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David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité

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David Le Breton nous offre, dans cette étude de 1990, une étude de l’homme via son corps. Ce fil conducteur est un miroir de la société car toute existence est corporelle. Le corps est une construction symbolique bien avant d’être une réalité en soi.

Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos.

Durant le Carnaval, les corps se mêlent en un tout sans tabou, portant la communauté charnelle à l’incandescence ; « tout est permis », impossible de se tenir à l’écart de la ferveur populaire dont on est. La mêlée confuse se moque de tout, des usages, des préceptes et de la religion. Le corps rabelaisien est de ce type « populaire », prémoderne : grotesque, débordant de vitalité, toujours prêt à se mêler à la foule, buvant, bouffant, rotant, pétant, riant (« le rire est le propre de l’homme »). Ce corps-là est indiscernable de ses semblables, ouvert, en contact avec la terre et avec les étoiles, transgressant toutes limites. Ce corps populaire vante tout ce qui ouvre vers l’univers, les orifices où il pénètre, les protubérances qui le frottent : bouche bée, vit raide, seins dressés, gros ventre, nez allumé… Le corps déborde, vit dans la plénitude accouplement, grossesse, bien-manger, besoins naturels. Tout cet inverse qui fait « honte » à la société bourgeoise dont la discipline est le maître-mot.

bacchus rabelaisien

Pour les Chrétiens, l’âme s’en détachait déjà, mais le corps devait renaître intact au Jugement Dernier. D’où le long tabou qui a jeté l’anathème sur toute dissection. L’ère moderne a commencé avec l’anatomie et l’historien du moyen-âge Jacques Le Goff souligne combien les professions « de sang », barbiers, bouchers, bourreaux, sont méprisés. La dissection transgressait le tabou religieux mais faisait avancer la médecine comme le savoir. Le médecin se gardait bien d’ailleurs de toucher au sang, laissant cette impure besogne au barbier. Il gardait la plus grande distance possible entre le corps malade et le savoir médecin (voir Molière).

jambes des filles

La philosophie individualiste, retrouvée des Grecs à la Renaissance et poussée par les marchands qui voyageaient hors des étroites communautés, a « inventé » le visage, miroir de l’âme, signature individuelle, délaissant la bouche, organe avide du contact avec les autres par la parole, le manger, le baiser. Les yeux (re)deviennent les organes du savoir, du détachement, de la distance. Dès le 15ème siècle le portrait, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture. Le visage est la partie du corps la plus individuelle, la signature de la personne, qui reste d’ailleurs sur notre moderne carte d’identité.

Le corps-curiosité est devenu peu à peu corps-machine, mis en pièce par la dissection de Vésale, mécanique selon Descartes, « animal-machine » que l’âme (distincte) investit pour un temps. Le corps sur le modèle mécanique est désiré par l’industrie naissante comme par les dictatures « démocratiques » qui ont renversé les rois. Usines, écoles, casernes, hôpitaux, prisons, analysés par Michel Foucault, jalonnent l’emprise d’État sur les corps – particulièrement forte en France – « terre de commandement » – et qui demeure dans les esprits (yaka obliger, yaka taxer, yaka sévir). Une anatomie politique est née, d’où nous sommes issus, la structure individualiste fait du corps un ‘sujet’, objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise. Le corps moderne implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps.

torse nu 13 ans

La médecine aujourd’hui tend à considérer le corps comme une tuyauterie susceptible de dysfonctionnements ; le médecin d’hôpital agit comme un garagiste, diagnostiquant la panne et réparant seulement l’organe endommagé. Il vise à soigner la maladie, pas le malade. L’absence d’humain dans cette conception des choses fait que nombre de « patients » se veulent considérés en leur tout et ont recours, pour ce faire, aux « médecines » parallèles, fort peu scientifiques mais nettement plus efficaces en termes psychologiques. C’est pourquoi peuvent cohabiter encore la science la plus avancée et les pratiques chamaniques les plus archaïques.

bonne soeur et seins nus

Le corps réenvahit la vie quotidienne dans les médias, les cours de récréation, les sports extrêmes, les bruits et les odeurs. Le bien-être, le bien-paraître, la passion de l’effort et du risque – mais aussi le narcissisme, le culte de la performance, l’obsession du paraître – sont des soucis modernes. Ce corps imaginé devient un faire-valoir. Il nous faut être en forme, bodybuildé et mangeant bio, soucieux de diététique, nourri aux soins cosmétiques et pratiquant la course ou la glisse, l’escalade ou l’aventure. Plus que jamais, l’individu « paraît » son corps (d’autant plus qu’il « est » moins à l’intérieur).

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Et pourtant, l’effacement ritualisé subsiste. Je l’ai noté souvent sur les continents étrangers, la répugnance occidentale au « contact » physique est particulière, extrême sur toute la planète. Le handicap physique est angoissant, donc repoussé du regard, ignoré. Exposé plus qu’avant aux regards, le corps « libéré » est aussi escamoté, car seul le corps idéal est offert en pâture ; le corps réel demeure caché, vêtu, honteux. Notamment le corps qui vieillit, qui ne répond plus parfaitement aux nouveaux canons de la mode « jeune » véhiculée par la publicité.

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Il n’y aura véritable « libération » des corps que lorsque le fantasme du corps jeune, beau, lisse, puissant et physiquement sans défauts aura disparu. Nous ne sommes pas tous des Léonardo di Caprio mignons avec la sexualité de Rocco Siffredi, les muscles du gouverneur Schwarzenegger, l’intelligence subtile d’Hannibal Lecter et le cœur humaniste de Philippe Noiret… Mes lectrices remplaceront les noms selon leurs fantasmes ; il paraît d’ailleurs que Brad Pitt remporte la palme, peut-être parce qu’il a des muscles de camionneur et un sourire de gamin.

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Ce pourquoi une vague aspiration pousse la médecine à pallier le réel. Avortement thérapeutique, procréation assistée, clonage, choix des gènes – sont des manipulations du corps qui hantent les fantasmes de perfection et de reproduction narcissique de soi. La peur de la mort encourage les prothèses, les greffes, fait rêver de bionique. Le corps reste présent même en pièces détachées, lorsqu’il doit être « réparé » par des greffes ou mis au monde sans femme.

Écrit aisément, lisible sans être aucunement spécialiste, cultivé et au fait des questions contemporaines sur la médecine, l’hôpital, l’imagerie médicale et l’acharnement thérapeutique, la psychanalyse et les « alternatifs », voici un ouvrage court qui fait penser. Où l’on voit que ce livre d’étude de l’homme, loin d’être réservé aux spécialistes ou cantonné à son univers folklorique, parle de ce qui est le plus actuel : nous-mêmes.

David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, 1990, PUF Quadrige 2013, 335 pages, €15.00

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William Faulkner, Le gambit du cavalier

william faulkner le gambit du cavalier

Suite de L’intrus dans la poussière avec les mêmes personnages, l’oncle Gavin Stevens, avocat du comté, et l’adolescent Charles ‘Chick’ Mallison, mais dans une suite de nouvelles plus ou moins policières. Le décor reste ce comté imaginaire au nom imprononçable du Mississippi mais le personnage central est cette fois-ci l’oncle – qui se marie à un ancien amour de jeunesse après une affaire dramatique. Le neveu a 12, 16, 18 et 20 ans ; il part à l’armée en 1942, engagé dans l’aviation comme l’auteur le fut lui-même.

Le titre évoque une manœuvre aux échecs, le sacrifice volontaire d’un pion et explique le sort du cavalier argentin à la fin du recueil. Les échecs sont une gymnastique cérébrale à laquelle l’homme mûr et l’adolescent se mesurent très souvent. Il est aussi l’intitulé de la dernière des six nouvelles, la plus longue, et donne sa cohérence au recueil. Il y a des meurtres, des idiots, des bagarreurs, des fermiers farouchement indépendants qui se méfient de la ville et de l’État fédéral, des nègres qui rasent les murs mais plutôt serviables quand ils sont en confiance, des « étrangers » yankees ou latinos vaguement interlopes et un shérif qui pèse toujours les forces en présence avant d’agir, car il compte être réélu.

Ce qui compte est de respecter les codes de la communauté fermée des paysans du coin. Quiconque les transgresse est le bouc émissaire commode du groupe qui fait bloc pour se refaire une virginité morale en accusant les étrangers. Le seuil moyen de s’intégrer est d’accaparer la terre par la femme et de féconder les deux. Toute mésalliance est un péché originel puni par l’idiotie, comme Macaque. C’est pourquoi, lorsque l’avocat natif du comté épouse la veuve la plus riche propriétaire du pays, tout est bien qui finit bien… Sauf que les deux ont la cinquantaine bien avancée et que les seuls « fils » par alliance s’engagent dans la guerre tandis que la fille part en Argentine avec son capitaine.

Peu de chair amoureuse dans tout cela, mais des passions avares pour la terre et l’argent, ou la considération de rang. La seule tendresse est celle de la paternité choisie, parrainage non biologique, telle celle de l’avocat pour son neveu, celle de Fentry pour le bébé qui n’est pas de lui mais de la femme qu’il a épousée par amour alors qu’elle était déjà mariée, ou encore celle de l’homme des bois qui avait recueilli, nourri, habillé et éduqué l’idiot Macaque, abandonné. Les pères biologiques sont trop souvent absents, ou jaloux de leur autorité menacée, pour être à la hauteur.

L’oncle a pour lui l’humanisme de ses études à Harvard et Heidelberg, mais il est trop raisonneur et abstrait pour bien comprendre la nature humaine. C’est son neveu Chick, adolescent en pleine sensibilité, qui a souvent l’intuition et le regard aigu. Ni les valeurs, ni la loi, ne suffisent pour comprendre les humains.

William Faulkner, Le gambit du cavalier (Knight’s Gambit), 1949, Folio 1995, 288 pages, €5.95
William Faulkner, Œuvres romanesques IV, Gallimard Pléiade 2007, 1429 pages, €78.50
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Martin Amis, La veuve enceinte

martin amis la veuve enceinte
Aucune veuve dans ce roman qui raconte au contraire la jeunesse des années 1970. Mais la révolution sexuelle, le basculement du monde ancien au monde nouveau – à inventer dans les balbutiements et les névroses. « Ce qui est terrible, c’est que le monde qui s’en va ne laisse pas derrière lui un héritier, mais une veuve enceinte. Entre la mort de l’un et la naissance de l’autre, beaucoup d’eau coulera sous les ponts, une longue nuit de chaos et de désolation passera ». Cette citation d’Alexandre Herzen, mise en exergue, donne la clé du livre.

Keith Nearing est ce garçon né d’une veuve enceinte, son père s’étant tué bourré en accident de voiture. Puis sa mère est morte d’un cancer, il a été adopté. Comme l’auteur, il a un frère aîné dominateur mais dont il est très proche, et une petite sœur bien plus jeune qui va mal finir à la quarantaine (nymphomane, violée, décédée d’overdose). Keith se remémore à 50 ans sa jeunesse 1970 : il avait 20 ans et étudiait la littérature anglaise. Dans un château italien, avec ses amis du même âge et de quelques années plus âgés, les vacances permettaient l’expérience de la communauté. Vivre entre soi, entre jeunes, comme une race à part qui n’a rien à attendre du vieux monde et qui doit tout inventer.

Le résumé de ce qui s’y passe est donné par Keith à son frère Nicholas, à l’issue de l’été : « les aperçus de Shéhérazade en T-shirt et en robe de bal, et Lily qui lui donnait des culottes cool, et Dracula, et la fois où il avait apparemment tout bousillé en chiant sur Dieu (…) avec des détails sur Kenrik et le Chien, et sur le Chien et Adriano, et, oh oui, sur la raison pour laquelle on ne doit pas baiser le chien » p.486. Lily est sa copine, Shéhérazade son fantasme, mais c’est Gloria qui va l’exciter, agissant comme un garçon. Pourquoi ne pas baiser le Chien ? Parce que la fille à qui est attribué ce surnom tortille de la croupe et baise comme un garçon : la bête à un dos et pas à deux, les doigts dans le cul du garçon quand c’est face à face. Ce qui rappelle au garçon ses années de lycée avec le capitaine de l’équipe de cricket, fait dire l’auteur à la fille.

Car les garçons sont entre deux, entre eux durant les années d’interdit puis timides et ignorants une fois lâchés par la libération des mœurs. « En tant qu’élève, pendant de nombreuses années, d’un pensionnat anglais, Nicholas avait eu sa période gay. Mais il y avait une volonté politique chez Nicholas, désormais » p.79. Le militantisme comme diversion à la baise ; en rajouter sur l’idéologie faute de savoir-faire au lit. Martin Amis reste acide avec sa génération et sa société. C’est ce qui fait le charme du livre, écrit de façon primesautière, regard aigu et tendresse pour la jeunesse. « A mesure que le moi devient postmoderne, le paraître deviendra aussi important que l’être. Les essences sont des cœurs, les surfaces des sensations » p.293. D’où le narcissisme (pas de la vanité mais le reflet de sa mort), la pornographie (industrialisation du sexe sans sentiment) et l’éphémère (tout tout de suite, dans la cabine de bain ou dans les toilettes), et la recherche de l’éternelle jeunesse au fil du vieillissement. On ne construit plus une famille, on baise ici ou là et les enfants de hasard se recomposent, laissés à eux-mêmes pour le pire souvent, pour le meilleur rarement.

piscine

Telle est la génération qui a eu 20 ans en 1970. Écartelée entre l’amour et le sexe, sans opérer la synthèse adulte. Keith va tester Lily, Shéhérazade et Gloria ; il va se marier avec Gloria des années plus tard pour le sexe mais divorcer assez vite car elle est plus âgée que lui et que son expérience ne satisfait plus les années de maturité ; puis va épouser Lily pour l’amour, mais divorcer assez vite parce que le fusionnel d’une fille de son âge est un étouffement. Ce n’est qu’à l’âge mûr qu’il va épouser une plus jeune qu’il a connue fillette, Conchita, avec qui réaliser la synthèse d’amour et de sexe, de protection et de complément. Dur d’être un garçon quand beaucoup de filles « sont des bites », agissant tout comme les garçons, la liberté d’enfanter en plus. « On ne se marie pas avec une bite » (sauf depuis 2014 en France). Amen, le copain pédé arabe musulman de l’anglais Whittaker, beau comme un éphèbe avec sa peau dorée et ses muscles fins entretenus de 18 ans qui lui font comme une armure, « brave les nichons de Shéhérazade – pour le cul de Gloria ». La première a une exagération du haut, la seconde du bas : il est choqué par les seins nus dans le vent de la première à la piscine mais, de la seconde, « il dit que jamais il ne trouvera un type avec un cul pareil » p.437. Il continue d’exiger sa sœur voilée jusqu’aux yeux. Est-ce le début d’un ordre nouveau ? Le retour à une rigueur machiste à motif d’interdits religieux ? La venue d’une époque réactionnaire ?

L’auteur laisse la question ouverte, mais il compte les plaies de la révolution sexuelle : « L’ancien ordre a laissé place au nouveau – pas aisément, toutefois ; la révolution était une révolution de velours, mais pas sans effusion de sang ; certains s’en sortirent, certains s’en sortirent plus ou moins, et certains coulèrent. (…) Il y avait trois ordres, semblait-il, comme Foireux, Possible, Vision » p.495. Mais tous ont été embarqués dans l’époque, la veuve enceinte…

Une belle réflexion, toute en nuances et labyrinthes, qui dit la jeunesse et le vieillissement, le mal être des corps jamais parfaits, ou l’inadéquation des sentiments avec ce qu’on est, l’identité mâle désorientée par la neuve égalité des genres, les tâtonnements de la fin du XXe siècle en Occident pour trouver des rapports justes entre les sexes.

Martin Amis, La veuve enceinte (The Pregnant Widow), 2010, Folio 2013, 589 pages, €8.40

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Le Clézio, Le rêve mexicain

le clezio le reve mexicain

L’écrivain rassemble ici sept essais en un tout cohérent, pour dire son amour du Mexique comme rêve et son dégoût de « la » civilisation (occidentale, industrielle, blanche) trop rationnelle et prédatrice. Enfant des années 1940, Le Clézio a connu la guerre barbare en Europe même, qu’il n’a eu comme préoccupation que fuir ; adolescent des années 1960, il veut réenchanter le monde avec le peyolt, le new age et l’écologie de la Terre-mère ; poète des années 1980, il rêve d’un « autre monde » possible.

Il y a de l’anglo-saxon chez Le Clézio, une influence culturelle prégnante du puritanisme biblique, un messianisme de pragmatique déstabilisé par la guerre du Vietnam. Dans les années 1980, rien d’étonnant à ce que l’écrivain épouse les idées-forces des cultural studies et autres valeurs liberals des campus américains. Il juge la colonisation espagnole catholique avec le regard dégoûté du puritain du Mayflower venu au Nouveau-Monde pour fuir la vieille Europe corrompue et bâtir dans les Amériques la Cité de Dieu.

D’où ses naïvetés sur la magie perdue, les rêves ancrés par la matérialité d’existence et l’hypocrite culpabilité coloniale à l’américaine : les pionniers du Far-West ont massacré Indiens et bisons au XIXe comme les conquistadores espagnols ont massacré los Indios au XVIe – mais les États-Unis sont un pays démocratique où tout Indien est citoyen comme un autre. Tandis qu’il a fallu attendre trois siècles pour que les Indiens sud-américains le deviennent.

Le Clézio, tout à l’horreur du matériel trop rationnel et desséchant de « la science », se place sur une pente dangereuse. A valoriser autant le monde magique, il rouvre la porte à cet irrationnel qui a fait tant de mal à l’Europe de son siècle. Imaginez : soyez en accord avec les dieux et sujet d’un État puissant comme l’aztèque – et vous aurez une assez fidèle image du nazisme ! Pour les Espagnols, missionnaires de la chrétienté, il s’agissait d’un « rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau » p.11. Pour les Indiens, « c’est la totalité qui caractérise les religions préhispaniques. (…) [Elles] montrent toutes, au moment de la Conquête, cette cohésion de l’humain et du divin » p.239. Cette « transfiguration » des participants aux fêtes rituelles dans « une communion surnaturelle » s’apparente à la Cène primitive où venaient s’abreuver les Germains à Bayreuth sous Wagner (« l’envoûtement de ce théâtre sacré » écrit Le Clézio p.241 à propos des rites aztèques). Cela fait songer aussi aux fastes scéniques des réunions de masse à Nuremberg, sur la Place rouge, sur Tien an men ou devant l‘ambassade américaine de Téhéran. Tout « jeune homme (…) devient le représentant du dieu sur la terre. » Voué au sacrifice de sa vie pour la Cause, pour la Communauté du sang et de la terre…

Aztèques, Toltèques, Mayas, Chichimèques… le naming à l’anglo-saxonne est pour Le Clézio un procédé littéraire. Il se repaît de ces noms évocateurs, dont la simple prononciation est magique. Il décrit, avec forces citations des textes espagnols ou indiens conservés, ce qu’a pu être ce monde perdu. Il en montre la forte cohérence culturelle, il en rêve comme d’une nouvelle harmonie possible, il regrette la « pensée interrompue » par la conquête, le massacre et la mise en esclavage.

Il oublie probablement qu’il vante une conception du monde qui date d’avant le néolithique – cette catastrophe des écologistes américains les plus radicaux. « Cette harmonie entre l’homme et le monde, cet équilibre entre le corps et l’esprit, cette union de l’individuel et du collectif qui étaient la base de la plupart des sociétés amérindiennes » p.270. Malgré les États indiens agricoles, il le dit, leur conception du monde était encore celle des chasseurs-cueilleurs. Ce n’est que lorsque l’homme a cultivé le sol et soumis les bestiaux, croient les radicaux des campus américains, qu’il est devenu propriétaire et avare et qu’il a fait la guerre pour défendre son bien en exploitant sans vergogne ses semblables, bêtes, plantes et ressources naturelles. Le Clézio oppose opportunément sauvages et civilisés, « une société primitive qui valorise la force physique, le courage et la ferveur religieuse, et une société matérialiste pour laquelle seuls compte l’argent et la réussite » p.211.

Nus dès l’enfance, fiers, endurants et en accord avec leur société par les rites et reliés au cosmos par la religion chamanique, les Indiens sont-ils de « bons sauvages » ? C’est la conception de la Réforme en plein humanisme, pour critiquer la vieille Europe féodale tenue par le pape de Rome ; ce fut la distinction Sparte austère et virile à l’opposé d’Athènes discutailleuse et efféminée durant la Révolution ;  c’est devenu le mythe romantique à la Chateaubriand, Lamartine ou Wagner. Mais, pour Le Clézio, il faut aller voir côté surréaliste. Il cite longuement Antonin Arthaud, envoûté par le Mexique en 1936, « la fascination instinctive qu’exercent les peuples magiciens et leurs rituels cruels, mêlée de l’admiration que suscite leur développement artistique et culturel » p.215.

