’après avoir fait, avec elles, l’amour. Fait rare chez les artistes florentins à cette époque renaissante (ce qui en rendit plus d’un jaloux), Filippo Lippi aime les femmes plutôt que les garçons. Il les respecte, les fait rire, les fait jouir. Il a besoin de leurs caresses, de leur tendresse et de leur grave futilité – car un lourd secret d’enfance (qui nous sera révélé) le fait hurler d’angoisse dans la nuit.

Protégé par Cosme, adopté par Fra Angelico, à l’école de Masaccio, Filippo Lippi aura pour élève le séduisant Botticelli, amateur, lui, de beaux garçons comme Donatello et comme son fils Filippino Lippi. Il quittera l’enfant à 12 ans pour rejoindre les limbes. Il l’a eu par hasard à plus de 50 ans avec une nonne que lui, le clerc, a choisi de peindre en Vierge Marie !

Il ne faudra pas moins de deux Médicis pour apaiser ce double scandale. Cosme et son petit-fils Laurent, iront plaider sa cause auprès du Pape Pie II qui relèvera avec intelligence le clerc et la nonne de leurs vœux. On ne peut qu’admirer une telle époque pragmatique qui préfère pardonner au génie que tenir une comptabilité d’épicier pour les fautes sociales.

Le fils qui naîtra de cette union se laissera conduire avant 12 ans au bordel par son père qui veut lui apprendre le goût des femmes après celui de la couleur. Sophie Chauveau a des mots pudiques pour décrire l’expérience. Peine perdue, l’enfant aime déjà les garçons, son tendre aîné Botticelli en premier, disciple dans l’atelier de son père. Mais Florence n’est pas si prude en ces années 1460. Un vent de liberté, de libre conscience et de libertinage croît avec l’essor du commerce, un vent qui s’enfle de l’arrivée des auteurs grecs antiques que Cosme fait traduire en Florentin, importés d’une Byzance qui se meurt des Turcs avides. La richesse, l’individualisme naissant, encouragent l’art, et pas seulement dans les églises.

Portrait sculpté par son fils Filippino :

La « passion » Lippi, ce n’est pas seulement d’avoir engendré un petit Jésus avec une Madone, c’est de s’être dévoué, jeté tout entier, embrasé à l’art. Filippo Lippi a tout donné, jusqu’à sa vie, pour peindre la beauté.

C’est aussi la passion de l’écrivain qui se met dans ses traces pour romancer son existence, laissant de côté les épisodes légendaires de sa vie (son enlèvement par les Maures, un vague séjour à Naples).

Sophie Chauveau laisse transparaître son enthousiasme à accompagner l’artiste possédé de peinture. Elle écrit charnellement, d’une langue fluide et captivante. Vous ne voyez pas passer les chapitres ; vous tombez amoureux des personnages ; vous entrez tout entier dans la Florence du 15ème siècle.

Filippino Lippi autoportrait :

Et vous n’avez alors plus qu’une seule idée : retourner voir Florence, vous gorger de tableaux, de lumière, des Madones et des anges qui peuplent les rues autant que les cimaises.

Sophie Chauveau, La passion Lippi, 2004, Folio, 483 pages

Catégories : Art, Italie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Bréviaire des politiciens par le cardinal Mazarin

Un bréviaire est ce que les prêtres doivent lire chaque jour, un bref, un résumé des rituels.  Celui-ci est destiné aux politiciens, ils doivent le lire et le relire, méditer ses maximes pour en faire utile usage. Le livre n’est pas DU cardinal Mazarin mais il est LE cardinal Mazarin, habile homme s’il en est. L’époque se préoccupait peu de « propriété », conception bourgeoise de l’avoir à laquelle l’aristocratie d’Ancien Régime était étrangère. Mais l’époque aimait les grands hommes, leur origine, leurs succès, leurs recettes en société. C’est pourquoi ont été pieusement recueillies et éditées (en latin à Cologne) ces maximes. Elles n’ont pas écrites forcément par Mazarin mais ont été dites par lui ou résumées par son entourage. Après tout, les Évangiles ou le Coran ont-ils été composés autrement ?

Nous tombons ici dans un véritable art de la Cour où la question n’est jamais ‘qui suis-je’ mais ‘quelle image présenté-je aux autres’. Pire, car il s’agit d’y croire ! – ‘comment me manifesté-je à moi-même.’ Nous sommes déjà en pleine société du spectacle, née dans l’Italie des petits royaumes et acclimatée sans mal dans la France royale centralisée à la cour.

Comme le rappelle Umberto Eco dans la préface de ce petit livre, « Mazarin nous donne une splendide image de l’obtention du pouvoir grâce à la pure et simple manipulation du consensus. Comment plaire non seulement à son maître (axiome fondamental), non seulement à ses amis – mais aussi à ses ennemis, qu’il faut louer, amadouer, convaincre de notre bienveillance et de notre bonne foi afin qu’ils meurent, mais en nous bénissant. » Les personnages du vaudeville qu’offrent récemment le parti Socialiste en sa primaire ou l’UMP en son université d’été (que ceux qui se prennent au sérieux appellent « psychodrame » pour faire bien) s’inspirent du grand Mazarin, tout en art d’exécution. Ses maximes, courtes, directes et percutantes, sont à méditer pour tout politicien.

L’Introduction débute d’ailleurs ainsi : « Les anciens disaient : contiens-toi et abstiens-toi. Nous disons : simule et dissimule ; ou encore : connais-toi toi-même et connais les autres – ce qui, sauf erreur de ma part, revient strictement au même. » Parmi les leçons, deux à retenir toujours :

  1. Première leçon : « Tu dois apprendre à surveiller tes actions et à ne jamais relâcher cette surveillance. » Car même si tu agis spontanément, sans penser à mal, soit sûr que les autres penseront mal systématiquement. Le dernier mauvais exemple a été donné par DSK.
  2. Seconde leçon : « Tu dois avoir des informations sur tout le monde, ne confier tes propres secrets à personne, mais mettre toute ta persévérance à découvrir ceux des autres. Pour cela, espionne tout le monde, et de toutes les manières possibles. » Nicolas Sarkozy fait ses fruits de cette maxime fondamentale.

Si tu soupçonnes quelqu’un d’avoir une opinion sur un sujet sans l’exprimer, soutiens le point de vue opposé dans la conversation, il aura du mal à ne pas se trahir. Annoncez la suppression d’une niche fiscale et vous verrez les intérêts catégoriels surgir du bois où ils se tenaient coi !

Pour découvrir ses vices, amène la conversation sur ceux dont tu soupçonnes ton adversaire atteint : « Sache qu’il n’aura pas de mots assez durs pour réprouver et dénoncer le vice dont il est lui-même la proie. » Est-ce que Martine aime à dépenser l’argent public ? François le laisse entendre sans le dire…

A l’inverse, « Tu reconnaîtras la vertu et la piété d’un homme à l’harmonie de sa vie, à son absence d’ambition et à son désintérêt pour les honneurs. » Là… il n’y a guère d’exemple en politique depuis Delors.

‘Les hommes en société’ sont la partie la plus fournie du recueil de maximes. Il s’agit d’obtenir la faveur d’autrui tout en ne se laissant pas surprendre, de ne jamais offenser et d’agir avec prudence, de tenir conversation et d’éviter les pièges, de simuler des sentiments et dissimuler ses erreurs, contenir sa colère et mépriser les attaques verbales, détourner les soupçons et savoir la vérité… Échec sur presque toute la ligne pour l’actuel Président. Le précédent était nettement plus habile à faire comme si rien ne s’était jamais passé. N’a-t-il pas réussi la dernière performance de publier ses Mémoires à quelques semaines d’un rapport médical prouvant qu’il la perd ?

Pour obtenir la faveur de quelqu’un, rien de compliqué : « Parle-lui souvent de ses vertus ; de ses travers, jamais. » Maintiens le contact en lui parlant ou lui écrivant régulièrement. « Ne défends jamais une opinion contraire à la sienne. » Ou alors feint de te laisser aisément convaincre par ses arguments. « Néanmoins, n’essaie en aucun cas de t’attirer l’amitié de quelqu’un en imitant ses défauts. »

Et ceci, bien utile pour répondre à nombre de ‘commentaires’ sur les blogs : « Si tu ne peux éviter de critiquer certaines personnes, ne t’en prends jamais à leur manque de jugement ou de compétence. Dis, par exemple, que leurs projets, leurs initiatives sont en tout point dignes d’éloge. Fais-leur cependant remarquer les graves ennuis auxquels ils s’exposent, ou le coût élevé de leur entreprise. »

Il est utile de ne jamais être pris au dépourvu. Pour ce faire, « mémorise de manière à l’avoir toujours à ta disposition, un répertoire de formules pour saluer, répliquer, prendre la parole et, d’une manière générale, faire face à tous les imprévus de la vie sociale. » Nous appelons cela la langue de bois, mais la cour nommait cette faculté la civilité.

Un conseil étonnant, vu l’époque non démocratique de Mazarin, mais qui s’applique parfaitement à notre univers médiatisé porté à la démagogie : « Ne va jamais à l’encontre de ce qui plaît aux gens du peuple, qu’il s’agisse de simples traditions ou même d’habitudes qui te répugnent. » A fortiori s’il s’agit du ‘peuple socialiste’, largement composé de profs et de militants qui se veulent intellos. Ou de parlementaires UMP, qui ont peur de ne pas être réélus si les avantages catégoriels sont supprimés.