Tout cela est bel et bon, écho d’un poète. Il apprendra beaucoup sur l’âme indienne à qui veut pénétrer le Mexique d’aujourd’hui d’un peu plus fort que le touriste moyen. Mais à ne pas prendre au pied de la lettre : rien de pire que l’union de la technique avancée et de l’irrationnel magique pour les sociétés ! « Un paradis perdu où la science des astres et la magie des dieux étaient confondues » p.218, dit Le Clézio. L’Iran de Khomeiny ne rêve pas autre chose que l’Allemagne de Hitler ou l’URSS de Staline. « Les Mexicains étaient à la veille de développer un système philosophique qui aurait pu résoudre les contradictions de l’ancien monde », n’hésite pas à affirmer Le Clézio ! On se demande vraiment si l’empire aztèque, qui ne vivait que par l’extension constante de ses conquêtes pour abreuver toujours plus le dieu soleil du sang des prisonniers – était le modèle qu’il faudrait suivre… « Par la transe, par la révélation, c’était l’harmonie entre le réel et le surnaturel qui était apportée » p.273. Curieux que Hitler, Staline, Mao et Khomeiny aient cru et fait croire la même chose : le sang de la Race, le mouvement scientifique de l’Histoire, la révolution permanente pour faire accoucher de l’Homme nouveau, la parole même d’Allah dans le Coran littéral – sont bien des « révélations », une promesse d’harmonie entre le réel et le surnaturel !

Même matérialiste et sans âme, je crois bien préférer le vieil individualisme né avec le monothéisme et émancipé à la Renaissance puis lors des révolutions – à ces embrigadements cosmiques.

Certains veulent faire renaître ces mythes politiques pour sortir du malaise dans la civilisation – mais c’est ouvrir une boite de Pandore aux conséquences qui pourraient être épouvantables. Si « l’origine de la civilisation est dans la barbarie » p.152, inutile de créer une nouvelle barbarie pour régénérer notre soi-disant appauvrissement spirituel et pousser à naître une nouvelle civilisation.

Il y a du dangereux chez ce pacifiste de la gauche libérale américaine… Prix Nobel multiculturel pour bobos humanitaires un brin naïfs.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, 1988, Folio 1992, 278 pages, €7.98

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Alice Ferney La conversation amoureuse

alice ferney la conversation amoureuse

Voici un roman d’adultère, très français, très classique. Ce pourquoi on en a peu parlé sans doute, « l’air du temps » ne supportant plus ni le bien écrit, ni l’enfermement traditionnel, ni les mœurs dites d’un « autre âge ». Ce roman d’Alice Ferney ouvre cependant sur les relations éternelles du couple et, plus largement, sur les rapports entre hommes et femmes. Il le fait bien plus que les romans français qui paraissent couramment.

Rien de bien nouveau, dira la vulgate : la biologie étant ce qu’elle est, les hommes ont été sélectionnés pour devenir prédateurs et combattants, les femmes pour la stabilité et pour l’ambiance. Rares peuvent être alors les rencontres véritables entre les deux. On le dit volontiers, la passion sexuelle du début lyrise l’esprit, l’illusionne mais, une fois le physique apaisé, la passion ne tarde guère à dégénérer en habitudes et agacements. L’atterrissage du cannabis et les lendemains de cuite ont ce même goût amer, cette même désorientation des sens. Seuls des enfants du couple, s’il y en a, « les enfants qui rient » écrit bellement l’auteur, peuvent retenir ces nœuds de l’épousaille qui glissent et se défont. Sauf lorsque ladite épouse emporte ses enfants avec elle lors du divorce car la société reste, dans sa tête obtuse, à l’ère Victoria et au code Napoléon, elle lui laisse tous ces droits-là : les hommes, n’est-ce pas, ces « prédateurs et combattants », ne sauraient s’encombrer de mioches !

Alors, cet « adultère » ? N’est-il pas, contre la vulgate, une autre façon de voir le couple ? Est-ce un opprobre ou le jeu nécessaire d’une séduction renouvelée ? Un « jeu » comme un bois qui joue, un « je » qui prend sa place par rapport à l’autre, des deux côtés, ou un gamin qui rêve et qui s’essaie, dans un autre univers ? Le jeu est plaisir inventé, meilleur s’il transgresse les conventions sociales inadaptées ; il est ainsi une épice qui permet aux relations de rester personnelles, « entre nous ». Peut-on, lorsqu’on est femme, aimer deux hommes à la fois ? Ou bien, lorsqu’on est homme, aimer deux femmes en même temps ? Aimer, pas baiser – comme l’époque tend trop souvent à confondre à cause du film popu et des vidéos pornos qui transforment les sentiments en mécanique sentimentale ou corporelle.

La conversation amoureuse est alors celle de deux êtres que la société sépare, cette société qui tend à transformer en destin chaque fourche de la route. Durant la conversation amoureuse, chacun peut rester soi, fidèle à son histoire, tout en vivant l’aventure. L’amour féminin cristallise tandis que l’amour masculin s’amenuise. La conversation, cet art si français du respect mutuel, devient cet entretien familier où les liens physiques et l’échange affectif comptent autant que le plaisir intellectuel – ce qui compense. Le secret des rencontres relie hommes et femmes dans un même goût d’indépendance. Il permet non le « dialogue », affrontement cérébral de deux argumentations, mais cet échange de signes et de reconnaissance mutuelle de deux personnes différentes qui se trouvent bien ensemble. Sans rien retirer aux autres, ni aux partenaires « officiels » – ni aux enfants, ni aux amis de longue date. Même si, la libido ne s’éteignant qu’avec la vie même, il n’y a pas d’âge pour tomber amoureux. Le charme de l’autre tient à l’inconnu que l’on découvre peu à peu, à la passion qui couve à l’âge mûr plutôt que de brûler, ses braises restant bien plus durables et bien moins intolérantes qu’en l’âge de flammes adolescent.

Conversation amoureuse serait un roman banal au fond, s’il n’apparaissait aussi décalé dans notre époque macho-féministe. Il dit une histoire intimiste comme les années 1970 se sont préoccupées d’en inventer dans les films, chez Truffaut et Godard notamment. Ces années post-68 ont su découvrir cet équilibre rare entre l’égotisme et le fusionnel, entre « moi je » et « je t’aime toi » (tout comme entre « moi citoyen » et « faire ensemble » d’ailleurs). Le misérabilisme social, l’arrivisme économique et l’égalitarisme forcené entre sexes qui tend, par mimétisme, à rejeter tout ce qui est civilisation au nom d’une vérité « primaire », ont balayé de nos jours toute distance, semble-t-il, entre le désir et sa réalisation. On agresse, on viole, on invite ses copains à la « tournante ». Plus de tact, plus de préliminaires, plus d’attention à l’autre. La quémande du « respect » est le cache-sexe de la force à l’état brut, du « je veux tout et tout de suite et je prends », caricature de matou râleur qui hante les jardins la nuit.

Pour un mufti d’Australie, la femme n’est que « de la viande »qu’il faut « couvrir en plein air » afin d’éviter que « les chats » ne s’en repaissent aussitôt. Les matous, n’est-ce pas, « prédateurs et combattants », tiennent tous leurs droits de Dieu même, dit-on ? Et pourtant, Mahomet le Prophète avait une chatte auprès de lui, pas un matou. L’œil indulgent des mâles machos méditerranéens arabes se moquent bien, au fond, de la religion ; ils lui préfèrent leurs coutumes et superstitions bédouines. Ce qu’ils repèrent, ils le prennent, et c’est « normal » dans la société de ce mufti-là.

2006 10 mufti australie femme non voilee est viande à l air

Il faut se garder que l’empathie pour les exclus des banlieues ne tombe dans le travers de valoriser ces mœurs d’un autre âge. Beaucoup de revendications des ghettos, d’ailleurs, vont dans le sens d’être enfin « comme les autres » et non pas d’imposer sa communauté. Sauf pour les trafics mafieux qui fleurissent. Contrairement à ce que brament en chœur les vierges effarouchées du socialisme d’hier, c’est justement parce que la police devient efficace à démanteler ces trafics que la manipulation des jeunes fait exsuder la violence. Ce qu’affirment haut et fort les professionnels, avant toute démagogie politique.

Mais ce ne serait pas la première fois, n’est-ce pas, que certains bourgeois bohèmes et progressistes – évidemment « de gauche » – seraient séduits par la force primaire des « bons sauvages ». Ils vont au peuple comme la vache au taureau.

C’est le grand mérite, dans cette démagogie ambiante, de lire et de relire Conversation amoureuse d’Alice Ferney, cette sonate d’automne dans le grand badaboum médiatique. Le roman montre des hommes, des femmes, différents et complémentaires, et tout le jeu de leurs relations humaines. Et c’est passionnant parce que pointe élevée de la civilisation – vraiment très loin des mœurs de Lynch, en cours dans les banlieues et dans les cerveaux primaires des moral-socialistes.

Alice Ferney La conversation amoureuse, 2000, J’ai lu 2004, 317 pages, €6.56

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Chemin de Saint-Jacques

jean claude bourles passants de compostelleQuiconque étudie la société française dans son temps long finit par rencontrer le chemin de Saint-Jacques. Ce pèlerinage chrétien qui traverse la France et toutes les couches de la société depuis le moyen âge est le reflet du pays profond, dont notre République Cinquième, laïque et sociale, est l’héritière. Jean-Claude Bourlès est journaliste et, bien que Breton, a traversé la foi chrétienne sans s’y attarder, comme la plupart des Français d’aujourd’hui, dont l’auteur de ces lignes. Il a parcouru deux fois le chemin de Saint-Jacques, la première fois partiellement, la seconde fois entièrement, accompagné de sa femme. Il a recueilli les témoignages des compagnons rencontrés sur le chemin, décrit leur comment et interrogé leur pourquoi. C’est donc un récit passionné, écrit d’une plume fluide, qu’il livre dans ces Passants de Compostelle. Une enquête pour saisir cette mentalité en profondeur qui dicte encore nos conduites.

Cet engouement pour le chemin des étoiles (campus stellae) a repris il y a une trentaine d’années ; c’est un vrai mouvement de société. Il se situe dans l’après-68, époque de nomadisme vers Katmandou d’une génération brusquement nombreuse issue de l’après-guerre, et de remise en cause d’une société autoritaire et hiérarchique devenue inadaptée au monde contemporain. En 1972, Jacques Lacarrière se lance à pied Chemin faisant tandis qu’en 1978, Barret & Gurgand écrivent leur périple dans Priez pour nous à Compostelle. Le sentier GR 65 est aménagé, petit bout par petit bout, par des passionnés, des gîtes, des associations, des collectivités locales.

120 pèlerins en 1982, 125 200 en 1997, 179 944 en 2004, 192 488 en 2012. Leur désir avoué est de reconquérir le monde par les pieds, à ras de terre, de retrouver du solide. « A mes yeux, dit Raymonde Rodde à Bourlès en 1995, et je peux le dire en connaissance de cause puisque j’ai 84 ans, les gens se lassent de ce qu’on leur donne sans contrepartie. Ils ont besoin de rompre avec toute cette notion d’assurance, d’assistance, où on les confine. Ils ont besoin de se prouver qu’ils peuvent vivre pour eux, et par eux-mêmes » (p.22) Plus qu’une marche, Compostelle est une démarche, un attachement au moins culturel au message chrétien contre une Église officielle et ossifiée.

saint jacques de ompostelle les chemins

« Il y a une magie du chemin. C’est une nation à lui seul, un pays de 2 m de large sur 2000 km de long et sur lequel tu trouves une population particulière, vivant un temps particulier et, oui, devenant profondément jacquaire. Tu découvres la signification du mot Amour » (Pierre K., p.34). « C’est une expérience qui porte une empreinte profonde sur l’être, quelles que soient les motivations de départ » (Père Thérondel, p.38). Les gens partent souvent à la croisée d’un chemin de vie, divorce, retraite, chômage, deuil, séparation, sortie de grave maladie. C’est un franchissement, une porte étroite, la confrontation avec soi-même. Il s’agit de dépouiller le vieil homme qui régente tout et qui contraint.

Il s’agit aussi de retrouver les racines les plus anciennes d’Homo Sapiens Sapiens, né il y a quelques 200 000 ans mais sédentarisé seulement depuis 5000 ans. 97,5% de son existence a été nomade, en tribus restreintes, parcourant un terrain de chasse de 200 ou 300 km suivant les saisons – et le gibier. L’habitude de cette liberté est ancrée et trop de société affole ou anesthésie, rend grégaire. Ce besoin de respirer, d’aller voir ailleurs de temps à autre, apparaît comme une nécessité quasi biologique. « Même lorsque les pèlerins n’ont pas au départ de dévotion particulière pour saint Jacques, le fait de mettre leurs pas dans ceux des foules passées est une manière d’entrer dans leur démarche de foi. Et peut-être de prendre conscience, jour après jour, de former un peuple en marche : celui de l’Europe spirituelle » (p.70).

Liberté du chemin, égalité du dépouillement, fraternité des rencontres – et voici la devise dite « républicaine » confortée, reconstituée dans ce qu’elle avait de médiéval lorsque la menace musulmane, l’indigence de la papauté et le mûrissement de la féodalité ont fait, depuis le monastère de Cluny, s’organiser la société française selon la foi.

La dépouille de saint Jacques le Majeur est découverte en Galice, en 813 ou 831. Son église est ravagée par le Musulman El Mansour en 997, en réaction de quoi l’engrenage de la Reconquista se met en route. En 1055, Jérusalem, lieu du Sacrifice d’Abraham et de la Passion du Christ est interdite aux Chrétiens par les califes Abbassides. La chrétienté du pays le plus prospère, sous la houlette de l’élite religieuse (en quelque sorte l’ENA de l’époque), se réveille. Le temps est venu pour Ordonner et exclure, titre du difficile mais intéressant ouvrage de Dominique Iognat-Prat. Cluny affirme les solidarités du lien social qui englobe tous les Chrétiens sous l’autorité de l’Église et oblige aux engagements réciproques. La charité irrigue l’ensemble de la société, au miroir du sacrifice du Christ. L’Église et ses clercs se chargent de contrôler les échanges de la charité, sollicitant les dons des puissants pour donner aux assistés. Cluny, ses moines, ses intellectuels, se veut une société qui édicte la morale au nom du Christ et a pour vocation de redistribuer la richesse terrestre.

Il s’agit bien de mettre en place une « communauté », des Chrétiens de France qui se reconnaissent dans une foi et dans des valeurs communes. Donc d’exclure les autres (Juifs, Musulmans, hérétiques, sodomites) en désignant l’Ennemi – possédés « naturellement » par le diable. Le pèlerinage à Saint-Jacques, aménagé côté français par tous les sites religieux du parcours (le Puy, Vézelay, Conques, Rocamadour, Moissac, Navarrenx…) représentait la même démarche symbolique que les manifestations d’aujourd’hui « contre la guerre », « pour l’emploi » ou en « solidarité sida ». Le « communautarisme » que l’on reproche à d’autres, dans la France contemporaine, s’adresse en miroir à ceux qui veulent fractionner cette « communauté nationale » qui date de l’an mille, communauté englobante, envahissante, ne tolérant qu’à peine l’individu, de laquelle on ne peut s’exclure sans persécutions ni déracinement profond (Cathares, Huguenots, Émigrés, exilés du Second Empire ou relégués de la Commune, expatriés aujourd’hui). Car l’État de nos jours est l’Église d’il y a mille ans, ses fonctionnaires sont les anciens clercs, les impôts modernes remplacent la charité de jadis tout aussi obligatoires, et le service public s’est substitué au service du Christ – mais la France est restée fondamentalement la même.

saint jacques de compostelle

Remettre en cause ce « modèle » collectif et un tant soit peu « collectiviste » n’est pas aisé, même pour ceux qui se veulent les plus « laïcs », les plus « athées » et les plus « républicains ». Le protestantisme l’a osé ; il a mis l’homme concret avant le « modèle du Christ » créé, organisé et surveillé par l’Église catholique ; il est plus pragmatique, laisse plus de libertés aux individus, règle les conflits de la société non par le dogme mais par le droit et le contrat.

Ce n’est pas le cas du catholicisme, resté autocratique et englobant au fond comme l’est l’Islam. Même si la société civile a su se dépêtrer – par les sciences expérimentales, par la Révolution, par la séparation de l’Église et de l’État, par les mœurs – de la conception totalisante de l’Église, cela est si récent, trois générations à peine pour la séparation juridique des biens et de l’enseignement, que les conceptions ne s’en ressentent pas encore complètement, dans le temps long de la société. La « liberté » reste toujours un peu le diable devant les injonctions de fraternité, venues de Cluny autour de l’an mille, et les exigences induites d’égalité que l’État et les partis en France cherchent à contraindre et à forcer. Au lieu que « l’égalité », dans les pays protestants, n’est qu’une résultante « aux yeux de Dieu » des mérites de chacun acquis librement par leur travail et de leur fraternelle responsabilité devant les risques.

En cheminant vers Saint-Jacques, ce qui est important est le dépouillement qui favorise la rencontre avec soi, avec l’autre, avec la contemplation. L’existence en osmose avec la nature et ses éléments donne une liberté personnelle de voir, d’être et de penser. Atteindre la dernière extrémité de l’Occident avec le soleil, puis avec la voie lactée qui indique la nuit le chemin, c’est relier le destin humain à la révolution des astres. Démarche « religieuse » en propre. Tout comme les anciens Égyptiens accompagnaient symboliquement le dieu solaire Rê dans sa barque « mandjet », s’engloutissant dans Nout, la nuit – qui était aussi le monde des morts – pour renaître à l’aube, périple accompli. Le chemin de Saint-Jacques permet de revenir aux sources et de les repenser si nécessaire.

Jean-Claude Bourlès, Passants de Compostelle, Petite bibliothèque Payot 2004, 224 pages, €7.73

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Libéral malgré la gauche

L’ignorant n’est tourmenté que par l’opinion qu’il a des choses, non par les choses elle-même. Le mot chien ne mord pas, selon William James, mais la Gauche d’ambiance pourtant salive de rage comme un chien de Pavlov quand elle entend le mot « libéralisme ». Elle le qualifie même, avec la lourdeur petite-bourgeoise de la redondance qu’avait noté Roland Barthes, de « néo » ou d’« ultra », pour bien marquer le tu dois de sa pensée moralisante.

hollande 2013 photo

Car il n’y a rien de réel dans la caricature faite par la gauche (française) du libéralisme

Né durant les Lumières, le libéralisme est le règne du droit, la liberté dans les règles du jeu : liberté de conscience, liberté d’expression, libertés politiques et d’entreprendre. Ces autonomies individuelles sont opposées aux hérédités, ethnies, communautés, ordres et corporations. Le libéralisme politique a été inventé par les Français et les Anglais des Lumières. De cette conception philosophique découle une attitude, le respect à l’égard d’autrui (voir Diderot), une règle pratique, la tolérance envers les opinions (voir Voltaire) et une conception de la vie en commun (voir Montesquieu). Politiquement, elle se traduit par une charte des droits et devoirs, par la règle de droit et par la participation du plus grand nombre au gouvernement du pays.

La France révère « l’État » (avec majuscule) au nom d’une liberté qui ne serait rien sans la contrainte du Père. Or le concept de liberté est double : absence de contraintes – mais aussi choix des règles qui contraignent la vie commune. Les Anglais (protestants incités à lire par eux-mêmes la Bible) ont privilégié le premier, avec cantonnement de l’autorité par le consentement régulier. Les Français (catholiques sous la houlette de prêtres qui ont le monopole de l’interprétation biblique, eux-mêmes sous l’autorité du Pape) ont privilégié le second, sous prétexte que le peuple (les faibles, les ignorants, les infantiles) ne saurait être libre sans contrainte d’en haut. Mais pourquoi garder cette idée venue tout droit du Dieu tonnant, du Père fouettard, du Roi soleil, de l’État-c’est-moi, de la Terreur paranoïaque, de l’orgueilleux empereur des Français, de l’absence d’écoles publiques jusque bien tard dans le 19e siècle et de l’absence de droit de vote aux femmes jusque bien tard dans le XXe ? Les temps n’auraient-ils pas changé ?

Le choix des règles est l’exercice de la démocratie. Les penseurs français de gauche ont longtemps œuvré pour l’éducation, l’égalité devant la loi et la laïcité d’État pour délivrer les individus des contraintes de naissance, de race ou de religion. Ce n’est que depuis le choix du marxisme, transformé en instrument de guerre léniniste, qu’ils considèrent les citoyens comme mineurs au nom de la Vérité révélée déclarée « scientifique » qu’une caste cooptée à la tête du Parti se charge d’interpréter et de réaliser. La « liberté » à gauche est donc progressivement passée de la libération de ce qui aliène à la contrainte idéologique, traduite dans tous les pays du socialisme réel en contrainte d’État et, dans les autres pays, en contrainte de parti. Comment ne pas noter que, dès qu’ils ont pu (boat-people vietnamiens, chute du mur de Berlin, ouverture cubaine), les citoyens se sont empressés de fuir ?

L’État s’est retrouvé en France le seul créateur du lien social après que la Révolution ait tout aboli, jusqu’aux syndicats, recréés seulement en 1884. L’État absolu français (jacobin, colbertiste, élitiste et parisien) ne veut face à lui que des individus atomisés qui lui doivent tout. C’est le sens de « la volonté générale » de l’orphelin éperdu de Père, Jean-Jacques Rousseau, magnifiée aujourd’hui par le proto-tyran Mélenchon. On comprend pourquoi l’initiative est peu répandue en France, pourquoi le peuple attend tout de l’État, pourquoi toute innovation ne peut s’y épanouir… L’État français est une machine politique pour assurer le pouvoir à une élite restreinte ; l’État anglais est un garant juridique – voilà l’écart essentiel que les intellectuels devraient analyser !

Dans cette idéologie française de l’État, tout ce qui est « libéral » représente à gauche le Diable, puisque menaçant le pouvoir de quelques-uns. Selon Pierre Bourdieu, le néolibéralisme se réduirait à « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » Cette opposition radicale entre l’État et le marché n’est malheureusement qu’une « idée pure », aussi évanescente que les ombres de la caverne de Platon. Karl Polanyi l’a largement démontré, le libre marché présuppose une intervention réglementaire constante et le développement d’un appareil de contrôle…

L’utopie néolibérale n’est pas le « marché pur » mais le profit protégé par un État camouflé en « non politique » qui se consacre uniquement à la gestion rationnelle et technicienne du social, à l’administration des choses (ce qui se passe à peu près en Chine depuis 1978). Pourquoi ne pas constater que le Parlement est bien plus efficace dans les pays où la « volonté générale » ne se traduit pas par le « j’veux voir qu’une tête » (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Scandinavie, Suisse, Inde…) ?

Le gauchisme idéologique se pare ainsi de « grands mots »

Il fait illusion et empêche d’analyser la réalité des choses. « Tout le monde » (ce qui signifie en fait « de gauche, français, parisien et guignant le pouvoir ») est anti-américain par antilibéralisme ; mais nul ne se pose jamais la question des libéraux là-bas. Or les Liberals américains (de gauche) sont clairement pour un État fort, appuyé sur la puissance militaire garantie par un oligopole de sociétés nationales protégées. Où se trouve la fameuse « libre concurrence » et « l’ouverture mondialisée » dont la gauche idéologique nous rebat les oreilles ? Les libéraux américains (Obama en est un, après Clinton) peuvent empêcher l’achat d’une société par un groupe étranger si l’intérêt national est en jeu… mais ils ont une claire vision nationale de cet intérêt – pas une vision étroitement idéologique servant aux Montebourg à faire mousser leur ego. Le refus ne passe donc pas par un oukase ministériel devant les médias mais par des arguments clairement présentés au Congrès – qui décide.

Pour tout ce qui est autre que l’intérêt national, le privé règne, donc l’initiative, l’entreprise, les financements. Pourquoi croyez-vous que les entreprises les plus dynamiques de la dernière révolution technologique se soient créées aux États-Unis et pas en France ? Nous avons inventé la Fnac, le Minitel, la carte à puce, Copains d’avant : mais le succès a été Amazon, l’Internet, Paypal et Facebook. Les intellos de gauche ne se sont-ils jamais demandé pourquoi ? Ce n’est pas l’incantation à la croissance qui la fera surgir. Encore moins le pouvoir magique de l’Administration d’État.

Liberal définition Robert

Le socialisme est né du libéralisme et dans son prolongement

Il était l’aspiration des prolétaires à étendre à l’économie les principes de liberté et d’égalité conquis en politique. Il visait à « désaliéner » les consciences, pas à remplacer l’aliénation bourgeoise (prédatrice, consumériste, bien-pensante) par l’aliénation d’État (centralisé, malthusien, politiquement correct). L’histoire a conduit trop souvent les socialistes à s’allier avec les ennemis de ses ennemis, donc à confondre le socialisme (« les producteurs associés », disait Marx) avec l’étatisme antilibéral.

Le libéralisme ne s’identifie pas à sa version étroite héritée de Frédéric Bastiat et défendue par les journaux financiers. Il ne peut être amalgamé à l’ultralibéralisme des Reagan et Thatcher mais connaît d’autres versions plus ouvertes comme celles de Léon Walras, de Stuart Mill, de John Rawls, d’Amartya Sen et de Joseph Stiglitz. L’État réalise mieux certaines activités, Stiglitz cite la sécurité des aéroports, la recherche, l’éducation, l’aide médicale, l’environnement. « Cet équilibre peut être différent selon les pays et les époques ; il varie d’un secteur d’activités à l’autre, d’un problème à l’autre » (The Roaring Nineties). Mais pas question d’entretenir des privilèges de monopoles lorsqu’ils sont indus et économiquement injustifiés ; ni de refuser de rationaliser l’organisation et l’emploi des moyens publics. L’État est dans son rôle lorsqu’il régule et arbitre, dans son rôle lorsqu’il prend en charge ce que le marché n’est pas apte à faire, dans son rôle lorsqu’il impulse la recherche dans un secteur stratégique – mais il ne doit en aucun cas se substituer à l’initiative privée lorsque celle-ci est efficace.

Les idées libérales incarnent une culture de la résistance : aux idées imposées, à l’expression bâillonnée, à une administration tentaculaire (y compris de Bruxelles), à un marché sans règles, à une économie mondialisée sans ordre ni normes, à une société civile sans principe de légitimité ou de critique, à une culture uniformisée, au droit du plus fort. La liberté n’existe que garantie par un pouvoir souverain… contrôlé par des contrepouvoirs citoyens. C’est le rôle du droit, de la loi votée, de l’État qui applique et contrôle. Mais dans cet ordre qui part de la base. Ce n’est pas à l’État de me dire comment il faut baiser, avec qui et pourquoi ; c’est cependant son rôle de faire appliquer le droit qui autorise ou interdit la relation ou le mariage, son rôle encore d’informer sur les dangers sanitaires, son rôle toujours de faire assumer les conséquences.

Quant au socialisme ouvrier traditionnel, des origines à Marx inclus, il n’est pas antilibéral. Il faut se garder de le confondre avec les diverses variétés de socialisme réactionnaire et petit-bourgeois surgies en même temps. Au contraire, l’utopie ouvrière est celle de la coopérative (pas de l’entreprise nationalisée), de la décision à la base (pas par une Administration), du moins d’État possible (qui selon Marx doit disparaître). Elle est plus libertaire qu’autoritaire, plus proche du libéralisme que du despotisme, plus tolérante que doctrinaire. Elle confisque moins la démocratie (expression, élections, droits) que le jacobinisme (partisan, centralisé, technocrate). Les antilibéraux sont toujours partisans de la contrainte – car l’opposé du libéralisme, c’est l’autoritarisme. Difficile de sortir de là.

Or les élites socialistes qui se disent “morales” et “progressistes” se gardent bien d’aider le peuple à s’émanciper, se contentant de le manipuler par de grands mots d’un vide sidérant, afin de conserver leur confortable contrôle issu de la légitimité partisane ou énarchique. La seule chose qui les intéresse est leur pouvoir personnel, étatique et parisien. Ce “chacun pour soi” est beaucoup plus dangereux que celui des PDG qui se gavent de stocks options : ils montrent leur intérêt tout cru mais parfaitement transparent (donc démocratiquement contestable, et d’ailleurs réellement contesté), alors que les politiciens d’une certaine gauche se parent de “vertu” et de “grandes idées généreuses”… pour faire entre soi les petites magouilles tout en se préservant entre soi par des copinages choisis, dans l’entre-soi des quartiers réservés et des entreprises publiques.

C’est là où la position dogmatique est non seulement un aveuglement politique, mais aussi une erreur démocratique. Machiavel l’a très bien montré, ce sont les lucides qui manipulent les gogos, les pragmatiques qui analysent les situations et ceux qui se gardent bien de suivre les idées générales qui ont – toujours – le pouvoir.

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Pourquoi voter Marine Le Pen serait une aventure ?

Certains lecteurs m’ont reproché d’analyser plus la gauche que la droite. Mais c’est que la gauche est au pouvoir, poussée sans arrêt aux illusions par son extrême trotskiste ; il m’a paru jusqu’ici plus utile d’analyser ce danger immédiat que le danger Le Pen plus lointain. J’ai déjà écrit une note Contre le Front national, en décembre 2010. J’examine aujourd’hui quelles pourraient être les conséquences d’une application du programme Le Pen.

Mais disons-le tout net : la majorité des électeurs qui votent Le Pen s’en moquent comme de leur premier slip. Ce qui leur importe est de marquer leur protestation vigoureuse vis-à-vis de l’UMPS, gens au pouvoir depuis des décennies qui ont préféré leurs petits jeux d’ego plutôt que le bien de la France. Bobos et technos ont délaissé la classe moyenne et populaire, s’appuyant ou sur les très riches ou sur les immigrés. Vieillissement démographique, mondialisation, technocratie de l’Union européenne, crise des finances publiques, induisent une angoisse diffuse et une perte de repères. La protestation pourrait s’afficher au premier tour de présidentielles, et être abandonnée en grande partie au second en raison de l’aventurisme du programme…

scores front national 2002 et 2012

Chacun peut le lire intégralement sur le site du Front national (ce qui est écrit en petit doit se lire avec une particulière attention). Il se résume ainsi :

  • en politique, souverainisme, bonapartisme, populisme ;
  • en économie, dévaluation, protection, inflation ;
  • en social, préférence nationale, politique nataliste, censure pour les enfants.

La volonté est celle d’une contre-révolution comme celle préconisée par Joseph de Maistre après 1789, mais la date ici retenue est 1968, l’année de la chienlit sociale, du départ programmé du général de Gaulle (qui démissionne en 1969) et des négociations sociales qui font déraper le budget. Il s’agit d’établir un État organique par un rassemblement de forces, unies par un parti de la nation en colère. La vie est une lutte, le monde une jungle, et toute liberté doit se construire par une volonté recentrée sur soi et ses proches : famille, patrie, travail. L’individualisme n’est pas toléré, la fraude, l’immigration ou le crime non plus ; la communauté de sang et de sol s’impose comme seul souverain politique – donc économique et social. Ni libéralisme, ni socialisme, la promotion de l’homme intégral communautaire, contraint par l’État, représentant souverain du Peuple comme ethnos. Une forme nationaliste du bonapartisme traditionnel.

1/ Politique :

Pouvoir international fort, souverain et austère qui inspire un idéal de vertu :

  • Sortir des traités européens pour une « association libre » (les autres en voudraient-ils et comment ?)
  • Partenariats industriels volontaires (type Airbus)
  • Maîtrise des frontières (fin de Schengen) et de la monnaie (fin de l’euro), indépendance énergétique (énergies vertes + nucléaire)
  • La Banque de France pourra prêter au Trésor public sans intérêts, ce qui permettrait d’augmenter salaires et pensions, de baisser les prix de l’énergie. C’est l’autre nom de la planche à billets – donc l’inflation – non compensée par des coûts à l’exportation abaissés puisque l’abolition du libre-échange entrainera rétorsions.

En politique intérieure, le Front national reprend le bonapartisme traditionnel :

  • Un mandat présidentiel unique de 7 ans non renouvelable.
  • L’appel au référendum pour toute modification de la Constitution.
  • Scrutin proportionnel à toutes les élections (comme dans toutes les sociétés organiques).
  • Fin de l’obligation bruxelloise de concurrence sur les services publics
  • Effort de défense à 2% du PIB, sortie du commandement intégré OTAN (mais pas de l’alliance). Institution d’une garde nationale de 50 000 réservistes + dissuasion nucléaire.
  • Réduction des subventions aux associations « ne relevant pas de l’intérêt général ». Lutte contre la fraude fiscale et la fraude sociale, contre le « coût de la décentralisation » (autrement dit recentraliser).

Un État fort signifie tolérance zéro pour les crimes, le communautarisme des banlieues et les attaques contre les forces de l’ordre. Leurs effectifs seront augmentés, comme les moyens de la justice ; la peine de mort et les peines incompressibles de perpétuité seront rétablies par référendum et 40 000 places de prison de plus seront ouvertes. Les mineurs seront responsables pénalement dès 13 ans.

  • Ce qui paraît contradictoire avec la volonté affichée de protection des « enfants » (les moins de 13 ans ? avec la majorité sexuelle qui va avec la « responsabilité pénale » à 13 ans ?), en rétablissant la censure sur le net et toute forme de « violence » (y compris « morale », ce qui reste éminemment flou, donc propre à toutes les dérives…)
  • A l’école, retour aux fondamentaux : lire, écrire, compter, méthode syllabique obligatoire en CP, suppression du collège unique, promotion des filières manuelles et surtout discipline. Cela marchera-t-il à l’époque d’Internet et de l’ouverture au monde ?
  • Au total, la contrainte autoritaire remplacera partout le laxisme issu de la pensée-68.

electeurs du front national 2006

2/ Économie :

La souveraineté implique de quitter l’euro, donc de dévaluer drastiquement le néo-Franc (autour de 40% dans les années 1930 et 1982) et de bloquer la liberté des capitaux par nationalisation partielle des banques. Conséquences prévisibles :

  • Notons au préalable que l’ampleur de la crise mondiale des années 30 est due justement au protectionnisme, aux dévaluations compétitives, aux restrictions dans l’accès aux matières premières et aux politiques autarciques d’États. Faut-il replonger tout droit dans les mêmes erreurs ?
  • Ne plus être dans l’euro serait-il un véritable avantage ? L’exemple du Royaume-Uni et du Danemark en fait douter. A l’inverse, la Suède montre un pays prospère, mais qui tourne le dos à un programme type FN : refus de l’autarcie (50% du PIB à l’exportation), inflation domptée (pas de planche à billets), large libéralisation des services publics…
  • La contrainte euro sur l’Allemagne existe via le Mécanisme d’aide européen : 350 milliards € selon Christian Ott (économiste Natixis, juillet 2012) via les prêts accordés à la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, et via ses participations auprès des pare-feu européens. Quitter l’euro = quitter toute aide.
  • L’Allemagne a subi avec l’euro une dévaluation de fait par diminution des salaires, augmentation de la durée du travail, allongement du nombre d’années de cotisation pour accéder à la retraite. Si l’Allemagne redevenait autonome, sa concurrence industrielle – donc à terme politique – redeviendrait redoutable. Il y a donc de multiples avantages pour la France à rester dans l’union.
  • La sortie française marquerait l’écroulement du système euro ; nos créances – importantes – sur les pays du sud (Italie et Espagne) ne seraient pas remboursées et certaines de nos banques feraient faillite, donc seraient nationalisées – et pèseraient sur le Budget.
  • Comme les deux tiers de nos échanges économiques se font avec l’Europe, quelles mesures de rétorsion prendraient les autres pays ?
  • L’abandon de l’union monétaire implique l’autarcie, donc l’appauvrissement : ce qui sera produit en France sera plus cher en raison du niveau de vie relatif du pays, ce qui sera importé sera plus cher en raison de la dévaluation du néo-Franc, des droits de douane ou contraintes phytosanitaires.
  • La fin de la discipline, sur l’exemple allemand, ferait retomber le patronat français dans sa paresse du passé : peu d’investissements, crainte de l’innovation, monopoles protégés par la puissance publique, ballon d’oxygène des dévaluations régulières, paix sociale par l’inflation auto-entretenue.
  • Les talents et les jeunes diplômés choisiront encore plus le large – et la liberté – qu’un pays préoccupé des vieux, du rural et du petit commerce.
  • La priorité nationale pour l’emploi et l’immigration choisie limitée (comment ?) à 10 000 entrées par an, ne permettront pas d’abaisser le chômage, contraint par la baisse programmée du nombre de fonctionnaires, le renchérissement de l’énergie importée et les moindres exportations…

3/ Social :

Le souverainisme se veut un pansement social pour les catégories d’électeurs du FN : ouvriers, employés, retraités, petits-commerçants et artisans, agriculteurs et pêcheurs.

  • Mais le patriotisme économique par le soutien au petit commerce ne sera pas compensé en termes de coûts par la simplification bureaucratique et la baisse d’impôts pour PME et entrepreneurs individuels.
  • La politique agricole française et la protection de la pêche dans la zone économique exclusive coûtera au budget national, même si l’outremer se trouve ainsi valorisé.

Pour compenser la perte économique par la fierté symbolique, promotion de l’ethnos français :

  • Suppression du droit du sol, naturalisation sous conditions strictes,
  • Interdiction de la discrimination positive à l’embauche et renvoi des étrangers chômeurs,
  • Pénalisation du « racisme anti-français », suppression des subventions aux lieux de culte et interdiction des signes religieux ostentatoires.
  • Réduction des budgets sociaux aux immigrés et politique nataliste : revenu de 80% du SMIC aux parents à partir du 2e enfant ; allocations familiales réservées aux familles dont un parent au moins est français
  • Un enfant devient un adolescent pénalement responsable de ses actes dès 13 ans, en apprentissage dès 14 ans (comme au moyen-âge où les rois se mariaient dès la puberté)
  • Refus du mariage gai (mais maintien du PACS), lutte contre l’avortement (mais pas abolition)
  • Solidarité organique entre les générations et régime contre la dépendance.

2012 1974 score-fn

En bref, un programme pour figer une France d’hier, immobile, essentielle : le retour aux années 1960 d’industrie forte, de gaullisme politique, d’autorité sociale et d’immigration marginale. Une sorte de pétainisme, mais revu XXIe siècle, qui irrigue souterrainement la psyché française – y compris à gauche – sous la forme d’un abandon masqué par le volontarisme bonapartiste. Le monde va plus vite et plus fort ? Levons le pont-levis, protégeons notre petite vie tranquille. Ce serait l’idéal suisse, si la Suisse ne montrait justement qu’on peut être sûr de son identité et plus démocratique, toujours ouvert sur le monde… A condition de se prendre en main.

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Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines

maurice godelier au fondement des societes humaines

Né en 1934, Maurice Godelier est probablement le meilleur anthropologue français contemporain. Il est beaucoup plus connu à l’étranger que chez lui en raison de la coterie des grandécolâtres et du snobisme médiatique. Agrégé de philosophie, licencié en psychologie et licencié en lettres modernes, il a travaillé auprès de Fernand Braudel puis de Claude Lévi-Strauss. Proche de Chevènement, il obtiendra la médaille d’or du CNRS en 2001 pour l’ensemble de son œuvre. Un temps marxiste, praticien de terrain en Papouasie, il s’est détaché de tous ses maîtres pour se forger une opinion personnelle. Il nous la livre à 73 ans dans ce petit opus qui se lit facilement. Ni jargon ni galimatias, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – c’est le meilleur de Godelier.

« Déconstruire les discours et les résultats des sciences sociales, oui. Leur dénier tout caractère scientifique, non. » Il se pose directement contre le relativisme à la mode aux États-Unis et avidement repris par les bobos multiculturels parisiens pour faire bien, « les dissoudre dans des discours narcissiques, se délectant dans le refus de théoriser, dans l’ironie, dans l’incohérence et l’inachevé volontairement recherchés » p.35.

Ce petit livre présente 5 idées reçues de l’anthropologie, contrées par la recherche de terrain (p.39) :

  1. Les sociétés sont fondées sur l’échange (marchandises et dons) : « A côté de choses que l’on vend et de celles qu’on donne, il en existe qu’il (…) faut garder pour les transmettre, et ces choses sont les supports d’identité qui survivent plus que d’autres au fil du temps. » Tout ne s’échange pas.
  2. La famille est au fondement de la société : « Il n’existe pas, et il n’a jamais existé, de sociétés fondées sur la parenté. (… Ni parenté, ni famille) ne sauraient constituer le lien qui unit différents groupes humains de manière à faire société. » C’est la symbolique politico-religieuse qui fonde une société, pas la biologie.
  3. Les enfants sont le produit d’un homme et d’une femme unis sexuellement : « Nulle part, dans aucune société, un homme et une femme n’ont jamais été pensés comme suffisants pour faire un enfant. Ce qu’ils fabriquent ensemble, ce sont des fœtus que des agents plus puissants que les humains, des ancêtres, des dieux, Dieu, transforment en enfant en les dotant d’un souffle et d’une ou plusieurs âmes. » L’enfant s’appartient à lui-même, il n’est pas l’objet des parents; la société l’accueille et l’élève au même titre que la famille par des rituels et des institutions appropriés.
  4. Les rapports économiques constituent la base des sociétés (Marx) : « La sexualité humaine est fondamentalement ‘a-sociale’. Le corps sexué des hommes et des femmes fonctionne dans toute société comme une sorte de machine ventriloque qui exprime et légitime les rapports de force et d’intérêt qui caractérisent la société, non seulement dans les rapports entre les sexes, mais dans les rapports entre les groupes sociaux qui la composent – clans, castes ou classes. »Les rapports économiques sont l’un des rapports sociaux, pas le seul.
  5. Le symbolique l’emporte toujours sur l’imaginaire et le réel : « Tous les rapports sociaux, y compris les plus matériels, contiennent des ‘noyaux imaginaires’ qui en sont des composantes internes, constitutives, et non des reflets idéologiques. (…Ils) sont mis en œuvre par des ‘pratiques symboliques’. » Les humains ne font société que par le symbole.