Pour être aimé, il ne faut point blesser : « Donne-toi pour règle absolue et fondamentale de ne jamais parler inconsidérément de qui que ce soit – pas plus en bien qu’en mal – et de ne jamais révéler les actions de quiconque, bonnes ou mauvaises. » Sarkozy comme Bayrou devraient en prendre de la graine ! Peut-être moi aussi, mais j’ai l’excuse de ne pas être entré en politique.

Pour faire passer de nouvelles lois et éviter les fortes oppositions (comme en ce moment auprès des lobbies des niches fiscales, hier sur les retraites et avant-hier sur la suppression des départements…), « commence par en démontrer l’impérieuse nécessité à un conseil de sages, et mets au point cette réforme avec eux. Ou bien fais que se propage simplement la nouvelle que tu les as consultés, et qu’ils t’ont abondamment conseillé. Puis légifère sans te soucier de leurs conseils, comme bon te semble. » Plus vrai que nature, n’est-ce pas ? J’en connais qui devraient lire et relire ce Bréviaire.

Conseil à ceux qui écrivent des livres, des articles ou des billets de blog : « Dans des écrits que tu feras circuler, fais le plus grand éloge des exploits des autres – quitte à les élever sur des piédestaux bien trop haut en réalité – tu seras ainsi associé à leur gloire et tu t’attireras leur bienveillance sans t’exposer à leur jalousie. »

Conseil aux étudiants : c’est particulièrement vrai dans le milieu universitaire, resté très Ancien Régime dans ses mœurs. Citez les profs et leurs titres universitaires en entier, citez leur bibliographie même les articles dans les revues inconnues. « Pour éviter de déplaire à quiconque lorsqu’on écrit des traités ou des lettres censées contenir des conseils, le mieux est d’employer la forme du débat et de développer successivement les arguments qui vont dans un sens, puis ceux qui vont dans un autre, en prenant soin de ne jamais prendre parti, de ne pas livrer son opinion ni celle qu’on souhaite faire prévaloir. »

Et ceci qui s’applique de façon quasi universelle, ce pourquoi nul ne prévoit jamais les crises ni les difficultés : « Ne vas pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge. (…) Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. Agis donc comme si ton seul désir était de ne devoir tes charges et tes prérogatives qu’à la bienveillance de ton maître. » Dans les grandes sociétés, cela s’appelle lécher les bottes ; dans les concours administratifs, régurgiter bêtement les références et l’état d’esprit exigés de la caste, via les prépas ; en société mafieuse, cela s’appelle devoir à quelqu’un.

Les sociétés de Cour – et la France en reste une ! – réclament allégeance : les médiocres ne font jamais d’ombre et dépendent, les hypocrites sauvegardent toujours les apparences, ce pourquoi ces deux catégories sont précieuses aux dirigeants. Voilà qui explique la pâleur des personnalités qui gravitent autour des astres médiatiques.

Ce petit bijou de recueil se termine ainsi :

« Aies toujours à l’esprit ces cinq préceptes :

  1. Simule
  2. Dissimule
  3. Ne te fie à personne
  4. Dis du bien de tout le monde
  5. Prévois avant d’agir. »

Révolutionnaire, non ?

Cardinal Jules Mazarin, Bréviaire des politiciens, 1684, Arléa 1997, 137 pages, €6.65

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alix, La cité engloutie

Alix, le Gaulois romanisé, s’aventure au pays des Carnutes, en plein domaine d’Astérix. Ce sont forêts interminables, mer grise, huttes de paille, druides sages et villageois braillards invétérés. Sans compter quelques sangliers. Mais les dieux locaux sont avides de sang, malgré la sagesse millénaire qu’ils diffusent. Les sacrifices humains ne sont pas rares (soigneusement occultés dans Astérix), surtout pour fêter le renouveau du printemps.

Ferry dessine moins bien l’anatomie que Jacques Martin, décédé, et que Christophe Simon qui a pris sa succession un temps. Ce pourquoi Alix et Enak sont presque toujours affublés de tunique. Les Gaulois, dessinés torse nu selon l’image d’Épinal, sont plutôt grossiers, notamment les enfants et les femmes. Seuls les visages ont une certaine tenue.

En revanche, le scénario de Patrick Weber est de qualité. Le lieu, la forêt armoricaine, est suffisamment mystérieux pour enflammer l’imagination et l’île de Sein, à la pointe de la Bretagne, est bien l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. L’aventure commence par une expédition romaine pour retrouver une légion perdue. Elle se poursuit par la capture des héros, leur évasion, leur plan foireux pour apporter la paix là où les nationalistes ne veulent que la guerre. Le tout sera suivi de quelques coups de théâtre tout à fait dans les normes adolescentes.

Jacques Martin n’aime pas les Gaulois, on l’a déjà vu avec l’album ‘Vercingétorix’. Pour lui, ce sont des anarchistes, vantards et cruels, adorant la ruse et le pouvoir, trop souvent atteints d’enflure à la Hugo. Les Gaulois ne sont donc pas à la fête dans cet album, sauf le vieux druide de la cité mythique.

Même la sage femme de l’île, conservateur de tous les savoir, est prise de démesure, croyant lire dans les braises un destin qui n’est écrit que dans son imagination. Elle meurt avec panache, mais inutilement.

Le contraste à la gauloiserie est la civilisation. Elle porte le nom de Rome sous César, la République qui apporte son organisation, sa tolérance et l‘ouverture des routes. Alix et Véros sont gaulois, mais le premier a mûri dans le pré-humanisme romain tandis que le second s’est consumé dans la fièvre des luttes de pouvoir. Véros est un fasciste profond, désirant tuer tous ceux qui ont « résolu d’abattre nos dieux et de combattre nos coutumes ! » p.26. Il ne parle qu’héritage et ancêtres, identité gauloise, et il prône la « pureté » ethnique. C’est une idéologie gauloise d’ailleurs, puisque ce n’est pas Véros mais le grand prêtre qui prononce ces mots très incorrects à propos d’Enak : « Quant à son compagnon à la peau sombre, il est impur et sera donc sacrifié lors de la fête d’Imbolc célébrant l’arrivée du printemps ».

Enak grandi, il a dans les quinze ans, est qualifié par un centurion romain de « véritable athlète » qui « fait preuve d’une belle souplesse ». Il prend beaucoup d’initiatives heureuses et seconde efficacement son aîné, allant même jusqu’à le soigner, dans un renversement de l’album ‘Vercingétorix’. Il est sujet aux rêves prémonitoires qu’Alix explique par « une sensibilité plus forte ». Mais les deux amis restent liés pour le meilleur et pour le pire : « C’est mon compagnon Alix », dit Enak – et Alix : « Si Enak doit mourir, nous mourrons ensemble ! » Un tel amour, beau comme l’antique, émeut les gamins aux larmes.

Un bon scénario, un dessin passable, des passions, une morale. Voilà qui fait un bon album, même s’il n’a pas le souffle de certains.

Jacques Martin, Alix – La cité engloutie, avec Ferry et Patrick Weber, Casterman 2009, 48 pages, 9.51€

Tous les Alix chroniqués sur ce blog

Catégories : Alix, Bande dessinée | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Flaubert en sa correspondance

Les lettres de Flaubert sont moins empesées que ses œuvres littéraires. Il avait beaucoup de mal à « bien » écrire, écrasé par l’idée qu’il se faisait du Style. Il lui fallait gueuler ses textes pour qu’ils prennent quelque consistance à ses yeux et ses manuscrits ne sont qu’un ramassis de remords en pattes de mouche… Ses lettres le montrent en son intime, avec ses amis et sa famille, au débotté. Il argote, il familière, il dit comme il sent. Sa plume file comme sa conversation, ce qui est tout à fait vivant !

Né en décembre 1821, la première lettre de lui conservée date de ses 9 ans ; elle est à sa grand-mère pour les vœux. Le tome 1 de la Pléiade va jusqu’à ses 30 ans, en passant par ses amis de collège, ses études de droit interrompues par une épilepsie (à laquelle une syphilis ne serait pas étrangère), son amour pour la putain de haut vol Louise Colet dont l’époque ne compte plus les amants – enfin le plus intéressant, son fameux voyage en Orient avec Maxime du Camp. L’écrivain voyageur et l’auteur se sont rencontrés lorsque Gustave était étudiant. Maxime a 27 ans et Gustave 28 quand ils quittent Paris le 29 octobre 1849 pour embarquer en paquebot vers l’Égypte. Ils y séjournent 8 mois avant de poursuivre vers la Palestine, la Syrie, la Turquie, la Grèce et l’Italie. Ils ne reviennent en France qu’en 1851.