Dit autrement, nulle société n’existe sans une identité, un imaginaire politico-religieux vécu selon des pratiques symboliques renouvelées, qui s’exerce sur un territoire. Sans territoire, ce n’est qu’une communauté (de parenté, de langue et de principes). Font société par exemple les Baruyas, population de Nouvelle-Guinée étudiée par l’auteur ; l’Arabie Saoudite issue de la rencontre entre le rigoriste musulman Al-Wahhab et le chef de tribu Ibn Saoud en 1742 ; la France refondée en 1789 ; les États-Unis nouvelle terre promise émancipée du colonisateur en 1776 ; l’URSS fondée par Lénine ; Israël fondée en 1947… Sur le territoire, la souveraineté s’exerce par des institutions distinctes de la parenté, telles l’école en Occident, les mouvements de jeunesse en URSS et en Israël ou l’initiation des jeunes garçons et des jeunes filles chez les Baruyas.

maurice godelier chez les baruyas de nouvelle guinee

A ce titre, aucune institution n’est « naturelle », tout est construit socialement pour légitimer la souveraineté, donc le faire société. Le passage de l’enfance à l’âge adulte chez les Baruyas n’est pas le fait des parents ni des majeurs spécialisés de la société ; il est le fait des aînés non encore mariés. Dès 9 ans, le garçon est arraché aux femmes pour être initié dans la Maison des hommes en quatre stades. Vers 15 ans, chaque adolescent prend un enfant sous son aile, à 18 ans il a le droit de faire la guerre, à 20 ans de se marier. Les aînés des 3ème et 4ème stades donnent leur sperme à ingérer aux petits des 1er et 2ème stades. Le sperme vise à faire renaître l’enfant par le lait mâle, à le masculiniser. Ni masturbation, ni sodomie, ni inceste entre adolescents, ni fellation d’hommes mariés ne sont permis par la société – tout est codifié. L’aîné choisit le cadet et – ajoute l’ethnologue – « entre eux on peut observer beaucoup de tendresse, nombre de gestes délicats, réservés, pudiques. Là, il y a place pour le désir, l’érotisme et l’affection, mais aussi pour la soumission (…) diverses corvées » p.178. L’usage des sexes fabrique de la vie et de l’ordre social, voire cosmique. La « loi » d’une société suborne la sexualité des individus à l’imaginaire qui fait société. Chez les Baruyas comme chez nous, différemment.

Car « qu’est-ce qu’un rapport social ? C’est un ensemble de relations à multiples dimensions (matérielles, émotionnelles, sociales, idéelles), produites par les interactions des individus et, souvent, à travers eux, des groupes auxquels ils appartiennent » p.194. Ces rapports sont entre les individus et en eux, car la société les façonne et ils veulent s’y intégrer. Le désir n’a pas de « sens social », seule la reproduction en a un, d’où l’encadrement de la sexualité par la religion et la morale (ou la loi) dans toute société humaine. La société n’est donc pas née par le ‘meurtre du père’ selon Freud, mais par le refoulement du désir asocial (anarchique).

En bref, « ce sont des rapports politico-religieux qui ont intégré en un Tout des groupes humains d’origine diverse, et au départ hostiles, et qui ont assuré la reproduction de ce Tout » p.228.

D’où l’intérêt pour la connaissance de soi de « mettre au jour ce qui n’est pas dit, faire apparaître les raisons d’agir ou de ne pas agir laissées dans l’ombre, réunir et analyser ensuite tous ces faits pour en découvrir les raisons, c’est-à-dire les enjeux pour les acteurs eux-mêmes dans la production de leur existence sociale » p.250. Ce sont l’œuvre « des penseurs du siècle dit des Lumières. Ils ont osé avancer l’idée que tous les régimes de pouvoir exercés ou subis par les hommes au cours de l’histoire n’avaient eu ni les dieux ni la nature pour origine, mais étaient le fruit des pensées, des actions et les intérêts des hommes eux-mêmes » p.275. Oui, les sciences sociales et la démocratie sont liées…

Un excellent petit livre qui remet à leur place bien des fantasmes et des préjugés.

Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, 2007, Flammarion Champs essais 2010, 331 pages, €9.69

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Maître et esclave chez Nietzsche

Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.

Randonneur sur montagne Caspar David Friedrich

Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.

Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.

L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.

maitre aikido

Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.

Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.

Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?

Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.

Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.

esclave nu torture michel ange

L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !

Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…

Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.

Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37 

Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12 

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Chine à Tahiti

Kung hi fat choy : bonne année ! L’année du serpent d’eau pour le nouvel an chinois. Le nouveau consul de Chine à Tahiti a présenté ses vœux aux membres de la Communauté chinoise. Et pourquoi les touristes chinois ne sont toujours pas là ? De la pub pour les Chinois de Chine, un voyage moins cher, et un visa plus facile à obtenir. Les hôtels qui accueilleront les touristes chinois devront faire des efforts pour les prix et la présentation des menus écrits en chinois.

annee du serpent d eau 2013

La Polynésie a importé 16 milliards de marchandises en 2012. La Chine deviendra la première puissance économique mondiale vers 2016. Les pays insulaires du Pacifique représentent un enjeu géopolitique entre la Chine et les États-Unis. Cela permet d’en savoir un peu plus sur l’installation des Chinois à Tahiti.

Le 28 juillet 1865, les premiers Chinois arrivent à Tahiti alors Établissements français de l’Océanie. Ces coolies viennent travailler le coton pour l’Écossais William Stewart à Atimaono (le golf actuel). En 1871, ils sont taxés et immatriculés, 1000 environ, après la « faillite du coton » ils ne seront plus que 300 ou 400 individus.

chinois de tahiti debut 20e

Dans les années 1903/1904, une seconde vague plus importante arrive. Ils seront la souche des Chinois de Tahiti. Numérotés, pas Français, les Chinois nés sur le sol polynésien (1907-1912) seront déclarés Français. Peu avant la Première Guerre mondiale, tout changement de lieu de résidence, voyage dans les îles, retour en Chine est signalé, fiché et enregistré par les autorités.

Dans les années 1920-1930, sur les 30 000 habitants ils sont environ 4000. 1964, le général de Gaulle reconnaît officiellement la Chine communiste. Le 9 juillet 1973, les Chinois de Polynésie sont naturalisés Français. S’il y a changement de nom pour le franciser, la demande de naturalisation est facilitée.

Aujourd’hui les Chinois sont estimés à environ 5% de la population soit environ 10 000 personnes, mais les textes de loi peuvent changer. Prévoyants, les Chinois aisés ont préféré envoyer leur femme accoucher aux États-Unis afin que leur progéniture bénéficie de la double nationalité. On ne sait jamais…

instituts confucius

Bientôt un institut Confucius s’installera à Outumaoro. L’université de Polynésie, par la main de son Président, vient de signer une convention pour ouvrir cet institut dès l’année prochaine. Les enseignants chinois seront envoyés à Tahiti par l’institut de la diplomatie de Pékin. Gratuitement, précise le président de l’UPF.

Hiata de Tahiti

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Dans un siècle, 2113

Les prévisions sont d’autant plus difficiles qu’elles portent sur l’avenir, disait l’humoriste. Nous avons cependant quelques certitudes : dans cent ans, nous aurons tous disparus, nos enfants aussi, et nos petits-enfants connaîtront leurs dernières années. Le monde aura changé, comme il ne cesse de le faire, mais selon la pesanteur des forces présentes aujourd’hui. Une force va en effet toujours au bout de sa puissance. Voilà pour les certitudes.

Maintenant l’imagination. Ce sera le siècle de la troisième génération née de nous, l’équivalent des petits d’aujourd’hui pour un vieux qui a fait la guerre de 14. Ils vivront probablement plus longtemps, mais ce qui leur importera sera moins l’âge avancé (110 ou 120 ans) que rester lucide et valide jusqu’à l’extrémité. Le vieillissement ne sera pas éradiqué, mais peut-être atténué ; des prothèses miniatures issues des nanotechnologies pourraient y pallier. De nouvelles maladies seront apparues en raison du réchauffement planétaire sur des populations inadaptées. Quoiqu’il en soit, la démographie devrait s’être stabilisée vers 2030 déjà, le monde oscillant autour de 15 à 20 milliards d’habitants. Le développement économique plus égal, l’éducation mieux répandue notamment des femmes, et peut-être l’état de la planète, inciteront les humains à faire moins d’enfants. Peut-être y aura-t-il localement contrainte.

adolescence chemise blancheLes religions reculeront ; elles ne disparaîtront pas, mais leur messianisme assis sur la naïveté ne sera plus aussi fort. Les intérêts de pouvoir et d’argent apparaîtront bien plus pour ce qu’ils sont au travers du prétexte idéologique agité de la religion. Car les nouvelles technologies de la communication auront atteint un point irréversible. Plus personne ne sera épargné par les prothèses techniques qui vous brancheront en permanence. Et les migrations n’auront plus lieu d’être puisque la démographie sera stable et l’économie sans croissance. Ce qui produira selon toutes probabilités une humanité plus universelle, et en même temps plus localisée. Le monde sera la coque de tous, mais chacun vivra sur son petit territoire, entouré des siens et de sa communauté. Il n’y aura pas un gouvernement mondial mais de grandes fédérations de régions selon les pesanteurs d’aujourd’hui : la Chine (et le Japon ?), les Indes, l’Amérique du nord (avec le Mexique), l’Europe (avec la Russie mais peut-être sans la Turquie ni le Maghreb), un ensemble islamique proche-oriental, une Afrique noire.

Peut-être. Car les États-Unis seront nettement moins Blancs anglo-saxons protestants et beaucoup plus latinos et asiatiques. La Russie aura vu sa démographie s’effondrer, la ramenant à une population inférieure à celle de la France-Allemagne, moindre que celle de la Turquie. Elle aura dû abandonner l’orient sibérien aux Chinois, avides de ressources pour leur population immense (mais inférieure à celle des Indes). Ce pourquoi la Russie pourrait s’être rapprochée de l’Union européenne, offrant enfin à celle-ci son Far-East, réalisant enfin l’ambition constante depuis Charlemagne (en passant par Napoléon et Hitler) d’unifier la péninsule européenne de l’Atlantique à l’Oural. Mais pacifiquement cette fois, par les trends démographiques, économiques et géopolitiques. Ce qui pourrait repousser l’arc islamique, maintenu hors d’Europe par la volonté de ne pas noyer les pays du nord par la population trop nombreuse du sud. Ou peut-être pas, tout dépendra de l’évolution de l’intégrisme religieux durant le XXIème siècle.

Huntington carte des cultures religieuses

La Chine ne sera plus une menace pour les autres, elle aura trouvé son empire par simple étalement de puissance en tache d’huile. Sa population sera stable, ses ressources assurées par la Sibérie, elle ne voudra rien de plus. Les Indes en revanche, en pleine force durant le siècle, auront dépassé la Chine. Mais la culture du multiple ne rendra pas le pays agressif ; tout au plus ira-t-il tisser des liens étroits avec l’Afrique, juste de l’autre côté de l’océan indien, pour assurer ses ressources.

Mais le climat se sera réchauffé vraisemblablement de 5 à 7° en moyenne, changeant les saisons (plus de canicules en Europe, plus de cyclones en Amérique du nord, plus de sécheresse au Sahel), aggravant les pénuries d’eau au Maghreb et déréglant la mousson en Asie. Mais la route de l’océan Arctique sera ouverte aux bateaux, la mer restant libre de glace plusieurs mois par an. Cela devrait profiter aux économies du Canada et de la Russie, tandis que le transfert des ressources minières profiterait à l’Afrique du sud et à l’Australie. Tous ces pays sont déjà organisés et industrieux, ils devraient étaler cette puissance grâce aux nouvelles conditions.

Cependant, le pétrole aura été asséché, ne permettant plus cette énergie universelle bon marché qu’il est encore en 2013. Les savants n’auront toujours pas trouvé de substitut, l’énergie sera abondante, mais créée de multiples sources locales, liées au territoire : l’ensoleillement, le vent, la biomasse, le recyclage. Les capacités de stockage auront été améliorées, mais toucheront leur limite. Avec une société plus technologique et le renchérissement des coûts de déplacement, les gens devraient moins bouger. Les caprices d’un week-end à New York ou d’une semaine à Maurice devraient avoir disparus. Difficile de faire voler un avion à l’électricité, et le biocarburant coûtera cher en bilan carbone, réservant les airs aux pouvoirs publics et aux grandes entreprises.

Bruegel jeux d enfants 1560 detail

Les villes connaîtraient une désaffection au profit du rurbain, où les communautés offriront une existence plus paisible et des conditions plus saines de vie et de nourriture produite localement. Surtout que le temps de travail sera plus restreint, une grande partie des occupations auront lieu hors métier, dans la communauté locale. Le virtuel sera si développé que tous les fantasmes pourront se réaliser sans aucune conséquence dans le réel, sinon que les relations entre humains pourraient être plus libres. Mais sous l’œil des voisins, ce qui créera les limites inhérentes à toute société. Le couple nucléaire subsistera, mais ne devrait pas rester majoritaire, la recomposition des familles allant jusqu’à intégrer des membres non apparentés génétiquement, mais présents aux enfants et conjoints. Nous serons quelque part dans l’existence quotidienne du moyen-âge, la technologie en plus, tandis que la politique ressemblerait plus à l’empire romain.

ados en chaleurLe livre ne subsistera que comme les papyrus dans les musées, objet de folklore parfois retrouvé aux puces ou dans les greniers. On apprendra encore à lire, mais un livre tout entier nécessitera un trop gros effort, pour des histoires très datées au vocabulaire quasi incompréhensible. Car les langues auront évolué, intégrant un vocabulaire plus global, sans aucun souci des nuances d’orthographe et des subtilités de grammaire. Chacun en parlera au moins deux, le globish dérivé d’un anglais abâtardi et sa propre langue, bien changée. La communication aura remplacé le langage, la parole sera brève et efficace. Sauf pour la poésie, qui demeurera le chant des paroles, mais probablement moins écrite et plus associée aux sons, aux couleurs, aux parfums. Les fictions perdront le support papier pour passer dans le virtuel 4D, avec casque intégral qui immergera chacun dans un univers parallèle onirique. Écrire un roman sera un travail d’équipe, comme un film aujourd’hui, avec scénariste, réalisateur et techniciens. Les mots seront ornés de son, lumière, fragrances et saveurs, on s’y croira. L’histoire, d’ailleurs, sera interactive, chacun choisira son degré d’émotion au préalable, du plus noir au plus rose, avec possibilité de changer en cours de récit. Qui connaîtra encore Balzac ? Proust peut-être sera recyclé en remake avec parfums et désirs car il a toujours été un auteur ‘total’. Mais tout le monde aura oublié La Princesse de Clèves

Je pourrais en dire bien plus, mais ce ne seraient que possibles qui se réaliseront ou non. Et vous, posez-vous la question : comment voyez-vous le monde dans un siècle ?

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Les hommes supérieurs de Nietzsche

L’homme supérieur n’est pas le Surhomme, mais un intermédiaire contemporain qui prépare le futur. Homme ou femme, le français n’a pas de genre neutre, mais homme a ici le sens d’« être humain ».

Nietzsche suit Stendhal, auteur dont il disait qu’il « est un des plus beaux hasards de ma vie » (Ecce Homo). Les ‘happy few’ selon l’auteur français allient la lucidité à l’intelligence, la sensibilité à l’imagination, la délicatesse à la générosité, la volonté à l’énergie. Ces vertus ne peuvent se trouver réunies que chez un petit nombre, les heureux élus : les ‘happy few’. Tel Napoléon 1er qui, selon Stendhal, était lucidité et énergie.

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L’élite de l’intelligence ne donne que des hommes exceptionnels : les grandes écoles en sont pleines.

L’élite du caractère donne, en revanche, des hommes supérieurs : ceux-là sont plus rares, et généralement formés sur le tas, dans les armées ou dans les collèges anglais et les anciens collèges des Jésuites en France. Ou plus simplement par la vie.

Nietzsche dit que l’on reconnaît un homme supérieur à la distance qu’il met entre lui et les autres. Distance n’est pas mépris, mais l’art de séparer sans brouiller. « La première chose que je me demande lorsque je scrute un homme jusqu’au fond de son âme, c’est s’il possède le sentiment de la distance, s’il observe partout le rang, le degré, la hiérarchie d’homme à homme, s’il sait distinguer. Par là on est gentilhomme » (Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres 4). Ce caractère heurte le sentiment d’égalité démocratique de la société médiatique, mais demeure.

L’égalité, en démocratie, est de dignité – pas de nature ni de mérite. Chacun naît comme il est et a droit à un égal pouvoir à l’assemblée ; mais chacun se construit aussi par son mérite propre et l’inégalité s’installe. Cela est « juste » puisque l’important est que chacun selon ses capacités mette ses talents au service de la société de tous. Ce sont les régimes totalitaires qui ne supportent pas les différences. Une égalité « réelle » – si tant est qu’elle puisse être instaurée – ramènerait l’humanité au rang du plus retardé et ne servirait en rien la société (‘veux voir qu’une tête ! en rang… fixe !, etc.).

La distance n’est en rien non-démocratique, elle reconnaît les faits et la valeur sociale de chacun. « Je reproche aux compatissants d’oublier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances » (Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage 4). La pitié, pour Nietzsche, est une faiblesse de l’âme qui cherche à se soulager de sa culpabilité face à ceux qui souffrent. Tout le contraire de la générosité où l’âme s’oublie elle-même par force intérieure et offre son énergie superflue à tous ceux qui en ont besoin. Zarathoustra, le prophète de Nietzsche, est indulgent aux malades. « Qu’ils guérissent et se surmontent, et créent un corps supérieur ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des hallucinés de l’arrière-monde). Tel est d’ailleurs le sport, dont Montherlant disait volontiers qu’il est « un idéal de puissance en fonction d’un idéal de qualité ».

La distance n’est pas la morgue, pas plus que la conscience de sa valeur n’est mépris pour les autres. Nietzsche dit des hommes supérieurs qu’ils ne doivent pas « se forcer » ; il leur suffit d’être simplement – mais complètement – eux-mêmes. Il s’élève donc contre Carlyle qui exaltait les héros d’empire de son temps, ces boursouflés qui se croyaient l’histoire. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). Il faut agir avec le courage des solitaires, le « courage des aigles dont il n’est même pas de Dieu qui soit le spectateur » (id, 4).

On ne devient pas adulte épanoui pour la galerie, mais pour soi-même. Ne brimer ni sa nature ni son énergie, être soi-même simplement : « Que ne comprenez-vous ma parole : faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! » (id, De la vertu qui rapetisse, 3). Nietzsche paraphrase ainsi Saint-Augustin, docteur d’église : « aimez, et faites ce que vous voulez ». Ce qui compte n’est pas l’intention, mais l’énergie mise au service de l’intention.

L’énergie est la force intérieure, vitale, qui vient du fond de l’être et qui fait vivre pleinement plutôt que de suivre un troupeau. Le faible cède à la facilité d’être « toujours d’accord » : c’est plus confortable que de penser par soi-même, de faire l’effort de peser le pour et le contre, de raisonner selon ses capacités. Suivre, c’est l’unique facilité de se choisir un chef, un parti, une communauté, une famille. Il suffit ensuite d’appartenir pour exister, sans aucun effort ; puis de cancaner avec les canards, de répéter les préjugés de sa bande. Ethnie, corporation, caste, tous enrégimentent et guident. L’homme supérieur se moque des régiments : il juge par lui-même et exerce son droit de retrait s’il le veut.