Flaubert collégien vomit l’école, son encasernement, ses frustrations physiques et sexuelles, sa politique du « concours » pour toutes matières et le mépris des pions pour les élèves. Misanthrope et ironique à 12 ans, il se gave d’auteurs grecs et latins, d’histoire antique. Amoureux à 13 ans de deux anglaises de 14 et 11 ans, il sera transi par la belle adulte Élisa, rencontrée aux bains de mer de Trouville. Gustave gardera des relations avec elles toutes car il aime les gens, frustré sans doute de s’être vu préférer son frère aîné Achille par son père et sa petite sœur Caroline par sa mère. C’est souvent le destin des seconds… Il se réfugie alors dans l’amitié des copains, Émile, Alfred, Louis, plus tard Maxime. Il invente et joue avec eux le rôle du Garçon, personnage de comédie : grotesque, rabelaisien, fouteur allègre, caricature de bêtise égoïste et pétante de santé. A 17 ans, il aime Hugo (d’avant Les Misérables, qu’il trouvera moraliste et naïf), Racine, Calderon, Montaigne, Rabelais, Byron. Il aime rire devant l’absurdité de toutes les croyances, la vanité étant pour lui la pire de toutes.

Gustave Flaubert se veut hors du siècle dont il méprise les « épiciers » – les bourgeois. Il n’hésite pas à provoquer « le système », se faisant virer du lycée pour avoir protesté, à la tête de ses camarades, contre le renvoi du professeur de philo. Il passera le bac en candidat libre – avec réussite ! A 18 ans, « Gustave était aussi beau qu’un jeune grec », affirme la biographie Troyat. Au retour d’un voyage en Corse, il est déniaisé par une tenancière d’hôtel à Marseille, Eulalie Foucaud, qu’il ne reverra jamais. Il aime ça, se repaît de la chair (« buffle indompté des déserts d’Amérique » versifiera la Colet), mais garde une tendresse romantique pour les amours platoniques. Il restera toujours partagé entre le cœur et le ventre, l’euphorie des passions et la « viande ». Pour lui, l’artiste est celui qui sait partager sa vie entre son œuvre et les nécessités, sans que ces dernières n’empiètent sur ce qui doit rester premier : le travail de créer. Ne pas « mêler à l’art un tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, la gloire » (lettre 7 nov. 1847).

Le droit l’ennuie, occupé de propriété, d’héritage et d’argent. Paris, ses spectacles et ses cocottes, lui plaît bien mais il n’a pas les moyens. Première année de droit réussie, la seconde échoue sur une crise nerveuse à 22 ans (affectant le « lobe temporo-occipital gauche ») qui l’oblige à abandonner les études. Son père mort, sa sœur décédée, son beau-frère fou – il se trouve enchaîné par sa famille et s’enterre à Croisset, dans le fonds d’une province près de Rouen. Sa mère, sa nièce et les vagues visites de son frère médecin lui servent de boulet. Sa passion tumultueuse pour Louise Colet, parisienne, lui est l’occasion d’approfondir les variétés du sexe, du cœur et de la politique. Il rencontre la mauvaise foi, les accusations gratuites, l’injure suivie de repentir, la cocotte amoureuse. Possessive, susceptible, envahissante, jalouse, Louise Colet veut l’orage romantique de la passion tandis que Gustave a besoin de calme intérieur. Ils s’écriront 5 ans, se verront souvent, se baisant fougueusement. Puis la rupture sera d’évidence. Mais il lui écrit et l’appelle sa Muse.

Le voyage en Orient sur 21 mois est une bouffée d’air frais. Certainement le plus vivant du recueil de lettres. Il est libre, enfin libre ! Délivré des bonnes femmes et des attaches du Devoir. Il va où il veut avec l’ami du Camp, il aime ce qu’il veut quand il veut. Il bâfre, galope, gamahuche ; il visite les sites antiques ; il est ébloui de « couleurs d’enfer ». L’Égypte lui paraît du dernier « grotesque » avec ses chameaux gracieux, ses indigènes crus, ses almées tétonnières. « Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant » (1er décembre 1849). Il goûtera des filles au bordel comme des garçons au hammam, jouera « le Cheik » sur le mode du Garçon dans ces rôles entre amis qu’il affectionne. Le ciel « casse-pète » de bleu, tandis que « rien n’est beau comme l’adolescent de Damas » (4 septembre 1850) et qu’il s’extasie sur un bas-relief de l’Acropole : « Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou jusqu’au-dessus du nombril. L’un des seins est voilé, l’autre découvert. Quels tétons ! nom de Dieu ! quel téton ! Il est rond-pomme, plein, abondant… » (10 février 1851). Suivent deux pages de pur bonheur sur la typologie des tétons féminins.

Bien sûr, il n’écrit pas ce genre de chose à sa mère (60 lettres !) et le contraste des missives à ses copains est une drôlerie du recueil. Nous découvrons Flaubert intime, loin du « style » laborieusement accouché où architecture du récit, musique des phrases et précision des mots lui arrachent habituellement des mois de travail ! Un vrai bonheur de lecture.

Gustave Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79

Henri Troyat, Gustave Flaubert, biographie 1992, Flammarion 410 pages, €18.05

Catégories : Gustave Flaubert, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Harlan Coben, Faux rebond

Plongée dans l’Amérique d’aujourd’hui, par un quadragénaire ado dans les années 70 et qui écrit des livres après un diplôme de science politique. Le personnage créé par Harlan Coben lui ressemble. Fan de basket au point d’être presque sélectionné dans son adolescence, un accident malencontreux au genou mit fin à ses espoirs. Il s’est reconverti en agent sportif après avoir travaillé quelque temps au FBI avec son copain de chambre au collège, héritier d’une gestion de fortunes, Win. Et justement, ce passé le rattrape. Cet accident en était-il un ? Pourquoi lui propose-t-on de rempiler dans l’équipe après dix ans sans rien faire ? Où est passé son adversaire superstar Greg qui a pris sa place de champion ? Qui a couché avec qui ?

Il y a un peu d’action, quelques meurtres comme au ciné, mais ce n’est pas là ce qui fait à mes yeux l’attrait du livre. Il est dans le personnage à succès de Myron Bolitar où l’Amérique des années Clinton se reconnaît. Prénom improbable, nom impossible, le héros est bien ce produit du melting-pot qui fait la force et la faiblesse des Etats-Unis. Sportif doué comme chaque ado rêve d’être, il doit se reconvertir dans le concret du business lorsque le destin en décide autrement. Il s’accroche, il a des amis, il est amoureux. Sa résilience tient à l’art martial qu’il pratique avec son meilleur copain, à son savoir-faire auprès de son équipe femmes de sa boite, à la compétence qu’il s’est forgée dans les enquêtes. Telle est l’Amérique : elle récompense celui qui fait et qui sait faire. Myron n’est pas macho américain pour un sou mais fragile. Ce sont les femmes autour de lui qui sont fortes : sa copine écrivain, sa secrétaire, son ex… Il y a un jeu volontaire des contrastes dans les romans de Coben : l’anti-John Wayne se faufile, tandis que les super-women se plantent.

Les personnages qui gravitent autour de lui sont savoureux, à commencer par sa secrétaire, la superbe hispano Esmeralda – championne de lutte professionnelle – et sa copine Cyndy, un gros tas qui borborygme mais d’une fidélité à toute épreuve. Et son ami Win, golden boy né, expert en art martial, tombeur des dames avec classe. Il y a aussi la Femme Libérée, alias « la Branleuse », qui n’a pas assez de cran pour être pute mais qui s’envoie systématiquement tous les nouveaux de l’équipe championne de basket. Avec l’impression de choisir, tout en étant incapable d’accepter de faire sa vie avec. On fait connaissance avec Clip Arnstein, sponsor avisé et sentimental, avec un patron de restaurant hispanique qui bosse et fait bosser sa femme et son ado pour réussir (« qui lui ressemblait comme une jeune goutte d’eau ressemble à une vieille goutte d’eau » p.121), avec Mister B, mafieux (« cravate jaune nouée façon Windsor avec épingle en or » p.194), avec une ex-activiste hippie accusée d’avoir braqué une banque et qui vit underground depuis des années, avec l’inspecteur Dimonte mâchouillant un cure-dent et aux « boots en peau de serpent d’un violet du plus bel effet » p.135…

L’auteur les croque à traits rapides, plein d’humour, c’est ce qui fait le sel du livre. Esmeralda : «  Elle se produisait en bikini de daim avec des franges sur le côté et tenait toujours le rôle de la ‘gentille’ dans le scénario de cette fable moralisatrice qu’est la lutte professionnelle. Elle était petite, merveilleusement proportionnée, sexy en diable et, bien que d’origine hispanique, suffisamment basanée pour passer pour une Amérindienne » p.45 Tous les clichés de l’Amérique sont moqués en deux phrases. Et les « franges sur le côté » sont irrésistibles ! Audrey, la journaliste de scoops sportifs : « Ni canon ni thon, elle était… spéciale. Incontournable » p.62 Terry « TC » Collins, superstar du basket trop gâté, deux mètres tout en muscles : « Le bruit courait qu’il était noir, bien que cette hypothèse fut difficile à vérifier, compte-tenu des tatouages qui recouvraient toutes les parties visibles de son épiderme » p.66 « TC orné de sa quincaillerie. Trois anneaux à une oreille, quatre à l’autre, plus un dans le nez. Pantalon de cuir noir, petit gilet en résille, avec vue imprenable sur ses piercings sur le téton gauche et sur le nombril » p.74 Maggie la Branleuse : « Savamment décoiffée, comme si elle venait d’enlever deux ou trois épingles de son chignon. Elle était mince et belle, parfaite pour jouer le rôle de l’avocate de la partie adverse dans ‘Ally McBeal’. » p.16

Un polar qui plaira sans doute plus aux mecs, et à ceux qui ne dégueulent pas dès qu’on évoque l’Amérique, mais tant pis : il y a de l’humour pour tout le monde !