Les hommes supérieurs sont appelés de noms différents selon les époques, mais ils ne se confondent jamais avec les histrions qui occupent le devant de la scène. Pour les Grecs, ils sont les héros, les « véridiques » ; au moyen âge, ce sont les chevaliers et les preux ; dès la Renaissance les gentilshommes, caballeros ou gentlemen ; chez Corneille, ils laisseront l’honneur pour la générosité ; Stendhal les appellera ‘happy few’ ; Napoléon fera de la canaille méritante des généraux, comtes ou ducs, membre d’une Légion d’honneur aujourd’hui fort galvaudée ; Montherlant dira d’eux qu’ils sont les ‘solaires’ et Élie Faure qu’ils sont ‘les Constructeurs’. Le Japon dira qu’ils sont des samouraïs et l’Inde les héros du Mahabharata.

Un homme supérieur est un être humain complet, synthétique et harmonieux. Il a développé en lui toutes ses qualités intrinsèques, tous ses sens et toutes ses possibilités. C’est un idéal, mais qui demeure dans les héros de notre temps, d’Arsène Lupin à James Bond ou à Jason Bourne de ‘La mémoire dans la peau’. Évidemment, dans une société obnubilée par le fric et le strass, cela paraît mesquin. Un ‘grand’ joueur de foot est celui qui se fait beaucoup de thunes ; un ‘bon’ homme de télé est celui qui gagne deux siècles de SMIC annuel. Est-ce justifié ? Ces talents ont-ils créé des nouveautés, des œuvres, au moins des entreprises ou des emplois ? « Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer les étoiles à graviter autour de toi ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des voies du créateur).

L’homme supérieur est lui-même ; en cela il est libre – mais pas libre DE faire mais libre POUR faire. « Le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même » (id). « Tes mauvais instincts eux aussi ont soif de liberté. Tes chiens sauvages veulent leur délivrance, ils aboient de joie. (…) Celui-là même qui a délivré son esprit a besoin encore de se purifier » (id, De l’arbre sur la montagne). Nous donc bien loin des libertés du marquis de Sade ou du ‘tout est permis’ des chefs nazi : l’homme supérieur a une grande énergie, mais aussi des vertus à la même hauteur.

Générosité est énergie qui déborde, éclaire et rejaillit – pas qui oblige ni contraint ! Le modèle de Nietzsche n’est pas la lourde statue du Commandeur, mais la légèreté du danseur – le style, c’est l’homme ! « Zarathoustra est un danseur » (Ecce Homo, Un livre pour tous et pour personne, 6). Il dira de son livre ‘Par delà le bien et le mal’ : « mon livre est l’école du gentilhomme » (id, Pourquoi j’écris de si bons livres, 2).

Bien loin de notre époque de petitesse narcissique…

Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Bouquins Laffont, 1993, 1368 pages, €30.88

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Otavalo

L’identité otavalienne est très forte et se maintient coûte que coûte dans cette communauté fort nombreuse et pourtant de plus en plus dispersée pour des raisons commerciales à travers le pays. Mais partout où il est, l’Otavalien garde son costume.

Señor Otavaleno porte un lourd poncho bleu foncé, un pantalon d’un blanc immaculé, une longue tresse dans le dos, un feutre sur la tête, aux pieds des sandales bleues.

Señora Otavalena est vêtue d’une blouse ornée de broderies aux manches bouffantes, sur la tête et les épaules d’un châle de teinte sombre. Deux jupes de laine superposées sont nouées d’une ceinture tissée à la main. Autour du cou, plusieurs rangs de perles de verre, aux bras des bracelets de corail, des sandales noires aux pieds.

Le marché d’Otavalo est fameux, connu de toute l’Amérique du Sud. Il propose tout ce qui est nécessaire aux locaux. Les touristes peuvent empiler des photos dans leurs boîtes à images, acheter des souvenirs, un tapis, un panama. C’était le chapeau préféré d’Al Capone et des gangsters de Chicago. Il naquit sur les collines de Guayaquil. Là pousse le carludovica malmata, un palmier baptisé ainsi en l’honneur du roi Carlos V et de sa femme Luisa. Seuls les rejets qui contiennent des dizaines de palmes très fines sont utilisés pour tresser la merveille. Rien à voir avec les imitations bon marché de Chine ou de Taiwan.

 Otavalo comme communauté indigène, a toujours connu de nombreuses activités, bien avant la période coloniale, notamment comme centre d’échange entre les hautes et les basses terres. Le travail du coton et, en particulier, le tissage de la laine (mantas) pour l’habillement des habitants dépassait déjà les besoins locaux pour pouvoir être vendu jusqu’au centre de la Colombie et même au Pérou.

Cette capacité fut reprise par les Espagnols qui introduisirent en Amérique les moutons et qui imposèrent aux Indiens le travail de la filature et du tissage de la laine, activité obligatoire pour fournir à l’Espagne des draps.

Hiata de Tahiti

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Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse

Il est difficile aujourd’hui de lire ‘Julie ou la nouvelle Héloïse’. Deux siècles et demi nous séparent, mais surtout les mœurs. Écrit sous l’Ancien régime patriarcal et chrétien, où la femme était serve de son père puis de son mari selon l’ordre voulu par Dieu et par le roi, ce roman épistolaire en 6 parties et 163 lettres est incongru à notre époque d’émancipation de la femme et d’égalité des droits. Comment imaginer que deux amants qui se plaisent résistent six ans avant de baiser une fois (le coup du bosquet ne compte pas), puis obéissent aux injonctions des adultes avant de ne se revoir que six autres années après. Toujours amoureux mais assagis, les sens apaisés par « la vertu », le sentiment sublimé en platonique ? Et – pire – ils établissent un ménage à trois, bientôt à quatre avec la cousine, puis à cinq avec le père repenti ! Qui aurait encore envie d’avaler les 1935 pages en six volumes de l’édition originale à l’ère du livre de poche ? les lettres de trente pages au temps des Short Message Service (SMS) et des 140 signes de Twitter ? de suivre une agonie qui dure 37 pages en édition Pléiade ? et où l’agonisante à l’article de la mort ne répugne pas à écrire encore 4 pleines pages à son ancien amant ?

Il reste que ‘La nouvelle Héloïse’ a été un grand succès de son temps, a révolutionné la littérature en rendant compte de l’évolution des mœurs, et demeure un idéal de vie élevée, retirée et amicale. Difficile à croire, d’autant que Rousseau, dans sa préface, énonce par précaution que ce recueil de lettres (qu’il fait passer pour réelles) « convient à très peu de lecteurs ». C’était sans compter sur l’engouement du siècle pour l’histoire d’Héloïse et d’Abélard, réécrite par Bussy-Rabutin, dont le tombeau est élevé au Père-Lachaise. Abélard est un jeune homme, précepteur d’une jolie demoiselle de 18 ans, dont il tombe amoureux. Mais la ressemblance s’arrête là : Rousseau trouve qu’Abélard est « un misérable » parce que ses sens l’aveuglent et qu’il adore la ville et la société. Tout le contraire de son héros pour qui le mariage est au fond un obstacle à la vie spirituelle, la seule qui vaille, et qui ne s’épanouit qu’à la campagne où l’on peut vivre de la nature, retiré des vanités.

Ce n’est pas par hasard que le jeune homme de Rousseau n’a pas de nom. Julie lui donnera un pseudo vers le tiers du roman, Saint-Preux, mais le lecteur ne connaîtra ni son vrai nom (roturier), ni son prénom ! Il est du monde enchanté dont rêvait Jean-Jacques, inspiré de Pétrarque. Double de lui-même en mieux, timide, romanesque, sensuellement panthéiste, mais jeune et beau, désiré de toutes les femmes et ami de tous les hommes qui le connaissent. Rousseau a fort peu « possédé » mais « joui beaucoup » par l’imagination, avoue-t-il dans ‘Les confessions’. « Mon cœur trop tendre a besoin d’amour, dit Julie-Rousseau, mais mes sens n’ont aucun besoin d’amant » p.51. Il associe le modèle chrétien (saint) au modèle chevaleresque (preux), sur l’exemple italien. Pays de la passion, des sentiments « vrais » et de l’exaltation musicale, l’Italie fait office de paradis pour un Rousseau brimé et rabaissé par la société de cour française, pour lui pays d’hypocrisie et de la vanité. Passion ou vertu ? Rousseau sublime l’une par l’autre, il a des pages acerbes sur la légèreté parisienne, sur les têtes de linottes qui jouent aux philosophes, sur la mode qui trotte et sur les cruautés envers ceux qui ne sont pas dans l’air du temps. Il méprisait les salons littéraires, il aurait détesté Facebook, il vilipendait l’affectation de moralisme qui en rajoute en paroles pour masquer l’indigence des actes concrets.

Rousseau est larmoyant, ses lettres sont souvent trop longues, les sentiments décrits vont à l’excès. Un exemple : « Cette subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel point, que s’étant levée en étendant les bras avec un cri très aigu, elle se laissa retomber et se trouva mal. Claire voulant relever sa fille, voit pâlir son amie, elle hésite, elle ne sait à laquelle courir. Enfin, me voyant relever Henriette, elle s’élance pour secourir Julie défaillante, et tombe sur elle dans le même état… » (je vous passe la suite !) p.599. Comment comprendre ces comportements cyclothymiques qui alternent l’exaltation la plus haute au plus profond désespoir ? Faut-il sans arrêt invoquer les dieux et faire intervenir la tempête pour évoquer ce qu’on sent ? Rousseau, critique de la société de cour, sacrifie pourtant bien au théâtre. Sauf qu’il le chante, comme à l’opéra : qu’il écrit bien la langue française classique ! Seule l’orthographe, guère fixée, qu’il manie à sa sauce et que la Pléiade restitue telle quelle, n’arrange pas l’œil qui bute à chaque fois sur tant « d’erreurs ».

Nous avons donc Saint-Preux qui aime Julie mais qui est roturier. Le père, féru d’honneur nobiliaire, ne peut consentir à une telle union et donne sa fille à son meilleur ami Wolmar, noble de Russie qui lui a sauvé la vie à l’armée. Claire la cousine, véritable « sœur » de Julie, s’entremet pour éloigner Saint-Preux via un milord anglais, Édouard, qui va jouer le rôle de protecteur et occuper le jeune homme à ses affaires et jusque dans un tour du monde. Claire se marie à Monsieur d’Orbe, Julie est mariée à Monsieur de Wolmar. Exit l’amour sensuel, désormais impossible. Place à la vertu, faite de nécessité… Amour pur débarrassé des tentations charnelles, amour platonique, chrétien, absolu – secret du bonheur. De quoi exalter Rousseau et la vertu du temps… dont il fait cependant la critique à propos du moralisme de salon : « Mettre la vertu si haut que le sage même n’y put atteindre » p.249 !

Wolmar invite Saint-Preux guéri par l’éloignement aux plaisirs de l’amitié pure entre son ex-amante et lui-même. Il fait société à la campagne, sur les bords champêtres du lac Léman, car pour lui il y a des correspondances entre la nature sauvage et la nature de l’homme. La forêt exalte, la montagne purifie, la campagne apaise – au contraire de la ville qui entasse et inquiète. Suisse, Français, Anglais, Russe et même une italienne entremêlent leurs passions en bonne régulation dans la communauté : deux couples, un veuf, un amant écarté, trois enfants. Nous sommes hors des nations, hors des normes, guidés seulement par la vertu (de tradition depuis la Bible) et la nature (grand « sentiment » en réaction à la contrainte sociale). Les enfants sont à tous, chacun éduque selon son cœur et ses talents, y compris la petite fille de sept ans sur « son petit mali » [mari] de cinq. Nous serions presque dans la promiscuité de mai 68… la pilule en moins.

Dans sa Seconde préface, Rousseau explique l’utilité de son roman : « ramener tout à la nature ; donner aux hommes l’amour d’une vie égale et simple ; les guérir des fantaisies de l’opinion ; leur rendre le goût des vrais plaisirs ; leur faire aimer la solitude et la paix ; les tenir à quelque distance les uns des autres ; et au lieu de les exciter à s’entasser dans les villes, les porter à s’étendre également sur tout le territoire pour le vivifier de toutes parts » p.21. Égalité, écologie, question sociale, hédonisme : tous les thèmes « révolutionnaires » sont contenus dans le propos.

  • Ne pas encourager la vanité envieuse des moins riches envers les très riches ;
  • préférer l’existence naturelle à la campagne, notamment pour éduquer sainement les enfants, et cultiver son jardin pour être autonome en un sain exercice ;
  • vivre à plusieurs en bonne entente sentimentale ;
  • éviter la promiscuité des villes en occupant le territoire – on dirait aujourd’hui déconcentrer les banlieues pour éviter les ghettos…

Il y a de tout chez Rousseau : depuis « la terre ne ment pas » des pétainistes aux aspirations pour le durable et la mesure écologique, en passant par un certain socialisme républicain et à l’hédonisme soixantuitard. « Que le rang se règle par le mérite, et l’union des cœurs par leur choix, voilà le véritable ordre social » p.194.

Mais pas question de se laisser aller : « Chère amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, et que pour y vivre on a toujours quelque combat à rendre contre soi ? » p.682. Une vie bonne se mérite : elle se construit. Maintenir la mesure en tout, tel doit être la vigilance de la raison : « Vous le savez, il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable ; même la dévotion qui tourne en délire » p.685. Une parfaite philosophie pour classe moyenne naissante, que le mouvement démocratique allait promouvoir. Nous y sommes encore, ce qui garde à ce roman, ‘La nouvelle Héloïse’, la grâce d’une certaine actualité.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 795 pages + 495 pages de notes et variantes sur 2051 pages du volume, €61.75

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Folio t.1, 1992, édition Henri Coulet, 550 pages, €9.45  t.2, 573 pages, €7.69

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Pourquoi la politique m’ennuie

La politique est nécessaire, étant vouée à gérer la chose publique et à susciter l’enthousiasme citoyen pour un projet collectif. La politique m’ennuie parce qu’elle rend con. Elle est la voie de la facilité, la pente intellectuelle vers le moindre effort.

Un pays est un territoire à administrer et une communauté de citoyens à mobiliser pour un projet commun.

Belle et grande chose qui ne se fait pas d’elle-même. Surtout dans le confort moderne où l’individualisme est la rançon de l’épanouissement collectif. Il y a en effet paradoxe à constater que tout ce qui permet à la personne de naître et de se développer concourt à la rendre autonome. Tocqueville l’a bien montré : plus le citoyen est assuré, plus l’exigence d’égalité démocratique se fait forte ; plus l’égalité réelle est accomplie, plus l’égoïsme croit. Car pourquoi « aider » celui qui est semblable à soi et qu’on ne connaît pas ? S’il a autant de chances que moi et dispose d’autant de moyens, pourquoi ne se prend-t-il pas en main ? Pourquoi attend-t-il des autres ce qu’il est parfaitement capable d’assurer comme tout le monde ? On n’excepte que les vieux, les handicapés et les fous – et évidemment les enfants, puisqu’ils ne sont pas encore citoyens. On peut même ajouter les étrangers désirant devenir français pour les former à bien le devenir. Mais pas tout le monde, ni n’importe qui (c’est l’erreur de la gauche radicale de le croire).

Ce pourquoi il existe une administration, qui effectue la gestion des choses publiques, et un personnel politique, qui impulse les actions. L’administration est cooptée par concours, de façon à assurer un niveau de compétences, mais elle n’a pas à juger du bien fondé des actions : un fonctionnaire fonctionne ; on ne lui demande que d’obéir, à la loi, aux règlements, à la hiérarchie. Que serait en effet une gestion si chaque rouage se mêlait de décider de ce qui est juste ou utile et de ce qui ne l’est pas ? L’État est une mécanique qui doit rester huilée.

Le personnel politique est élu, par différents degrés, directs ou indirects. Son rôle est d’impulser une volonté en vue d’un projet commun (Président), puis de la traduire en lois (Assemblée nationale et Sénat) ou en règlements (gouvernement). Le public confond souvent sous le même vocable de « politiciens » ceux qui gouvernent et ceux qui font la loi. Vieille habitude pré-Vème République, à laquelle François Hollande lui-même sacrifie. Comment considérer en effet autrement que comme archaïque cette propension à faire élire des ministres et à les jeter s’ils ne sont pas élus ? C’est là le propre des régimes entièrement parlementaires que d’élire des gouvernants directement (cas anglais, scandinave ou israélien). Le régime semi-présidentiel voulu par le général De Gaulle, mis en forme par Michel Debré et accentué par les Jospin-Chirac par la réforme du quinquennat avec législatives dans la foulée, distingue clairement les fonctions de faire la loi de celles de gouverner.

Ceux qui gouvernent sont élus directement. Ils passent un contrat entre les citoyens et leur projet ; ils font passer un courant personnel entre eux et le peuple.

Ceux qui font la loi sont dans la tradition séculaire d’élaboration, d’acceptation et de vote du Budget de la nation. Il s’agit du consentement à l’impôt qui fait l’essence même de la démocratie. Chaque citoyen prélevé doit savoir où va sa contribution ; il doit adhérer au projet collectif et accepter une alternance de vues (donc de partis ou de coalitions majoritaires). Le Parlement ne gouverne pas, il examine, réfléchit, débat, et rédige la règle de loi qui sera la même pour tous. Il contrôle l’exécution des lois, dont la première est le Budget annuel. Ce pourquoi députés élus directement sont mêlés aux sénateurs élus indirectement : pour assurer la tempérance des décisions parlementaires. Mais le Parlement (surtout l’Assemblée nationale) est en France plus « godillot » que législateur. La sérénité est rarement son fort. Le gouvernement exige, poussé par le parti majoritaire aiguillonné par l’idéologie, et le Parlement obéit.

Ce pourquoi la France est en déficit chronique depuis 35 ans. Ce pourquoi les abstentionnistes sont nombreux lors des élections de tous ces Messieurs qui se soignent (retraites dès le premier mandat, frais de représentation, assistants parlementaires, voyages à gogo…) – et qui oublient les vrais problèmes des vrais gens. Ou qui se font parachuter dans un territoire qu’ils ne connaissent pas, comme dame Royal, en ballotage avec l’élu de terrain de son propre parti (et soutenue depuis Paris par les deux féministes, la Rigide et la Môme de Troisième) ! Pire encore ceux qui remplacent la règle par l’idéologie : voyez la baffe monumentale qu’à reçu Mélenchon à Hénin-Beaumont, circonscription pourtant très peuple, ouvrière en diable, lui qui se voudrait porte-parole des ouvriers, des petits, des sans-grades.

Le ridicule n’est pas de se présenter, fort de son aura nationale, le ridicule est d’oublier (ou de feindre d’oublier…) que l’élection d’un député ne donne pas un « mandat impératif » pour un parti ou une idéologie, mais que le député représente avant tout les citoyens qui l’ont élu. Ce n’est qu’ensuite que l’ensemble des députés agit pour le collectif national, fort de leur diversité locale.

Ce pourquoi je n’aime pas la politique : elle rend con.

Elle est l’univers de la foi, pas de la vérité. Tout politicien est un idéologue. Devant convaincre pour enthousiasmer, il agite les symboles, manipule la vérité, ment effrontément. Tout lui est bon pour prendre et conserver le pouvoir. Car seul lui importe « le pouvoir ». Cette monomanie rend borné, hypocrite, autiste. Croire est en effet tellement plus facile que de chercher ! Convaincre est nettement plus simple quand il vous suffit de réciter la doxa idéologique de votre camp ! Vous disposez de tout : de la bible du programme, des éléments de langage, de l’exemple de vos copains. Alors que convaincre c’est d’abord écouter, puis exposer le possible parmi le souhaitable, enfin négocier. A-t-on le personnel compétent pour le faire ? Trop issu de la fonction publique, imbue d’elle-même et formatée à savoir mieux que tout le monde ce qui est bon à tout le monde, on voit bien que ce n’est pas le cas. La technocratie tue la politique.

Surtout quand la manipulation des votes veut la majorité parlementaire pour le président tout juste élu ! La réforme du quinquennat, concoctée par les technocrates du PS et les ignares du centre ont dénaturé la Vème République. L’élection de l’Assemblée avait un sens quand elle intervenait à mi-mandat d’un président. Aujourd’hui, les députés sont les dernières roues du carrosse : tout le monde s’en fout. Voyez l’abstention « record » ! Voyez l’élimination du Modem et de Bayrou. La faute à qui ? Sinon à ces apprentis sorciers qui se croyaient malins, sous le président je-m’en-foutiste qui se croyait gaulliste…

Pour être élu, il faut être vu, donc en rajouter. Bien passer dans les médias nécessite de faire des « coups » périodiques, car les médias ne s’intéressent jamais au « normal » mais toujours au pathologique. D’où la surenchère des grandes gueules, des mensonges effrontés, des volte-face inattendues. Chirac était passé maître dans ce bonneteau où le citoyen, au final, apparaissait floué. Royal a poussé la posture au ridicule – à se demander si elle a un quelconque sens politique ! Sarkozy lui a donné une ampleur jamais vue. D’où l’intérêt pour le « cirque » présidentiel (comme aux États-Unis), mais le désintérêt profond pour les « godillots » parlementaires (à l’inverse des États-Unis)…

D’où la lassitude envers tous ces histrions. Professionnels protégés, cumulards, retraités avant l’heure, ils vivent bien… à nos crochets. Dans la situation de marasme qui est la nôtre, c’en devient indécent. François Hollande a su au moins surfer sur ce dégoût là. Jean-Luc Mélenchon a échoué par deux fois sur ce même thème : comment croire en la « vertu » d’un politicien trente ans durant sénateur, qui s’est vautré dans tous les fromages de la république ? Nicolas Sarkozy a su partir, ce qui ne fut pas le cas de Valéry Giscard d’Estaing. Ségolène Royal s’accroche pathétiquement à un poste qu’elle convoite pour « exister » encore, alors que nombre de citoyens en ont assez de la voir. Ne pourrait-elle se faire limer les canines (comme Mitterrand le fit) pour laisser apparaître son vrai talent, comme Laurent Fabius ou Alain Juppé ont su le faire ?