Harlan Coben, Faux rebond (Fade Away), 1996, Pocket 2007, 408 pages, €6.65

Catégories : Etats-Unis, Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Flaubert voyage en Orient

Article repris par Medium4You.

La correspondance de Flaubert est la partie la plus vivante de son œuvre. Il y est tout entier, primesaut et direct, sans souci des convenances puisqu’il écrit aux proches et aux amis. Il a toujours aimé aller voir l’ailleurs, ce pourquoi il est moderne. Critique de son temps et curiosité des autres vont souvent de pair.

Pour faire rêver aux temps enfuis, alors que le monde où l’on peut voyager sans crainte se rétrécit, voici quelques « cartes postales » envoyées par Flaubert des lieux magiques, il y a un siècle et demi :

Égypte : « Hier nous avons passé devant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement. Les montagnes (c’était au coucher du soleil) étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion » (à sa mère, 8 mars 1850). Notons que casse-péter signifie dans l’argot flaubertien à peu près s’éclater au sens des jeunes 2011, être étourdi d’un coup brutal qui fait exploser avec bruit.

1854 Gizeh sphinx John B. Greene

Jérusalem : « est d’une tristesse immense. Ca a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines » (à sa mère, 9 août 1850).

1852 Jérusalem St Sépulcre extérieur

Byzance-Constantinople-Istanbul : « est éblouissant. Figure-toi une ville grande comme Paris, où il y a un port plus large que la Seine à Caudebec, avec plus de vaisseaux que dans Le Havre et Marseille réunis ; dans la ville, des forêts qui sont des cimetières ; certains quartiers rappellent les vieilles rues de Rouen, dans d’autres broutent les moutons ; le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, et pleins de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon et trois mers qui baignent la ville » (à sa mère, 14 novembre 1850)

1859 Athènes Acropole

Athènes : « Sans blague aucune, j’ai été ému plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire. – Ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. (…) Voilà l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : ‘C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses » (à Louis Bouilhet, 19 décembre 1850).

1857 Naples enfant pêcheur de Carpeaux

Naples : « La quantité de maquereaux qu’il y a ici est chose plaisante. On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé » (à Camille Rogier, 11 mars 1851).

1850 Rome forum

Rome : « Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste » (à Louis Bouilhet, 9 avril 1851).

Mais comme il le disait lui-même, ne voyons pas le monde en noir et blanc, « la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. (…) Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon. » (à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850).

Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79 

Catégories : Gustave Flaubert, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Réussir sa vie

Lorsque j’appris à jouer au tennis, dans un mien village où je passais l’adolescence, j’avais un partenaire plus jeune de quelques années. Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. Comme je ne veux pas le blesser et que j’aimais bien ces enfants, je le nommerai Guy. Les années qui sont un fossé durant l’enfance réduisent à proportion qu’on avance dans l’existence et, aujourd’hui, son âge et le mien ne sont pas si éloignés que nous nous trouvions quasi de la même génération. Je l’ai vu sur un réseau social où il affiche publiquement sa position.

Dans l’école de ce village plutôt populaire, il se sentait égaré. Ses deux parents enseignaient dans le supérieur après agrégation et thèse. La famille respirait cet ascenseur social républicain dû à la méritocratie. Guy avait une sœur aînée obstinée et entièrement vouée aux études ce qui fait que, seul garçon et petit dernier, il en rajoutait pour s’affirmer. Je me souviens de lui fringant, vers ses douze ans, dribblant son ballon dans la rue, en face de chez lui, en short blanc et lunettes noires. Solitaire – au grand jamais il n’aurait joué au foot avec les autres. Il était mince et musclé, le teint ivoire, avec la touchante fierté du petit mâle.

Il a désormais quarante ans et expose sur le réseau le bilan de sa vie. Contrairement à beaucoup de cette génération, il donne de nombreux détails, somme toute assez content de lui. Comme ses parents il est professeur, comme ses parents il a deux enfants aujourd’hui prime adolescents, et dans le même ordre, une fille et un garçon. Mais à la différence de ses parents, il n’est ni agrégé ni n’a fait de thèse, passant directement de l’université à l’IUFM. A la différence de ses parents, il a divorcé et habite un appartement en ville plutôt qu’une villa en banlieue verte.