La politique est redoutable car elle fait apparaître le plus vil des gens : l’ambition, le cynisme, la capacité à passer en force malgré tout. L’avidité du pouvoir au détriment de la vérité des choses. Ce pourquoi la politique m’ennuie, profondément. Pour ne pas dire plus.

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Hiata au Mali

Vaste terre africaine d’1,2 million de km² peuplé de plus de 13 million d’habitants, capitale Bamako, aucun accès à l’Océan, le Mali est composé de dunes de sable au nord, de savanes au sud, de paysages variés, de villages pleins de vie, de marchés colorés, de mosquées en banco de style soudanais et d’un grand fleuve : le Niger.

Pays enclavé, il a des frontières avec l’Algérie au nord-est, le Niger au sud-est, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et la Guinée au sud, le Sénégal et la Mauritanie à l’ouest.

Ce n’est pas mon premier pays noir et dès mon arrivée sur la terre africaine, je retrouve l’odeur de l’Afrique que le vent fait voyager à travers pluies et poussière au gré des saisons.

Les Maliens sont les descendants des plus grands empires africains, des hommes et des femmes dignes. Les ethnies qui peuplent ce vaste pays sont à 48% Mandingues. Les Bambara à l’ouest autour et à Bamako ; les Songhaï à l’est ; les Soninké à l’ouest (Kayes) ; les Sénoufo (Sikasso) dans la zone frontière du Burkina et de la Côte d’Ivoire ; les Dogon au nord-est sur le plateau de Bandiagara ; les Peul dans la cuvette du Macina ; les Maures et Touaregs au Sahara. Il y a également les Malinkés, Sarakollé, Bozo et Somono, Khassouké, Toucouleur. Si la langue officielle est restée le français, le bambara conquiert une place importante au milieu des langues mandé : bambara, malinké et dyula ; des langues voltaïques : dogon et sénoufo ; songhaï, hassanya et tamasheq demeurent vivants dans ces communautés. La religion dominante est l’Islam teinté d’animisme à 90%, l’animisme est pratiqué par 9% de la population, les Chrétiens ne sont que 1%.

Le Mali est un pays de musiques, chaque ethnie a la sienne : Ami Koïta dite la griotte raffinée ; Habib Koïte ; Toumari Diabate virtuose de la kora ; Oumou Sangare chanteuse engagée pour les droits des femmes notamment ; Salif Keita ; Boubacar Traore ; Ali Farka Toure, l’artiste-cultivateur ; Rokia Traoré ; Amadou et Mariam ; Tinariwen pour la musique touareg.

Les griots sont des musiciens ambulants, professionnels, qui vont de villages en villages chanter les louanges d’un lignage et de ses descendants. Ils font partie d’une caste. Paria et respecté pour ses connaissances, à l’occasion d’une fête on ne peut refuser sa présence car les suites seraient dommageables pour le maître de maison ! A l’entrée de la concession, bien droit, accompagné ou non de sa kora, il récite la saga ou une partie, bien planté devant le maître de maison. Certains griots sont attachés à la religion musulmane et récitent les louanges des marabouts ou des saints.

La société africaine ne ressemble pas à l’européenne. La communauté est organisée hiérarchiquement. Dans la concession vit la famille dans des cases ; le chef de famille est un monarque absolu ! Les « Vieux » sont des personnes respectées pour leur savoir et leur sagesse. Le travailleur donne sa paie à sa mère qui lui rend une partie pour son argent de poche, prend ce qui lui est nécessaire pour entretenir la maisonnée et reverse le reste au chef de famille.

En Afrique on pratique la tontine, sorte de caisse d’épargne entre famille, amis, voisins. Les membres de la famille mettent en commun une somme d’argent et chacun à son tour en empochera la totalité. Torti, le banquier italien du 17e siècle ne pensait certainement pas que son « invention » se retrouverait en Afrique où cette entraide est fondamentale.

Hiata de Tahiti

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Le Clézio, Ourania

Jean Marie Gustave est un exilé intime. D’une lignée bretonne ayant migré il y a quatre siècles sur l’île Maurice, lui-même est né et a étudié à Nice. Il vit désormais au Mexique. C’est peut-être pourquoi l’écriture est son refuge, son expression propre. Éternel hors patrie, il n’est environné que de gens qui ne parlent pas sa langue. Il a besoin de décrire, de figer les choses en mots et de mettre à distance les gens par la plume. D’où ce style dépouillé, minimaliste, presque entièrement factuel, presque toujours au présent. Un style sans affect, « neutre », aseptisé, primaire, qui plaît bien à la majorité peu lettrée d’aujourd’hui. Sa personnalité ressort dans la juxtaposition des phrases, courtes, sèches, comme autant de strates. Et dans la composition des chapitres, une rencontre amenant un paysage, composé surtout de gens, dont les relations sont un territoire vierge à explorer sans cesse.

C’est ainsi que Jean Marie Gustave Le Clézio parvient à nous retenir. Ourania parle du Mexique. Un « autre » Mexique que celui des cartes postales et des touristes, le Mexique contemporain, populaire, au ras de la terre et des situations sociales. Ourania est une utopie, une république impossible, à chercher toujours plus loin, guidé par les étoiles. Une espérance ici-bas pour les pauvres Mexicains dominés par la race (être indien au Mexique c’est être socialement dévalorisé), dominés par la société (être indien ou métis exclut des études, donc des professions quelque peu intellectuelles ou administratives), dominés par l’économie (être indien c’est être pauvre, donc à la merci des marchands d’esclaves modernes, pour les plantations nord-américaines de fraises).

Le narrateur, Daniel, est ce spectateur privilégié qui a le triple avantage d’être étranger (français), de passage (géographe en mission) et d’avoir les capacités intellectuelles de juger (professeur). Il ne s’en prive pas. Il participe au rêve de la communauté de Campos via un jeune homme de 16 ans, Raphaël, rencontré dans le bus. Il observe comment « les intellos » du cru compensent leur infériorité économique par une ambition dévorante de pouvoir ; comment ces « chers professeurs » aux idées « de gauche », en viennent à prendre pour « objet d’étude » la Lili pute locale, tout comme Gulliver le fit – mais sans son humour ni dans un monde imaginaire. « Ce n’était qu’une variation sur ce mode mineur de l’ironie que cultivent les membres d’un groupe dominant dans une société où tout, même la science pure, est l’expression de leur recherche de pouvoir. » p.56 Partout dans le monde les intellos restent des requins tout comme des commerçants – avec l’hypocrite caution de « la science », de « la morale » ou des idées politiques « généreuses ». Sartre aurait dit « les salauds ». « Je ne sais pourquoi, j’ai eu envie de tout recommencer, de les fustiger. ‘- Comment avez-vous pu croire que la vie d’une prostituée dans la zone de tolérance était un bon sujet de dissertation ?’ Il y a eu un silence consterné. » p.57

Il y a la Vallée, puis la Zone, puis Campos. La première domine, la seconde est dominée, seule la troisième est libre, autonome, autarcique. Campos est une communauté agricole « d’étrangers » (à la région ou au pays), organisée comme ces rêves humanistes des Jésuites, jadis. Famille « extensive », pas de relations institutionnalisées, un sentiment fusionnel d’inspiration vaguement hippie. Raphaël, qui y a été recueilli enfant, le précise : « A Campos, il n’y a pas de travail. Il n’y a pas de loisirs non plus. (…) Ici, on enseigne en conversant, en écoutant des histoires, ou même en rêvant, en regardant passer les nuages. » p.113 Raphaël apprend l’amour en le voyant faire, entraîné par un copain. Puis il est initié à 15 ans par une jeune femme, « pour une seule fois ». Tout se veut « naturel » à Campos, immémorial, comme les Indiens faisaient, en accord entre eux et avec la nature. Mais tel est le tragique humain que « la méchanceté, la cupidité et la bêtise les chassent de Campos », comme toujours, comme partout lorsqu’une communauté étroite veut jouer ses propres règles. Jaloux, envieux, intolérants, les « bien-pensants » de tous bords les délogent ; ils ne veulent pas que « la société » (la leur) puisse être jamais remise en cause.

Le Clézio transpose au Mexique le rêve hippie d’une autre monde possible, en marge de la « bonne » société, celle qui domine. Il montre la vanité de ses rêves, sont échec inéluctable face aux réalités du vrai monde. Que reste-t-il à Lili, pute de la Zone, comme à Raphaël, adolescent de Campos ? L’avenir, les étoiles. Celles de la bannière des États-Unis pour la fille qui passe clandestinement la frontière et rêve de libertés de faire et d’être comme seul ce pays peut l’offrir ; celles des Pléiades, qui ont déjà guidé ses songes, pour le garçon qui va tenter sa vie ailleurs. La jeunesse est riche de ses rêves ; les nantis sont pauvres de leurs Zacquis.

C’est un Mexique universel que nous livre Le Clézio en ce livre doux-amer. La relecture de l’Europe nantie par le Mexique encore jeune, la vanité des utopies collectives dont mai 68 a montré l’inanité. L’éternel espoir des opprimés, l’éternelle errance de l’homme et de la femme, l’éternelle méprisable satisfaction de soi des hommes de pouvoir, qu’il soit d’argent ou d’études. Une leçon d’humanité, en somme.

J.M.G. Le Clézio, Ourania, 2006, Folio, 343 pages, €6.93

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Régis Debray, Un candide en Terre sainte

Discours du Pape à Noël, « tous frères », « haine absurde » et blabla. C’est gentillet et complètement hors du temps. Que se passe-t-il vraiment entre religions du même Livre ? L’exclusion réciproque, le chacun chez soi, le Dieu avec moi tout seul. Pour ne pas être dupe du baratin idéaliste, lisez le voyage en pays réel d’un intello français honnête – il en reste.

Cet essai, dédié à Jacques Chirac et à François Maspero, est issu d’une rencontre intellectuelle avec le second et d’une mission confiée par le premier sur les coexistences ethno-religieuses au Proche-Orient. Régis Debray part nez au vent, le mettre dans cet orient « compliqué », sans même des idées simples. Son itinéraire est celui du Christ, s’il est possible. Après tout, la Bible, les Évangiles et le Coran, par ordre d’apparition à l’image, restent aujourd’hui la carte des territoires et des revendications des peuples du lieu. Sauf qu’il faut désormais passeport et visas sans nombre, tant le monothéisme a généré de petites chapelles étroitement nationalistes. Debray n’est jamais meilleur que dans le reportage, loin des exégèses de bibliothèque qu’il affectionne trop souvent.

Qu’a-t-il « vu » en Terre sainte des trois monothéismes ? « Toutes les parties trouvent intérêt au maintien des faux-semblants et trompe-l’œil internationaux : les Israéliens, parce que l’histoire avance masquée. Les Palestiniens, parce qu’on ne pense pas dire la vérité à un peuple occupé, et qui espère, sans l’inciter à s’autodétruire ; et que notables, élus, fonctionnaires, tirent de ce qu’il est devenu un vœu pieux gagne-pain, titulature, dignité et raison d’être. Les Européens, parce qu’ils ont choisi de s’acheter une conduite moyennant une aide financière et humanitaire importante, qui les exonère de leur passivité politique et de leur cécité volontaire. Et les Américains, moralement plus redevables à l’Ancien Testament qu’au Nouveau, parce que leur lien existentiel avec Israël est de type filial et donc acritique. L’illusion autoprotectrice et partagée résulte ainsi d’intérêts opposés – là est l’ironie de l’histoire » p.368.

Est-ce tenable sur le long terme ? « Il est permis d’en douter ». L’obsession sécuritaire secrète son insécurité même, dans les tendances lourdes de la région, notamment démographiques et morales. Régis Debray rappelle finement ce qu’est l’Ancien Testament (le Talmud des Juifs) : « avec ses carnages, son érotisme, ses monstres sacrés, ses rois truculents, ses prophètes déjantés, son Iahvé interventionniste, incorrect en diable (et qui passerait aujourd’hui en correctionnelle pour incitation à la haine raciale et apologie de crimes de guerre) » p.28. Fonder une politique là-dessus au XXe siècle est probablement se condamner à l’échec.

D’où les accommodements avec le siècle. L’auteur évoque le père Émile Choufani, formé en France, qui dirige l’école secondaire privée Saint-Joseph à Nazareth : « Je suis arabe, de culture musulmane, de religion chrétienne, de mémoire byzantine, et dans un milieu juif. Je suis tout cela à la fois. Je suis l’histoire de cette région depuis trois mille ans. Je n’aime pas les identités. Je n’ai que des appartenances. Est-ce que j’ai l’air d’un homme déchiré ? » p.46. Comment donc « comprendre » d’Europe ce genre de personnage, très courant au Proche-Orient ? Comment avoir des idées simples dans ces complications ? Côté palestinien, culture de l’assistance côtoie culture de la violence. A Gaza, « les crimes d’honneur ont repris de plus belle. Les femmes sont à la merci du clan et dans le clan, tout est permis, viol, meurtre, kidnapping. L’ultime fédérateur de ce puzzle éclaté, c’est le Coran » p.76. Ailleurs, les fouilles archéologiques sont mal vues. « La curiosité envers l’autre et envers le passé – ce double exotisme propre à notre culture – constitue presque un trouble de la personnalité pour un musulman pieux. Fort d’une révélation qui clôt l’histoire et arrête par avance le canevas du futur, l’islam sunnite (plus fermé que le chiite) a tout loisir de camper dans un perpétuel et tranquille présent » p.91. D’où la stupidité de tenter d’appliquer nos schémas bobos naïfs à cette configuration inédite.

La concurrence entre religions ressort plus du bac à sable que des savants exégètes : « L’islam a trois lieux saints, comme le Dieu chrétien a trois personnes. Les cinq prières quotidiennes dont l’horaire est affiché en fluo rouge sur un tableau électronique à l’entrée de la mosquée reprennent les cinq offices monastiques (…) L’émulation peut aussi jouer en contre : l’interdit sur le vin, simple hadith, qui n’est pas dans le Coran, n’était-il pas destiné à rendre impossible la célébration de l’eucharistie ? » p.152. Islam « modéré », qu’est-ce que cela veut dire ? « Ces islamistes, je m’en aperçois vite, ne font pas la conversation. Ils admonestent. (…) Vous vous dites démocrates, et vous soutenez au Pakistan un dictateur arrivé au pouvoir sur un char pendant que vous mettez en quarantaine nos amis du Hamas, élus au suffrage universel. (…) Israël s’est créé sur une base religieuse, qui le lui reproche ? Un État juif vous semble normal, mais pas un État islamique » p.201. Pas faux. Les moralistes occidentaux feraient bien de regarder la poutre dans leur œil que la paille dans celui du voisin… Est-ce que le Net demain, comme l’imprimerie jadis, cassera le monopole du clergé en incitant chacun à lire par lui-même et à se faire son idée du sacré ? Debray y croit ; nous sommes plus sceptiques – le Net est un formidable outil pour libérer, mais aussi reconstituer des sectes, par-delà frontières et distances.

Nos petites cases rationnelles servent-elles à quelque chose au Proche-Orient ? Pas vraiment, exemple le Hezbollah : « congrégation pieuse, parti politique, ONG (le parti a ses hôpitaux et ses écoles ouverts à tous), groupe de communication (télé, journaux, radios, éditions), fraction parlementaire, armée populaire, centre d’études sociopolitiques, entreprise de travaux publics, mutuelle d’assurance, société secrète » p.241. Ce parti attrape-tout ressemble fort à ce que fut le fascisme, le communisme et le nazisme hier : totalitaire. Qui le pense comme tel ? Qui en voit le danger ou la force nationale, en Occident ? Car tout se recoupe : « l’âge d’or, le complot et l’honneur. La trilogie de toujours, où tout se tient. La première fabule sur une Cité idéale perdue – la Médine du prophète – et se défoule dans l’exaltation d’un passé improbable. (…) Si tout est complot, il suffit de gémir en éternelles victimes des méchants Occidentaux (…) La troisième maladie chronique, l’honneur du groupe, par nature attaqué – on est toujours offensé chez les tiens – interdit de parler à la première personne, de se penser soi-même comme un sujet, autonome et distinct de sa tribu, évidemment bafouée » p.271.

Israël fait l’objet d’un panégyrique admiratif et critique à la fois, pages 301 à 306. « La plus dense concentration d’individualités attachantes au kilomètre carré », « un taux incomparable de Justes par milliers d’habitants », « une proportion plus élevée qu’ailleurs de caractères (choses plus rares et plus intéressantes que les intelligences) », « la lecture encore à l’honneur », « le beau sexe dans le champ, malgré l’esthétique ambiante de la force ». Mais un milieu arabo-juif irrémédiablement gâché par de vieux Livres : « Morgue, arrogance, brutalité, mépris d’un côté. Insensibilité, fermeture, tricherie, brutalité de l’autre, où l’on fait la manche en permanence. Deux ennemis qui s’entretuent depuis trop longtemps finissent par se ressembler : mêmes mots, mêmes rites » p.326.

Nous avons bien compris, au terme de cet essai tout en nuances : Israël-Palestine – laissons-les se dépatouiller de leurs éternelles querelles. « Nous » ne pouvons rien faire que couper les vivres aux Palestiniens ou forcer les Américains à couper leur aide à Israël. Est-ce possible ? Non ? Alors il n’y a rien que nous puissions faire. « Chaque communauté, chaque secte, chaque sous-faction a son trousseau à la ceinture qu’elle ne partagera pour rien au monde avec sa voisine. Le Dieu unique n’est pas un passe-partout » p.389. Laissons Dieu défaire ce qu’il a pris un malin plaisir à faire, là où il y a un élu, il y a un exclu. Que pouvons-nous, pauvres humains ?

Avec érudition, non sans humour, Régis Debray décline sa pérégrination. Chaque phrase est ciselée comme un aphorisme, martelée comme définitive. Ce style particulier est marque d’auteur. Il faut un certain temps pour s’y habituer mais l’esprit en ressort avec des formules en tête. A lire donc avant de proférer n’importe quoi sur le conflit israélo-palestinien.

Régis Debray, Un candide en Terre sainte, 2008, Gallimard, folio 2009, 446 pages, €8.45

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Loi sur le génocide et retour du ‘politiquement correct’

Je le dis tout net : ça suffit ! Je voterai systématiquement CONTRE tout candidat à la présidentielle ou à la députation qui pondra une « loi » visant à imposer une unique vérité aux faits, notamment Sarkozy ou Hollande. Ceux qui doivent établir les faits sont les scientifiques, pas les politiciens – les historiens, pas les députés. Le Parlement n’a-t-il donc rien d’autre à faire que discuter du sexe des anges ? La crise financière, économique, sociale, requiert-il de perdre son temps sur une polémique turco-arménienne ?

Pire : le Parlement a-t-il la compétence ou, mieux, la légitimité ? Est-ce parce qu’il est « représentant » du peuple qu’il peut agir en messager de Dieu et décréter ainsi la Vérité unique, à croire sous peine d’être jeté en geôle ? Les citoyens vont avoir une bien piètre opinion de tels élus – tous pourris d’être ainsi « payés » en voix – s’ils s’affairent aux choses dont ils connaissent rien et qui ne sont pas le plus urgent. Le grand historien Pierre Vidal-Naquet reconnaissait l’utilité de l’arme judiciaire, mais « la loi de 1972 contre le racisme suffit amplement. » « Il ne faut pas qu’il y ait des vérités d’État. Si l’on ne veut pas qu’il y ait des vérités d’État, il ne faut pas qu’il y ait des lois pour les imposer. » De même René Rémond : « C’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier d’établir la vérité en histoire. »

« Écrasez l’infâme ! » s’exclamait Voltaire à propos de l’inquisition catholique comme de la foi littérale du Coran. Nicolas Sarkozy veut-il rétablir la censure des idées et expressions au nom d’une Vérité unique ? N’oublions pas cependant que la loi sur le génocide arménien adoptée le 12 octobre 2006 émanait du parti socialiste… et qu’elle est à nouveau discutée sur la promesse Hollande au Sénat, puisque celui-ci est passé à gauche ! Populisme et démagogie électoraliste ne sont pas l’apanage de la droite ni du président actuel mais la tentation permanent des élus qui craignent pour leurs mandats.