Le parcours professionnel qu’il détaille montre qu’il a changé d’établissement chaque année sauf les dernières, incapable de rester deux rentrées de suite dans le même. A cause d’élèves difficiles pour sa matière peut-être, ou parce qu’il lui est malaisé de s’entendre avec ses collègues et de s’intégrer à une équipe pédagogique. En primaire déjà, il ne voulait pas frayer avec le commun des élèves ; il a changé de collège et de lycée tous les deux ans, redoublant une fois. Je vois dans cette instabilité une conséquence de son milieu familial, involontaire car il était aimé. Moi-même je l’aimais bien, même si nos relations sont restées distantes parce que nous n’avons jamais joué au tennis ni pagayé sur la rivière, ni fait du ski, tout ce que j’ai fait avec l’autre garçon. Mais l’on garde un faible pour qui l’on a connu en ses enfances, vulnérable et en devenir.

Guy me semble être resté de ces albatros baudelairiens, vastes oiseaux des mers que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ces ailes sont l’illusion qui lui était donnée de faire encore mieux que ses parents, de réussir une carrière. Père et mère imposants, sœur trop brillante, le garçon a tenté d’exister autrement. Délaissant l’école ado pour qu’on s’intéresse à lui, il a opté pour la voie des lettres qui était celle de sa mère plutôt que pour la voie des sciences qui était celle de son père et de sa sœur. Son statut social actuel ne correspond pas à celui rêvé en son enfance, ce pourquoi on le sent déclassé. Devant se loger et payer une pension alimentaire, il lui reste peu de moyens d’un salaire de professeur déjà maigre ; il vend sur e-Bay ses raquettes de tennis et ses enceintes hifi. Ses loisirs ressortent alors de cette distinction sociale analysée par Bourdieu : la lecture alors que de moins en moins de gens lisent, la musique classique alors que la majorité aime la chanson ou le rock, voire le rap. Il a peu d’amis sur le réseau, dispersés dans toute la France. Les sports qu’il pratique sont ou individualiste, l’escalade où l’on se prouve tout seul sa puissance, ou élitiste, le ski où il emmène ses enfants – probablement dans le chalet de ses parents. Il n’a surtout pas la télé, « beurk ! » commente-t-il.

S’il sacrifie à la doxa prof « contre » le capitalisme (sans savoir ce que c’est), c’est parce ce tropisme de caste protégée rencontre les valeurs catholiques et universitaires familiales. « J’aime le Maroc, d’où je reviens, l’envers du capitalisme… » Sait-il que le Maroc est une monarchie féodale qui se revendique de droit divin et n’a rien d’une oligarchie fondée sur le capital ? Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes, et pas une loi sociale de l’Histoire selon saint Marx ? « Beaucoup de gens pauvres, beaucoup de sourires », remarque-t-il à la Victor Hugo. Peut-être lui faudrait-il quitter le XIXème siècle où la bourgeoisie ne jurait que par le service d’État pour s’élever, en regardant avec un attendrissement romantique tout ce qui était social. Mais ne parle-t-il pas surtout de lui dans ces analyses ? Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais la « pauvreté » heureuse est une consolation lorsqu’on a peu de moyens soi-même.

Cette insistance à affirmer, à écrire et à montrer qu’il est heureux dans son existence présente a quelque chose qui sonne faux à mes oreilles. Il affiche sur le réseau une trentaine de photos mettant en scène ses enfants, le ski, et lui-même en situation. Pas de groupe ni d’amis hors du noyau familial alors qu’il est dans le staff d’un groupe d’escalade. Il se présente en photo de tête torse nu dans l’effort, accroché à une aiguille terminale en plein ciel. Deux photos prises par lui à bout de bras au téléphone mobile le montrent au ski, torse nu encore, dans la neige.

Malgré ses quarante ans, l’acmé d’une vie, Guy affiche ce côté adolescent qu’on trouve sur les Skyblogs. Un tantinet narcissique et perpétuellement instable, il semble comparer toujours le réel à l’idéal, en lutte pour exister. Pourquoi donc s’afficher ainsi ? L’ayant connu petit, je trouve qu’il n’a pas si mal réussi sa vie durant l’époque de bouleversements que nous avons vécue. Mieux que son condisciple qui fut mon partenaire de tennis par exemple. Les idéaux de ses parents n’ont pas à être les siens, il devrait l’accepter, car le monde actuel n’est plus le monde où eux-mêmes ont grandi.

Cette fiche d’informations sur le réseau social, et son appel à « retrouver » des gens connus hier sans qu’il ait réussi à se les attacher m’ont touché. Mais que peut-on contre la psyché de chacun ?

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,