La question n’est pas celle du génocide arménien pratiqué par les Turcs, mais celle de la loi sur le sujet.

Que les Turcs aient mal agi ne fait aucun doute, et l’on voit bien pourquoi. La décadence de l’empire a engendré une réaction conservatrice au détriment des minorités. Le sultan Abdul-Hamid II attise les haines religieuses pour consolider son pouvoir : en 1896 déjà, 350 villages sont détruits autour de Van et leurs habitants arméniens massacrés. L’Américain George Hepworth qui enquête sur les lieux révèle en 1898 : « Il se peut que la main des Turcs soit retenue dans la crainte de l’Europe mais je suis sûr que leur objectif est l’extermination et qu’ils poursuivront cet objectif jusqu’au bout si l’occasion s’en présente.» Le mouvement Jeunes Turcs renverse le sultan mais leur idéologie étroitement nationaliste prône le ‘touranisme’, union de tous les peuples de langue turque ; ils veulent une nation turque racialement homogène : les Arméniens laissent encore 20 000 à 30 000 morts à Adana le 1er avril 1909. Le boycott des commerces tenus par des Grecs, des Juifs ou des Arméniens est lancé en même temps que la réécriture de l’histoire, qui rattache la « race » turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns d’Attila, ou aux Hittites de haute Antiquité. Tout cela ressemble fort à ce que les Allemands ont accompli sous la période nazie.

Comme en 1940, ce qui va précipiter les choses est la guerre. Le sultan déclare la guerre le 1er novembre 1914 et les Turcs tentent de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Ils sont défaits par les Russes à Sarikamish le 29 décembre 1914 et l’empire ottoman est envahi. L’armée bat en retraite et agit violemment contre les Arméniens lors de son repli. Ceux-ci se tournent donc vers les Russes et, le 7 avril 1915, la ville de Van proclame un gouvernement arménien autonome. Le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha, ordonne l’assassinat des Arméniens d’Istanbul puis ceux dans l’armée. Les historiens citent souvent le télégramme transmis par le ministre aux cellules de Jeunes-Turcs : « Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici. » La Loi provisoire de déportation du 27 mai 1915 achève les survivants. Femmes et enfants sont déportés à pied vers le sud et vers Alep, en Syrie ottomane. Le soleil d’été, l’absence de vivres et d’eau, la menace constante des montagnards kurdes causent évidemment de nombreux morts – sciemment voulus. Le gouvernement allemand, allié de la Turquie, censure les informations sur le génocide. Après guerre, c’est en Allemagne que se réfugient les responsables du génocide, y compris Talaat Pacha, mais il est assassiné à Berlin le 16 mars 1921 par un jeune Arménien.

Le traité de Sèvres du 10 août 1920 entre Alliés et empire ottoman prévoit la mise en jugement des responsables du génocide mais Mustafa Kemal décrète une amnistie générale, le 31 mars 1923. La même année, il achève la « purification ethnique » de la Turquie en expulsant les Grecs qui y vivaient depuis la haute Antiquité. Istanbul, ville aux deux tiers chrétienne en 1914, devient exclusivement turque et musulmane.

Donc ce qui fait débat n’est pas le fait du massacre des Arméniens par les Turcs.

Le débat porte, entre historiens spécialistes, sur la décision d’employer « le mot » génocide ou de parler seulement de massacres. C’est que le génocide implique une volonté raciste d’éradiquer une population du fait de son appartenance « nationale, ethnique, raciale ou religieuse » (Petit Larousse). Est-ce que l’esclavage est un « génocide » ? Est-ce que l’expulsion de qui ne croit pas comme vous est un génocide ? Est-ce que la seule déportation sans tuer, mais jusqu’à ce que mort s’ensuive, est un génocide ? Chacun peut se faire sa propre opinion, mais laissons les faits aux historiens… Si la loi actuellement en projet passe, le simple fait d’écrire ce paragraphe vous fera condamner !

Ce qui compte avant tout, en régime démocratique, est que le débat puisse exister, afin que les faits nouveaux soient intégrés au savoir et que chacun puisse affiner son opinion, voire en changer. Le « révisionnisme » est une démarche critique qui vise à réviser la lecture et l’interprétation historique d’un sujet en se fondant sur l’apport de nouvelles sources ou leur réexamen. Il faut le distinguer du « négationnisme » qui a pour but de nier la réalité d’un fait historique confirmé par les sources. Car il y a continuité entre la liberté et la découverte, entre la démocratie et la science. Réviser est une science, nier un dogme. C’est contre les dogmes, notamment religieux, contre les superstitions, les tabous et les interdits que la science s’est formée et qu’elle avance. Souvenez-vous de Galilée ! La limiter par une « loi » est aussi imbécile que décréter que la terre est le centre de l’univers ou que l’homme ne peut descendre d’un ancêtre primate comme les singes parce que c’est écrit dans la Bible. Dans ce cas, pourquoi ne pas qualifier la Bible et le Coran de « négationnistes » et de punir leur lecture d’un an de prison et 45 000 € d’amende ? N’est-ce pas une suite de croyances appelant à la haine et à l’exclusion ?

La France est fondée sur l’idée de société, pas sur le communautarisme. Les législateurs UMP et PS veulent-ils encourager cette dérive ethnocentrée ? Cette surenchère de « victimes » de n’importe quoi ?

  • La communauté est maternelle, enveloppante, affectivement et symboliquement satisfaisante – mais elle ne reconnaît que « les siens » : de sa chair et de son sang, de sa religion et de sa langue. Elle exige révérence de façon aussi absolue qu’une « mère juive ».
  • La société est plutôt paternelle ; elle se veut rationnelle, fondée sur le contrat avec droits et devoirs négociés. On n’y appartient pas ‘de sang’, mais par volonté. Qui veut y entrer est adopté sans problème dès lors qu’il adhère aux valeurs qui « font société ». Mais, fondée sur la liberté personnelle, la société demande la responsabilité. Chacun n’est pas ce qu’il « est » par naissance, mais ce qu’il « fait » ou réussit – d’où qu’il vienne.

Est-ce pour cela que la Turquie conteste désormais Darwin ? Lui préférerait-elle Lamarck ? Il n’y aurait pas « génocide » au sens du struggle for life, mais hérédité des caractères acquis qui ressort de la volonté ? Ou est-ce plutôt parce que l’islamisation de la société rend intolérant à toute autre forme de croyance ou d’appartenance ? Contester le terme « génocide » serait ainsi contester le pouvoir occidental de dire la morale commune et de se présenter en champion éclairé et avancé.

Ce pourquoi décréter ce qui doit être pensé en France sur le sujet est stupide.

Les enjeux nationalistes et religieux n’ont rien à voir avec la vérité mais tout avec l’appartenance. Le politiquement correct réduit l’être au paraître, le culturel au donné, la pensée aux mots-valises. N’importe quel professionnel du choqué va pouvoir traîner en justice n’importe quel historien qui n’aura pas utilisé les mots reconnus par les « victimes », les seuls « acceptables » par leur sensibilité hors société. C’est ce qui est arrivé à Olivier Pétré-Grenouilleau en raison de la loi Taubira, pour sa thèse sur les traites négrières. Heureusement que les juges sont moins godillots que les députés UMP ou PS et qu’ils jugent en fonction de l’honnêteté de l’information… Que la représentation nationale fasse respecter par la loi des valeurs inscrites dans la Constitution, tels les droits de l’homme, très bien. Mais qu’elle en fasse une arme de terrorisme intellectuel pour se mêler de la recherche scientifique, certainement pas ! Il faut garder la différence entre l’histoire qui explique et la mémoire qui juge, ne pas tout mélanger dans la confusion et l’amalgame : c’est cela la pédagogie citoyenne. Car qu’est-ce qu’une loi mémorielle ? C’est l’interdiction faite à quiconque de discuter un fait historique sous peine de poursuites. Une nouvelle religion, en somme…

En république, il ne saurait y avoir de « vérité officielle » : que ceux qui s’apprêtent à voter le sachent, ils seront virés par les citoyens libres et égaux en droits aux prochaines élections. Par moi en premier.

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Patricia MacDonald, Un coupable trop parfait

Les romans policiers de Patricia Bourgeau, dite « MacDonald », me laissent un sentiment mitigé. J’admire le professionnalisme de l’intrigue, savamment amenée, conduite avec ce qu’il faut de suspense, sans temps mort. J’aime l’originalité des thèmes, qui change des autres. En revanche, je reste au bord du roman, sans vraiment entrer dans l’histoire. Je n’éprouve aucune empathie pour les personnages. Ils m’apparaissent comme des poupées mécaniques, de simples acteurs jouant un rôle social stéréotypé. Même les héroïnes ne sont pas sympathiques. « Un coupable trop parfait » représente pour cela un progrès : il est sans conteste le meilleur de la série !

Dans les histoires MacDonald, il s’agit habituellement d’une femme et mère qui se heurte à l’égoïsme et à la lâcheté des hommes. La femme est bête ; les hommes violents. Chacun joue son rôle : lui de macho qui a des comptes à régler avec sa mère ou son ex-femme ; elle de maman qui « par instinct » et par « convention sociale » défend bec et ongles ses petits, filles ou garçons. Pas trop grands, les garçons – sinon ils passent à l’ennemi ! En général, la femme-et-mère agit sans aucune rationalité, sans mesurer jamais les conséquences de ce qu’elle fait. Son ‘instinct » la propulse dans les ennuis et ce sont les autres qui l’en tirent. Comment voulez-vous trouver sympathiques de telles pétasses en folie ?

« Expiation » (1981) met en scène une ex-taularde (évidemment innocente !) qu’une société villageoise poursuit mystérieusement de sa vindicte.

« Un étranger dans la maison » (1983) narre la stupidité d’une mère qui laisse sans surveillance son bébé de 4 ans ; il est donc enlevé et retrouvé dix ans plus tard, son ravisseur étant bien sûr autre qu’on ne croit.

« Petite sœur » (1986) est le remord d’une grande sœur qui a fait sa vie hors de sa petite ville et de sa famille étriquée ; la mort du père la rapproche de sa sœur de 14 ans, dont le petit-ami de 21 ans (sic !) n’est pas très net.

« Sans retour » (1989) commence par le meurtre d’une adolescente modèle ; l’auteur donne alors toute la mesure de sa haine féministe en créant le personnage du « fils parfait », un éphèbe superbe de 16 ans dont tout le monde est amoureux ou au moins admire.

« La double mort de Linda » (1994) fait ressurgir une mère qui a abandonné sa fille et ce retour remue les turpitudes de la petite ville.

« Une femme sous surveillance » (1995) montre la femme-victime de la communauté, la veuve qui hérite, l’hystérique qui se remarie juste après le meurtre de son premier mari, celle qui vole le petit-fils.

« Personnes disparues » (1997) multiplie les coupables pour cet enlèvement d’un bébé et de sa baby-sitter adolescente ; les hommes seront malmenés, comme d’habitude, même si le coupable réel n’est pas celui qu’on croit.

« Dernier refuge » (2000) donne à voir la fille naïve qui croit trouver le grand amour à chaque mâle qui s’intéresse à elle ; et tout père qui se préoccupe beaucoup de ses enfants ne peut qu’être suspect pour la MacDonald – c’est le rôle de la « femme-mère », voyons, dans la culture américaine !

C’est ce parti-pris qui agace, au fond. Que chacun soit cantonné dans ses rôles par une société conventionnelle, au point de ne pas pouvoir en sortir autrement qu’en côtoyant la mort. Que chacun soit élevé de façon si étriquée qu’il finisse par confondre « ce qui se fait » avec « ce qui se doit », et les conduites éduquées avec des conduites « naturelles », « instinctives ».

« Un coupable trop parfait » (2002), renouvelle un peu le genre. Il s’agit toujours d’une épouse et mère, agissant « à l’instinct » – ou du moins selon les convenances qu’elle met sous ce nom. Comme d’habitude, elle ne se sent nullement en cause, elle n’a « pas de chance » : son premier mari se suicide sans rien laisser prévoir ; son second mari se noie dans sa propre piscine. A chaque fois, l’épouse-et-mère est absente, préoccupée de fanfreluches ou autres attraits superficiels de l’existence. Mais, cette fois, le héros du roman n’est pas la mère. C’est le fils, un petit garçon de huit ans d’abord traumatisé d’avoir découvert mort son père ; devenu adolescent de quatorze ans qui s’entend mal avec son beau-père et reste maladroit avec son bébé sœur.

Dylan est fragile… et plus fort qu’on ne croit. Il fait d’ailleurs un coupable tout désigné pour la vindicative procureur, ex-amoureuse du beau-père. Dylan remet en question le vernis de « bonne mère » et les hypocrisies adultes – notamment de tous ceux qui sont investis d’autorité : profs, flics et psychiatres. Dylan est sain, au fond : il rigole du féminisme imbécile qui court l’esprit américain ; il devient mâle en découvrant que ses père, beau-père et grand-père ne sont pas si nets que ça ; il choisit son troisième « père » sur la fin ; il prend les choses en mains, puisque sa mère est incapable.

Il y a du progrès dans la peinture des gens réels, Patricia, continuez ! Vous ferez moins de MacDo insipides et plus de vrais romans.

Patricia MacDonald, Un coupable trop parfait (Not Guilty), 2002, Albin Michel, 450 pages, €19.86 (et occasion €2.00)

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Les îles flottantes des Ouros

Parmi les îles, 80 sont habitées par les indigènes. Ce sont des amoncellements de totoras (joncs) qui constituent ses îles. Ils servent accessoirement à construire des barques ou de fourrage pour les bêtes ; ils sont également coupe-faim pour les hommes. Le cœur de la tige de totora, très riche en iode et sert d’aliment aux adultes et aux jeunes.

L’île de Taquile fait 5,5 km de long, 1,5 km de large, elle est à 3 heures de bateau de Puno. Gare aux coups de soleil ! Il faut monter 525 marches pour accéder à l’unique village sis au sommet de l’île, à 3950 m. Ile de rêve, pas d’auto, pas de vélo, pas de chien.

Des paysages magnifiques. Les villageois tricotent gilets et bonnets. Les femmes tissent une grosse toile. L’homme célibataire porte un bonnet à pointe blanche. L’élégance masculine, c’est ici : une large ceinture, un petit baise-en-ville, un pantalon bleu marine droit, une chemise blanche à manches bouffantes et des savates. Les habitants de Taquilé vivent en communauté.

Si vous tracez une ligne droite entre Potosi (Bolivie) et le Machu Pichu, vous lirez la « ligne spirituelle » : Ollantaytambo, Cuzco, Pucara, Taquilé, Tiwanaku, Ouro.

Direction Cuzco. Le haut-plateau andin avec l’Isillustanichu, de rares touffes d’herbes drues, des lamas et alpagas, et si vous avez de la chance des vigognes.

Un arrêt à Sillustani pour visiter les chullpas, tombeaux pré-incas situés au bord d’un lac volcanique aux eaux émeraude, le lac Umayo. Le site de Sillustani sur une presqu’île du lac Umayo est réputé par le grand nombre de ses chullpas, étranges tours funéraires que l’on peut rencontrer en différents endroits des Andes. Ces tours coniques, dont l’une s’élève à 12 m, datent vraisemblablement du milieu du 13e siècle. Elles se composent de gros blocs de pierre, polis et travaillés selon la technique du bossage. Elles contiennent les momies des nobles Colla.

C’était un peuple héritier de la civilisation de Tiahunaco dont l’architecture est considérée par certains spécialistes comme plus accomplie que celle des Incas. Ce site à 4000 m offre de splendides panoramas sur le lac Umayo.

Hiata de Tahiti

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Chantier archéologique d’Étiolles 1972

« Le gisement que vous fouillerez se trouve dans un champ qui descend en pente douce vers la Seine, proche des deux villages d’Étiolles et de Soisy-sur-Seine, mais dans un site champêtre. » C’est ainsi que la circulaire administrative décrivait le chantier dans lequel nous, jeunes de l’Essonne, allions fouiller durant le mois de juillet 1972. Cela fait 40 ans déjà que le ramassage de surface de l’automne 1971, effectué par le club de la SNECMA à Corbeil (Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Avions) a mis en évidence lors des labours la présence massive de silex taillés.

Le champ descend toujours en pente douce vers la Seine, mais le blé vert qui nous avait accueilli est désormais éradiqué, l’endroit clôturé, et un bois a poussé tout seul. La nature reprend ses droits très vite… Le Ministère des Affaires culturelles – ainsi nommé à l’époque – a décidé d’entreprendre une campagne de fouilles, financées par le Conseil général du département. Le chantier dure encore… Il est l’un des plus riches du bassin parisien sur les restes du Magdalénien final, vers 13 000 avant notre ère.

Premier jour, début juillet 1972, un carré du champ est fauché, une tente installée, aux pans relevés pour avoir la lumière. Il pleut… Mais très vite revient le soleil de juillet. Nous creusons à la pioche et emportons la terre à la brouette, torse nu car il fait chaud et la jeunesse irrigue nos corps. Très vite sont dégagées les dalles de pierre calcaire et quelques éclats de silex manifestement taillés. Ce sont le plus souvent les poubelles de l’histoire car les éclats utiles ont été façonnés en outils puis emportés. Je ne tarde pas à découvrir un éclat allongé dont je me souviens encore : il est en silex brun bordeaux sombre. Le spécialiste de préhistoire (à un peu plus de 16 ans, je n’y connais rien), s’exclame alors : « un burin dièdre sur troncature concave ! » Bien que ce soit de l’hébreu pour moi, j’ai le sentiment d’avoir contribué à l’avancée de la science.

Nous sommes une quinzaine de jeunes du département flanqués d’étudiants en archéologie de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Nous encadrent Yvette Taborin, professeur de préhistoire à Paris 1, Nicole Pigeot qui entreprend un DEA (master 2) et Monique Olive, en maîtrise de préhistoire (master 1). Philippe Soulier, en cours de thèse, reste une bonne semaine en renfort, mais il ne tarde pas à partir sur un autre chantier.

Les trois adultes qui nous mènent, nous les appelons gentiment « le matriarcat ». On dit en effet qu’avant la sédentarisation, les groupes humains adoraient volontiers une déesse de la fécondité (exemple Lespugue) et étaient menés par les femmes. Cette conception du XIXe siècle reste anthropologiquement peu probable, aucune société humaine historique connue n’ayant fonctionné sous ce régime. La transmission des biens ou du nom peut se faire par les femmes, le pouvoir jamais. Il n’en reste pas moins que la thèse reste à la mode chez les féministes, notamment américaines, et que Jean M. Auel, auteur femme de romans préhistoriques, s’en fait l’ardente propagandiste dans ses œuvres.

Mais elle n’a encore rien écrit en 1972. L’époque est plutôt à Rahan, une bande dessinée qui vient alors de sortir. Elle met en scène un beau jeune homme des temps préhistoriques, blond et musclé pour titiller les femmes et se faire admirer les ados. Une sorte de Tarzan solitaire à qui il arrive plein d’aventures avec des lions des cavernes ou des tigres aux dents de sabre, des groupes humains hostiles, des inventions lumineuses. A Étiolles, sur le site, nous rêvons le soir venu aux « mammouths galopant dans la plaine » qu’auraient pu voir les hommes préhistoriques 13 000 ans avant nous. De fait, nous trouverons dans le sol, plutôt bien conservée, une omoplate d’un mammouth sur le sol archéologique, à un mètre environ sous nos pas.

Une fois le sol remué chaque année par la charrue dégagé (une trentaine de cm de profondeur) commence la fouille fine. Nous abandonnons pioche et pelle pour la truelle et la pelle à poussière. Une fois un objet découvert (silex taillé, os ou pierre rougie au feu), pas question de le bouger. Il nous faut le dégager au grattoir de dentiste (une spatule d’acier) et nettoyer au pinceau. Les objets laissé ainsi en place nous permettront, une fois le sol archéologique entièrement dégagé, d’avoir une vue sur les restes du campement.

Après une suite de dalles calcaires plus une moins plates, appelées un temps « le chemin gaulois » faute de silex découverts, nous ne tardons pas à atteindre un sol tapissé de silex. Ce sont des déchets de taille, le noyau de silex brut étant importé de carrières situées à une dizaine de km, avant d’être dégrossies, puis débitées suivant un ordre précis. Il s’agit, pour le tailleur, de dégager un plan de frappe plat, duquel il va dégager, par effet de levier et frappe indirecte, des lames de silex d’une longueur suffisante pour façonner des outils. Chaque lame brute sera ainsi retaillée d’encoches, de dentelures ou de retouches pour en faire un burin, un perçoir ou un grattoir. Ces termes modernes servent à donner l’usage présumé des outils ainsi finis : une pointe, une extrémité renforcée ou un large côté préparé, le tout étant emmanché sur une perche par une colle végétale.

Une fois le sol dégagé, les photos prises, commence le démontage des trouvailles. Chaque objet (silex, pierre et os) est enlevé, marqué et mis en sachet, une fois porté sur un plan à l’échelle (ou une photo verticale). Un numéro lui est donné et sur une fiche de démontage sont portés divers éléments de son identité : altitude par rapport à un point zéro proche de la surface actuelle, coordonnées métriques, orientation du bulbe (l’endroit où il a été frappé pour être façonné), face plane supérieure ou inférieure, pente, etc. Ces détails, qui paraissent maniaques, ont pour but de bien situer l’objet dans l’ensemble et de permettre des reconstitutions ultérieures, via l’informatique ou l’œil avisé. Reconstituer ainsi un bloc de silex brut à parti de chaque fragment s’apparente à un puzzle, mais permet de montrer quelle trajectoire ont accomplis les éclats entre le moment de leur taille et le moment de leur trouvaille. De quoi en déduire que certains lieux étaient plus propices au dégrossissage, d’autres à la fabrication d’outils, d’autres enfin aux apprentis, probablement de jeunes garçons.

Très vite, l’imagination travaille. Vivant 24 h sur 24 sur le chantier sans week-end faute de moyens de transport, et en communauté assez homogène sous la houlette d’adultes légitimés par leur savoir, nous sommes heureux. Nous dormons sous la tente, faisons notre toilette au robinet du gymnase à une centaine de mètres, prenons nos repas sous une tente mess où chacun fait à tour de rôle cuisine et vaisselle. Notre groupe reconstitue un peu ce qui fut l’existence à l’époque, du vieux sage aux petits enfants, la majeure partie étant composée de jeunes encore non accouplés. Un lieu, un groupe, un projet : il n’en faut pas plus pour être humainement à l’aise. Comme si nous étions façonnés par les millénaires à vivre en bande de chasseurs-cueilleurs…

L’habitat mis au jour, et qui ne cesse de révéler d’autres étapes depuis, était probablement le campement provisoire de chasseurs de rennes. Ces animaux migrent chaque année en fonction de la saison, vers le sud quand il fait plus froid, vers le nord quand les chaleurs arrivent. Les hommes qui en vivent suivent les hordes. A cet endroit la Seine est moins difficile à passer à gué, une île s’érigeant en son milieu.

Au centre de l’habitation est le foyer, recouvert de pierres calcaires du bassin parisien qui gardent toute une nuit la chaleur (nous l’avons testé). Autour, probablement une tente de peaux, montée en cône sur des piquets de bois. Ni la peau ni le bois n’ont résisté au temps, mais subsistent sur la terre des « témoins négatifs », ces endroits sans rien, qui suggèrent que quelque chose est resté là avant de se décomposer, ce qui a empêché tout autre objet solide de s’y mettre. Des pierres brûlées, des os de cheval, de renne, un bois de renne, plus d’une tonne de silex… La récolte est fructueuse. De quoi passer les longs mois d’hiver et de printemps aux études ! Je reviendrai chaque année durant six ans sur ce chantier de ma jeunesse.

Chantier archéologique d’Étiolles, Route Nationale 448, face à l’IUFM (ex-couvent dominicain du Saulchoir).

Exposition PDF sur les fouilleurs d’Etiolles

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Albert Camus, L’Homme révolté

Comment légitimer la révolte de l’être humain contre son destin ? C’est dans cette entreprise que se lance Camus depuis les premiers jours de la guerre et qu’il approfondira durant la Résistance. Il écrit donc en 1951 un essai non dans l’abstrait, mais à partir de son expérience vécue. Autant Sisyphe symbolisait l’absurde de la condition humaine, autant Prométhée mène la révolte. Et pourtant : le titan ne se révolte que contre Zeus, pas contre la Création. Pareil pour le Caïn de la Bible qui tue son frère par jalousie de le voir préféré par le Père pour des raisons incompréhensibles. Il faut attendre le Dieu fait homme pour que la révolte métaphysique prenne un sens et que l’unité de l’homme se cherche dans la totalité. Mais tout détruire pour poser son désespoir n’est que nihilisme – mot qui hante Camus. Comment fonder une révolte qui, du mouvement négatif, crée un acte positif ?

Il va successivement en énoncer la volonté (métaphysique), puis l’histoire et enfin le sens (la pensée de midi). Mais le plan en 5 parties au lieu de 3 rend la structure peu lisible. Les ruptures de style font que, si l’auteur est captivant pour ce qu’il connaît bien (les Grecs, les nihilistes russes, Nietzsche, Marx), il est parfois sentencieux et pesant sur le reste. Le panorama philosophique, littéraire et historique vaut cependant toujours pour la synthèse organisée qu’il offre de cette propension à la révolte qui est en chacun des hommes.

L’absurde est un doute méthodique sur l’existence ; la révolte un non à une situation, en même temps qu’un oui à une valeur de liberté qui ne peut exister sans solidarité. La révolte n’est pas le ressentiment car le révolté n’envie pas ce qu’il n’est pas mais défend ce qu’il est. L’esclave se révolte contre le maître et reconnaît ce qu’il trouve en lui et chez ses frères exploités : la dignité humaine. Sa violence est « nécessaire et inexcusable » ; elle va donc se heurter aux limites, tout aussi nécessaires, de la dignité humaine. Qui ne l’a pas compris et vécu est un nihiliste, version collective du suicidaire.

Camus est anti-Hegel. La sagesse est la mesure du ‘non’ comme du ‘oui’ dans le même être, en cela Camus est grec – « méditerranéen », dit-il, opposé aux brumes maniaques de « l’idéologie allemande ». La démesure est de piétiner les limites de l’autre et de croire seule vraie sa propre liberté (individuelle comme Sade ou collective comme soviétique). Dieu est mort et tout est relatif, l’affirmation de vérité revient donc à imposer la loi du plus fort : ne rien croire signifie que tout est permis et que la fin justifie tous les moyens. Lénine comme Hitler l’ont bien compris : les vainqueurs imposent leur vision du monde et règnent en maîtres (baptisés « guides ») sur les troupeaux d’esclaves (les masses) forcés à travailler en camps.

Camus voit dans la révolte le fondement de la communauté humaine, « je me révolte, donc nous sommes », car toute liberté personnelle ne peut s’exercer que grâce à la liberté des autres. C’est pourquoi tout meurtre au nom du bien empêche le bien d’advenir. Il ne s’agit pas d’être paralysé par l’indécision ou d’accepter tout ce qui advient y compris le mouvement de l’Histoire (quiétisme). Il s’agit d’endosser une « culpabilité calculée », d’être un « meurtrier innocent » ou « délicat ». La fin ne justifie pas n’importe quel moyen ; ce sont au contraire les moyens qui changent la fin en libération (affirmation de dignité) ou en tyrannie (nouvel esclavage).

Le révolté n’est pas Dieu puisqu’il se heurte au pouvoir de révolte de tous les autres individus. Les adolescents russes de 1905 ont atteint pour Camus « le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire », tuant les principes en la personne du tsar ou du grand-duc mais ayant scrupule à tuer avec eux les enfants qui peuvent les accompagner. Scrupule que n’auront ni Lénine ni les révolutionnaires professionnels après lui, ni évidemment les terroristes à la Ben Laden, ce qui déconsidère toute leur action et conduit à une exploitation pire que la précédente. Car la bonne conscience justifie n’importe quel crime au nom du bien ! Tkatchev, auquel Lénine a emprunté sa notion de socialisme militaire, ne proposait-il pas de supprimer tous les Russes au-dessus de 25 ans comme incapables d’accepter les idées nouvelles ?

Le nihiliste ne croit pas à ce qui est, le révolutionnaire croit à ce qu’on lui dit de l’avenir – tous sont hors du présent ici et maintenant. Camus cherche à retrouver une pensée « à hauteur d’homme » et à affirmer le ‘nous’, la « longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ». Les tensions ne se résolvent jamais, telle est la condition humaine : entre violence et non-violence, justice et liberté, être et devenir – toujours il faut de la mesure, tester les limites. Sans jamais basculer vers l’un ou l’autre des extrêmes, au risque de quitter la dignité humaine. S’il y a une dialectique, il n’est point de synthèse définitive ni de fin de l’histoire. Sauf à détruire le monde et toute l’espèce humaine.

C’est le drame du marxisme, pensée vivante chez Marx, devenue mausolée avec ses disciples : « Le malheur est que la méthode critique qui, par définition, se serait adaptée à la réalité, s’est trouvée de plus en plus séparée des faits dans la mesure où elle a voulu rester fidèle à la prophétie. On a cru, et ceci est déjà une indication, qu’on enlèverait au messianisme ce qu’on concèderait à la vérité. Cette contradiction est perceptible du vivant de Marx. La doctrine du ‘Manifeste communiste’ n’est plus rigoureusement exacte, vingt ans après, lorsque paraît ‘Le Capital’ ». Marx était de son temps et son messianisme était donc bourgeois de son siècle : « Le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogmes au XIXè siècle. On notera que le ‘Manifeste communiste’ paraît la même année que ‘L’avenir de la science’ de Renan ».

A la parution de ‘L’Homme révolté’, le socialisme soviétique est au firmament, fort de la victoire acquise sur le nazisme grâce à l’armée rouge et à l’industrialisation russe à marche forcée sous Staline. Le marxisme-léninisme est la religion laïque des intellectuels. Qui dit ses doutes est vite excommunié, traité de fasciste avec la nuance qui fait toute la beauté maléfique de la gauche. Sartre : « tout anti-communiste est un chien, je ne sors pas de là ». La droite accueille bien le livre, donc les intellos de gauche lui trouvent des défauts dont le moindre n’est pas sa tentative de « sortir de l’histoire » (Francis Jeanson, compagnon de route), péché suprême pour les marxistes ! Puisque Camus n’est pas le rouage froid de la révolution, le militant professionnel indifférent aux vies humaines au nom des Fins, il n’a qu’une « morale de Croix-Rouge ». Sartre en rajoute en appelant à être dans l’histoire, ce qui fit à l’époque une grosse polémique « à la française », bien datée aujourd’hui. Son objet se résume en gros à la question : « y a-t-il autre chose que le marxisme ? » La réponse de Sartre était évidemment « non » puisqu’il savait, se science infuse, la Vérité. La réponse de l’histoire a été « oui »…

Camus : « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. » Nous ne sommes pas sortis de cette pose théâtrale si forte dans la France intello-médiatique, de cette attitude bien-pensante de la doxa de gôch, en bref de la comédie humaine !

Facétie de l’histoire : les Arabes, méprisés en tant qu’immigrés quémandeurs de prestations asociales auprès de l’ancien colonisateur jeté à la mer, les Arabes se révoltent. Sans ressentiment mais pour la dignité. Sans pose médiatique mais avec rassemblement de foule et morts inévitables. Une belle leçon à nos intellos médiatiques, théâtreux enflés de tribune, jamais sortis de leurs écoles confortables où ils ont l’emploi garanti à vie.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

Camus et les révoltes arabes dans Rue89
Camus libertaire par Michel Onfray dans le Nouvel Observateur

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Okamoto Kidô, Fantômes et samouraïs

Kidô Okamoto (Kidô étant le prénom) est un auteur japonais à cheval sur le 19ème et le 20ème siècle. Né en 1872 et mort juste avant la guerre, en 1939, il a écrit une centaine de pièces de théâtre kabuki. Mais comme son père était secrétaire de la légion britannique, l’enfant Kidô, éveillé et curieux, lisait dans le texte les aventures du fameux Sherlock Holmes. Il se décrit sans doute lorsque qu’il met en scène ce garçon de 12 ans, froussard mais avide de connaître : « Fasciné par tout ce qui fait peur, j’adorais écouter, oreilles grandes ouvertes et muscles tendus, toutes sortes de récits fantastiques. (…) En faisant celui qui ne craignait aucune histoire de fantômes du moment où il était à l’abri sous la lumière d’une lampe à pétrole, je bombais le torse et fixais Oncle K. Ces manières puériles de montrer mon courage semblèrent l’amuser. » (p.10)

Okamoto a donc créé au Japon dès 1917 le personnage de l’inspecteur Hanshichi (Hanshichi torimono-chô). Les enquêtes policières ont pour cadre Edo, le Tokyo féodal fin de siècle – tout un monde qui émerge à peine à la modernité ressurgit de ces pages.

‘Fantômes et samouraïs’ recueille quatorze énigmes, traduites par Karine Chesneau. Outre le suspense, nous y trouvons surtout matière de nos jours à pénétrer ce Japon de l’ère Meiji qui sort tout juste de deux siècles d’isolement. Le petit peuple a créé une façon de vivre originale, hiérarchique et communautaire, très vivante. Les samouraïs ne sont pas tous propriétaires terriens, mais parfois des sabres sans maîtres, libres comme le vent. Les fils d’aristocrates se doivent d’être cultivés et un concours de lecture des classiques chinois les rassemble à 13 ans, épreuve indispensable pour devenir adulte. Les fils du peuple entrent en apprentissage tôt, vers 9 ans, mais dans leur quartier, et ils doivent 3 ans sans salaire à leur mentor. Le plus souvent ils tombent amoureux vers 15 ou 16 ans et épousent l’une des filles du patron. Si celui-ci n’a pas de fils, il adopte le gendre pour lui faire hériter de son affaire. Les filles sont servantes ou « prostituées » occasionnelles (on dirait de nos jours qu’elles flirtent, tout simplement). Elles trouvent rapidement un beau parti et se rangent pour aider au commerce et faire des enfants. Tout le quartier vit en communauté et les voisins se chargent des cérémonies, mariages et enterrements. Les gens se connaissent sur plusieurs générations et s’amusent ensemble, tout comme ils prient au temple bouddhiste.

Cette existence collective n’empêche nullement les passions : amour, haine, ressentiment, entraide, avarice, cupidité, générosité, pitié… Les superstitions ne submergent jamais le profond réalisme du peuple japonais. Il ne croit aux « fantômes » que lorsqu’aucune explication rationnelle ne peut surgir. Et c’est justement l’enquêteur Hanshichi qui met de la raison là où les rusés cherchent à voiler leurs turpitudes de surnaturel. C’est une femme qui croit voir le fantôme d’une noyée chaque nuit, alors qu’un moine pervers a menacé la vie de sa petite fille ; c’est un être mystérieux qui fait sonner la cloche à incendie sans jamais se faire prendre, ou vole un kimono qui sèche sur un toit ; c’est un jeune garçon de 13 ans, trop beau peut-être, qui disparaît d’un coup, sur le chemin de l’épreuve ; ce sont des chats qui accaparent lentement l’esprit de leur maîtresse… A chaque fois, tout est bien qui finit… humain.

Les ruelles, les échoppes, les vêtements, les saisons, les maisons de bain, les cloisons en papier et les lanternes de pierre, rien ne manque aux détails quotidiens. Nous ne sommes pas dans la Londres froide et brumeuse de Sherlock mais dans le Tokyo traditionnel, bâti de maisons de bois sans étage. Nous ne dégustons pas thé au lait ou whisky, mais thé vert et saké. Pas de rognons au petit déjeuner, mais une soupe, du riz et des anguilles grillées.

Les 459 pages en poche se lisent avec plaisir et qui veut connaître un peu du Japon d’aujourd’hui trouvera en ces enquêtes tout le vivant populaire qui n’a pas cessé d’être. Parfois, en certaines campagnes du Japon loin de la capitale, malgré l’électricité, l’informatique et le train, on se prend à reconnaître ces mœurs de l’époque d’Edo, il y a un siècle et demi. Tout un dépaysement. Qui nous rend plus proche le peuple japonais dans l’épreuve.

Okamoto Kidô, Fantômes et samouraïs, Picquier poche 2007, 459 pages, €8.55

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Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde

Les décennies 1970-1980 aimaient lire ; la culture avait explosé dans la lignée de 1968 et chacun était avide de savoir. Les auteurs en profitaient pour se lancer dans leur ‘Guerre et paix’. Nous trouvions des ouvrages aussi bien garnis en pages que ‘Le pavillon des cancéreux’, ‘La gloire de l’empire’ ou ‘Cent ans de solitude’. Il s’agissait de décrire un univers total, une Somme au sens théologique qui dirait tout du monde et des hommes. Vargas Llosa en a profité pour sortir son pavé : ‘La guerre de la fin du monde’.

Le roman se situe en une fin de siècle, vers 1897, dans un pays neuf, le Brésil, qui vient de s’émanciper de l’empire portugais pour créer une république indépendante. Mais la république, pour les masses tenues par les curés, est le diable, le Chien comme ils disent. La république ne veut-elle pas recenser les hommes pour établir l’impôt ? Ce classement technocratique n’est-il pas le prélude à un retour de l’esclavage, aboli par la monarchie ? Tous les délaissés, les prostituées, les bancroches, les bandits se rebellent contre l’établissement de l’État. Anarchistes ou libertariens, c’est selon, ils suivent un prophète illuminé, Antonio qu’ils appellent le Conseiller. Celui-ci déclare que son royaume n’est pas de ce monde et que l’Apocalypse arrive à bride abattue, menée par les républicains, francs-maçons anglo-saxons et autres pas très catholiques. Il s’agit donc de se retirer loin des villes, dans le sertao du Nordeste, pour fonder un phalanstère. Là, dans la solitude et la prière, chacun pourra se purifier avant de se présenter devant le Père.

De cet épisode peu connu – mais réel – de l’histoire brésilienne, Vargas Llosa fait un conte philosophique. Il évoque le millénarisme, les mouvements de foule, le merveilleux qui saisit les gueux. Il compose une galerie de personnages attachants qu’il suit dans leur destin improbable jusqu’au bout. Car tout se terminera par le retour à l’ordre, trois expéditions militaires échouent devant les jagunços (bravaches ou rebelles) ; mais la quatrième, où la république a mis « les moyens » triomphe : il y aura très peu de survivants à cette guerre d’État contre communauté.

Les statuts se croisent, c’est ce qui fait le sel du conte. Le baron de Canabrava, riche propriétaire terrien, monarchiste et conservateur, se trouve déstabilisé par la foi des humbles ; ils brûlent deux de ses fermes et sa femme en devient folle. Il voit alors combien sont vains les petits combats politiciens contre la subversion de l’ordre au nom de l’Ailleurs. Il renonce à la politique au profit de son rival républicain, un jacobin à poigne, pour que survive l’État de Bahia dans la fédération du Brésil. Le révolutionnaire communard Galileo Gall (surnom qu’il s’est choisi), aspire ardemment à la révolution contre la bourgeoisie. Il prône la liberté totale et l’amour libre. Mais lorsqu’il viole la femme d’un gueux, adepte du Conseiller, dans un moment de désir reichien, il s’aperçoit que des notions aussi archaïques que l’honneur viennent se mettre en travers de l’utopie. Il n’ira pas à Canudos, village aux centaines de maisons où réside le Conseiller, qui s’est isolé en brûlant tous les alentours. Il disparaîtra dans un duel absurde, pour une femme qu’il n’aime pas et qui ne l’aime pas, simplement parce qu’il a obéit à ses instincts animaux. Un journaliste bigleux et très laid, affligé de crises d’éternuements interminables, est allé à Canudos. Non par conviction mais pour savoir la vérité. Il y découvre l’élan social de la communauté et, pour lui, l’amour que sa laideur lui a toujours refusé.

L’État, c’est la contrainte, l’anti-communauté. L’armée, c’est la bêtise, l’anti-efficacité. L’armée symbolise l’État, elle promeut les plus stupides, ceux qui ont pris du galon parce qu’ils n’ont jamais d’initiative, se contentant d’obéir aveuglément aux ordres et au manuel. D’où les pertes lorsque des soldats vêtus de flanelle, portant pantalon rouge qui se voit de loin, épuisés par les marches sous le soleil, rencontrent les paysans du cru, reposés et connaissant le terrain, camouflés par des herbes et autres ruses d’indiens. Les soldats chargent sabre au clair, ils se font allumer. C’est bravache et inutile, comme l’honneur. L’honneur est la vertu des imbéciles, la carapace rigide qui camoufle le vide intérieur. L’État, l’armée, l’honneur, forment une constellation philosophique à laquelle s’opposent la communauté, l’organisation à la base et la foi. Telle est la leçon du conte, racontée somptueusement par l’auteur.

Ne vous laissez pas rebuter par le nombre élevé de pages, vous serez captivés par cette histoire éternelle.

Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde (La guerra del fin del mundo), 1981, Folio, 700 pages

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